Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en
haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble
les entrées de la catégorie Covid-19 :
il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi
rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top).
Some entries are classified into one or more “categories” (indicated
at the end of the entry itself), but this organization isn't very
coherent. This page lists entries in
category Covid-19: there is a list of
all categories at the end of this page, and
an index of all entries. The
permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Ceci sera-t-il la dernière entrée parlant de covid ?
J'ai sans doute attrapé la covid il y a une quinzaine de jours,
sous forme d'un petit rhume (merci la vaccination !). On ne saura
probablement jamais avec certitude si c'était ça ou non, parce que la
manière dont ça s'est déroulé, c'est que :
j'ai attrapé un rhume, i.e., j'ai eu les symptômes qui, chez moi,
sont complètement caractéristiques d'un rhume comme j'en ai eu des
tonnes pendant ma vie (cf. ici) :
d'abord une douleur au niveau de l'arrière du palais pendant un jour
ou deux, puis le nez bouché pendant trois ou quatre jours, puis une
toux d'abord productive et de plus en plus sèche ;
je me suis demandé si ça pouvait être le covid, j'ai fait un
autotest, il était négatif, donc j'ai conclu que non (je sais bien que
les autotests ont pas mal de faux négatifs, mais ces faux négatifs
sont, de ce que je comprends, essentiellement dus à la difficulté à
prélever assez de mucus, et ici ce n'est vraiment pas ce qui
manquait) ;
le poussinet est parti à Londres et en est revenu, et il a eu mal
à la gorge, il a dit j'ai dû attraper ton rhume, il a quand
même fait un autotest covid parce qu'il avait de la fièvre, et ce test
était spectaculairement et indiscutablement positif ;
je me suis dit qu'il avait peut-être attrapé la covid à Londres
indépendamment de mon rhume et que j'allais l'avoir à mon tour, mais
nous n'avons pris aucune précaution entre nous (parce que,
franchement, je m'en fous, à la limite j'ai plutôt envie de l'avoir
pour avoir des anticorps contre le variant ο en plus des anticorps
contre la forme ancestrale dus au vaccin), et depuis le temps que
j'attends et que je n'ai rien attrapé de plus que ce rhume initial (et
les symptômes du poussinet sont tout à fait passés depuis un moment,
donc il est clair que je ne vais pas attraper quoi que ce soit
maintenant) ;
— j'en conclus que le plus probable, quoique non certain, est que
ce rhume était quand même le covid, malgré l'autotest négatif, et que
c'est moi qui l'ai refilé au poussinet et non le contraire. (L'autre
explication étant un peu tarabiscotée : j'aurais eu un rhume, le
poussinet aurait attrapé le covid indépendamment en allant à Londres,
et il ne me l'aurait pas transmis malgré les nuits et les repas passés
ensemble et les nombreux bisous que nous nous sommes faits.)
Bref, pour moi, si c'est bien le covid que j'ai eu, ça a donné une
rhinopharyngite tout à fait classique, aucune fièvre, même pas un
rhume particulièrement gros. Le poussinet, lui, a eu de la fièvre
(jusqu'à 38.9°C) pendant un jour ou deux, le nez bouché à peu près le
même temps, un gros mal de tête pendant une soirée, et très mal à la
gorge pendant quelques jours ; le principal inconvénient est surtout
que ça l'a obligé à annuler un week-end qu'il avait prévu à Milan avec
ses parents et son frère. Son frère a aussi eu la covid (de façon
indépendante de nous, parce que ça fait des semaines que nous l'avons
pas vu) : ça a été un peu plus sérieux pour lui, mais rien de grave
non plus (juste au niveau où on commence à penser consulter un
médecin). En fait, c'est intéressant de remarquer que je connais
vraiment énormément de gens qui ont attrapé le covid
(toujours sous une forme très ou assez bénigne) ces dernières
semaines, beaucoup plus que lors de la vague de janvier qui était
pourtant sensée être plus importante : peut-être que des groupes
sociaux différents ont été touchés pendant ces deux vagues ; ou
peut-être que les gens, comme moi, ne se font simplement pas ou plus
tester, et les cas graves doivent devenir de plus en plus rares parce
que les irréductibles antivax ont fini par être largement infectés,
donc les gens immunologiquement naïfs il ne doit vraiment plus en
rester beaucoup.
Toujours est-il que la transition vers une maladie endémique me
semble maintenant achevée (cf. ce que
j'écrivais précédemment). On va
sans doute avoir des pics de covid chaque année à des moments assez
prévisibles (peut-être deux par an, un au milieu de l'automne et un au
début du printemps ?), avec un nombre de cas très important (dépendant
de la durée typique de l'immunité stérilisante) mais une gravité
faible ; des variants sans cesse nouveaux, mais qui n'ont pas plus de
raison de nous préoccuper que ceux des autres virus respiratoires
(dont quatre coronavirus) circulant depuis des décennies ou des
siècles. (Bien sûr, on peut toujours craindre l'apparition d'un
mutant apocalyptique, mais on peut craindre ça pour n'importe quel
virus, pas spécialement plus pour SARS-CoV-2, et
j'ai personnellement plutôt peur de la grippe.) La principale
inconnue est la pertinence de revacciner les personnes âgées, à partir
de quel âge et avec quelle fréquence : c'est quelque chose qu'on
découvrira avec le temps.
La Chine est en train de démontrer au monde l'absurdité de la
politique « zéro covid » appliquée avec obstination, et je me demande
bien comment elle va se tirer du trou qu'elle s'est creusé : un moment
ou un autre, il faudra bien se décider à rouvrir Shanghaï ! J'ai
vraiment du mal à comprendre que certains puissent encore s'accrocher
à cette idée. La politique « zéro covid » avait peut-être un espoir,
on pouvait encore rêver éradiquer complètement le virus début
janvier 2020, quand tous les cas étaient dans la même région de Chine,
ou en tout cas tous en Chine. Dès lors qu'il y a eu plus qu'une
poignée de cas en Corée, en Iran et en Italie, il fallait être d'une
naïveté insoutenable pour s'imaginer qu'il y avait encore la moindre
chance de faire disparaître SARS-CoV-2 de la
Terre ; il aurait fallu une action coordonnée absolument parfaite
de tous les pays du monde, et même si tous avaient bien
voulu, tous n'auraient pas eu les moyens. (Et maintenant qu'il y a
des réservoirs animaux, même si tous les pays du monde se mettaient
d'accord pour faire un méga-confinement façon Shanghaï, ça ne
marcherait quand même pas.) Essayer de suspendre l'épidémie le temps
de vacciner tout le monde (comme l'a fait la Nouvelle-Zélande) peut
peut-être aussi se défendre, mais la Chine semble avoir été coincée
par son refus de développer ou d'importer des vaccins
à ARNm et/ou son incapacité à vacciner suffisamment de
personnes âgées, — et c'est sans doute en bonne partie à cause de
l'illusion de succès que donnait sa politique de suppression. Et je
crois surtout que les dirigeants chinois sont maintenant coincés par
le sophisme
des coûts irrécupérables : changer de politique impliquerait
qu'ils ont fait tous ces efforts pour rien, .
Ailleurs dans le monde, où on a accepté la réalité que la covid ne
va pas disparaître, la question se pose surtout de savoir si, jusqu'à
quand et dans quelles conditions on doit continuer à imposer le port
du masque dans les lieux intérieurs. Je doute franchement que la
situation puisse s'améliorer nettement par rapport à ce qu'elle est
maintenant en France ou en Europe : donc si on pense que ce n'était
toujours pas le bon moment, ce ne sera jamais le bon moment, i.e.,
c'est qu'on réclame le port du masque in
perpetuum. Pourquoi pas, après tout ? Ma principale objection à
ça, c'est que même si le masque est raisonnablement efficace pour
limiter la transmission, ce n'est pas ce qui conditionne le
comportement à long terme de l'épidémie : ce qui importe pour ça,
c'est la durée de notre immunité (et surtout de notre immunité
stérilisante) : en gros, si elle dure N mois, chacun de
nous attrapera la covid en moyenne une fois tous les N mois
(peut-être souvent sans le remarquer, mais en le retransmettant),
masques ou pas masques. (Plus d'explications sur mon
raisonnement ici
(43 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp.) Le masque serait intéressant s'il
permettait de réduire le nombre de reproduction en-dessous de 1 dans
une population naïve, mais ce n'est visiblement pas le cas parce que
si c'était le cas le zéro covid aurait été facilement atteint : en
fait, il y aura quasiment autant de cas de covid en moyenne par an si
nous portons tous un masque que si nous n'en portons pas, en en disant
ça je ne conteste pas l'efficacité du masque pour réduire la
transmission — c'est juste qu'il n'a pas d'effet sur la durée
d'immunité et que c'est ça le paramètre critique dans la phase
endémique. Le masque est intéressant si un pic épidémique massif fait
craindre de submerger le système hospitalier, parce que ça permettrait
d'« aplatir la courbe », d'étaler ce pic sans pour autant diminuer son
ampleur totale ; mais je pense que si c'est encore le cas maintenant
que tout le monde est vacciné ou immunisé par infection, c'est surtout
le signe que le système hospitalier a bien d'autres problèmes que le
covid (ce qui est d'ailleurs le cas !).
Ceci étant, le masque peut représenter une forme de politesse,
comme le fait de tousser dans son coude : la règle que je me suis
faite jusqu'à nouvel ordre, c'est d'en porter un si j'ai des symptômes
de type rhume (et donc notamment il y a deux semaines quand j'ai eu ce
truc qui finalement était probablement, mais peut-être pas, la covid),
ou bien
si je
m'adresse à une personne qui en porte elle-même déjà un (l'idée
étant que si c'est moi qui initie la conversation, il est normal que
je me plie aux règles préférées par la personne d'en face).
Alors à défaut de l'espoir d'atteindre le zéro covid, l'explication
que certains mettent en avant pour défendre le maintien de certaines
restrictions liées au covid (à commencer par réclamer la continuation
du port du masque obligatoire), c'est de protéger les personnes
immunodéprimées. Je trouve cet argument assez fabuleux d'hypocrisie :
les personnes immunodéprimées ont toujours été particulièrement
vulnérables à toutes sortes de maladies endémiques, mais parce qu'on a
fait tout un foin avec cette maladie-là et que ça arrange ceux qui
veulent sortir cet argument-là, on découvre le phénomène et on les met
en avant. (De même que dans un registre un peu différent, comme je
l'ai déjà signalé, on découvre que ce coronavirus peut infecter le
cerveau et être associé à des déclins cognitifs : mais c'était déjà
connu pour d'autres coronavirus endémiques « de rhume » et tout le
monde s'en foutait.) Il existe, bien sûr, une grande variété de
formes et de degrés d'immunodéficience, et l'accroissement du risque
peut être modéré ou extrêmement sévère :
typiquement, il
semble que l'accroissement du risque soit d'ordre de grandeur
comparable à cinq ou dix ans d'âge en plus (mais bien entendu, il y a
des cas plus sérieux, et bien entendu, cela se cumule, et surtout, la
réaction au vaccin risque d'être insuffisante ou carrément
inexistante). Malheureusement, il n'y a pas grand-chose qu'on puisse
proposer aux cas les plus sérieux : on peut toujours se réfugier dans
l'idée qu'on a gâché une occasion
d'éradiquer SARS-CoV-2 ou qu'obliger tout le monde
à porter des masques partout les protégerait, il y a tout simplement
fort peu de raison de croire que c'est vrai.
(Une digression épidémiologique : en fait,
paradoxalement, je pense même qu'il vaut mieux pour les personnes
immunodéprimées que la population générale ne porte pas le
masque. En effet, comme je l'ai rappelé ci-dessus, dans la mesure où
l'infection est endémique, récurrente et assez hautement contagieuse,
le nombre d'infections covid par unité de temps et par nombre
d'habitants sera, en moyenne à long terme, essentiellement contrôlé
par la durée moyenne d'immunité, et pas par l'infectiosité, donc pas
par les précautions prises comme le port du masque. Mais ceci est une
moyenne générale sur toute la population : si on veut diminuer ses
risques personnels, il s'agit essentiellement de se
protéger soi-même plus que la moyenne, par exemple quelqu'un
qui porterait normalement un masque FFP2 diminue
sensiblement ses risques d'infections par unité de temps ; et cette
protection individuelle dépend du rapport à la moyenne, donc elle est
d'autant plus importante qu'on se protège soi-même bien et que la
moyenne ne le fait pas. C'est, si on veut, une forme d'immunité
collective dynamique : l'immunité collective est maintenue sous la
forme d'une certaine proportion de la population étant immunisée
contre le pathogène, cette proportion reste constante dans le temps
même si des gens ne cessent de perdre leur immunité et d'autres de la
gagner par infection, ce rythme d'entrée et de sortie dépend de la
durée moyenne d'immunité, mais on peut se protéger individuellement en
s'arrangeant pour que ce soient d'autres gens qui soient infectés.
Bref, on protégera mieux les personnes immunodéprimées
en n'imposant pas le port du masque en général — même s'il
vaut mieux le porter autour de ces personnes ! et qu'il vaut
certainement mieux qu'elles-mêmes en portent un. Mais bon, les gens
qui mettent en avant les personnes immunodéprimées parce que ça
arrange leurs théories sur le covid n'aiment pas non plus qu'on parle
d'immunité collective, donc elles vont certainement rejeter tout le
raisonnement que je viens d'esquisser.)
Pour conclure, j'espère bien que ceci sera la dernière entrée de ce
blog où je parlerai de covid (même si je ne m'interdis évidemment pas
de l'évoquer à l'avenir, d'ailleurs je compte revenir sur la
comparaison avec le sophisme des coûts irrécupérables, disons que je
voudrais bien ne plus en faire le sujet central d'un billet) : il y
avait une certaine cohérence dramatique à ce que je finisse ce cycle
sur le récit de ma propre infection covid comme j'ai raconté tant
d'autres de mes rhumes. (Et aussi que ça tombe pendant le
deuxième confinementversaire.) Je
pourrais peut-être faire la liste des erreurs d'analyse que j'ai
commises pendant cette pandémie, mais je me contenterai de mentionner
celle-ci : j'étais persuadé que l'obligation du port du masque serait
maintenue pendant de très longues années (et ne serait jamais vraiment
levée, juste finirait par être ignorée par tout le monde), je dois
reconnaître que j'ai eu tort ; j'étais aussi persuadé que la fin de la
pandémie ne serait pas claire, et en fait elle a
été extrêmement précise : la pandémie de covid a pris fin très
précisément le 24 février 2022 à 3 heures temps universel, parce que
l'attention du monde s'est tout d'un coup portée sur autre chose.
Je suppose que plein de gens se demandent comme moi mais quand
et comment cette pandémie va-t-elle enfin prendre fin ?
voire sommes-nous condamnés à voir variant après variant, épuisant
l'alphabet grec puis cyrillique puis hébreu et ensuite les caractères
chinois, jusqu'à la fin des temps ?, donc je vais essayer d'écrire
un peu mes pensées sur cette question. (Je ne prétends pas avoir
particulièrement de lumières que d'autres n'auraient pas : je décris
juste la manière dont j'envisage les choses.)
Indéniablement, la pandémie va prendre fin au moins au sens où
l'exception qu'elle constitue ne pourra pas durer indéfiniment : on va
revenir vers la normalité, par définition du mot normalité, que
cette normalité soit semblable à celle que nous avions avant ou que
l'état d'exception actuel devienne la nouvelle normalité. Cette
évidence logique étant dite, il s'agit surtout de savoir dans quel
mesure on va revenir au status quo ante ou devoir
s'habituer à une nouvelle forme de normalité.
Soyons clairs : il ne faut pas compter sur le fait que le
covid disparaisse : il y a des réservoirs animaux bien
établis, il n'y a aucun espoir
d'éradiquer SARS-CoV-2 de la Terre comme on a
éradiqué la variole. Cet état dans lequel le virus persistera
indéfiniment (ou au moins : très longtemps — des siècles), mais qui va
néanmoins se stabiliser vers une forme de normalité, s'appelle l'état
endémique. Mais ce qui constitue la transition de la phase pandémique
à l'état endémique n'est pas entièrement clair, ni à quoi ressemblera
l'état endémique. Notamment, il peut continuer à exister des pics
saisonniers dans cet état endémique (c'est le cas pour la grippe, même
si la grippe n'est pas forcément une bonne comparaison), et même si on
peut s'attendre à ce qu'ils soient moins importants que pendant la
phase pandémique, il ne faut pas forcément s'attendre à un état
stationnaire en pur bruit de fond. Il n'est pas non plus nécessaire
qu'une maladie endémique devienne bénigne (la variole, justement,
était endémique, et elle n'était certainement pas bénigne), mais je
vais essayer d'expliquer pourquoi dans le cas de covid je pense qu'on
peut être raisonnablement optimiste.
Il est à peu près acquis que nous allons essentiellement tous
attraper le covid à un moment ou un autre, et même, de façon répétée.
(Tous s'entendant avec les restrictions évidentes : les gens
qui mourront d'un accident de la route demain et qui n'ont jamais eu
le covid ne vont pas l'attraper magiquement. Mais je veux dire
qu'essentiellement toute personne qui vit assez longtemps finira par
l'avoir de temps à autres.) Peut-être qu'un rappel vaccinal très
régulier permettra de l'éviter, mais même ça n'est pas acquis, et
surtout, ce n'est pas acquis que ça en vaille la peine, sauf peut-être
pour des populations particulièrement fragiles (comme on vaccine
régulièrement contre la grippe les personnes âgées).
Car s'il est à peu près acquis que nous attrapions tous le
covid régulièrement, ce ne sera vraisemblablement pas très
grave, sauf la première fois, et même la première fois ne
sera pas trop grave pour la grande majorité des personnes vaccinées.
Essentiellement parce que nous attraperons le covid au moment où notre
immunité (induite par les infections et vaccinations précédentes)
deviendra un peu trop faible, mais bien qu'un peu trop faible pour
éviter l'infection (plus « stérilisante ») elle sera néanmoins, dans
la grande majorité des cas, suffisante pour éviter que cette infection
soit très grave (« protectrice »). (L'analogie avec la variole est
donc invalide, parce que seule une petite proportion de la population
attrapait la variole, la majorité n'avait aucune immunité.)
La fin de la phase « pandémique » viendra pour laisser place à
l'état « endémique », donc, mais comme cette transition ne sera pas
clairement marquée et sera largement arbitraire (ou au moins,
identifiable seulement rétrospectivement par le fait que la mortalité
sera tombée sur des phases saisonnières qui ne changent plus d'année
en année), il est vraisemblable que nous le ne voyions pas vraiment.
J'ai beaucoup apprécié, à ce
sujet, ce court article publié dans
le BMJ
intitulée The end of the pandemic will not be
televised
(annoncé ici
sur Twitter) et qui fait un petit rappel sur la manière dont ont
pris « fin » les pandémies de grippe de 1918, 1957 et 1968 (je
regrette qu'ils ne soient pas remontés à 1889, parce que cette
dernière a beaucoup à nous apprendre, cf. ci-dessous) : la fin
de la pandémie ne sera pas claire, et peut-être que justement le fait
d'avoir les yeux rivés sur des indicateurs numériques rendra encore
plus difficile à voir le retour à une forme de normalité.
(Peut-être que le bon critère à adopter est que la pandémie prendra
fin le jour où je cesserai de parler de covid sur mon
blog ? )
Si la pandémie prendra fin, il est beaucoup moins clair que
prenne fin la marque qu'elle aura laissé sur nos vies
courantes. J'aime rappeler (voir
notamment ici dans la section
intitulée effet cliquet) que les mesures Vigipirate n'ont
jamais pris fin bien que le terrorisme cause un nombre de morts
négligeable
(et on n'ose pas
les lever parce qu'on peut toujours craindre oui mais ce sont
justement ces mesures qui font que le terrorisme est négligeable,
et l'autorité qui prendrait le risque de les lever devrait —
injustement — subir de graves critiques s'il y avait un gros attentat
après). Nous allons certainement devoir porter des masques un peu
partout bien au-delà du moment où ils auront cessé d'être pertinents,
et comme je l'ai dit ailleurs, le
recul de l'état de droit représenté par les pass technologisants, les
lois d'exception et le spectre des confinements n'est pas près d'être
compensé.
En fait, la mort de ces interdictions et obligations viendra sans
doute simplement du fait que les gens, les sentant devenues inutiles,
les respecteront de moins en moins (i.e., je pense qu'elles ne seront
officiellement abolies que bien longtemps après qu'elles seront
devenues largement ignorées dans les faits). Il me semble que
l'attitude publique, au moins en France, a beaucoup changé au cours
des derniers 1½ années, de quelque chose comme protégez-nous !
(ou cachons-nous le temps que l'orage passe !) à quelque chose
comme bon, il faudra bien vivre avec…, et malgré l'attention
disproportionnée que reçoivent une poignée d'antivax et une poignée
d'irréductibles qui croient encore au zéro covid ou au moins aux
restrictions jusqu'à la fin des temps, la grande majorité des
gens ont fini par converger vers une attitude sensée, et prend des
précautions certes pas idéales (le gel hydro-alcoolique…)
mais néanmoins raisonnables, tout en étant déterminée à ne pas
conditionner toutes leurs vies à une unique maladie.
Mais revenons au virus, parce que c'est quand même important, et
sans doute plus simple, de savoir où on va à ce sujet avant de
spéculer sur les conséquences sociales que ça aura. Que va devenir le
virus SARS-CoV-2 (le virus qui cause la covid) dans
l'état endémique ?
Même en se limitant uniquement à la sphère de la santé, il y a deux
questions assez distinctes : la question épidémiologique
d'une part, c'est-à-dire à quel niveau le virus circulera dans ce mode
endémique : en moyenne, d'une part, et avec quelles fluctuations
saisonnières, et la question médicale d'autre part,
c'est-à-dire, quel sera son niveau de gravité, soit individuelle
(quels seront les symptômes chez les personnes infectées), soit
collective (quel sera l'impact sur le système de santé publique).
S'agissant de la question épidémiologique,
j'ai tenté
dans ce fil Twitter
(43 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp) de faire une modélisation très basique de
l'état stationnaire
(celui-ci
par James Ward est aussi très intéressant, et beaucoup plus poussé,
mais je n'ai pas eu le temps de regarder en détail). Le niveau de
circulation à prévoir dépend de paramètres sur lesquels nous n'avons
que peu de connaissances, mais il est quasi certain, comme je le
disais plus haut, que nous attraperons essentiellement tous le covid
plusieurs fois, à un intervalle qui se comptera probablement en
années. Si cette affirmation peut sembler effrayante car cette
maladie a encore l'image de quelque chose de terrible, il y a de
bonnes raisons de croire que sa gravité va diminuer, peut-être pour
devenir une sorte de rhume, ou si nous avons moins de chance une sorte
de grippe saisonnière. À ce stade il est impossible de prévoir ce
qui va se passer.
Heureusement, nous avons au moins des exemples de ce
qui peut se passer, parce qu'il y a quatre
coronavirus humains endémiques connus. Il faut donc que j'en
parle un peu, ne serait-ce que parce que je trouve un peu scandaleux,
avec toute l'attention qu'a reçu SARS-CoV-2, qu'on
n'ait pas un peu plus parlé des autres coronavirus humains.
Réflexions sur le pass sanitaire et l'obligation vaccinale
J'ai longtemps résisté à écrire sur ce blog un pavé sur le pass
sanitaire et l'obligation vaccinale, mais je vois une fois de plus que
la question n'est pas du tout partie pour disparaître toute seule,
donc il va falloir que je perde ma journée
à accomplir
mon devoir. Soupir. Voici donc une tentative pour expliquer
pourquoi je suis hostile au pass sanitaire alors que je suis convaincu
que les vaccins sont la clé du retour à une vie normale.
Méta : J'ai écrit le texte qui
suit sans vraiment faire de plan, en développant les idées que j'avais
préalablement énumérées dans l'ordre dans lequel elles me semblaient
s'enchaîner. Comme c'est long, j'ai ajouté après coup des petits
intitulés (alignés à droite pour ne pas trop couper le fil d'un texte
écrit d'un seul tenant), une façon de structurer que
j'avais déjà utilisée.
☞ Le sophisme du binarisme
S'il y a une forme de stupidité que la pandémie a sinon favorisé du
moins révélé, c'est celle qui consiste (sans doute parce qu'on a
soi-même sur un sujet donné des idées simplistes) à diviser l'opinion
mentalement en deux « camps » adverses, selon une logique binaire.
Ici, typiquement, d'un côté on aurait (selon cette logique binaire
simpliste) d'un côté le camp des gens qui prendraient la pandémie trop
au sérieux et qui seraient donc favorables aux confinements, au vaccin
obligatoire, au port du masque partout, etc., et de l'autre ceux qui
ne prendraient pas la pandémie au sérieux et qui seraient donc des
complotistes qui avalent successivement un médicament antipaludéen
puis un vermifuge pour chevaux en suivant les conseils d'un gourou
tout en s'imaginant qu'il faut laisser faire la nature — ou quelque
chose comme ça. Devant l'ineptie de cette classification, certains se
disent centristes, mais la seule attitude raisonnable est, je
pense, de dénoncer franchement et ouvertement l'absurdité de la
classification binaire « alarmistes »/« rassuristes » ou bien
« pro-pass »/« anti-vacc » ou autres avatars.
Une des conséquences de ce binarisme qui a frit le cerveau de
beaucoup de gens, c'est de confondre des questions qui n'ont rien à
voir, notamment : les vaccins contre la covid sont-ils sûrs et
efficaces ? (spoiler : oui, tout à fait), faut-il essayer de
vacciner tout le monde ?, faut-il rendre la vaccination
obligatoire ?, faut-il instituer un contrôle de
vaccination ?, faut-il une forme de pass sanitaire ? — et
encore d'autres, qui sont toutes bien distinctes, mais un symptôme du
binarisme est de les confondre toutes parce que si les deux camps
possibles qu'on arrive à imaginer mentalement sont de répondre oui sur
toute la ligne et non sur toute la ligne, forcément, on ne comprend
plus vraiment la différence entre les questions qui n'ont pourtant
rien à voir.
☛ Différence entre souhaiter X
et souhaiter que X soit obligatoire
Il est vrai que, indépendamment de la covid, c'est un tropisme
largement répandu que de confondre il est souhaitable
que X et il est souhaitable que X soit
obligatoire, à tel point que beaucoup de gens ne comprennent même
pas la différence. (J'avais déjà évoqué ça il y a — argh —
15 ans ici, et sans doute de
nombreuses fois depuis.) Ce tropisme est particulièrement répandu
auprès des personnes ayant une mentalité autoritaire, laquelle
mentalité va les amener, même s'ils ne confondent pas complètement, à
penser que rendre X obligatoire va forcément avoir un effet
positif sur X, ou, symétriquement,
qu'interdire Y va forcément avoir un effet
combattant Y. Ces gens pensent, par exemple, que pour
combattre la consommation de drogues (qu'ils assimilent d'ailleurs
souvent abusivement à combattre la dépendance causée par les drogues,
mais ne rentrons pas dans trop de subtilités à la fois) il faut
interdire les drogues.
J'aime bien contrer cette catégorie générale d'erreur de logique en
demandant si ce serait une bonne idée d'avoir une loi interdisant la
stupidité et si cela pourrait effectivement contribuer à réduire la
stupidité dans le pays.
Car voilà, le fait d'autoriser ou d'interdire produit toutes sortes
d'effets collatéraux ou d'incitations perverses, et avant de prendre
une décision de ce type (interdire les drogues, rendre obligatoire la
vaccination, interdire aux gens de se voir les uns les autres pendant
une pandémie, etc.) il faut se poser sérieusement la question de
savoir ce que sera l'effet combiné de cette décision. Je pense qu'il
y aura un assez large consensus sur le fait que rendre le meurtre
illégal est plutôt une bonne idée, et que rendre la stupidité illégale
est plutôt une mauvaise idée, alors que pour les drogues, il faut
vraiment y regarder de plus près.
☞ Je n'ai pas de doute sur les
vaccins
J'espère qu'il n'y a de doute pour personne que je suis pleinement
persuadé que les vaccins disponibles contre le covid sont extrêmement
sûrs et très efficaces. (Je dois cependant faire mon mea culpa à ce
sujet : si je n'ai jamais eu de doute quant à leur sécurité, j'étais
persuadé, avant que les études soient conclues, que leur efficacité
serait beaucoup plus médiocre que ce qu'elle s'est avérée être,
notamment parce que les tests d'efficacité ont été conçus pour cibler
ce qui était le plus facile, et je pensais qu'ils arriveraient de
toute façon trop tard pour jouer un rôle très important dans la
gestion pandémique. Par ailleurs, le fait d'être convaincu de cette
sécurité et efficacité n'interdit pas d'avoir un avis sur la manière
dont on doit répartir les doses quand elles ne sont pas en nombre
illimité, par exemple entre classes d'âges ou entre pays, ni d'avoir
un doute sur l'opportunité de vacciner, disons, les enfants. Il faut
quand même garder à l'esprit que la covid est, dès le début, une
maladie très peu grave à l'échelle des maladies possibles — le taux de
létalité de l'infection covid chez les personnes non vaccinées, même
âgées, reste très inférieur au taux de létalité de l'infection par la
variole chez les personnes vaccinées, par exemple : je mentionne ça
pour dire que, forcément, moins la maladie est grave, plus il est
difficile d'atteindre un stade où le vaccin présente un bénéfice
suffisant, et chez les enfants le covid est tellement bénin qu'on a
vraiment un doute.)
A minima, je suis suffisamment convaincu de cette sécurité et
efficacité des vaccins pour avoir moi-même fait ma vaccination et mon
rappel. Et je l'aurais fait même s'il n'y avait eu aucune incitation
particulière (d'ailleurs, j'ai aussi fait récemment mon vaccin contre
la grippe, et j'ai une ordonnance pour un rappel de vaccin contre la
rougeole, ces choses n'étant pas franchement incitées). Et je
l'aurais fait même si j'avais su que, pour la troisième dose, j'allais
passer une nuit vraiment mauvaise (à me sentir complètement crevé,
fébrile et, pour tout dire, malade). Il n'y a absolument aucun doute
à mes yeux qu'à mon âge le bénéfice est en faveur de la
vaccination.
(Pour autant, je suis un peu réticent à le crier sur les toits.
Disons que je n'ai pas d'hésitation à le dire — dont acte — mais je
suis nettement plus réservé sur les gens qui vont, par exemple, se
sont crus obligés d'ajouter un puis deux puis trois emojis de seringue
à leur nom sur Twitter pour montrer leur statut vaccinal, comme
d'ailleurs les personnes qui ont trouvé indispensable de mettre une
photo d'elles portant un masque (ce qui est d'ailleurs un chouïa
pénible quand est peu physionomiste). Inciter les gens par sa propre
vertu est certainement bien plus louable que chercher à les forcer,
mais là aussi il peut y avoir des effets indésirables si on le fait de
façon trop grossière : quand on crie sur les toits qu'on est vertueux,
il n'est pas sûr qu'on encourage tellement les gens à la vertu plutôt
que les braquer en leur rappelant qu'on pense que eux ne le sont pas ;
et au contraire, on contribue à répandre la pensée binaire que j'ai
dénoncée ci-dessus.)
☞ Autoritarisme et tropisme de l'action
Bref, je suis moi-même vacciné, et j'aimerais bien qu'autant de
gens que possible le soient (à la fois pour eux et, très
marginalement, pour moi-même et mes proches). Pour autant, je pense
que c'est un mauvais calcul — dans le cas de la covid — de rendre le
vaccin obligatoire, et un encore plus mauvais calcul
d'introduire une obligation vaccinale déguisée sous forme de pass
sanitaire qui a d'ailleurs assez vite tombé le masque.
Ce mauvais calcul ne me surprend pas d'un gouvernement globalement
autoritaire. (Autoritaire ne signifie pas ici qu'ils font
taper les manifestants par les policiers au moindre prétexte — même
s'ils font taper les manifestants par les policiers au moindre
prétexte — mais plutôt que dans leur tête les Français sont une bande
de gamins indisciplinés qu'il faut traiter comme tels. Et cela va
avec une conception très verticale du pouvoir où le chef de la
start-up-nation décide et les gens sous lui exécutent jusqu'à ce que
ces décisions ruissellent jusqu'à la masse des gamins indisciplinés.
L'autoritarisme est, presque par définition, largement répandu chez
les gens qui veulent arriver au pouvoir, mais la détestable
organisation politique de la France qui élit un monarque tous les cinq
ans ne peut que favoriser encore plus cette approche
particulière.)
Bref, ce calcul ne me surprend pas d'un gouvernement autoritaire,
qui a déjà, lors des phases précédentes de la pandémie, adopté des
méthodes copiées de la Chine et aussi délirantes qu'interdire à toute
la population pendant des mois de sortir (à plus de 1km) de chez elle.
Outre l'autoritarisme, d'ailleurs, il y a un autre tropisme qui
pourrit largement le cerveau des gouvernants, c'est le tropisme de
l'action, le fantasme de toujours vouloir « faire quelque chose »
devant une difficulté. C'est ce tropisme qui dans d'autres domaines
conduit à « un fait divers, une loi » et qui mène ici le gouvernement
de beaucoup de pays à s'agiter à chaque soubresaut des indicateurs
épidémiques, multipliant les annonces et les conseils de défense pour
donner l'impression au public et sans doute à eux-mêmes qu'ils ont la
main sur la situation. (J'accuse ici le gouvernement, mais soyons
clairs : ce tropisme crée sa propre attente : dans un pays où tout ce
qui ressemble à un problème est toujours suivi d'une réaction, on
finit par s'attendre à cette réaction, à demander aux politiques au
pouvoir qu'allez-vous faire ? sur un ton tel que la
réponse rien n'est plus acceptable même quand — et c'est
souvent le cas — elle est la meilleure possible.)
Méta : Le titre de cette
entrée est
une référence
à Galaxy
Quest — possiblement le film le plus génial de tous les
temps soit dit en passant, voyez-le si ce n'est pas déjà fait. ❧ Par
ailleurs, ce qui suit a été rédigé de façon chaotique au fur et à
mesure que les infos arrivaient et que mes idées changeaient, donc ce
n'est pas très structuré et il est même possible que je me contredise
d'un endroit à l'autre : tout est à prendre avec des pincettes encore
plus grosses que d'habitude.
Mise à jour () : pour des
réflexions un peu plus récentes de ma part sur ce variant ο,
voir fil
Twitter
(25 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp). Pour un avis de personnes plus informé que
moi et pour avoir au moins une note d'espoir (à prendre, à ce stade,
avec des pincettes),
voir ici une interview de
François Balloux dans Intelligencer concernant
l'Afrique du Sud,
et ici
un fil Twitter concernant l'interprétation de premières données du
Royaume-Uni.
Alors voilà, il n'aura pas fallu une semaine après avoir
écrit le dernier billet, dans
lequel je me plaignais que cette pandémie ressemblait à une répétition
éternelle des mêmes événements, pour que SARS-CoV-2 nous
invente son dernier variant en date,
rapidement baptisé omicron (ο)
par l'OMS, sautant en cela les lettres ν (sans doute
pour éviter que les gens fassent des jeux de mots en anglais
sur the nu variant / the new variant) et ξ
(apparemment
pour éviter
le jeu de mot avec le nom du dirigeant chinois)
du code de l'effroi. Car oui, il
y a bien eu des
variants ε, ζ, η, θ, ι, κ, λ
et μ
même si vous n'en avez pas entendu parler parce qu'ils ont seulement
été classés sous surveillance et pas préoccupants.
Et préoccupante, la situation l'est certainement.
Je pense que ce serait une erreur de se dire bah, on en a déjà
vu douze, des variants (certes, mais ce n'est que le cinquième à
être classé comme préoccupant par l'OMS, et on ne
peut vraiment pas dire que δ n'ait pas été très important, il semble
qu'il soit responsable de centaines de milliers de morts en Inde).
Ni de toute façon, il est normal que, plus on progresse dans la
pandémie, donc plus le virus devient endémique, plus on voit de
variants se succéder, cela ne préjuge en rien de la gravité de la
situation : ce dernier point est correct, les virus mutent, c'est
normal, c'est un peu le principe même, et ce fait n'est pas en
soi préoccupant (voir par
exemple cet
article, celui-ci ou
encore celui-là concernant d'autres coronavirus humains déjà
endémiques), mais on peut être plus ou moins chanceux dans
l'apparition des mutations. Ce que je veux dire, c'est que je
m'attendrais a priori à ce que les mutations successives
tendent à apporter de petites augmentations incrémentales de
la vitesse observée de transmission, tendant à un équilibre graduel
infection/immunité entre le virus et la population infectés ; je
m'attends à ce que les sauts considérables soient excessivement rares,
et d'autant plus rares que le temps passe (comme une forme
de recuit
simulé), et soit cette intuition est fausse, soit nous sommes
vraiment f✺cking malchanceux, parce qu'ici pas mal de signes suggèrent
que nous sommes (et c'est au moins la troisième fois après α et δ) en
présence d'une vitesse de transmission effective nettement accrue.
Et dans ce cas précis, il semble difficile d'échapper à la
conclusion que cette transmission accrue est au moins en partie liée à
une évasion immunitaire (ce qui est doublement préoccupant) : d'une
part, il semble qu'on ait un certain nombre de raisons génétiques
directes de le craindre (cf. les liens deux paragraphes plus bas),
mais d'autre part, il semble difficile à ce stade, dans une population
largement immunisée par le passage du variant δ d'expliquer une
transmission élevée sans postuler au moins une partie d'évasion
immunitaire — i.e., ce n'est pas tant que la nouvelle forme est plus
contagieuse, c'est que l'ancienne l'est moins parce qu'on est déjà en
partie immunisés contre elle, et que cette immunité ne vaut pas aussi
bien contre la nouvelle. (Déjà les calculs que certains ont fait
du R₀ du variant δ du genre il est 80% plus contagieux
que le variant α qui est lui-même 80% plus contagieux que la forme
ancestrale qui avait un R₀ de 2.5, donc R₀ de
8sont
de la connerie, mais là si on pense que le variant ο est quelque
chose comme 2.5 fois plus contagieux que δ on arrive à
un R₀ de 20, et il faut s'arrêter un moment pour se dire
que c'est juste totalement absurde de penser que dans une population
naïve chaque personne en contaminerait en moyenne 20 autres ! Ces
calculs sont de la pure bouillie intellectuelle ; mais du coup, il est
difficile de ne pas invoquer au moins une part d'évasion immunitaire
pour expliquer la conclusion.)
