Le but intrinsèque de ce texte est de me permettre de voir un peu
plus clair dans mes pensées et émotions avant d'en parler à un
psychiatre. Mais le but extrinsèque, et pas moins important, à
partager ainsi ce que je ressens, est que cette description puisse en
aider d'autres qui partageraient les mêmes difficultés à se sentir
moins seuls, et à ceux qui ne les partagent pas de les comprendre
peut-être un peu (au risque de m'exposer à recevoir une pluie
de conseils-reproches).
J'étais parti sur l'idée que le confinement nous mettait dans une
certaine égalité, certainement pas quant aux circonstances
matérielles, mais, au moins à circonstances matérielles identiques,
quant aux épreuves psychologiques qu'il représentait — pas que
j'imaginasse que nous réagirions identiquement à ces épreuves, mais
qu'au moins les mécanismes de base étaient les mêmes. Je mesure
maintenant combien cette idée est erronée : non seulement certains ne
semblent pas vivre les circonstances actuelles comme une
incarcération, mais ils ont l'air nombreux, peut-être la majorité,
voire la majorité écrasante. Et je ne parle même pas des témoignages
du genre j'adore ça !
(accompagnés d'explications sur le fait
qu'ils profitent de leur forteresse de solitude et du temps qu'ils ont
pour cuire des quantités
invraisemblables de pain ou
apprendre enfin la grammaire géorgienne). On peut certainement s'en
féliciter, mais cela laisse ceux d'entre nous pour
qui confinement
n'est qu'un euphémisme irritant
pour emprisonnement
, face à la difficulté de faire comprendre
ce ressenti basique, et assez désemparés de ne pas savoir comment
expliquer le fait que la liberté est quelque chose qu'on ne perd pas
sans peine. Et ne sachant trop de quelle manière expliquer que les
petits messages gentillets du style pendant ce confinement, je vais
vous montrer chaque jour une photo de mon jardin
(ou du pain que
j'ai fait, ou de la grammaire géorgienne que je suis en train
d'étudier), si bien intentionnés qu'ils soient, sont rapidement
insupportables tellement ils nous paraissent à côté de la plaque.
Je n'ai, évidemment, aucun moyen fiable de mesurer
précisément ce que les gens ressentent, et mon entourage est
certainement biaisé de toutes sortes de manière (mais on s'attendrait
plutôt, a priori, à ce qu'il fût biaisé dans le même sens que
moi). Des informations aussi fondamentales que l'augmentation du taux
de suicide en France depuis le 17 mars, sont introuvables (j'ai cru
voir passer une information suggérant un facteur ×10, mais je ne
retrouve plus, et de toute façon la personne qui disait ça ne donnait
aucune source crédible, c'était quelque chose comme un ressenti au
doigt mouillé sur le nombre d'interventions des urgences pour ce type
de causes). Pour penser que je suis dans la minorité, je me base donc
uniquement sur de l'anecdotique comme des témoignages d'amis et des
choses pas du tout scientifiques
comme ce
sondage sur Twitter et les réponses qui y ont été faites.
Ma première réaction dans cette crise a été celle de l'angoisse,
principalement l'angoisse de l'inconnu, par rapport à l'épidémie
elle-même, à la réaction de la société, au désastre social et
économique qui suivrait, à la possibilité d'un effondrement systémique
suite à l'une ou l'autre, à l'anéantissement de tant de rêves et
espoirs pour l'avenir (et, au passage, de mes finances), et à ma
propre réaction face à tout ça : j'ai décrit cette phase
ici ici ; j'ai consulté un
psychiatre pendant cette phase, qui m'a prescrit un anxiolytique (et
un somnifère puisque j'avais aussi perdu le sommeil), que je n'ai
essentiellement pas utilisé (juste deux ou trois fois le somnifère)
parce que cette phase est passée d'elle-même. À l'anxiété a succédé
le courroux, dirigé contre toutes sortes de décisions à mon avis
stupides, et contre l'incompétence fondant ces décisions (ce n'est pas
le propos ici de détailler). Avec cette hargne générale est aussi
venue une irritabilité excessive, dont mon poussinet a injustement
fait plus d'une fois les frais. Cette phase est aussi largement
passée : je n'ai plus de peur, je n'ai plus de colère, je n'ai plus
l'énergie pour soutenir ces émotions : je suis maintenant simplement
abattu. (Je suppose qu'il y a du vrai dans
le modèle
de Kübler-Ross.)
