David Madore's WebLog: Comment (ne pas) adapter Fondation à l'écran

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(vendredi)

Comment (ne pas) adapter Fondation à l'écran

Le poussinet et moi venons de finir de voir la saison 1 (la seule au moment où j'écris) de la récente série télé (Apple TV) qui se prétend adaptée du cycle de livres Fondation d'Isaac Asimov. Comme j'en suis à écrire des critiques, je voudrais en parler un petit peu (en développant ce que j'ai écrit dans ce fil Twitter) ; mais pour que ce qui suit ne soit pas ennuyeux pour les personnes qui n'auraient ni lu les livres ni vu la série, je vais raconter ce qui est nécessaire (en essayant quand même de divulgâcher le moins possible), et parler plus généralement des adaptations au cinéma ou à la télé (enfin, à l'écran : la distinction n'a plus vraiment de sens de nos jours, n'est-ce pas).

De quoi parlent les livres

Je commence par un résumé de ce dont il est question dans les livres (dont je parle différemment ici), en essayant de divulgâcher le moins possible, mais en racontant ce dont j'ai besoin pour pouvoir discuter des difficultés et des enjeux à adapter cette œuvre à l'écran :

Fondation est un cycle de science-fiction de sept livres écrit par Isaac Asimov entre les années 1940 (d'abord sous forme de nouvelles) et sa mort (le dernier volume a été publié de façon posthume en 1993). Pour donnée d'emblée les titres, il s'agit, dans l'ordre de publication, de :

  • La trilogie originelle ou trilogie centrale (trois volumes assez petits, publiés entre 1951 et 1953, et qui peuvent être considérés comme des recueils de nouvelles) :
    • 1. Foundation (divisé en cinq chapitres qui sont comme autant de nouvelles, présentées dans l'ordre chronologique)
    • 2. Foundation and Empire (divisé en deux parties qui sont comme deux longues nouvelles ou comme on dit en anglais novellas)
    • 3. Second Foundation (lui aussi divisé en deux parties ou novellas)
  • Les deux suites (deux volumes publiés en 1982 et 1986, et qui sont, cette fois, plutôt des romans que des recueils de nouvelles, et d'ailleurs ils se suivent immédiatement) :
    • 4. Foundation's Edge
    • 5. Foundation and Earth
  • Les deux préquelles (deux volumes publiés en 1988 et 1993, de nouveau deux romans se suivant immédiatement) :
    • 6. Prelude to Foundation
    • 7. Forward the Foundation

Ce que je viens de lister est l'ordre de publication. L'ordre chronologique interne dans l'histoire s'obtient en mettant les deux préquelles au début, c'est-à-dire 6,7,1,2,3,4,5 (i.e. : Prelude to Foundation, Forward the Foundation, Foundation, Foundation and Empire, Second Foundation, Foundation's Edge et Foundation and Earth) : cette chronologie couvre une période d'environ 500 ans de l'histoire interne.

On pourrait éventuellement rattacher d'autres œuvres d'Asimov au même cycle, notamment les trois romans parfois appelé le Cycle de l'Empire, à savoir The Stars Like Dust, The Currents of Space et Pebble in the Sky, qui se déroulent quelques millénaires avant le cycle de Fondation dans la chronologie interne, mais ils sont largement indépendants et je n'en parlerai pas plus. (En fait, Asimov a vaguement tenté de rattacher tout ce qu'il avait écrit, ou au moins une bonne partie, à une seule chronologie, donc on peut considérer que presque tous ses romans font partie du cycle de Fondation, mais je ne veux pas évoquer tout ça.) ❧ Par ailleurs, un autre cycle de livres, écrits par d'autres gens et avec l'autorisation des ayants-droits d'Asimov (Foundation's Fear de Gregory Benford, Foundation and Chaos de Greg Bear, et Foundation's Triumph de David Brin) ont été écrits pour essayer de développer les événements autour du livre 7 (Forward the Foundation) : je les trouve nuls et même complètement délirants (entre une sorte de résurrection de Voltaire et de Jeanne d'Arc, I kid you not, et une scène où Hari Seldon se transforme en chimpanzé pour essayer de comprendre je ne sais quoi, j'ai vraiment décroché du délire du premier, et les deux autres n'avaient pas l'air mieux), et je n'en parlerai pas non plus. ❧ Enfin, le livre Psychohistorical Crisis de Donald Kingsbury, dont j'ai déjà parlé, publié sans l'accord des ayants-droits, et qui a donc dû changer tous les noms propres (c'est d'ailleurs assez rigolo) tente de donner une suite à la trilogie centrale (livres 1–2–3) en considérant comme non avenue la suite (livres 4–5) et en cherchant à retrouver la direction d'origine.

Que racontent les sept livres du cycle ? Le point de départ (le moment où commence le volume 1, Foundation, et où se déroulent les préquelles 6 & 7) est celui d'un Empire qui règne sur l'ensemble de la galaxie. Cet Empire existe depuis douze millénaires ; sa capitale, Trantor, est une ville à l'échelle d'une planète entière au centre de la galaxie ; mais surtout, il est maintenant en déclin, même si peu en ont conscience. (Asimov a fortement été influencé par la lecture du classique Decline and Fall de Gibbon.) Le personnage central de toute la série est un mathématicien, Hari Seldon, qui a développé une théorie appelée psychohistoire, qu'il faut imaginer comme une version mathématisée d'une combinaison de l'Histoire et de la psychologie appliquée aux masses, et qui permet de prédire l'avenir des civilisations — non pas l'avenir des individus, ce point est important, mais uniquement, des groupes suffisamment importants (de même que la mécanique statistique permet de prédire précisément le comportement des gaz alors qu'elle ne permet de rien dire sur le comportement d'une molécule de gaz). Cette psychohistoire prédit que l'Empire galactique va s'effondrer en quelques siècles et que cet effondrement sera suivi d'une période de trente millénaires de chaos et de barbarie. Seldon voit qu'il est impossible d'éviter cet effondrement, mais qu'il est possible de racourcir la période d'interrègne, de la ramener de trente mille ans à seulement mille ans. Le projet en question s'appelle le Plan Seldon : il s'agit essentiellement d'établir un petit groupe de gens, la Fondation éponyme, ostensiblement dédiée à l'écriture d'une encyclopédie (l'Encyclopedia Galactica), sur une planète au bord de la galaxie (Terminus), pour servir de germe au second Empire galactique à venir : Seldon a soigneusement prédit la destinée de la Fondation et de la galaxie en général, à travers une série de crises, pour arriver jusqu'à la fondation d'un Second Empire galactique mille ans après l'établissement de la Fondation.

