Je ne parle pas souvent sur ce blog des livres que je lis. Encore moins que des films que je vois : une raison évidente est que regarder un film est une expérience plus concentrée dans le temps, donc j'ai un moment clair où en parler, alors qu'un livre, souvent, quand je ne l'ai pas fini je ne veux pas en parler parce que je ne l'ai pas fini, et quand je l'ai fini je ne veux pas en parler non plus parce que je suis passé à autre chose, ou parce que j'en ai eu marre. Ceci est d'autant plus vrai que je lis lentement. Et de toute façon je ne lis pas beaucoup. Entre autres parce que je ne lis quasiment qu'aux toilettes[#], et je n'y passe pas ma vie.
Néanmoins, j'ai lu un peu plus que d'habitude le mois dernier, et il y a quelques livres dont je pourrais dire du bien, alors en voici une liste, en en profitant pour inaugurer une nouvelle « catégorie » sur ce blog :
- Les salauds de l'Europe de Jean Quatremer
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Sous-titré
guide à l'usage des eurosceptiques
et écrit par un chroniqueur qui connaît parfaitement les rouages de l'Union européenne, ce livre commence par tracer un tableau extrêmement noir de l'UE, essentiellement une compilation de tous les reproches les plus courants sur ce registre, avant d'entreprendre, dans les chapitres qui suivent, de les décortiquer et de nuancer le tableau. Ce qui est intéressant est qu'il irritera sans doute à la fois les eurosceptiques (auxquels il prétend s'adresser) et les europhiles, mais les deux auront beaucoup à y apprendre s'ils acceptent d'aller au-delà de cette irritation.Si on imagine que l'auteur, généralement classé comme défenseur de l'UE, va retenir ses coups, on se trompe : il ne ménage pas, par exemple, le monstre bureaucratique qu'est la Commission, et notamment la Commission Barroso. On pouvait s'imaginer qu'après un premier chapitre recensant tous les poncifs europhobes, il allait les réfuter : ce n'est pas le cas, il ne dit pas
c'est faux
, maisc'est plus compliqué
, car son propos est que pour défendre l'Europe et pourquoi elle est nécessaire, les réponses rapident ne conviennent pas, il faut prendre son temps, et c'est ce qu'il fait dans ce livre tout en nuances. Bref, je recommande vivement (si on est prêt à ne pas camper sur ses positions). - Le petit livre des couleurs de Michel Pastoureau et Dominique Simonnet
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J'aime bien les livres pas trop épais et, là, je suis servi (120 pages). Mais pour être bref, il n'en est pas moins fascinant. Comme son nom l'indique, il s'agit d'un livre sur les couleurs : plus exactement, sur l'histoire des couleurs, c'est-à-dire de la symbolique de celles-ci et de leur place dans notre culture et notre société (c'est la spécialité du premier auteur). Écrit sous forme d'interview (du premier auteur par la seconde), il reprend une par une les couleurs que Michel Pastoureau considère comme « vraies », à savoir le bleu, le rouge, le blanc, le vert, le jaune et le noir, puis un dernier chapitre pour évoquer brièvement ce qu'il considère comme des « demi-couleurs » (violet, orange, rose, marron et gris), en retraçant à chaque fois l'importance de la couleur, les rôles qu'on lui donne et les images qu'on lui associe. Il ne s'intéresse pas du tout à la physique ou à la physiologie des couleurs, ni à peine à leur linguistique (cf. ce que je racontais ici), au moins dans ce très bref ouvrage, mais il a le temps de dire beaucoup de choses intéressantes, dont certaines qui m'ont surpris (par exemple : qu'au Moyen-Âge les mariées étaient généralement en rouge, que personne avant le 17e siècle n'imaginait le vert comme mélange de bleu et de jaune, que l'association du vert avec la nature est relativement récente, que l'opposition du noir au blanc ne s'est vraiment imposée qu'avec la photographie, etc.).
- L'étiquette à la cour de Versailles de Daria Galateria (traduit de l'italien)
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Ce livre-là ne m'a pas franchement emballé. Le sujet est intéressant, mais l'exposition est brouillonne (sans doute parce qu'elle ne se veut pas très sérieuse, et l'auteure prétend au moins autant amuser qu'instruire). Il s'agit d'un recueil d'anecdotes tirées essentiellement de chroniqueurs tels que Saint-Simon, Dangeau, Breteuil…, et présentées sous forme alphabétique de sujet. On a du mal à s'y retrouver, d'abord parce que l'ordre alphabétique n'est pas franchement terrible pour un livre qu'on va typiquement lire linéairement, et ensuite parce que l'auteure n'arrête pas de changer d'époque, ou de faire des coqs-à-l'âne sans les annoncer.