En plus de tout ça, je souffre d'un certain degré d'empathie : de
tant de vies et de rêves brisés, soit par la maladie elle-même, soit
par tous les bouleversements qu'elle a et va entraîner dans nos
sociétés. Le nombre de morts ne m'affecte qu'intellectuellement
(comme Staline
ne l'a peut-être jamais dit, la mort d'un homme est une tragédie,
la mort d'un million est une statistique) : ce qui m'affecte ce sont
les récits individuels, ces gens qui avaient des projets pour la vie
et des espoirs pour l'avenir, qui peut-être venaient de traverser une
période difficile et commençaient à espérer la montagne passée quand
soudainement cette crise surgie de nulle part vient faire que tout
s'effondre. (Ne serait-ce que les restaurants que le poussinet et moi
aimions fréquenter, dont nous connaissions souvent les propriétaires,
et dont sans doute la moitié ne rouvriront jamais ; ou l'auto-école
qui m'a dispensé un zillion d'heures de cours de voiture et de moto,
petite entreprise familiale dont je connais le patron, le papa du
patron, et pas mal du personnel : sera-t-elle encore là dans un
an ?)
Rien de tout ça n'est constant, évidemment. J'arrive
occasionnellement à m'en distraire. Mon moral fait des yoyos. Mais
les embellies sont trompeuses, ce ne sont que des oublis passagers.
(Insérer ici le dessin de Sempé [je ne le trouve pas en ligne]
représentant un personnage expliquant à son psy : Quand je suis
déprimé, les raisons pour lesquelles je le suis sont profondes,
essentielles, fondamentales. Il m'arrive d'être heureux, bien sûr.
Mais les raisons pour lesquelles je suis heureux sont si futiles, si
ténues, que ça me déprime.
) Une difficulté apparentée, que la
parenthèse qui précède illustre peut-être, c'est que j'ai une certaine
capacité à donner l'illusion d'être drôle, ou d'avoir de la répartie,
capacité derrière laquelle je me cache souvent parce que j'ai une
certaine répugnance à exposer crûment mes émotions, et qu'à cause de
ça on ne me prend pas au sérieux quand je vais mal. (Dans le même
ordre d'idées, je sais qu'on m'a souvent dit que je donnais
l'impression d'être calme et mesuré, ce qui me fait rire jaune vu que
je sais à quel point je suis colérique et impulsif.)
La stratégie la plus évidente était simplement d'attendre que ça
passe. Kick the can down the road, comme on le
dit. Vu que ce qui me fait souffrir actuellement est
l'emprisonnement, il suffit d'attendre que celui-ci se finisse… non ?
Non, d'abord parce que la date de fin est sans arrêt reportée : et
chaque report me fait l'effet d'un nouveau coup de poignard, car à
chaque date annoncée j'ai la faiblesse et la stupidité d'y croire, et
évidemment c'est à chaque fois un nouveau mensonge. Non, car à
l'emprisonnement succédera un avenir à peine moins sombre, et la
réalisation du fait que ma vie d'avant, tous les petits plaisirs sur
lesquels je fondais mon équilibre psycho-affectif et qui se sont
envolés en mars 2020, cette vie d'avant est complètement détruite pour
bien plus longtemps que la seule période d'emprisonnement, et il n'est
pas acquis qu'elle puisse jamais ressusciter. (J'étais déjà très mal
avant que le gouvernement mette toute la population française en arrêt
à domicile, et même si cette mesure a énormément accéléré la spirale
noire dans laquelle j'étais engagé, elle n'est pas seule en cause.)
Et la stratégie de simplement tout repousser à plus tard ne fait que
m'ensevelir sous une épaisse couche de culpabilité pendant que je me
recroqueville autour de mon malheur que je rumine. (Je vais revenir
sur la culpabilité.)
Pour essayer de faire comprendre mon état mental actuel, la
meilleure comparaison que j'aie trouvée est celle du marteau-piqueur.
