David Madore's WebLog: Quelques réflexions décousues au sujet d'Isaac Asimov et de Frank Herbert

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(vendredi)

Quelques réflexions décousues au sujet d'Isaac Asimov et de Frank Herbert

J'avais écrit il y a quelques mois une petite introspection sur l'influence que la lecture du Seigneur des Anneaux de Tolkien a eue sur moi. Je voudrais dire quelque chose de semblable au sujet de l'œuvre d'Isaac Asimov, sauf que j'écris ceci surtout pour me détendre après trop de temps passé à préparer des cours, donc je ne vais pas être très cohérent ni très systématique dans mon analyse.

Ce qui me motive à en parler, c'est que je viens de relire la trilogie centrale de Fondation (soit : Foundation, Foundation and Empire et Second Foundation). Mais ce qui me pose une difficulté pour en parler, c'est que je n'arrive pas à me rappeler quand je l'ai lue pour la première fois. (Il m'arrive d'écrire la date en première page quand j'achète un livre, mais là je ne l'ai pas fait.) Mon édition de Foundation and Empire prétend dater de 1994, et c'est bizarre parce que j'ai un souvenir assez net de l'avoir lu pendant que j'étais aux États-Unis avec mes parents à l'été 1993 (le souvenir est assez net : je me revois lisant des passages précis du livre dans un hôtel dans les Rocheuses, et je sais avec certitude que ce je suis allé dans l'Ouest des États-Unis en 1993 et jamais depuis), donc peut-être que je suis tombé dans une faille spatio-temporelle ou peut-être que j'ai encore un cas de souvenirs bizarrement faussés. Mais bon, ça doit bien être vers 1993–1995 (j'ai des textes écrits vers 1994 qui sont manifestement fortement inspirés de Foundation).

Je ne me rappelle pas non plus ce que j'ai pensé en lisant ces livres pour la première fois, ni ce qui m'a poussé à les lire. Bizarrement, je me rappelle ce que j'ai pensé en voyant les couvertures pour la première fois : c'était dans une librairie à Londres, probablement autour du moment où j'ai lu The Hitch-Hiker's Guide to the Galaxy de Douglas Adams, et j'ai vu l'intégrale de la série Foundation (intégrale qui faisait, à l'époque, six volumes puisque c'était avant que paraisse Forward the Foundation), l'édition était celle, par Grafton je crois, dont la couverture porte les jolis dessins de Tim White qui n'ont absolument rien à voir avec le contenu des livres mais qui, dans mon esprit, sont restés inextricablement liés à eux. (D'ailleurs, mon sens de la symétrie est agacé par le fait que quand j'ai, plus tard, acheté tous les livres de la série, ils n'étaient pas dans la même édition.) Je me souviens avoir pensé, ouhlà, six volumes, je ne lirai jamais un truc pareil ; en même temps que, malgré moi, j'ai dû commencer à me demander ce qu'il pouvait y avoir dedans (et à m'en construire une représentation bizarre, comme je le disais au sujet de Tolkien), parce que j'aimais bien les titres et les illustrations. Toujours est-il que je ne sais absolument plus ce qui m'a poussé, finalement, à essayer quand même de les lire.

Pour ceux qui n'ont pas lu ces œuvres, disons rapidement (et presque sans spoiler) qu'il s'agit d'une histoire de science-fiction qui se passe au moment du déclin et de la chute d'un empire galactique (peuplé d'humains) qui a régné sur toute la galaxie pendant environ 12000 ans ; un mathématicien nommé Hari Seldon développe une science appelée psychohistoire, au croisement de la psychologie, de la sociologie, de l'histoire et de la physique statistique, qui permet de modéliser le comportement des grands ensembles d'individus et donc d'en prédire l'évolution : grâce à cette science, il prédit la chute de l'empire galactique et un interrègne chaotique qui doit durer 30000 ans, mais qu'il trouve le moyen (le Plan Seldon) de raccourcir à seulement 1000 ans en établissant une Fondation au bord de la galaxie, qui portera les graines à l'établissement d'un second empire galactique. Les trois volumes centraux que je viens de relire (Foundation, Foundation and Empire et Second Foundation) racontent le début de l'histoire de cette Fondation, ses démêlés avec ses voisins, et la recherche de la plus mystérieuse Seconde Fondation dont on sait seulement qu'elle a été établie à l'autre bout de la galaxie et dont le rôle n'est pas clair (je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler, parce qu'il y a beaucoup de coups de théâtre à ce sujet). Les deux volumes qui suivent dans l'histoire interne et qui ont été publiés longtemps plus tard (Foundation's Edge et Foundation and Earth) prennent un point de vue très différent sur le but ultime de la Fondation, évoquent la recherche de la Terre, la planète sur laquelle l'humanité est née, et concluent le cycle un peu en queue de poisson. Encore plus tard, Asimov a écrit deux romans supplémentaires (Prelude to Foundation et Forward the Foundation) dont l'action se déroule avant Foundation et qui ont pour thème le développement de la psychohistoire, sur la planète qui sert de capitale à l'Empire, Trantor, avant l'établissement de la Fondation.

