J'ai longtemps résisté à écrire sur ce blog un pavé sur le pass sanitaire et l'obligation vaccinale, mais je vois une fois de plus que la question n'est pas du tout partie pour disparaître toute seule, donc il va falloir que je perde ma journée à accomplir mon devoir. Soupir. Voici donc une tentative pour expliquer pourquoi je suis hostile au pass sanitaire alors que je suis convaincu que les vaccins sont la clé du retour à une vie normale.
Méta : J'ai écrit le texte qui suit sans vraiment faire de plan, en développant les idées que j'avais préalablement énumérées dans l'ordre dans lequel elles me semblaient s'enchaîner. Comme c'est long, j'ai ajouté après coup des petits intitulés (alignés à droite pour ne pas trop couper le fil d'un texte écrit d'un seul tenant), une façon de structurer que j'avais déjà utilisée.
☞ Le sophisme du binarisme
S'il y a une forme de stupidité que la pandémie a sinon favorisé du
moins révélé, c'est celle qui consiste (sans doute parce qu'on a
soi-même sur un sujet donné des idées simplistes) à diviser l'opinion
mentalement en deux « camps » adverses, selon une logique binaire.
Ici, typiquement, d'un côté on aurait (selon cette logique binaire
simpliste) d'un côté le camp des gens qui prendraient la pandémie trop
au sérieux et qui seraient donc favorables aux confinements, au vaccin
obligatoire, au port du masque partout, etc., et de l'autre ceux qui
ne prendraient pas la pandémie au sérieux et qui seraient donc des
complotistes qui avalent successivement un médicament antipaludéen
puis un vermifuge pour chevaux en suivant les conseils d'un gourou
tout en s'imaginant qu'il faut laisser faire la nature — ou quelque
chose comme ça. Devant l'ineptie de cette classification, certains se
disent centristes
, mais la seule attitude raisonnable est, je
pense, de dénoncer franchement et ouvertement l'absurdité de la
classification binaire « alarmistes »/« rassuristes » ou bien
« pro-pass »/« anti-vacc » ou autres avatars.
Une des conséquences de ce binarisme qui a frit le cerveau de
beaucoup de gens, c'est de confondre des questions qui n'ont rien à
voir, notamment : les vaccins contre la covid sont-ils sûrs et
efficaces ?
(spoiler : oui, tout à fait), faut-il essayer de
vacciner tout le monde ?
, faut-il rendre la vaccination
obligatoire ?
, faut-il instituer un contrôle de
vaccination ?
, faut-il une forme de pass sanitaire ?
— et
encore d'autres, qui sont toutes bien distinctes, mais un symptôme du
binarisme est de les confondre toutes parce que si les deux camps
possibles qu'on arrive à imaginer mentalement sont de répondre oui sur
toute la ligne et non sur toute la ligne, forcément, on ne comprend
plus vraiment la différence entre les questions qui n'ont pourtant
rien à voir.
☛ Différence entre souhaiter X et souhaiter que X soit obligatoire
Il est vrai que, indépendamment de la covid, c'est un tropisme
largement répandu que de confondre il est souhaitable
que X
et il est souhaitable que X soit
obligatoire
, à tel point que beaucoup de gens ne comprennent même
pas la différence. (J'avais déjà évoqué ça il y a — argh —
15 ans ici, et sans doute de
nombreuses fois depuis.) Ce tropisme est particulièrement répandu
auprès des personnes ayant une mentalité autoritaire, laquelle
mentalité va les amener, même s'ils ne confondent pas complètement, à
penser que rendre X obligatoire va forcément avoir un effet
positif sur X, ou, symétriquement,
qu'interdire Y va forcément avoir un effet
combattant Y. Ces gens pensent, par exemple, que pour
combattre la consommation de drogues (qu'ils assimilent d'ailleurs
souvent abusivement à combattre la dépendance causée par les drogues,
mais ne rentrons pas dans trop de subtilités à la fois) il faut
interdire les drogues.
J'aime bien contrer cette catégorie générale d'erreur de logique en demandant si ce serait une bonne idée d'avoir une loi interdisant la stupidité et si cela pourrait effectivement contribuer à réduire la stupidité dans le pays.
Car voilà, le fait d'autoriser ou d'interdire produit toutes sortes d'effets collatéraux ou d'incitations perverses, et avant de prendre une décision de ce type (interdire les drogues, rendre obligatoire la vaccination, interdire aux gens de se voir les uns les autres pendant une pandémie, etc.) il faut se poser sérieusement la question de savoir ce que sera l'effet combiné de cette décision. Je pense qu'il y aura un assez large consensus sur le fait que rendre le meurtre illégal est plutôt une bonne idée, et que rendre la stupidité illégale est plutôt une mauvaise idée, alors que pour les drogues, il faut vraiment y regarder de plus près.
☞ Je n'ai pas de doute sur les vaccins
J'espère qu'il n'y a de doute pour personne que je suis pleinement persuadé que les vaccins disponibles contre le covid sont extrêmement sûrs et très efficaces. (Je dois cependant faire mon mea culpa à ce sujet : si je n'ai jamais eu de doute quant à leur sécurité, j'étais persuadé, avant que les études soient conclues, que leur efficacité serait beaucoup plus médiocre que ce qu'elle s'est avérée être, notamment parce que les tests d'efficacité ont été conçus pour cibler ce qui était le plus facile, et je pensais qu'ils arriveraient de toute façon trop tard pour jouer un rôle très important dans la gestion pandémique. Par ailleurs, le fait d'être convaincu de cette sécurité et efficacité n'interdit pas d'avoir un avis sur la manière dont on doit répartir les doses quand elles ne sont pas en nombre illimité, par exemple entre classes d'âges ou entre pays, ni d'avoir un doute sur l'opportunité de vacciner, disons, les enfants. Il faut quand même garder à l'esprit que la covid est, dès le début, une maladie très peu grave à l'échelle des maladies possibles — le taux de létalité de l'infection covid chez les personnes non vaccinées, même âgées, reste très inférieur au taux de létalité de l'infection par la variole chez les personnes vaccinées, par exemple : je mentionne ça pour dire que, forcément, moins la maladie est grave, plus il est difficile d'atteindre un stade où le vaccin présente un bénéfice suffisant, et chez les enfants le covid est tellement bénin qu'on a vraiment un doute.)