Encore une fois, on s'attend à ce que ce genre de choses se
produise, cela fait partie du processus normal d'endémisation,
d'ailleurs je l'évoquais la semaine
dernière : même vaccinés, nous allons tous attraper la covid un
jour ou un autre, et même de façon répétée au cours de notre vie, par
oubli immunitaire et/ou mutation du virus ; mais je m'attendais à
quelque chose de nettement plus… graduel.
Pour ceux qui veulent des précisions
scientifiques, parce qu'ils ne faut pas compter sur les journalistes
pour en
donner, ce
fil Twitter du virologue Trevor Bredford est fort intéressant
quant à la datation du clade (21K / B.1.1.529) dont on parle. (Voir
aussi cette
suite sur la transmissibilité.) J'attire notamment l'attention
sur la double observation que les séquences phylogénétiquement les
plus proches répertoriées datent de mi-2020 (donc
antérieurement à l'apparition des variants α et δ) et que pourtant le
rapprochement des branches suggère le clade semble être apparu autour
du , ce qui suggère
une évolution chez un individu (ou alors il faudrait imaginer
un groupe d'individus qui non seulement ne serait pas séquencé mais
même n'aurait eu aucun contact avec le monde extérieur entre mi-2020
et octobre 2021, ce qui semble hautement invraisemblable). Le détail
des mutations observées et leur signification conjecturée
est listé
ici.
(Ce
message signale aussi, ce qui est intéressant, l'insertion d'une
séquence probablement d'origine humaine au niveau N-terminal.)
Bref, j'espère ne pas tellement avoir été du genre à crier au loup
pendant cette pandémie (et je ne crois en tout cas pas avoir été
de ceux
qui font commerce de leurs angoisses), mais je suis inquiet.
(J'écris d'ailleurs ce billet pour me forcer à rationaliser un peu
cette inquiétude en la mettant en mots, parce que j'étais retombé sur
un cycle d'angoisse assez semblable à celui
du début de cette pandémie où je
vais à peu près bien dans la journée, j'ai une grosse montée
d'angoisse au moment du dîner, ça retombe un peu au moment de me
coucher, et je me réveille pendant la nuit en ruminant, ce qui
s'ajoute à des difficultés à dormir
que j'avais déjà.)
Quo usque tandem abutere, Coronavirus, patientia nostra ?
La dernière entrée que j'avais
écrite sur le covid (et qui avait aussi un titre en <kof kof
kof> latin) l'avait été pendant le ridicule pseudo-confinement
qu'on nous avait infligé en avril 2021. J'espérais vraiment que ce
serait la fin de cette lamentable histoire, mais je n'en suis plus si
sûr : comme je avais écrit avant et
ça semble se confirmer, on est un peu coincé dans la pandémie de covid
comme
dans Groundhog
Day, condamnés à revivre les mêmes événements d'un éternel
hiver. J'avais auparavant fait la
blague de dire, en parodiant Marx, que les confinements se
produisent deux fois […] : la première fois comme tragédie, la seconde
comme farce, mais Marx a oublié de nous dire comment il faut
considérer la troisième répétition, la quatrième, voire la
cinquième.
En fait, je devrais plutôt évoquer Tolkien :
dans un billet passé, je m'étais
amusé que, dans le monde de Tolkien à la différence de beaucoup
d'autres auteur, le grand méchant devenait de moins en moins
puissant avec le temps : pendant le Premier Âge c'est le dieu
Morgoth, puis pendant le Second Âge alors que Morgoth a été vaincu,
c'est son ancien bras droit Sauron avec son anneau qui lui donne
beaucoup de pouvoirs, puis pendant le Troisième Âge c'est de nouveau
Sauron mais sans son anneau, et je suppose que dans le Quatrième Âge
si Tolkien avait continué ç'aurait été le porte-parole de Sauron,
bref, la déflation épique est impressionnante. Il en va de même des
vagues de covid, en tout cas en Europe occidentale : on a de plus en
plus de moyens prophylactiques ou thérapeutiques, on a de plus en plus
d'immunité, maintenant on a même un vaccin, les vagues sont
objectivement de plus en plus riquiqui, c'est extrêmement clair sur la
France sur le graphique ci-contre du nombre de passages aux
urgences[#] pour suspicion de
covid-19 par jour et par 100k habitants, et les gens continuent malgré
tout à jouer à se faire peur.
[#] J'ai déjà dû le dire
quelque part,
mais je
trouve que cet indicateur nombre de passage aux urgences pour
suspicion de covid est le meilleur pour suivre l'évolution de
l'épidémie en France. Il ne présente pas les biais bizarres des tests
(les gens qui se font plus ou moins tester par exemple à l'approche
d'une fête), et pourtant il réagit quasiment aussi vite qu'eux, il
tient compte de la gravité des symptômes (et donc permet de voir
l'effet du vaccin !) puisque ce sont les passages aux urgences, il ne
dépend pas trop des week-ends ou jours fériés, il réagit beaucoup plus
vite que les hospitalisations ou admissions en réanimation et a
fortiori que les décès, et ne dépend même pas trop des politiques
d'admission à l'hôpital. Bref, il n'est pas parfait mais c'est quand
même le mieux qu'on ait et j'en ai marre de tous ces gens qui se
focalisent sur des indicateurs bien moins pertinents. On le trouve
par exemple
sur CovidExplorer
—
qui ne
permet malheureusement pas de créer un lien permanent — sous le
nom passages aux urgences, d'où je tire mon graphique. Hélas,
cet indicateur n'est pas standardisé de façon internationale, et n'est
donc pas sur OurWorldInData.
Enfin, qu'ils jouent à se faire peur, ça ne me dérange pas, le
problème est qu'ils imposent cette peur à d'autres (et concrètement,
nos gouvernements imposent à leurs administrés) sous forme de
restrictions dont on se demande de plus en plus comment elles pourront
être levées. Et le cas du terrorisme, qui fait en France en gros
autant de victimes que la foudre — autrement dit rien du tout — et au
nom duquel on nous impose encore des restrictions ridicules depuis des
décennies, doit nous rappeler qu'il n'y a aucun niveau de danger assez
bas pour garantir que les gens cessent d'avoir peur et de réclamer des
mesures : et qu'on peut donc avoir des restrictions qui durent à
perpétuité et qu'on continue à appliquer comme une sorte de
rituel.
Ce qui me fait réagir en l'occurrence, c'est
que l'Autriche
est retournée en confinement (pour toute la population, pas juste
des non-vaccinés). Il n'y a pas de mot pour désigner le niveau de
connerie de cette décision. Déjà enfermer un pays entier
était une réaction infondée en
2020, et personne n'a réussi a
savoir si cela avait vraiment eu un
effet malgré la pensée abondamment nourrie au syndrome de
Stockholm qui s'imagine que si on a fait tout ça ça a bien dû être
pour quelque chose ; mais en 2021 ? c'est tellement absurde que ce
serait hilarant si ce n'était pas aussi affligeant. Comme le
disait une
amie sur Twitter en décembre 2020, pour avoir besoin de confiner
un pays alors que la grande majorité de la population est vaccinée, il
faut vraiment être des bras cassés.
Alors bien sûr, le nombre de cas positifs en Autriche peut sembler
un peu élevé (je lis
1460/j/Mhab sur
OurWorldInData), d'un autre côté la proportion des tests qui est
positive est
de moins de 3% (et moins qu'en France), donc ça montre juste que
l'Autriche teste
énormément — et quand on cherche on trouve. (C'est extrêmement
difficile de trouver quelle combinaison faire entre le nombre de tests
effectués et le nombre de tests positif pour obtenir une mesure
raisonnable de l'épidémie, et c'est d'ailleurs une des raisons pour
laquelle je préfère en France utiliser les passages aux urgences,
cf. la note ci-dessus, mais en
tout cas c'est sûr que comparer de pays en pays le nombre de positifs
n'a vraiment aucun sens.)
Mais surtout, le principe même d'avoir un vaccin, c'est que le
nombre de cas positifs ne doit plus avoir aucune importance. Le
vaccin n'a qu'une efficacité assez imparfaite pour prévenir la
contagion (il la réduit significativement, mais est loin de la
supprimer), mais il en a une extraordinaire pour prévenir les formes
graves de la maladie. Or avant même d'avoir un vaccin, le taux de
létalité par infection par la covid dans les pays développés tournait
autour de 0.5% à 1% (évidemment c'est bien plus élevé quand on
rapporte aux cas effectivement détectés) : avec un vaccin efficace à
~90%, on atteint des niveaux[#2] tels que, même si toute la
population devait l'attraper (divulgâchis : cela n'arrivera pas), le
taux de mortalité ne peut tout simplement pas atteindre
quelque chose qui serait commensurable en gravité avec le fait
d'enfermer un pays entier. Bon, certes, l'Autriche a un taux de
vaccination qui est un petit peu plus bas que d'autres pays d'Europe
de l'Ouest,
mais ça
reste tout de même très comparable (quoique je trouve des valeurs
un peu incohérentes selon les sources)[#3], même s'il faut se rappeler que
ce qui compte surtout est le nombre de personnes non
vaccinées, surtout chez les personnes âgées (l'ennui avec les taux de
vaccination c'est qu'ils se rapportent à toute la population, y
compris les enfants qui ne risquent de toute façon essentiellement
rien et pour lesquels il n'y a pas vraiment de vaccin autorisés). Si
le vaccin a une efficacité de ~90%, ça ne sert pas à grand-chose de
chercher à aller bien au-delà de ~90% de vaccination chez la
population éligible, et en
France c'est à peu
près là où on en est, et je suppose qu'en Autriche ce n'est pas si
loin. Bref, le manque de vaccination a bon dos. Et les variants
aussi, tant que j'y suis, puisque les variants changent peut-être le
nombre de cas positifs qu'on peut attendre mais je répète, cela
n'a plus d'importance.
Bon, je reconnais franchement que j'écris cette entrée-ci parce que
nous sommes le 30 avril et que si je n'en publie pas en avril mon
moteur de blog va générer une page de mois vide et ce sera tout moche.
(Là il est même minuit passé, c'est-à-dire que nous sommes le 1er mai,
mais je m'autorise à date une entrée d'un jour donnée jusqu'au moment
où je me couche.) Je me suis demandé si j'allais écrire un billet
avec juste du lorem ipsum mais ce serait quand même vraiment abusé
alors je vais juste en mettre comme titre. À la place, je vais faire
un petit tour de quelques choses que je n'ai pas écrites ou faites, et
que vous n'allez pas lire parce que le titre vous aura donné
l'impression que c'était juste du remplissage.
J'avais commencé il y a plusieurs semaines à écrire un texte sur
l'utilitarisme, un principe que dans la pandémie en cours nous ne
pouvons pas nous permettre le luxe de refuser, et donc pour me
plaindre de tous ces gens qui affirment que c'était clairement la
bonne décision de confiner le pays il y a un an, ou qu'il faudrait
recommencer comme l'an dernier, mais qui sont incapable de (ou
refusent de) répondre à la question d'à partir de combien de morts
évités — au moins en ordre de grandeur — ils pensent que le
confinement est une bonne option. (Le plus souvent est qu'ils mettent
en avant des principes selon lesquels la vie humaine n'a pas de prix,
ce qui rend alors inexplicable le fait qu'on n'applique pas le même
remède à chaque épisode grippal. Ma réponse personnelle à la question
que je viens d'énoncer est que deux mois de confinements de 67M de
personnes sont justifiables s'ils sauvent au moins quelque part entre
100 000 et 1 000 000 de vies, je justifie le chiffre bas
ici
par une expérience de pensée et le haut par un calcul du nombre de
personnes·années perdues ; dans les deux cas je ne crois pas une seule
seconde à un tel bénéfice.) Mais en fait, écrire tout ça me fatigue
au plus haut point, donc j'ai abandonné en route.
J'ai aussi voulu écrire une suite à
mon billet sur le SIR
hétérogène pour expliquer ce qu'on peut dire, mathématiquement,
dans le cadre de SIR à deux (ou en fait N)
variants, avec une distribution quelconque de
susceptibilité jointe entre les deux variants (c'est-à-dire
notamment qu'on peut les supposer corrélées, ou indépendantes, ou
n'importe quoi entre les deux). En fait, il n'y a pas grand-chose à
dire de plus par rapport au cas d'un seul variant, si ce n'est qu'on
ne peut pas éliminer les variables f (maintenant au nombre
de deux) en valeur de s et qu'il n'y a plus de calcul
simple du taux d'attaque. Un résumé
succinct est
ici, un choix raisonnable de distribution jointe de
susceptibilité est
évoqué ici, et quelques illustrations numériques sont
données dans
ce fil ainsi que ceux qu'il cite (oui, c'est Twitter, donc c'est
un peu confus avec des références qui se croisent dans tous les sens),
et le code Sage pour les
reproduire est
là (parce que moi, contrairement aux
épidémiologistes-modélisateurs français, je montre mon code… ce serait
d'ailleurs intéressant de le réécrire en JavaScript pour avoir une
page interactive permettant de simuler des évolutions d'épidémie en
jouant avec les paramètres). Ceci étant, l'aspect mathématique
n'étant pas énormément plus intéressant que le cas d'un seul variant,
et comme mon billet à ce sujet n'a pas l'air d'avoir passionné les
masses, je ne me sentais pas terriblement motivé pour faire une
resucée à deux variants.
Sauf peut-être à ranter sur l'obstination assez impressionnante à
laquelle les
épidémiologistes-modélisateurs[#]
persistent à ignorer toutes les formes d'hétérogénéité dans leurs
modèles et ne semblent pas se rendre compte que c'est là faire une
hypothèse extrêmement forte sur l'épidémie, qu'ils ne
prennent même pas la peine de justifier ou défendre — et ça devient
encore plus aberrant quand il y a deux variants en jeu, parce que leur
dogme d'homogénéité les conduit à penser que forcément la
surcontagiosité d'un variant sur un autre est une constante, ce
qui est maintenant clairement réfuté par l'observation, et
pourtant ils continuent à répéter les mêmes chiffres devenus presque
absurdes avec l'obstination d'une pendule arrêtée.
[#] J'utilise ce terme
pour parler de gens comme Neil Ferguson ou Simon Cauchemez, par
opposition à d'autres comme, disons, Pieter Trapman, qui semblent
avoir compris la futilité des modèles prédictifs et font tout autre
chose.
Pour expliquer un minimum de quoi il est question : si on a deux
variants d'une même maladie, et si les personnes susceptibles à l'un
et à l'autre ne sont pas parfaitement corrélées, chacun va infecter en
premier les personnes relativement plus susceptibles à ce variant, et
notamment, si un variant est globalement plus infectieux que l'autre,
il va réduire son propre avantage en infectant (donc en immunisant) en
premier les personnes plus susceptibles à lui. (C'est donc la
variante relative entre deux variants du phénomène que
j'avais évoqué dans le billet précédent sur un seul variant — et de
nombreuses fois avant — que l'hétérogénéité de susceptibilité réduit
le taux d'attaque ou le seuil d'immunité collective d'une épidémie en
immunisant en premier les personnes les plus susceptibles : ici, dans
cette forme relative, elle conduit à réduire l'avantage d'infectiosité
du variant plus infectieux.) Les expériences numériques liées
ci-dessus montrent que c'est mathématiquement possible, et cela colle
assez bien, au moins dans les grandes lignes, à ce qu'on observe dans
le cas de la covid où les variants qui semblaient terriblement plus
infectieux au début ont fait pschittt dès qu'ils ont atteint une
proportion relativement importante des infections, donc c'est une
possibilité sérieuse pour expliquer ce phénomène, mais les
épidémiologistes-modélisateurs continuent obstinément à faire des
modèles où ils prennent une surinfectiosité constante dans le temps,
qui donnent donc des prévisions apocalyptiques.
Et surtout, ce qui est épatant, c'est que cela revient aussi à nier
un des faits fondamentaux de la biologie, qui est que la sélection
naturelle des mutations tend à sélectionner non pas une adaptation
absolue et générale (il n'y a pas, dans la biosphère, un
organisme qui soit le plus apte de tous dans un sens absolu, ça n'a
pas de sens) mais une adaptation à une niche particulière. Donc au
lieu de s'imaginer que le variant machin-truc a trouvé une façon
d'être plus infectieux dans l'absolu, on devrait plutôt commencer par
s'imaginer qu'il a trouvé, au sein de la population humaine, une niche
qui n'avait pas encore été colonisée, exactement ce dont je parle.
(Pour que l'effet mathématique que je viens d'évoquer fonctionne, il
n'y a pas besoin que cette niche soit spécialement identifiable comme
« les jeunes » : cela pourrait être une obscure mutation génétique
dans les récepteurs ACE-2 qui ferait que tel variant
serait plus adapté à infecter telle sous-population — cela suffirait à
changer complètement la dynamique de l'épidémie.)
Plus généralement, j'ai fait
un petit
fil sur quelques unes des hypothèses que ces
épidémiologistes-modélisateurs prennent sans le dire (ce dont je viens
de parler est essentiellement l'item Ⓒ de cette liste), qui vient un
peu compléter ce que j'avais dit il y a
quelques mois (où je parlais surtout des items Ⓐ/Ⓑ et Ⓔ). Tout ça
commence à faire beaucoup et je ne comprends pas qu'on continue à
écouter tellement ces gens qui se trompent de façon répétée, dont on
peut tout à fait expliquer pourquoi ils se trompent, et qui persistent
à refaire les mêmes erreurs. Et quand leurs prédictions ne se
réalisent pas, au lieu d'en conclure qu'ils ont eu
tort, ils
en prétendent transformer leurs erreurs en nouvelles découvertes.
Je ne comprends vraiment pas comment on peut en arriver à un tel
niveau soit d'incompétence soit d'imposture scientifique. (Je ne sais
pas duquel il s'agit. J'avait été absolument sidéré
par un
article de Libération censé défendre Simon Cauchemez
et qui finalement produisait pas mal l'effet contraire.) Notons que,
par
contraste, la
vie doit être vraiment dure pour ceux qui ont gardé leur intégrité
scientifique et dont, par conséquent, on n'entend pas le nom.
Mon but aujourd'hui est d'expliquer un peu en détails,
mathématiquement, comment on peut modifier le modèle SIR
classique (dont le vais rappeler les grandes lignes dans un instant),
lequel décrit l'évolution d'une épidémie dans laquelle tout le monde
est également susceptible à l'infection, pour le cas d'une
susceptibilité hétérogène, c'est-à-dire que certains individus sont
plus ou moins susceptibles d'être infectés (= ont plus ou moins de
chances d'être infectés dans des circonstances identiques), et on va
voir que ces hétérogénéités de susceptibilité ont un impact important.
(Je ne me prononce pas sur la cause de ces différences de
susceptibilité : elles pourraient être dues à des différences
biologiques — certaines personnes s'infectent plus facilement que
d'autres — ou sociales — certaines personnes sont plus fréquemment
exposées à des conditions infectieuses. Néanmoins, comme le modèle
que je vais développer ici suppose que la variation de susceptibilité
n'est pas corrélée à une variation d'infectiosité, c'est-à-dire que
les personnes plus susceptibles ne sont pas spécialement plus
infectieuses — si c'était le cas l'effet que je décris ici
serait encore plus accentué — il vaut peut-être mieux
imaginer le cas d'une origine biologique, parce qu'une hétérogénéité
sociale a plus de chances d'être symétrique.)
Ce qui est assez surprenant, c'est que cette idée, qui peut
paraître compliquée à traiter, complique en fait extrêmement peu le
modèle SIR, et qu'on peut trouver des réponses exactes à
essentiellement les mêmes questions que pour SIR
classique (du genre quel est le nombre maximal d'infectés ?)
dans ce cadre plus complexe, donnée la distribution (initiale) de
susceptibilité dans la population. En général les réponses feront
intervenir la transformée de Laplace de la distribution de
susceptibilité (je vais expliquer ce que c'est plus bas), mais dans un
cas particulier assez naturel (celui d'une distribution Γ, par exemple
la distribution exponentielle), on peut tout traiter complètement.
[Un résumé de ce post de blog est contenu
dans ce
fil Twitter
(17 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp), pour ceux qui préfèrent ce format ou qui
veulent surtout les points importants (noter que tweet 11/17 il y
a une
typo, il faut lire φ′(0)=−1 et
pas φ′(0)=1). ※ Une version anglaise (un petit peu plus
longue) est contenu
dans ce
fil Twitter
(25 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp).]
Ajout () : Comme je
commence à avoir écrit pas mal de choses au sujet d'épidémiologie sur
Twitter, voici
un méta-fil
(ici
sur ThreadReaderApp) rassemblant les plus importants fils que j'ai
pondus.
❦
Je commence par rappeler les grandes lignes du
modèle SIR classique.
Le modèle SIR classique, donc, étudie l'évolution
d'une épidémie dans une population en distinguant trois classes
d'individus : les Susceptibles, les Infectieux (qui dans ce modèle
sont les mêmes que les infectés) et les Rétablis (qui sont immuns —
ou, en fait, morts). Parmi les nombreuses hypothèses simplificatrices
faites par ce modèle, il y a les suivantes (j'en oublie
certainement) : l'immunité acquise par l'infection est parfaite et
permanente, les individus sont infectieux dès qu'ils sont infectés, et
ils vont donc soit rester dans l'état S, soit passer succesivement par
les étapes S,I,R ; la population est homogène, c'est-à-dire que tous
les individus sont également susceptibles et également infectieux une
fois infectés, ils ont les mêmes probabilités de se faire infecter, la
taille de la population est constante, et elle est assez grande pour
être traitée de façon continue déterministe, et les contacts obéissent
à une hypothèse de mélange parfait (au sens où tous les contacts sont
également plausibles) ; le comportement de la population est constant
dans le temps et notamment indépendant de l'évolution de l'épidémie ;
les contaminations et le rétablissement obéissent à une cinétique du
premier ordre I+S → I+I et I → R respectivement, avec des
constantes β (d'infectiosité) et γ
(de rétablissement) respectivement, c'est-à-dire le nombre de
nouveau infectés par unité de temps est simplement proportionnel au
produit du nombre d'infectieux par le nombre de susceptibles, et que
le nombre de nouvellement rétablis est simplement proportionnel au
nombre d'infectieux.
Bref, si on note s,i,r (quantités
réelles entre 0 et 1, fonctions du temps) les proportions de la
population formées d'individus susceptibles, infectieux et rétablis
respectivement, alors les nouvelles infections par unités de temps se
représentent par le terme β·i·s, et
les rétablissements par γ·i, du coup le
modèle SIR est décrit par le système d'équations
différentielles ordinaires (autonomes) du premier ordre suivant :
ds/dt = −β·i·s
di/dt
= β·i·s
− γ·i
dr/dt = γ·i
(s+i+r=1)
où on impose en outre généralement les conditions initiales telles
que s(−∞)=1, i(−∞)=0 et r(−∞)=0 (je
parle bien sûr des limites en −∞), avec i croissant
exponentiellement pour t assez proche de −∞
(cf. ci-dessous). La constante β d'infectiosité représente
le nombre moyen de personnes qu'une personne infectieuse donnée
infecte par unité de temps dans une population entièrement
susceptible, tandis que la constante γ de rétablissement
représente la proportion moyenne d'infectés qui se rétablissent par
unité de temps (donc l'inverse du temps moyen de rétablissement, le
temps de rétablissement suivant en fait une loi exponentielle).
Notons que β peut aussi, symétriquement, se comprendre
comme une constante de susceptibilité, c'est-à-dire comme le nombre
moyen de personnes par lesquelles une personne susceptible donnée sera
infectée par unité de temps dans une population entièrement
infectieuse : c'est la raison pour laquelle je parlerai tantôt
de β comme représentant une infectiosité et tantôt une
susceptibilité (et comme ici on veut modéliser des variations de
susceptibilité, c'est plutôt le deuxième qui va être mis en
lumière).
Rappelons quelques uns des points saillants de ce modèle concernant
le début, le pic et la fin de l'épidémie, résumé que je recopie
de ce billet (plus exactement,
comme je viens de le dire, on s'intéresse aux solutions pour
lesquelles s→1 quand t→−∞) ; on
notera κ := β/γ le nombre de
reproduction, que je suppose >1 :
tant que s reste très proche de 1 (si on
veut, t→−∞), les proportions i et r
croissent comme des exponentielles de pente
logarithmique β−γ
= β·((κ−1)/κ), avec un rapport
1/(κ−1) entre les deux, autrement dit comme i
= c·exp((β−γ)·t)
= c·exp(β·((κ−1)/κ)·t)
et r
= c·(γ/(β−γ))·exp((β−γ)·t)
= c·(1/(κ−1))·exp(β·((κ−1)/κ)·t)
(ergotage : dans l'entrée sur le sujet, j'avais mis un −1 aux
exponentielles pour r, parce que je voulais partir
de r=0, mais je me rends compte maintenant qu'il est plus
logique de partir d'une solution où i/r tend
vers une constante en −∞, cette constante étant κ−1) ;
au moment du pic épidémique (maximum de la proportion i
d'infectieux), on a s = 1/κ et i =
(κ−log(κ)−1)/κ et r =
log(κ)/κ ; notamment, le moment où l'épidémie
commence à régresser correspond à i+r = 1 −
1/κ (seuil d'immunité collective) ;
quand t→+∞, la proportion i tend vers 0
(bien sûr) et s tend vers Γ :=
−W(−κ·exp(−κ))/κ (en notant W
la fonction
de Lambert) l'unique solution strictement comprise entre 0 et 1 de
l'équation Γ = exp(−κ·(1−Γ)) (qui
vaut 1 − 2·(κ−1) + O((κ−1)²) pour κ
proche de 1, et exp(−κ) +
O(κ·exp(−2κ)) pour κ grand), tandis
qu'évidemment r, lui, tend vers 1−Γ
(taux d'attaque final).
Nous sommes le jour anniversaire du déclenchement du premier
confinement en France. Je produis ici, en l'éditant un peu pour le
rendre plus au style de ce blog et en rajoutant quelques petites
précisions, un
fil Twitter (rédigé à chaque fois 365j plus tard), dans lequel je
reviens sur le récit des jours qui ont précédé
ce (pour ceux qui
l'ont déjà lu sur Twitter, j'ajoute quelques remarques
générales à la fin) :
La première semaine de mars 2020 était encore relativement normale.
(Je savais bien sûr que la pandémie allait nous tomber dessus et
ferait des dizaines de milliers de morts, mais je n'imaginais pas
l'horreur du confinement ; et surtout, je ne pensais pas que ça
durerait plus d'un an.)
Le , j'ai fait ma dernière sortie « normale » avec le
poussinet avant longtemps : nous sommes allés à Compiègne voir
l'exposition Concept-car : beauté pure au palais
impérial. La semaine qui a suivi, j'ai fait cours assez
normalement.
Le , j'ai déjeuné au restaurant pour la dernière fois
avant longtemps (au Café de France, place d'Italie ;
lequel a fermé depuis, probablement fait faillite), avec le poussinet.
Puis ce dernier est parti en vacances à la montagne. N'ayant pas
grand-chose à faire, je me suis dit bon, il faut vraiment que je
comprenne un peu d'épidémiologie, donc j'ai commencé par apprendre
les bases du modèle SIR, et j'ai
écrit ce
fil Twitter (qu'un peu plus tard j'ai transformé
en cette entrée de blog). Ensuite
je suis sorti me balader dans Paris, je suis passé chez Gibert où j'ai
acheté le livre Viral Pathology and
Immunity de Neal Nathanson pour avoir au moins quelques bases
rudimentaires en virologie.
La nuit suivante j'ai vraiment très mal dormi, et ça allait être la
norme pour pas mal de temps ensuite.
Le , j'ai eu une longue conversation avec ma mère au
téléphone, je lui ai dit de prendre la pandémie très au sérieux. Je
me rappelle notamment lui avoir dit qu'il fallait s'attendre à ce
qu'il y ait de l'ordre de grandeur de 100 000 morts en France (à ce
moment-là on en avait une dizaine) ; elle m'a dit ben tu es
optimiste !. Avec le recul, ce n'était pas une mauvaise
estimation. Mais pas si bonne que ça non plus, parce que je pensais
que ces ~100 000 morts se produiraient en quelques mois seulement. Le
soir j'ai regardé un documentaire sur la grippe de 1918
(celui-ci, je
crois ; je pense que j'ai dû penser au moins ça me rappellera
que ça peut toujours être pire !), probablement pas une bonne idée
pour le moral !
: je me suis réveillé vers 5h30, je n'ai pas
réussi à me rendormir. Je suis allé au bureau en RER (je
me souviens avoir regardé
la jolie
vue depuis les escaliers qui montent au plateau et m'être demandé
ce que tout cela allait devenir avec la pandémie).
J'ai donné un cours le matin mais j'avais de plus en plus de mal à
me concentrer. J'ai dit à mes élèves que nous risquions de ne plus
nous revoir. (Nous n'avions pas de cours prévu la semaine suivante,
et au-delà ça me semblait évident que tout serait bouleversé.)
L'Italie a annoncé son confinement national, je trouvais ça absurde.
Mais je ne comprenais pas comment elle pouvait être déjà débordée par
l'épidémie, avec même pas 2000 cas recensés (je n'avais pas pris
conscience de l'ampleur de la sous-estimation du nombre de cas). On
parlait d'aplatir la courbe, mais l'ampleur de la
tâche semblait
inouïe.
: après avoir très mal dormi, j'ai été réveillé
par des bruits assourdissants : des ouvriers sont venus détruire au
marteau-piqueur le tarmac du trottoir devant chez moi (je n'ai jamais
compris pourquoi ils ont fait ça, il me semble qu'ils n'ont pas
creusé) ; les bruits sont montés à 70dB dans le salon. Toujours
est-il que ça a accentué mon craquage nerveux. J'ai téléphoné au
poussinet (à la montagne, cf. ci-dessus), qui lui-même n'allait pas
bien (il avait peur que sa boîte fasse faillite, peur que l'immobilier
s'écroule et qu'on ne puisse pas vendre l'appartement, ou qu'on doive
vendre les deux pour une bouchée de pain…). Entre ça, l'état
neurologique de mon père (parkinsonien en bout de traitement) qui se
dégradait, et la voiture qui avait pris un choc, nous étions vraiment
mal. Nous avons passé la journée à échanger SMS et coups
de fil. Et la situation en Italie n'était pas du tout
rassurante !
Je relis mes SMS échangés à ce moment : Je ne
comprends pas pourquoi [le système de soins en Italie] s'étouffe déjà
à 0.015% [de malades covid dans la population]. Et celui-ci, pas
mal à côté de la plaque, essayant de me rassurer : Et pour
l'épidémie, on va rester à la maison en amoureux pendant quelques
semaines à télétravailler : soit les choses empirent et ce sera vite
fini, soit elles s'améliorent.
: je suis de nouveau allé au bureau
en RER. J'ai donné un cours qui allait être (mais je ne
le savais pas, bien sûr) mon dernier pour 2019–2020. J'avais de plus
en plus de mal à me concentrer à cause de la fatigue et du stress.
J'ai reçu le peintre qui était censé faire un petit
rafraîchissement de l'appartement que nous comptions vendre. Lui
n'avait pas du tout l'air affolé par l'épidémie (il m'a fait remarquer
qu'il y avait beaucoup plus de morts de la grippe que de covid). Nous
avons pris un café ensemble. Pendant un instant, tout semblait
normal.
Le poussinet est rentré de la montagne très tard dans la soirée (il
est arrivé chez nous à 4h15 du matin). Nous avons beaucoup parlé de
la pandémie et, évidemment, eu du mal à dormir.
Il arrive assez régulièrement qu'on attire mon attention sur la
manière dont ma propre expérience, et les sentiments qui en résultent,
peuvent parasiter mon analyse de la situation sanitaire. Une des
dernières occurrences est dans les commentaires signés Lama
d'une des entrées récentes de ce
blog, mais c'est loin d'être la seule fois qu'on m'a dit quelque chose
comme David a énormément souffert des confinements, il n'est pas
étonnant qu'il argumente contre eux, sur un ton parfois
bienveillant, parfois nettement moins. Je ne pense pas qu'il soit
intéressant de répondre aux attaques du type David tient tellement
à ses petites habitudes de marcher en forêt ou d'aller au restaurant
qu'il se lance dans des argumentaires grandiloquents qui ressemblent
aux pro-gun américains qui crient à la dictature quand ils s'imaginent
qu'on va leur enlever leur flingue (oui, on m'a dit ce genre de
choses), mais ceux qui, sans accusation de mauvaise foi ni méchanceté
perfide à mon égard, notent la manière dont j'ai personnellement très
mal vécu les confinements (je n'ai pas
fait le moindre mystère
à ce sujet), et s'interrogent sur
les biais qui peuvent en résulter soulèvent indiscutablement un point
important.
Une réponse un peu triviale (qui n'en est pas moins juste, mais qui
n'est pas forcément satisfaisante) consiste simplement à
répliquer qu'il faut simplement juger les arguments écrits pour ce
qu'ils sont, et pas sur le vécu de leur auteur. Une autre réponse
qu'on pourrait faire sur le ton de la blague est d'imaginer ce qu'il
faudrait penser d'un avocat qui plaiderait :
Mais, Madame la présidente, vous voyez bien que Monsieur Untel est
terriblement biaisé contre mon client : s'il l'accuse d'être un
meurtrier, c'est parce qu'il est fou de rage que mon client ait tué
son fils.
Je veux dire qu'il y a un certain piquant de trouver que je suis
biaisé à penser que les confinements engendrent énormément de
souffrance… à cause de la souffrance qu'ont engendré chez moi les
confinements. Cette réponse est bien sûr assez superficielle et
incomplète (quoique drôle, je trouve), parce que la question de faire
un calcul raisonnable est autrement plus complexe que de constater
l'existence d'un phénomène qui est maintenant peu contesté (même les
confinementistes les plus acharnés admettent qu'il y a des gens qui en
souffrent : ce n'est pas spécialement à démontrer, et ce n'est pas ce
que je cherche à démontrer). Néanmoins, elle survit sous la forme
d'un biais non pas personnel mais d'observation : il va de soi que,
donné un ensemble d'arguments parfaitement raisonnables contre un
sujet X, ceux qui sont le plus motivés à exposer
ces arguments, à les développer et à les publier, sont ceux qui ont un
grief contre X, c'est normal et attendu, et cela ne remet
absolument pas en cause la validité des arguments ni la bonne foi de
ceux qui les avancent (c'est, dans ma blague ci-dessus, la raison pour
laquelle le père de la victime se trouve au tribunal). Disons, pour
quitter le registre de la blague, qu'il serait assez malvenu de
reprocher aux personnes homosexuelles ou transgenre d'être biaisées en
dénonçant l'homophobie ou la transphobie : il est normal (regrettable,
car tout le monde devrait être attentif aux souffrances des autres)
mais normal que ce soient les victimes d'une injustice commise par la
société qui soient les premières à la dénoncer.
[Ajout () :
cf. ce
fil Twitter ainsi
que celui-ci
qu'il cite.]
Maintenant, j'ai essayé d'être toujours assez clair dans ce que je
disais et de séparer ce qui est l'analyse d'une situation objective,
par exemple les confinements n'ont certainement pas un effet aussi
important que ce que leurs défenseurs allèguent (il n'est même pas si
clair que ça qu'ils en aient un distinct de la réaction spontanée de
la population) ou il est déraisonnable de prétendre que les
confinements en France aient sauvé des centaines de milliers de vies
car aucun pays au monde, quelle que soit la politique qu'il ait
choisi, n'ait vu un tel niveau de mortalité ou encore il n'est
pas imaginable qu'on puisse éliminer le covid à ce stade, et une
opinion morale ou politique, par exemple il est raisonnable de se
donner comme objectif de minimiser la somme de la durée de vie espérée
perdue par personne à cause des morts covid et du nombre de jours de
confinement autoritaire ou le fait d'exiger de remplir une
attestation pour sortir de chez soi et d'envoyer la police les
contrôler est une approche inacceptable de la santé publique, une
méthode de régime totalitaire, et fait faire à la France un pas
irréversible vers un tel régime. Il est normal que les
affirmations de cette seconde catégorie soient influencées par mon
expérience ; les premières ne devraient pas l'être, mais évidemment,
personne n'est naïf au point d'imaginer que ce que nous croyons vrai
scientifiquement ne soit pas influencé par les opinions que nous avons
sur ce que nous voudrions être vrai : ça n'a rien de spécifique à moi,
ce qui ne veut pas dire que je ne doive pas (comme tout le monde,
donc) m'en méfier.
Maintenant, il serait malhonnête de ma part de ne pas me livrer à
l'exercice d'introspection de mes biais alors que je suis prompt
à les dénoncer chez les autres :
j'ai
déjà à
plusieurs reprises souligné le fait que les épidémiologistes sont
naturellement enclins à donner une importance exagérée à
l'épidémie parce que c'est leur spécialité et à ignorer que
la crise est bien plus grave qu'une crise sanitaire mais est
généralement une crise de société parce que ce n'est pas leur
spécialité ; j'ai souligné qu'ils sont aussi biaisés dans leurs
modèles parce qu'ils ne savent pas modéliser les effets sociaux et les
ignorent donc purement et simplement ce qui conduit à des prédictions
biaisées toujours dans le sens du pessimisme ; j'ai souligné qu'il y a
un biais à écouter ces épidémiologistes en se disant que c'est normal
d'écouter « les experts » et d'oublier que quand ils appellent au
confinement ils ne sont spécialement compétents pour juger des effets
que ces confinements auront sur la société (comme je le disais sur
Twitter, c'est comme si on confiait à des économistes spécialistes de
questions financières l'étude de la dette publique, on ne doit pas
s'étonner, ensuite, qu'ils proposent de sabrer dans les services
publics) ; j'ai souligné que les médecins en général avaient souvent
le biais consistant à privilégier la préservation de la vie à
n'importe quel prix au lieu de celle de la qualité de la
vie ; et j'ai souligné que les hommes politiques prenant les décisions
de confinement avaient eux aussi toutes sortes de biais par leur
position : le biais lié à l'injonction générale en politique de faire
quelque chose plutôt
que rien,
le biais dû au fait qu'ils ont plus de chances d'être traînés en
justice pour homicide involontaire que pour abus de confinement, le
biais lié au fait qu'ils ne sont absolument pas impactés par les
confinements qu'ils mettent en place (les ministres seront toujours
libres de circuler où ils veulent et comme ils veulent) alors qu'ils
sont plutôt plus exposés que d'autres à l'épidémie (par leur nombre de
contacts et souvent par leur âge) et, pour une fois, leur fonction ne
les protège pas, le biais lié à leur mépris tout tout ce qui est
loisirs ou question de bien-être de la population, et surtout, bien
sûr, le biais lié à leur tendance générale à l'autoritarisme.