J'ai énormément aimé les trois volumes centraux. Sans doute l'idée même de la psychohistoire me plaisait-elle, et/ou le fait d'avoir un héros mathématicien. Même s'il faut admettre que la psychohistoire ne tient pas vraiment debout dès qu'on y réfléchit un peu, même dans la logique interne des livres (il y a vraiment trop d'éléments dus au hasard, et vraiment trop de prédictions qui sont faites avec une précision complètement cinglée) ; et même s'il est clair qu'Asimov a une idée assez fantaisiste des mathématiques (il imagine plein de formules compliquées : or même si une science comme la psychohistoire devait exister, ce serait certainement surtout plein de calculs numériques).

Mais plus encore que la psychohistoire et le héros mathématicien, je crois que j'étais fasciné par l'empire galactique, qu'on ne fait qu'entre-apercevoir dans Foundation et Foundation and Empire, et dont la chute m'avait causé un certain chagrin, toute prédite qu'elle était. Je crois que, comme Asimov et comme tant d'autres gens, je suis hanté par l'idée (sans doute plus l'idée fantasmée que la réalité) de l'empire romain, et surtout de son déclin et de sa chute, notamment à travers l'influence de l'œuvre célèbre de Gibbon (que, un peu comme le cycle de Foundation, j'ai toujours regardée en me disant, ouhlà, c'est trop long, je ne lirai jamais un truc pareil). Ce qui est certain, c'est qu'énormément des textes que j'ai écrits, que ce soit de la science-fiction ou d'autres genres de fantastique, tournent autour du thème de l'empire et de l'empereur, pas juste des royaumes et des rois mais bien des empires et des empereurs : c'est une idée qui m'obsède presque (artistiquement, je précise : je n'ai certainement pas de sympathie politique pour cette forme d'organisation de l'État !). Et puis, il y a la planète-capitale, Trantor, qui est elle aussi assez fascinante : qu'Asimov réussit à rendre fascinante, lui qui a manifestement une sainte horreur des descriptions. Et il y a spécifiquement l'empereur Cléon I dans Prelude to Foundation et Forward the Foundation, que je trouve extraordinairement attachant pour un personnage finalement assez secondaire.

Et enfin, il y a les coups de théâtre. J'ai déjà dit que j'étais un grand fan des coups de théâtre, mais la trilogie centrale de Fondation est un orgasme théâtral multiple. La fin de chacune des deux parties de Second Foundation est presque une caricature du coup de théâtre à répétition, c'est du Agatha Christie à la puissance cent. J'ai dû grandir depuis 1994, ou simplement ça marche moins bien quand il n'y a plus l'effet de surprise, parce que j'ai trouvé ça un peu exagéré à la relecture. Mais bon, c'est amusant et il y a des signes clairs qu'Asimov ne se prend pas (complètement) au sérieux.

La trilogie centrale de Fondation m'a énormément plu. Les deux livres qui suivent (Foundation's Edge et Foundation and Earth) m'ont, en revanche, beaucoup déçu : j'ai cru qu'Asimov avait perdu son talent pour le calcul politique sophistiqué qui est à la base de la psychohistoire et des coups de théâtre du Plan Seldon ; j'ai été agacé par sa façon d'essayer de recoller artificiellement ses histoires de robots avec le monde de Fondation ; et surtout, je me suis senti trahi par une réinterprétation, pour ne pas dire un abandon, du Plan Seldon (je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler). Les deux livres qui ont été écrits encore après, mais qui servent de préquelles dans la chronologie interne (Prelude to Foundation et surtout Forward the Foundation) m'ont partiellement réconcilié avec lui : même s'il y avait encore à mon goût un peu trop d'histoires autour des robots, ou de la possible existence de robots, au moins l'histoire de Hari Seldon est-elle intéressante et assez pleine de rebondissements et de calculs politiques intelligents.

