On sait bien que je suis fasciné par la perception des couleurs, au moins au niveau physique. Mais il y a un autre aspect de la perception des couleurs, c'est l'aspect linguistique, et ses liens avec les différentes formes de l'hypothèse de Sapir-Whorf (i.e., à quel point notre façon de désigner les choses influence notre façon de les penser ou de les percevoir — ce qui varie entre complètement évident et complètement faux selon ce qu'on comprend exactement par là).
Une observation classique, qui a été explicitement formulée par
William Gladstone (le premier ministre de la reine Victoria, qui était
aussi un passionné d'Homère) est qu'Homère décrit les couleurs d'une
manière qui nous semble extrêmement bizarre : il décrit la mer, par
exemple, comme ayant la couleur du vin (οἶνοψ
:
par exemple Iliade 23:143, Achille
regarde ἐπὶ οἴνοπα πόντον
, sur la mer sombre
comme le vin
), et en gros il n'utilise pas de mot pour bleu (il y
a deux occurrences à quelques vers d'intervalle dont la première
est Iliade 11:24, μέλανος
κυάνοιο
, de bleu sombre
, parlant de la tenue de bataille
d'Agamemnon, et ce n'est même pas sûr s'il parle vraiment d'une
couleur ou bien d'une matière ; de
même, Odyssée 7:87, θριγκὸς
κυάνοιο
, une corniche de pierre bleue). Gladstone en avait
conclu qu'Homère, et peut-être les anciens Grecs en général, étaient
daltoniens, ou en tout cas ne percevaient pas les couleurs comme nous,
et que cette capacité avait évolué avec le temps. (C'est amusant,
d'ailleurs, quand on songe que la légende veut qu'Homère ait été
aveugle.) Mais du point de vue biologique, on peut dire avec
certitude que c'est faux : si je ne m'abuse, on sait que l'évolution
de la perception des couleurs, et notamment les dernières mutations
pertinentes de
la photopsine à
l'échelle de l'espèce humaine, sont beaucoup plus anciennes
que ça. [Correction () : en
fait, Gladstone ne pensait d'ailleurs pas ça ; ce qu'il a écrit en
1858, c'est I conclude, then, that the organ of
colour and its impressions were but partially developed among the
Greeks of the heroic age
, mais il ne connaissait pas le concept de
daltonisme, et organ
doit se comprendre comme une
faculté mentale. Cf. la vidéo de Raffaello Urbani liéee tout en bas
de ce
billet à partir de 12′28″ environ pour plus de précisions.]
Là-dessus est né un certain débat sur la manière dont les langues nomment les couleurs, avec notamment cette thèse selon laquelle l'ordre est essentiellement toujours le même : toutes les langues ont des mots pour le noir et le blanc, puis, s'il n'y a qu'une couleur désignée c'est le rouge, puis viennent le vert et le jaune (dans un ordre ou un autre), et le bleu ne vient qu'ensuite. Je suis tombé sur un podcast qui évoque ces questions (même si leur façon de raconter est, je trouve, assez insupportable) : ils font remarquer, ce qui n'est pas idiot, qu'il n'y a pas grand-chose dans la nature qui soit vraiment bleu — à part le ciel, mais, finalement, le ciel c'est surtout du vide, ce n'est pas un objet, ce n'est pas forcément quelque chose qu'on a idée de décrire ou de nommer par une couleur ; et que le bleu est aussi une couleur difficile à synthétiser.
⁂
Pour défendre la version sapir-whorfienne des choses, on a invoqué
les Himbas de
Namibie, dont les mots pour désigner les couleurs recoupent assez mal
les nôtres. Il y a eu
un petit
documentaire de la BBC sur la perception des couleurs
(que je n'arrive pas à voir sur leur site, et dont la version sur
YouTube a été supprimée à leur demande, donc je ne peux pas vérifier
que mon souvenir est correct) où je crois qu'on voit des Himbas à qui
on demande quel carré de couleur parmi cet ensemble de douze est
différent des onze autres
, où un carré est bleu et les onze autres
sont verts (de la même teinte exactement) et ils ont des difficultés à
répondre ; puis on leur repose la même question avec douze carrés
verts dont un est légèrement différent d'une manière qui nous semble
presque imperceptible et cette fois-ci ils répondent sans aucune
difficulté alors que nous aurions bien du mal. Ou du moins, c'est ce
que le film veut nous laisser croire : les choses sont un peu
embrouillées par le fait qu'il s'agit d'un film, donc d'une caméra qui
a filmé un écran d'ordinateur (sur lequel les carrés étaient projetés)
et dont la sortie a ensuite été comprimée, et il n'est pas acquis du
tout que ces techniques de reproduction+compression ne préjugent pas
du résultat en déformant les couleurs. Or je ne sais pas quelles
couleurs exactement ont été montrées aux Himbas. Si je
crois cet
article, d'où il ressort que les choses sont plus compliquées que
ça et dépendent aussi de la région du champ visuel utilisée, les
couleurs étaient peut-être les suivantes (modulo les variations de
rendu des moniteurs) :
D'un autre côté, j'ai un peu du mal à croire que le fait qu'un
carré soit ce que nous appellerions bleu
et les
autres verts
joue un rôle très important, parce que si je fais
la même expérience avec des carrés que nous qualifierions tous
de verts
(mais avec une séparation chromatique qui est tout à
fait comparable, quelle que soit la définition exacte qu'on
prend),
je ne sais pas ce que les Himbas en penseraient, mais moi je ne trouve ça ni plus facile ni plus dur que celui d'au-dessus. (Si votre navigateur supporte l'API JavaScript canvas, vous pouvez changer aléatoirement le carré de couleur différente en cliquant sur l'image.) Du coup je suis un peu sceptique quant à toute cette histoire.