Si on reconnaît que tout le monde a des biais (et un devoir de
chercher à les combattre même si on sait qu'on n'y arrivera jamais
vraiment), c'est une chose. Si on vient dénoncer les miens sans se
préoccuper de ceux que j'ai évoqués ci-dessus, c'est, si j'ose dire,
un méta-biais qui devrait amener à se poser soi-même des
questions.
Mais il y a des différences importantes entre mes biais et ceux que
j'ai évoqués deux paragraphes plus haut. La principale, qui n'est
peut-être pas très pertinente épistémologiquement mais qui l'est pour
ce qui est de leur impact, est que je ne suis pas en position de
pouvoir : je ne suis ni ministre, ni membre d'un quelconque
scientifique, ni même un de ces invités qui tournent en boucle sur les
plateaux télé ; toute l'influence que j'ai est celle d'un geek qui
écrit de longs rants sur un blog que pas grand-monde ne lit ; encore,
si je donnais des mauvais conseils, on pourrait m'accuser d'empirer
l'épidémie, mais ma position a toujours été que tous ceux pour qui se
confiner n'est pas une souffrance, et dans la mesure où leur situation
le permet, devraient le faire
librement, et pour ce qui est de mon propre exemple je suis
probablement un des Français les plus responsables (en ce sens que je
ne vois essentiellement personne à part mon poussinet et ma maman de
temps en temps), donc on ne peut même pas m'accuser d'inciter à
l'irresponsabilité. Je ne dénonce pas spécialement les biais de
Jean-Paul Twitto, pro-confinement, je dénonce ceux des figures de
pouvoir. Il y a autrement plus d'enjeu à constater que le
gouvernement se dote d'un conseil scientifique où les épidémiologistes
et virologues sont abondamment représentés mais pas un malheureux
psychiatre, psychologue ou spécialiste des droits de l'homme ; ou que
le ministre de la santé essaie de tirer des larmes à l'Assemblée
nationale en évoquant les gens qui souffrent de la maladie, mais pour
ceux qui souffrent du confinement il n'a que le mépris de cette blague
qui me reste décidément en travers de la gorge tant elle est
insultante, tant elle retourne le couteau dans la plaie, s'il y a
bien quelque chose qui n'est pas obligatoire dans cette période, c’est
d'être malheureux.
(Bon, entre temps, les défenseurs du zéro covid ont réussi à
adopter une position à la fois tellement extrême, et en même temps
faisant croire qu'elle s'oppose aux confinements, qu'ils ont à la fois
déplacé
la fenêtre
d'Overton et brouillé les cartes : à force qu'ils se plaignent que
le gouvernement français refusait le confinement, ils ont réussi
l'exploit de faire oublier que le gouvernement français, s'il a certes
infléchi un peu sa position, a déjà confiné pendant des mois toute la
population du pays, et continue à le confiner une bonne partie du
temps, et une partie de la population quasiment tout le temps. Quand
je m'oppose aux confinements, je veux être bien clair sur le fait que
je ne m'oppose pas qu'aux confinements à venir mais aussi à
ceux de mars à mai et de novembre, et donc au gouvernement qui les a
décrétés.)
Je digresse ici pour souligner une fausse équivalence qui m'est
insupportable qui est de dire quelque chose comme certes, les
confinements font des malheureux, mais la covid aussi (et d'en
déduire la nécessité d'une sorte d'équilibre entre les deux, comme si
on compensait un malheur en lui ajoutant un autre malheur) : c'est
oublier que si le virus est d'origine naturelle (enfin, naturel
ne veut pas dire grand-chose, mais c'est un machin inanimé contre
lequel on ne peut pas vraiment ressentir de colère : au pire, ou au
mieux, on peut en adresser à l'imbécile qui a voulu manger de la soupe
au pangolin ou du tartare de chauve-souris ou je ne sais quoi, mais
même celui-là on ne sait pas qui c'est et ce n'est peut-être pas ça
qui s'est produit), le confinement est un désastre d'origine
complètement humaine, et les responsables en sont bien identifiés, ce
sont justement ces gens qui passent sur les plateaux télé à parler de
choses dont ils ne sont pas spécialement qualifiés à mesurer l'impact.
Je crois que je l'ai déjà dit, mais cela mérite d'être répété : on
peut être utilitariste (et, pour simplifier, je le suis), ce n'est pas
pour autant qu'on acceptera sans broncher de voir quelqu'un dévier le
tramway dans votre direction parce qu'il y a (ou parce qu'il
pense qu'il y a — et a fortiori si on croit qu'il se trompe)
moins de gens qui sont ligotés aux rails de ce côté-là. Si certains
peuvent être en courroux contre un virus qui s'en fout ou contre le
fait qu'on n'ait pas suivi leur plan préféré pour lutter contre la
pandémie, ma haine va à des gens bien identifiés qui m'ont emprisonné
et ont détruit ma vie de façon directe, et qui ont le culot de me
rappeler que je n'ai pas d'obligation à être malheureux.
J'arrête là cette digression, qui tend plus à justifier que mes
biais sont légitimes que le fait qu'ils n'existent pas, et
peut sans doute amener à conclure d'autant plus fortement que ces
biais doivent être importants (tout légitimes qu'ils sont). Mais on
peut aussi considérer ce fait : si je dois me retenir constamment de
partir en litanie d'insultes contre les membres du gouvernement ou du
conseil scientifique, si je m'interdis d'exprimer le fond de mes
sentiments à leur sujet, c'est aussi ce qui me force à une réflexion
finalement plus contrôlée (fût-elle grandiloquente).
Une autre différence que je peux souligner est que mes biais ne
sont pas préalables : avant 2020, je n'avais aucun avis
particulier sur la manière de gérer une pandémie ou de ne pas le
faire, alors que les épidémiologistes, eux, en avaient (et donc, comme
je le rappelle plus haut, des biais liés à leur intérêt
professionnel) : le fait d'avoir très mal vécu le confinement peut
être considéré comme une observation expérimentale qui s'inscrit dans
la démarche générale de réflexion sur le sujet, que j'ai abordé comme
j'aborde quantité de sujets sur ce blog — si j'en ressors avec une
opinion sur la question, cette opinion n'est pas, du moins,
un préjugé : il est normal de se former une opinion à la
découverte des faits, ce qui n'est pas normal est, pour reprendre une
comparaison judiciaire, d'entrer dans la salle du tribunal avec un
avis préalable sur l'issue du procès.
Et à la limite, si j'avais des biais préalables, on pouvait plutôt
penser qu'ils étaient dans le sens d'être favorable à un contrôle très
strict de l'épidémie : je suis moi-même assez hypocondriaque voire
nosophobe, j'avais au début de la pandémie deux parents (mon
père est décédé entre temps, sans
rapport avec le covid) très vulnérables ; en tant que geek grincheux
qui passe plein de temps le nez à 30cm d'un écran d'ordinateur on eût
pu imaginer que je fusse de ceux qui disent que les jeunes fêtards
n'avaient qu'à bien se tenir et que la sociabilisation pouvait très
bien se faire en ligne ; et en tant que propriétaire d'un appartement
parisien raisonnablement grand (deux dans le même immeuble,
d'ailleurs, dont un avec jardin, et même si c'est transitoire je
pouvais très bien profiter du jardin), on pouvait se dire que je ne
serais pas parmi les premiers à souffrir de l'enfermement ; et enfin,
je n'ai pas de gosses à l'école, donc ça ne me touche pas
personnellement que les écoles élémentaires, collèges et lycées soient
ouverts ou fermés, et en ce qui concerne mon propre travail, je peux
dire que c'est d'un grand confort de me lever 30min avant de faire
cours, en survêt, de me mettre devant mon ordi, et de faire cours à
travers zoom sans devoir me farcir un aller-retour à Palaiseau. Donc
on peut dire que j'avais plein de raisons de défendre les
confinements !
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas vraiment le propos. Il est
pertinent pour moi de me demander si le fait d'avoir souffert des
confinements a formé des biais qui obscurcissent mon jugement ; je ne
crois pas que ce soit pertinent de la part de qui que ce soit d'autre
de m'interroger sur le sujet, mais je peux donner quelques éléments de
la réflexion que je me suis faite pour moi-même, qui n'ont
pas pour but de me justifier envers autrui mais d'illustrer la
démarche.
La première chose est de se demander si ma position a changé entre
avant et après le confinement (ce qui peut laisser croire que ce
changement serait l'effet de la souffrance psychologique). Or si on
relit cette entrée de ce blog,
écrite à un moment où nous n'avions pas encore été confinés, et où je
pensais l'épidémie considérablement plus grave (ou en fait surtout,
plus rapide) que ce qu'elle a été, je prends clairement position en
faveur de laisser circuler le virus ; et cette entrée (et le ton sur
lequel elle est écrite) doit aussi servir pour rappel que je n'ai pas
fait ce choix à la légère. Entre temps, on a découvert que le risque
de débordement des hôpitaux était très largement surestimé (sur
l'ensemble de la planète, il ne s'est produit qu'en une poignée
d'endroits très atypiques, et même pas spécialement des endroits qui
ont refusé les confinements), et que les pays qui choisissaient de ne
pas confiner ne s'en sortaient pas significativement plus mal que ceux
qui le choisissaient, donc il est normal que je sois encore plus
convaincu du bien-fondé de ma position, indépendamment de ce que j'ai
vécu personnellement.
La seconde chose est de se demander si ma position est cohérente
avec ma position dans d'autres domaines où je suis moins directement
impliqué émotionnellement. Je pense par exemple à la lutte contre le
terrorisme : je ne suis pas spécialement concerné personnellement par
la question, ne me sentant pas spécialement menacé par la menace
terroriste mais n'étant pas non plus de la population discriminée par
l'arbitraire policier accompagnant ce genre de mesures. Or ma
position concernant la lutte contre le terrorisme et la lutte contre
la covid est tout à fait analogue dans le rejet de l'illusion
sécuritaire qui masque en fait un autoritarisme dangereux. Comme
autre exemple de cohérence de mes positions, je pourrais mentionner la
« guerre » contre les drogues : je ne suis vraiment pas concerné à
titre personnel parce que je ne consomme aucune substance psychotrope
illégale (et pas non plus d'alcool ou de tabac) et je ne vis pas non
plus dans des endroits où l'économie est fortement liée au commerce de
telles substances, et pour parler simplement, en ce qui me concerne
moi-même, je m'en fous complètement que le cannabis soit illégal ou
pas, pourtant je trouve que l'approche culpabilisatrice et répressive
est une illusion de contrôle et une fausse route gravement dommageable
à notre société, de la même façon que les confinements. Ma position
concernant le covid est également cohérente avec celle sur
le SIDA : prôner l'abstinence, montrer du doigt une
sous-population qu'on désigne comme responsable de l'épidémie, n'est
pas une approche qui marche. Je pourrais enfin dresser un parallèle
un peu plus lointain avec l'austérité économique : l'idée qu'il faut
accepter des sacrifices importants immédiatement pour assainir une
situation (dette, propagation du virus) qui tournerait sinon à
l'exponentielle incontrôlée est quelque chose que je regarde avec
beaucoup de soupçon, surtout quand on confie la décision à ceux qui
sont par leur métier enclins à ne regarder qu'un côté des choses.
Bref, il me semble que mon opinion sur les confinements est tout à
fait cohérente avec ce que je pense sur d'autres sujets avec lesquels
je peux dresser un parallèle, et s'inscrit dans une position générale
soucieuse des libertés individuelles qui n'a rien à voir avec le fait
que j'aie souffert des mesures précises appliquées en France.
Enfin, un troisième contrôle du fait que ma position contre les
confinements n'est pas trop biaisée par mon ressenti personnel
consiste à regarder ce qu'on pensait du sujet avant cette pandémie.
J'ai déjà fait référence
au plan
pandémie grippale qui ne propose pas du tout ce moyen d'action, et
je n'ai pas non plus trouvé de recommandations de confinements en cas
de pandémie émanant, par exemple, de l'OMS. Et
l'article Disease
Mitigation Measures in the Control of Pandemic Influenza de
Inglesby &al. (publié dans Biosecurity
and Bioterrorism (4)) écrit : The
negative consequences of large-scale quarantine are so extreme (forced
confinement of sick people with the well; complete restriction of
movement of large populations […]) that this mitigation measure should
be eliminated from serious consideration. (Je cite ce passage-ci,
mais il
y en a d'autres qui sont tout aussi pertinents.) Alors bien sûr,
tout ça concerne la grippe et pas la covid, mais il n'y a pas
spécialement d'hypothèse faite qui s'appliquerait à la grippe et qui
serait invalidée par le fait que le covid n'est pas la grippe ; et en
tout cas, il n'y a pas de différence énorme ni de contagiosité ni de
létalité. J'ai donc plutôt l'impression que ma position est tout à
fait en ligne avec ce qu'on estimait pré-2020, à tête reposée, donc,
pas dans la panique de la crise, et pas en ayant la pression de faire
mieux(?) que les Chinois, et que s'il y a des gens qui ont changé de
position sous l'effet de l'émotion, ce n'est pas moi.
À ce propos, l'émotion en question, pouvant expliquer que certains
se mettent à défendre les confinements, peut être la peur, bien
compréhensible, de l'épidémie, mais d'autres choses aussi : après
avoir subi les confinements, cela pourrait être le syndrome de
Stockholm ou encore l'entêtement lié aux coûts irrécupérables (le fait
de se dire que si on a fait tout ça il fallait bien que ce soit pour
quelque chose, parce que c'est trop horrible d'imaginer qu'on a
confiné pour rien — je pense qu'il y a beaucoup de gens qui raisonnent
sans s'en rendre compte sur ce mode-là).
Voilà, maintenant je répète qu'il ne s'agit pas là pour moi de me
défendre (je n'ai pas à le faire) mais d'expliquer comment je
contrôle pour moi-même mes propres biais en même temps que je
cherche à détecter ceux des autres.
Maintenant je ne veux pas non plus donner l'impression de prétendre
que mon opinion sur le sujet des confinements est « objective » : déjà
la question de savoir si les confinements ont un
effet est assez mal posée, mais
savoir s'ils font plus de bien que de mal est évidemment une question
qui repose sur énormément de subjectivité dans la fonction
d'évaluation de ce qui est « bien » ou « mal » : il va de soi que si
on considère que la seule chose qui compte est de minimiser le nombre
de morts covid on aura un jugement d'ensemble différent de si on
considère que le confinement est une forme d'emprisonnement qui bafoue
gravement les droits fondamentaux.
Il me semble donc pertinent de considérer la question comme une
question de société clivante comme celles qui divisent la droite et la
gauche en politique, au sens où il n'y aura pas de réponse objective
ou scientifique ultime, mais ça n'interdit pas pour autant le débat
dans lequel chacun défend son opinion, et bien sûr, même s'il n'y aura
pas de réponse objective à quelque chose comme la gauche vaut-elle
mieux que la droite ? ou les confinements font-ils plus de mal
que de bien ? il y en aura à certaines questions évoquées au cours
du débat (ne serait-ce que si on ne fait rien, à telle date il y
aura tant de morts), et bien sûr on peut toujours chercher à
combattre ses propres biais ou ceux des autres (comme l'idée d'être un
millionnaire temporairement dans l'embarras). Attention, en faisant
un parallélisme avec l'axe gauche-droite je ne prétends pas, et je
pense même tout le contraire, qu'il serait plutôt de gauche ou plutôt
de droite d'être favorable aux confinements : ce sont des questions
tout à fait orthogonales, et si on peut argumenter selon les principes
de telle ou telle opinion politique (par exemple en disant que les
confinements ont causé énormément d'injustice sociale ou ont fait
énormément de mal à la prospérité économique du pays), je crois
complètement stupide l'idée selon laquelle si on est de gauche on doit
être favorable aux confinements (je prends cet exemple parce que c'est
surtout ça que j'ai tendance à entendre).
C'est notamment pour ces raisons que je tiens à utiliser le
terme confinementisme : qu'on soit d'accord avec sur le fond ou
pas, il faut reconnaître que le confinementisme (et sa forme la plus
extrême, le zéro covid) est une idéologie et pas une conclusion
scientifique. Je n'ai rien contre le fait qu'on exprime des opinions
idéologiques (même si, quand elles se proposent d'emprisonner des
dizaines de millions de personnes, je me sens fondé à les combattre
avec la plus grande force), mais ce que je rejette le plus fortement,
c'est qu'elles tentent de passer pour un consensus scientifique, une
sorte de conclusion objective à laquelle serait arrivés des savants
dénués de tout biais. Donc, qu'on s'interroge sur mes biais à moi et
sur leur origine est légitime, mais à condition d'enquêter tout aussi
scrupuleusement sur ceux des personnes qui tiennent l'idéologie
contraire.
J'aimerais bien faire de ce billet, que j'écris à reculons parce
que ça m'emmerde, un des derniers parlant de confinements, mais je ne
sais pas si j'y arriverai. (Peu plausible : je me dis déjà que je
dois écrire une réponse à un commentaire sur l'entrée précédente pour
parler de l'analyse de mes propres biais sur la question.) En tout
cas, je me dis qu'il faut que je fasse une réponse à quelque chose
qu'on n'arrête pas de me dire ou de me demander quand je dénonce
l'utilisation des confinements dans la lutte contre le covid : ce que
j'ai envie d'appeler l'argumentum ad nosocomium,
qui prend une forme du genre tu ne veux pas que le pays soit
reconfiné, très bien, mais c'est un pari très risqué : et si les
hôpitaux saturent, tu fais quoi ? — essayons donc de déconstruire
un petit peu cette objection, et les présupposés qu'elle contient et
que je n'accepte pas.
Pour commencer, je pense qu'on comprend mieux ce qui ne va pas si
on imagine exactement le même argument utilisé par Didier Raoult pour
défendre son protocole thérapeutique à base d'hydroxychloroquine
(j'aime bien prendre Didier Raoult en exemple parce que j'ai ce
terrain en commun avec la plupart des gens dont je combats les idées
sur la question des confinements que d'être convaincu que le bilan
bénéfice-risque du protocole Raoult est négatif ; mais on peut
remplacer par d'autres choses si on ne veut pas faire intervenir ce
gars). Imaginons, donc, que Raoult dise qu'on doit traiter les
malades avec son protocole : on lui répond que c'est une mauvaise idée
parce qu'on n'a pas de preuve que ça marche mais on sait très bien
qu'il y a des risques, et là, Raoult dit : mais si les hôpitaux
saturent, on fait quoi, alors ? C'est surtout
un non sequitur, et la meilleure réponse est
peut-être de simplement hausser les épaules.
*
Ce que j'ai expliqué longuement
dans l'entrée précédente, c'est que
l'efficacité des confinements n'est pas du tout évidente. Même sur le
plan purement épidémiologique (c'est-à-dire en ignorant totalement
leur coût sociétal), il n'est pas acquis qu'ils soient bénéfiques :
ils pourraient être inefficaces, si les reflux épidémiques qui se
produisent en même temps qu'eux ne se produisent pas à
cause d'eux (par les différents mécanismes que j'ai illustrés
dans ce billet) ; ils pourraient même être néfastes à cause d'effets
de déplacements. Par exemple, il n'est pas du tout déraisonnable de
penser que l'explosion de cas observée à partir de début janvier en
(République d')Irlande soit au moins partiellement due au confinement
qui a été mis en place plus tôt (du 21 octobre au 1er décembre)
pour sauver Noël (on peut penser qu'on fête Noël de façon
d'autant plus festive et avec d'autant plus d'amis qu'on a été privé
de toute vie sociale et de tous loisirs pendant un mois, surtout si on
vous explique que le but de la manœuvre est justement de sauver
Noël) ; quelque chose d'analogue pourrait être dit au sujet du
Royaume-Uni (les nouveaux variants sont assurément inquiétants, mais
ils ne sont certainement pas seuls en cause), et peut-être au Portugal
(qui, soit par chance soit par efficacité de ses mesures, a retardé
l'épidémie jusqu'au point où elle a explosé d'un coup).
Bref, ne pas confiner est un pari, c'est vrai, mais
confiner n'en est pas moins un. On est dans une grande
incertitude où aucun plan d'action n'offre de garantie de quoi que ce
soit, et il est absurde de prétendre qu'il y a une solution
« évidente » ou « sûre ». Or c'est justement l'escroquerie rhétorique
contenue dans l'argumentum ad nosocomium que
d'essayer de faire avaler comme une évidence que les confinements sont
la solution sûre pour protéger les hôpitaux et que toute autre méthode
est un grand saut dans l'inconnu alors qu'on pourrait tout aussi
légitimement défendre le contraire (ne pas confiner est la méthode
éprouvée par le temps de lutte contre les épidémies, confiner est la
nouveauté de 2020 sur laquelle on manque, au moins, cruellement de
recul, et comme je le disais dans mon billet précédent, les signes que
cette méthode fonctionne ne sont pas franchement spectaculaires).
*
Mais cette espèce d'évidence tacite que les confinements
fonctionnent n'est que la moitié de l'escroquerie rhétorique. L'autre
moitié est la supposition tout aussi implicite qu'on doit absolument
tout sacrifier à la préservation des hôpitaux non seulement de la
saturation mais même du risque de saturation. C'est de ce postulat,
jamais complètement explicité, que la valeur de l'hôpital serait
infinie, que découlent ces idées selon lesquelles le reconfinement
pourrait devenir inévitable.
Or, même si la valeur dans notre société de l'existence des
hôpitaux modernes est assurément très grande, il est ridicule d'agir
comme si elle était infinie. En France, on leur a déjà sacrifié : les
boîtes de nuit (depuis mars, je crois, en gros — elles n'ont jamais
rouvert), les bars (depuis je ne sais plus combien de temps), les
salles de sport (entre mars et juin, puis de nouveau depuis
septembre), les restaurants (entre mars et juin, puis de nouveau puis
octobre), les cinémas (j'ai perdu le fil), les théâtres et toute autre
forme de spectacles, toute vie nocturne et maintenant même vespérale,
les matchs sportifs et autres grands rassemblements, les événements
familiaux en groupe (mariages notamment), les universités (largement),
les centres commerciaux (depuis deux semaines), de façon assez
générale le droit de sociabiliser, et pendant 101 jours, le simple
droit de sortir de chez nous ; et j'ai peur qu'on soit en train de
leur sacrifier ce qui nous restait d'état de droit. D'autres pays ont
ajouté, ou partiellement substitué, l'enseignement primaire et
secondaire à cette liste. A contrario, le débordement des hôpitaux,
qu'on ne cesse de nous brandir comme le loup de la parabole du garçon
qui a crié au loup (et honnêtement, s'il finit par se produire je
pense que ce sera plus la faute des gens qui auront crié au
loup), il ne s'est quasi jamais produit, sur Terre, de toute
cette pandémie, sauf très brièvement
en une
poignée d'endroits (qui ont, par ailleurs, particulièrement mal
géré les choses), or il me semble qu'on ne prend pas des décisions
intelligentes en regardant les pires cas (ou, si on adopte ce
principe, il faut au moins aussi considérer les pires conséquences
possibles des mesures préconisées).
Est-ce que ces sacrifices sont proportionnés à ces risques ?
Peut-être (je ne suis moi-même certainement pas opposé à certaines, et
même à la plupart des fermetures que je viens d'énumérer), mais il
n'est pas honnête de considérer qu'on peut les accumuler indéfiniment
sans jamais se dire stop, ça suffit, là, l'hôpital est précieux
mais pas à ce point. (On peut d'ailleurs essayer d'imaginer à
quels sacrifices serait prête une population qui, par l'époque où le
lieu où elle vit, n'aurait pas accès au service de soins des pays
occidentaux contemporains, pour obtenir un tel accès : considère-t-on
que leur vie est infiniment malheureuse et qu'ils seraient plus
heureux en renonçant à essentiellement tous leurs loisirs et toute
forme de sociabilisation pour obtenir, en échange, cet accès
infiniment précieux ?)
J'ai pris, ici, l'hôpital comme référence de ce
qui justifie tous les sacrifices que nous faisons, parce que c'est ce
qu'on m'oppose le plus souvent, cette crainte de la saturation des
hôpitaux. Je comprendrais plus qu'on m'opposât le nombre de morts, et
j'ai déjà souligné que les buts des
confinements n'étaient pas clairs et avaient tendance à changer avec
le temps, mais en ce moment c'est plutôt de saturation des hôpitaux
qu'on me parle comme épouvantail, donc je fais avec.
Partir du principe (fût-il tacite) que quelque chose aurait
une valeur infinie, c'est refuser d'emblée un calcul bénéfice-coût
honnête. Par exemple, un calcul honnête doit se rappeler
qu'il est certes problématique de ne pas prendre une mesure qu'on
aurait dû prendre (parce qu'on en a sous-estimé la nécessité), mais
qu'il n'est pas moins problématique de prendre une mesure qu'on
n'aurait pas dû prendre (parce qu'on en a sur-estimé cette nécessité).
Or les confinementistes considèrent les choses de façon très
asymétrique : ils font essentiellement des calculs de pires cas, ou du
moins basent leurs préconisation sur les pires cas, et semblent
considérer que ne pas confiner alors qu'on aurait dû est une
catastrophe mais que confiner alors qu'on n'aurait pas dû est une
simple précaution inutile (disons que je doute fortement que les
épidémiologistes qui viennent sur les plateaux de télé réclamer un
confinement, et qui seront les premiers à monter au créneau en parlant
de désastre si ce confinement n'a pas lieu, auront l'honnêteté de dire
qu'ils ont failli conduire la France au désastre s'il s'avère qu'on
s'en est très bien sortis sans : c'est bien le signe qu'ils voient
d'un côté un désastre, sinon infiniment, du moins beaucoup, plus grave
que de l'autre).
*
Et le problème à considérer la valeur de l'hôpital comme infinie,
ou, ce qui revient au même, à se donner comme but de le protéger quoi
qu'il arrive, devient assez prégnant quand on considère le problème
des variants plus contagieux du virus.
Beaucoup de ceux qui partagent mon scepticisme et/ou mon aversion
aux confinements se positionnent sur la question des variants en
disant quelque chose comme il n'est pas du tout prouvé qu'ils
soient aussi contagieux qu'on le dit (et c'est vrai qu'on a des
données assez paradoxales, pour ne pas dire franchement
contradictoires, que je ne prétends toujours pas comprendre :
cela pourrait être le signe que les variants ne sont pas
aussi contagieux qu'on l'a craint, ou, plus vraisemblablement, qu'ils
le sont initialement mais qu'ils « saturent » très vite, peut-être par
exemple parce que cet excès de contagiosité est lié à une
susceptibilité accrue dans une sous-population plutôt étroite ;
il pourrait y avoir de bonnes nouvelles, ou en tout cas moins
mauvaises que ce qu'on attend, mais je pense que c'est une mauvaise
idée, à ce stade, de tabler dessus) : je pense que c'est un peu se
tromper de bataille que de contester que le problème est préoccupant,
parce que cela accepte implicitement l'idée que si
effectivement ils le sont, alors on doit prendre des mesures
très fortes pour ne pas que les hôpitaux saturent.
Mais à y réfléchir un peu plus attentivement, ceci est un argument
vicié : car si les variants augmentent les coûts liés à la
maladie (si le variant est plus contagieux, il touchera plus de monde,
donc causera plus de morts, etc.), mais ils augmentent aussi
les coûts du remède proposé, même s'il marche (car le confinement
devra être plus long, plus dur, et plus difficile à lever). Il n'est
pas du tout évident dans quelle mesure l'augmentation des coûts d'un
côté est plus importante que l'augmentation des coûts de
l'autre !
Il est même arguäble que, si la contagiosité s'accroît de façon
vraiment démesurée, les coûts liés au remède finissent par l'emporter
sur ceux liés à la maladie, quelle que soit notre échelle de valeurs :
car les coûts liés à la maladie sont bornés (au pire, si elle est
démesurément contagieuse, 100% de la population l'attrape, ça n'ira
pas au-delà) tandis que ceux liés au confinement ne le sont pas (on
peut atteindre le niveau où tout le monde doit porter une combinaison
hazmat en permanence, puis deux superposées, puis trois, etc., bref,
les efforts pour éviter la contagion deviennent de plus en plus
déraisonnables tandis que son extension maximale a une limite finie).
Bon, bien sûr, tout ça n'est pas extrêmement précis parce que la
limite n'a pas un sens rigoureux, mais il ne me semble pas du tout
clair qu'une augmentation très importante de la contagiosité aille
dans le sens de rendre la solution confiner le pays plus
attractive.
…Sauf, bien sûr, si on accepte l'idée, et on ne doit justement pas
l'accepter, que la saturation des hôpitaux a un coût infini, auquel
cas on devrait tout faire pour l'éviter : c'est, je crois, ce
que postulent implicitement ceux qui expliquent que l'émergence des
variants rend absolument indispensable le confinement, et on doit
dénoncer ce procédé rhétorique consistant à le regarder qu'un côté de
la balance parce qu'on a escamoté l'autre derrière un infini.
⁂
Je finis en disant un mot sur une idée dont on parle de plus en
plus : le zéro-covid. Il s'agit à la fois d'un
prolongement logique extrême de l'idée des confinements et d'une
tentative de leur donner une perspective différente : si je
résume correctement, la théorie zéro-covid, c'est quelque chose
comme les confinements posent assurément problème et ne proposent
pas vraiment de porte de sortie, si bien qu'ils finissent par devenir
insupportables pour la population, donc la solution, c'est de faire un
confinement pour mettre fin aux confinements, un confinement très
strict pour ramener le covid à zéro, et ensuite il sera plus simple à
contrôler sans avoir besoin de confinements ultérieurs.
Ce discours nouveau (ou plutôt, nouvellement populaire) présente au
moins l'intérêt à mes yeux de reconnaître que les confinements sont
une tâche sisyphienne, mais à part ça, l'idée me paraît tellement
saugrenue que je ne sais pas par où commencer : je ne sais pas même
pas vraiment si ceux qui l'avancent croient sérieusement pouvoir
ramener le covid à zéro (fût-ce le temps de vacciner tout le monde) ou
si c'est simplement une façon d'essayer de faire passer la pilule des
confinements, une nouvelle façon de promettre après celui-ci, c'est
fini. Une promesse de Sisyphe : allez, ce coup-ci, c'est le
bon, je vais faire un effort vraiment plus important, le rocher va
rester à sa place et on passera à autre chose — personnellement,
j'imagine plus facilement Sisyphe heureux en comprenant qu'il faut
juste arrêter l'effort futile de pousser un rocher qui finit toujours
par revenir.
Tout ça me fait penser aux politiques d'austérité, où on commence
par dire qu'il faut absolument empêcher la dette publique de croître
exponentiellement, et que pour ça on doit maintenir le déficit
budgétaire sous un certain seuil assez arbitraire, et que pour y
arriver il faut sacrifier toutes sortes de choses importantes au
bonheur du pays, mais où les maximalistes vont vous dire que si on
sacrifie plus fort, ça fait certes plus mal au début, mais on arrive à
une situation plus saine où on a besoin de moins de sacrifices
ensuite.
Bien sûr, quelques pays (la Nouvelle-Zélande surtout, mais aussi
l'Australie, la Chine, Taïwan) ont eu un certain succès avec une
stratégie de ce genre : mais pour en tirer des leçons, il faut se
rappeler (outre le fait qu'il est difficile de tirer des leçons d'un
pays dans un autre) que la Nouvelle-Zélande, l'Australie et Taïwan
sont des îles, et la Chine une dictature, et que même avec ces atouts
ils ont certes eu moins de confinements et beaucoup moins de morts que
l'Europe mais que ça n'en a jamais été fini de la menace de
reconfinement à tout instant (je me demande d'ailleurs si ce n'est pas
pire de savoir qu'on peut être bouclé chez soi du jour au lendemain
parce qu'une malheureuse poignée de cas a été détecté, ce qui peut
causer
un effet
de panique, que d'avoir le temps de se préparer en voyant la
situation empirer), et il y a eu d'autres coûts sous forme de
fermeture essentiellement totale des frontières, ou, s'agissant de la
Chine, d'un contrôle encore plus dystopien de la population au moyen
d'une app sur smartphone qui ressemble au wet
dream de n'importe quel dictateur (au sujet de la situation en
Chine, je
recommande ce documentaire
d'Arte
[également disponible sur
YouTube], et qui fait suite
à un autre,
tourné il y a un an par le même réalisateur, sur les quarantaines
initiales qui ont « démarré » la stratégie chinoise). Mais se dire
qu'on puisse faire pareil en Europe me semble simplement
déraisonnable, et surtout, se dire qu'on puisse faire pareil en
Europe maintenant… comment dire ?… Même si on arrive à
reproduire et à soutenir la décroissance rapide du nombre de cas
observée en mars, il faudra facilement trois mois pour passer du
régime actuel en France à moins d'un test positif par jour (ce qui
n'est toujours pas zéro !), c'est-à-dire promettre en 2021, juste pour
commencer, autant de confinements qu'on en a eu en 2020.
Et bien sûr, je doute à la fois que les confinements puissent être
si efficaces (même s'ils font quelque chose, ils finissent
certainement par atteindre leurs limites quand les gens en ont marre,
ce qui est probablement la situation actuelle en république Tchèque où
la décroissance exponentielle a cessé et les courbes ressemblent
maintenant plutôt à un plateau), et qu'avoir un nombre de cas très bas
aide significativement à contrôler l'épidémie (au contraire, s'il y a
très peu de cas, la réaction rationnelle de quelqu'un qui ressent des
symptômes compatibles au covid est de se dire ce n'est probablement
pas le covid, il n'y en a quasiment plus dans ce pays, et de
contaminer plein de gens avant que le problème soit détecté).
Bref, je ne sais pas par où commencer, mais ce n'est pas mon propos
ici d'essayer de discuter de l'aspect pratique de cette stratégie
zéro-covid. Ce n'est pas non plus tellement l'objet de discuter de
leur plan de communication, tout intéressant qu'il est à examiner (je
conseille la lecture
de cet
article qui, bien qu'un chouïa complotiste, m'a fait prendre
conscience de ce revirement très intéressant de discours qui consiste
à présenter la stratégie zéro-covid comme anti-confinement).
Un autre sujet qu'il faudrait évoquer à propos de zéro-covid est
l'illusion que crée cette position, par son existence, que les
confinementistes sont en quelque sorte « centristes », entre la
position zéro-covid (éliminer complètement le covid) et une position
symétrique qui serait… quoi au juste ?… zéro-confinement, je
suppose ?
En réalité, il n'en est rien, et c'est surtout là que je veux en
venir : la stratégie zéro-covid comme l'ensemble des autres stratégies
confinementistes, est toujours basée sur les deux postulats que j'ai
essayé de décortiquer dans tout le début de ce billet : (1) que les
confinements fonctionnent effectivement (ce qui n'est pas certain, et
même si ce n'est pas du tout déraisonnable de le penser, ce n'est
probablement pas au niveau que leurs défenseurs veulent le croire), et
(2) qu'il existe un objectif de valeur infinie (comme préserver
l'hôpital de la saturation) et qu'on peut se dispenser de toute
analyse bénéfice-coût au sujet de cet objectif. Le zéro-covid n'est
donc « anti-confinement » que dans l'acceptation très bizarre
suivante : l'objectif absolu est de contrôler l'épidémie, et ce
n'est que conditionnellement à la satisfaction de cet objectif qu'on
cherche la manière d'y arriver qui minimise la duré de confinement
(je ne suis même pas d'accord avec l'analyse, mais ce n'est finalement
pas si important).
Pour éviter tout malentendu : il va de soi que je
n'attribue pas, moi-même, aux confinements un coût infini, ce qui
serait tomber exactement dans la mauvaise foi que je dénonce. (Même
s'il y a quand même un pédigré plus honorable à la position s'il y
a des gens sur les deux voies du tramway, il faut s'abstenir de
toucher à l'aiguillage, qui reviendrait ici à ne pas prendre de
mesure, ce n'est pas ma position.) Ce que je réclame justement est
une discussion sur les bénéfices et les coûts, qui doit être
initiée par ceux qui proposent la mesure, et qui ne peut pas
faire intervenir la valeur +∞. La fonction de coût que je propose est
quelque chose comme ajouter le nombre total de jours de confinement
et le nombre de jours d'espérance de vie perdue distribuée sur la
population, mais je suis, bien sûr, prêt à discuter, par exemple,
des pondérations raisonnables à mettre là-dessus et comment tenter de
réaliser cet objectif.