J'ai lu beaucoup d'autres œuvres d'Asimov, donc je ne vais pas faire le catalogue complet. La trilogie de l'Empire (The Currents of Space, le mal-aimé Tyrann/The Stars like Dust, et Pebble in the Sky) m'a également bien plu ; comme beaucoup de ses nouvelles (je pense par exemple à Profession), et d'autres de ses romans (je mentionnerai juste The End of Eternity, pour une approche originale du voyage temporel et la manière dont on passe tout le roman à se demander où il veut en venir avant un dénouement assez épatant).

Mais je n'ai jamais été tellement emballé par ce qui fait sans doute le plus la célébrité d'Asimov, auquel le OED attribue la paternité du mot robotics : les histoires de robots, et les fameuses trois lois. Certes, l'exploration de toutes les façons de contourner ces lois, de les annuler, de les réinterpréter, etc., est amusante, mais une chose que j'ai du mal à comprendre, c'est qu'Asimov n'ait jamais vraiment fait le lien entre robots et ordinateurs : il est parfois question d'ordinateurs dans ses œuvres, ce sont généralement des machines monstrueuses, souvent appelées Multivac, et en tout cas ontologiquement différentes des robots — on se demande comment il a pu ne pas identifier un robot à un ordinateur sur pattes.

Bref, ce qui m'intéressait le plus, moi (au moins il y a 20–25 ans : peut-être plus tant maintenant), c'était les histoires d'empires galactiques, et les manœuvres politiques qui allaient avec. J'ai passé un certain temps à écrire du sous-sous-Asimov qui en est presque un plagiat, et de qualité abominable : pièce à conviction nº1, pièce à conviction nº2, pièce à conviction nº3. Je n'ai appris que récemment l'existence d'histoires qui ne sont pas d'Asimov mais autorisés par lui, spécifiquement Foundation's Friends, dont il faudra que je voie ce que ça vaut.

Ajouts ultérieur : voir aussi cette entrée ultérieure sur ce que j'ai pensé du roman Psychohistorical Crisis qui est une suite non-autorisée de la trilogie initiale de Fondation ; et cette entrée-ci sur (la première saison d')une adaptation de Fondation sous forme de série télé par Apple TV. Sur un autre sujet, voir cette entrée-ci sur les histoires que j'ai moi-même écrites (et dont Asimov était indiscutablement une inspiration majeure).

🌠

Mais j'en viens à un autre auteur : Frank Herbert. Parce qu'au rayon des complots politiques dans des empires galactiques dans des sagas de livres de science-fiction, il était difficile d'échapper à la série Dune. Et là, je n'ai pas du tout aimé. Pourtant, je partais d'un bon a priori : tellement bon, même, que j'ai lu deux volumes et demi de la saga, et encore un bout du quatrième, avant de me rendre compte que je détestais ce gloubi-boulga mystique.

Pourtant, si on en juge par ce que j'ai écrit avant, j'aurais aimer Dune, et en tout cas les parallèles avec Fondation sont frappantes. C'est de la science-fiction qui se passe autour de 10⁴ années dans le futur. Il y a un empire avec un empereur à la tête. Il y a quelqu'un qui a vaguement le pouvoir de prédire l'avenir, et qui s'inquiète pour ce que deviendra l'Humanité. Il y a des luttes de pouvoir compliquées et des complots dans tous les sens. Il y a des gens qui ont une sorte de pouvoir mental bizarre et qui ont un Plan à accomplir. Il y a quelqu'un qui a une sorte de super-pouvoir d'origine probablement génétique. Et il n'y a pas de robots parce qu'ils ont disparu, sauf peut-être à la fin, dans une certaine mesure. La fin, d'ailleurs, n'est pas vraiment une fin, et d'autres auteurs ont essayé d'en écrire une. (Je suis sûr que des gens un peu doués pour l'exercice de style pourraient écrire un petit résumé qui fonctionne à la fois pour Fondation et pour Dune. Oui, ceci est un défi. 😉) Sur un point plus superficiels, les deux ouvrent leurs chapitres par des citations fictives. Les deux parsèment leurs histoires de coups de théâtre et de rebondissements. Et de façon plus profonde, les deux posent des problèmes éthiques intéressants sur ce que doit être l'avenir idéal de l'Humanité et surtout qui est en droit d'en décider et ce qu'on a le droit de faire pour que cet avenir s'accomplisse ; et comment il est possible d'échapper à la prescience. Les deux posent un regard ambigu sur la religion (et peut-être aussi le commerce) comme moyen de contrôle des masses. Je suppose que Herbert avait lu Asimov, et qu'Asimov a lu Herbert pour la suite. Je suis étonné de ne pas trouver facilement sur Google plus de gens dressant des comparaisons entre deux sagas pourtant toutes deux immensément populaires : je ne trouve en fait qu'un seul article vaguement sérieux sur la question, John L. Grigsby, Asimov's Foundation Trilogy and Herbert's Dune Trilogy: A Vision Reversed, Science-Fiction Studies 8 (1981) 149–155, et il n'est pas bien profond.

