David Madore's WebLog: Sur les noms et la perception des couleurs

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(mercredi)

Sur les noms et la perception des couleurs

On sait bien que je suis fasciné par la perception des couleurs, au moins au niveau physique. Mais il y a un autre aspect de la perception des couleurs, c'est l'aspect linguistique, et ses liens avec les différentes formes de l'hypothèse de Sapir-Whorf (i.e., à quel point notre façon de désigner les choses influence notre façon de les penser ou de les percevoir — ce qui varie entre complètement évident et complètement faux selon ce qu'on comprend exactement par là).

Une observation classique, qui a été explicitement formulée par William Gladstone (le premier ministre de la reine Victoria, qui était aussi un passionné d'Homère) est qu'Homère décrit les couleurs d'une manière qui nous semble extrêmement bizarre : il décrit la mer, par exemple, comme ayant la couleur du vin (οἶνοψ : par exemple Iliade 23:143, Achille regarde ἐπὶ οἴνοπα πόντον, sur la mer sombre comme le vin), et en gros il n'utilise pas de mot pour bleu (il y a deux occurrences à quelques vers d'intervalle dont la première est Iliade 11:24, μέλανος κυάνοιο, de bleu sombre, parlant de la tenue de bataille d'Agamemnon, et ce n'est même pas sûr s'il parle vraiment d'une couleur ou bien d'une matière ; de même, Odyssée 7:87, θριγκὸς κυάνοιο, une corniche de pierre bleue). Gladstone en avait conclu qu'Homère, et peut-être les anciens Grecs en général, étaient daltoniens, ou en tout cas ne percevaient pas les couleurs comme nous, et que cette capacité avait évolué avec le temps. (C'est amusant, d'ailleurs, quand on songe que la légende veut qu'Homère ait été aveugle.) Mais du point de vue biologique, on peut dire avec certitude que c'est faux : si je ne m'abuse, on sait que l'évolution de la perception des couleurs, et notamment les dernières mutations pertinentes de la photopsine à l'échelle de l'espèce humaine, sont beaucoup plus anciennes que ça. [Correction () : en fait, Gladstone ne pensait d'ailleurs pas ça ; ce qu'il a écrit en 1858, c'est I conclude, then, that the organ of colour and its impressions were but partially developed among the Greeks of the heroic age, mais il ne connaissait pas le concept de daltonisme, et organ doit se comprendre comme une faculté mentale. Cf. la vidéo de Raffaello Urbani liéee tout en bas de ce billet à partir de 12′28″ environ pour plus de précisions.]

Là-dessus est né un certain débat sur la manière dont les langues nomment les couleurs, avec notamment cette thèse selon laquelle l'ordre est essentiellement toujours le même : toutes les langues ont des mots pour le noir et le blanc, puis, s'il n'y a qu'une couleur désignée c'est le rouge, puis viennent le vert et le jaune (dans un ordre ou un autre), et le bleu ne vient qu'ensuite. Je suis tombé sur un podcast qui évoque ces questions (même si leur façon de raconter est, je trouve, assez insupportable) : ils font remarquer, ce qui n'est pas idiot, qu'il n'y a pas grand-chose dans la nature qui soit vraiment bleu — à part le ciel, mais, finalement, le ciel c'est surtout du vide, ce n'est pas un objet, ce n'est pas forcément quelque chose qu'on a idée de décrire ou de nommer par une couleur ; et que le bleu est aussi une couleur difficile à synthétiser.

Pour défendre la version sapir-whorfienne des choses, on a invoqué les Himbas de Namibie, dont les mots pour désigner les couleurs recoupent assez mal les nôtres. Il y a eu un petit documentaire de la BBC sur la perception des couleurs (que je n'arrive pas à voir sur leur site, et dont la version sur YouTube a été supprimée à leur demande, donc je ne peux pas vérifier que mon souvenir est correct) où je crois qu'on voit des Himbas à qui on demande quel carré de couleur parmi cet ensemble de douze est différent des onze autres, où un carré est bleu et les onze autres sont verts (de la même teinte exactement) et ils ont des difficultés à répondre ; puis on leur repose la même question avec douze carrés verts dont un est légèrement différent d'une manière qui nous semble presque imperceptible et cette fois-ci ils répondent sans aucune difficulté alors que nous aurions bien du mal. Ou du moins, c'est ce que le film veut nous laisser croire : les choses sont un peu embrouillées par le fait qu'il s'agit d'un film, donc d'une caméra qui a filmé un écran d'ordinateur (sur lequel les carrés étaient projetés) et dont la sortie a ensuite été comprimée, et il n'est pas acquis du tout que ces techniques de reproduction+compression ne préjugent pas du résultat en déformant les couleurs. Or je ne sais pas quelles couleurs exactement ont été montrées aux Himbas. Si je crois cet article, d'où il ressort que les choses sont plus compliquées que ça et dépendent aussi de la région du champ visuel utilisée, les couleurs étaient peut-être les suivantes (modulo les variations de rendu des moniteurs) :

[Douze carrés de couleur dont un différent]

D'un autre côté, j'ai un peu du mal à croire que le fait qu'un carré soit ce que nous appellerions bleu et les autres verts joue un rôle très important, parce que si je fais la même expérience avec des carrés que nous qualifierions tous de verts (mais avec une séparation chromatique qui est tout à fait comparable, quelle que soit la définition exacte qu'on prend),

[Douze carrés de couleur dont un différent]

je ne sais pas ce que les Himbas en penseraient, mais moi je ne trouve ça ni plus facile ni plus dur que celui d'au-dessus. (Si votre navigateur supporte l'API JavaScript canvas, vous pouvez changer aléatoirement le carré de couleur différente en cliquant sur l'image.) Du coup je suis un peu sceptique quant à toute cette histoire.