A minima, je suis suffisamment convaincu de cette sécurité et efficacité des vaccins pour avoir moi-même fait ma vaccination et mon rappel. Et je l'aurais fait même s'il n'y avait eu aucune incitation particulière (d'ailleurs, j'ai aussi fait récemment mon vaccin contre la grippe, et j'ai une ordonnance pour un rappel de vaccin contre la rougeole, ces choses n'étant pas franchement incitées). Et je l'aurais fait même si j'avais su que, pour la troisième dose, j'allais passer une nuit vraiment mauvaise (à me sentir complètement crevé, fébrile et, pour tout dire, malade). Il n'y a absolument aucun doute à mes yeux qu'à mon âge le bénéfice est en faveur de la vaccination.
(Pour autant, je suis un peu réticent à le crier sur les toits. Disons que je n'ai pas d'hésitation à le dire — dont acte — mais je suis nettement plus réservé sur les gens qui vont, par exemple, se sont crus obligés d'ajouter un puis deux puis trois emojis de seringue à leur nom sur Twitter pour montrer leur statut vaccinal, comme d'ailleurs les personnes qui ont trouvé indispensable de mettre une photo d'elles portant un masque (ce qui est d'ailleurs un chouïa pénible quand est peu physionomiste). Inciter les gens par sa propre vertu est certainement bien plus louable que chercher à les forcer, mais là aussi il peut y avoir des effets indésirables si on le fait de façon trop grossière : quand on crie sur les toits qu'on est vertueux, il n'est pas sûr qu'on encourage tellement les gens à la vertu plutôt que les braquer en leur rappelant qu'on pense que eux ne le sont pas ; et au contraire, on contribue à répandre la pensée binaire que j'ai dénoncée ci-dessus.)
☞ Autoritarisme et tropisme de l'action
Bref, je suis moi-même vacciné, et j'aimerais bien qu'autant de gens que possible le soient (à la fois pour eux et, très marginalement, pour moi-même et mes proches). Pour autant, je pense que c'est un mauvais calcul — dans le cas de la covid — de rendre le vaccin obligatoire, et un encore plus mauvais calcul d'introduire une obligation vaccinale déguisée sous forme de pass sanitaire qui a d'ailleurs assez vite tombé le masque.
Ce mauvais calcul ne me surprend pas d'un gouvernement globalement
autoritaire. (Autoritaire
ne signifie pas ici qu'ils font
taper les manifestants par les policiers au moindre prétexte — même
s'ils font taper les manifestants par les policiers au moindre
prétexte — mais plutôt que dans leur tête les Français sont une bande
de gamins indisciplinés qu'il faut traiter comme tels. Et cela va
avec une conception très verticale du pouvoir où le chef de la
start-up-nation décide et les gens sous lui exécutent jusqu'à ce que
ces décisions ruissellent jusqu'à la masse des gamins indisciplinés.
L'autoritarisme est, presque par définition, largement répandu chez
les gens qui veulent arriver au pouvoir, mais la détestable
organisation politique de la France qui élit un monarque tous les cinq
ans ne peut que favoriser encore plus cette approche
particulière.)
Bref, ce calcul ne me surprend pas d'un gouvernement autoritaire,
qui a déjà, lors des phases précédentes de la pandémie, adopté des
méthodes copiées de la Chine et aussi délirantes qu'interdire à toute
la population pendant des mois de sortir (à plus de 1km) de chez elle.
Outre l'autoritarisme, d'ailleurs, il y a un autre tropisme qui
pourrit largement le cerveau des gouvernants, c'est le tropisme de
l'action, le fantasme de toujours vouloir « faire quelque chose »
devant une difficulté. C'est ce tropisme qui dans d'autres domaines
conduit à « un fait divers, une loi » et qui mène ici le gouvernement
de beaucoup de pays à s'agiter à chaque soubresaut des indicateurs
épidémiques, multipliant les annonces et les conseils de défense pour
donner l'impression au public et sans doute à eux-mêmes qu'ils ont la
main sur la situation. (J'accuse ici le gouvernement, mais soyons
clairs : ce tropisme crée sa propre attente : dans un pays où tout ce
qui ressemble à un problème est toujours suivi d'une réaction, on
finit par s'attendre à cette réaction, à demander aux politiques au
pouvoir qu'allez-vous faire ?
sur un ton tel que la
réponse rien
n'est plus acceptable même quand — et c'est
souvent le cas — elle est la meilleure possible.)
☛ Indicateurs simplistes
Enfin, ce calcul ne me surprend pas d'un gouvernement qui semble avoir pour seul tableau de bord un petit nombre d'indicateurs simplistes. C'est le même état d'esprit qui fait gérer la pandémie en regardant le nombre de tests positifs (ou de places disponibles en réanimation ou je ne sais quoi) que gérer la politique pénale en comptant le nombre de plaintes déposées ou conduire la recherche scientifique en comptant les publications.
L'ennui est que les effets collatéraux des obligations et interdictions sont parfois plus subtils que ce que les indicateurs numériques simplistes peuvent voir. Notamment, si quelqu'un avait fait sérieusement le bilan coût-bénéfice des confinements autoritaires, ce que personne n'a sérieusement tenté ni avant ni après (parce que bien sûr quand on emprisonne un pays entier non seulement on se dispense de réfléchir avant en prétendant que c'était urgent mais même on peut se dispenser de réfléchir même après pour savoir si c'était une bonne idée), il aurait fallu, par exemple, essayer de comprendre la perte représentée par la régression d'une liberté fondamentale, mais aussi le sentiment de défiance face à des autorités sanitaires qui ont recours à la répression policière, et ce que cette défiance aurait comme conséquences ultérieurement.