(Comme une sorte d'intrusion dans la réalité d'une métaphore qui
n'aurait pas compris qu'elle devait rester métaphorique, il y a eu, le
10 mars, des gens qui sont venus, je ne sais pas pourquoi, détruire
une bonne partie du macadam du trottoir de ma rue, et j'ai été
réveillé de jour-là par des bruits de chantier atteignant les 70dB au
sonomètre chez moi, et qui ont duré toute la matinée. C'est ce qui
m'inspire cette analogie.) Le marteau-piqueur c'est mon cerveau qui
me répète sans arrêt je n'en peux plus de cette cage ! je veux
sortir ! je veux bouger ! je veux m'aérer ! je veux faire du
sport !
— et tous les conseils du genre lis un livre pour te
distraire
, regarde un film
, essaie de travailler pour
penser à autre chose
, etc., butent sur le fait que, lire un livre,
regarder un film, travailler, quand on a un marteau-piqueur dans la
tête, ça ne marche pas. On ne veut qu'une chose, c'est que le
marteau-piqueur s'arrête. On ne pense qu'à une chose, c'est que ce
truc est insupportable. On arrive peut-être à s'en distraire une
minute, mais on y revient toujours, tant qu'il donne ses coups répétés
et insistants. On donnerait n'importe quoi pour que le
marteau-piqueur cesse, mais on n'a pas la force d'y faire quoi que ce
soit, alors on finit juste avec la tête dans un oreiller à crier
pitié.
(L'ironie de la chose, parce que le destin a indiscutablement une
forme d'ironie, c'est que j'aurais sans doute beaucoup mieux vécu
l'emprisonnement par le passé : avant que je ne découvre le plaisir
que je pouvais avoir à faire de la musculation, à visiter les parcs et
jardins et forêts de l'Île-de-France, à rouler en moto, etc. Le David
Madore ado geek asocial détestant le sport aurait peut-être adoré
avoir un prétexte pour rester cloîtré deux mois chez lui, et tous les
efforts que j'ai faits depuis pour avoir une vie plus saine me font
maintenant souffrir.)
À un certain stade de la crise, j'ai vaguement réussi à convertir
une partie de cette énergie de colère et de désespoir en quelque chose
d'un peu plus productif : j'ai appris un peu d'épidémiologie (et même
un tout petit peu de virologie, d'immunologie et de médecine en
général), j'ai analysé la crise comme je le pouvais (voir quelques
entrées antérieures sur de
blog : ici, là, là, là, là, là
et encore là ; ou encore des fils
Twitter que je n'ai pas traduits en français
comme celui-ci, celui-là
et
encore celui-là).
J'ai cru identifier un certain nombre de ce qui me semblent être des
limitations méthodologiques sérieuses de l'approche utilisée par les
modèles épidémiologiques qui sous-tendent les décisions politiques
pendant cette crise, et notamment :
- l'absence de prise en compte de l'hétérogénéité sociale de la
population (autrement que sur des critères d'âge et éventuellement de
géographie), reflétée tout au plus dans de malheureuses matrices de
mélange entre compartiments qui sont malgré tout traités comme
homogènes chacun séparément ; et la mauvaise compréhension du fait que
la lecture de données épidémiques agrégées sur l'ensemble de la
population surpondère les sous-catégories où la reproduction est la
plus rapide [je décris ce problème parmi
d'autres ici sur ce blog, ainsi que
dans la partie 🄱
de ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]] ;
- l'absence de prise en compte du fait que les contacts entre
individus ne sont pas aléatoires mais qu'un petit nombre de contacts
récurrents pour chaque individu (foyer, famille, amis, collègues) va
représenter la majorité des contaminations, limitant la capacité de
diffusion à un graphe de degré limité [je décris ce
problème ici sur ce blog,
phénomène (2a), ainsi que
dans ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct], notamment tweets nº10, 11, 19, 21, 36, 37] ;
- l'absence de prise en compte de l'effet de célébrité et du fait
que les personnes ayant un grand nombre de contacts seront infectées
avant les autres, réduisant ainsi la diffusion ultérieure de
l'épidémie, et en particulier l'interaction entre ce phénomène et
celui de l'item précédent [je décris ce
problème ici sur ce blog,
phénomène (2b), ainsi que
dans ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct], notamment tweets nº12, 13, 20, 22, 40, 41] ;
- l'incompréhension du fait que la variance des contacts
infectieux reçus par un individu a un impact bien plus
important que la variance des contacts infectieux émis (alors
que beaucoup de modèles épidémiologiques jouent à essayer de faire
varier l'infectiosité des individus et se penchent sur le problème
des
super-contaminateurs
, le problème dual est bien plus
pertinent), ou au moins que les deux doivent être pris en compte [je
n'ai pas décrit ce phénomène sur ce blog, mais
dans ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]] ;
— et plus généralement la mauvaise prise en compte d'informations
venant des domaines de la théorie des graphes et des probabilités (et
surtout de leur intersection, les graphes aléatoires). En fait, je
pensais au début que ces points (sauf peut-être le dernier) devaient
être évidents pour tout le monde et que les modèles utilisés les
ignoraient parce que leur but était de calculer autre chose, et j'ai
pris conscience progressivement qu'en fait, non, il y a un véritable
manque de recul par rapport à tout ça.