Le premier livre, Foundation, commence par une partie assez brève qui se déroule sur Trantor, la capitale de l'Empire : un jeune mathématicien du nom de Gaal Dornick arrive sur Trantor pour rencontrer Hari Seldon et devenir son assistant, mais découvre rapidement que les autorités impériales voient Seldon comme un fauteur de trouble parce qu'il prédit la chute de l'Empire ; cette partie (en fait écrite après toutes les autres nouvelles de ce volume, et destinée à leur donner un cadre cohérent) expose en substance ce que je viens de dire dans le paragraphe précédent et ouvre la voie à l'établissement de la Fondation. (En fait, on comprend que Seldon a prévu et plus ou moins lui-même organisé l'exil de son groupe auquel les autorités le condamnent pour s'en débarrasser.)

Les quatre parties suivantes du premier livre se déroulent sur Terminus (la planète ou a été placée la Fondation), à un intervalle d'environ trente à cinquante ans à chaque fois. Chacune raconte le déroulement d'une crise, pourtant notamment sur les relations de la Fondation avec les planètes voisines à la périphérie d'un Empire en train de s'effondrer. Crise dont il faut comprendre que Hari Seldon avait soigneusement calculé l'issue dans le cadre de son plan. Mais, et c'est très important, les acteurs de la crise ne connaissent pas cette issue, car Seldon n'a pas inclus de psychohistoriens dans la Fondation, justement pour qu'ils ne soient pas au courant de ce qui les attendrait (ce qui rendrait le calcul trop difficile). Les événements les forcent à ne plus avoir qu'une seule possibilité d'action, et c'est celle-ci qui constitue la suite du Plan. Chaque crise est surmontée par une combinaison entre l'inévitabilité historique qui fait converger les circonstances vers une résolution inévitable, un calcul politique intelligent (pour ne pas dire véritablement machiavélique) des dirigeants ou autres acteurs de la Fondation, et enfin des conseils de Seldon lui-même, qui avait pré-enregistré des messages holographiques pour être diffusés au moment des crises.

Là il faut bien reconnaître qu'il y a une certaine dose d'incohérence dans le principe même de la psychohistoire envisagé par Asimov : d'un côté, on nous affirme que le fondement de la psychohistoire est que les actions individuelles ne doivent pas avoir beaucoup d'influence sur les grands mouvements de l'Histoire tels que la théorie de Seldon arrive à les prédire, de l'autre on nous montre des crises qui sont, quand même, largement résolues par des actions d'individus assez malins (notamment le premier maire de Terminus, Salvor Hardin, qui est en quelque sorte le « héros » des deux premières crises, et sans lequel on s'imagine que l'histoire aurait été bien différente !). Mais on peut au moins partiellement résoudre cette incohérence en pensant (et c'est ce qu'Asimov suggère) que les actions individuelles ne deviennent importantes que lors de ces crises, et que Seldon s'est arrangé pour les circonscrire aussi précisément que possible, après quoi il doit compter sur l'intelligence de ceux qui sont mis face à l'obligation d'agir, tandis que lui-même ne peut se contenter que de vagues conseils parce qu'il ne doit pas révéler ce qu'il sait. Toujours est-il que ces épisodes sont très intéressants comme récits des manœuvres politiques par lesquelles la Fondation étend son influence (qui n'est cependant pas vraiment un empire) sur sa région de la galaxie.

Le second volume, Foundation and Empire, commence par une crise un peu de même nature que celles qui ponctuent le premier volume, mais cette fois c'est à ce qui reste de l'Empire que la Fondation est confrontée (plutôt qu'à des potentats locaux), et cette fois c'est vraiment l'inévitabilité historique plutôt que l'intelligence des actions de tel ou tel dirigeant qui va sauver la situation (et renforcer la Fondation tout en continuant l'effondrement progressif de l'Empire). Peut-être qu'Asimov essaie de résoudre là l'espèce d'incohérence que je signale au paragraphe précédent en montrant que même s'il n'y a pas de gens malins qui agissent de la bonne façon au bon moment, l'Histoire finit quand même par se dérouler de la même manière.

La seconde moitié de Foundation and Empire est constituée d'une crise de nature bien différente, avec l'apparition d'un personnage, le Mulet, qui pour des raisons que je ne veux pas révéler pour ne pas trop divulgâcher, possède une différence qui le fait échapper aux prévisions de la psychohistoire et fait donc dérailler le Plan Seldon. Disons juste que, comme pour l'hyperespace qui permet de voyager d'un point à l'autre de la galaxie, on a affaire à quelque chose qui pourrait être classé comme de la magie ou du paranormal, l'auteur nous demande de suspendre notre incrédulité, mais de façon assez circonscrite (limitée et raisonnablement bien décrite) pour qu'on puisse apprécier la suite comme de la science-fiction et pas comme de la magie. Toujours est-il que le Mulet réussit en temps record à conquérir les planètes que la Fondation avait constituées en sa zone d'influence, sur lesquelles il règne comme une sorte de dictateur (pas spécialement malveillant, mais il est clair qu'il a complètement cassé le Plan Seldon).

C'est là qu'il faut que je revienne en arrière pour parler de la Seconde Fondation : car Hari Seldon mentionne dès le début qu'il va établir non pas une mais deux Fondations, la première sur Terminus dont on parle dans les premiers 1½ volumes, et la seconde à Star's End (un endroit dont on ne sait rien), sur le rôle de laquelle il ne donne aucune information. Les protagonistes de la seconde moitié de Foundation and Empire estiment que cette Seconde Fondation a sans doute été prévue pour réagir aux menaces sur le Plan comme celle représentée par le Mulet, et ils se mettent en quête de cette Seconde Fondation pour l'avertir du danger et/ou lui demander d'intervenir.