Qui sait, notamment, quelle part du sentiment antivax des Français a été nourrie (sur un terreau déjà largement fertile, certes) par les solutions simplistes adoptées lors des phases précédentes de la pandémie ? Comment peut-on convaincre la population d'avoir confiance en les autorités sanitaires (qui affirment que tel vaccin est sûr), quand les autorités sanitaires ont eu un tel manque de confiance en la population qu'elles ont envoyé des flics mettre des amendes aux gens qui sortaient de chez eux ? L'autoritarisme est une fuite en avant : quand on commence à l'appliquer, on perd la confiance de la population, qui se rebelle, ce qui conduit à la tentation d'utiliser plus d'autoritarisme en retour. Renouer le lien de confiance, au contraire, n'apporte pas de bénéfice immédiatement mesurable, mais peut être gagnant sur le long terme.
☛ Solutionnisme technologisant
Tout ça n'a bien sûr rien de très surprenant. L'érosion de l'état de droit et des libertés publiques n'a rien pour effrayer un gouvernement qui en est non seulement le principal responsable mais aussi le principal bénéficiaire. Et on sait très bien qu'il n'est que trop facile de faire avaler cette érosion à une population à laquelle on promet la sécurité, il y a même une citation trop répétée (et un peu détournée) de Benjamin Franklin au sujet des libertés essentielles et de la sécurité temporaire. Pas plus qu'il n'est surprenant, au XXIe siècle, que cette érosion prenne la forme d'un solutionnisme technologisant avec des QR-codes signés par DSA sur courbes elliptiques.
La moindre des choses qu'on devrait attendre d'une politique publique est que ses objectifs soient clairement annoncés, ainsi que des critères (pas forcément numériques mais au moins raisonnablement objectifs) permettant de constater si cet objectif est atteint, en parallèle à une mesure des coûts. Je me suis déjà plaint de nombreuses fois que rien de tout ça n'avait été fait pour les confinements. Il n'est donc pas très surprenant que ça n'ait pas non plus été fait pour le pass sanitaire : on ne sait même pas (je vais y revenir) si son but est de freiner les contaminations ou d'inciter à la vaccination, on ne sait pas par quelle métrique mesurer son succès, on n'a aucune idée du nombre de contaminations qui auraient été évitées par la mise en place de cette mesure ni de personnes qui auraient ainsi été poussées à se vacciner, et encore moins, évidemment sur les coûts sous forme d'effets pervers (fausses vaccinations, radicalisation des antivax, que sais-je encore). Même les gens qui soutiennent la mesure devraient, au moins, réclamer un peu de transparence. Ce manque de transparence est d'ailleurs commun à un autre bout de solutionnisme technologisant (qui est, pour le coup, une vaste blague), l'application TousAntiCovid, pour laquelle la CNIL réclame régulièrement, et sans succès, la publication de données permettant de l'évaluer (cf. ce fil Twitter pour plus d'informations).
Et
je lis
ici que le secrétaire général du gouvernement reconnaît
franchement que les mesures générales pour faire face à l'épidémie
[…] ont été dispensées de l'obligation d'être assorties d'une fiche
d'impact
. Ça n'inspire pas vraiment, euh, confiance dans la
compétence des gens qui gouvernent ce pays.
☞ Quelques problèmes spécifiques
Maintenant, je ne peux pas non plus nier que l'enjeu me semble moins important que pour les confinements (et c'est pour ça que je n'ai essentiellement pas parlé de pass sanitaire jusqu'à présent) : assigner tout un pays à domicile, quelque vertueuse qu'en soit l'intention, est une atteinte sans précédent aux droits fondamentaux sur laquelle il est hallucinant que personne ne demande sérieusement de comptes au moins rétrospectivement ; tandis que mettre des barrières à l'entrée des cinémas et restaurants n'est tout de même pas, prima facie, du même ordre de gravité. Trois choses, cependant, doivent être prises en considération et nous amener à nous dire que ce n'est pas si anodin :
☛ Atteinte à la vie privée
✱ Primo, l'intrusion dans la vie privée des gens. L'opposition au pass sanitaire a beaucoup été concentrée sur les non vaccinés, transformés selon les détracteurs de la mesure (et ce n'est pas entièrement faux) en citoyens de seconde zone. Mais le pass sanitaire fait peser une charge sur tout le monde, y compris les vaccinés : le fait de devoir révéler son nom et sa date de naissance pour accéder à toutes sortes d'endroits (actuellement ce n'est pas contrôlé, ce qui rend la chose sans doute moins grave mais aussi parfaitement ridicule) n'est pas du tout négligeable. C'est d'ailleurs amusant, soit dit en passant, que des mesures (bidon) aient été prises pour protéger d'autres informations du pass sanitaire, par exemple la date de vaccin, (en gros, l'application vérificatrice ne doit pas les montrer à la personne qui s'en sert — ce qui est une protection bidon parce que la personne dont on vérifie le pass n'a pas moyen de savoir que l'application utilisée n'est pas une fausse qui enregistrerait et stockerait toutes ces informations), mais en fait le nom et la date de naissance sont peut-être l'information la plus sensible du lot. Si je vais dans un bar gay, je n'ai pas forcément envie qu'on sache mon nom ni mon âge ; et une personne trans n'a pas sans doute pas envie qu'à chaque fois qu'elle entre dans tel ou tel type de lieu on sache que son prénom légal est un prénom qui n'évoque pas le genre sous lequel elle se présente. Et je n'ai pas forcément envie de me balader avec, sur mon téléphone ou sous forme de bouts de papiers, plein de copies de cette information qui pourrait servir à toutes sortes de formes d'usurpation d'identité (surtout dans un monde où, à rebours de toute logique, la date de naissance est trop souvent considérée comme une sorte de code d'accès).
J'ai d'ailleurs déjà souligné ailleurs que même si on voulait faire un système de pass sanitaire, il était possible (certes au prix d'une difficulté technique un peu supérieure) de le faire de façon anonyme en utilisant la photo de la personne certifiée comme clé d'identification au lieu de son nom et date de naissance. Au moins la photo présente l'avantage de préserver l'anonymat vu que la seule information qu'elle révèle est celle qui est (censée être) déjà devant la personne qui contrôle.
