J'ai rarement trouvé un livre dont je me dise autant qu'il avait
été écrit pour moi que Kalpa impérial
d'Angélica
Gorodischer. J'avais parlé ici
de ma fascination pour les empires et les empereurs dans la
science-fiction, et j'avais illustré ça
ici de façon plus ou moins auto-caricaturale (voir
aussi ici, ici, ici, ici
et plein d'autres du genre) : Kalpa impérial est
l'histoire de l'Empire le plus vaste qui ait jamais existé
et
de certains ses monarques. On ne sait pas très bien si on doit
classer ça comme de la science-fiction, de
la fantasy ou autre chose : il n'y a pas de magie
(ou en tout cas, ce n'est pas clair), pas de technologie avancée ni de
voyage dans l'espace, les éléments des histoires sont plutôt
intemporels et se déroulent à un endroit non
spécifié[#], cela ressemble
plutôt au style des fables, ce qui est aussi quelque chose qui peut me
plaire (et que, là aussi, j'essaie moi-même parfois de reproduire :
voir ici, ici, ici, ici
ou encore dans ce conte de
fées
ou cet
autre conte). C'est un recueil de nouvelles (un genre que
j'affectionne), avec tout au plus une référence de l'une à l'autre par
un nom répété, lien suffisamment ténu pour qu'on ne sache même pas
dans quel ordre ces histoires se déroulent. Histoires qui d'ailleurs
semblent être de simples fragments épars de chroniques beaucoup
plus vastes, et dont la fin est souvent une invitation au lecteur à
deviner le sens de ce qu'il vient de lire. On ne peut pas ne pas
comparer avec les Villes invisibles d'Italo Calvino, un
livre que j'admire beaucoup (j'ai tenté de produire ma propre « ville
invisible » ici, et j'ai cité mon
passage préféré du livre ici) ;
précisons cependant que les nouvelles de Gorodischer sont plus des
récrits que celles de Calvino (disons qu'elle raconte alors que
Calvino décrit). Mais un autre de mes écrivains préférés auxquels
elle me fait aussi penser, c'est son compatriote Jorge Luis Borges :
la ressemblance, là, n'est pas tellement dans ce qui est raconté mais
plutôt dans le mode narratif… je n'arrive pas à mettre le doigt dessus
exactement, mais il y a quelque chose à la fois dans le style et dans
la façon de tourner les nouvelles un peu comme des énigmes, qui me
rappelle Borges.
Tout ceci étant dit, il n'est pas surprenant que j'aie énormément
aimé. (Comment se fait-il, d'ailleurs, avec le nombre de copains que
j'ai qui lisent volume sur volume de SF, que personne ne
m'ait jamais recommandé Kalpa impérial ? Je suis tombé
dessus vraiment par hasard, en errant dans la librairie de la rue des
Écoles qui est à peu près en face de la
Sorbonne, Compagnie.) Maintenant, je ne sais pas
vraiment dans quelle mesure je dois le recommander à d'autres : le
fait que ce livre soit à ce point « écrit pour moi » me rend plus ou
moins incapable de le juger objectivement (enfin, objectivement ne
veut rien dire, mais disons, d'une manière qui se prête à des
recommandations utiles) ; c'est aussi la raison pour laquelle j'ai
fait ci-dessus pas mal de liens vers des fragments que j'ai moi-même
écrits : s'ils sont de ceux qui vous plaisent, il y a des chances que
vous aimiez Kalpa impérial (la réciproque n'étant,
évidemment, pas vraie, mais ce sera au moins un indice). Mais
simplement si vous en avez marre de la fantasy qui ressemble
à ceci
(généralement écrits en anglais par un américain barbu, typiquement en
douze volumes avec un nom du genre Cycle de la Nuit de Glace de la
Porte du Temps de l'Épée de Feu
) et si vous voulez quelque chose
d'un
peu différent[#2],
essayez ce petit recueil de nouvelles d'une femme argentine, ce sera
au moins… rafraîchissant.
[#] À peu près la seule chose qu'on apprend de la géographie de ce très vaste empire est que le sud est plus sauvage et plus chaud que le nord (ce qui suggère qu'on est plutôt dans l'hémisphère nord, c'était d'autant moins évident que l'auteure est notohémisphérienne). Pour ce qui est de la chronologie, on en sait encore moins : il y a un indice ponctuel selon lequel cet empire existerait dans notre futur lointain, mais cela pourrait aussi bien être une blague.
[#2] Sauf pour ce qui
est des noms, où manifestement Gorodischer s'amuse à en fabriquer
d'aussi saugrenus les uns que les autres, par
exemple Senoeb'Diaül
.