⁂
Un petit mot pour finir sur l'analyse de la situation actuelle. À
l'heure qui l'est, je sais encore moins qu'auparavant où on va avec
cette pandémie. Depuis une dizaine de jours, on observe en France une
lente diminution du nombre de tests positifs (et de façon analogue,
avec plus ou moins de retard, des autres mesures liées à la pandémie)
enregistrés chaque jour : cette diminution s'inscrit dans le cadre
d'une concavité détectable depuis un peu plus longtemps encore. En
soi, ce n'est pas très surprenant : c'est à peu près cohérente avec
une accumulation d'immunité par infections : grosso modo, chaque test
positif enregistré est associé à une baisse du nombre de reproduction
d'environ 10−7 à 1.5×10−7, ce qui est au moins
l'ordre de grandeur attendu (par exemple si on détecte environ une
infection sur 6 à 10, ou peut-être un peu plus mais qu'elles ont un
effet accru par un des effets d'hétérogénéité dont j'ai déjà
abondamment parlé ici), et ce qui est aussi cohérent avec l'évolution
entre octobre et maintenant. Les vaccins commencent peut-être à
produire un petit effet, mais si à ce stade il doit être encore bien
faible (s'il faut 3 semaines après la première dose, et même en
comptant une immunité stérilisante à chaque fois, ils produiraient une
baisse de 1% à 1.5% du nombre de reproduction). Bref, cette baisse
n'est pas spécialement surprenante en soi, mais bien sûr (corrélation
n'est pas causalité !) il n'est pas du tout impossible qu'il y ait
d'autres composantes de cette baisse qui soient dues à d'autres choses
(p.ex., sociales ou environnementales), ou que des effets se
compensent. L'effet des variants étant toujours enveloppé d'un grand
mystère (cf. ci-dessus), je ne me hasarderai pas à la moindre
prédiction quant au fait que cette baisse durera ou pas. Ce qui me
rend très prudemment optimiste est qu'à part l'effet manifestement lié
aux fêtes de fin d'années on ne voit pas autant de fluctuations
bizarres comme en septembre-octobre (donc il n'y a probablement pas
trop d'effets sociaux pouvant changer à tout moment) et que
l'augmentation de la proportion des variants (dans le temps ou dans
l'espace) ne se manifeste pas de façon trop évidente dans l'évolution
du nombre de reproduction. Mais d'un autre côté le synchronisme
apparent entre des pays très différents (et parfois beaucoup plus vite
que l'accumulation d'immunité ne saurait causer) est très étrange, et
à mes yeux assez incompréhensible : le fait que j'aie des explications
qui collent vaguement à la situation en France ne signifie pas que
cette explication soit bonne, si elle s'inscrit dans le cadre d'une
situation mondiale que je ne prétends pas vraiment comprendre. Bref,
même si ce n'est pas le scénario le plus probable à mes yeux, je ne
serais pas non plus tellement surpris s'il y avait une nouvelle
explosion d'ici quelques semaines.
La seule chose qui semble vraiment claire, c'est que l'effet
protecteurs des vaccins, au moins sur la personne vacciné, est
extrêmement bon, ce qui rend d'autant plus insupportable la lenteur à
laquelle le processus de vaccination se déroule. On doit garder ça à
l'esprit, car c'est cette lenteur, maintenant, autant que le virus
lui-même, qui est l'ennemi contre lequel il faut lutter par tous les
moyens : surtout si on considère que la chose la plus importante est
d'éviter le risque de saturation des hôpitaux, car le vaccin est
parfait pour ça (savoir dans quelle mesure il peut freiner l'épidémie
est discutable, mais qu'il puisse en diminuer massivement la gravité
est maintenant clairement établi).
Pourquoi les confinements donnent-ils l'impression de marcher ?
Encore un de ces billets de blog que je n'ai pas vraiment envie
d'écrire (parce que ça remue beaucoup de frustration) et, du coup, je
traîne des pieds. Mais à force d'expliquer sans arrêt la même chose,
il faut bien que je consente à l'écrire quelque part de façon un peu
rédigée et complète, pour pouvoir y faire référence.
Ce que je veux argumenter ici, donc, c'est qu'on n'a pas de preuve
certaine que les confinements ont un effet sur l'épidémie. Alors
avant d'aller plus loin il faut bien que je souligne que quand
j'écris il n'est pas prouvé que les confinements marchent, ce
n'est pas il est prouvé que les confinements ne marchent pas,
ce n'est même pas je pense qu'ils ne marchent pas (pour que ce
soit clair, je suis maintenant tout à fait convaincu que les dommages
psychologiques, sociaux, politiques et économiques sont très largement
supérieurs aux bénéfices de leurs effets épidémiologiques, mais ce
n'est pas pareil que de dire que ces bénéfices sont nuls). Les gens
qui ne comprennent pas la différence entre il n'est pas prouvé
que X est vrai et il est prouvé que X
n'est pas vrai peuvent lire cette
vieille entrée de ce blog. Bon, normalement tout le monde devrait
savoir ça, mais je sais que ce que je dit a déjà été déformé et
caricaturé par le passé.
La raison pour laquelle je prends le soin d'expliquer ça, c'est que
je commence à en avoir marre d'entendre dire comme une
évidence que le (premier et/ou deuxième) confinement français
a très bien marché (et donc : qu'il faut recommencer). Ce qui
est vrai, c'est que l'épidémie a beaucoup
régressé pendant le confinement : ce n'est pas
pareil que de dire qu'elle a régressé à cause du
confinement. Et je suis particulièrement désolé de voir des esprits
scientifiques, qui devraient pourtant bien savoir que la corrélation
n'est pas causalité, sauter sur l'inférence, et, quand on leur signale
le problème, s'en tirer avec des arguments embarrassés selon lesquels,
bon, en général, la corrélation n'est pas causalité, mais là c'est
quand même bien évident que le mécanisme est le bon. Est-ce évident,
justement ? C'est surtout ce point que je veux explorer. Car si
énormément de publications scientifiques ont été consacrées à
démontrer ou à quantifier la corrélation entre confinements
et régression épidémique, je n'ai pas connaissance de tentatives pour
justifier (plus sérieusement que c'est évident, parce que je n'ai
pas d'autre idée, ou parce que les autres idées me semblent
tarabiscotées) que cette corrélation est une causalité
(ou mieux, pour déterminer quelle part de la corrélation est
due à une causalité directe, et quelle part est due à des apparences
de causalité par exemple provenant de causes communes
confondantes).
Quoi qu'on pense du coût social des confinements, c'est au moins un
point épistémologique majeur que de rappeler que, comme j'aime bien
dire, la corrélation est peut-être corrélée à la causalité, mais
elle ne l'implique pas. C'est un point qu'on traite très bien
dans les essais thérapeutiques au niveau individuel mais qu'on semble
avoir complètement perdu de vue s'agissant d'une mesure collective
comme les confinements. Alors, certes, la preuve sera difficile, mais
ce n'est pas une raison pour ne même pas essayer (et je vais revenir
sur des pistes possibles dans ce sens).
L'étape zéro avant même de commencer à discuter la
question de savoir si les confinements marchent, c'est de
définir les termes.
Le mot confinement, évidemment : le problème, et je l'ai
déjà signalé, est qu'il désigne tout et n'importe quoi entre une
simple fermeture des restaurants et l'emprisonnement de toute la
population. Pire encore, non seulement la mesure est à géométrie
variable, mais quand on dit qu'on fait un confinement, on fait tout un
tas de mesures en même temps qui interagissent de façon compliquée
entre elles, et il n'est pas clair si le mot confinement
regroupe celle-ci, ou celle-là, ou la conjonction de toutes. J'ai
régulièrement vu avancé l'argument qu'on devrait confiner la France
parce que la Norvège s'en était mieux tirée que la Suède en confinant
plus tôt — le problème est que si on appelle confinement ce
qu'a fait la Norvège au sommet de ses mesures, alors la France est
confinée depuis des mois. Pour moi, le mot confinement devrait
être restreint dans son emploi aux mesures de confinement des
individus à domicile (pour les autres mesures on parlera par exemple
de fermeture des commerces, de fermeture des écoles, d'incitation au
télétravail, etc.), et comme
le confinement volontaire est peu
polémique (ce qui ne veut pas dire qu'il soit forcément efficace, mais
au moins ses coûts sont nettement plus modérés), je me concentre
surtout sur les confinements autoritaires, c'est-à-dire les
restrictions de mouvement ou de fréquentation des individus, assortis
d'une répression pénale (amende, peines de prison…) et/ou d'une
surveillance policière, et, dans le cas de la France et d'une poignée
d'autres pays, d'une petite touche de bureaucratie kafkaïenne (les
auto-attestations). Mais certains de mes arguments pourront
s'appliquer à d'autres mesures, ce n'est pas tellement mon propos ici
d'évoquer leur coût que de discuter de la difficulté à prouver leur
efficacité (difficulté qui doit cependant, évidemment, se mesurer à
l'aune des dommages causés par la mesure : c'est moins grave
d'interdire les matchs de foot et de se rendre compte que ça ne sert à
rien que de mettre des dizaines de millions de personnes en prison
pendant des mois pour rien). En tout état de cause, c'est à celui
qui formule un argument en faveur d'une mesure de définir très
précisément le périmètre de la mesure visée par son argument, ce
n'est pas à moi de le faire.
Mais l'incertitude porte aussi sur le mot marcher, et ce, à
plusieurs niveaux. Le but est certainement de faire régresser
l'épidémie, donc c'est à cette jauge-là qu'il faut
définir marcher ; il y a éventuellement une ambiguïté sur le
thermomètre utilisé (tests positifs ? personnes effectivement
malades ? passages aux urgences ? entrées à l'hôpital ? admissions en
réanimation ? décès ?), mais ce n'est pas le plus important (le choix
du thermomètre deviendrait bien plus crucial si on discutait de
protections différenciées des personnes vulnérables, par
exemple ; mais ce n'est pas ce que j'évoque ici). Ce qui est plus
important, en revanche, c'est de se demander sur quel périmètre
géographique et surtout temporel on évalue la réussite de la mesure :
car l'hypothèse naturelle est qu'un confinement ne fait que repousser
le problème dans le temps, et pourrait très bien l'aggraver à l'avenir
plus qu'il ne l'améliore dans le présent, ce qui peut néanmoins se
défendre comme mesure transitoire (le temps de mettre en place quelque
chose), mais comme je l'ai déjà
souligné ce n'est plus vraiment l'argumentaire utilisé par les
confinementistes. Toutefois, ce n'est pas vraiment de ces questions
que je veux parler ici.
Il y a une autre ambiguïté à signaler sur le mot marcher,
c'est quel mécanisme d'action on reconnaît comme justifié. Quand on
dit qu'un médicament est efficace, on veut généralement dire qu'il
est plus efficace qu'un placebo : l'homéopathie, par
exemple, ne marche pas, c'est-à-dire qu'elle n'est pas plus
efficace qu'un placebo. Pourtant, les placebos ont vraiment un effet,
donc ce n'est pas strictement correct de dire que l'homéopathie n'a
pas d'effet : il peut y avoir non seulement corrélation mais même
causalité entre le fait qu'un patient prenne un médicament
homéopathique et que sa santé s'améliore. Il est tout à fait possible
(et même, à mes yeux, passablement probable) que les confinements
aient, de la même façon, un effet placebo collectif (je vais revenir
sur ses mécanismes possibles) : ce n'est pas pareil que de dire qu'ils
ne marchent pas, mais cela soulève la question de savoir si on doit
considérer que cela fait partie de la définition du
mot marcher. Là encore, la charge devrait être sur ceux qui
défendent les confinements d'expliquer précisément ce qu'ils
en attendent.
Et bien sûr, il y aurait encore un débat à avoir, même s'il était
prouvé que les confinements sont suffisants pour causer tel
ou tel effet, pour savoir s'ils sont également nécessaires.
Là aussi, je ne fais que le signaler au passage, ce n'est pas mon
propos ici, mais cela fait partie de la longue série des analyses
auxquelles les confinementistes auraient dû se livrer pendant l'année
qu'ils ont eu pour essayer de justifier leurs méthodes, et dont ils se
sont dispensés parce que regardez la courbe ! ça descend, c'est
donc que ça marche !. Passons.
Corrélation n'est pas causalité : ce n'est pas parce que la courbe
épidémique régresse quand on déclenche un confinement qu'elle
régresse parce qu'on a déclenché un confinement.
(C'est du
même ordre que on a donné au patient de l'hydroxychloroquine,
et il a guéri : ça me désole particulièrement que des gens aient
été capables de voir dès le début que les « preuves » de Didier Raoult
n'en étaient pas, et n'arrivent pas à démontrer le même esprit
critique s'agissant des confinements. Évidemment, maintenant on a
mieux que juste ce n'est pas prouvé contre la chloroquine, on a
des preuves que son efficacité est, au mieux, très faible, et
inférieure à ses risques dans les circonstances usuelles
d'administration ; mais dès le début il y avait lieu de se montrer
sceptique, et certains n'ont pas manqué de le faire. Bien que Didier
Raoult fût une sommité médicale, soit dit en passant, et bien qu'il y
eût un mécanisme d'action plausible (l'hydroxychloroquine est un
ionophore connu pour transporter le Zn²⁺ dans le cytoplasme où il a
une action inhibitrice sur l'ARN-réplicase ; ceci est à
mettre en parallèle avec : le confinement est connu pour limiter la
mobilité et ceci devrait inhiber la reproduction du virus) : on a
exigé des preuves, et ces preuves ne sont pas venues parce que la
chose à prouver n'était pas vraie.)
Ce n'est pas parce que la courbe épidémique régresse quand
on déclenche un confinement qu'elle régresse parce qu'on a
déclenché un confinement, disais-je. Même si ça se produit de façon
reproductible, ça ne prouve toujours rien : le fait que ça se répète
montre certes que ce n'est pas le hasard qui joue, et ce n'est pas ce
que je prétends. Il y a d'autres explications possibles, qu'on peut
plus ou moins regrouper sous le chapeau : au lieu que le
confinement cause la régression épidémique, il se
peut très bien que le confinement et la régression épidémique
soient deux conséquences d'une cause commune. Ou, pour
prendre l'analyse en termes de corrélations, qu'il y ait une variable
confondante.
Normalement je devrais m'en tenir là : si on me dit que les
confinements marchent-la-preuve-voyez-la-courbe, ou, de façon plus
sophistiquée, voyez telle analyse montrant une excellente corrélation,
je peux me contenter de dire ce n'est pas une preuve : la
corrélation n'implique pas la causalité et éventuellement
d'ajouter c'est à vous de démontrer qu'il n'y a pas une cause
commune. Le fait de ne pas arriver à imaginer de telle cause
commune n'est pas une excuse. (Bien sûr, ça ne vous interdit pas
de croire que le mécanisme causal prima facie
évident, le confinement cause la régression épidémique est le
bon : encore une fois, je ne dis pas qu'il est faux, je dis
qu'il n'est pas prouvé, ou au minimum, que son ampleur n'est
pas connue.) Mais je conviens que ce ne serait pas très correct de ma
part de m'arrêter là, donc il faut au moins que je montre quelques
exemples de raisons de penser que l'existence de causes communes (aux
confinements et à la régression épidémique) est crédible.
Le point crucial, c'est que les confinements ne sont pas
déclenchés au hasard (et heureusement !), ni dans l'espace,
ni dans le temps. Les confinements ont, donc, des causes :
ces causes sont à chercher dans le déroulement de l'épidémie
elle-même, mais aussi dans l'opinion publique (qui peut les
réclamer, et dont l'action des pouvoirs publics est plus ou moins
l'émanation). Or l'état de l'épidémie et la situation de l'opinion
sont précisément le genre de choses qu'on doit soupçonner d'avoir un
effet des plus importants sur l'évolutione future de
l'épidémie. Il n'est donc pas du tout déraisonnable
d'imaginer une cause commune au confinement et à un reflux
épidémique.
Ce n'est pas pour rien qu'on exige, dans les essais
thérapeutiques, de travailler de façon randomisée, c'est-à-dire que le
groupe de contrôle et le groupe de traitement soient choisis
aléatoirement et pas en fonction, par exemple, de la gravité des
symptômes (et ensuite qu'ils soient traités à l'identique) : si on a
tendance à exclure les cas les plus graves du traitement, on aura
l'impression que le médicament traité est d'autant plus efficace — ou
bien si déclenche le traitement à un certain stade des symptômes alors
qu'on cadence différemment les observations dans le groupe de
contrôle, on aura des biais du même genre. C'est la raison pour
laquelle il est si difficile de tirer des conclusions d'études
observationnelles (c'est-à-dire dans lesquelles on a simplement des
informations sur des traitements qui ont été appliqués et sur les
résultats, sans savoir comment ont été décidés les traitements), et,
si on veut le faire au moins en partie, il faut se livrer à une traque
sans pitié des variables confondantes.
Je ne sais toujours pas bien quoi
penser des nouveaux variants
britannique et sud-africain
du SARS-CoV-2, mais je me sens
un peu comme le personnage de Bill Murray
dans Groundhog
Day, Phil, condamné à revivre les mêmes événements d'un
éternel hiver : si ces variants viraux sont ne serait-ce que vaguement
aussi contagieux que la plupart des experts pensent qu'ils sont, il va
se répandre sur essentiellement toute la planète aussi inévitablement
que la forme ancestrale allait le faire : je me revois
comme début 2020, à expliquer qu'il
fallait au minimum prendre la chose au sérieux et se préparer
mentalement à la possibilité d'un désastre à l'horizon d'environ deux
mois.
Alors, certes, comme Phil dans Un jour sans fin, nous
avons au moins un peu d'expérience tirée de 2020 et pouvant peut-être
aider à rendre 2021 moins désastreux que 2020. Nous avons des vaccins
(qui marchent vraisemblablement encore contre les nouveaux
variants, et même si ce n'est pas le cas il ne faudra pas énormément
de temps pour les « mettre à jour »), mais au rythme où la plupart des
pays vaccinent, il faudra bien toute l'année pour qu'ils aient un rôle
épidémiologique vraiment important (pour ne pas parler de la France,
qui est pour
l'instant tellement
mauvaise pour vacciner que ça en devient un scandale national,
comme les masques il y a un an, là aussi j'ai des vibrations de jour
de la marmotte qui me viennent) : en attendant, au mieux, les vaccins
diminueront la létalité du virus, atténueront l'hécatombe chez les
personnes âgées, mais je vais y revenir. Et certes, nous avons
maintenant une certaine préparation psychologique à la crise : je sais
maintenant que la létalité de la covid est beaucoup plus faible que ce
que nous craignions il y a un petit peu moins d'un an ; et je suis
raisonnablement confiant que la civilisation ne va
pas s'effondrer pour le moment (je
n'ai jamais cru ça immensément probable,
mais comme je l'écrivais ici, même
si ça n'a que 5% de chances de se produire et que ça tue 99.9% de
l'humanité si c'est le cas, c'est toujours plus inquiétant qu'un virus
qui, dans le pire des cas, en tuera bien moins que 2%).
Et puis il y a l'outil préféré du gouvernement français : les
confinements autoritaires. Ce qui me terrifie bien sûr avec ces
nouvelles variantes, c'est que (de nouveau : si elles sont ne
serait-ce que vaguement aussi contagieuses que ce qu'on craint)
suivant la logique d'un gouvernement shadok qui ne sait que pomper,
pomper plus fort, et pomper encore plus fort tant que ça ne marche
pas, on soit partis pour aller vers un confinement extraordinairement
brutal et dystopien tant ils n'arriveront pas à stabiliser l'épidémie,
et chercheront toujours à appliquer les mêmes méthodes, encore et
toujours plus fort, encore et toujours plus répressives. Et même si
on arrive à stabiliser l'épidémie, on voit mal comment ce confinement
pourrait être levé ou relaxé : le gouvernement n'ose même pas relaxer
le couvre-feu, au contraire, il l'étend, toujours selon la logique
shadok que quand quelque chose ne marche pas c'est sans doute qu'il
faut en faire plus. Va-t-on donc passer l'essentiel de l'année 2021
emprisonnés ? Comme il y a un an, ce qui contribue à ma très
désagréable impression de
répétition, je ne vois pas d'issue au
dilemme.
La moindre des choses serait d'avoir un débat sur la question un
peu à l'avance, et, comme l'an dernier, malgré la quantité de palabres
qui sont dépensées autour du covid, le débat n'a jamais vraiment lieu.
Le débat ne peut pas avoir lieu tant que les confinementistes, à
commencer par ceux qui sont au pouvoir en France, refusent d'exposer
une position claire (ils ne sont pas obligés d'avoir tous la même,
bien sûr, mais chacun devrait en avoir une, et je n'en connais pas un
seul qui en ait donné une) : qu'est-ce qu'ils
préconisent exactement ? (i.e., qu'est-ce
qu'un confinement ? dans quelles conditions l'applique-t-on ?
à quel moment ? quel en est le but précis ?) quelle est
l'évaluation des bénéfices attendus de cette stratégie ? quelle est
l'évaluation de ses coûts ? quelle est la fonction d'objectif
utilisée ? (et il faudra bien passer par la question inconfortable :
à combien de morts supposés évités un jour de confinement national
est-il considéré comme bénéfique, ou comment juge-t-on cela ?) quels
sont les raisons de penser que la stratégie sera bénéfique ? et quels
seront les critères permettant de conclure après coup que la stratégie
aura réussi ? Répondre à toutes ces questions (au moins au mieux de
leur connaissance — je ne demande pas l'infaillibilité) est, il me
semble, la moindre des choses qu'on peut exiger de quelqu'un
qui propose une mesure, surtout une mesure aussi radicale que
l'emprisonnement de tout un pays. Malheureusement, aucun
confinementiste (et certainement pas ceux du ministère de la santé ou
du conseil scientifique du gouvernement français) n'a fait ne
serait-ce qu'un effort honnête pour répondre à ces questions (sauf
peut-être très vaguement celle de prédire un bénéfice en nombre de
morts évités — avec un modèle insultant de simplicité
qui supposait toujours que
l'épidémie continuerait sa progression exponentielle en l'absence de
confinement). Ni avant le premier confinement, ni pendant, ni entre
les deux, ni pendant le second, ni maintenant que le risque d'un
troisième est très sérieux.
Je suis donc perpétuellement laissé devant ces questions face à un
grand néant faute de matière à débattre : j'en suis réduit à répondre
à des arguments indigents
comme la
comparaison entre la Suède et la Norvège (dont je ne comprends pas
bien comment elle se glisse dans le débat vu que, de ce que je
comprends, ni la Norvège ni le Danemark, non plus que la Suède, n'ont
jamais pratiqué de confinement consistant à abolir la liberté de
circulation : on peut certainement discuter du bien-fondé de ce qu'ils
ont fait, mais je n'appelle pas ça un confinement, et en tout
cas ça n'a rien à voir avec les emprisonnements tels que pratiqués
dans des pays comme la France, et ça ne peut donc rien nous apprendre
à leur sujet). Ou à affronter les pinaillages des gens qui
s'offusquent que
j'utilise le
mot emprisonnement (ce que je trouve incroyablement
malhonnête : si les confinementistes croient vraiment au bien-fondé de
leur outil, ils doivent assumer pleinement le fait que c'est, selon
eux, un moindre mal de retenir des dizaines de millions de personnes
enfermées contre leur volonté, et que ça s'appelle emprisonner,
au lieu d'utiliser ce stupide euphémisme qu'est confiner, qui a
pourtant bien le même sens ; la seule motivation à vouloir absolument
distinguer emprisonner et confiner est si on pense qu'il
est normal que les personnes incarcérées pour purger une peine
doivent, en outre, être maltraitées pour pouvoir être vraiment
en prison, et je trouve ça profondément inhumain).
Le problème est qu'en laissant le débat ainsi moisir, on en arrive
au pied du mur, et qu'au pied du mur il est si facile d'invoquer des
arguments purement émotionnels, comme le
fameux pas de choix !. Ce
n'est pas le débat qu'on souhaiterait avoir.
Essayons donc de structurer un peu les différents buts qui ont été
proposés pour justifier les confinement, et de comprendre comment ils
se relient. (Ceci est donc une sorte de pendant
de l'entrée précédente où je
m'interrogeais sur la genèse de l'idée du confinement.)
Je crois que j'ai entendu essentiellement les arguments suivants
comme buts pour les confinements :
éliminer complètement l'épidémie (viser le zéro covid), ou
au moins aussi complètement qu'on le pourra ;
aplatir la courbe, c'est-à-dire ralentir l'épidémie en diminuant
sa vitesse de reproduction, pour la rendre tenable par le système de
santé ; ce qui est peut-être la même chose que :
limiter le nombre de morts en général ; mais il faut probablement
distinguer :
limiter le nombre de morts chez les personnes âgées ou les plus
vulnérables ;
éviter le débordement des hôpitaux (notamment des services de
réanimation) et le risque de refus de soins qui va avec ;
limiter le nombre de malades, y compris chez les jeunes, par
crainte des formes graves de la maladie ; ou simplement :
gagner du temps, à un moment précis de l'épidémie, le temps de
mettre en place une stratégie différente.
Tout ça n'est pas forcément incompatible, mais il faut être précis
dans ce qu'on dit, et les confinementistes se gardent bien
d'expliciter clairement leur position, laissant croire que tout ça est
la même chose, ou que le confinement va faire tout ça à la fois dans
une sorte de mélange heureux de tout ce qui est pour le mieux. Mais
dès qu'on critique une de ces positions, ils se réfugient sur une
autre, ce qui rend la stratégie finalement impossible à réfuter (et
c'est pour ça que je demande un débat où ils expliqueraient, ou du
moins où le gouvernement expliquerait, clairement quelle est sa
position).
Quelle a été la genèse de l'idée des confinements ?
Je pense qu'il est un bon exercice, en temps de crise, d'essayer de
regarder le présent avec la distance qui sera celle des années
futures. Que retiendra-t-on à l'avenir de la pandémie de 2019–2021 ?
Premièrement, de la pandémie elle-même : quasiment rien,
c'est évident. Nous avons une très mauvaise mémoire des épidémies :
on se rappelle vaguement celle de 1918, mais elle était quelque chose
comme trente fois pire que celle de covid, et encore, s'il n'y avait
pas eu tellement de comparaisons avec elle ces derniers mois je pense
que beaucoup de gens ne sauraient pas du tout qu'une grippe a tué de
l'ordre de 3% de la population mondiale il y a à peine cent ans ; on a
complètement oublié celle de 1889, qui était extrêmement analogue à
l'actuelle
et d'ailleurs
possiblement due à un autre coronavirus (HCoV-OC43), pour ne pas
parler des diverses épidémies de choléra ou dysenterie qui ont sévi à
la fin du 19e siècle ; on a aussi largement oublié celles de 1957 et
1968, certes un petit peu moins importantes que celle de 2020, mais
grosso modo comparables, alors qu'une bonne partie de la population
humaine actuelle a vécu ces épidémies ; et, bien sûr, notre
regard occidento-centriste oublie complètement que la tuberculose
cause chaque année dans le monde à peu près autant de morts
(de l'ordre de 1 à 1.5 millions) que la covid en a causé cette
année, bref, dès qu'on s'éloigne un peu en temps ou en distance, les
épidémies disparaissent de la mémoire de tous les non-spécialistes à
une vitesse confondante. Néanmoins, le covid sera probablement
différent, parce que nous avons ajouté au drame sanitaire des
désastres de notre propre fabrication, dans les domaines social,
économique, politique, etc., qui auront sans doute des conséquences à
long terme : il faudra forcément se rappeler la covid comme une des
causes de la montée de l'autoritarisme et du complotisme, de la crise
économique, etc.
Il y a donc un travail pour l'historien du futur d'essayer de
comprendre pourquoi cette pandémie aura entraîné une réaction
complètement différente de toutes les précédentes. Ce travail me
dépasse évidemment, et dépasse tout le monde qui avons encore le nez
dedans, mais on peut au moins chercher à poser des questions.
L'une de ces questions, et sans doute la plus importante, concerne
l'émergence du concept de confinement. Ou plus exactement, comme le
terme confinement fait l'objet d'une ambiguïté extrêmement
problématique[#], le confinement
obligatoire des particuliers à domicile sous peine de sanctions et
avec surveillance policière, que j'appellerai confinement
autoritaire pour abréger, comme a eu cours en France à deux
reprises (du au et
du au ) et est
certainement amené à se reproduire maintenant que le gouvernement a
pris goût à cette forme particulière d'autoritarisme et s'est donné
les pouvoirs de l'invoquer. De façon plus large, il faudrait retracer
l'émergence de cette idée de combattre la pandémie par la répression,
les confinements autoritaires n'étant que l'acmé de cette
tendance.
[#] Le problème se pose
quand les confinementistes défendent l'absurdistan autoritaire
français en disant que si, si, voyez, plein de pays européens font
ou refont des confinements. Si par confinement on entend
une simple fermeture de certains commerces avec incitation à rester
chez soi, beaucoup de pays ou régions en ont fait (et
c'est plus ou moins ce que je
défends), mais cela ne peut absolument pas servir à défendre les
mesures appliquées en France ; si on entend confinement obligatoire
des particuliers à domicile sous peine de sanctions et avec
surveillance policière, i.e., suppression de la liberté de
circulation, alors, non, assez peu de pays/régions ont fait
ça, et quasiment aucun ne l'a fait deux fois et aussi longtemps que la
France, même si je n'arrive pas à avoir de liste précise parce
que les
sources de données sont épouvantablement mauvaises (et ne
distinguent pas, par exemple, un emprisonnement de toute la population
dans un rayon ridiculement faible du domicile et des mesures beaucoup
plus légères comme ont actuellement cours au Luxembourg, en Allemagne,
etc.).
Les confinementistes ont été très forts sur un point, c'est de
réussir à faire largement passer leurs idées comme une évidence, comme
un consensus scientifique, comme une pratique bien établie. Il est
important de rejeter cette présentation avec d'autant plus de force
que l'illusion a été extrêmement bien fabriquée. Il faudrait pour
cela déconstruire avec soin la manière dont l'idée du confinement
autoritaire a émergé : je n'en suis malheureusement pas capable avec
toute la précision que je voudrais, mais je peux au moins donner
quelques pistes.
J'ai déjà évoqué précédemment la
manière dont le confinement (entouré de l'ambiguïté sémantique évoquée
ci-dessus) a été présenté comme une évidence avec l'exclamation pas
de choix ! et le slogan sauver des vies, pas l'économie !,
qui ont permis de court-circuiter tout débat sur leur rapport
bénéfice-risque derrière l'injonction de sauver les vies (ou, dans une
certaine variante, de sauver les hôpitaux). En ce faisant, et sous le
prétexte de l'urgence, les confinementistes ont passé à la trappe un
des principes cardinaux de la déontologie
médicale, primum non nocere : celui de ne pas
appliquer de remède avant d'avoir pris le temps d'examiner
soigneusement ses effets indésirables. Ces slogans sont une œuvre de
propagande absolument géniale, et il serait important d'essayer de
reconstituer précisément leur genèse.
(Dans les slogans apparentés dont il faudrait
aussi retracer l'origine, il y a l'argument que j'ai entendu un nombre
incalculable de fois la liberté, ce n'est pas la liberté d'aller
contaminer son voisin : c'est aussi une magnifique œuvre de
propagande, parce que ça paraît franchement convainquant quand on ne
regarde pas de près à quel point c'est stupide.)
Ajout () : Je devrais aussi
mentionner quelque part (j'ai oublié en écrivant ce texte) que le but
du confinement, jamais très clairement articulé par les
confinementistes, n'a pas cessé de changer : au début, on ne savait
pas bien si le but était d'aplatir la courbe ou d'éradiquer
l'épidémie ; en avril, les autorités françaises insistaient
essentiellement sur la disponibilité des tests pour lever le
confinement (et cherchaient à dissimuler leur propre responsabilité
dans le manque de masques), suggérant que c'était une mesure
temporaire le temps de rassembler un équipement de lutte contre la
pandémie ; mais en novembre, il n'y avait plus rien à promettre comme
changement, donc l'insistance a surtout été mise sur la situation dans
les hôpitaux (sur la base de chiffres largement faux ou du moins
trompeurs), ce qui d'ailleurs au moins la question de pourquoi les
régions sans problème de capacité hospitalière ont été confinées avec
les autres.
En plus de ça, les confinementistes ont réussi à faire passer, avec
un certain succès, les opposants à leurs méthodes pour des tueurs de
mémés, des déplorables trumpiens (qui sont, en cela,
les alliés
objectifs des confinementistes puisque chacun peut montrer
l'autre du doigt comme un ennemi à abattre et supprimer ainsi toute
possibilité d'expression d'une position raisonnable), ou au minimum
des ultra-libéraux, et dans un autre registre, des négationnistes (je
renvoie à ce sujet
à ce
fil Twitter fort bien exprimé
[lien
Twitter direct], ainsi
que cet
article auquel il fait référence), bref, à des crackpots. Ils ont
réussi à faire complètement oublier
l'extrême
injustice sociale des confinements autoritaires qui, dans les
faits, n'affectent aucunement les élites. Tout ça était extrêmement
habile, et il faut avouer que nous nous sommes bien fait avoir. Et
chacune de ces manœuvres rhétorique mériterait d'être examinée avec
soin. (Il faut admettre qu'ils ont eu un certain degré de chance,
notamment
quand Sunetra
Gupta, qui n'est certainement pas de cette mouvance politique, a
commis l'erreur de se laisser instrumentaliser par un think
tank associé au libéralisme économique très à droite, ce qui par
ricochet a décrédibilisé toutes ses associations auprès de beaucoup de
ceux qui ne partagent pas ces opinions en permettant une attaque
extrêmement facile de
la déclaration
de Great Barrington.)
Quand la lumière au bout du tunnel en prend un grand coup
Il y a deux-trois jours, si on m'avait demandé de faire des
pronostics quant à la suite de la pandémie de covid en France (et,
pour bonne partie, dans le reste de l'Europe), j'aurais dit quelque
chose comme ceci (cf. cette entrée
récente) :
Il y aura une troisième vague (rapidement si elle n'est pas déjà
commencée), mais elle sera généralement d'une ampleur modérée, parce
qu'à ce stade une bonne partie du pays a accumulé à peu près le niveau
d'immunité de l'Île-de-France à l'issue de la première, qui a suffi à
largement protéger cette région pendant la seconde vague. Comme en
plus de ça les vaccins commenceront à faire baisser le taux de
létalité (même s'ils n'auront aucun effet sur la propagation de
l'épidémie avant longtemps), il n'y aura pas de catastrophe hivernale,
juste une petite accélération lors des fêtes (même pas si claire : il
ne semble pas y avoir eu un effet Thanksgiving très sensible
aux États-Unis). Et même ce gouvernement — incapable de sortir de sa
logique shadok consistant à appuyer toujours sur les
boutons répression et confinement sans chercher à
comprendre le mal qu'ils font — arrivera à se retenir d'appuyer trop
fort sur leurs boutons préférés.
Bref, on commence vraiment à voir la lumière au bout du tunnel, il
est très peu probable qu'on dépasse les 70 000 morts en France, et il
est plausible qu'il n'y ait pas de troisième confinement et qu'on
aille vers un retour à la normale progressif après une troisième vague
d'ampleur modérée.
Seulement voilà, il y a ces nouvelles variantes du virus qui se
sont développées au Royaume-Uni (lignée B.1.1.7 ou 20B.501Y.V1,
examinée sous le nom de variante VUI-202012/01, puis VOC-202012/01) et en Afrique du Sud (lignée
20C.501.V2). Et là, on peut se demander si la lumière au bout du
tunnel n'était pas, en fait, le phare d'un train qui approche en sens
contraire.
Deux variantes de SARS-CoV-2
sont apparues, à peu près en même temps, mais indépendamment, au cours
des derniers mois, au Royaume-Uni et en Afrique du Sud. Les deux
variantes comportent un nombre inhabituellement important de
mutations, dont plusieurs sont à des endroits a priori
biologiquement significatifs. Celle qui semble possiblement la plus
significative (S:N501Y, cf. ci-dessous) est commune aux deux
variantes. Cependant, cette mutation ainsi que d'autres qui semblent
possiblement importantes ont déjà été observées, isolément, à
plusieurs reprises par le passé (s'agissant de S:N501Y : dès
avril 2020, au Brésil et aux États-Unis).
La proportion des échantillons séquencés qui relèvent de la forme
variante a augmenté de façon très rapide, au cours des dernières
semaines, chacune dans le pays concerné, au point que le variant
représente maintenant une proportion très significative, voire
dominante dans certaines régions, de tous les échantillons séquencés.
(Au Royaume-Uni, la proportion des échantillons séquencés relevant de
le variant a grosso modo doublé chaque semaine entre les semaines 42
et 47 au moins.)
Les experts du groupe NERVTAG ont conclu avec une
certitude modérée que le variante britannique présentait une
augmentation substantielle de transmissibilité sur la base de trois
indices :
une croissance plus rapide du nombre d'échantillons séquencés
correspondant à ce variant que pour les autres,
une corrélation entre les régions où ce variant est détecté
(notamment le Grand Londres) et celles où la croissance épidémique est
la plus forte,
et une corrélation entre le variant et une augmentation de la
charge virale chez les patients le présentant (elle-même connue pour
être associée à une plus haute contagiosité).
Ils concluent à une transmissibilité plus élevée de 70% (chiffre qui a
été beaucoup repris par la presse, mais qui résulte d'une modélisation
assez hasardeuse sur la base des deux premiers indices
ci-dessus).
La mutation S:N501Y (ce qui signifie que l'acide aminé 501 de la
protéine S ou spike du virus, qui est normalement de
l'asparagine (N) est remplacé par de la tyrosine (Y) dans le mutant),
commune aux deux variantes, concerne le domaine de liaison de
la protéine S du virus avec les
récepteurs ACE2
des cellules humaines que
le SARS-CoV-2 utilise pour
pénétrer dans celles-ci ; la mutation en question semble augmenter la
liaison de la protéine au récepteur
(ce site
montre +0.24 pour cette mutation N→Y à l'emplacement 501, mais je n'ai
aucune idée de ce que ce chiffre signifie). Des variantes passées par
d'autres espèces ont la même mutation ou une mutation au même endroit
(la même S:N501Y pour des variantes passées par des souris ; et une
mutation au même endroit, S:N501T, pour des variantes passées par des
furets, c'est aussi une thréonine (T)
qu'avait SARS-CoV-1 à
l'emplacement homologue), mais il ne semble pas que la variante
britannique ou sud-africaine soit passée par d'autres animaux.
La double délétion S:ΔH69&ΔV70 (c'est-à-dire l'effacement de
l'histidine (H) à l'emplacement 69 et de la valine (V) à
l'emplacement 70, toujours dans la protéine S) est possiblement
associée à une évasion des anticorps humains.
Les experts pensent que le variant britannique, et possiblement
aussi le sud-africain, ont probablement émergé par passage par une
personne immunodéprimée qui aurait été traitée par anticorps (ce qui
tend à sélectionner les mutations du virus résistant aux anticorps en
question, et peut causer des accumulations de mutations).
La variante britannique ne semble pas particulièrement associée à
une forme plus grave de la maladie. Il y a des suggestions que la
variante sud-africaine le serait chez les jeunes, mais il n'y a pas
l'air d'avoir de données claires derrières cette suggestion.