Seulement voilà, certains m'ont fait savoir que je n'étais pas
épidémiologiste (même pas spécialiste des graphes aléatoires) et que
je devais laisser les experts s'exprimer dans leur domaine
d'expertise, et fermer ma gueule de non-spécialiste. Que j'étais
un armchair epidemiologist, voire un crackpot
complet, qui parce qu'il a lu quelques articles sur le sujet s'imagine
comprendre un domaine dont il ignorait tout il y a deux mois, et
pouvoir donner des leçons aux experts de ce domaine. (Et
indubitablement, dans une crise pareille, il y a plein de gens qui se
découvrent tout d'un coup une expertise miraculeuse en tout et sur
tout. Ce qui donne lieu à des moqueries comme illustrées
par ce
tweet.) De toute façon, les experts sont bien trop occupés par
toutes les sollicitations qui leur tombent dessus pour répondre à mes
objections, mais sans doute ont-ils des réponses.
Déjà en général, la combativité ne fait pas partie de mes
attributs. Je suis colérique, mais ma colère n'a aucune endurance.
Je ne sais pas me battre pour mes idées. Si on me dit de fermer ma
gueule, ce que je fais le plus facilement est de baisser les bras. De
toute façon, quand je travaille à comprendre le monde, c'est surtout
pour le comprendre pour moi, je fais parfois un effort pour
l'expliquer aux autres parce que ça m'aide à mieux le comprendre, mais
je n'ai aucun appétit pour les disputes avec les gens qui pensent que
j'ai tort ou qui refusent de m'écouter.
Et en ce moment, bien sûr, le découragement est encore
considérablement plus prononcé. Quel intérêt, en fait, d'essayer
d'attirer l'attention sur des limitations dans les modèles
épidémiologiques ? Les experts que je critique sont débordés, je n'ai
aucun espoir d'arriver à me faire écouter d'eux même si j'arrivais à
les convaincre que je ne suis pas un crackpot, et je n'ai plus aucune
énergie pour tout ça. Je n'ai déjà même plus la force de répondre aux
mails de mes amis qui me donnent ou prennent des nouvelles, je n'ai
certainement pas celle de me faire entendre de gens dont je
critiquerais la démarche scientifique. Et même si j'y arrivais, ça
n'aurait aucun intérêt. Je ne pense pas qu'on puisse faire un modèle
mathématique correct d'une épidémie humaine (et je soupçonne que
l'hubris de le penser vient de l'expérience des épizooties, pour
lesquelles des modèles simples doivent assez bien marcher parce
qu'aucun des phénomènes sociologiques que je pointe du doigt ci-dessus
ne se produit) : donc, est-ce vraiment grave si on raisonne sur des
modèles erronés ?
Finalement, je m'en fous. Je n'ai pas la force de mener une
croisade à ce sujet.