Les 1½ volumes qui suivent (la seconde moitié de Foundation and Empire et les deux moitiés de Second Foundation) sont consacrés à la recherche de cette très élusive Seconde Fondation, dont je ne vais évidemment rien révéler de plus pour ne pas divulgâcher : disons juste qu'Asimov joue à un jeu de chat et de souris avec ses personnages et ses lecteurs, avec force coups de théâtre, fausses pistes et doubles jeux. Le style des romans change donc assez : dans les premiers 1½ volumes, tout tournait autour l'art du calcul politique façon partie d'échecs, dans les 1½ suivants, on a aussi affaire à des parties d'échecs mais cette fois plutôt dans un style un peu à cheval entre le policier et le roman d'espionnage. À la fin de Second Foundation, on apprend enfin la vérité sur cette Seconde Fondation, et les fils sont correctement démêlés, on peut considérer que c'est une fin satisfaisante même si on n'a assisté qu'à quelque chose comme 400 ans sur les 1000 que doit durer le Plan.

Ce qui est commun à l'ensemble de cette trilogie d'origine, c'est qu'on a un certain nombre d'épisodes (en gros, neuf : cinq dans le premier volume, et deux dans chacun des deux suivants) qui se déroulent à chaque fois à des intervalles assez distants dans le temps.

Les deux volumes de suites, (4) Foundation's Edge et (5) Foundation and Earth, écrits par Asimov dans les années 1980, sont dans un genre encore différent. Je ne les ai, franchement, pas beaucoup aimés, et je ne vais pas en parler de façon trop détaillée. Asimov a changé d'avis quant à la destinée finale de l'Humanité (je trouve, en, fait qu'il renie pas mal le personnage de Hari Seldon — et la psychohistoire), et en même temps il essaie de façon assez forcée de rattacher son histoire à d'autres œuvres qu'il a écrites. On a affaire en gros à un même groupe de personnages tout du long, et sans sauts chronologiques importants. Le dernier roman représente la recherche de la Terre (la planète originelle de l'Humanité) pour des raisons franchement pas très convaincantes, il nous raconte une histoire qui n'a plus grand-chose des délicieuses « parties d'échecs » des volumes précédentes, et tout finit un peu en queue de poisson. Au bout du compte, le Plan Seldon n'est toujours pas achevé : ce n'est plus très clair s'il est destiné à l'être ou s'il a été rendu obsolète par la nouvelle destinée entrevue pour l'Humanité ; Asimov comptait peut-être écrire des choses encore après mais il ne l'a pas fait, bref, on ne sait plus vraiment où on va et il a vaguement jeté aux orties tout ce qu'il y avait avant dans son histoire. Si, comme moi, on n'aime pas cette fin qui n'en est pas une, on peut prendre à la place le roman Psychohistorical Crisis de Donald Kingsbury, qui est une fin alternative à la saga (et qui, même si elle a elle-même de graves défauts comme la misogynie complètement hallucinante de l'auteur, est beaucoup plus satisfaisante pour ce qui est de proposer une fin cohérente au Plan Seldon et une résolution du thème général de la psychohistoire).

Je pense qu'Asimov a lui-même regretté l'espèce de trahison vis-à-vis de Seldon et de la psychohistoire qu'il a menée dans ces deux volumes 4 & 5, et que c'est pour cette raison qu'il est revenu en arrière dans le temps pour se réconcilier avec son personnage et avec ses thèmes d'origine : c'est ce qu'il fait dans les préquelles : (6) Prelude to Foundation et (7) Forward the Foundation, publiés encore plus tard (le dernier de façon posthume) mais qui se déroulent avant Foundation. Là, il est question de Hari Seldon (qui finalement, bien qu'omniprésent en esprit dans tous les autres volumes, n'apparaissait en personne que brièvement au début de Foundation) : ces deux livres de préquelles racontent l'arrivée de Seldon sur Trantor (pour parler à un congrès de mathématiciens où il évoque l'idée théorique de la psychohistoire, initialement persuadé qu'elle n'est pas gérable en pratique) et les péripéties du développement de la psychohistoire et de la mise en place du Plan. Le style est à la fois différent des trois volumes de la trilogie d'origine (lesquels racontaient des histoires assez séparées dans le temps, et donc avec peu de personnages communs d'une à la suivante), mais aussi des deux de suites (on revient pas mal en mode « partie d'échecs », avec rebondissements et coups de théâtre). J'ai personnellement beaucoup aimé Forward the Foundation (plus que Prelude to Foundation qui se perd quand même pas mal dans des histoires franchement tangentes, même s'il y a de bons morceaux). Le personnage de l'empereur Cléon Ier (sous le règne duquel Seldon commence son travail), notamment, est certainement un de mes préférés, et sa fin est à la fois drôle et tragique.

Bon, ce résumé était sans doute trop long, maintenant si j'essayais de dire quelque chose des thèmes qui, selon moi, sont essentiels dans cette série, que sont-ils ?

Le premier, je pense, est celui de l'Histoire elle-même comme un acteur essentiel : je veux dire, l'inévitabilité historique. Il y a beaucoup de soubresauts et de rebondissements dans toute la saga, mais il y aussi cette constante qui est que ce qui compte n'est pas l'histoire de tel ou tel personnage précis, mais le cours général de l'Histoire avec un grand ‘H’. Les personnages sont pris dans le cours du déclin et de la chute de l'Empire galactique, ils vont jouer un rôle pour atténuer cette chute, y exercer leur intelligence, et leur histoire individuelle se mêle à cette destinée collective, mais ils sont tous face à des forces qui les dépassent et les emportent : leurs choix individuels conditionnera leur destin personnel, mais à l'échelle plus large de la galaxie ils ne sont que des pions.

Le second est celui de la rationalité. J'avais développé ce point dans ma comparaison avec Frank Herbert : ces deux grandes sagas de science-fiction que sont Dune de Herbert et Fondation d'Asimov ont ceci en commun que de dépeindre la destinée de l'Humanité à l'échelle des transformations d'un empire galactique sur une période de plusieurs siècles et au travers des calculs politiques de forces qui s'opposent. Mais, comme je vois les choses, les personnages de Dune sont des sortes de mystiques aux idéaux religieux et l'action tient du parcours initiatique, tandis que les personnages de Fondation sont mus par leur intellect, agissent rationnellement et même, le plus souvent, expliquent soigneusement pourquoi ils font ce qu'ils font (ce qui n'exclut pas, bien sûr, qu'ils puissent avoir tort, ou avoir des intentions discutables). L'Univers lui-même, d'ailleurs, semble régi chez Asimov par des lois rationnelles (les exceptions aux lois connues de la physique, comme le saut hyperspatial, sont assez clairement postulées et aussi circonscrites que possible), tandis que chez Herbert il s'adapte au mysticisme voulu par l'auteur (comme dans la possibilité d'une conscience de traverser les générations). Et la religion chez Asimov est vue plutôt comme un moyen de tromper les masses (quitte à ce que cela fasse partie d'un calcul pour les manipuler) que comme une spiritualité sincère.