Les experts ne semblent pas trop inquiets quant au risque que la
variante puisse rendre inopérants les vaccins développés, ni diminuer
excessivement l'immunité des personnes immunisées par contact avec
d'autres variantes.
Certains suggèrent l'hypothèse que la variante mutée aurait une
capacité d'infecter les enfants que n'a quasiment pas la variante
ancestrale (ce qui ne veut pas dire que l'infection serait grave chez
eux, juste qu'elle serait beaucoup moins rare).
Je rassemble ici trois remarques, sans grand rapport entre elles,
répondant à, ou rebondissant sur, des commentaires
sur ma dernière entrée au sujet du
covid.
Différentes sortes de tests
Je remarque que je ne suis pas le seul à confondre tests
d'anticorps (tests sérologiques, qui testent la présence dans le
sérum d'anticorps synthétisés par l'organisme de la personne testée en
réaction à une infection passée) et tests antigéniques
(rapides, qui testent la présence d'antigènes du virus dans un
prélèvement rhino-pharyngé). Pour mémoire, nous avons maintenant
affaire à trois types de tests : ① les PCR, arrivés en
premier, qui testent l'infection actuelle par la présence
d'ARN viral (je renvoie
à cette vidéo de mon ami Hervé Seitz pour plus
d'explications à leur sujet), ② les tests sérologiques qui testent les
anticorps à une infection passée, et ③ les tests antigéniques rapides,
plus proches des PCR, mais qui présentent les différences
d'être moins fiables (moins sensibles), beaucoup plus rapides, et plus
en lien avec l'infectiosité de la personne testée (on teste, en
quelque sorte, exactement ce qui va provoquer une infection chez
autrui).
Les tests PCR sont ceux qui servent (en tout cas
jusqu'à maintenant) à donner le nombre de positifs sur les différentes
statistiques épidémiques : leur but est avant tout diagnostic, mais,
faute de mieux, on les a utilisés comme dépistage. Les tests
sérologiques devraient permettre de mesurer le taux d'attaque total de
l'épidémie (nombre de personnes qui ont été infectées jusqu'à
présent), mais dans les faits leurs résultats semblent varier de façon
spectaculaire et j'ai l'impression qu'on ne peut pas en tirer
grand-chose.
Les tests antigéniques sont ceux dans lesquels je place le plus
d'espoir qu'on ait un bénéfice épidémiologique. Le fait qu'ils
donnent un résultat vraiment rapide (en 30 minutes en gros) et qu'ils
soient pratiqués simplement en pharmacie, donne l'espoir d'avoir un
dépistage qui serve vraiment à quelque chose, parce que, pour
l'instant, il faut bien admettre qu'on a pratiqué des quantités
énormes de tests (PCR) qui n'ont servi absolument à rien
(sans doute à cause du mythe que tel ou tel pays, peut-être la Corée
du Sud, avait contenu l'épidémie parce qu'elle testait massivement).
Autant l'idée de tester un pays entier d'un coup (comme l'a fait la
Slovaquie) ne me semble pas terriblement féconde, autant tester
régulièrement des gens, même apparemment sains, qui vont être dans des
situations possiblement contaminantes (personnel soignant
en EHPAD, population carcérale, population étudiante) me
semble moins idiote. C'est au moins un élément de réponse crédible au
désastre possible des fêtes de fin d'année.
Mais évidemment, pour que ça marche vraiment, il faut plein de
conditions, l'une étant que la personne testée ne subisse pas d'effets
négatifs si le résultat du test est positif. Je crains qu'une
tentation vienne rapidement (à un gouvernement qui n'a toujours pas
compris que la santé publique par la répression ne marche pas)
d'imposer des obligations d'isolement après un test positif qui
décourageraient les gens de se faire tester. Ceci est
particulièrement vrai dans un pays qui a épuisé la population (et la
bonne volonté de celle-ci) à travers des confinements répétés et
insensés.
Leçons de la deuxième vague covid, et perspectives pour la troisième
Maintenant que le seconde vague épidémique de covid est en train de
passer dans la plupart des pays européens, il est temps d'en tirer un
premier bilan. Voici quelques leçons que j'en tire.
Premièrement, on ne comprend vraiment pas la dynamique de
l'épidémie : on ne sait décidément pas expliquer les variations dans
la vitesse de reproduction du virus. (En fait, on ne sait
même pas bien les mesurer : la plupart des fluctuations
apparentes sont sans doute de simples artefacts observationnels. Mais
il y a de vraies fluctuations sous-jacentes, par exemple beaucoup de
pays européens ont vu un mini-pic vers la mi-septembre, suivi d'une
décrue début octobre, suivi de la vraie seconde vague, et. personne
n'a d'explication qui tienne vraiment la route pour ce mini-pic et
cette décrue.) Il est probable qu'elles résultent d'un certain nombre
de causes, notamment environnementales (météorologiques ?
médicales ?) et sociologiques, mais je pense que ce sont ces dernières
qui dominent. (Les causes météorologiques me convainquent assez peu
vu qu'on voit des phénomènes assez parallèles dans plein de pays
européens au climat si différent, et vu que le nombre de reproduction
n'a pas énormément bougé entre l'été et maintenant.) J'ai déjà
expliqué qu'il était problématique
que les épidémiologistes ne modélisaient pas du tout les comportements
et structures humains (pas tellement du fait que ça limite leurs
prédictions, mais surtout qu'ils ne sont pas clairs sur ce fait).
Le plus emblématique, donc, c'est qu'on ne sait finalement
pas pourquoi le virus fait des pics épidémiques, puis reflue, puis
revient (je rappelle que le modèle SIR ne prédit
rien de ce genre ; d'ailleurs, les gens qui faisaient
du SIR semblent avoir fondu comme neige au soleil). En
mai, l'explication semblait évidente : on a fait un confinement, il
a fait reculer l'épidémie, puis elle revient une fois le confinement
levé (mais déjà il y avait quelque chose
de bizarre :
pourquoi est-ce qu'elle a attendu si longtemps pour revenir ? on
se raccroche à des hypothèses comme mais toutes sortes de mesures
n'étaient pas vraiment complètement levées en juin, mais du coup
elles suggèrent qu'on peut contenir l'épidémie avec des mesures très
faibles, alors on ne comprend pas pourquoi ça ne marche plus en
octobre). Comme quasiment tout le monde a fait des confinements, ce
n'était pas vraiment possible de tester s'ils y étaient vraiment pour
quelque chose.
Or maintenant, il est de moins en moins clair que les
confinements ou autres mesures très strictes décrétés d'en haut aient
un impact très important.
Le problème pour conclure qu'ils en ont, c'est qu'on est toujours
sur le schéma suivant : l'épidémie prend de plus en plus d'ampleur,
tout le monde s'en inquiète, les gouvernements notamment s'en
inquiètent, ils ordonnent différentes mesures, la vague épidémique
passe… mais comment savoir si la vague épidémique passe parce qu'ils
ont pris ces mesures, ou parce que tout le monde s'en
inquiète ? comme les attitudes des gouvernements reflètent au
moins en partie celle de la population, au moment où ils prennent des
mesures, et notamment celle de confiner la population, la population
avait probablement déjà changé ses comportements, donc le fait que la
vague passe ne prouve en rien que les mesures étaient efficaces (et
encore moins qu'elles étaient efficaces directement et pas
efficaces indirectement, c'est-à-dire par leur impact psychologique,
dont la menace est d'ailleurs peut-être plus forte que la
réalisation). Peut-être même que les pics épidémiques passent pour
des raisons qui ne sont ni sociologiques ni liées aux mesures
décrétées, juste au bout d'un certain temps, toujours à peu près le
même (je n'y crois pas trop, mais il faut au moins envisager cette
hypothèse) : le fait que les mesures prises soient toujours à peu près
au même moment rend de nouveau difficile à trancher à ce sujet.
Simplement, ce qui a changé par rapport à la première vague, c'est
que tous les pays n'ont pas pris des mesures aussi drastiques
(certains ont refusé de lancer un deuxième confinement, se contentant
de mesures plus locales ou de fermetures de commerces, voire de
simples recommandations), et on ne peut pas vraiment dire qu'il y ait
eu de différence spectaculaire entre l'allure de leurs vagues
épidémiques et celles de pays qui ont pris des mesures fortes. La
même chose vaut entre états des États-Unis, où il n'est pas du tout
clair que les mesures fortes aient vraiment eu un impact énorme.
Comme il est difficile de procéder à des comparaisons entre pays ou
régions, on ne peut pas vraiment conclure grand-chose. Beaucoup de
pays ont pris des mesures bien moins draconiennes pour la seconde
vague que pour la première et ne s'en sont pas plus mal tirés : on
pourra dire que c'est parce que cette seconde vague était moins grave
pour commencer. Mais il est au moins clair que certains pays (ou
certaines régions) ont passé un pic épidémique sans avoir connu de
confinement, ou avant que ce confinement soit mis en vigueur.
Il est aussi clair que la covid n'a été vraiment catastrophique
dans aucun pays, quelle que soit sa réaction (mesures drastiques ou
non) : le pire semble avoir été en Belgique, avec 0.15% de sa
population, ce qui représente environ deux mois de mortalité toutes
causes, ou quelque chose comme une semaine d'espérance de vie perdue
moyennée par habitant, c'est beaucoup, mais ça ne ressemble absolument
pas aux scénarios apocalyptiques que certains annonçaient.
(Évidemment, ça n'empêche pas certains de jouer
au no-true-Scotsman :
ah oui mais les pays qui n'ont pas fait grand-chose sont justement
ceux qui ont des circonstances X ou Y
ou Z qui les sauvent par ailleurs. Ce genre d'argument est
par construction essentiellement impossible à réfuter.)
(Si aucun pays ne se sort vraiment très mal de la
pandémie, il y en a en revanche qui se sortent très bien. On peut se
demander à quoi c'est dû. Là je suis tout à fait prêt à croire que
leurs méthodes imposées par en haut y sont pour énormément (même si on
peut avancer des hypothèses alternatives, comme une immunité qui
serait conférée par un autre coronavirus qui aurait circulé de façon
préalable dans les régions du monde en question, je trouve que ça ne
passe pas vraiment le rasoir d'Ockham). La question se pose
éventuellement de savoir si le bénéfice de ces méthodes justifie leur
coût sociétal ou humain — par exemple fermer les frontières ou imposer
des quarantaines très strictes aux malades. Mais surtout, ces
méthodes ne sont visiblement pas facilement transposables, vu que
beaucoup de pays ont essayé sans succès de les transposer, peut-être
parce qu'elles dépendent parfois de conditions comme être une
île ou être un état totalitaire. Peut-être aussi qu'elles
dépendent simplement de la chance, comme le fait que certains pays
européens ou régions françaises n'ont pas eu de première vague, ce qui
ne les a pas empêchés d'être touchés par la seconde, visiblement ce
n'était pas parce que leur technique était parfaite. Et l'analyse de
leur succès est souvent douteuse : pendant la première vague, on avait
beaucoup dit de la Corée du Sud, par exemple, que leur succès venait
du fait qu'ils testaient massivement, mais maintenant l'Europe teste
beaucoup plus, on se rend compte que la Corée du Sud a un taux de
létalité observé quasiment double de celui de l'Europe, ce qui est le
signe qu'ils ratent plein de cas, donc l'analyse devait être
complètement fausse.)
Pour être bien clair, je ne dis pas que le second confinement en
France n'a eu aucun effet : mais cet effet était certainement plus
d'accélérer une décroissance post-pic, qui a effectivement été
spectaculairement rapide, que de provoquer le pic lui-même, i.e.,
d'amorce cette décroissance. (Et il est possible que ça ait tellement
fait régresser l'épidémie qu'on ait un contrecoup parce que les gens
ne la prendraient plus au sérieux. je vais y revenir. La décroissance
au forceps n'est pas forcément une stratégie rentable.)
Pour être bien clair, aussi, je pense que les mesures « au long
cours », comme le port des masques dans les lieux clos, l'insistance
sur la nécessité d'isoler les malades, les tests pratiqués avec
discernement, toutes les mesures qui prennent les gens pour des
adultes avec qui il faut dialoguer et pas des enfants qu'il faut
menacer, sont, quant à elles, tout à fait efficaces. (Je vais parler
plus loin des vaccins.) Je ne critique ces mesures que quand elles
partent dans la surenchère absurde (comme quand on se met à imposer le
port du masque même dans les parcs naturels ou au volant d'une
moto).
Puisque visiblement mes tentatives
pour parler d'autre chose que de covid n'intéressent pas
grand-monde, je remets une pièce dans la machine. Je voudrais dire un
mot sur les biais systématiques que commettent, selon moi, les
épidémiologistes dans leurs analyses, et le problème qu'il y a à
n'écouter qu'eux.
J'avais déjà évoqué ici une
comparaison entre épidémiologistes et économistes pour parler des
biais des uns et des autres, et de la manière dont la société a appris
avec les économistes, mais pas encore avec les épidémiologistes, à se
méfier au moins un minimum de ces biais et de ne pas prendre pour
argent comptant tout ce qu'ils disent. Mais je veux revenir un peu
sur l'orientation de ces biais : il y a bien sûr des économistes
plutôt biaisés à droite et d'autres plus biaisés à gauche, mais il y a
tout de même une tendance générale, et il y aussi une tendance
analogue chez les épidémiologistes : c'est cette tendance qui
m'intéresse ici, ainsi que ses origines.
Le problème qui se pose à la fois aux épidémiologistes et aux
économistes, c'est que les humains sont complexes, leurs réactions
sont complexes, et qu'on ne sait pas bien prévoir leurs comportements,
même en bloc (je suis désolé, ma théorie de
la psychohistoire
est encore en développement). Le problème, c'est donc que les modèles
sont très limités, et on doit s'en tenir à des choses très simple. Et
le problème dans le problème, c'est que ces modèles
simplistes entraînent non seulement des erreurs, mais des
erreurs systématiques. Et que ces erreurs systématiques vont
(sans que ce soit forcément volontaire) dans le sens de ce qui arrange
les tenants de la discipline, ce qui donne naissance à des biais
disciplinaires. Je vais m'expliquer.
L'état de l'art en épidémiologie, c'est à peine mieux que on a
une croissance exponentielle, on va donc extrapoler cette croissance
exponentielle. Très bien, mais toute croissance exponentielle
finit par s'arrêter, et toute la difficulté est de prédire quand. Et
ça, les épidémiologistes sont complètement incapables de le faire.
C'est normal : c'est terriblement compliqué !
(Noter que ce n'est pas idiot en soi, d'extrapoler une croissance
exponentielle. Une anecdote que j'aime bien — certainement apocryphe
car toutes les bonnes anecdotes le sont — au sujet d'Euler, veut que
Catherine II lui ait demandé comment prédire la météo, et qu'il ait
répondu prédisez pour demain le même temps qu'aujourd'hui : ce
n'est pas idiot, la Russie a un climat continental, et avec une
heuristique aussi triviale on doit avoir raison neuf fois sur dix. Et
avec les moyens de l'époque on pouvait sans doute difficilement faire
mieux. Euler était loin d'être un con. Mais le problème est que si
on applique cette heuristique de façon répétée un jour de beau temps,
on va prévoir des mois de beau temps, et finalement une terrible
sécheresse, or l'heuristique qui localement marche bien échoue
totalement quand on l'applique au long cours.)
Alors bien sûr, même les modèles
épidémiologiques les plus idiots prédisent quelque chose d'un peu
moins stupide qu'une exponentielle illimitée. Mais ils modélisent
tellement peu de phénomènes sociaux qu'ils prédisent un arrêt de cette
exponentielle dans des conditions essentiellement inatteignables, si
bien que si on les prend tels quels c'est en gros l'apocalypse. (Le
modèle SIR, pour une épidémie avec R₀=2.5, il
prédit que 89% de la population va être infectée ; et pour une
épidémie comme la rougeole avec R₀=15 il prédit que
99.99997% de la population sera infectée. Dans la comparaison
météorologique du paragraphe précédent, c'est essentiellement imaginer
que le temps ne cessera d'être beau qu'une fois que touts les sols
seront desséchés.)
Spécifiquement, il y a au moins deux sortes de phénomènes que les
épidémiologistes, de ce que j'en ai vu, ignorent systématiquement : en
gros, le fait que le nombre de reproduction n'est constant ni dans le
temps ni dans l'espace ou la société. À savoir :
Sur le concept du confinement optionnel (et pourquoi il est raisonnable)
Voici encore une entrée dans ce blog que je n'avais pas envie
d'écrire, mais je me sens obligé de le faire pour expliquer une idée
qui est tournée en ridicule presque à chaque fois que je l'évoque par
des gens qui ne prennent manifestement pas la peine d'y réfléchir
sérieusement. Je veux donc expliciter un peu cette idée, donner
quelques arguments en sa faveur, et réfuter les critiques les plus
évidentes. Si vous voulez, je vais enfin expliquer dans les grandes
lignes ce que je ferais, moi, si j'étais au pouvoir (d'un pays de type
européen) pour réagir à la pandémie.
Précision terminologique (ajout
ultérieur) : je ne sais pas pourquoi, en écrivant cette entrée, j'ai
utilisé le mot optionnel à la place du mot volontaire
qui était pourtant plus naturel ici. Maintenant que le texte est
écrit et publié, je ne vais pas faire de remplacement général, mais à
l'avenir j'utiliserai plutôt le terme confinement volontaire
qui se comprend, je pense, un peu mieux (ou en tout cas, je considère
les deux comme synonymes).
L'idée en question est celle du confinement
optionnel pour lutter contre une pandémie, en l'occurrence
celle de covid-19, c'est-à-dire, grossièrement parlant, au lieu
d'imposer un confinement extrêmement
brutal à tous par la répression, de fournir à chaque personne des
moyens de se protéger au niveau qu'elle considérera approprié pour son
état de santé, son degré d'aversion au risque, et son besoin de
liberté ou d'interactions sociales. Je vais détailler un peu ce que
j'ai en tête, mais c'est au moins le principe général.
Cette idée n'est pas censée être une panacée ou un remède miracle à
la pandémie. Un tel moyen n'existe pas, et ceux qui y croient (qu'il
s'agisse d'un vaccin, de masques, de confinements répétés, de
protocoles de suivi des contacts, de la potion magique du professeur
Raoult, d'une inaction complète, ou de n'importe quoi de ce genre)
sont des idiots : il y a juste des outils qui marchent plus ou moins
mal. L'idée que je propose ne prétend être qu'un tel outil, et même
un mauvais outil, mais dans le spectre entre d'un côté
l'emprisonnement[#] de dizaines
de millions de personnes sans jugement ni date de libération et de
l'autre la négation pure et simple de l'épidémie, je prétends que cet
outil est le moins mauvais (combiné à d'autres mesures auquel
il ne s'oppose pas).
Ajout () : Je devrais sans
doute mentionner que, longtemps après la publication du présent
billet, plusieurs membres du conseil scientifique covid réuni par le
gouvernement français, dont son président, ont publié (il y a quelques
semaines) une tribune dans The Lancet
intitulée Immune
evasion means we need a new COVID-19 social contract, qui
recouvre très largement les idées exposées ci-dessous en appelant à
une protection différenciée des personnes vulnérables par un
confinement volontaire de leur part. Je cite notamment quelques
extraits avec lesquels je suis totalement
d'accord : Populations have so far been relatively
complacent, but their doubts and distrust are visible in protest
movements in several countries. The impact of general confinement on
entire economies has been devastating, with worse still to come in
levels of unemployment and national debt. Social and health
(including mental health) consequences are also colossal, in
particular for the younger generations, despite them being at low risk
in terms of morbidity and mortality
from SARS-CoV-2 infection.
Et aussi : Crucially, the new approach should be
based on a social contract that is clear and transparent, rooted in
available data, and applied with precision to its range of
generational targets. Under this social contract, younger generations
could accept the constraint of prevention measures (eg, masks,
physical distancing) on the condition that the older and more
vulnerable groups adopt not only these measures, but also more
specific steps (eg, voluntary self-isolation according to
vulnerability criteria) to reduce their risk of infection. Measures
to encourage adherence of vulnerable groups to specific measures must
be promoted consistently and enforced fairly. Implementation of such
an approach must be done sensitively and in conjunction with the
deployment of vaccination across the various population targets,
including all generations of society. Using stop-start general
confinement as the main response to the COVID-19 pandemic is no longer
feasible. Though attractive to many scientists, and a default measure
for political leaders fearing legal liability for slow or indecisive
national responses, its use must be revisited, only to be used as a
last resort.
[#] Digression : Je suis fatigué des
personnes
qui essaient
de m'expliquer que le confinement n'est pas un emprisonnement
parce que les vraies prisons sont bien pires. Oui, dans les vraies
prisons, toutes sortes de brimades et d'humiliations viennent
s'ajouter à la peine de privation de liberté, mais il
n'empêche que c'est cette dernière qui constitue la définition de la
prison. (Trésor de la Langue Française,
entrée prison : B. P. méton. État d'un individu privé
de liberté 1. Peine privative de liberté.) Une prison dorée reste
une prison ! Ce refus de voir le confinement comme un emprisonnement
est d'autant plus absurde quand il vient de personnes dont je crois
qu'elles défendent l'avis (que je partage certainement !) que les
conditions épouvantables dans les prisons françaises sont intolérables
et qu'il faut se rapprocher du modèle idéal où la prison n'est
que une peine de privation de liberté. (Déjà celle-ci me semble
maintenant inhumaine.) Si on pense que la privation de liberté est
une sanction suffisante et que c'est ainsi que la prison idéale
devrait être, on ne peut pas ensuite prétendre que le confinement
n'est pas un emprisonnement au prétexte qu'il n'y est pas associé
l'ensemble des mauvaises conditions qu'on observe dans les prisons
réelles. Donc, oui, le confinement est une prison sans dureté
additionnelle, et par ailleurs très mal surveillée (mais il n'y a pas
forcément lieu de s'en réjouir : c'est source d'insécurité juridique
et d'arbitraire policier ; et il y a aussi l'une injustice
supplémentaire que les classes aisées sont emprisonnés dans des
cellules bien plus agréables que les moins favorisés), mais c'est
toujours une prison, et si vous ne le comprenez pas je peux vous
décrire mes cauchemars à ce sujet. (Fin de la digression.)
Les deux grandes objections auxquelles il faudra que je réponde
sont d'une part l'argument se confiner n'est pas une décision
individuelle, on met aussi en jeu la santé des autres (bon, sous
cette forme c'est tellement vague qu'on ne peut pas vraiment y
répondre, mais j'essaierai de donner quelques éléments de réponse à ce
que je crois être l'interprétation la plus intelligente de cet
argument) et d'autre part la comparaison au Code de la
route, est-ce que tu défendrais l'idée qu'il n'y ait pas de
limitation de vitesse sur les routes et que chacun adapte sa vitesse à
sa propre aversion au risque ?. Il y a aussi la ritournelle
du ça n'a pas marché dans les EHPAD sur laquelle il
faut dire un mot. Stay tuned pour les
réponses à ça, donc.
Mais je commence par présenter un peu la thèse. Il y a d'énormes
problèmes avec le confinement généralisé : le plus important, et que
j'ai plusieurs fois évoqué, est qu'il ne fait que repousser les
problèmes, à un coût totalement exorbitant, mais ce n'est pas
tellement de ça que je veux parler ici ; je pense plutôt aux deux
suivants :
la covid présente des différences de
dangerosité gigantesques, et raisonnablement prévisibles
(selon l'âge notamment) entre personnes, or décréter un confinement
généralisé (uniforme sur toute la population) ignore complètement
cette différence et refuse purement et simplement de la mettre à
profit avec une protection différenciée pour baisser le taux
de létalité : cela peut se défendre dans le cadre d'une stratégie où
on supprimerait complètement l'épidémie, mais si tel était le but en
Europe, c'est un échec monstrueux (je pense que ça ne pouvait pas
marcher sur ce continent qui n'est ni une île comme la
Nouvelle-Zélande ni — pas encore tout à fait — une dictature comme la
Chine) ;
le confinement présente des différences d'acceptabilité
gigantesques d'une personne à l'autre, entre certains qui trouvent que
c'est un changement de vie bienvenu (ou une occasion de faire du pain)
et d'autres pour lesquels il peut être le déclencheur d'un suicide, et
de nouveau, le confinement généralisé ignore complètement cette
différence.
Toute mesure de lutte contre le covid qui ignorerait la donnée
de ces deux disparités extrêmes dans la population, celle de
dangerosité de la maladie et celle d'acceptabilité du confinement, est
une aberration. Enfin, un autre problème sérieux avec le
confinement généralisé est qu'il repose sur la répression (policière —
particulièrement marquée en France même par rapport à d'autres pays
européens qui se sont à peu près contentés de fermer certains
commerces). Or la gestion de la santé publique par la répression,
ça ne marche pas, s'il y a bien une chose qu'on devrait retenir
de l'épidémie du SIDA c'est qu'on ne convainc les
gens de se protéger qu'en les convainquant et pas en essayant de les
forcer ou de les culpabiliser.
Bref. On peut tenir compte de la première donnée (la
différenciation du risque selon l'âge) en évoquant le confinement
uniquement des personnes âgées ou à risque : c'est une idée qui flotte
dans l'air (et qui a été catégoriquement rejetée par le gouvernement
français, ce qui signifie, je suppose, qu'ils finiront par s'y
résoudre), que je trouve moins mauvaise qu'un confinement généralisé
(moins mauvaise au sens où il vaut mieux faire du mal à un
quart de la population qu'à tout le monde), mais elle continue à
ignorer la deuxième donnée et le principe qu'on ne devrait pas
chercher à faire de la santé publique par la répression. Elle ignore
le fait que même des personnes âgées pour lesquelles la maladie est
très dangereuse
peuvent préférer
prendre le risque que de se laisser emprisonner.
L'idée que je défends ici, donc, c'est plutôt de fournir des
moyens sérieux pour que les personnes qui souhaitent se
confiner puissent le faire (et idéalement à un degré qu'elles
choisiraient, pas forcément du tout-ou-rien), sans obliger personne.
Il faut que je réponde à plein d'objections, mais d'abord il faut
peut-être préciser ce que pourraient être par exemple
ces moyens sérieux.
Petite note technique sur la différence entre seuil d'immunité grégaire et taux d'attaque final
Je veux écrire ici une petite note sur un point que je
pense avoir mal expliqué par le
passé, et autour duquel il existe une certaine confusion. Il
s'agit du rapport entre le seuil d'immunité grégaire d'une
part et le taux d'attaque final d'une épidémie d'autre part :
quelle est la différence entre ces deux concepts, que penser de
l'écart, ou overshoot entre ces deux quantités,
et laquelle est la plus pertinente en pratique. Il faudra bien
distinguer le cas du modèle théorique SIR et le cas d'une
épidémie réelle (et pour faire la transition de l'un à l'autre,
j'évoquerai rapidement un modèle SIR « en deux
phases »).
Le seuil d'immunité grégaire
(ou …collective, peut-être un meilleur terme parce qu'il évoque
moins l'image déplaisante d'un troupeau, mais comme j'ai commencé
avec grégaire je préfère maintenant rester dessus) est la
proportion d'immuns qu'il faut atteindre dans la population pour que
le nombre de reproduction effectif de l'épidémie devienne <1.
Autrement dit :
soit on considère une épidémie naissante, c'est-à-dire qu'il n'y a
que très peu d'infectés, mais pour laquelle un certain nombre
d'individus sont préalablement immunisés (par exemple par un vaccin) :
alors le seuil d'immunité grégaire est le nombre d'immunisés
nécessaires pour que l'épidémie ne démarre pas (son nombre de
reproduction est <1 donc le petit nombre d'infectés disparaît
simplement) ;
soit on considère une épidémie déjà en cours, et dans ce
cas le fait qu'on atteigne le seuil d'immunité grégaire se voit au
fait que le nombre d'infectés commence à décroître,
c'est-à-dire qu'il y en a de moins en moins (le nombre de reproduction
est <1 donc ce nombre diminue progressivement).
Par contraste, le taux d'attaque final (qui n'a de
sens qu'en considérant le cours d'une épidémie particulière) est la
proportion d'individus qui seront atteints par l'épidémie pendant
toute sa durée.
Même si on suppose que l'immunité est parfaitement stérilisante et
dure indéfiniment (ce que je ferai pour simplifier, ce n'est pas le
propos ici de discuter de ces questions), ces deux quantités sont
différentes : la raison est simple, c'est que même une fois que le
seuil d'immunité grégaire est atteint, le nombre d'infectés commence
certes à diminuer, mais il n'est pas nul pour autant, donc il y a de
l'inertie : ce nombre d'infectés en infecte un plus petit nombre, qui
en infecte à son tour un encore plus petit nombre, et ainsi de suite,
mais la somme de tout ça n'est pas nulle.
La différence entre ces deux quantités s'appelle
l'overshoot de l'épidémie : i.e., l'overshoot est
la proportion qu'elle attaque en plus du seuil d'immunité
grégaire.
Dans le cas du modèle théorique
(ultra-simpliste) SIR, on peut calculer explicitement ces
deux quantités. Je l'ai fait dans
l'entrée que j'ai écrite à ce
sujet, mais je n'ai pas été clair parce que je n'avais pas la bonne
terminologie (j'ai parlé de modèle extrêmement simpliste pour
une description qui calcule, en fait, le seuil d'immunité grégaire, ce
qui a pu augmenter la confusion), je redis donc les choses un peu
autrement : en notant κ le nombre basique de reproduction
(lettre que je préfère à R parce que le R
de SIR a un sens différent), c'est-à-dire le
nombre de reproduction pour une population immunologiquement (et
sociologiquement) naïve :
le seuil d'immunité grégaire rherd dans le
modèle SIR se calcule à partir du nombre basique de
reproduction κ par la formule rherd =
1 − 1/κ (la démonstration est facile : lorsqu'une
proportion s des individus est susceptible, le nombre de
reproduction effectif tombe de κ
à κ·s simplement parce que chaque contact
possiblement infectieux a cette probabilité de donner effectivement
une infection, du coup pour avoir κ·s = 1 on
doit avoir s = 1/κ et cela correspond à la
proportion complémentaire r = 1 − 1/κ d'immuns
au final) ;
le taux d'attaque final r∞ dans le
modèle SIR se calcule à partir du nombre basique de
reproduction κ par la formule r∞ = 1
+ W(−κ·exp(−κ))/κ où W désigne
la fonction
transcendante W de Lambert (j'ai déjà démontré cette formule
dans mon entrée passée sur le
sujet).
J'ai tracé ces deux courbes ci-contre en fonction du nombre de
reproduction κ : en rouge le seuil d'immunité grégaire, et
en bleu le taux d'attaque final. Rappelons en outre, pour ce qui est
du comportement asymptotique que [encore une fois, tout ça je l'ai
déjà dit, mais avec une terminologie qui n'était pas claire] :
si le nombre basique de reproduction κ est juste un peu
au-delà de 1, disons 1 + h avec h>0 petit,
alors le seuil d'immunité grégaire rherd
vaut h − h² + O(h³) tandis que le
taux d'attaque final r∞ vaut 2·h −
(8/3)·h² + O(h³), donc en gros le
double (ce qui se conçoit grosso modo par le fait que les deux
périodes de l'épidémie sont alors symétriques, celle où elle est
croissante jusqu'au seuil d'immunité grégaire, et celle
d'overshoot où elle est décroissante jusqu'à
tendre vers son taux d'attaque final),
si le nombre basique de reproduction κ est grand, alors
le seuil d'immunité grégaire rherd vaut 1 −
1/κ (il n'y a rien à simplifier) tandis que le taux
d'attaque final r∞ vaut 1 − exp(−κ)
− κ·exp(−2κ) +
O(κ²·exp(−3κ)), qui devient vite extrêmement
proche de 1.
Hello lockdown my old friend, I've come to talk with you again…
Je ne résiste pas à commencer ce billet
en parodiant
Marx :
Les épidémiologistes font remarquer que, dans une pandémie, les
confinements se produisent deux fois. Ils ont oublié d'ajouter : la
première fois comme tragédie, la seconde comme farce.
La France (comme le Royaume-Uni et quelques autres pays européens)
est entrée dans le volet « farce » de cette lamentable histoire, avec
un nouveau confinement dont plus
personne n'est capable d'expliquer à quoi il est censé servir. Le
premier avait au moins pour le défendre qu'on pouvait espérer profiter
d'une pause forcée de l'épidémie pour mettre au point de nouveaux
protocoles prophylactiques ou thérapeutiques pour lutter contre elle,
déployer de nouvelles ressources, etc. Mais cette fois il n'y a
aucune perspective particulière que les choses soient meilleures à la
fin du deuxième confinement qu'à la fin du premier dont il ne fait
qu'illustrer l'absurdité, et la seule perspective que proposent les
confinementistes est d'en avoir un troisième, puis un quatrième, et
ainsi de suite jusqu'à ce qu'arrive un vaccin providentiel. La farce
atteint des niveaux de grotesque tels qu'on en vient
à interdire
la vente de chaussettes dans les supermarchés (pas pour des
raisons de santé publique mais pour éviter une concurrence déloyale
avec des commerces qui ont été obligés de fermer pour des raisons de
santé publique — c'est
une fuite
en avant) : je pense que ce gouvernement n'a plus aucune
crédibilité à force de ne savoir jouer que la carte de la
répression.
Il me semble constater que l'adhésion collective à la politique du
confinement (à la fois celle qui s'exprime sur son principe dans
l'opinion, et celle qu'on observe sur le terrain) a énormément diminué
par rapport à mars, ce qui me donne quelque espoir pour la suite, mais
le présent reste bien sombre.
Bien sûr, cette vague épidémique finira par passer, confinement ou
pas confinement. Les défenseurs de la mesure pourront de toute façon
avoir raison : si elle passe avec peu de dégâts, ils pourront se
vanter c'est parce que nos mesures ont été efficaces !, et si
elle est très meurtrière, ils pourront expliquer c'est parce que
nos mesures n'ont pas été bien respectées !. (Je pense que c'est
leur plan — pas forcément explicitement assumé comme tel, mais plutôt
intériorisé sous la forme prenons des mesures, pour montrer que
nous agissons, et la suite ne sera plus notre problème ; ce ne
serait pas la première fois qu'on prendrait en France des mesures sans
se donner ensuite le moyen de les faire respecter, pour le bénéfice de
la gesticulation politique, et sans se soucier de l'arbitraire
juridique que cette situation engendre, parce que bien sûr ceux qui
seront condamnés pour non-respect du confinement ce ne sont pas la
classe de privilégiés qui décident de ce genre de choses.)
Je suis hors de moi de colère. Contre les épidémiologistes qui
voient le monde par le petit bout de la lorgnette de leur discipline
et qui, pétris de l'hubris de sauver des vies pour ce qui relève de
leur champ d'action, conseillent à la société des remèdes de cheval
dont ils ne se soucient pas de savoir quels sont les coûts ni les
conséquences ailleurs en termes de vies brisées, de suicides, de
troubles psychologiques, de casse sociale, de destruction des libertés
publiques, et — oui, il faut quand même l'évoquer — d'impact
économique. Contre les gouvernements qui n'écoutent qu'un seul son de
cloche, qui n'ont comme seul mode de pensée que la répression, qui ne
savent que répéter leurs erreurs passées comme des shadoks espérant
que ça va finir par marcher, et dont l'impréparation n'a cette fois
plus aucune excuse. Contre les catastrophistes sanitaires, qui
agitent les pires chiffres surgis de nulle part (400 000 morts ! pas
un pays du monde, confinement ou pas confinement, ne s'approche de ce
taux de mortalité, mais peu importe : il faut laisser croire qu'il n'y
a que deux possibilités, tout le monde en prison ou ne rien faire du
tout et laisser les cadavres s'entasser) pour forcer l'adhésion à la
doxa confinementiste. Contre la différence de traitement qui fait
qu'on ne voit que les victimes de la maladie et pas celles de la
brutalité du « remède ». Contre l'impossibilité de dégager n'importe
quelle idée alternative (par exemple autour de la protection
différenciée et/ou optionnelle des personnes âgées ou fragiles : on se
contente de dire que ce n'est pas possible, ça ne suffirait
pas, ça n'a pas marché dans les EHPAD, comme
s'il était moins coûteux de confiner tout le monde de force que de
fournir la possibilité à ceux qui le souhaitent de le faire
individuellement, comme si ce n'était pas une idée à essayer avant de
passer aux méthodes plus brutales). Ou même simplement de remettre en
question les règles les plus absurdement violentes du confinement à la
française (la limite de 1km du domicile, en premier : quel fondement
scientifique à une contrainte aussi mesquine et humiliante, bien plus
sévère que ce qui se fait ailleurs en Europe ? soit dit en
passant, signez
cette pétition).
Je devrais écrire des choses plus détaillées et plus raisonnées.
Par exemple expliquer pourquoi le chiffre de 400 000 morts est
irréaliste (en tout cas si on parle simplement de ne pas faire de
confinement et pas supprimer toutes les mesures qu'on a déjà
mises en place), pourquoi il n'est là que pour faire peur, et
aussi et d'où il sort[#]. Ou
discuter un peu d'approches alternatives au confinement généralisé et
qui soient probablement meilleures que ne rien faire de plus que ce
qu'on a déjà fait (même si cette dernière option me semble
elle-même déjà bien meilleure que le confinement), par
exemple fournir des moyens sérieux à ceux qui souhaitent s'isoler
selon le niveau de risque qu'ils souhaitent eux-mêmes
accepter.
[#] À savoir,
probablement
de cette
opinion de Fontanet et Cauchemez. (Ce n'est d'ailleurs
qu'un commentaire invité par les rédacteurs de la revue, et
pas une publication scientifique au sens usuel : our
Comments aim to address topical issues […] or offer a short,
authorative opinion on a scientific area — citation tirée
d'un autre
journal du même éditeur, mais ayant sans doute la même politique).
Mais même cette opinion évoque l'immunité
grégaire inconditionnelle,
c'est-à-dire si on supprimait toutes les mesures déjà mises en
place, et même sous ces conditions, son calcul est est
incroyablement biaisé et pessimiste à toutes sortes de niveau, et même
avec ce pessimisme, 400 000 morts est bien en haut de la fourchette
qu'ils donnent. Bref, on a pris le non-article le plus biaisé et
pessimiste possible, on a mal interprété sa prémisse, et on a pris
quasiment la borne la plus pessimiste même là-dedans. Il faudrait
vraiment se demander si la politique se base sur les pires cas
possibles ou sur le plus plausible : parce que si on cherche le pire
cas, il faut aussi le faire quand on parle des conséquences du
confinement.