D'ailleurs, il y a un type de sensations pour lesquels je crois avoir une bonne faculté de distinction, ce sont les odeurs, et pourtant je n'ai généralement aucun mot pour les désigner : du coup je suis peu convaincu par les arguments du style on ne sait percevoir que ce qu'on ne sait désigner.

Beaucoup de langues ont des mots bien différents pour désigner le bleu clair et le bleu foncé : comparez d'une part ce que renvoie Google images pour le russe синий ou l'idéogramme , et d'autre part ce qu'il renvoie pour le russe голубой ou les idéogrammes 水色 [couleur de l'eau]. Je pense que même quelqu'un qui ne connaît aucune de ces langues n'aura pas la moindre difficulté à reconnaître que les teintes sont globalement différentes entre ces deux paires : il est donc évidemment fumeux de prétendre que n'avoir qu'un seul mot pour bleu nous empêche de voir la différence.

Bien sûr, le français a quantité de mots pour bleu : on peut appeller turquoise ou cyan ou aigue-marine ou céruléen telle ou telle variante plus précise de la couleur, et évidemment beaucoup de langues ont une possibilité de raffiner ainsi à l'infini. (Quand j'étais en lycée, j'utilisais des stylos plumes de deux couleurs différentes : bleu effaçable et bleu des mers du sud.) Mais la question qui se pose sans doute plutôt est de savoir si une langue accepte ou non de désigner deux couleurs sous le même nom : par exemple, en français, si je montre un objet bleu et que j'insiste pour l'appeler vert on va me dire que je me trompe, sauf peut-être si cet objet est d'un turquoise vraiment à la limite entre les deux. (Est-ce que si je montre à un russe un objet синий et que je le qualifie de голубой il va tiquer autant que si je montre à un français un objet bleu en disant qu'il est vert ?)

Il y a bien longtemps j'avais lancé une expérience où je demandais aux internautes francophones qui passaient par là de nommer par le premier nom, simple, qui vous semble naturel (par exemple rose, beige, gris…) une couleur tirée au hasard dans l'espace sRGB linéaire. Voici les nuages de points — projetés dans un triangle sRGB — pour certaines des couleurs les plus fréquentes (le nombre entre parenthèses est le nombre d'indentifications de cette couleur) :

Vert (1155) Bleu (1011) Rose (729) Violet (475) Jaune (300) Gris (222) Mauve (207) Orange (176) Beige (132) Rouge (85)
[Couleurs nommées "vert"] [Couleurs nommées "bleu"] [Couleurs nommées "rose"] [Couleurs nommées "violet"] [Couleurs nommées "jaune"] [Couleurs nommées "gris"] [Couleurs nommées "mauve"] [Couleurs nommées "orange"] [Couleurs nommées "beige"] [Couleurs nommées "rouge"]

Les couleurs figurées sur ces dessins eux-mêmes sont là pour aider à visualiser, mais elles sont uniquement schématiques, c'est juste un rendu approximatif que j'ai choisi pour le nom en question : ces dessins pourraient aussi bien être en noir et blanc, l'information pertinente c'est la région du triangle où les points s'accumulent.

(Des douze couleurs les plus souvent nommées j'ai seulement omis le blanc, qui avait fait 113 réponses, et le marron qui en avait fait 104, parce que ces couleurs me semblent dépendre trop fortement de la luminosité pour être intéressantes dans le type de dessin que je fais. Les termes suivants étaient : turquoise, cyan, kaki, brun, saumon et magenta, avec respectivement 53, 36, 30, 24, 21 et 15 identifications.)

Une des choses qui m'avaient frappé est à quel point on nomme rarement une couleur comme rouge : dès qu'elle vire un tout petit peu vers le vert on la qualifie d'orange, et dès qu'elle vire un tout petit peu vers le bleu on la qualifie de rose. Le rouge est tellement précis qu'il en devient évanescent. A contrario, il n'est pas surprenant que beaucoup de langues divisent en plusieurs régions ce que le français appelle vert ou bleu, et qui sont de vrais fourre-tout. Mais du coup, c'est peut-être encore plus surprenant que le rouge soit la première couleur à émerger dans les langues anciennes.

Bref, tout cela reste assez mystérieux, et il ne me semble pas qu'on ait de réponse complètement satisfaisante à la question générale de comment la langue influence notre perception des couleurs, ni à la question particulière de pourquoi Homère évoque si peu la couleur bleue.

Ajout () : cette vidéo de Vox décrit assez bien toute cette histoire, notamment l'hypothèse de Berlin&Kay sur l'universalité de l'apparition des noms de couleurs (et certaines critiques qui ont été formulées contre cette hypothèse).

Ajout () : cette vidéo par Raffaello Urbani, démontant très soigneusement et très méticuleusement le mythe selon lequel les Grecs anciens ne voyaient pas le bleu (en passant par toutes ses facettes), contient toutes sortes d'autres d'éléments pertinents sur le sujet de ce billet, notamment une attaque du documentaire de la BBC qui prétendait montrer que les Himba ne distinguaient pas le vert et le bleu, et une réfutation de l'idée que Gladstone aurait écrit que les Grecs étaient daltoniens.

Ajout () : Ce long post de blog (suite ici) par Aatish Bhatia (qui date de juin 2012 mais que je ne découvre que maintenant) fait le tour la problématique évoquée dans cette entrée-ci avec beaucoup plus de sérieux et de détails. Il évoque lui aussi l'expérience avec les himba, et ajoute notamment la précision que le résultat dépend du côté du champ visuel où se trouve le carré de couleur différent (en simplifié, nos catégories de langage affectent notre capacité à distinguer une couleur dans la moitié droite de notre champ visuel, alors que ce n'est pas le cas dans la moitié gauche).

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