Le thème général est que les règles d'étiquette concernant la préséance ou les privilèges étaient invraisemblablement compliquées, pleines d'exceptions historiques apparues parce que tel jour le roi a permis à Untel de faire ceci-cela et depuis c'est devenu un privilège hériditaire, et peut-être que d'autres réclament d'avoir aussi ce privilège, et ces règles finissent par s'accumuler (Machin a le droit d'entrer dans la chambre du roi par telle porte uniquement, Machin par telle autre porte, ce genre de choses), et comme les règles sont arcanes, les disputes sont aussi incessantes, en particulier en matière de préséance. (La personne qui « a la main », c'est-à-dire la préséance, passe devant et passe à droite, notamment au moment de franchir les portes. Globalement parlant, les plus hauts placés après le roi et la reine sont les fils et filles de France, c'est-à-dire les enfants du roi, d'un roi passé ou du Dauphin, puis les petits-fils et petites-filles de France, puis les princes de sang c'est-à-dire les descendants de Hugues Capet, puis les ducs et pairs ; mais là où ça se complique est qu'il faut insérer quelque part les cardinaux, les membres des familles régnantes étrangères, etc., et que de toute façon la préséance ne sera pas la même selon qu'on est à Versailles ou au Louvre, ou au parlement, ou à la messe, ou que sais-je encore.)
Bon, peut-être que l'exposition brouillonne convient bien, finalement, à un sujet qui est lui-même plein de bizarreries inexplicables. Et j'ai appris des choses qui m'ont amusé ; par exemple qu'un des privilèges recherchés à Versailles était le « privilège du pour », qui signifiait simplement que l'accès au logement qu'on occupait à Versailles était marqué (à la craie)
pour le duc de X.
(par exemple) plutôt que simplementle duc de X.
: ce privilège n'apportait rien de plus que ce seul mot (et pas, par exemple, un logement plus décent), mais comme la formulationpour
était, au départ, celle utilisée pour les princes de sang, d'autres ont voulu l'avoir à leur tour.(Cela me fait penser que, sur un sujet proche et dans une exposition nettement moins brouillonne, j'avais bien aimé le livre Le Roi-Soleil se lève aussi de Philippe Beaussant.)
- L'ordinateur du paradis de Benoît Duteurtre
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J'avais déjà lu quelque chose de Benoît Duteurtre, je ne me rappelle plus bien quoi, mais je me rappelle que j'avais passé beaucoup de temps à me demander si c'était « du lard ou du cochon », et c'est un peu pareil ici. L'auteur a un talent certain pour présenter des personnages gentiment ridicules, qui ont des opinions ou des actions finalement raisonnables et dont on ne sait pas bien si on doit rire d'eux ou avec eux, ni ce que lui (l'auteur) essaie de nous dire, si tant est qu'il essaie de nous dire quelque chose. Il aborde des questions graves sur un mode léger, et finalement ne répond pas à la question, ou bien semble proposer des réponses contradictoires et qui vont mettre mal à l'aise ceux qui croient une chose et ceux qui croient son contraire, en se moquant autant des uns que des autres.
Ici s'entremêlent l'histoire de quelqu'un qui se présente aux portes du paradis pour y être admis (ou pas) et qui se retrouve en fait face à un cauchemar bureaucratique, et une autre, sur Terre, où le président d'une
Commission des Libertés publiques
se retrouve au cœur d'un scandale parce qu'il a prononcé une phrase politiquement très incorrecte qui a été enregistrée à son insu ; puis surviennent des dérèglements informatiques qui font que tout le monde commence à recevoir des messages électroniques (emails, SMS, historiques de navigateurs) d'autres gens, y compris des données censées avoir été effacées. Les idées sont intéressantes, les sujets évoqués le sont avec une certaine subtilité : le respect de la vie privée à l'heure d'Internet, la confidentialité en ligne, le droit à l'oubli, le pouvoir des ordinateurs dans notre vie, les limites du politiquement correct, et le monde parfois absurde ou inhumain auquel peut conduire une rationalisation excessive ; l'auteur fait preuve d'un humour assez efficace, mais au final, comme je le dis plus haut, on ne sait pas très bien où il veut en arriver ni de qui il se moque (de ceux qui applaudissent le progrès ou de ceux qui regrettent toujours comme c'était âvant ? les deux, sans doute) : ce n'est pas forcément grave, s'il veut juste nous encourager à réfléchir, mais on peut trouver irritante cette façon qu'a Benoît Duteurtre de se moquer sans vraiment se mouiller. - Openly Straight de Bill Konigsberg
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C'est un roman classé young adult (jeunes adultes, quoi, mais on ne dit pas trop ça en français pour parler d'une catégorie littéraire), gay&lesbien (enfin, en l'occurrence, gay). J'apprécie souvent les livres young adult pour leur fraîcheur (même si je ne suis vraiment plus dans le public visé), et j'apprécie les livres LGBT parce que, oui, je ressens un manque à combler à ce sujet. Mais souvent on se retrouve avec des histoires toutes calquées sur le même modèle, celui du lycéen qui fait face à l'homophobie de sa famille et/ou de ses professeurs et camarades de classe, a pour seule alliée sa meilleure amie, et finit par s'épanouir en représentant Roméo et Juliette ou le Songe d'une nuit d'été le dernier jour de classe, sous la direction d'un prof d'anglais sage et tolérant. Je ne dis pas que cette histoire n'est pas intéressante, et il est utile qu'elle soit racontée, mais j'ai maintenant l'impression de l'avoir lue douze fois sans compter les fois où je l'ai vue à la télé ou au cinéma.