Mais je suis fatigué d'expliquer les choses. Je n'en peux plus de
me battre contre la connerie. Je vais plutôt parler un peu de moi et
de comment je traverse cette farce grotesque, en espérant que ce soit
un peu cathartique.
Quelques nouvelles en guise d'entrée en matière :
Cela fait une éternité que je n'ai rien écrit dans ce blog. Le covid
et la sensation de découragement ne sont pas les seules raisons :
commençons par quelques nouvelles anecdotiques.
J'ai perdu un temps absolument colossal à cause d'ordinateurs : à
changer les disques durs de mon PC et à me battre avec du
matériel défectueux et des logiciels mal conçus
(cf. ce
fil Twitter) ; puis à repayer une partie de ma dette technique
abyssale en migrant ledit PC d'une distribution Linux
datant du carbonifère (Debian 9 « Stretch ») à une datant seulement du
jurassique (Debian 10 « Buster ») ; puis à migrer en catastrophe le
serveur hébergeant mon site Web (dont ce blog) parce que
l'alimentation de la machine était morte et que l'hébergeur (Scaleway
Dedibox, pour ne pas le nommer) m'a dit pas question de vous la
changer ni de vous donner accès aux disques durs, tout ce que vous
pouvez faire c'est louer une nouvelle machine (en perdant toutes vos
données) et on vous remboursera le mois entamé, donc j'ai dû
refaire toute l'installation, deux fois parce que j'ai basculé d'abord
sur une machine temporaire le temps de me retourner un peu ; puis à
installer un système fonctionnel (Ubuntu 20.04 « Focal ») sur
un PC portable que j'ai
hérité de mon père pour pouvoir
enseigner en « hybride » (c'est-à-dire devant une classe dont la
moitié est présente physiquement et l'autre moitié se connecte par une
sale merde propriétaire appelée Zoom), parce que mon employeur n'a pas
réussi à me faire parvenir le portable dont j'avais besoin
(apparemment le demander le 9 septembre ne suffit pas pour qu'il
arrive le 19 octobre), et il faudra que je refasse encore ça quand le
portable arrivera.
J'ai eu aussi des tracasseries administratives (mon employeur ayant
oublié de transmettre à mon ministère la demande de détachement que
j'ai faite pour travailler chez eux, j'étais dans l'irrégularité) :
les problèmes se sont résolus, mais m'ont fait passer énormément de
temps à envoyer des mails paniqués à tout le monde pour essayer de
comprendre qui devait faire quoi et le convaincre de le faire. Et
bien sûr, en toile de fond, il y a toujours un appartement que
j'essaie de vendre (si vous êtes intéressés ou connaissez des gens qui
le sont, il
est toujours
disponible ;
voir ici
pour quelques photos), qui ne se vend pas, et qui me cause non
seulement beaucoup d'anxiété mais aussi de temps perdu.
Mais évidemment, le plus préoccupant reste la crise sanitaire. Ou,
en fait, pas la crise sanitaire elle-même, mais ses effets, à
commencer par les réactions prises ou qui pourraient encore être
prises par les autorités françaises. C'est donc surtout de ça que je
veux parler ici. Ou plutôt, c'est surtout de ça que je ne voudrais
pas du tout parler, mais je vois mal comment faire pour ignorer
l'éléphant au milieu de la pièce.
⁂
J'avais décrit ici, sur le vif,
les conséquences psychologiques qu'avaient eues sur moi le confinement
de la France entière (qui a duré du
au , soit 55 jours), mais je voudrais, comme
préliminaire indispensable à la discussion qui va suivre, recopier ici
une autre description, que j'ai écrite
le dans un forum d'anciens
normaliens ; j'ai beaucoup hésité à la rendre publique (et il faudrait
peut-être l'accompagner de TW),
mais je pense que c'est nécessaire pour faire comprendre ma position :
le but de ce qui suit est surtout d'expliquer (ce que me dit mon
introspection sur) le mécanisme par lequel le confinement m'a
fait tellement de mal, et aussi, ma réaction face aux gens qui me
disent va voir un psy. C'est le deuxième paragraphe qui est le
plus important :
Je pense que j'ai vécu le confinement comme une sorte de viol. Je
ne veux pas parler de l'intensité du traumatisme psychologique : pour
ça, je n'en sais rien, je n'ai pas été violé, et je ne sais pas si ça
a un sens de comparer les douleurs d'une personne à une autre. À ce
niveau, je peux juste dire que je n'avais jamais sérieusement pensé au
suicide jusque là (même si j'ai écrit à ce sujet, je n'avais jamais
envisagé de passer à l'acte) et que dès l'instant où nous avons de
nouveau été libres l'idée m'a quitté l'esprit, jusqu'à ce que la
menace se reprécise. Avant le confinement j'avais peur de l'épidémie,
du nombre de morts qu'elle ferait, de la possibilité de perdre un
proche ou d'agoniser moi-même sur un lit d'hôpital complètement
saturé, mais ces peurs étaient sans commune mesure avec le traumatisme
du confinement. Mais bon, ça ce sont des comparaisons de moi à moi,
qui ne veulent donc rien dire.
Mais je fais cette comparaison pour parler de la nature du
traumatisme et de ses mécanismes. Primo, il y a une
destruction de l'espace personnel. Ce que je pensais être un havre
d'intimité et de douceur de vie, mon foyer, s'est transformé en source
de blessure, mon chez-moi est devenu ma prison. Je crois comprendre
(mais bon, je ne suis pas psy et je n'ai pas personnellement vécu ça)
que c'est un type de mécanisme traumatique lors du viol : les organes
sexuels, qui sont censés être très intimes et donneurs de plaisir, se
transforment en source de blessure. Secundo, l'humiliation
devant la force irrésistible. L'agresseur (ici, la puissance
publique) te fait comprendre que tu es complètement en son pouvoir, et
que plus tu te débats plus il te fera mal. Les rapports de violences
policières entourant l'application du confinement m'ont fait beaucoup
d'effet à cet égard. Tertio, le discours culpabilisateur.
Le tu l'as bien cherché, asséné à la population : on a essayé
de ne pas t'infliger ça, hein, mais bon, tu n'as pas bien obéi, donc
on n'avait pas d'autre choix. Quarto, la notion de
consentement : j'étais tout à fait prêt à me confiner moi-même, c'est
même exactement ce que j'envisageais de faire, mais c'est le fait que
ça me soit imposé de force qui a été atroce. Quinto, la
sensation de quelque chose d'irréversible, une perte irréparable : en
l'occurrence, la perte rétroactive de la liberté de
circulation. Sexto, l'incapacité à se faire comprendre face à
des gens qui minimisent le traumatisme ou qui cherchent à l'imputer à
un problème chez la victime.
Je comprends bien qu'il y a des gens qui n'ont pas souffert du
confinement, et il y en a même qui l'ont trouvé agréable. Je ne leur
en veux pas du tout de penser ça. Mais la manière dont ce fait a été
étalé en public était vraiment insupportable. Je ne trouve pas de
meilleure comparaison que de se faire violer et de s'entendre
dire il baise bien, hein ? moi j'adore la manière dont il me
prend (ça peut être tout à fait vrai qu'il baise bien et que
certains aiment ça). Ou, pour ceux qui trouvent que c'est un
inconvénient léger : close your eyes, and think of
England : une petite pensée au passage pour toutes ces femmes
anglaises à qui on a réussi à faire croire que c'était leur devoir de
se faire pénétrer, qu'il fallait absolument ça pour le pays.
Et donc j'en viens à l'injonction d'aller voir un psy. Ce qui me
dérange vraiment, et j'ai mis un certain temps à le comprendre, c'est
la suggestion que le problème vient de moi, et pas du confinement.
C'est subtil, et ça m'a échappé d'abord, mais ce n'est pas du tout
pareil de conseiller à quelqu'un qui a été violé de chercher de l'aide
pour se reconstruire que de conseiller à quelqu'un qui a été violé une
fois et qui va sans doute se faire violer une deuxième fois d'aller
chercher de l'aide parce que ce n'est pas normal d'en souffrir. (Et
en tout état de cause, le fait qu'il y ait des psys pour aider les
victimes de viol ou de n'importe quelle autre forme de traumatisme
psychologique ne dispense absolument pas de faire preuve de tact quand
on leur parle ou de leur dire va voir un psy !, limite ta
gueule !, dès qu'ils essaient d'évoquer leur expérience.)
Qu'il n'y ait qu'un petit nombre de gens qui souffrent de quelque
chose, ce n'est pas pour autant une preuve que c'est un problème
psychologique à corriger chez eux. Pas plus que le fait qu'il y ait
~5% de la population qui n'a pas du tout envie d'un rapport
hétérosexuel quel que soit le partenaire, et qui ressentiront ça comme
un viol si on le leur impose, n'indique que ces ~5% de la population
ont un problème, et ce serait, disons, de mauvais goût d'essayer de
les « corriger » préemptivement.
Encore une fois, je ne nie pas du tout le fait que (a) peut-être
que le confinement était le meilleur choix du point de vue
utilitariste selon plein de fonctions d'utilité raisonnables, et
(b) même si ce n'était pas le cas, ça pouvait être
raisonnable de le penser en mars. Par contre, ce que je trouve juste
hallucinant, c'est qu'il n'y ait pas un mot, pas un geste, pas une
étude, pour les traumatisés du confinement, alors qu'il y en a des
tonnes pour les victimes de la Covid ; et que quand on parle du
confinement, c'est soit pour dire que ce n'étaient que de petits
désagréments, soit pour ne parler que de ses effets économiques (ou
les conséquences indirectes de ces effets).
Avant le confinement, je pensais que c'était surtout le fait de ne
pas pouvoir me promener en forêt qui me ferait souffrir.
Indiscutablement ç'a été le cas (avec l'absurdité d'une situation où
on a fermé les forêts, les pouvoirs publics ont littéralement
fait poser du rubalis sur les chemins d'accès aux espaces forestiers
d'Île-de-France pour en interdire l'accès, pour lutter contre une
épidémie dont les contaminations se font dans les espaces densément
peuplés) ; mais en fait, les quelques fois où j'ai fait le
« confinement buissonnier » en ignorant les interdictions et en allant
me promener malgré tout ne m'aidaient pas du tout à me sentir mieux,
parce que je me sentais comme un animal traqué : c'est surtout la
perte de liberté qui m'a été douloureuse, à travers les mécanismes que
je décris ci-dessus. Et je le mesure de nouveau avec la mise en place
(depuis ) d'un nouveau
confinement, euphémistiquement rebaptisé couvre-feu à Paris à
partir de 21h : je suis rarement dehors la nuit, je ne mange au
restaurant quasiment que pour le déjeuner, je ne vais jamais en bar ou
en boîte, la gêne pratique se limite à ce que je dois
maintenant affronter un supermarché bondé vers 19h pour faire mes
courses au lieu de pouvoir les faire tranquillement à 21h comme j'en
avais l'habitude. Mais il n'est pas nécessaire que la chose qu'on
m'interdise soit quelque chose que j'avais effectivement besoin ou
envie de faire pour que je ressente l'interdiction comme une blessure.
(Bon, le temps que je rédige cette entrée, il y a déjà des rumeurs
selon lesquelles le début du couvre-feu serait avancé de 21h à 19h,
toujours selon le principe shadok que plus une mesure ne marche pas,
plus on s'obstine à réessayer.)
En tout cas, le fait est que, soit que je le sente comme une
privation de liberté soit que je la craigne comme une étape de plus
vers un reconfinement, je vois réapparaître dans ce couvre-feu les
démons qui m'ont hantés en avril-mai. Je ne sais absolument pas si,
ni comment, je pourrai y survivre.
Où en est-on avec la covid et cette seconde vague ?
Il y a quelques mois, alors que la première vague de covid-19 était
en cours en France et pour l'essentiel en Europe (voire dans le
monde), j'avais tenté quelques
spéculations sur ce qui arriverait par la suite. Maintenant
qu'une seconde vague épidémique est en train de se produire, il est
temps de revisiter ces spéculations.
(Petite note typographique et linguistique : on
m'a convaincu
de retirer
la majuscule à covid, qui effectivement n'en mérite pas
plus que la grippe ou le rhume. Pour ce qui est du genre grammatical
de ce mot en français,
j'ai décidé
d'écrire de façon plus ou moins aléatoire le ou la, et
même pas de manière cohérente au sein d'un texte, juste pour provoquer
les gens qui ont un avis très tranché sur cette question,
c'est-à-dire, ceux qui n'arrivent pas à comprendre le concept
de l'un ou l'autre se dit ou se disent en matière de
langage.)
Les choses sur lesquelles j'ai eu raison, ou je pense avoir eu
raison, dans ce texte (mais bon, elles n'étaient pas bien difficiles à
voir et j'étais loin d'être le seul à les dire) est qu'il y aurait
environ 30 000 morts lors de la première vague, que les mécanismes de
suivi des contacts seraient un échec complet (mais je n'ai pas été
clair : je pensais au suivi par smartphone, pas au traçage manuel),
que le nombre et la disponibilité des tests serait amélioré mais
resterait insuffisant, que ce qui marcherait le mieux est la
distanciation sociale causée par la peur, et, qu'au bout d'un moment,
il y aurait une seconde vague, mais progressant plus lentement que la
première et avec une létalité
moindre[#0]. Il y a des points
qui restent
encore tout à fait incertains ou discutables. J'écrivais qu'on en
saurait de plus en plus de choses sur les modes réels de
contamination, ce qui est partiellement vrai, mais ça reste décevant :
il semble que les peurs de contamination par les surfaces (qui ont
conduit à mettre du gel hydro-alcoolique partout) étaient exagérées
(se laver les mains régulièrement est bien, mais il n'est pas utile de
désinfecter ses courses en rentrant du supermarché), mais concernant
la transmission du virus dans l'air ou l'efficacité du port des
masques on reste scandaleusement ignorants
(cf. aussi ceci).
Le principal point sur lequel j'ai eu tort, c'est quand j'écris que la
seconde vague commencerait peu après la levée du confinement :
il a fallu deux ou trois mois (ce n'est pas très clair quand il faut
la faire commencer), je pensais que ça viendrait plus vite. J'ai
trouvé ça vraiment mystérieux que l'épidémie s'obstinait à ne pas
repartir en juin, puis en juillet, et même encore début août.
[#0] Ajout
() : Dans mon texte d'avril,
j'écrivais comme les protocoles médicaux seront un peu mieux rodés,
les options thérapeutiques un peu mieux connues et les mystères
entourant la maladie un peu dissipés, cette seconde vague enregistrera
un taux de létalité plus faible. Il y a d'autres raisons à la
létalité plus faible (population touchée plus jeune notamment,
cf. ci-dessous), mais il semble bien
que la
meilleure prise en charge joue un rôle important.
Maintenant je pense que mon analyse était substantiellement
correcte : l'immunité acquise lors de la première vague n'était pas
suffisante pour arrêter durablement l'épidémie ; elle a été suppléée
pendant un temps par le fait que les gens ont pris peur (pour eux ou
pour leurs proches) et se sont tenus à distance les uns des autres ;
mais cette peur s'est largement dissipée et, fatalement, l'épidémie
reprend (en commençant par ceux qui ont le moins peur, donc
globalement les moins à risque, ce qui est plutôt une bonne chose car
en devenant immuns ils protégeront les autres).
Globalement, je ne crois pas du tout, et je l'ai plusieurs fois
répété ici, à l'idée qu'on puisse arrêter durablement une épidémie par
des mesures comportementales (distanciation sociale, par exemple) : à
moins d'éradiquer complètement le pathogène, ce qui n'est
plus envisageable s'agissant
de SARS-CoV-2 (alors qu'on a
apparemment réussi
pour SARS-CoV-1), l'épidémie
repartira toujours, parce que les mesures comportementales tiennent un
petit moment, puis les gens reprennent leurs habitudes. Qu'on cherche
à imposer ces changements par la contrainte (le confinement en étant
le cas le plus violent) ou par la pédagogie, ce n'est pas tenable dans
la durée — ou alors il faut arriver à un changement réel des
mentalités voire de la société, mais celui-ci prend plus de temps que
l'épidémie n'en laisse. Il me semble donc inévitable que l'épidémie
persiste jusqu'à ce qu'il y ait suffisamment d'immunisés pour qu'elle
reflue. (Ce nombre est vraiment difficile à calculer pour les raisons
que j'ai déjà expliquées. Mais
comme de toute façon on continue à n'avoir qu'une très mauvaise idée
du nombre d'immunisés, que les tests sérologiques
IgG ne détectent que très
mal, parce que l'immunité c'est compliqué et que tout le monde ne
fait pas des anticorps, connaître ce seuil ne servirait pas tant que
ça.)
Bien sûr, on peut espérer qu'un vaccin aide à atteindre ce nombre
d'immuns (la vitesse à laquelle le développement se fait est assez
impressionnante, il faut bien le dire), mais je pense que c'est
surestimer à la fois la vitesse à laquelle on peut les développer +
tester + distribuer, l'efficacité qu'auront sans doute les premiers
vaccins et surtout la proportion de la population qu'on arrivera à
vacciner, que d'espérer que ce soit un game
changer spectaculaire.
Quelques considérations de graphes aléatoires pour l'épidémiologie
Même si mon moral est moins
mauvais, je continue à avoir beaucoup de mal à faire autre chose
que de l'épidémiologie. Du coup, je vais en parler encore une fois,
pour présenter une approche différente du calcul du taux d'attaque,
qui permet cette fois-ci d'illustrer (par des considérations
théoriques plutôt que des simulations numériques) certains effets
d'hétérogénéité. (Il s'agit d'une traduction+développement de ce que
j'ai écrit
dans ce
fil Twitter
[lien
direct Twitter] ainsi
que celui-ci
[lien
direct Twitter], et secondairement,
de ce
fil
[lien
direct Twitter] plus ancien.) Mais je commence par quelques
remarques d'ordre méta sur ces effets d'hétérogénéité et les
épidémiologistes de fauteuil (si ça ne vous intéresse
pas, sautez après).
On (un des auteurs !) a enfin fini par me pointer du doigt un livre
(et donc une référence citable !) où étaient traitées les
probématiques épidémiologiques qui me préoccupaient : il s'agit
de Mathematics of Epidemics on Networks (From
Exact to Approximate Models) d'István Z. Kiss, Joel C. Miller
et Péter L. Simon (Springer 2017). Non seulement il traite exactement
tout ce que je voulais voir traité, mais la présentation est vraiment
très agréable pour le mathématicien que je suis : les énoncés sont
précis, les approximations sont expliquées avec soin, les notations ne
sont pas trop pénibles, bref, je le recommande très vivement. (Quel
dommage que toutes les bibliothèques soient fermées… Si seulement il y
avait un site web — qui pourrait par exemple porter le nom en anglais
d'une bibliothèque et du premier livre de la Bible — où on pourrait
trouver les PDF de ce genre de choses. Ah non, zut, ce
serait illégal, parce qu'on a des lois à la con qui empêchent la
diffusion des connaissances. Mais pardon, je digresse.)
Il y aurait peut-être à analyser la raison pour laquelle j'ai
réussi à passer à côté de cet excellent ouvrage jusqu'à tout
récemment. (Il est possible qu'on me l'ait déjà suggéré et que je
sois quand même passé à côté de la suggestion, parce que le
mot networks ne m'inspirait pas : en fait, il
s'agit de graphes, il y a apparemment des gens qui, parce qu'ils ont
une approche un peu différente, parlent de réseaux pour parler
de graphes, et notamment de graphes aléatoires, ce qui est leur droit
mais ça ne facilite pas la communication. J'aimerais quand même bien
comprendre, par exemple,
pourquoi si
on recherche Galton-Watson "attack rate" dans
Google, les deux premières réponses sont de moi, alors que ça a
quand même l'air d'être des termes très naturels à rechercher dans le
contexte de la propagation des épidémies, et d'ailleurs le livre que
je viens de mentionner devrait être dans les résultats, et
beaucoup plus haut qu'un tweet à moi.) Mais je ne vais pas m'étendre
là-dessus, en tout cas pas maintenant.
Bref, toujours est-il que j'ai été soulagé de voir que tout un tas
de phénomènes que je voulais voir étudiés, et que j'avais au moins en
partie redécouverts, comme ce que je vais décrire ci-dessous, étaient
effectivement étudiés quelque part, et que j'aurai des références
citables à montrer. J'ai l'habitude de redécouvrir des résultats
connus, je dirais même que ça fait partie du fonctionnement normal de
la science, et quand je l'apprends je suis plutôt content que mon
intuition ne soit pas complètement à côté de la plaque.
En revanche, je demeure perplexe quant au fait que ces phénomènes
soient bien connus ou non des épidémiologistes. Il y a deux
prépublications qui sont sorties
récemment, une sur l'arXiv (par des matheux)
et une autre sur medRxiv (par des
épidémiologistes plus médecins, ça se voit au fait qu'ils déposent sur
medRxiv et n'utilisent pas TeX ), qui font tous les
deux la même observation, évidemment formulée et argumentée de façon
plus précise, que j'écrivais dans cette
entrée de blog
ou de
façon concise dans ce tweet (en mars) : l'épidémie va atteindre,
et donc immuniser, les personnes les plus connectées en premier, ce
qui fait que l'hétérogénéité des contacts contribue à réduire le seuil
d'immunité à partir duquel elle se met à régresser (le premier de ces
documents calcule 43%, ce qu'il ne faut pas, à mon avis, prendre comme
une prédiction mais comme un ordre de grandeur grossier de l'effet
qu'on peut attendre). D'un côté, il semble que ce type d'effet ait
été étudié
depuis 1980 (au plus tard). Mais de
l'autre, un
épidémiologiste renommé (Marc Lipsitch) semble considérer que
c'est intéressant et vaguement nouveau, et il y en a qui
n'ont pas
reçu le message (et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres où j'ai
vu affirmer, y compris de la part de personnes qui sont des
épidémiologistes ou qui ont une formation proche, que
puisque R₀~3 on doit atteindre ~70% d'immunisés pour que
l'épidémie régresse). Donc il y a, au minimum, un problème de
communication. Ce n'est pas très grave, maintenant j'ai au moins
quelque chose d'un peu plus crédible
(un PDF !) à citer
pour contester cette idée (et le fait que Marc Lipsitch prenne ça au
sérieux est bien puisque c'est lui qui est à l'origine, d'avoir
popularisé le chiffre de 70% comme taux d'attaque, même s'il
l'a immédiatement
nuancé). Mais ça reste un peu pénible d'avoir l'impression d'être
le crackpot qui vient contredire les experts qui ont dit
que c'était 70%. (Un peu quand comme l'OMS a fait
une communication un peu hâtive en affirmant qu'il n'y avait aucun
signe que l'infection par le Covid-19 confère une quelconque forme
d'immunité, alors que quand
même, si,
il y a des raisons de le penser : ce n'est
vraiment pas
une position confortable que de tenir le discours je ne suis
pas du tout médecin, mais je vais quand même remettre
l'OMS à sa place sur une question de médecine. Bon,
je digresse encore.)
PS :
D'ailleurs, on
me souffle que j'ai peut-être contribué à diffuser ces idées.
Tant mieux si c'est le cas.
❦
J'en
viens à ce dont je voulais vraiment parler : un modèle basé sur la
percolation dans des graphes aléatoires et permettant de modéliser (de
façon simpliste !) la manière dont la variance du nombre de
contacts infectieux modifie le taux d'attaque d'une épidémie à nombre
de reproduction R₀ donné. C'est ce que représentent les
courbes ci-contre, en l'occurrence pour R₀=2.5 (contacts
infectieux par individu en moyenne), avec l'écart-type σ du
nombre de contacts infectieux en abscisse, et en ordonnée le taux
d'attaque prédit (en bleu par un modèle basé sur un graphe orienté, en
rouge par un modèle symétrique) : je veux expliquer un peu comment
lire ces courbes et comment elles ont été calculées.
Le but intrinsèque de ce texte est de me permettre de voir un peu
plus clair dans mes pensées et émotions avant d'en parler à un
psychiatre. Mais le but extrinsèque, et pas moins important, à
partager ainsi ce que je ressens, est que cette description puisse en
aider d'autres qui partageraient les mêmes difficultés à se sentir
moins seuls, et à ceux qui ne les partagent pas de les comprendre
peut-être un peu (au risque de m'exposer à recevoir une pluie
de conseils-reproches).
J'étais parti sur l'idée que le confinement nous mettait dans une
certaine égalité, certainement pas quant aux circonstances
matérielles, mais, au moins à circonstances matérielles identiques,
quant aux épreuves psychologiques qu'il représentait — pas que
j'imaginasse que nous réagirions identiquement à ces épreuves, mais
qu'au moins les mécanismes de base étaient les mêmes. Je mesure
maintenant combien cette idée est erronée : non seulement certains ne
semblent pas vivre les circonstances actuelles comme une
incarcération, mais ils ont l'air nombreux, peut-être la majorité,
voire la majorité écrasante. Et je ne parle même pas des témoignages
du genre j'adore ça ! (accompagnés d'explications sur le fait
qu'ils profitent de leur forteresse de solitude et du temps qu'ils ont
pour cuire des quantités
invraisemblables de pain ou
apprendre enfin la grammaire géorgienne). On peut certainement s'en
féliciter, mais cela laisse ceux d'entre nous pour
qui confinement n'est qu'un euphémisme irritant
pour emprisonnement, face à la difficulté de faire comprendre
ce ressenti basique, et assez désemparés de ne pas savoir comment
expliquer le fait que la liberté est quelque chose qu'on ne perd pas
sans peine. Et ne sachant trop de quelle manière expliquer que les
petits messages gentillets du style pendant ce confinement, je vais
vous montrer chaque jour une photo de mon jardin (ou du pain que
j'ai fait, ou de la grammaire géorgienne que je suis en train
d'étudier), si bien intentionnés qu'ils soient, sont rapidement
insupportables tellement ils nous paraissent à côté de la plaque.
Je n'ai, évidemment, aucun moyen fiable de mesurer
précisément ce que les gens ressentent, et mon entourage est
certainement biaisé de toutes sortes de manière (mais on s'attendrait
plutôt, a priori, à ce qu'il fût biaisé dans le même sens que
moi). Des informations aussi fondamentales que l'augmentation du taux
de suicide en France depuis le 17 mars, sont introuvables (j'ai cru
voir passer une information suggérant un facteur ×10, mais je ne
retrouve plus, et de toute façon la personne qui disait ça ne donnait
aucune source crédible, c'était quelque chose comme un ressenti au
doigt mouillé sur le nombre d'interventions des urgences pour ce type
de causes). Pour penser que je suis dans la minorité, je me base donc
uniquement sur de l'anecdotique comme des témoignages d'amis et des
choses pas du tout scientifiques
comme ce
sondage sur Twitter et les réponses qui y ont été faites.
Ma première réaction dans cette crise a été celle de l'angoisse,
principalement l'angoisse de l'inconnu, par rapport à l'épidémie
elle-même, à la réaction de la société, au désastre social et
économique qui suivrait, à la possibilité d'un effondrement systémique
suite à l'une ou l'autre, à l'anéantissement de tant de rêves et
espoirs pour l'avenir (et, au passage, de mes finances), et à ma
propre réaction face à tout ça : j'ai décrit cette phase
ici ici ; j'ai consulté un
psychiatre pendant cette phase, qui m'a prescrit un anxiolytique (et
un somnifère puisque j'avais aussi perdu le sommeil), que je n'ai
essentiellement pas utilisé (juste deux ou trois fois le somnifère)
parce que cette phase est passée d'elle-même. À l'anxiété a succédé
le courroux, dirigé contre toutes sortes de décisions à mon avis
stupides, et contre l'incompétence fondant ces décisions (ce n'est pas
le propos ici de détailler). Avec cette hargne générale est aussi
venue une irritabilité excessive, dont mon poussinet a injustement
fait plus d'une fois les frais. Cette phase est aussi largement
passée : je n'ai plus de peur, je n'ai plus de colère, je n'ai plus
l'énergie pour soutenir ces émotions : je suis maintenant simplement
abattu. (Je suppose qu'il y a du vrai dans
le modèle
de Kübler-Ross.)
En plus de tout ça, je souffre d'un certain degré d'empathie : de
tant de vies et de rêves brisés, soit par la maladie elle-même, soit
par tous les bouleversements qu'elle a et va entraîner dans nos
sociétés. Le nombre de morts ne m'affecte qu'intellectuellement
(comme Staline
ne l'a peut-être jamais dit, la mort d'un homme est une tragédie,
la mort d'un million est une statistique) : ce qui m'affecte ce sont
les récits individuels, ces gens qui avaient des projets pour la vie
et des espoirs pour l'avenir, qui peut-être venaient de traverser une
période difficile et commençaient à espérer la montagne passée quand
soudainement cette crise surgie de nulle part vient faire que tout
s'effondre. (Ne serait-ce que les restaurants que le poussinet et moi
aimions fréquenter, dont nous connaissions souvent les propriétaires,
et dont sans doute la moitié ne rouvriront jamais ; ou l'auto-école
qui m'a dispensé un zillion d'heures de cours de voiture et de moto,
petite entreprise familiale dont je connais le patron, le papa du
patron, et pas mal du personnel : sera-t-elle encore là dans un
an ?)
Rien de tout ça n'est constant, évidemment. J'arrive
occasionnellement à m'en distraire. Mon moral fait des yoyos. Mais
les embellies sont trompeuses, ce ne sont que des oublis passagers.
(Insérer ici le dessin de Sempé [je ne le trouve pas en ligne]
représentant un personnage expliquant à son psy : Quand je suis
déprimé, les raisons pour lesquelles je le suis sont profondes,
essentielles, fondamentales. Il m'arrive d'être heureux, bien sûr.
Mais les raisons pour lesquelles je suis heureux sont si futiles, si
ténues, que ça me déprime.) Une difficulté apparentée, que la
parenthèse qui précède illustre peut-être, c'est que j'ai une certaine
capacité à donner l'illusion d'être drôle, ou d'avoir de la répartie,
capacité derrière laquelle je me cache souvent parce que j'ai une
certaine répugnance à exposer crûment mes émotions, et qu'à cause de
ça on ne me prend pas au sérieux quand je vais mal. (Dans le même
ordre d'idées, je sais qu'on m'a souvent dit que je donnais
l'impression d'être calme et mesuré, ce qui me fait rire jaune vu que
je sais à quel point je suis colérique et impulsif.)
La stratégie la plus évidente était simplement d'attendre que ça
passe. Kick the can down the road, comme on le
dit. Vu que ce qui me fait souffrir actuellement est
l'emprisonnement, il suffit d'attendre que celui-ci se finisse… non ?
Non, d'abord parce que la date de fin est sans arrêt reportée : et
chaque report me fait l'effet d'un nouveau coup de poignard, car à
chaque date annoncée j'ai la faiblesse et la stupidité d'y croire, et
évidemment c'est à chaque fois un nouveau mensonge. Non, car à
l'emprisonnement succédera un avenir à peine moins sombre, et la
réalisation du fait que ma vie d'avant, tous les petits plaisirs sur
lesquels je fondais mon équilibre psycho-affectif et qui se sont
envolés en mars 2020, cette vie d'avant est complètement détruite pour
bien plus longtemps que la seule période d'emprisonnement, et il n'est
pas acquis qu'elle puisse jamais ressusciter. (J'étais déjà très mal
avant que le gouvernement mette toute la population française en arrêt
à domicile, et même si cette mesure a énormément accéléré la spirale
noire dans laquelle j'étais engagé, elle n'est pas seule en cause.)
Et la stratégie de simplement tout repousser à plus tard ne fait que
m'ensevelir sous une épaisse couche de culpabilité pendant que je me
recroqueville autour de mon malheur que je rumine. (Je vais revenir
sur la culpabilité.)
Pour essayer de faire comprendre mon état mental actuel, la
meilleure comparaison que j'aie trouvée est celle du marteau-piqueur.
(Comme une sorte d'intrusion dans la réalité d'une métaphore qui
n'aurait pas compris qu'elle devait rester métaphorique, il y a eu, le
10 mars, des gens qui sont venus, je ne sais pas pourquoi, détruire
une bonne partie du macadam du trottoir de ma rue, et j'ai été
réveillé de jour-là par des bruits de chantier atteignant les 70dB au
sonomètre chez moi, et qui ont duré toute la matinée. C'est ce qui
m'inspire cette analogie.) Le marteau-piqueur c'est mon cerveau qui
me répète sans arrêt je n'en peux plus de cette cage ! je veux
sortir ! je veux bouger ! je veux m'aérer ! je veux faire du
sport ! — et tous les conseils du genre lis un livre pour te
distraire, regarde un film, essaie de travailler pour
penser à autre chose, etc., butent sur le fait que, lire un livre,
regarder un film, travailler, quand on a un marteau-piqueur dans la
tête, ça ne marche pas. On ne veut qu'une chose, c'est que le
marteau-piqueur s'arrête. On ne pense qu'à une chose, c'est que ce
truc est insupportable. On arrive peut-être à s'en distraire une
minute, mais on y revient toujours, tant qu'il donne ses coups répétés
et insistants. On donnerait n'importe quoi pour que le
marteau-piqueur cesse, mais on n'a pas la force d'y faire quoi que ce
soit, alors on finit juste avec la tête dans un oreiller à crier
pitié.
(L'ironie de la chose, parce que le destin a indiscutablement une
forme d'ironie, c'est que j'aurais sans doute beaucoup mieux vécu
l'emprisonnement par le passé : avant que je ne découvre le plaisir
que je pouvais avoir à faire de la musculation, à visiter les parcs et
jardins et forêts de l'Île-de-France, à rouler en moto, etc. Le David
Madore ado geek asocial détestant le sport aurait peut-être adoré
avoir un prétexte pour rester cloîtré deux mois chez lui, et tous les
efforts que j'ai faits depuis pour avoir une vie plus saine me font
maintenant souffrir.)
À un certain stade de la crise, j'ai vaguement réussi à convertir
une partie de cette énergie de colère et de désespoir en quelque chose
d'un peu plus productif : j'ai appris un peu d'épidémiologie (et même
un tout petit peu de virologie, d'immunologie et de médecine en
général), j'ai analysé la crise comme je le pouvais (voir quelques
entrées antérieures sur de
blog : ici, là, là, là, là, là
et encore là ; ou encore des fils
Twitter que je n'ai pas traduits en français
comme celui-ci, celui-là
et
encore celui-là).
J'ai cru identifier un certain nombre de ce qui me semblent être des
limitations méthodologiques sérieuses de l'approche utilisée par les
modèles épidémiologiques qui sous-tendent les décisions politiques
pendant cette crise, et notamment :
l'absence de prise en compte de l'hétérogénéité sociale de la
population (autrement que sur des critères d'âge et éventuellement de
géographie), reflétée tout au plus dans de malheureuses matrices de
mélange entre compartiments qui sont malgré tout traités comme
homogènes chacun séparément ; et la mauvaise compréhension du fait que
la lecture de données épidémiques agrégées sur l'ensemble de la
population surpondère les sous-catégories où la reproduction est la
plus rapide [je décris ce problème parmi
d'autres ici sur ce blog, ainsi que
dans la partie 🄱
de ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]] ;
l'absence de prise en compte du fait que les contacts entre
individus ne sont pas aléatoires mais qu'un petit nombre de contacts
récurrents pour chaque individu (foyer, famille, amis, collègues) va
représenter la majorité des contaminations, limitant la capacité de
diffusion à un graphe de degré limité [je décris ce
problème ici sur ce blog,
phénomène (2a), ainsi que
dans ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct], notamment tweets nº10, 11, 19, 21, 36, 37] ;
l'absence de prise en compte de l'effet de célébrité et du fait
que les personnes ayant un grand nombre de contacts seront infectées
avant les autres, réduisant ainsi la diffusion ultérieure de
l'épidémie, et en particulier l'interaction entre ce phénomène et
celui de l'item précédent [je décris ce
problème ici sur ce blog,
phénomène (2b), ainsi que
dans ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct], notamment tweets nº12, 13, 20, 22, 40, 41] ;
l'incompréhension du fait que la variance des contacts
infectieux reçus par un individu a un impact bien plus
important que la variance des contacts infectieux émis (alors
que beaucoup de modèles épidémiologiques jouent à essayer de faire
varier l'infectiosité des individus et se penchent sur le problème
des super-contaminateurs, le problème dual est bien plus
pertinent), ou au moins que les deux doivent être pris en compte [je
n'ai pas décrit ce phénomène sur ce blog, mais
dans ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]] ;
— et plus généralement la mauvaise prise en compte d'informations
venant des domaines de la théorie des graphes et des probabilités (et
surtout de leur intersection, les graphes aléatoires). En fait, je
pensais au début que ces points (sauf peut-être le dernier) devaient
être évidents pour tout le monde et que les modèles utilisés les
ignoraient parce que leur but était de calculer autre chose, et j'ai
pris conscience progressivement qu'en fait, non, il y a un véritable
manque de recul par rapport à tout ça.
Seulement voilà, certains m'ont fait savoir que je n'étais pas
épidémiologiste (même pas spécialiste des graphes aléatoires) et que
je devais laisser les experts s'exprimer dans leur domaine
d'expertise, et fermer ma gueule de non-spécialiste. Que j'étais
un armchair epidemiologist, voire un crackpot
complet, qui parce qu'il a lu quelques articles sur le sujet s'imagine
comprendre un domaine dont il ignorait tout il y a deux mois, et
pouvoir donner des leçons aux experts de ce domaine. (Et
indubitablement, dans une crise pareille, il y a plein de gens qui se
découvrent tout d'un coup une expertise miraculeuse en tout et sur
tout. Ce qui donne lieu à des moqueries comme illustrées
par ce
tweet.) De toute façon, les experts sont bien trop occupés par
toutes les sollicitations qui leur tombent dessus pour répondre à mes
objections, mais sans doute ont-ils des réponses.