Un autre point important, adjacent aux deux que je viens de mentionner, est l'absence de jugement moral d'ensemble. Cela ne veut pas dire que les personnages ne font pas des choses qui peuvent être louées ou condamnées, mais je pense qu'Asimov était trop profondément humaniste pour accepter que des humains puissent être fondamentalement mauvais : ils peuvent être cupides ou lâches, faibles ou inconséquents, avides de pouvoir, cruels même, mais échappent à un jugement moral holiste, surtout manichéiste, comme on pourrait l'avoir, disons, dans l'univers de Star Wars. Et à plus forte raison il en va de même de phénomènes dépassant l'individu : le rôle de l'historien, et donc du psychohistorien, n'est pas de juger les faits historiques.

En particulier, l'Empire galactique d'Asimov n'est pas du tout comme celui de Star Wars un empire du Mal ; mais il n'est pas non plus un empire du Bien : pour l'Empire galactique d'Asimov comme pour l'Empire romain, il est parfaitement clair qu'il y a eu parmi les empereurs des éclairés et des despotiques, des forts et des faibles, des magnanimes et des cruels, et si la chute de l'Empire est indésirable aux yeux de Seldon (et, on imagine, d'Asimov), c'est surtout par comparaison à l'époque qui doit suivre et dont le Plan vise à réduire la durée. Seldon affirme :

[The fall of the Galactic Empire] is a prediction which is made by mathematics. I pass no moral judgements. Personally, I regret the prospect. Even if the Empire were admitted to be a bad thing (an admission I do not make), the state of anarchy which would follow its fall would be worse. It is that state of anarchy which my project is pledged to fight. The fall of Empire, gentlemen, is a massive thing, however, and not easily fought. It is dictated by a rising bureaucracy, a receding initiative, a freezing of caste, a damming of curiosity — a hundred other factors. It has been going on, as I have said, for centuries, and it is too majestic and massive a movement to stop.

Et il en va de la Fondation comme de l'Empire : Asimov n'essaie pas de nous faire croire que ce sont forcément des « gentils » : d'ailleurs, au moment où apparaît la crise du Mulet, la Fondation est devenue une dictature, dont on n'a pas spécialement de raison de trouver qu'elle est plus sympathique que la dictature que le Mulet lui-même constitue. Si nous prenons malgré tout parti pour elle, c'est dans la mesure où nous croyons à la pertinence du Plan Seldon.

En somme, on peut dire que la saga d'Asimov a quelque chose du Prince de Machiavel, transposé en saga de science-fiction, mais avec un peu moins de cynisme et un peu plus de tendresse envers l'Humanité.

De quoi parle la série télé

Assez parlé des livres, passons à la série télé produite par Apple TV et que, euh, j'ai regardée chez un ami qui avait accès à Apple TV, bien sûr. Comme ci-dessus, je vais divulgâcher le moins possible, mais il faut bien que je raconte un peu de quoi il est question.

Disons pour faire simple que le rapport avec la série de romans est extrêmement ténu : la série télé reprend un bon paquet de noms de la série de romans d'Asimov (Hari Seldon, la psychohistoire, les planètes Trantor et Terminus, Gaal Dornick, Salvor Hardin, Raych, l'empereur Cléon, la province d'Anacréon, quelques points de ce genre, parfois sans que le désigné ait grand-chose en commun entre les livres et la série), mais c'est à peu près tout. À part ça, il ne subsiste qu'une trame minimale : Hari Seldon est un mathématicien qui a développé une théorie appelée psychohistoire, laquelle prédit que l'Empire galactique va s'effondrer en quelques siècles et que cet effondrement sera suivi d'une période de trente millénaires de chaos et de barbarie ; pour ramener cette période à seulement mille ans, il organise le projet de la Fondation et s'arrange pour se faire exiler sur la planète Terminus avec son groupe ; il semble aussi qu'il y aura une Seconde Fondation dans la série télé, mais on n'en sait pas plus (ni sur sa nature, ni sur son rôle, ni sur son emplacement). Tout le reste est sans rapport avec les livres.

Bon, la série télé commence par un premier épisode, une sorte de pilote, qui se déroule sur Trantor, et qui n'est pas très éloigné de ce que raconte le début du premier volume des livres (Foundation), et que je me permets de divulgâcher un petit peu plus parce que de toute façon ça arrive tout de suite dans les deux récits : Gaal Dornick (qui dans la série télé est une femme) arrive sur Trantor pour rencontrer Hari Seldon, Seldon lui expose sa prédiction d'effondrement de l'Empire galactique, tout le monde se fait arrêter par les autorités impériales qui voient ces prédictions d'effondrement comme un facteur de trouble, Dornick n'est pas très contente d'être embarquée là-dedans, il y a un simulacre de procès qui tourne court, finalement les autorités négocient plus ou moins et envoient le groupe de Seldon en exil sur Terminus, et c'est en gros ce que Seldon voulait. (Dans la série télé, Seldon embarque pour Terminus avec les autres ; dans les livres, on apprend qu'il est mourant, mais ce n'est pas une différence majeure.)

Mais la série télé ajoute un événement important dans cette introduction, c'est un attentat perpétré contre Trantor à peu près pile à ce moment, et dont les coupables semblent venir d'une des deux provinces adjacentes à Terminus (sans qu'on arrive à savoir laquelle), Anacréon et Thespis : en représailles, l'empereur ordonne à son armée de perpétrer un massacre colossal contre les deux provinces en question (ou du moins leurs capitales).

La suite de la série télé développe grosso modo trois intrigues en parallèle.