Openly Straight présente une variation intéressante sur ce thème : la famille du héros, Rafe, n'est pas du tout homophobe, au contraire, ses parents fêtent son coming out au restaurant comme on fêterait un anniversaire, et en fait, il n'y a essentiellement aucun personnage homophobe dans toute l'histoire (en tout cas pas ouvertement, en tout cas pas en position centrale à l'intrigue) ; il y a bien un prof d'anglais sage et tolérant, mais pas de pièce de Shakespeare. Le point de départ est que Rafe, qui quitte sa ville native de Boulder (Colorado) pour continuer sa scolarité dans un lycée pour garçons en Nouvelle-Angleterre, en a simplement assez d'être l'« homo de service » et décide de rentrer dans le proverbial placard. Je ne vais pas résumer les péripéties qui s'ensuivent : elles ne sont ni très complexes ni incroyablement originales, mais elles paraissent vraiment naturelles et pas du tout forcées — ni happy end parachuté ni fin tragique tout aussi factice.
La plupart des personnages ont une vraie épaisseur psychologique, et les rapports humains sont assez touchants. Mais surtout, en évitant toute caricature, l'auteur réussit à toucher à des questions assez délicates : sur la sincérité vis-à-vis de ses amis (est-ce un mensonge d'essayer de se faire passer pour hétéro si on ne l'est pas ? est-ce opportun si on ne risque pas d'être victime d'homophobie ?), sur le rapport entre masculinité et homosexualité (cf. ici), sur les étiquettes qu'on se colle ou que les autres vous collent, y compris des gens bien intentionnés. Et, ce qui est agréable, l'auteur n'essaie pas de forcer une réponse à ces questions : il suggère au lecteur d'y réfléchir, comme son héros y réfléchit, mais n'impose pas vraiment une conclusion.
Bon, on pourra me dire que je suis injuste parce que je reproche à Duteurtre de poser des bonnes questions sans y répondre et que je félicite Konigsberg pour exactement la même chose. Pour éclaircir mon point de vue, donc : le problème est que Duteurtre donne l'impression d'avoir un avis et de le cacher derrière le fait qu'il se moque de tout le monde — alors que Konigsberg donne l'impression de ne pas avoir lui-même de position vraiment tranchée.
Certains points soulevés (je ne parle pas du tout d'une ressemblance de l'intrigue !) m'ont un peu fait penser au film Get Out, que je recommande très vivement au passage : Get Out fait réfléchir à la manière dont le racisme peut être entretenu par autre chose que la haine, y compris par des gens animés des meilleures intentions (enfin, dans le film c'est un peu plus compliqué, mais je ne vais pas spoiler) : dans une certaine mesure, Openly Straight évoque des thèmes analogues s'agissant de l'homophobie (ou disons, du fait de coller des étiquettes sur les gens, dont ils n'ont pas forcément envie, en fonction de leur orientation sexuelle).
Ma liste de livres à lire prochainement : Golem de Pierre Assouline (déjà bien entamé) [mise à jour : lire ici], Kalpa impérial d'Angélica Gorodischer (décrit comme une sorte de version des Villes Invisibles de Calvino — un de mes livres préférés — dans un empire galactique : je suis bien obligé d'essayer de lire ça !) [mise à jour : lire ici], Titus n'aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai [mise à jour : lire ici], et Miranda and Caliban de Jacqueline Carey [mise à jour : lire ici].
[#] À l'exception des livres et articles de maths, que je lis notamment pendant que je fais de la musculation. Oui, c'est bizarre, mais en fait le rythme marche très bien : je lis pendant trois minutes en me reposant après un exercice, puis je laisse reposer le temps de faire l'exercice suivant. Ça m'évite de lire en diagonale, et le fait de faire travailler alternativement cerveau et muscules pendant que l'autre se repose fonctionne gobalement bien : je recommande.