Déjà en général, la combativité ne fait pas partie de mes
attributs. Je suis colérique, mais ma colère n'a aucune endurance.
Je ne sais pas me battre pour mes idées. Si on me dit de fermer ma
gueule, ce que je fais le plus facilement est de baisser les bras. De
toute façon, quand je travaille à comprendre le monde, c'est surtout
pour le comprendre pour moi, je fais parfois un effort pour
l'expliquer aux autres parce que ça m'aide à mieux le comprendre, mais
je n'ai aucun appétit pour les disputes avec les gens qui pensent que
j'ai tort ou qui refusent de m'écouter.
Et en ce moment, bien sûr, le découragement est encore
considérablement plus prononcé. Quel intérêt, en fait, d'essayer
d'attirer l'attention sur des limitations dans les modèles
épidémiologiques ? Les experts que je critique sont débordés, je n'ai
aucun espoir d'arriver à me faire écouter d'eux même si j'arrivais à
les convaincre que je ne suis pas un crackpot, et je n'ai plus aucune
énergie pour tout ça. Je n'ai déjà même plus la force de répondre aux
mails de mes amis qui me donnent ou prennent des nouvelles, je n'ai
certainement pas celle de me faire entendre de gens dont je
critiquerais la démarche scientifique. Et même si j'y arrivais, ça
n'aurait aucun intérêt. Je ne pense pas qu'on puisse faire un modèle
mathématique correct d'une épidémie humaine (et je soupçonne que
l'hubris de le penser vient de l'expérience des épizooties, pour
lesquelles des modèles simples doivent assez bien marcher parce
qu'aucun des phénomènes sociologiques que je pointe du doigt ci-dessus
ne se produit) : donc, est-ce vraiment grave si on raisonne sur des
modèles erronés ?
Finalement, je m'en fous. Je n'ai pas la force de mener une
croisade à ce sujet.
Je crois que les gens se méprennent souvent sur la démarche des
scientifiques, enfin, je ne sais pas pour les autres, mais au moins
pour ce qui est de la mienne : je ne fais pas des maths parce que
c'est mon métier, encore moins pour me faire connaître, je ne fais pas
vraiment des maths parce que je cherche à connaître la réponse à telle
ou telle question, je ne fais même pas vraiment des maths parce que
j'aime ça (même si, le plus souvent, en temps normal, c'est le cas) :
je fais des maths parce que je n'arrive pas à faire autrement, c'est
juste comme ça que mon cerveau fonctionne, c'est mon mode de pensée
spontané dès que je réfléchis sur tout un tas de choses. Mais si les
maths en sont la forme la plus fréquente, je n'ai pas forcément
beaucoup de contrôle sur l'objet de mes pensées. Je dis ça pour
répondre à ceux, et ils sont nombreux, qui m'ont enjoint de profiter
de cet emprisonnement pour faire des maths : c'est un peu
bizarre, comme conseil, c'est comme me dire d'en profiter pour manger,
certainement je ne vais pas arrêter de manger, mais je vais manger
quoi ? des sucreries, sans doute, parce que c'est ce qu'il y a de plus
facile, de plus rapide, de plus séduisant. Newton a développé le
calcul infinitésimal, découvert ses lois du mouvement de la
gravitation, et sa théorie de la lumière et de la couleur, pendant
qu'il était reclus au manoir de Woolsthorpe pendant que la grande
peste bubonique dévastait Londres (où elle a tué peut-être le quart de
la population entre 1665 et 1666) : je ne sais pas si c'était pour
Newton un plaisir ou une nécessité, si c'était pour lui des sucreries
intellectuelles, mais le fait est que je ne suis certainement pas un
Newton. Donc à part l'épidémiologie, en matière de sucrerie
mathématique, j'ai voulu me distraire en regardant quelque chose d'un
peu reposant, j'ai fait un programme qui simule le mouvement de points
sur la surface d'une sphère qui se repoussent selon la loi de Coulomb,
c'est joli et un peu envoûtant à regarder, j'ai appris deux-trois
choses (comme le fait qu'il n'y a pas d'analogue pour la mécanique en
géométrie sphérique du centre de gravité en géométrie euclidienne, et
que même le problème à deux corps y est terriblement compliqué), j'ai
regardé la manière dont les points s'arrangent si on ajoute des
frottements pour qu'ils s'arrêtent, puis j'en ai eu marre et j'ai
laissé tomber cette sucrerie-là. Le marteau-piqueur est trop
difficile à ignorer.
Bref, je ne sais pas comment des gens font pour travailler
productivement dans ces conditions. Je n'en suis pas du tout capable.
Encouragé par le mensonge initial que l'emprisonnement ne durerait pas
trop longtemps (cf. ci-dessus), j'ai commencé par repousser un certain
nombre de choses que je devais faire (kick the can
down the road) en espérant que j'arriverais à remonter la pente,
mais ça allait de plus en plus mal, et le fait de repousser m'a fait
culpabiliser, maintenant j'en suis au point où je n'ose même plus lire
mon mail professionnel.
Je sais que j'ai, de façon générale, une capacité épouvantablement
mauvaise à faire face à l'adversité : ma réaction face aux difficultés
est toujours de renoncer et de subir. Sans doute les seules batailles
que j'aie remportées dans la vie l'ont été par pure chance, parce que
ma technique préférée de combat est la capitulation. Ceci pose un
remarquable problème de bootstrap si le but est précisément de
combattre ma tendance à capituler devant l'adversité.
En tout état de cause, je n'arrive plus à rien faire. Je me lève,
le marteau-piqueur est là, je n'arrive à rien faire, je culpabilise
parce que je n'arrive à rien faire, je déjeune, je n'arrive à rien
faire, je culpabilise un peu plus, je dîne, et je me couche en
espérant que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve qui va passer, ou au
contraire en espérant profiter d'un peu de liberté dans mes rêves,
voire, ne pas me réveiller du tout. Et je me réveille en constatant
que, malheureusement, ce n'est pas un mauvais rêve, le marteau-piqueur
est toujours là. Et les journées se suivent et se ressemblent comme
celles du personnage joué par Bill Murray
dans Groundhog Day : des petites
différences de forme, mais la sensation d'être pris dans une boucle
infinie dans laquelle il n'existe aucune sorte de progrès.
Et la culpabilisation est un mécanisme incroyablement fort pour
m'empêcher de me relever. Elle prend toutes sortes de formes.
D'abord, il y a la culpabilisation concernant le confinement.
C'est
devenu une
sorte de sport national : montrer du doigt les gens qui
ne respectent pas bien le confinement, les Parisiens qui ont
fui en province au début ou qui espèrent partir en vacances, ceux qui
font leur jogging, ceux qui font que le confinement se relâche,
les irresponsables, dont on laisse comprendre qu'ils ont des
morts sur la conscience. Alors voilà, oui, plusieurs fois, j'ai
craqué, le poussinet et moi sommes sortis clandestinement faire une
promenade dans des forêts que nous appréciions tellement dans l'ancien
monde, et nous le referons certainement, même si cette expérience,
bien que réconfortante, était en même temps passablement traumatisante
à cause de cette culpabilisation doublée d'une peur de l'autorité (que
les rapports nombreux de brutalité policière n'aident pas à
dissiper).
Ensuite, il y a la culpabilisation concernant les idées autour du
confinement : non seulement on est sommé de le respecter, mais on est
aussi sommé d'y croire, d'être persuadé qu'on sauve des vies ainsi.
Il ne suffit pas que nous soyons prisonniers, il faut encore que nous
soyons des prisonniers heureux de faire notre part de sacrifice au
salut commun. Alors voilà, je n'adhère pas à cette nouvelle religion
nationale : je suis persuadé que l'approche suivie n'est pas la
bonne : on aura beau essayer de tricher le Covid-19 des morts qu'il
réclame, ce sera un échec, tout ce qu'on parviendra à faire, tout ce
qu'on est parvenu à faire avec cette manœuvre, c'est de retarder un
peu, à un coût exorbitant, ce qui va arriver de toute manière. Mais
c'est une opinion qu'on n'a pas le droit d'exprimer sous peine d'être
classé avec les gens qui, comme Donald Trump et les spectateurs de Fox
News, pensent à l'économie avant de penser aux gens ou sont carrément
persuadés que le virus est une sorte de complot. (Pour
référence, voici quelqu'un avec qui je suis d'accord.)
Puis il y a la culpabilisation autour des conditions matérielles.
Voilà : j'habite un appartement confortable et spacieux, avec un accès
Internet qui marche du tonnerre, j'ai un supermarché juste en face de
la rue, je ne manque de rien, je n'ai pas d'enfants à gérer, et j'ai
le culot de me plaindre ! Indubitablement, je me sens morveux de me
plaindre, alors qu'il y a des gens qui vivent dans des conditions
réellement épouvantables
(ce
mini-documentaire est à cet égard édifiant) : mais
l'argument ça pourrait être bien pire et il y a des gens pour qui
ça l'est est toujours un mauvais argument, ne serait-ce que parce
qu'il peut se retourner en ça pourrait être bien mieux et il y a
des gens pour qui ça l'est, et de toute façon ce n'est pas le
propos : je ne me plains pas des conditions matérielles de mon
emprisonnement, je me plains de l'emprisonnement lui-même — une prison
dorée reste malgré tout une prison, et d'ailleurs, dans la théorie
pénale, que je sache, c'est bien la privation de liberté elle-même qui
est censée servir de punition (punition que je considère maintenant
comme cruelle, inhumaine et dégradante), pas la circonstance
additionnelle que les prisons françaises sont surpeuplées, infectes,
mal équipées et mal entretenues.
Ensuite il y a la culpabilisation du fait de partager mon malheur
et de ne pas souffrir en silence. Nous sommes tous, après tout, dans
le même bateau, et moi qui n'ai pas de légitimité particulière à me
plaindre je me sens mal de jouer le rabat-joie face à ces gens qui
sont ravis de profiter de ce moment pour faire du pain ou apprendre le
géorgien. Je me sens particulièrement mal de faire subir à mon
poussinet mes crises de sanglot où je n'arrive plus qu'à m'allonger
sur le lit, prendre une peluche entre les bras, me mettre en position
fœtale et ne plus bouger : je suis désolé qu'il ait à subir ça alors
qu'il n'y est pour rien, et qu'il soit tout désemparé de ne pas
pouvoir me réconforter.
Puis il y a la culpabilisation du fait d'être l'épidémiologiste de
fauteuil qui prétend corriger les experts alors qu'il ne savait rien
du sujet il y a deux mois. (Je l'ai évoqué ci-dessus.) Et de fait,
je m'inquiète d'avoir viré crackpot sur le sujet, et vu mon état
mental déplorable, je ne peux pas vraiment l'exclure.
Et enfin, bien sûr, il y a la culpabilisation du fait de ne plus
arriver à travailler, accentuée par le fait que d'autres gens,
manifestement, y arrivent (y compris au prix d'efforts héroïques pour
faire, par exemple, un enseignement de qualité à travers une
infrastructure inadaptée et bricolée à la dernière minute). Je vais
voir comment me faire arrêter pour, au moins, régulariser ma
situation, mais il est sûr que cela ne fera pas disparaître cette
sensation de culpabilité.
Bref, je vais chercher à retourner voir un psychiatre, sans doute
le même que j'ai consulté il y a un mois et demi, pour lui raconter ce
que je viens de dire (et d'autres choses que je ne veux pas écrire
ici) ; mais d'une part les circonstances actuelles font que ce n'est
pas facile, d'autre part, les psys n'ont pas de baguette magique, mon
poussinet est opposé par principe au fait que je prenne des
médicaments (il a l'air de considérer les benzodiazépines et
antidépresseurs comme le Mal incarné), et, si j'aurais peut-être des
bénéfices à tirer d'une thérapie non-médicamenteuse à long terme, la
vitesse hallucinante à laquelle mon état émotionnel s'est effondré et
les circonstances parfaitement claires de cette dégradation laissent
penser que le rétablissement ne peut passer que par la levée de ces
circonstances, et je me demande bien dans quel état je serai quand
Paris sera libéré (ce qui risque fort de ne pas se produire le 11 mai
vu que Paris est un des départements les plus touchés par
l'épidémie).
Ce n'est pas illégitime, dans une perspective utilitariste, de
considérer que les dépressions et suicides qui seront causés par le
confinement sont un dommage collatéral acceptable dans la lutte contre
le Covid-19 (je parle en général : pour ma part je ne sais pas si je
suis techniquement déprimé, et ce n'est d'ailleurs pas une question
très intéressante ; je ne pense pas que je vais me suicider, au moins
tant qu'il y a un espoir raisonnable que je puisse un jour reprendre
une vie que je considère comme normale, et cet espoir n'est pas
complètement mort). Après tout, même si le taux de suicide est
effectivement décuplé, devenant ainsi comparable à ce qu'il est en
prison, cela ne représentera qu'une quinzaine de milliers de personnes
sur deux mois en France : c'est moins que le nombre de décès dus au
Covid-19 sur la période, et nettement moins que le nombre dont on
pense qu'on a évité. Néanmoins, si ce calcul utilitariste est mené,
la moindre des choses serait qu'il le fût de façon transparente :
qu'on dise clairement, on choisit de sacrifier tant de personnes (ou
tant de personnes·années de vie) parce qu'on pense pouvoir en sauver
plus. À l'heure actuelle, je n'ai pas l'impression que ce choix soit
présenté dans ces termes, puisque les statistiques sur le suicides ne
sont même pas menées dans
le bulletin
épidémiologique de l'agence nationale de santé publique (tout au
plus apprend-on que 18% des Français présentent des symptômes de
dépression reflétés par un score >10/21 sur
la Hospital
Anxiety and Depression Scale, mais on ignore
malheureusement la valeur pré-épidémique). Et j'ai l'impression qu'il
y a une réticence à justifier des choix de façon utilitariste (une
sorte de slogan selon lequel on doit absolument et à tout prix sauver
toute vie humaine, qui est patentement faux et même mensonger si on
fait semblant d'ignorer toute une catégorie de victimes). À tout le
moins, il serait bon de chercher à arrêter la culpabilisation
infantilisante qui ne sauve personne et qui participe de façon
particulièrement douloureuse à la spirale de la dépression.
Regard sur le passé et nouvelles spéculations pour l'avenir
S'il y a des gens qui sont tentés de trouver que je suis un bon
analyste de la crise, je tiens à rappeler, comme preuve que ce n'est
pas le cas, que le mois dernier j'avais
proposé un certain nombre de scénarios possibles
(et encore ici) qui se sont tous
révélés faux, au moins pour autant qu'on puisse en juger à ce
stade-là. Ce n'est pas anormal, on ne
peut pas prévoir l'avenir. Ce qui n'interdit pas pour autant
d'essayer, ne serait-ce que pour tromper la peur de l'inconnu et la
douleur d'être prisonnier (ou simplement parce que le cerveau refuse
tout simplement de faire autre chose, ce qui est mon cas en ce
moment).
C'est aussi intéressant de faire des prédictions pour analyser a
posteriori ses erreurs. Il me semble que la principale faute que
je retiens de mes analyses passées ne concerne pas l'aspect
épidémiologique (même s'il y en a : je pensais qu'on verrait beaucoup
plus vite et plus nettement les effets du confinement, alors qu'en
fait, les contaminations ont traîné plus longtemps que je pensais ;
aussi, j'ai pensé que le taux de létalité serait bien plus clairement
lisible qu'il ne l'est, même à ce stade-là), mais plutôt l'aspect
sociétal.
Au tout début de l'épidémie (voir autour
d'ici ; je crois que
c'est ici
que je l'ai dit en premier, mi-février), je prévoyais quelque chose
comme 0.1% à 1% de morts (c'est-à-dire entre l'équivalent de 1 mois et
1 an de mortalité toutes causes, ou entre 100 000 et 500 000 morts en
France), étalé sur une période de trois à six mois. J'ai essayé de me
préparer mentalement à ça (par exemple en essayant d'estimer combien
de personnes je connais et d'imaginer différents scénarios où une sur
mille, ou une sur cent, décède aléatoirement). Mais pour ce qui est
de mon erreur, je pensais honnêtement que la société l'accepterait
(pas dans l'indifférence, certainement pas pour 1%, mais 0.1% je le
pensais vraiment) : la grippe de 1918 a tué autour de 3% (de
l'ensemble de la population mondiale) et il n'y a pas eu confinement
généralisé de l'ensemble de la planète, pas même des parties qui
n'étaient pas occupée par la guerre ; les grippes de 1957 et 1968 ont
fait des dizaines de milliers de morts en France (le nombre exact est
très incertain) et il semble qu'on l'ait peu remarqué sur le moment et
qu'on s'en souvienne à peine maintenant ; donc sur la base de ces
données historiques je me suis dit que ça se passerait un peu pareil.
Je me suis dit que si la mortalité était de 0.1% cela ferait un
treizième mois de mortalité, ou dix fois celle de la grippe
saisonnière ; et que même 1% la société l'accepterait encore avec
résignation.
Le moins qu'on puisse dire, donc, est que j'étais complètement
(mais vraiment complètement) à côté de la plaque en ce qui concerne
aversion de notre société au risque et à la mort. (Pour comparer aux
chiffres de 0.1% à 1% que je viens d'évoquer, la France a actuellement
officiellement une mortalité cumulée de 0.025% par Covid-19, l'Espagne
de 0.04%, et on ne peut pas dire que ce soit bien accepté.)
C'est-à-dire, donc, que j'ai vu l'épidémie venir depuis bien
longtemps, mais je n'ai pas du tout vu le confinement venir. Fin
février, je pensais encore que le confinement c'était bon pour un
régime autoritaire comme la Chine mais que l'Europe ne ferait jamais
quelque chose de ce genre. Je ne dis pas que je pensais qu'on ne
ferait rien : mais que le mouvement d'aplatir la courbe se
contenterait d'interdire les rassemblements, de fermer les écoles et
certains lieux publics comme les bars et cinémas, de prendre des
mesures d'hygiène publique supplémentaires, et que ce serait à peu
près tout (bon, je ne pensais pas non plus qu'il y aurait une pénurie
de masques aussi grave et aussi durable) ; jusqu'à ce qu'on atteigne
le pic épidémique avec un nombre de morts dans la fourchette que j'ai
dite. À partir du moment où l'Italie a imposé un confinement
généralisé à sa population, comme je ne m'étais pas du tout préparé à
cette idée, quelque chose s'est cassé en moi et j'ai multiplié les
crises d'angoisse. J'étais notamment paniqué par la
possibilité[#]
d'un effondrement systémique
complet (qui tuerait, lui, pas 0.1% ou 1% mais quelque chose comme
99.9% de la population humaine) si le monde s'arrêtait complètement :
je suis un peu rassuré qu'il n'ait pas eu lieu, même si je n'exclus
pas que la crise économique qui va suivre provoque quand même cet
effondrement avec retard.
[#] Pour les gens qui
ont du mal avec les nuances, quand je dis la possibilité, je ne
suis pas en train de dire que ça va se produire, ni que je
pense que ça va se produire, ni que je le pensais à ce moment-là. Je
dis que je pensais que la probabilité me semblait très désagréablement
élevée. Disons peut-être 5% : si je pense que quelque chose a 5% de
chances de se produire, ce n'est pas en me disant tiens, tu vois !
ça ne s'est pas produit (voyez ce
que j'écrivais ici ou bien plus tôt
ici sur la difficulté de donner un sens à des probabilités quand
on fait des prédictions, en l'occurrence électorales). Mais si
j'estime à 5% la probabilité de causer la mort de 99.9% de la
population humaine c'est bien plus inquiétant que la mort certaine de
0.1% à 1% de cette population. Maintenant je révise cette estimation
à seulement 1% ou 2% : ça reste toujours très préoccupant.
Je me suis aussi fait avoir (et me suis senti profondément trahi)
quand les dirigeants français ont annoncé successivement, à quelques
jours d'intervalle, le (fermeture des écoles
et universités, encouragement au télétravail, déprogrammation des
interventions médicales non urgentes), le
(fermeture de tous les commerces et lieux publics non
jugés indispensables) et enfin le
(confinement à domicile) des mesures incroyablement différentes dans
leur niveau de restriction, et ce malgré l'absence de toute donnée
nouvelle justifiant ces changements d'attitude : donc là aussi,
j'ai eu la naïveté de penser que les mesures annoncées solennellement
au jour J reflétaient un choix effectué par le gouvernement
et qu'il ne changerait pas d'avis le surlendemain, puis le
surlendemain du surlendemain pour finalement faire comme en Chine.
(Disons que si vous allez voir votre médecin pour une maladie, qu'il
vous prescrit juste du repos et du paracétamol et que quatre jours
plus tard sans nouvel examen ou résultat d'examen il vous dit que vous
devez faire une opération lourde en urgence, vous êtes en droit de
vous demander pourquoi il ne vous a pas dit ça au début.) Si je vois
une trahison à propos du premier tour des élections municipales, c'est
bien ça : pas qu'il ait eu lieu, mais qu'à cause de lui on ait caché
les vraies mesures en annonçant des mesurettes et en laissant penser
qu'on s'arrêterait là.
Tout ça pour dire que, même si j'ai clairement annoncé à tout le
monde dès février que c'était évident que la Chine n'arriverait pas à
contenir l'épidémie et que cette dernière arriverait en Europe, je ne
suis quand même pas bon du tout pour prévoir l'avenir. (Je ne suis
pas en mauvaise compagnie. Asimov aimait bien rappeler, quand on
chantait ses louanges comme visionnaire,
qu'il avait
prédit que personne n'escaladerait jamais l'Everest… sept
mois après la première ascension réussie de l'Everest.)
Mais ça ne m'interdit pas pour
autant de
réessayer. Voici donc mes nouvelles spéculations pour l'avenir,
en essayant d'être plutôt optimiste : encore une fois, il s'agit
simplement de ce que mon pipotron suggère comme plausible, un scénario
sur lequel j'ancre mes perspectives pour l'avenir, et dont il sera
intéressant d'analyser combien je me serai trompé, ce ne sont
absolument pas des prédictions scientifiques et je n'ai pas de manuel
de psycho-histoire en cours d'écriture.
(Activation du pipotron.)
Au cours des prochains 24 jours, si le confinement tient à peu
près, le nombre de morts quotidien du Covid-19 en France va décroître
graduellement jusqu'à environ 200 par jour, amenant le total jusqu'à
un peu en-dessous de 30 000. À ce stade-là, environ 10% ou 15% de la
population du pays aura été
infectée[#2] (plus dans les
sous-populations à haute contagiosité) et sera, pour l'essentiel,
immune[#3]. Si les Français
décident de braver les interdictions (ce qui semble de plus en plus
probable, et on n'a pas assez de policiers pour en mettre derrière
chacun), ce sera un peu plus sur chacun de ces nombres. Peut-être
jusqu'à 20% d'infectés ? Cela ne suffira pas, et de loin, à
constituer une immunité grégaire
(concept éminemment
périlleux à définir, et notamment plus complexe que la formule
1 − 1/R₀) au sens où on pourrait relâcher toute mesure
de distanciation sociale, mais cela aidera néanmoins.
[#2] Nombre de cas et
de morts estimés sur la base d'une décroissance de 6%/j environ.
Nombre d'infectés estimés sur la base de 30 000 morts divisés par un
taux de létalité parmi toutes les infections autour de 0.35% trouvé
par ces
gens-là. Mais je répète que tout ça n'est que ce que suggère mon
pipotron.
[#3] Je sais que
maintenant on ne peut plus dire immun sans qu'il y ait des gens
qui vous disent une variante de l'ImMuNiTé Ça Ne MaRcHe PaS !
(sous différentes variantes : il y a eu des cas de
réinfections, on ne sait pas combien de temps ça dure,
etc. ; exemple A, exemple B, exemple C).
Le problème principal est que les gens confondent l'affirmation il
y a des gens chez qui l'immunité provoquée par la maladie semble être
insuffisante et on n'a pas de preuve qu'elle dure très
longtemps avec ça ne marche pas du tout et ça ne dure
pas du tout : et que les gens oublient qu'il y a maintenant
tellement de cas de gens infectés et même rétablis que si seulement 1%
d'entre eux ont une immunité insuffisante, ça va suffire pour faire
des titres sensationnels alors que les gens qui ont une bonne immunité
après une première infection, par définition, on ne les voit pas. Je
n'aime pas renvoyer à la presse généraliste sur ce genre de sujets,
mais je trouve
que cet
article de Time
et celui-ci
de Libération font bien le point. (Évidemment, s'il
n'y a que 70% des gens infectés qui sont immunisés, et/ou si cette
immunité ne dure qu'un an, c'est une bien mauvaise nouvelle ; mais si
on en est à imaginer des scénarios catastrophes on peut aussi imaginer
celui où le virus mute et devient beaucoup plus létal lors de sa
seconde vague et que les gens immunisés lors de la première ont bien
de la chance d'être protégés lors de la seconde, comme cela s'est
produit avec la grippe en 1918 : dans un tel scénario, limiter la
propagation du virus serait une terrible erreur : au bout d'un moment,
on ne peut pas toujours prévoir le pire.)
L'Europe va progressivement relâcher ses mesures de confinement
(l'Autriche et le Danemark ont déjà ouvert la danse ; la Suède n'en a
jamais pris ; je ne sais pas ce que la France fera exactement le
11 mai[#4], l'ouverture des
écoles sera probablement retardée, mais il est peu vraisemblable
qu'elle reste exactement dans l'état actuel dès lors qu'une date a été
annoncée et que d'autres pays auront fait des pas). On tentera de
mettre en place des mécanismes de suivi des contacts, mais ces
mécanismes seront un échec complet, parce que l'aspect technique aura
été mal fait (déjà les gens qui lancent de telles
applications n'arrivent
pas à s'entendre, ni à développer quelque chose d'ouvert et
transparent) et parce que l'Europe n'est pas la Corée. On améliorera
le nombre et la disponibilité des tests, mais ils resteront toujours
insuffisant, et de même pour les masques. En revanche, ce qui
marchera le mieux est simplement que les gens auront pris peur et
maintiendront des efforts assez importants de distanciation sociale
(pas tous, mais ceux qui font le moins d'efforts feront justement
partie de ceux qui auront été déjà contaminés). Et aussi, on
connaîtra progressivement de plus en plus de choses sur les modes
réels de contamination, ce qui permettra de cibler les efforts et les
recommandations sur ceux qui sont les plus importants. Bref,
l'épidémie repartira à la hausse après la levée du confinement, mais à
un rythme beaucoup plus modéré que début mars.
[#4] Le plus important
à mes yeux, et ce sur quoi je m'inquiète donc le plus, est qu'on ait
de nouveau le droit de
circuler[#5] à peu près
librement sans avoir à remplir un formulaire délibérément pénible et
humiliant. Le plus important économiquement est sans doute de rouvrir
les commerces non « essentiels ». Manifestement il y a des variations
entre pays dans l'ordre dans lequel les choses ont été classées : j'ai
retenu qu'un pays européen, mais je ne sais plus lequel, avait rouvert
les restaurants (mais pas les bars, et évidemment avec des règles
assez strictes) avant de rouvrir les écoles, alors que la France parle
de faire le contraire. Mais la vraie question épineuse va être celle
de savoir comment sont gérés les transports en commun, parce que pour
pratiquer la distanciation sociale dans la ligne 13 du métro parisien
toujours bondée et indispensable à tant de monde, bon courage.
[#5] Enfin, pas le
droit mais la permission : comme je
l'ai souligné ici, si on peut vous
retirer un droit c'est que vous n'avez jamais eu ce droit, donc le
droit de circuler n'existait, en fait, pas, seulement l'illusion de ce
droit. (Pour savoir dans quels pays il existe vraiment il faudrait
trouver ceux où les gouvernements ont expliqué qu'ils recommandaient
le confinement mais qu'il serait ultra vires pour
eux de l'ordonner : y en a-t-il ?)
Il y aura donc un nouveau pic épidémique, commençant peu de temps
après la levée du confinement, mais nettement plus lent que le
premier. Selon les pays, il sera plus ou moins important : évidemment
il aura tendance à être d'autant plus important que le confinement
aura été mené tôt lors du premier (supprimant l'acquisition
d'immunité), mais il y aura aussi des différences intrinsèques entre
pays. Néanmoins, comme les protocoles médicaux seront un peu mieux
rodés, les options thérapeutiques un peu mieux connues et les mystères
entourant la maladie un peu
dissipés[#6], cette seconde
vague enregistrera un taux de létalité plus faible. (Contrairement à
la grippe, qui en 1918 était revenue beaucoup plus létale lors de la
seconde vague, il ne devrait pas y avoir de mutation significative du
virus.) En France, étant bien entendu que j'invente complètement ces
chiffres, le Covid-19 contaminera de nouveau 10% de la population et
tuera encore une dizaine de milliers de personnes. Certains pays
mettront de nouveau en place un confinement, mais ils seront moins
nombreux que la première fois (car le premier aura donné des résultats
mitigés rendant l'opinion publique plus sceptique quant à cette
approche ; parce que la vitesse du nouveau pic aura moins tendance à
submerger les services d'urgence ; et parce que l'économie ira
tellement mal qu'on ne pourra tout simplement plus se le permettre).
Il y aura sans doute encore un troisième pic, puis peut-être un
quatrième, mais de moindre ampleur, et finalement le Covid-19
deviendra une maladie endémique jusqu'à ce que peut-être un vaccin
soit mis sur le marché. Au final, en France, le nombre de morts
s'élèvera à environ 70 000 (officiellement dénombrés : en réalité
plutôt près du double si on se base sur la surmortalité), les autres
pays d'Europe s'en sortant soit mieux soit moins bien mais de façon
guère différente. La mortalité dans le monde, en revanche, sera
gigantesque parce qu'en Inde elle tournera autour de 1%, ce qui
représente déjà 15 millions de morts.
[#6] Il y a une piste
dont je voudrais bien savoir ce qu'elle apporte réellement comme
espoir, ce n'est pas la choloroquine ni un quelconque antiviral, mais
la sérothérapie (injection d'anticorps d'un patient convalescent chez
un autre patient). J'ai vu des articles plutôt encourageants, mais en
ce moment on voit 1001 articles annonçant une percée décisive à
travers 1001 remèdes miracles, et manifestement le remède miracle
n'existe pas. Bref, je ne sais pas à quel point la sérothérapie
marche, mais ce « remède »-là a au moins un avantage immense par
rapport à toute molécule de synthèse, c'est que la disponibilité du
remède croît assez bien avec ses besoins : presque par définition,
dans une épidémie, on ne risque pas de tomber en problème
d'approvisionnement.
En revanche, la crise économique qui va suivre sera d'une ampleur
sans précédent, et le nombre de morts (ou plutôt la perte d'espérance
de vie) qu'elle causera[#7]
sera nettement supérieur à ce qui aura été causé par la maladie. Et
ce, sans compter les effets à travers le changement climatique (les
transports en commun vont être délaissés pour la voiture individuelle,
d'autant plus que le prix du pétrole aura temporairement plongé ; et
comme cela va se produire notamment en Chine, l'impact sur le climat
sera désastreux, compensant très largement le petit effet bénéfique
d'une baisse temporaire d'activité économique). Je vois également des
conséquences très sombres sur les libertés individuelles et la
démocratie. On peut toujours espérer voir un silver
lining ici ou là, mais je suis vraiment sceptique (certains
espéraient, par exemple, que le Covid-19 empêcherait la réélection de
Trump à la Maison-Blanche : cela semble plutôt parti pour le
contraire, sauf s'il devait personnellement mourir de la maladie ; je
suis tout aussi incrédule quand certains espèrent qu'on verra une
réorientation de l'économie vers plus de services publics ou quelque
chose de ce genre : elle sera tellement à genoux que je m'attends
plutôt à des décisions comme une baisse de salaire et retraite de 15%
de tous les fonctionnaires sauf hospitaliers ou policiers).
[#7] On remarquera,
pour reprendre la comparaison que je faisais
dans la précédente entrée de ce
blog, que les économistes sont plus prudents que les
épidémiologistes : ils n'ont pas osé annoncer un chiffre à ce sujet
(ils font des prévisions en termes de PIB perdu, mais ne
traduisent pas ça en coût humain) alors que les épidémiologistes, qui
n'en savent pas plus, n'hésitent pas à faire des prévisions en nombres
de morts. C'est tout à l'honneur des économistes de ne pas avancer
des chiffres tirés de leur chapeau, mais l'inconvénient est que cela
encourage le public à oublier que, oui, les crises économiques se
traduisent aussi par une perte d'espérance de vie et pas juste les
crises sanitaires.
J'ai tenté
un ordre de grandeur sur la base de la corrélation
entre PIB et espérance de vie : il est clair que ce
calcul ne vaut rien, mais il suggère au moins qu'il n'y a pas
particulièrement de raison de penser que la crise économique serait
moins grave que la crise sanitaire.
(Fin d'activation du pipotron.)
Voilà, maintenant il n'y a plus qu'à attendre pour savoir dans
quelle mesure j'aurai été ridiculement à côté de la plaque avec ces
prévisions.
Méfions-nous de la modélisation « mathématique » des épidémies
Je vois passer de plus en plus de gens qui expliquent qu'une
modélisation épidémiologique produite par Imperial College
ou une étude de l'INSERM montre que ceci-cela. Je
voudrais attirer l'attention sur l'extrême prudence avec laquelle il
faut lire les résultats de toutes les modélisations
épidémiologiques, et rappeler les limites de l'exercice. Prudence
dont ne font d'ailleurs pas toujours preuve les gens qui annoncent ces
résultats : mon but n'est certainement pas de traiter les
épidémiologistes de charlatans, mais de souligner que :
nous ne disposons d'aucune sorte de modèle capable de
prédire l'avenir avec un quelconque degré de fiabilité (à la
fois par manque de données à mettre en entrée de ces modèles et par
difficulté intrinsèque dans la modélisation), seulement de montrer
quelques unes des possibilités qualitatives, et
ce n'est pas pour autant que ces modèles ne servent à
rien, simplement il ne faut pas les utiliser comme des boules
de cristal.
Bref, mon message principal en tant que mathématicien est
que les épidémiologistes ne sont pas Hari Seldon, et
que tout le monde doit avoir ce fait en tête (eux-mêmes comme ceux qui
lisent leurs rapports). Ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas de
messages importants à faire passer, ni que les modèles mathématiques
n'ont rien à nous dire, ils sont très importants pour naviguer entre
les possibles, mais il faut apprendre à faire preuve de la
même prudence épistémologique que vis-à-vis de l'utilisation des
mathématiques en économie ou en sociologie, et pour l'instant
ce n'est pas gagné.
Cette entrée de blog est une version développée (et traduite en
français)
de ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]. Il peut être utile de commencer par lire ce que
j'ai écrit dans cette entrée-ci
(qui est elle-même un développement+traduction
de ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]) où j'attire l'attention sur l'importance des
effets des structures sociales locales qu'aucun modèle épidémiologique
ne prend sérieusement en compte (voire, du tout).
❦
Bref, je voudrais expliquer pourquoi l'utilisation de
modèles pour simuler les épidémies ne marche tout simplement pas quand
il s'agit de prédire l'avenir (et pourquoi ça ne signifie pas que ces
modèles sont inutiles). Et aussi pourquoi le nombre de
reproduction (dont tout le monde s'est mis à parler) est une
quantité très problématique.
Quand une épidémie commence, on voit une croissance exponentielle
bien prévisible. Ce qu'on voudrait que nos modèles nous disent, c'est
quand et comment cette croissance exponentielle va ralentir puis
s'arrêter, combien de personnes seront infectées, et combien
mourront. Désolé, mais ça ne marchera pas.
Bien sûr que nous avons un modèle simpl(ist)e qui décrit une
épidémie simple avec une contagiosité constante dans une population
homogène avec mélange parfait entre individus. Ce modèle
s'appelle SIR et il est la base de la base en
épidémiologie : j'en ai parlé sous l'angle mathématique
dans cette entrée de blog, puis
j'ai parlé d'une variante (où le rétablissement se fait en temps
constant) dans celle-ci, et
j'ai écrit une
note plus technique comparant les deux variantes.
Et bien sûr SIR vient avec toutes sortes de variantes
plus sophistiquées, comme SEIR qui ajoute une période
d'incubation, ou des variantes compartimentées par âge, géographie,
etc. Et on peut crée des modèles stochastiques (basés sur des
simulations d'un grand nombre d'individus plutôt que des équations
différentielles). Mais dans toutes ces variantes, on a un certain
nombre de problèmes fondamentaux, soit dans les modèles et ce qu'ils
prennent en compte, soit dans les données qu'on peut leur fournir en
entrée.
D'abord, il y a les inconnues sur le plan médical. J'en parle dans
l'entrée précédente, mais rappelons
quelques zones d'ombre. On ne sait toujours pas la chose la
plus importante, à savoir combien il y a réellement de cas de
Covid-19, et combien d'asymptomatiques. Des tests sont en
train d'être fait, des tests
aléatoires apparaissent timidement, mais pour l'instant les
résultats vont dans tous les sens, semblent se contredire de façon
impressionnante, et suggèrent donc surtout qu'il y a beaucoup plus
d'inconnues qu'on ne le pensait. Et bien sûr, le nombre de cas étant
inconnu (et, dans une moindre mesure, le nombre de décès l'est aussi),
le taux de létalité l'est également. Des estimations varient de 0.1%
à plus de 5%, ce qui donne une idée de l'étendue de notre ignorance !
En fait, le taux de létalité dépend sans doute de toutes sortes de
facteurs (médicaux comme le mode de transmission ou la dose
contaminante, et bien sûr démographiques, sociologiques, économiques).
Les choses ne sont pas franchement meilleures du côté de la
contagiosité ou du nombre de reproduction (je vais revenir sur le
nombre de reproduction).
Maintenant, ce que SIR nous dit, c'est quelque chose
comme l'épidémie a une croissance exponentielle jusqu'à ce qu'il y
ait une immunité significative qui la ralentit, et alors elle fait un
pic. Si on ne sait pas combien de cas on a en vrai, on ne connaît
pas le degré d'immunité, donc le modèle ne nous dit pas
grand-chose.