Il est assez épatant de voir combien l'attitude publique face à la protection de la vie privée (et de la possibilité d'anonymat) est incohérente. Par certains côtés on est arrivé à des mesures absurdes comme le fait que chaque site web nous demande maintenant la permission de stocker des cookies sur notre navigateur (alors qu'on peut très bien demander au navigateur de les refuser, et même si on les accepte, les sites web ne connaissent pas magiquement notre identité si on ne leur donne pas), mais de l'autre, quand j'ai évoqué la question de savoir s'il était possible (et comment), en France, de se faire vacciner anonymement, ce qui ne devrait pas être une demande ni farfelue ni saugrenue, je n'ai jamais eu de réponse intelligente et constructive, par contre j'ai souvent eu des moqueries idiotes (par exemples celle-ci).
Or il me semble que la possibilité de se faire vacciner anonymement est justement été quelque chose qui aurait pu aider à convaincre un certain nombre de réticents à se faire vacciner. Je connais personnellement un certain nombre de gens qui étaient réticents non pas à se faire vacciner mais à ce que leur nom apparaisse dans une grande base de donnée des personnes vaccinées (indépendamment de toute question de mauvaise intention sur cette base, toute base de données finit toujours par fuiter parce que les administrateurs, et particulièrement dans le milieu médical, sont nuls en sécurité informatique). Des personnes entourées par le milieu antivax ne veulent pas forcément prendre le risque que leurs proches découvrent qu'elles sont allées se faire vacciner. Et je n'ai pas arrêté de répéter pendant cette pandémie qu'on ne retenait pas les leçons qu'on aurait dû apprendre lors du SIDA : le fait de proposer des tests anonymes et gratuits a été un élément très important pour lutter contre les effets de la culpabilisation autour du SIDA, culpabilisation qu'on a vu tout autant à l'œuvre pendant la pandémie de covid (contre les gens qui font ou ne font pas ceci ou cela, et notamment se font ou ne se font pas vacciner).
Le fait de sacrifier cette possibilité de vaccination anonyme parce qu'il faut un pass sanitaire et qu'on a décidé (tout aussi arbitrairement, cf. ci-dessus) que le pass sanitaire ne serait pas anonyme est quelque chose qui, au minimum, aurait dû faire débat. Je n'ai pas entendu ce débat, et j'entends très peu, de façon plus générale, celui sur les menaces du pass sanitaire sur la vie privée.
☛ Effet cliquet
✱ Secundo (second enjeu à prendre en compte), l'effet cliquet. (Ou effet de non retour en arrière : normalement ce terme est utilisé en droit pour dire qu'une liberté acquise ne doit jamais être perdue, mais malheureusement le cliquet marche surtout dans le sens pervers, c'est-à-dire qu'une liberté perdue n'est jamais reconquise.) Celui-ci prend deux aspects. D'une part, les mesures de restriction qu'on nous vend comme temporaires sont rarement, justement, temporaires. Vous vous rappelez quand les mesures Vigipirate ont été supprimées ? Ben non, justement. Le terrorisme doit faire moins de morts que la foudre (i.e., zilch) mais on continue à nous emmerder avec ces conneries. Avec les restrictions covid ce sera la même chose : même les confinements, ce n'est pas clair qu'on en soit sortis, le port du masque il va s'éterniser bien au-delà que la pandémie (surtout que la fin de celle-ci sera difficile à dater) et pour le pass sanitaire je ne prends pas les paris.
Mais l'effet cliquet c'est aussi sur l'esprit plus général des
mesures. Je pense que les confinements pour le covid vont finir par
prendre fin un jour, mais la possibilité qu'un gouvernement pour des
raisons qu'il qualifie lui-même d'exceptionnelles, sans même passer
une loi, assigne toute la population du pays à résidence, ça c'est
quelque chose qui restera cliqueté à tout jamais (j'ai signalé
ça très tôt [chercher les
mots dont la démocratie
]) : la prochaine fois l'excuse ne sera
pas le covid mais autre chose, mais la prochaine fois viendra. Il en
va du même du pass sanitaire : même si celui-ci finit par être
supprimé pour le covid,
la fenêtre
d'Overton a été déplacée concernant l'acceptabilité d'une telle
mesure : il y aura des pass pour d'autres choses, sanitaires ou pas,
et c'est bien ça qui me préoccupe.
Et bien sûr, le cliquet a aussi comme caractéristique qu'on peut l'appliquer plusieurs fois : quand une mesure a été cliquetée, non seulement il devient très difficile de revenir en arrière, mais il devient aussi plus facile d'aller plus loin, vers des mesures plus contraignantes. Ceci est très bien illustré par le fait qu'il est aujourd'hui question, en France, de transformer ce qui était initialement un pass sanitaire en pass vaccinal, c'est-à-dire que l'option d'avoir un test négatif ou un vaccin a d'abord été restreinte en durée de validité et va être complètement supprimée (et on peut être tenté de prédire une évolution avec l'arrivée du variant ο vers une exigence de test négatif et vaccin, ou d'autres choses plus contraignantes encore). Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'écrit mon collègue et ami dans ce fil Twitter.
☛ Effets collatéraux et incitations perverses
✱ Tertio (troisième enjeu à évoquer), il y a la loi de Campbell (ou de Goodhart, c'est quasiment la même chose), qui prédit que la multiplication des effets collatéraux et incitations perverses causera un effet sur le système vaccinal lui-même. De même que quand on se met à évaluer les chercheurs sur leur nombre de publications on cause par effet pervers une baisse vertigineuse de la qualité des publications (j'en ai parlé ici), ou que quand on se met à évaluer les policiers sur le nombre d'affaires traitées cela cause toutes sortes d'effets indésirables (refus d'enregistrer les affaires compliquées, expédition des petites affaires), il était évidemment prévisible qu'un système de pass sanitaire aurait toutes sortes de conséquences perverses. Le fait d'avoir eu la covid donne un pass sanitaire, donc évidemment il y a des gens qui se sont fait volontairement contaminer. Ailleurs, certains se sont fait vacciner à la place d'autres gens. Et bien sûr il y a surtout eu multiplication de fausses vaccinations.