Bref, si j'ai beaucoup aimé Fondation et pas du tout Dune, c'est qu'il faut creuser un peu plus profondément que ces ressemblances.

Je peux trouver des raisons superficielles pour lesquelles je n'aime pas Dune. Herbert écrit mal : je veux dire, son style est encore plus ridiculement pompeux que le mien, et ce n'est pas peu dire. Il ne se passe quasiment rien dans des volumes pourtant interminables à part des conversations complètement plates, des digressions qui ne servent à rien, et surtout du délire, beaucoup de délire, religio-philosophique. Ses coups de théâtre qui sont censés être des surprises sont tellement transparents qu'il est impossible d'être vraiment surpris. Ses personnages n'ont aucune profondeur psychologique, ils sont tous des caricatures d'eux-mêmes : Dune me fait penser de ce point de vue-là à une classe d'école primaire qui aurait décidé de représenter l'Électre d'Euripide et qui jouerait les rôles avec la crédibilité qu'on imagine. L'intrigue est totalement artificielle, tous les éléments sont complètement parachutés. Et le monde lui-même n'a aucune crédibilité (des hommes-calculateurs ? complètement grotesque ; tout le monde qui aurait le même livre religieux ? absurde ; des gens qui seraient conditionnés à ceci ou cela ? n'importe quoi ; des gens qui peuvent retrouver les mémoires de leurs ancêtres ? crétin et éculé ; une guerre sainte contre toute forme d'ordinateur qui aurait eu tellement de succès ? pas crédible une seule seconde). Enfin, Herbert semble avoir complètement perdu de vue la première moitié du mot science-fiction.

…Mais tout ça, ce ne sont que des raisons superficielles, et assez largement de mauvaise foi. Je pourrais certainement trouver des raisons analogues de ne pas aimer Fondation si je cherchais un peu. En tout cas, j'ai certainement des choses à lui reprocher : le style d'Asimov, s'il est plus naturel, n'est pas franchement plus brillant que celui de Herbert ; à part dans les préquelles, ses personnages n'ont guère plus d'épaisseur psychologique, ce qui est peut-être encore plus critiquable quand il est censément question de psychologie ; il y a aussi beaucoup de choses totalement parachutées, et les coups de théâtre que j'aime tellement sont totalement tarabiscotés. Et pour un reproche plus spécifique à Asimov : il n'y a aucune description de rien du tout, si bien qu'on a l'impression de lire une histoire racontée avec des personnages de xkcd, on ne sait pas à quoi ressemble quelque personnage que ce soit sauf Hari Seldon, ni quelque planète que ce soit sauf Trantor. Bordel, Asimov, c'est l'espace !, tu pouvais nous faire rêver avec des belles images. Pourtant, je lui pardonne tout ça et plus.

La vraie raison pour laquelle je n'aime pas du tout Dune et j'aime Fondation doit se chercher en moi et pas dans les œuvres elles-mêmes.

Je crois que quand je lis du Asimov, je ressens une profonde empathie pour l'auteur. Asimov n'est pas doué pour faire ressentir la psychologie de ses personnages, mais il est doué pour faire ressentir la sienne : ce n'est pas facile à expliquer, mais on sent parfaitement, en le lisant, que c'était un homme à la fois profondément bon, avenant, profondément rationnel, humaniste, et ayant une foi positiviste dans le Progrès telle que ce que j'évoquais dans cette entrée. Et les différents textes de non-fiction que j'ai lus de lui me confortent dans ce jugement (ne serait-ce, d'ailleurs, que son jugement sur l'attitude de Tolkien que je mentionnais précédemment). D'ailleurs, on a donné à Asimov le surnom de the Good Doctor. Sa forme particulière, non pas inconditionnelle mais néanmoins rassurante, d'optimisme, transparaît dans le fait que même les personnages « méchants » de ses œuvres, quand ils ne sont pas simplement stupides, restent rationnels, compréhensibles, et donnent l'impression de jouer le rôle du méchant parce qu'il faut bien que quelqu'un le joue. Le lecteur un peu candide que je suis aime bien ce genre de clarté.