D'ailleurs, il y a un type de sensations pour lesquels je crois
avoir une bonne faculté de distinction, ce sont les odeurs, et
pourtant je n'ai généralement aucun mot pour les désigner : du coup je
suis peu convaincu par les arguments du style on ne sait percevoir
que ce qu'on ne sait désigner
.
⁂
Beaucoup de langues ont des mots bien différents pour désigner le
bleu clair et le bleu foncé : comparez d'une part ce que renvoie
Google images
pour le
russe синий
ou l'idéogramme
青
, et d'autre part ce qu'il renvoie
pour le
russe голубой
ou les
idéogrammes 水色
[couleur de l'eau
].
Je pense que même quelqu'un qui ne connaît aucune de ces langues
n'aura pas la moindre difficulté à reconnaître que les teintes sont
globalement différentes entre ces deux paires : il est donc évidemment
fumeux de prétendre que n'avoir qu'un seul mot pour bleu
nous
empêche de voir la différence.
Bien sûr, le français a quantité de mots pour bleu
: on peut
appeller turquoise
ou cyan
ou aigue-marine
ou céruléen
telle ou telle variante plus précise de la couleur,
et évidemment beaucoup de langues ont une possibilité de raffiner
ainsi à l'infini. (Quand j'étais en lycée, j'utilisais des stylos
plumes de deux couleurs différentes : bleu
effaçable et bleu
des mers du sud
.) Mais la question qui se pose sans doute plutôt
est de savoir si une langue accepte ou non de désigner deux couleurs
sous le même nom : par exemple, en français, si je montre un objet
bleu et que j'insiste pour l'appeler vert
on va me dire que je
me trompe, sauf peut-être si cet objet est d'un turquoise vraiment à
la limite entre les deux. (Est-ce que si je montre à un russe un
objet синий et que je le qualifie
de голубой
il va tiquer autant que si je montre à
un français un objet bleu en disant qu'il est vert
?)
⁂
Il y a bien longtemps j'avais lancé
une expérience où je demandais aux internautes francophones qui
passaient par là de nommer par le premier nom, simple, qui vous
semble naturel (par
exemple
une couleur tirée
au hasard dans l'espace sRGB linéaire. Voici les nuages
de points — projetés dans un triangle sRGB — pour
certaines des couleurs les plus fréquentes (le nombre entre
parenthèses est le nombre d'indentifications de cette couleur) :rose
, beige
, gris
…)
Vert (1155) | Bleu (1011) | Rose (729) | Violet (475) | Jaune (300) | Gris (222) | Mauve (207) | Orange (176) | Beige (132) | Rouge (85) |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Les couleurs figurées sur ces dessins eux-mêmes sont là pour aider à visualiser, mais elles sont uniquement schématiques, c'est juste un rendu approximatif que j'ai choisi pour le nom en question : ces dessins pourraient aussi bien être en noir et blanc, l'information pertinente c'est la région du triangle où les points s'accumulent.
(Des douze couleurs les plus souvent nommées j'ai seulement omis le blanc, qui avait fait 113 réponses, et le marron qui en avait fait 104, parce que ces couleurs me semblent dépendre trop fortement de la luminosité pour être intéressantes dans le type de dessin que je fais. Les termes suivants étaient : turquoise, cyan, kaki, brun, saumon et magenta, avec respectivement 53, 36, 30, 24, 21 et 15 identifications.)
Une des choses qui m'avaient frappé est à quel point on nomme
rarement une couleur comme rouge
: dès qu'elle vire un tout
petit peu vers le vert on la qualifie d'orange, et dès qu'elle vire un
tout petit peu vers le bleu on la qualifie de rose. Le rouge est
tellement précis qu'il en devient évanescent. A contrario, il
n'est pas surprenant que beaucoup de langues divisent en plusieurs
régions ce que le français appelle vert ou bleu, et qui sont de vrais
fourre-tout. Mais du coup, c'est peut-être encore plus surprenant que
le rouge soit la première couleur à émerger dans les langues
anciennes.
⁂
Bref, tout cela reste assez mystérieux, et il ne me semble pas qu'on ait de réponse complètement satisfaisante à la question générale de comment la langue influence notre perception des couleurs, ni à la question particulière de pourquoi Homère évoque si peu la couleur bleue.
Ajout () : cette vidéo de Vox décrit assez bien toute cette histoire, notamment l'hypothèse de Berlin&Kay sur l'universalité de l'apparition des noms de couleurs (et certaines critiques qui ont été formulées contre cette hypothèse).
Ajout () : cette vidéo par Raffaello Urbani, démontant très soigneusement et très méticuleusement le mythe selon lequel les Grecs anciens ne voyaient pas le bleu (en passant par toutes ses facettes), contient toutes sortes d'autres d'éléments pertinents sur le sujet de ce billet, notamment une attaque du documentaire de la BBC qui prétendait montrer que les Himba ne distinguaient pas le vert et le bleu, et une réfutation de l'idée que Gladstone aurait écrit que les Grecs étaient daltoniens.
Ajout () : Ce long post de blog (suite ici) par Aatish Bhatia (qui date de juin 2012 mais que je ne découvre que maintenant) fait le tour la problématique évoquée dans cette entrée-ci avec beaucoup plus de sérieux et de détails. Il évoque lui aussi l'expérience avec les himba, et ajoute notamment la précision que le résultat dépend du côté du champ visuel où se trouve le carré de couleur différent (en simplifié, nos catégories de langage affectent notre capacité à distinguer une couleur dans la moitié droite de notre champ visuel, alors que ce n'est pas le cas dans la moitié gauche).