D'abord nous avons celle qui se passe sur Trantor. L'empire, dans la série télé, est dirigé depuis quelques siècles par trois empereurs, qui sont des clones de Cléon Ier (lequel n'a sans doute pas grand rapport avec le personnage du même nom dans les livres) : à tout moment il y en a trois : un jeune (Brother Dawn) en formation, un moyen (Brother Day) qui a l'essentiel du pouvoir, et un vieux (Brother Dusk) qui reste pour donner des conseils jusqu'au moment où le prochain Brother Dawn est né après quoi ils sont tous décalés d'un cran et le précédent Brother Dusk est euthanasié[#]. Une des trames de la série télé est le rapport entre ces trois empereurs, ainsi que la manière dont ils tentent de garder le pouvoir, et cette trame se subdivise elle-même en deux, avec d'un côté Brother Day qui a des difficultés avec une religion importante de l'Empire (dont un courant n'apprécie pas le fait d'être dirigés par des clones censément incapables de changement) et de l'autre Brother Dawn qui a ses propres états d'âme dont je ne dirai pas plus.

[#] Pourquoi ne pas juste le laisser mourir de sa belle mort ? On ne sait pas : ça fait partie de ce genre de postulats assez gratuits qui m'énervent parce qu'ils ne font pas beaucoup de sens : il est évident que les empereurs auraient tout de suite changé cette règle-là vu qu'ils sont directement concernés. Plus généralement, on ne nous explique pas vraiment pourquoi (dans quel but, avec quelles intentions) ce système de clones a été mis en place, et pourquoi les empereurs successifs ont envie de le maintenir. (On nous suggère juste vaguement que Cléon Ier avait envie de vivre plus longtemps, ou quelque chose de ce goût-là, toujours basé sur cette idée franchement stupide que les clones d'une personne sont des prolongements de cette personne.) C'est un type de défaut dont souffrent trop d'œuvres de science-fiction : nous balancer des règles arbitraires et ne pas faire suffisamment d'effort de world-building pour nous faire comprendre la justification interne de ces règles (ou au moins sentir qu'il y en a une). Mais bon, je ne veux pas trop taper sur cette trame narrative qui est bien la moins mauvaise de cette série !

La deuxième trame importante de la série télé est celle qui se déroule sur Terminus une fois la Fondation installée. Il s'agit de ses rapports avec ses voisines, Anacréon et Thespis, lesquelles ont été lourdement bombardées par l'Empire en représailles après un attentat, et qui veulent maintenant se venger sur tout ce qui a un rapport avec l'Empire. Le personnage de Salvor Hardin apparaît ici comme central : c'est une femme dans la série télé, mais le changement le plus important est plutôt d'avoir changé un politicien fin tacticien, tel qu'il est dans les livres, en une aventurière qui cherche sa place dans toute cette histoire.

Enfin, la troisième trame est l'histoire de Gaal Dornick : dans les livres, le personnage est quasi-inexistant, dans la série télé elle doit manifestement jouer un rôle central, et on en apprend beaucoup plus à son sujet : elle vient d'une planète dont la religion interdit toute forme de curiosité, elle a répondu à une sorte de concours de mathématiques organisé par Seldon, mais une fois le vaisseau parti de Trantor pour Terminus, il arrive d'autres péripéties que je ne veux pas divulgâcher ici mais disons au moins qu'il apparaît assez vite qu'elle dispose d'un pouvoir surnaturel.

Si je considère ces trois trames indépendamment de toute référence à Asimov, la première (celle qui se passe sur Trantor) me semble plutôt pas mal : bon, disons que l'histoire d'avoir des clones (et de faire semblant de croire que parce que deux personnes ont le même génome elles sont plus ou moins la même personne, ce qui est tout de même assez insultant pour les vrais jumeaux) est un peu un cliché trop usé de la science-fiction, de même que l'idée d'euthanasiser le vieux clone une fois qu'il a servi, mais la série en fait quelque chose de pas trop mal, et les deux sous-trames où Brother Day est confronté à un courant religieux et où Brother Dawn est confronté à son propre héritage sont vraiment intéressantes. La deuxième trame (celle qui se passe sur Terminus) est médiocre sans plus : c'est du genre film d'action sans grand intérêt, mais ce n'est pas mauvais non plus ; Salvor Hardin pourrait être un personnage intéressant, mais on n'a pas vraiment assez de temps pour apprendre à la connaître parce qu'il se passe un peu trop de choses de tous les côtés. Enfin, la troisième trame (celle de Gaal Dornick) est de la connerie qui gâche tout : les scénaristes ont probablement essayé de faire ou de préparer des coups de théâtre « à la Asimov » (par exemple, peut-être qu'on apprendra plus tard que Gaal Dornick est en fait le Mulet), mais ils ne font que postuler des gadgets, des pouvoirs ou des coïncidences complètement invraisemblables qui, par leur apparition dans l'Univers affaiblissent tout : la relation et la tension qui apparaît entre Dornick et Seldon est incompréhensible, le pouvoir que Dornick est révélé posséder soit n'a pas de sens soit anéantit complètement l'intérêt même de la psychohistoire, et au passage on apprend aussi que dans ce monde des gens ont la possibilité de mettre leur conscience dans un ordinateur ou quelque chose comme ça, et c'est le genre de gadget qui casse complètement toutes les motivations de tout le monde dans toute la série et qui pose tellement de problèmes que ça déteint[#2] sur toute l'histoire.

[#2] Je veux dire : si cet empire galactique possède une technologie permettant de mettre la conscience d'une personne dans un ordinateur de manière qu'elle puisse interagir ensuite avec son environnement, c'est un point vraiment essentiel, qui devrait modifier en profondeur toute leur société (les gens mourants se feront mettre dans des ordinateurs, donc il devrait y en avoir plein partout, tout débat de société évoquera forcément cet aspect des choses, etc.). Mais là on nous présente cette technologie utilisée une seule fois, par Hari Seldon, sans qu'on nous ait prévenu qu'elle existait, et sans qu'on discute de ce que ça implique. Donc c'est vraiment juste un ressort scénaristique de merde.

Bon, au moins je dois reconnaître une chose : alors que les séries télé aiment bien finir leurs saisons par des épisodes qui, loin d'apporter une résolution temporaire des fils de l'intrigue, ne font qu'accumuler les mystères pour encourager à voir la saison n+1, celle-ci termine la saison 1 avec un certain nombre de « clôtures », ce qui est tout de même agréable. Je ne sais pas si je regarderai la suite, mais au moins j'ai l'impression qu'on n'essaie pas trop fort de me forcer à le faire, et pour ça je leur suis reconnaissant : on peut considérer cette saison comme une œuvre certes pas complètement achevée mais au moins qui ne se termine pas en plan.