Je crois que les gens se méprennent souvent sur la démarche des
scientifiques, enfin, je ne sais pas pour les autres, mais au moins
pour ce qui est de la mienne : je ne fais pas des maths parce que
c'est mon métier, encore moins pour me faire connaître, je ne fais pas
vraiment des maths parce que je cherche à connaître la réponse à telle
ou telle question, je ne fais même pas vraiment des maths parce que
j'aime ça (même si, le plus souvent, en temps normal, c'est le cas) :
je fais des maths parce que je n'arrive pas à faire autrement, c'est
juste comme ça que mon cerveau fonctionne, c'est mon mode de pensée
spontané dès que je réfléchis sur tout un tas de choses. Mais si les
maths en sont la forme la plus fréquente, je n'ai pas forcément
beaucoup de contrôle sur l'objet de mes pensées. Je dis ça pour
répondre à ceux, et ils sont nombreux, qui m'ont enjoint de profiter
de cet emprisonnement pour faire des maths
: c'est un peu
bizarre, comme conseil, c'est comme me dire d'en profiter pour manger,
certainement je ne vais pas arrêter de manger, mais je vais manger
quoi ? des sucreries, sans doute, parce que c'est ce qu'il y a de plus
facile, de plus rapide, de plus séduisant. Newton a développé le
calcul infinitésimal, découvert ses lois du mouvement de la
gravitation, et sa théorie de la lumière et de la couleur, pendant
qu'il était reclus au manoir de Woolsthorpe pendant que la grande
peste bubonique dévastait Londres (où elle a tué peut-être le quart de
la population entre 1665 et 1666) : je ne sais pas si c'était pour
Newton un plaisir ou une nécessité, si c'était pour lui des sucreries
intellectuelles, mais le fait est que je ne suis certainement pas un
Newton. Donc à part l'épidémiologie, en matière de sucrerie
mathématique, j'ai voulu me distraire en regardant quelque chose d'un
peu reposant, j'ai fait un programme qui simule le mouvement de points
sur la surface d'une sphère qui se repoussent selon la loi de Coulomb,
c'est joli et un peu envoûtant à regarder, j'ai appris deux-trois
choses (comme le fait qu'il n'y a pas d'analogue pour la mécanique en
géométrie sphérique du centre de gravité en géométrie euclidienne, et
que même le problème à deux corps y est terriblement compliqué), j'ai
regardé la manière dont les points s'arrangent si on ajoute des
frottements pour qu'ils s'arrêtent, puis j'en ai eu marre et j'ai
laissé tomber cette sucrerie-là. Le marteau-piqueur est trop
difficile à ignorer.
Bref, je ne sais pas comment des gens font pour travailler
productivement dans ces conditions. Je n'en suis pas du tout capable.
Encouragé par le mensonge initial que l'emprisonnement ne durerait pas
trop longtemps (cf. ci-dessus), j'ai commencé par repousser un certain
nombre de choses que je devais faire (kick the can
down the road) en espérant que j'arriverais à remonter la pente,
mais ça allait de plus en plus mal, et le fait de repousser m'a fait
culpabiliser, maintenant j'en suis au point où je n'ose même plus lire
mon mail professionnel.
Je sais que j'ai, de façon générale, une capacité épouvantablement
mauvaise à faire face à l'adversité : ma réaction face aux difficultés
est toujours de renoncer et de subir. Sans doute les seules batailles
que j'aie remportées dans la vie l'ont été par pure chance, parce que
ma technique préférée de combat est la capitulation. Ceci pose un
remarquable problème de bootstrap si le but est précisément de
combattre ma tendance à capituler devant l'adversité.
En tout état de cause, je n'arrive plus à rien faire. Je me lève,
le marteau-piqueur est là, je n'arrive à rien faire, je culpabilise
parce que je n'arrive à rien faire, je déjeune, je n'arrive à rien
faire, je culpabilise un peu plus, je dîne, et je me couche en
espérant que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve qui va passer, ou au
contraire en espérant profiter d'un peu de liberté dans mes rêves,
voire, ne pas me réveiller du tout. Et je me réveille en constatant
que, malheureusement, ce n'est pas un mauvais rêve, le marteau-piqueur
est toujours là. Et les journées se suivent et se ressemblent comme
celles du personnage joué par Bill Murray
dans Groundhog Day : des petites
différences de forme, mais la sensation d'être pris dans une boucle
infinie dans laquelle il n'existe aucune sorte de progrès.