Une personne est récemment morte du covid en France parce qu'elle avait un faux pass sanitaire, les médecins ont appliqué un protocole approprié pour une personne vaccinée alors qu'elle ne l'était pas. Inévitablement, certains ont dit que c'était sa faute tandis que d'autres ont dit que c'était la faute du pass sanitaire, d'autres encore que c'était celle des médecins. Je ne crois pas que la notion de « faute de » ait vraiment un sens, mais ce qui m'amuse surtout c'est qu'on soit surpris de ce genre de choses : faut-il être naïf ou con pour penser que ça n'arriverait pas ! Surtout dans un pays où quelques mois avant on nous a obligés à inventer toutes sortes de fausses attestations juste quelques mois avant.
Le fait que ce genre d'effets pervers paraisse comme une surprise
est, d'ailleurs, la preuve qu'aucune des études qui auraient dû être
menées avant de mettre en place ce fameux pass sanitaire, n'ont été
menées (ou alors elles ont vraiment été bâclées). Si n'importe quelle
personne pas profondément débile avait réfléchi plus que quelques
minutes à la question, elle serait arrivé à la conclusion il faudra
attirer l'attention des médecins sur le fait que les informations sur
le pass sanitaire ne devront pas être prises pour argent comptant lors
des traitements, parce qu'il y aura sans doute énormément de faux
.
(Enfin, bien sûr, les faux vaccinés sont une petite partie des
apparents vaccinés, mais comme ils ont beaucoup plus de chances de
tomber malades cette proportion prend beaucoup d'importance.)
Mais une conséquence de tous ces faux, notamment, c'est qu'on ne
sait plus combien il y a de gens vraiment vaccinés dans ce pays,
puisqu'une partie sans doute pas complètement négligeable des
« vaccinés » sont en fait des gens qui ont fraudé d'une manière ou
d'une autre. C'est surtout ça la loi de Campbell : à vouloir
maximiser le nombre de vaccinés on a cassé l'indicateur nombre de
vaccinés
. Et du coup, on ne peut plus vraiment dire quelle est
l'efficacité réelle du vaccin. Bravo.
☛ Quelques autres problèmes
✱ Enfin, il a quelques autres problèmes autour du pass sanitaire qui ne me semblent pas aussi importants que les trois que je viens de citer, mais qui sont quand même au moins dignes d'une mention.
Au niveau pratique, je dois concéder que le système n'a pas été trop mal foutu. Le fait qu'on puisse utiliser le pass soit sous forme papier (qu'on reçoit lors de la vaccination, mais qu'on peut aussi télécharger soi-même sur le site de l'Assurance maladie, et miraculeusement ils ont même pensé aux gens dont la sécu n'est pas gérée par la sécu), soit sous forme électronique, et dans ce cas on a toute latitude pour montrer le PDF sous la forme qu'on veut, ce n'est pas mal. (Enfin une application visible à tous des signatures cryptographiques, et de l'idée que la signature porte sur l'information elle-même, peu importe la forme sous laquelle elle est présentée.)
Malgré ça, et c'était sans doute inévitable, j'ai été témoin de toutes sortes de ratées. Par exemple, j'ai vu un groupe de dames un peu âgées qui venaient prendre un café en terrasse (c'était un des tout premiers week-ends après la mise en place de la mesure), qui étaient vaccinées depuis longtemps, et qui n'avaient pas compris que ça les concernait aussi (ou que ça concernait même les terrasses), ou qui avaient perdu leur papier, ou ne l'avaient pas eu, et qui avaient l'air assez perdues quant à ce qu'elles devaient faire. Toujours est-il qu'elles sont reparties bredouilles. Peu longtemps après, j'ai vu quelqu'un dont le pass sanitaire ne marchait pas, et personne n'avait idée de pourquoi (ce n'était pas qu'on n'arrivait pas à le scanner, mais il était rejeté, et la personne, que je présume être de bonne foi, n'avait aucune idée de la raison) : dans ces conditions, on n'a aucune explication ni aucun recours, et c'est un peu terrifiant (même si sur le cas bien précis dont j'ai été témoin, le restaurateur a bien voulu fermer les yeux — ce qui, du coup, mine la sécurité du dispositif). Et il semble que tout récemment, suite à un bug de l'application TousAntiCovid-Vérif, un certain type de codes (certes anciens et peu courants) ont été rejetés : je pense que les personnes concernées ont dû se sentir tout d'un coup bien démunies face à un système informatique opaque qui leur disait l'équivalent de permission denied, sans aucune motif, sans aucune explication, sans aucun recours possible, sans même un contact à appeler pour essayer de comprendre le problème. (Voir aussi le problème rapporté ici.) Quant aux étrangers qui doivent essayer de comprendre dans quelle mesure ils peuvent avoir un pass sanitaire français ou dans quelle mesure leur pass sanitaire national est valable en France, j'imagine que c'est complètement la galère (déjà que vivant en France je n'arrive pas à suivre les règles en vigueur dans ce pays depuis le début de la pandémie et qui changent deux fois par semaine, alors quand on débarque !).
Mais il faut penser, aussi, aux gens chargées de faire la vérification. D'abord, c'est une tâche pénible (et qui ne leur a pas valu de rémunération supplémentaire) que de scanner des QR-codes à longueur de journée (parfois mal imprimés ou peu lisibles), et certainement de devoir expliquer aux gens que oui c'est indispensable et non ce n'est pas un choix de la maison, et finalement de faire une sorte de service après-vente pour le gouvernement, à la fois la police et l'assistance technique, ce qui n'est ni leur métier ni leur mission. Je ne suis pas persuadé que les employeurs aient toujours mis à disposition des employés un téléphone ou une tablette pour faire tourner l'application TousAntiCovid-Vérif (qui contrôle les pass sanitaires) et je soupçonne que certains ont été en pratique obligés de l'installer sur leur propre appareil. Bref, il y a une multitude de problèmes auxquels on ne pense pas forcément quand on vit dans l'utopie du solutionnisme technologisant, mais qui n'en sont pas moins réels dans la vraie vie où le diable se cache dans les détails.