Du problème de l'adaptation

Alors je sais très bien ce que beaucoup de gens vont penser : oh, David n'aime pas l'adaptation parce qu'il aime énormément les livres et qu'il y a eu des changements par rapport à ceux-ci.

Et c'est indéniablement une tendance très forte, quand une œuvre littéraire est adaptée à l'écran, que les fans de la version source chouinent qu'on a fait tel ou tel changement qu'ils vont vite considérer comme une trahison. Dans l'adaptation au cinéma du Seigneur des Anneaux, par exemple, les fans ont beaucoup chouiné que le Roi-Sorcier est tué par je ne sais plus qui au lieu de je ne sais plus qui d'autre : je mentionne cet exemple parce que c'est vraiment, à mes yeux, du chouinage gratuit : j'ai lu les livres et j'ai vu les films et je ne me rappelle même plus qui sont les deux personnages (de toute façon la scène dans le livre est tellement mal écrite qu'on n'y comprend rien à qui tue qui), et visiblement ça n'a aucune importance pour l'intrigue en général. Dans Game of Thrones, les gens qui ont lu les livres n'ont eu de cesse de pointer du doigt tel ou tel changement dans la série télé (et quand celle-ci a cessé de suivre les livres parce qu'il n'y avait plus de livres à suivre, ils ont dit que ça devenait nul, ce qui n'est pas faux, mais je ne suis pas trop persuadé que ce soit parce qu'il n'y avait plus de livre à suivre et pas juste parce que les scénaristes ont bâclé la fin en voulant tout terminer en trop peu de temps). Il est véritablement rare d'entendre des gens trouver qu'une adaptation d'une œuvre qu'ils ont aimée soit, ne serait-ce que ponctuellement, un progrès par rapport à l'original. (En ce qui me concerne, je citerai Watchmen : je sais que les fans de la bédé d'origine trouvent souvent que c'est une œuvre grandiose dont il est sacrilège de critiquer le moindre bout, et que le film ne lui arrive pas à la cheville, mais l'idée d'un faux poulpe alien qui provoque une « onde psychique » tuant des millions de personnes est vraiment une idée de merde dont le film a bien fait de se débarrasser.)

Donc, pour me distancier de tels reproches de principe, disons clairement que je trouve très bien d'avoir fait des changements, même majeurs, et que certains d'entre eux sont éminemment bienvenus. Le fait que Gaal Dornick et Salvor Hardin soient des femmes[#3], par exemple, est un changement tout à fait appréciable. Le fait de développer l'histoire et le personnage de Gaal Dornick est aussi une bonne idée, — c'est ce qui en a été fait qui est nul. Le fait de faire régner sur la galaxie un trio de clones me déplaît mais pas parce que ce n'est pas ce qu'Asimov a écrit : c'est parce que les clones sont un truc archi-surexploité en SF et dont on ne tire grosso modo que de la merde — et pour le coup ils s'en sont beaucoup moins mal tirés que ce dont on a l'habitude. L'attentat qui a lieu sur Trantor est plutôt un bon changement. Bref, je n'ai rien contre le changement en soi.

[#3] Au passage : je crois avoir vu quelque part quelqu'un dire que c'était un changement d'en avoir fait des femmes noires, mais il n'y a rien, que je sache, dans les romans d'Asimov, qui laisse penser quoi que ce soit sur la couleur de leur peau : si dans votre tête quand vous lisez ces livres vous imaginez tous les personnages comme blancs, c'est à vos propres préjugés qu'il faut vous en prendre.

J'irai même jusqu'à dire qu'il y a des changements qui me semblent indispensables : soit pour s'adapter au rythme d'une série télé, soit simplement parce que l'œuvre d'origine a vieilli. Pour donner un exemple un peu trivial, dans les livres d'Asimov beaucoup de choses tournent autour de la technologie nucléaire (par exemple de quelles planètes en disposent, de comment la miniaturiser, etc.), parce que dans les années '50 c'était tout nouveau : la manière dont Asimov nous parle de gadgets nucléaires (dont la Fondation se met à faire commerce avec les planètes voisines) a un côté délicieusement atompunk, rétrofuturiste façon Jetsons, qui ne marcherait plus du tout dans une série moderne. La technologie nucléaire est ici plus un placeholder qu'autre chose, et on pourra mettre n'importe quoi qui résonne mieux pour le spectateur des années 2020. (Encore que, quand je vois les mouvements anti-nucléaires de nos jours, je me dis que finalement on peut peut-être laisser comme ça, mais il faut au moins en rafraîchir les usages.)

Il y a des changements faits dans l'adaptation télé qui me semblent un peu gratuits, par exemple, pour les voyages interstellaires, le saut dans l'hyperespace asimovien a été remplacé par… apparemment exactement la même façon de voyager que dans Dune de Frank Herbert : l'espace se « plie » (ou quelque chose comme ça), et il y a des humains spécialement modifiés, les navigateurs, qui sont capables de diriger le vaisseau lors du saut, et ça implique apparemment des choses assez psychédéliques. Bon, OK, si ça vous amuse, pourquoi pas, mais le problème est que ces navigateurs spécialement modifiés n'ont pas l'air de s'insérer dans l'univers d'Asimov comme ils s'insèrent dans celui de Herbert. Mais tout ça n'est pas bien grave.

Il y a des changements faits dans cette série télé qui m'énervent parce qu'ils ne tiennent juste pas debout. Par exemple, on est censé croire que Hari Seldon a prédit le mouvement d'un vaisseau spatial qui faisait des sauts aléatoires dans l'espace et a calculé son plan en fonction de ça (de l'apparition de ce vaisseau pile au bon endroit au bon moment, et de la manière dont quelques individus allaient profiter de cette apparition). C'est complètement contraire au principe de la psychohistoire, ça : ça m'énerve pas parce que c'est un écart par rapport à l'œuvre d'origine mais parce que ça ne colle pas avec ce qu'on nous a expliqué, en interne, sur la psychohistoire, qui est censée être une théorie statistique qui marche sur des grands groupes d'individus. On apprend aussi que Hari Seldon, au lieu d'apparaître en hologramme au moment des crises, a utilisé une technologie pas du tout claire pour créer une sorte d'objet magique sur Terminus dont personne ne peut s'approcher et dont il émerge, au moment voulu, sous forme d'une sorte de fantôme conscient : tout ça ne tient tellement pas debout que c'est juste ridicule. (Quand et comment a-t-il créé ce truc et avec quels moyens ? Et concernant la possibilité de mettre sa conscience dans un ordinateur, cf. ci-dessus.)

