David Madore's WebLog: Il manque quelque chose à notre culture

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(samedi)

Il manque quelque chose à notre culture

Je crois que c'est un manque qui ne sera jamais comblé et qui, à sa manière, me pèsera toujours : l'amour homosexuel n'a pas la représentation culturelle qu'a l'amour hétérosexuel. Ce que je veux dire, c'est qu'il existe quantité de formes artistiques (ou, plus généralement, culturelles), de la poésie à la peinture en passant par le théâtre, le cinéma, la chanson ou la sculpture, qui de toutes sortes de façons ont célébré l'amour, et qui sont les bases d'une certaine représentation mentale inévitable sur laquelle nous construisons, ensuite, notre conception de l'amour ; or, si on excepte, en gros, des choses qui ont été produites dans la seconde moitié du XXe siècle ou bien des œuvres qu'il faut lire à travers des filtres sophistiqués, il ne s'agit jamais que de l'amour hétérosexuel. En se promenant dans un jardin à la française orné de statues, on ne voit pas une représentation de deux garçons en train de s'embrasser ; quand on écoute des chansons populaires, on n'en entend jamais célébrant l'amour entre deux femmes ; quand Shakespeare écrit Roméo et Juliette, il s'agit d'un homme et d'une femme ; et ainsi de suite. Il n'y a pas une tragédie de Racine, pas une comédie de Molière, pas une pièce de Marivaux, pas un drame de Hugo, qui raconte l'amour entre deux femmes ou entre deux hommes ; pas non plus un poème de Ronsard ou une chanson de Brassens qui s'entende de cette façon. Cela est l'évidence même, mais ce silence est vraiment assourdissant. (Inutile, soit dit en passant, de me sortir des contre-exemples d'un chapeau de magicien, de me dire qu'à la troisième allée à gauche du château de Kleinschwarzsteintalseebaden on peut voir une sculpture représentant deux personnages de sexe masculin en train de s'embrasser : je n'ai aucun doute que les lecteurs de mon blog sont capables de dénicher ce genre d'exceptions, mais mon observation demeure. Et, oui, j'ai lu la seconde églogue de Virgile, que j'aime énormément, mais qui ne change pas grand-chose non plus à ce que je dis.)

Bien entendu, les choses ont changé : il n'est plus tabou de représenter l'homosexualité dans l'art, et on ne s'en prive pas. Seulement, l'art a évolué, lui aussi. L'art produit à la fin du XXe siècle, ou au XXIe, n'est pas celui qu'on faisait au XIXe ou au XVIIIe ou avant. Et pour cette raison, la lacune dont je parle ne sera jamais comblée. Il n'y aura pas un nouveau Shakespeare pour écrire Romain et Jules, parce qu'on n'écrit plus comme Shakespeare (ou alors ce serait une parodie, et ce n'est pas pareil ; mais il n'y a pas de Pierre Ménard capable de nos jours de refaire du Cervantès) ; pas plus qu'on n'écrit d'œuvres romantiques comme à la période romantique. Bref, quand bien même les mouvements de revendication homosexuels obtiendraient la plus grande satisfaction, quand bien même la société atteindrait une tolérance parfaite, rien ne pourra jamais refaire ce qui n'a jamais été fait.

Le point n'est pas anodin : je ne le monte pas en épingle pour le plaisir de me plaindre. Peut-être est-il vrai que je le prends trop à cœur (et presque de façon personnelle : je pourrais dire, en ne plaisantant qu'à moitié, idée saugrenue mais qui me plaît, que j'aimerais faire mon coming out auprès de Victor Hugo, qu'un esprit aussi profondément bon, progressiste et visionnaire, ne pourrait que bien le prendre ; malheureusement, il est mort presque un siècle avant ma naissance, et il est donc un peu tard pour lui parler : il faut que je me console en lisant Bug-Jargal avec une interprétation peu orthodoxe). Le fait est que cela m'a toujours peiné, et qu'à chaque fois que je vois une belle représentation de l'amour dans une œuvre d'art classique (au sens très large) je songe avec chagrin que je ne trouverai pas de semblable image de la forme d'amour qui est capable de me toucher.

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