Et la culpabilisation est un mécanisme incroyablement fort pour
m'empêcher de me relever. Elle prend toutes sortes de formes.
D'abord, il y a la culpabilisation concernant le confinement.
C'est
devenu une
sorte de sport national : montrer du doigt les gens qui
ne respectent pas bien le confinement
, les Parisiens qui ont
fui en province au début ou qui espèrent partir en vacances, ceux qui
font leur jogging, ceux qui font que le confinement se relâche
,
les irresponsables
, dont on laisse comprendre qu'ils ont des
morts sur la conscience. Alors voilà, oui, plusieurs fois, j'ai
craqué, le poussinet et moi sommes sortis clandestinement faire une
promenade dans des forêts que nous appréciions tellement dans l'ancien
monde, et nous le referons certainement, même si cette expérience,
bien que réconfortante, était en même temps passablement traumatisante
à cause de cette culpabilisation doublée d'une peur de l'autorité (que
les rapports nombreux de brutalité policière n'aident pas à
dissiper).
Ensuite, il y a la culpabilisation concernant les idées autour du
confinement : non seulement on est sommé de le respecter, mais on est
aussi sommé d'y croire, d'être persuadé qu'on sauve des vies ainsi.
Il ne suffit pas que nous soyons prisonniers, il faut encore que nous
soyons des prisonniers heureux de faire notre part de sacrifice au
salut commun. Alors voilà, je n'adhère pas à cette nouvelle religion
nationale : je suis persuadé que l'approche suivie n'est pas la
bonne : on aura beau essayer de tricher le Covid-19 des morts qu'il
réclame, ce sera un échec, tout ce qu'on parviendra à faire, tout ce
qu'on est parvenu à faire avec cette manœuvre, c'est de retarder un
peu, à un coût exorbitant, ce qui va arriver de toute manière. Mais
c'est une opinion qu'on n'a pas le droit d'exprimer sous peine d'être
classé avec les gens qui, comme Donald Trump et les spectateurs de Fox
News, pensent à l'économie avant de penser aux gens ou sont carrément
persuadés que le virus est une sorte de complot. (Pour
référence, voici quelqu'un avec qui je suis d'accord.)
Puis il y a la culpabilisation autour des conditions matérielles.
Voilà : j'habite un appartement confortable et spacieux, avec un accès
Internet qui marche du tonnerre, j'ai un supermarché juste en face de
la rue, je ne manque de rien, je n'ai pas d'enfants à gérer, et j'ai
le culot de me plaindre ! Indubitablement, je me sens morveux de me
plaindre, alors qu'il y a des gens qui vivent dans des conditions
réellement épouvantables
(ce
mini-documentaire est à cet égard édifiant) : mais
l'argument ça pourrait être bien pire et il y a des gens pour qui
ça l'est
est toujours un mauvais argument, ne serait-ce que parce
qu'il peut se retourner en ça pourrait être bien mieux et il y a
des gens pour qui ça l'est
, et de toute façon ce n'est pas le
propos : je ne me plains pas des conditions matérielles de mon
emprisonnement, je me plains de l'emprisonnement lui-même — une prison
dorée reste malgré tout une prison, et d'ailleurs, dans la théorie
pénale, que je sache, c'est bien la privation de liberté elle-même qui
est censée servir de punition (punition que je considère maintenant
comme cruelle, inhumaine et dégradante), pas la circonstance
additionnelle que les prisons françaises sont surpeuplées, infectes,
mal équipées et mal entretenues.
Ensuite il y a la culpabilisation du fait de partager mon malheur
et de ne pas souffrir en silence. Nous sommes tous, après tout, dans
le même bateau, et moi qui n'ai pas de légitimité particulière à me
plaindre je me sens mal de jouer le rabat-joie face à ces gens qui
sont ravis de profiter de ce moment pour faire du pain ou apprendre le
géorgien. Je me sens particulièrement mal de faire subir à mon
poussinet mes crises de sanglot où je n'arrive plus qu'à m'allonger
sur le lit, prendre une peluche entre les bras, me mettre en position
fœtale et ne plus bouger : je suis désolé qu'il ait à subir ça alors
qu'il n'y est pour rien, et qu'il soit tout désemparé de ne pas
pouvoir me réconforter.