Il y a des changements qui m'attristent parce qu'ils suppriment un passage qui était vraiment appréciable dans le livre. Par exemple, quitte à divulgâcher un petit peu sur la première crise telle que racontée dans les livres (sautez la fin de ce paragraphe si vous ne voulez pas en savoir plus), dans le deuxième chapitre de Foundation on assiste à un conflit entre les encyclopédistes, qui croient que le seul rôle de la Fondation est d'écrire cette vaste encyclopédie galactique, et le maire de Terminus, Salvor Hardin, qui leur signale que plein de gens sont nés sur cette planète et que pour eux c'est chez eux, et qu'ils n'ont rien à faire de cette histoire d'encyclopédie ; ce conflit se synchronise avec la pression de royaumes voisins, notamment Anacréon, qui aimeraient bien mettre la main sur la planète et donc se font menaçants, mais les encyclopédistes ne veulent pas prendre la menace au sérieux parce qu'ils se considèrent comme une mission scientifique sous la seule autorité de l'empereur et que les conflits locaux ne les préoccupent pas du tout. Finalement Hari Seldon apparaît en hologramme au sommet de la crise et révèle la supercherie : l'écriture de l'encyclopédie n'a jamais eu la moindre importance, tout ce qui lui importait était d'avoir un prétexte pour établir un groupe de gens à cet endroit, coupés du contact avec le reste de la galaxie, ignorants de la psychohistoire, et obligés de se positionner par rapport à ces royaumes voisins. Je trouve très intéressante la manière dont est gérée ce conflit entre les encyclopédistes est le maire de Terminus, la façon dont ils font face à la menace, et la révélation de Seldon. Dans le film, tous ces aspects sont essentiellement supprimés, et la crise est très différente : on a une invasion militaire classique, un peu d'héroïsme, et Seldon apparaît pour tenir un discours assez prêchi-prêcha d'unité face à la menace.

(Ah oui, et pour donner un autre exemple de chose jetée à la poubelle : si on va montrer un empereur Cléon et un jardinier, je trouve que c'est vraiment dommage de ne pas avoir réutilisé le bout de trame à ce sujet qui se trouve dans Forward the Foundation et qui est vraiment excellent.)

In fine, l'adaptation a tellement jeté à la poubelle toute l'histoire qui se trouvait dans les romans que, si on ignore les noms, elle est à peu près autant une adaptation de Fondation que les Schtroumpfs.

Mais ce qui m'insupporte le plus, c'est la manière dont la série télé détruit complètement les grands thèmes de l'œuvre d'Asimov, tels que je les ai expliqués plus haut : ce n'est pas un problème de changements, c'est un problème de trahison.

Primo, le fait que ce qui importe, c'est l'Histoire avec un grand ‘H’ et pas les actions de tel ou tel individu. C'est le principe même de la psychohistoire : faire des calculs sur les masses, pas sur les individus. Et même si Asimov n'arrive pas parfaitement à s'en tenir à ce principe, il fait au moins des efforts, alors qu'essentiellement tout ce qu'on voit dans la série télé semble tenir du contingent et pas du tout du grand mouvement historique. (La seule chose qui me semble assez bien relever du mouvement historique, dans la série télé, c'est le ressentiment contre le règne par une lignée de clones, et de fait, cette trame-là de l'intrigue est beaucoup mieux gérée que tout ce qui se passe sur Terminus ; mais cela fait peu de connexion avec le Plan Seldon.)

La série montre des gens faisant des trucs. Et encore des trucs. Et toujours plein de trucs. Mais on ne sait pas pourquoi ils font ces trucs, ni où ça nous mène, ni quelle est le courant historique derrière ces trucs, et certainement pas comment ces trucs auraient bien pu être prévisibles. Donc le fondement même de toute la série d'Asimov a été simplement mis à la poubelle.

Secundo, la rationalité. Comme je l'ai dit, les personnages des romans agissent globalement de façon rationnelle : ils cachent parfois leurs intentions, elles ne sont pas forcément bonnes, ils se trompent parfois, etc., mais sous ces limites, ils agissent grosso modo comme des agents rationnels. La religion, notamment, apparaît comme une technique de manipulation des masses. En revanche, il y a beaucoup de calcul politique subtil, des sortes de parties d'échec entre adversaires qui devancent les actions les uns des autres plusieurs coups à l'avance. Le regard de la série est complètement différent : l'intelligence politique a presque disparu (il n'y a que les empereurs qui en font un peu preuve, et encore, leur flair politique semble à géométrie très variable), la manière dont la Fondation fait face aux menaces de ses voisins est essentiellement réduite à de l'héroïsme individuel, et, dans une autre trame, la religion occupe une place apparemment importante, et pas juste comme technique de manipulation : glogalement, il y a un certain nombre de choses qui ne semblent explicables que par des sortes de miracles. Pire encore, la psychohistoire elle-même semble être réduite de science précise et rationnelle à une sorte de tour de passe-passe dont Hari Seldon serait le magicien en chef.

Si le but était de nous servir ce genre de choses, il fallait plutôt adapter Dune que Fondation. Prendre cette sorte de monument à la rationalité scientifique et en faire un truc à moitié mystique, c'est vraiment une trahison.

Et en plus, je trouve ça particulièrement dommage s'agissant des personnages de Gaal Dornick et Salvor Hardin. En faire des femmes était, je le répète, une bonne idée. On aurait eu l'occasion d'avoir à l'écran une représentation de femmes noires dans un rôle qu'on ne voit pas assez : celui de personnes non seulement intelligentes mais calculatrices, pas juste des héroïnes dotées de courage mais des stratèges, des meneuses, voire des manipulatrices. À la place de ça, ils ont fait de Salvor Hardin une héroïne courageuse et compétente mais finalement assez fade par rapport au fin tacticien qu'est le maire de Terminus dans le roman. Quant à Gaal Dornick, ça démarre mieux parce qu'elle est présentée comme une mathématicienne d'exception, mais finalement elle ne fait rien comme mathématicienne à part compter les nombres premiers (quel cliché à la con !) et on découvre qu'elle a une sorte de super-pouvoir ce qui affaiblit, du coup, considérablement ses prouesses possibles comme scientifique.