☞ Deux (ou trois) buts possibles
Mais revenons en arrière d'un cran. Quel est le but du pass sanitaire, au juste ? Il joue sur une ambiguïté entre deux choses pas fondamentalement incompatibles mais néanmoins bien distinctes : ⓐ contrôler l'épidémie en évitant la contamination aux endroits où il s'applique (en restreignant leur accès à des personnes vaccinées ou, jusqu'à présent, testées négatives, donc a priori non contagieuses dans les deux cas, ou du moins beaucoup plus faiblement contagieuses), et ⓑ contrôler l'épidémie en poussant à la vaccination en rendant la vie très pénible pour les non vaccinés, tout en évitant d'appeler ça une obligation vaccinale. Pour illustrer la différence entre ⓐ et ⓑ, exiger le pass sanitaire dans un endroit où aucune contamination n'est possible, ou encore exempter les personnes qui pour des raisons médicales valables ne sont pas vaccinables, serait justifié par l'objectif ⓑ mais pas ⓐ. Aucun de ces deux objectifs n'est intrinsèquement complètement stupide, mais aucun ne tient vraiment debout non plus, et en tout cas, il faudrait être honnête sur celui qu'on recherche (ou éventuellement les deux à la fois, mais de même, il faut le dire clairement). Or il me semble que ⓐ est le but affiché mais il l'est de façon assez malhonnête parce que les gens qui ont mis ça en place savent bien que ça ne servirait pas à grand-chose et c'est simplement que c'est plus acceptable que ⓑ.
Pour preuve de cette
hypocrisie, nous
avons d'un côté le conseil d'État qui, dans
son avis
sur le projet de loi, souligne (paragraphe 13)
que l'application du “passe sanitaire” à chacune des activités pour
lesquelles il est envisagé de l’appliquer doit être justifiée par
l’intérêt spécifique de la mesure pour limiter la propagation de
l’épidémie, au vu des critères mentionnés précédemment et non par un
objectif qui consisterait à inciter les personnes concernées à se
faire vacciner
, autrement dit, considère explicitement comme
acceptable l'objectif ⓐ mais non l'objectif ⓑ que je viens de
mentionner ; alors qu'Olivier
Véran reconnaît
maintenant clairement et publiquement, le pass vaccinal est une
forme déguisée d'obligation vaccinale
(merci au moins pour cette
franchise), ce qui est donc ⓑ.
☛ Culpabilisation
Je vais revenir sur le fait que, à ce compte-là, je préférerais une
obligation vaccinale claire et nette, qui porte son nom, plutôt que
cette version « déguisée », mais il y a éventuellement un troisième
objectif encore moins avouable que ⓐ et ⓑ, à savoir ⓒ pouvoir accuser
les non vaccinés d'être responsables de la situation sanitaire qui ne
s'améliore pas (autant qu'on voudrait) et donc défléchir la
responsabilité et éviter un débat sur les moyens attribués à
l'hôpital. J'avais déjà attiré l'attention
(même lien que précédemment,
chercher détournement de culpabilité
) sur le fait qu'un des
buts des confinements et des autres règles de l'absurdistan
autoritaire avait été de pouvoir faire porter le chapeau aux gens qui
ne respectent pas bien les règles et ainsi éviter l'embarras d'un
gouvernement qui avait prétendu que le virus ne toucherait pas la
France, et a vendu des réserves de masques : de façon générale, les
politiques aiment toujours avoir quelqu'un sous le coude à montrer du
doigt quand les choses vont mal (et même quand, objectivement, la
réalité est que c'est la faute à pas de chance et que ce serait la
chose la plus honnête à dire).
Globalement, je pense qu'on a eu assez de culpabilisation pendant cette pandémie, et que ce n'est pas un moyen convenable de gérer la santé publique : on a eu celle des gens qui ne respectaient pas bien le confinement, on a eu celle des jeunes qui font la fête (ou quelque chose comme ça), maintenant on a celle des non-vaccinés. Ça suffit ! Pour le SIDA on a vu que ce n'était pas en culpabilisant les gens qu'on les persuadait de porter une capote, il serait bon de garder cette leçon en tête.
☛ Freiner les contaminsations
Mais revenons-en à ⓐ et ⓑ : que doit-on penser de ces objectifs ?
S'agissant de ⓐ, freiner la contamination aux endroits où le pass s'applique, le problème est que cela représente un coût considérable pour un gain extrêmement faible : l'ensemble de toutes les contaminations dans les cafés, restaurants, cinémas, musées et que sais-je encore, ne doit pas être colossal (par rapport à toutes les autres possibilités : enfants à l'école, contaminations secondaires au sein d'un même foyer, repas entre amis, rencontres entre collègues, contaminations dans les transports en commun — où le pass n'est pas exigé), donc même ramener à zéro la part des lieux soumis au pass sanitaire ne fera pas une différence colossale (un signe étant que quand on a rouvert les restaurants on n'a pas vu de grosse variation du R effectif dans aucun pays) ; et bien sûr, les personnes vaccinées, même si elles sont plausiblement moins contagieuses même si infectées et moins probablement infectées, ne sont pas complètement incapables de transmettre le virus (et à ce stade c'est probablement elles qui contribuent le plus à la propagation du virus, simplement parce qu'elles sont beaucoup plus nombreuses), et il en va de même des personnes testées négatives parce qu'il y a des faux négatifs. Bref, cet objectif ⓐ consiste à mettre un filtre passablement troué autour d'une part relativement faible des contaminations (voir aussi ce fil) : je peux concevoir que ce n'est pas sans intérêt, mais le coût semble trop élevé pour un gain faible. En tout état de cause, cela mérite au moins une étude bénéfice-coût un peu précise, qu'on n'a pas eue (et pour les confinements, au fait, je vous ai dit qu'on ne l'avais pas eue ?).
Mais je répète qu'il est assez clair que personne, ou en tout cas personne en position de décider, ne croit vraiment à ⓐ : c'est juste un prétexte pour donner bonne conscience à l'objectif réel qui est ⓑ (voire ⓒ).