Herbert, c'est tout le contraire. Enfin, je ne sais pas du tout quel genre de personne était Frank Herbert lui-même — j'ose espérer qu'il ne transparaît pas personnellement comme Asimov le fait — mais je parle de ce qu'il écrit. L'univers qu'il nous présente est intellectuellement, moralement et esthétiquement répugnant, et tous les personnages qui l'habitent le sont aussi. Si les « méchants » sont des méchants d'opérette gratuitement méchants, les « gentils » sont cinglés et/ou incompréhensibles, et à peine moins condamnables moralement. Et tous sont d'une arrogance insupportable. Dès les premières scènes, j'ai juste envie de foutre une baffe aux prétentieuses Bene gesserit avec leurs projets politiques et eugénistes à la con, et ça ne s'améliore pas par la suite. Et ces gens sont enfermés dans un univers aux coutumes odieuses à en vomir : il n'y a pas un seul aspect de cette société qui ne donne pas profondément la nausée — son système de classes sociales profondément barbare, ses interdits religieux débiles, ses règles arbitraires révoltantes, ses clans, castes et corporations pourris, sa mystique puante, son obsession pour la lignée génétique. Et tout le monde est à la même sauce, des puissantes familles nobles (qui ont chacune leurs propres règles crétines) aux pauvres Fremen en passant par les manipulatrices Bene gesserit. Comme si tout ceci n'était pas assez immonde, on en ajoute une couche dans l'esthétique, comme avec les navigateurs (certes, ces images viennent essentiellement du film de David Lynch, mais il est clair dans les romans qu'ils ne sont pas jolis-jolis à voir).

Alors on aura beau jeu de me dire que je suis un homme de ma société et qu'il est normal que j'en trouve une autre répugnante : que c'est le signe que Herbert a réussi à me dépayser. Je n'en suis pas convaincu : quand je lis des descriptions historiques réelles d'autres civilisations, j'atteins rarement un tel niveau de révulsion. Mais en tout état de cause, je ne prétends pas critiquer ici Dune, juste expliquer l'effet produit sur moi : j'ai besoin de voir un rayon de lumière de temps en temps (le monde et la société qui nous entourent sont assez déprimants, justement, je ne m'identifie pas à eux, et je ne tiens pas à lire des livres qui en rajoutent une couche en présentant largement pire).

Mais en fait, le point important est un peu différent : je peux apprécier une description d'un monde horrible à condition qu'il y ait des personnages qui se révoltent contre lui, avec lesquels je puisse m'identifier au moins un peu (même si, in fine, leur révolte échoue). Tout César doit avoir son Casca. J'ai bien apprécié, par exemple, The Handmaid's Tale de Margaret Atwood, qui décrit pourtant un monde de science-fiction comparablement horrible à celui de Dune. Chez Asimov, si une situation est absurde, quelqu'un dira inévitablement c'est absurde ! ; le monde ne sera pas toujours démocratique, mais il y aura toujours des démocrates, par exemple Ebling Mis dans Foundation and Empire, qui se comporte exactement comme j'aimerais me comporter dans certaines circonstances. Mais chez Herbert, le niveau de soumission à l'absurdité est hallucinant : il me semble qu'il n'y a pas un seul moment où quelqu'un dit ces règles sont vraiment connes, on devrait les enfreindre, les combattre ou les contourner ou même quel dommage que ces règles existent, ou, ce qui serait vraiment jubilatoire, je vais foutre une baffe à cette bande de connards imbus d'eux-mêmes. Hélas non : il y a bien des groupes qui combattent des éléments répugnants de cet univers où tout est répugnant, mais ce sont toujours pour les « mauvaises » raisons, par exemple pour leur pouvoir personnel, et en tout cas pour remplacer quelque chose de pourri par quelque chose d'aussi pourri.

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Ajout () : Je suis tombé sur deux posts sur le blog(?) Mythcreants que j'ai trouvés assez intéressants, et qui (même si je ne suis pas forcément d'accord avec tout ce qui y est dit, ou en tout cas avec l'importance relative de ce qui y est dit) mettent assez bien le doigt sur des choses qui me déplaisent dans Dune : Building Arrakis: How Herbert Sabotaged His Own Ideas (Cool space worms can't save Dune from sexism, racism, and absurdity) () et Why Herbert's Dune Fails as a Subversion (Frank Herbert is not a guy I would go to for political commentary) (). Le premier évoque différents problèmes intéressants, même s'il mélange un peu des choses de niveaux différents : problèmes dans l'intrigue, et problèmes dans le contenu (fascination pour la féodalité, racisme, misogynie…). Le second s'interroge sur la position de l'auteur lui-même dans tout ça, et réplique à la réponse qu'on pourrait faire que Dune est censé critiquer les éléments peu reluisants de son univers.

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