Ah oui, et je peux aussi mentionner qu'il y a un robot dans la série télé qui ne sert pas à grand-chose à part avoir un robot dans la série télé, mais qui ajoute l'insulte à l'injure contre Asimov parce qu'il enfreint copieusement les trois lois de la robotique qui sont sans doute le truc pour lequel Asimov est le plus connu.

Enfin, on a l'intrusion dans la série télé d'une morale tout à fait étrangère à l'œuvre d'Asimov. La fin de la première saison se termine en gros par la constitution d'une alliance entre la Fondation, Anacréon et Thespis (avec réconciliation de ces deux dernières) pour combattre l'Empire. Il est vraiment difficile d'y voir autre chose que de la morale hollywoodienne à deux zorkmids : l'Empire serait le Mal (il a bombardé des planètes pour l'exemple, et puis il est gouverné par des gens sans aucune spiritualité), il faudrait que les gens Bien surmontent leurs différences et s'unissent contre le Mal. Transformer la subtilité des calculs politiques asimoviens en cette espèce de gloubi-boulga bien-pensant, c'est vraiment rageant. Donc, oui, à ce niveau-là, je suis vraiment en colère.

Si on veut sauver cette série, selon moi, il faut la séparer complètement de toute référence à Asimov : garder les bouts qui se passent sur Trantor (qu'on appellera autrement), avec les trois empereurs, leur laisser plus de place pour s'exprimer, faire de Terminus une planète rebelle qui va fédérer ses voisins pour lutter contre ce méchant Empire, et supprimer complètement les personnages de Hari Seldon et Gaal Dornick dont les scénaristes ne savent visiblement pas quoi faire. Ça ne fera pas un mauvais space opera.

Mais ce qui me désole avec le fait que ce soit présenté comme une adaptation d'Asimov alors que ça n'en est pas, c'est que du coup ça prend cette place : il est peu vraisemblable, maintenant, que nous ayons une vraie adaptation de Fondation. Auparavant c'était peu probable, mais je pouvais vaguement rêver : maintenant que ce truc existe, ils ont probablement acheté des droits exclusifs et même s'ils n'ont pas acheté des droits exclusifs ça découragera de fait qui que ce soit de se lancer aussi dans l'aventure, bref, jusqu'à ce que l'œuvre d'Asimov tombe dans le domaine public (et mes chances de voir ce jour ne sont pas bien grandes !), et même après ça continuera à décourager. Ils n'en ont pas juste trahi les idées, ils ont interdit qu'on fasse autre chose.

Ajout () : Je suis tombé au hasard d'une recommandation YouTube sur cette critique en vidéo de la série télé dont je parle ici, laquelle critique recoupe largement, quoique pas exactement, ce que j'ai écrit dans le billet ci-dessus (ce qui, quelque part, me rassure sur le fait que je ne suis pas le seul à avoir trouvé ces reproches à faire !), et comme c'est accompagné d'extraits de la série, c'est peut-être plus parlant que ce que je viens d'écrire. J'apprends par ailleurs par cette vidéo l'existence d'une adaptation cinématographique soviétique de 1987 du roman The End of Eternity d'Asimov qui serait apparemment assez fidèle à l'esprit de l'original, et du coup ça m'intéresse beaucoup d'essayer de la voir.

Maintenant on va me dire, la critique est aisée mais l'art est difficile : peut-être devrais-je au moins expliquer comment, grosso modo, je m'y serais pris, moi, pour adapter à l'écran la saga de Fondation.

Je crois que j'aurais fait la chose suivante : prévoir cinq ou six saisons, avec grosso modo une saison (ou deux) pour adapter Foundation, une pour chaque moitié de Foundation and Empire, et une pour chaque moitié de Second Foundation (et si les producteurs réclament plus de saisons après ça, se tourner vers Psychohistorical Crisis pour l'inspiration, mais en le suivant de plus loin). Mais, plutôt que raconter uniquement les événements du bout de roman en question, chaque saison serait construite sur une alternance entre deux fils narratifs qui se répondent (apparemment c'est une loi du genre, dans les séries, que d'entrelacer plusieurs récits, et je suppose que ce n'est pas bête). L'un de ces fils serait celui que je viens de dire, i.e., les événements impliquant la Fondation et ses démêlées avec ses voisins. L'autre fil, chronologiquement antérieur de plusieurs décennies ou même des siècles (donc on n'arrêterait pas de faire des allers-retours dans le temps entre ces deux moments), serait plus librement inspiré de Forward the Foundation, et on y verrait Hari Seldon travailler et développer la psychohistoire, et chercher à résoudre la crise que la Fondation est en train de vivre dans l'autre fil. Par exemple, dans la première saison, on verrait Seldon décider d'établir une Fondation d'encyclopédistes, puis on verrait les débuts de cette Fondation, les menaces qui se précisent, puis Seldon commence à développer sa psychohistoire, se rendre compte que ce qui compte n'est pas tellement l'écriture d'une encyclopédie mais l'établissement d'un groupe de gens à cet endroit de la galaxie, etc. ; plus tard, quand la Fondation est confrontée aux restes de l'Empire galactique, on nous montrerait en parallèle la recherche à plusieurs siècles d'intervalle de la manière de rendre la Fondation victorieuse de cette confrontation ; et encore plus tard, on aurait alternance entre la menace du Mulet et le fait que Seldon se rende compte qu'il aura besoin d'une Seconde Fondation, et réfléchissant à la manière de l'organiser.

Je pense que cette alternance entre des scènes sur Trantor et sur Terminus serait très efficace pour maintenir la tension dramatique, puisque l'avancement des idées de Seldon, elles-mêmes influencées par des événements sur Trantor à l'époque, réverberait bien avec les événements sur Terminus bien plus tard. (Le fait d'entrelacer deux histoires qui ne se déroulent pas au même moment peut sembler un peu délicat pour ce qui est de la structure narrative, mais il suffit de voir le film Cloud Atlas pour se rendre compte que ça peut très bien marcher.) Ce serait, en outre, visuellement frappant si on trouve moyen de faire un beau contraste entre les deux planètes (ou bien, pour les passages plus loin dans les romans, un contraste entre Trantor à son époque de gloire et Trantor au moment ou juste après la chute de l'Empire).

Bref, voilà grosso modo comment je m'y serais pris, et comment j'espérais vaguement que quelqu'un s'y prendrait pour adapter Fondation à l'écran, mais maintenant l'espoir de voir ça semble définitivement envolé.

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