☛ Pousser à la vaccination
S'agissant de ⓑ, donc, d'une part je trouve que c'est très malhonnête d'essayer d'avoir une obligation vaccinale qui ne dit pas son nom, mais laissons de côté toute considération morale : je pense aussi que c'est assez inefficace : en jouant ainsi de façon vraiment peu subtile à la carotte et au bâton avec les antivax, je ne pense pas qu'on les ait concilié ni fait changer d'avis, on les a plutôt radicalisés en leur donnant l'impression de les transformer en citoyens de seconde zone (qu'ils ont d'ailleurs ensuite monté en sauce avec des comparaisons absolument détestables avec l'étoile jaune). Tant qu'à chercher des compromis ou des apparences de compromis, peut-être qu'on aurait pu, par exemple, se débrouiller pour se procurer des doses de vaccins qui ne sont ni à base d'ARN messager ni de vecteur viral, par exemple le Novavax. Quant aux gens qui, sans être antivax, étaient juste flemmards ou perdus devant le cauchemar de la chasse aux créneaux sur Doctolib, il y avait certainement d'autres pistes pour les motiver.
Ce qui est sûr, en tout cas, c'est qu'il y a une certaine
incompatibilité entre l'affirmation les Français refusent de se
faire vacciner, on est obligés de leur forcer le bras avec un système
de pass sanitaire
et la course aux créneaux pour se faire
vacciner. Si le pass sanitaire avait été annoncé à un moment où les
centres de vaccination restaient désespérément vides, l'argument ⓑ
serait déjà plus crédible.
Mais en tout état de cause, au lieu de jugements au doigt mouillé, l'objectif ⓑ aurait aussi mérité une étude un peu précise : est-ce que, oui ou non, un système de pass vaccinal est un moyen qui fonctionne bien pour maximiser le taux de vaccination ? Le gouvernement a-t-il basé sa décision de l'imposer sur des éléments factuels (par exemple des sondages demandant aux gens ce qu'ils feraient si on leur proposait tel ou tel choix) ? Peut-on voir ces éléments ?
☞ Et une vraie obligation vaccinale ?
Si vraiment on veut absolument instaurer une obligation vaccinale, alors je préfère que cette obligation vaccinale soit clairement étiquetée comme telle sur le flacon et pas déguisée comme le dit Olivier Véran. On a déjà ça en France (pour les adultes ça concerne le vaccin diphtérie-tétatnos-polio, même si, en pratique, il n'y a aucun contrôle et possiblement aucune sanction même en théorie, je n'ai pas réussi à savoir), donc je ne pense pas qu'on puisse s'en émouvoir pour le principe : en tout cas, ça ne représenterait pas un nouveau cliquet. Je ne suis pas favorable à une obligation vaccinale pour une maladie aussi peu pathogène que la covid (et pour laquelle il semble difficile d'atteindre une immunité collective durable par vaccination), d'ailleurs je note que l'OMS a aussi fait part de sa réticence (cf. aussi ceci), mais ce n'est pas une objection de principe forte, et je suis en tout cas moins défavorable à une obligation vaccinale claire qu'à cette solution bâtarde qu'est le pass sanitaire ou vaccinal, qui combine tous les inconvénients de l'obligation vaccinale (à commencer par le problème éthique d'imposer aux gens un acte médical) à des inconvénients spécifiques au fait de ne pas la reconnaître comme telle ou bien aux détails du procédé (et que j'ai esquissés ci-dessus).
Une obligation vaccinale claire et franche, ça voudrait dire convoquer tout le monde pour se faire vacciner, à charge pour les autorités de prévoir les créneaux et les lieux proches du domicile et de dégager les gens de leurs obligations professionnelles pour ce jour-là, au lieu de les laisser galérer sur Doctolib. (Évidemment, il faudrait proposer un minimum de choix, ou de flexibilité pour reporter la convocation, et évidemment, les gens qui préfèrent trouver leur créneau à l'avance doivent avoir une possibilité de le faire.) Il faudrait imaginer des sanctions en cas de refus, je ne sais pas quelle forme elles devraient prendre (par exemple des amendes ou une suspension des remboursements sécu jusqu'à régularisation), mais le point important avec une obligation vaccinale c'est que ça ne prend pas la forme de privation de certains loisirs, qui n'est pas une peine habituelle, et surtout, ça ne défausse pas le travail de contrôle et de sanction sur des gens (restaurateurs notamment) dont ce n'est pas le métier. Et surtout, dans un système où il y a obligation vaccinale, il y a présomption de vaccination et pas ce contrôle permanent insupportable : ce sont les autorités qui ont la charge de trouver des créneaux pour tout le monde et de courir après les réfractaires, pas la société qui doit se restructurer autour d'un pass à présenter partout. En outre, cela fait porter clairement la responsabilité à l'État du contrôle de la sécurité des vaccins utilisés et de la prise en charge des effets secondaires éventuels. (J'ai trouvé intéressant ce document sur l'historique et la situation ante covid de l'obligation vaccinale en France, même s'il est loin de répondre à toutes mes questions.)
☛ Un compromis ?
Une autre possibilité qui me semble relativement séduisante (en tout cas nettement plus qu'un pass sanitaire) serait d'avoir non pas une obligation vaccinale complète mais une obligation de soit se faire vacciner soit objecter formellement : les personnes convoquées pourraient choisir, au lieu de se faire vacciner, déclarer leur objection en la motivant. L'idée est que les gens qui ne se font pas vacciner par flemme (ou parce qu'elles sont perdues dans Doctolib ou ne trouvent pas un créneau ou je ne sais quoi), une fois convoquées, préféreront quand même se faire vacciner que de faire la démarche d'objecter formellement, alors que les gens qui sont vraiment hostiles (pour des raisons personnelles ou idéologiques) auront la possibilité de s'expliquer, — et je fais le pari qu'elles seront finalement peu nombreuses. Il faut, bien sûr, que l'objection ne soit pas fichée de façon nominative (sinon il y aura crainte de la constitution d'un fichier des opposants) mais qu'elle entre dans les statistiques, y compris avec un motif précis à renseigner, pour qu'on y voie plus clair.
☞ Gratter les derniers pourcents, ou protéger individuellement ?