Puis il y a la culpabilisation du fait d'être l'épidémiologiste de
fauteuil qui prétend corriger les experts alors qu'il ne savait rien
du sujet il y a deux mois. (Je l'ai évoqué ci-dessus.) Et de fait,
je m'inquiète d'avoir viré crackpot sur le sujet, et vu mon état
mental déplorable, je ne peux pas vraiment l'exclure.
Et enfin, bien sûr, il y a la culpabilisation du fait de ne plus
arriver à travailler, accentuée par le fait que d'autres gens,
manifestement, y arrivent (y compris au prix d'efforts héroïques pour
faire, par exemple, un enseignement de qualité à travers une
infrastructure inadaptée et bricolée à la dernière minute). Je vais
voir comment me faire arrêter pour, au moins, régulariser ma
situation, mais il est sûr que cela ne fera pas disparaître cette
sensation de culpabilité.
Bref, je vais chercher à retourner voir un psychiatre, sans doute
le même que j'ai consulté il y a un mois et demi, pour lui raconter ce
que je viens de dire (et d'autres choses que je ne veux pas écrire
ici) ; mais d'une part les circonstances actuelles font que ce n'est
pas facile, d'autre part, les psys n'ont pas de baguette magique, mon
poussinet est opposé par principe au fait que je prenne des
médicaments (il a l'air de considérer les benzodiazépines et
antidépresseurs comme le Mal incarné), et, si j'aurais peut-être des
bénéfices à tirer d'une thérapie non-médicamenteuse à long terme, la
vitesse hallucinante à laquelle mon état émotionnel s'est effondré et
les circonstances parfaitement claires de cette dégradation laissent
penser que le rétablissement ne peut passer que par la levée de ces
circonstances, et je me demande bien dans quel état je serai quand
Paris sera libéré (ce qui risque fort de ne pas se produire le 11 mai
vu que Paris est un des départements les plus touchés par
l'épidémie).
Ce n'est pas illégitime, dans une perspective utilitariste, de
considérer que les dépressions et suicides qui seront causés par le
confinement sont un dommage collatéral acceptable dans la lutte contre
le Covid-19 (je parle en général : pour ma part je ne sais pas si je
suis techniquement déprimé, et ce n'est d'ailleurs pas une question
très intéressante ; je ne pense pas que je vais me suicider, au moins
tant qu'il y a un espoir raisonnable que je puisse un jour reprendre
une vie que je considère comme normale
, et cet espoir n'est pas
complètement mort). Après tout, même si le taux de suicide est
effectivement décuplé, devenant ainsi comparable à ce qu'il est en
prison, cela ne représentera qu'une quinzaine de milliers de personnes
sur deux mois en France : c'est moins que le nombre de décès dus au
Covid-19 sur la période, et nettement moins que le nombre dont on
pense qu'on a évité. Néanmoins, si ce calcul utilitariste est mené,
la moindre des choses serait qu'il le fût de façon transparente :
qu'on dise clairement, on choisit de sacrifier tant de personnes (ou
tant de personnes·années de vie) parce qu'on pense pouvoir en sauver
plus. À l'heure actuelle, je n'ai pas l'impression que ce choix soit
présenté dans ces termes, puisque les statistiques sur le suicides ne
sont même pas menées dans
le bulletin
épidémiologique de l'agence nationale de santé publique (tout au
plus apprend-on que 18% des Français présentent des symptômes de
dépression reflétés par un score >10/21 sur
la Hospital
Anxiety and Depression Scale, mais on ignore
malheureusement la valeur pré-épidémique). Et j'ai l'impression qu'il
y a une réticence à justifier des choix de façon utilitariste (une
sorte de slogan selon lequel on doit absolument et à tout prix sauver
toute vie humaine, qui est patentement faux et même mensonger si on
fait semblant d'ignorer toute une catégorie de victimes). À tout le
moins, il serait bon de chercher à arrêter la culpabilisation
infantilisante qui ne sauve personne et qui participe de façon
particulièrement douloureuse à la spirale de la dépression.
Mise à
jour : entrée suivante.