Toujours est-il que si je suis indubitablement convaincu de la stratégie consistant à vacciner une très grande majorité de la population, laquelle dans la plupart des pays y consentira certainement sans difficulté, si la stratégie va jusqu'à exiger une majorité telle qu'avoir vacciné ~90% de la population éligible ne suffit toujours pas, on doit commencer à se dire que chercher à gratter les quelques pourcents qui restent n'est plus vraiment pertinent, même s'ils ont environ 8 fois plus de chances de finir à l'hôpital et 12 fois plus de finir en soins critiques (si j'en crois ma petite analyse sommaire de ces données pour la France, dont la typologie est malheureusement très mal documentée) : oui, il semble que les non-vaccinés constituent environ 45% des hospitalisations et 55% des entrées en soins critiques pour covid en France actuellement (modulo le fait que que la fraude fausse peut-être ces statistiques), donc on peut gagner au maximum un petit facteur 2 si on arrive à vacciner absolument tout le monde, mais si ces gens ne veulent pas se faire immuniser par vaccination, le virus va s'en charger et le nombre de personnes immunologiquement naïves ne va pas pouvoir rester très longtemps non-négligeable. En outre, il y a quelque chose d'un peu obscène au fait d'aller faire de tels efforts pour passer de 90% d'éligibles vaccinés à 99.9% ou je ne sais quoi, quand tant de pays du monde (en gros, toute l'Afrique) sont loin derrière ce chiffre : même si la vaccination ne se fait pas à nombre de doses constant, cette obsession de la perfection commence à toucher au délire.
Digression : Il est vrai qu'il y a quelque chose de paradoxal à ceci : plus le vaccin est efficace, plus on va vouloir chercher à vacciner une partie importante de la population : le fait que les ~10% d'adultes non-vaccinés posent encore problème est dû au fait que, justement, le vaccin est efficace à ~90% ; pour un vaccin efficace à ~50%, ça ne sert plus à rien d'aller récolter plus qu'une bonne majorité de vaccinés, passer de 80% à 90% ou 99% ne changera rien d'intéressant. Donc paradoxalement, c'est le fait que le vaccin marche si bien qui fait qu'une petite minorité d'antivax irréductibles nous mette en difficulté par rapport à ce qu'on pouvait atteindre. Mais si on voit les choses différemment, par rapport à un vaccin efficace à seulement 70% ou 50%, on est quand même vraiment dans une meilleure situation, et il ne faudrait pas laisser cette chance nous obliger à jouer aux perfectionnistes. C'est un peu comme l'existence des places en réanimation, d'ailleurs : paradoxalement, leur existence, qui a sauvé plein de vies, a aussi contribué à rendre la pandémie bien plus grave, à cause de l'angoisse permanente de ne plus avoir de places en réa. Il faudrait peut-être méditer un peu sur ce paradoxe.
Autre digression (sur les ~90% d'adultes vaccinés) : Bon, on pourra dire qu'il y a des pays qui font mieux. J'avoue que j'ai des doutes sur la signification des chiffres de vaccination qu'on trouve, par exemple, ici : le Portugal aurait 88% de vaccinés sur la population totale depuis début octobre, mais comment est-ce possible quand l'agence européenne du médicament n'a approuvé la vaccination des enfants de 5 à 11 ans il y a moins d'un mois et que le Portugal a certainement bien 12% d'enfants de ≤11 ans ? Je soupçonne vaguement que certains chiffres sont mal convertis entre des catégories d'âge spécifiques à certains pays et un pourcentage de la population totale.
Il est temps de passer à un modèle de pensée, ce qui aurait sans doute dû être le cas dès le début, dans lequel on se dit que le vaccin protège la personne vaccinée et pas les autres : la protection conférée contre toute d'infection (et donc de contagiosité vis-à-vis des autres), ou immunité stérilisante, ne semble pas devoir durer bien longtemps, tandis que la protection contre les formes graves de la maladie, ou immunité protectrice, semble bien plus durable. Et ceci sera sans doute encore plus vrai avec le variant ο : dans ces conditions, il faut abandonner l'idée d'essayer d'endiguer la propagation du virus (qui finira par atteindre un niveau endémique un peu moins volatile, et on ne sait pas du tout combien ce niveau sera élevé, mais on n'y pourra pas grand-chose) et se concentrer sur la protection offerte par le vaccin (et/ou par une infection précédente) contre les formes graves. C'est-à-dire que, nonobstant le tropisme de l'action que je dénonçais plus haut, il n'y a plus rien à faire qu'offrir des doses de rappel à ceux qui en veulent, et laisser les choses suivre leur cours.
☛ Il faudrait parler des hôpitaux
Je finis en reprenant et en développant un bout
d'un fil
Twitter
(25 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp) que j'ai écrit sur le variant ο en France.
Si le système hospitalier ne peut pas encaisser un virus respiratoire
qui faisait initialement ~0.5% de létalité et contre lequel on a
vacciné ~90% de la population éligible, et qu'on a besoin d'aller
gratter chaque misérable pourcent jusqu'à atteindre 100%, peut-être
bien que le problème est structural : peut-être qu'au lieu
d'utiliser les hôpitaux vont saturer !
comme prétexte pour
paniquer tous les trois mois on peut s'occuper de discuter du problème
de fond et des moyens qu'on veut donner aux hôpitaux. Il faut donc
que la société, collectivement, fasse un choix (peut-être qu'il y a
des élections qui arrivent, d'ailleurs) : soit d'accepter qu'il n'y a
pas de place pour tout le monde à l'hôpital ou dans les services de
soins intensifs (ce qui, je l'ai déjà
dit, est assurément embêtant mais moins embêtant que, disons,
d'enfermer un pays entier pendant cette même durée), soit de se donner
les moyens — et ce sera très cher — de s'assurer que quelque chose du
type covid, avec un taux de vaccination élevé mais néanmoins
raisonnable, ne les fait pas saturer. Il serait temps de séparer le
débat sur le covid ou la vaccination de celui sur les hôpitaux : la
manière dont ces derniers ont été financièrement délaissés pendant des
années parce que c'est cher, et dont on découvre soudainement que
c'est absolument complètement inadmissible d'envisager qu'ils saturent
et qu'il faut tout sacrifier à éviter cette éventualité, est une forme
d'hypocrisie qui doit nous interpeller.