Alors on pense peut-être mais justement, je vais peut-être
pouvoir lire le niveau d'immunité depuis la courbe des cas
passés et la manière dont elle s'infléchit. Mais non : d'une
part, la courbe est beaucoup trop bruitée pour qu'on puisse lire autre
chose qu'une vitesse de croissance exponentielle grossière (et même
ça, on la lit mal) ; et d'autre part, la croissance exponentielle peut
ralentir pour des tas de raisons différentes non gérées par le modèle,
comme des mesures extérieures (confinement) ou un changement de
comportement spontané par exemple sous l'effet de la peur (je vais y
revenir).
Et ce n'est toujours pas la fin de l'histoire. Je veux encore
expliquer que même si les gens ne changeaient pas du tout
leurs habitudes (ce qui élimine les inconnues comportementales)
et même si on connaissait exactement le nombre d'infections
et le taux de létalité (ce qui élimine les inconnues médicales), il y
aurait encore trop d'inconnues à cause des effets sociaux.
Détaillons, parce que ça c'est une catégorie de problèmes dont on ne
parle pas assez parce que trop de gens n'ont que SIR
dans la tête.
Encore une fois, j'ai parlé de ces aspects
dans une entrée passée (qui est
elle-même un développement+traduction
de ce
fil Twitter
[lien
Twitter direct]), où j'ai expliqué pourquoi ces effets sociaux
peuvent (en principe !) dramatiquement diminuer le taux d'attaque,
mais je veux présenter les choses ici sous un angle différent en
insistant sur la manière dont ils rendent les prévisions
essentiellement impossibles.
Expérience de pensée. Considérons la même épidémie dans deux pays
différents et idéalisés, disons de même population totale. Dans le
pays A, la population est assez homogène, l'épidémie suit
le modèle SIR de façon assez précise ; dans le
pays B, la population est divisée en deux
sous-populations : la (sous-)population B₁ se comporte
comme le pays A (l'épidémie y a la même dynamique), mais
dans la population B₂ elle a une contagiosité bien plus
faible parce que ces gens ont moins de contacts entre eux. La
division entre B₁ et B₂ pourrait être
géographique (p.ex., population urbaine et rurale) mais elle pourrait
aussi suivre des catégories sociales (organisation familiale, type
d'habitat, travail, mode de transport, que sais-je encore) : mon but
est juste de montrer en comparant deux situations simples qu'on peut
complètement faire échouer les prédictions d'un modèle.
Bref, quand on observe ce qui se passe avec l'épidémie dans les
deux pays, au début, A et B se comportent de la
même manière. Seulement, dans le pays A, l'épidémie
infecte tout le pays alors que dans le pays B elle infecte
seulement la sous-population B₁ et ne va essentiellement
nulle part dans B₂ : mais la différence ne saute pas aux
yeux, parce que la croissance exponentielle est la même (une
croissance exponentielle sur 50 millions d'habitants ou sur 10 de ces
50 millions, c'est toujours une croissance exponentielle…), et les
stats publiées ne permettent pas forcément de voir la distinction
entre B₁ et B₂. (Bien sûr, si la distinction
est aussi évidente qu'une distinction géographique du genre
urbain/rural, ça va se voir assez facilement, mais si c'est une
distinction liée à des facteurs socio-économiques plus subtils on
risque de ne pas du tout pouvoir la détecter dans les données.) Bref,
on s'imagine que A et B se comportent pareil, et
on lit les paramètres épidémiologiques (contagiosité, nombre de
reproduction) sur cette base.
Seulement voilà qu'on atteint le point où, dans le
pays B, la sous-population B₁ atteint une
immunité significative et l'épidémie ralentit, tandis que
dans A elle continue au même rythme parce qu'il faut que
tout le pays atteigne une immunité suffisante. Et du coup, au bout du
compte, on se retrouve avec des taux d'attaques très différents :
dans A l'épidémie infectera x% de la population
comme prédit par SIR alors que dans B elle
infectera seulement x% de B₁ (et presque rien
de B₂) ce qui fait beaucoup moins que x% de
l'ensemble ! Le modèle qui marchait très bien au début cesse
brutalement de marcher dans le pays B, alors qu'il continue
à marcher dans A, parce qu'on ignorait une subdivision
sociale importante, qu'on ne pouvait pas lire dans la courbe
des cas au début de l'épidémie.
Ceci, bien sûr, est hautement simplifié (mon but est simplement de
montrer par l'absurde qu'il n'est pas possible de faire des modèles
qui marcheront sur la base d'observations plus grossières que les
structures sociales pertinentes), mais cela donne un exemple de ce
qui peut se passer.
Notamment, quand on parle du nombre de reproduction
d'une épidémie, c'est un nombre synthétique, tellement synthétique
qu'il en devient presque dénué de sens : l'épidémie progresse
dans différentes sous-populations avec des dynamiques différentes, en
gros selon des exponentielles. Mais dans une somme
d'exponentielles, on ne voit que l'exponentielle qui a la croissance
la plus rapide, les autres sont perdues dans le bruit de
celle-ci. Donc quand on dit qu'on observe un nombre de reproduction
de 3 (disons), ce que ça veut vraiment dire, c'est que au sein de
la sous-population qui subit la croissance la plus rapide de
l'épidémie le nombre de reproduction a cette valeur : ça ne nous
dit essentiellement rien sur la taille de cette
sous-population ou la valeur du nombre de reproduction dans d'autres
sous-populations, et on ne peut pas lire ces informations sur les
statistiques de nombres de cas.
Donc à moins d'avoir accès à des données géographiques et
socio-économiques extrêmement fines sur les personnes infectées
(ce que nous n'avons pas, on a à peine quelques informations
sur l'âge et le sexe), on n'a simplement aucun moyen de savoir comment
l'épidémie se propage différemment dans différentes sous-populations
et, du coup, comment elle évoluera à l'avenir. (Tout ceci n'a rien à
voir avec les inconnues d'ordre médical évoquées plus haut.)
Et ces problèmes d'imprédictibilité sont encore accentué par le
fait que, évidemment, les gens modifient leurs comportements en
réponse aux informations qu'ils entendent (et leur peur de l'épidémie)
et pas juste en fonction de ce que les autorités leur ordonnent
(confinement par exemple). Donc si on voit la croissance
exponentielle ralentir, il est essentiellement impossible de savoir si
c'est parce qu'une sous-population commence à devenir
significativement immunisée, ou simplement parce que les gens changent
leurs comportements, ou une combinaison de ça.
Et inutile de dire qu'il n'y a aucune modélisation satisfaisante de
comment les gens réagissent à une épidémie et changent leurs
comportements, ou quels effets ces changements auront sur la
contagiosité de l'épidémie.
Dois-je rappeler que, s'agissant du Covid-19, on ne sait même pas
comment, dans quelles circonstances, et chez qui la plupart des
infections se produisent ? (Contacts directs de personne à personne,
contaminations par les surfaces, contaminations par l'air,
contaminations par les aliments…) Donc même si on avait une mesure
fiable de combien de la réduction des contacts professionnels, ou
amicaux, ou dans les transports, on ne saurait pas pour autant en
déduire l'effet sur la contagiosité.
Bref, pour résumer, essayer de prédire une épidémie avec des
modèles est un peu comme essayer de prédire la météo deux semaines à
l'avance en utilisant juste la mesure de la température dans quelques
grandes villes. Ah, et les thermomètres ne sont même pas calibrés de
la même manière ! (Parce que, bien sûr, différents pays ou états ont
des manières complètement différentes de tester, de mesurer le nombre
de cas et le nombre de décès, et de publier leurs statistiques ; et la
documentation de ces informations est confuse. Quel chaos !)
Si un modèle est trop simple, il rate des choses essentielles et
donnera des résultats faux. Alors bien sûr on peut essayer de
construire un modèle hautement sophistiqué qui tiendra compte de
tout : mettre un zillion de paramètres différents pour tenir compte
des sous-populations géographiques et socio-économiques, des réactions
comportementales à l'épidémie, des complexités médicales (comme la
gravité des cas et des variations de contagiosité qui vont avec), de
la prise en charge hospitalière, de la publication des statistiques,
des échanges internationaux et des cas importés, bref, la totale.
Mais au final on se retrouve à modéliser toute la société, et il y
a une raison pour laquelle la psycho-histoire n'existe
pas : quand il a trop de paramètres, un modèle devient
inutilisable pour faire des prévisions : on peut l'ajuster à
n'importe quelle observation en réglant les paramètres. (Grosso modo,
un modèle ne doit pas avoir plus de quantité d'information dans ses
paramètres qu'il n'y en a dans les observations qu'on lui soumettra.
Or, s'agissant de l'épidémie, les observations sont tellement bruitées
qu'elles ont très peu d'information vraiment utile.)
❦
Tout ceci ne signifie pas que les modèles sont
inutiles : ils sont inutiles pour faire des prévisions de ce
qui va se produire ; mais ils sont utiles pour comprendre
les sortes de phénomènes qui peuvent se produire.
Même si on n'a que des observations pourries de thermomètres pourris,
on peut théoriser toutes sortes de choses intéressantes sur la météo
(comme ce qu'est un anticyclone et comment il aura tendance à se
comporter). Par exemple, j'ai expliqué à travers des modèles-jouets
liés ci-dessus que les effets sociaux peuvent diminuer le taux
d'attaque et un rétablissement en temps constant aura tendance
à rendre le pic épidémique plus haut et serré (par rapport au
modèle SIR) : ce sont des effets généraux, je ne peux
pas prédire par combien (surtout pour le premier), mais ces effets
sont importants à noter et à comprendre.
Mais tous ceux qui font tourner des simulations épidémiques sur
ordinateur, aussi sophistiqués que soient leurs modèles (voire
d'autant plus que leurs modèles sont sophistiqués et ont
plein de paramètres) devraient faire preuve de la plus extrême
modestie en mettant en avant les prévisions de leurs modèles
comme des indications de ce qui va se passer. Et ce même
s'ils ont eu raison par le passé : après tout, le modèle trivial qui
prédit une croissance exponentielle illimitée sera correct jusqu'à un
certain point où tout d'un coup il cesse de l'être — toute la
difficulté est de prédire ce point, et on ne peut peut-être pas faire
mieux qu'une vague intuition.
De même, toute personne utilisant le terme nombre de
reproduction devrait garder à l'esprit qu'il est à peu près aussi
informatif que la température moyenne sur l'ensemble de la Terre quand
on parle de météo : on ne sait pas pour quelle sous-population on le
mesure, ni ce qui l'influence. (Et aussi, je n'en peux plus de tous
ces gens qui affirment sans nuance que le seuil d'immunité grégaire
est autour de 60%–70% sur la base d'un nombre de reproduction de 3 et
du modèle SIR homogène complètement faux.)
❦
Maintenant, ce qui m'inquiète surtout avec tout ça, c'est que les
hommes politiques risquent d'écouter les épidémiologistes qui parlent
le plus haut et fort des qualités de leur modèle, et/ou ceux qui ont
une réputation de grands pontes (ce sont souvent les mêmes), comme les
hommes politiques ont tendance à écouter les infectiologues qui
parlent le plus haut et fort des qualités de leur remède miracle
préféré et/ou ont une réputation de grands pontes. Or les
gens les moins
modestes ne
sont pas forcément les plus compétents.
Je pense, comme je l'ai suggéré en introduction, qu'il est assez
pertinent de comparer l'épidémiologie à l'économie ou à la sociologie
(qui ne sont d'ailleurs pas si éloignées) plutôt que, disons, à la
climatologie comme je l'ai peut-être malheureusement suggéré dans ce
qui précède (comparaison qui a du sens pour d'autres raisons) : il
s'agit de modéliser des phénomènes humains profondément complexes
dont certains aspects, mais pas tous, se laissent bien mettre
en équations. Les modèles mathématiques ont tout à fait leur place
dans toutes ces disciplines, il ne faut pas en avoir peur ni les
refuser par principe : mais il faut être bien conscient de leurs
limites, à la fois leurs limites intrinsèques, leurs limites dues aux
limitations des données et observations qu'on peut leur fournir en
entrées, et leurs limites dues aux présupposés de ceux qui les
développent ou appliquent.
Sur ce dernier point, je veux souligner qu'il existe des
économistes plus ou moins à gauche ou à droite sur le spectre
politique, et ils ont tendance à trouver des modèles qui confortent
leurs opinions politiques préexistantes. (Bien sûr, on peut
espérer que la causation ait lieu plutôt dans l'autre sens, que leurs
opinions politiques découlent de ce que leurs modèles leur disent,
mais qui y croit.) Ce n'est pas forcément damnant, mais ça doit
justement nous aider à nous rappeler la limite de ces modèles. Je
pense qu'il en va de même des épidémiologistes : qu'il en
existe des confiniens et des immunitaristes et que leurs
modèles vont, comme par hasard, montrer surtout les avantages des
stratégies de type ① contenir ou
② mitiger. Encore une fois, ce n'est pas
forcément damnant, il faut juste se rappeler que le modèle n'est pas
la vérité révélée mais incorpore une bonne partie des présupposés de
ceux qui l'ont développé.
Mais la différence avec l'économie ou la sociologie est que nous
avons collectivement appris (du grand public aux politiques, en
passant par les chercheurs eux-mêmes), au moins dans une certaine
mesure, à évaluer avec prudence ce que disent les économistes
et sociologues et à nous rappeler qu'ils peuvent être orientés
politiquement : alors que, s'agissant de l'épidémiologie, notre
capacité à mettre en doute et en perspective n'est sans doute pas bien
développée — nous sommes, si j'ose dire, immunologiquement
naïfs vis-à-vis des préjugés et autres limitations des modèles des
épidémiologistes autant que nous le sommes vis-à-vis du nouveau virus.
Nous n'avons aucune habitude du fait que l'épidémiologie occupe un
terrain aussi exposé médiatiquement, — ces gens sont des médecins ou
des mathématiciens, professions entourées d'un certain préjugé de
respectabilité ou de fiabilité, ils ont des méthodes qui ont l'air
sérieuses (des équations différentielles ! des statistiques
bayesiennes !), — du coup, nous avons tendance à leur faire
confiance : ce qui n'est pas injustifié, heureusement, mais cette
confiance peut dépasser la précaution que toutes ces prévisions
demandent. Et la même chose vaut pour les épidémiologistes eux-mêmes,
portés tout d'un coup sur le devant de la scène mondiale, et qui
doivent à la fois livrer des prévisions que tout le monde leur réclame
anxieusement, et se montrer meilleurs qu'une armée de charlatans
amateurs qui réclament l'attention sur leurs innombrables variations
autour de SIR : même s'ils ont développé une certaine
réserve vis-à-vis de leurs propres résultats et de ceux des autres,
les journalistes seront loin d'avoir cette même réserve. Le cocktail
est épistémologiquement explosif.
❦
Regardons un petit exemple pour illustrer les difficultés que je
signale :
le dernier
rapport du
laboratoire EPIcx de l'INSERM concernant
l'Île-de-France. Pas que ce rapport soit plus problématique que les
autres, mais il se trouve que tout le monde m'en parle en ce moment,
alors je vais utiliser cet exemple.
Sur quoi se basent-ils donc ? Essentiellement un
modèle SEIR (dans une variante stochastique) avec trois
compartiments (sous-populations) par tranches d'âge (enfants, adultes,
seniors), et une typologie assez complexe des stades de la maladie
(période d'incubation, période présymptomatique mais infectieuse,
période symptomatique) et des niveaux de symptômes (asymptomatiques,
pauci-symptomatiques, moyennement symptomatiques, nécessitant une
hospitalisation, nécessitant réanimation…), avec une modélisation
assez fine du processus hospitalier. L'aspect médical de la
simulation est donc assez raffiné — ce qui ne l'empêche pas de buter
contre le problème que j'ai déjà mainte fois signalé qu'on ne sait
toujours pas grand-chose sur la proportion de malades et de
symptomatiques ! et qu'il leur faut donc choisir leurs chiffres parmi
plein d'études contradictoires. L'aspect sociologique, lui, est
complètement ignoré : de ce que je comprends, chacune des populations
(enfants, adultes, seniors) est traitée comme complètement homogène et
toute la sociologie est ramenée à des matrices de mélange entre ces
populations selon les mesures de distanciation appliquées (et qui sont
évaluées comme ils le peuvent). Aucune sorte de modélisation de la
taille des familles n'est effectuée, par exemple (la contamination
intra-familiale est simplement une composante de la contamination en
général, comme si les contacts familiaux avaient lieu aléatoirement au
sein d'une population homogène ; pourtant, la taille des ménages c'est
au moins quelque chose sur quoi on a des données), aucune distinction
entre travailleurs et télétravailleurs, aucune catégorisation selon
l'usage des transports en commun, aucune catégorisation selon le
nombre de contacts sociaux dont j'ai souligné l'importance, etc. Je
n'arrive même pas à savoir s'ils ont fait une modélisation
géographique. Il n'est même pas très clair, à la lecture du rapport,
à partir de quoi ils estiment que le confinement réduit les contacts
de 80%, j'ai l'impression qu'il s'agit d'une estimation à vue d'œil
sur la croissance des cas (mais ce qui ignore le fait qu'une
composante de la réduction de la croissance est liée à des mesures de
distanciation spontanée de la population). Bref, énormément de
limitations.
Ce qui n'est pas, encore une fois, un reproche grave — ni même un
reproche tout court. Comme je l'ai dit plus haut, il est tout
simplement impossible de faire un modèle complet. C'est normal.
Mais cela doit nous rappeler que les choix des phénomènes modélisés
(ici, tout ce qui est médical est rendu avec une certaine finesse, ce
qui est sociologique ne l'est pas du tout), et dans une certaine
mesure les choix des paramètres parmi des estimations contradictoires,
dépend des présupposés des modélisateurs. Donc en aucun cas les
conclusions de leur modèle ne peuvent être considérées comme des
prédictions, seulement des possibilités. (Ce qui ne m'empêche pas d'y
croire globalement !) Le problème n'est pas dans les limitations du
modèle, le problème est dans le langage utilisé dans la formulation
des conclusions, qui ne fait pas preuve de la prudence séant à ce
niveau d'incertitude (p.ex., intensive forms of
social distancing are required présuppose à la fois que leurs
estimations sont correctes et qu'on ait décidé de ne pas viser une
immunité collective). Et si les auteurs du rapport sont certainement
au courant des limitations de leur modèle, il aurait été de bon ton de
les développer, parce que je ne pense pas que beaucoup de lecteurs
fassent spontanément l'analyse que je viens d'expliquer dans les
paragraphes précédents.
❦
Il y a un autre problème qu'il faut que je discute (parce qu'il est
en rapport, sinon avec ce que j'ai dit ci-dessus, au moins avec
l'honnêteté de l'épidémiologie en tant que discipline), à la fois
concernant le rapport de l'équipe de l'INSERM que
contre celui d'Imperial College que
j'avais évoqué ici. Disons que
j'ai un reproche conditionnel à faire : je ne sais pas s'il faut le
faire, j'espère que ce n'est pas le cas, mais si c'est le cas il est
très grave à mes yeux.
Le problème est que je ne vois pas où est le code source de
leur modélisation (je veux dire, le programme qui a servi à
la calculer, et les données fournies en entrée). Je veux être
prudent, donc, parce qu'il est possible (probable ?) que j'aie
simplement mal regardé, et si on me signale qu'il fallait juste
chercher à tel endroit, je me contente de dire ce n'était
franchement pas très clairement indiqué ! (les
mots source code ou équivalents devraient
apparaître dans le rapport, il devrait y avoir un lien clair depuis la
page web du labo, etc.).
En revanche si le code
source n'est pas du tout rendu public, alors je dis franchement :
cette attitude est indigne de chercheurs ou de scientifiques. En
effet, le propre de la
démarche scientifique est d'être reproductible : la sortie
d'une modélisation n'a aucune valeur si on ne fournit pas les moyens
de refaire cette modélisation (c'est-à-dire à la fois le programme
utilisé pour la modélisation, et toutes les données qui lui ont été
fournies en entrées). C'est bien de fournir une vague description du
modèle utilisé (le nombre de compartiments de la population, les
constantes de mélange, etc.) et de tracer quelques courbes que le
modèle a produit en sortie, mais ça ne suffit en aucune manière (ne
serait-ce que parce qu'il y a toujours des choses qui seront peu
claires sur la description, par exemple quelle est la distribution de
probabilité sur le temps de rétablissement ? j'ai montré que ça avait
beaucoup d'importance).
Si tout un chacun ne peut pas faire tourner lui-même la
simulation, jouer avec les paramètres et explorer ce que leur
variation a pour effet, le modèle n'a pas de valeur
scientifique et je considère qu'aucun journal ne devrait
accepter de le publier. J'espère donc que j'ai simplement mal regardé
et que le code source est disponible sur un GitHub que je n'ai pas vu.
(En tout cas, j'attire l'attention sur le fait
que dans la modélisation des effets
sociaux que j'ai écrite il y a quelque temps, et dont je rappelle
qu'elle ne prétend pas faire la moindre prédiction mais uniquement
montrer des tendances, j'ai bien fourni le code source utilisé pour
mes simulations.)
Mon moral ne s'améliore pas, bien au contraire. Au sentiment
d'injustice à être maintenu prisonnier et la sensation d'oppression
qui va avec (et qui est en train d'engendrer une véritable haine de
mon appartement et de mon quartier) s'ajoute de façon de plus en plus
pressante la conviction que la levée du confinement va être une
catastrophe et qu'on s'achemine vers un monde épouvantable qui
combinera le pire de tous les tableaux : l'horreur dystopienne de
mesures de contrôle qui n'auront cependant aucun effet réel sur
l'épidémie, le désastre d'une crise économique sans précédent que ces
mesures vont causer (et qui causera possiblement bien plus de morts
que la maladie), et le désastre sanitaire de l'épidémie elle-même qui
n'a fait que commencer. Je continue à ne pas arriver à penser à autre
chose. Et plein de petits malheurs s'ajoutent aux grandes angoisses :
je ne vais pas en faire la liste, mais une petite humiliation
particulièrement malvenue m'est arrivée aujourd'hui quand j'ai voulu
mettre sur l'arXiv (le dépôt mondial
de prépublications scientifiques en physique, maths, informatique,
etc.)
une version
proprement rédigée de la dernière
note de ce blog par laquelle j'espérais au moins apporter une
petite contribution intéressante à l'épidémiologie (avec, en plus, des
remarques sur quelques liens intéressants avec la théorie des graphes
orientés aléatoires) et que cette note a
été rejetée
par l'arXiv — je ne savais même pas que c'était possible de
se faire rejeter par l'arXiv — me privant ainsi de la minuscule
satisfaction de donner la moindre visibilité à cette très petite
contribution. (Mise à jour
() : j'ai quand
même mis la
note sur HAL.)
Bon, essayons de faire un peu le point sur ce qu'on sait, ou
plutôt, sur ce qu'on continue à ne pas savoir du tout.
❦
Les informations rapportées par les tests concernant le Covid-19
continuent à être complètement mystifiantes.
J'ai expliqué la semaine dernière
l'importance de faire des tests aléatoires, couplés à des
sondages symptomatiques à grande échelle, pour pouvoir mesurer
l'étendue de l'épidémie : quelques tests aléatoires ou para-aléatoires
(volontaires) ont été menés çà et là, mais malheureusement sans
méthodologie claire. (Par exemple, certains utilisent uniquement des
tests sérologiques encore en développement : du coup, on ne connaît
pas du tout leur fiabilité et le résultat est inutilisable ; alors que
si on menait, sur le même échantillon, des tests
virologiques et sérologiques, on aurait au moins un
recoupement possible sur la base de l'hypothèse que la proportion
d'infectés actuels sur les infectés historiques peut plus ou moins
approximativement se déduire des statistiques d'hospitalisation en
supposant que la proportion d'hospitalisation ne varie pas trop ; et
idéalement reprendre les mêmes personnes régulièrement permettrait de
comprendre un peu la fiabilité des tests.) Ces tests semblent donner,
en outre, des résultats complètement incohérents les uns avec les
autres (par exemple quand il s'agit d'estimer le nombre
d'asymptomatiques) : des endroits à peu près également touchés (en
nombre de morts, de cas cliniques enregistrés) enregistrent des taux
de positivité complètement différents. Un bled italien a relevé un
taux de positifs hallucinant parmi les donneurs de sang, qui étaient
asymptomatiques, mais ce bled enregistre aussi beaucoup de morts
malgré un nombre de cas plutôt faible, donc au final on ne sait
vraiment pas quoi conclure à part qu'on n'y comprend rien mais qu'il y
a sans doute des tests qui ne valent rien. Et en plus de la mauvaise
qualité technique et méthodologique des tests, il y a la mauvaise
qualité du retour d'information, souvent relayée par des journalistes
qui n'y comprennent rien et qui déforment encore plus les choses.
Bref, à ce stade, tout semble scientifiquement inexploitable. Je ne
sais pas si ça a des chances de s'améliorer.
❦
Côté statistiques, les choses ne sont pas franchement moins
confuses. Je calcule régulièrement un graphe comme celui ci-contre,
qui représente grosso modo l'évolution relative, i.e.,
essentiellement la dérivée logarithmique, des cas de Covid-19 en
Île-de-France. Plus exactement, les points rouges représentent, pour
chaque jour (compté depuis le ) l'augmentation
quotidienne du nombre de personnes hospitalisées pour Covid-19 en
Île-de-France (départements 75, 92, 93, 94, 77, 78, 91, 95) divisée
par le nombre lui-même (bref,
(N[J]−N[J−1])/N[J]
si N[J] est le nombre d'hospitalisés au
jour J), et la courbe bleu foncé représente la même chose
en lissant au préalable le logarithme du
nombre N[J] d'hospitalisés avec une régression
par processus gaussien (et, dans les faits, en
laissant sklearn.gaussian_process.GaussianProcessRegressor
faire sa magie), bref, c'est une sorte d'interpolation pour tenter
d'effacer les fluctuations aléatoires ; les points orange et la courbe
bleu clair représentent la même chose mais au lieu du nombre
d'hospitalisés il s'agit de la somme cumulée sur les 10 derniers jours
du nombre de passages aux urgences pour suspicion de Covid-19
(pourquoi 10 ? parce que pour les gens qui sont hospitalisés c'est le
temps typique qu'ils y passent, donc c'est un proxy comparable aux
données hospitalières). Le code utilisé pour générer le
graphe est
ici (librement basé sur du code
qu'on
m'a fourni sur Twitter). Grosso modo, le pic épidémique
correspond au moment où les courbes passent dans les valeurs négatives
(le nombre d'hospitalisés ou de malades diminue) : les points rouges
et la courbe bleu foncé montrent l'évolution des cas graves
(hospitalisés) tandis que les points orange et la courbe bleu clair
donnent une idée approximative de l'évolution des cas moins graves.
Ce que tout cela signifie au juste n'est pas clair, bien sûr (et
notamment pourquoi il y a un tel écart entre ces deux courbes), mais
il est clair qu'on est en voie de traverser un pic épidémique en
Île-de-France.
Mais parmi les choses qui ne sont pas claires, il y a les raisons
pour lesquelles ces courbes sont orientées à la baisse (c'est-à-dire
que l'épidémie décélère au sens logarithmique) depuis assez longtemps.
Le confinement a certainement un effet, mais je m'attendais à voir le
confinement apparaître comme une rupture assez nette, sinon une
discontinuité au moins une variation assez forte et resserrée, dans
ces courbes, or ce n'est pas le cas. Le confinement a été décrété en
France à partir du , c'est-à-dire le jour 22
sur mon graphique, et on s'attend à ce que ses effets se manifestent
environ 12 jours après (parce que la période d'incubation est
d'environ 5j et qu'il faut encore 7j pour que les symptômes deviennent
graves quand ils le deviennent), donc autour du jour 34, or si on voit
bien une baisse dans ces eaux-là, elle ne semble faire que continuer
une baisse bien entamée avant. Je vois au moins trois pistes
d'explication possibles, mais aucune n'est très convaincante : (a) la
saturation d'une ressource (à commencer par les lits d'hôpital), mais
là aussi je m'attendrais à une variation un peu plus brutale, pas à
une pente gentiment régulière sur les deux courbes, (b) des
changements de comportement indépendamment du confinement, mais je
suis surpris qu'ils aient pu se produire aussi tôt, ou enfin (c) une
immunité s'installant, sinon chez la population en générale, au moins
chez les sous-populations qui sont les plus exposées à l'épidémie (par
exemple ceux qui ont le plus grand nombre de contacts), mais que ce
phénomène ait pu commencer de façon non-négligeable dès le début du
mois de mars semble très surprenant. Au final, je ne sais pas quoi
penser, et je n'ai certainement toujours pas de vision claire de ce
que peut être la part d'immunité installée et la part d'effet de la
distanciation sociale.
Les modèles épidémiologiques comme SIR
(voir ici
et là) sont évidemment
incroyablement simplistes dans leur description soit le nombre de
reproduction est >1 et l'épidémie progresse exponentiellement, soit
il est <1 et elle régresse exponentiellement.
J'ai déjà insisté sur l'importance
de la structure sociale locale, mais le même type de
phénomènes se reproduit à toutes sortes de niveaux : on ne peut pas
considérer qu'on a affaire à une population homogène mais à une
multitude de sous-populations (par zone géographique et par catégorie
socio-économique ou socio-professionnelle), avec des interactions
complexes, chacune ayant sa propre dynamique épidémiologique, qui
interagit avec les autres. Comme une somme d'exponentielles est
dominée par la plus rapide de toutes, on détecte avant tout la
contamination des sous-populations où le virus se propage le mieux, ce
qui conduit à surestimer en pratique le nombre de reproduction (disons
qu'on ne voit que sa frange la plus élevée) : cela se voit assez bien
au niveau géographique quand on parle de clusters, par exemple
dans les grandes villes, mais le même phénomène peut se produire sur
d'autres dimensions moins facilement observables que les dimensions
spatiales (notamment sociologiques). Si l'épidémie commence à saturer
une sous-population parce qu'elle devient immunisée, la croissance
exponentielle va décélérer jusqu'à être dominée par une autre
sous-population qui n'a pas encore saturé. C'est une raison pour
laquelle on peut s'attendre à une diminution graduelle, éventuellement
avec des paliers, de la vitesse de croissance exponentielle. Mais,
encore une fois, je ne sais pas si c'est ce qui explique effectivement ce
qu'on observe.
Et bien sûr, le confinement ne réduit pas les contacts de toutes
les personnes de façon uniforme : lui aussi va avoir plus ou moins
d'effet dans des sous-populations distinctes (il n'a pas d'effet au
sein d'un même foyer, pour commencer), donc on s'attend à voir la
dynamique se modifier de façon assez imprévisible et être dominée par
une nouvelle sous-population où la reproduction serait la plus rapide.
(On peut tout à fait imaginer, et cela se produira peut-être, que le
nombre de cas reparte à la hausse, mais moins vite, parce que la
sous-population qui avait précédemment la croissance la plus forte de
l'épidémie serait passée en régime où elle régresse, mais qu'une autre
sous-population qui était précédemment moins sujette à contagion,
bénéficierait très peu du confinement et deviendrait celle qui a la
croissance dominante de l'épidémie.) Tout cela sera extrêmement
difficile à lire.
❦
Médicalement, il y a apparemment un certain nombre de signes que la
gravité de la maladie serait peut-être liée soit au mode de
contamination soit à la dose contaminante ou à leur multiplication.
Cela expliquerait notamment le fait très préoccupant que le personnel
soignant ait apparemment plus de chances de développer des formes
graves du Covid-19 (étant plus exposé, plus souvent exposé, et exposé
à des formes elles-mêmes plus graves) ; ou encore que les
contaminations en groupe aient aussi tendance à être plus graves.
Ceci pourrait aussi expliquer certaines anomalies dans les
statistiques, comme l'extrême variabilité des taux de létalité
observés si la létalité ne dépend pas seulement de l'état du patient
(âge et précondition) de la donnée a été contaminé mais de la
manière dont la contamination a eu lieu (qui peut dépendre de toutes
sortes de paramètres sociologiques). Mais cela rend encore plus
difficile la compréhension de l'état réel d'avancement de l'épidémie.
Ou la décision de ce qu'on doit faire de cette information (on
pourrait imaginer de laisser les gens se faire contaminer par des
doses faibles, dans l'espoir qu'elles développent des formes bénignes
voire asymptomatiques, comme dans
la variolation,
une forme de pseudo vaccination, mais ce serait très difficile de
calibrer l'opération et encore faut-il que les personnes puissent
savoir qu'elles ont été contaminées et s'isoler ensuite). Toujours
est-il qu'on peut s'attendre à ce que la dynamique des formes graves
de la maladie (et donc la fraction des cas graves) ne coïncide pas
précisément avec celle des formes plus bénignes, même en tenant compte
des paramètres démographiques. Par exemple, il est assez plausible
que les régions ou sous-populations ayant le plus de cas dans l'absolu
aient aussi la plus grande proportion relative de cas graves.
Une autre question médicale qui est pas mal ouverte, c'est
l'étendue de l'immunité conférée par la maladie, et notamment par ses
formes bénignes voire asymptomatiques, ainsi que sa durée dans le
temps, et aussi le danger que dans certains cas l'immunité acquise
soit en fait dangereuse
(par facilitation
par les anticorps). Je vois passer sur Twitter pas mal de gens
qui aiment (se) faire peur en expliquant qu'il y a des cas de
réinfection par le Covid-19, voire que les réinfections seraient plus
graves que les premières infections (parce que le système immunitaire
s'emballerait). Je ne suis pas du tout expert, mais ça ressemble
beaucoup à du fearmongering. De ce que j'ai
compris de l'avis des experts, ces histoires de réinfections sont sans
doute des faux rétablissements (les tests ne sont pas terriblement
fiables, ou plutôt, les prélèvements sont difficiles à mener, donc un
test négatif ne prouve pas qu'il n'y a plus d'infection), parce qu'il
est difficilement crédible qu'un virus qui aurait été éliminé par le
système immunitaire parvienne à réinfecter en un intervalle de
quelques jours : on
a des
expériences sur le singe qui montrent que l'infection, au moins
chez eux, au moins en général, confère bien une immunité, et il y
a des
indices que c'est le cas chez l'homme même en cas d'infection peu
grave ; cet
article
et ce
fil Twitter font un peu le point. Mais surtout, s'il n'est pas
exclu qu'il y ait pu avoir des réinfections, y compris avec une
seconde infection plus grave que la première, ils ne doivent pas être
statistiquement très significatifs, parce qu'au stade où en est
l'épidémie, on aurait énormément de tels cas sous la main si ça se
produisait avec une certaine fréquence (il y a 300k patients guéris
officiellement recensés, c'est-à-dire clairement identifiés, la
plupart doivent être dans des endroits où le virus circule largement,
donc facilement 1% doivent avoir au moins subi une tentative de
réinfection de la part du virus, ça devrait faire 3000 cas de
réinfection : si ne serait-ce que 10% conduisaient à une seconde
infection et qu'elle était plus grave, ça se saurait vraiment). Il
est possible que si la seconde infection a lieu elle soit
plus grave que la première, mais de toute évidence ça doit rester
rare. Comme en outre le virus ne semble pas accumuler de mutation
significative, il est peu probable qu'il y ait, comme pour la dengue,
différentes souches dont l'immunité à certaines aggraverait
l'infection par d'autres (d'autant que ce mécanisme n'est pas connu
des autres coronavirus).
❦
Le confinement, de toute évidence, ne pourra pas être maintenu
indéfiniment. Ce qui va se passer quand il sera levé, ne serait-ce
que progressivement, est la grande inconnue, qui dépend avant tout de
l'immunité installée, dont je viens d'expliquer qu'on n'en savait rien
tant les tests sont actuellement inexploitables, tant elle dépend de
considérations sociologiques compliquées, et tant les questions
médicales sous-jacentes sont elles-mêmes confuses. J'ai un certain
espoir qu'il y ait assez d'immunité dans les sous-populations où la
reproduction du virus est la plus facile, et qu'en outre la levée du
confinement n'implique pas un retour au statu quo ante dans les
habitudes, pour qu'au moins on ne retrouve pas une croissance
exponentielle au rythme assez impressionnant de 0.2/j qu'on observait
avant le confinement. Mais la question qui demeure est de savoir si
on sera plutôt dans un régime de croissance exponentielle (fût-il plus
lent) ou de décroissance exponentielle. Et l'autre question, c'est ce
que vise le gouvernement.
Je ne vais pas en rajouter une couche avec mes histoires théoriques
de stratégies ① et ②, donc je vais
présenter les choses un peu différemment : on peut imaginer soit
❶ d'attendre jusqu'à ce qu'il n'y ait essentiellement aucun nouveau
cas, et relâcher le confinement seulement à ce moment-là, puis espérer
traquer tous les cas qui apparaîtraient et les empêcher de donner lieu
à de nouvelles contaminations, et ce, plus rapidement qu'ils
apparaissent : c'est ce qu'essaie de faire la Chine, c'est ce que fait
la Corée avec un certain succès (mais que je ne crois pas transposable
en Europe à cause de la plus grande difficulté de contrôler les
frontières, à cause du manque de moyens technologiques, et à cause de
différences sociétales fortes) ; ou bien ❷ de relâcher un petit peu le
confinement quand les urgences seront moins saturées (par exemple
après une semaine de baisse), quitte à ce qu'il y ait un nouveau pic,
mais moins important, et de relâcher progressivement à chaque fois que
les urgences désaturent, de manière à y garder un flux tout juste
gérable, le fameux flatten the curve, qui
produit, dans les faits, un plateau épidémique plutôt qu'un pic.
(Vous voyez ? J'ai changé ma présentation et j'ai même changé la
façon dont les numéros sont écrits.) Les deux approches sont
périlleuses : la ❶ peut échouer parce qu'on perd le contrôle de
l'épidémie, et alors tout le temps passé à la ramener à quasi zéro
aurait été pour rien, la ❷ demande énormément de finesse dans le
relâchement du confinement alors qu'on ne contrôle que très mal ce que
les gens feront et qu'on ne sait pas quel effet les mesures auront (et
qu'on ne l'observe que deux semaines plus tard, et encore, très mal !
comme je l'ai montré plus haut). Et les deux peuvent très mal tourner
ou devenir quasiment impossibles à mener si l'épidémie est plus
contagieuse ou plus répandue qu'on le pensait.
Ce que vont (chercher à) faire les gouvernements européens est
toujours entouré de la plus grande confusion. L'Autriche et le
Danemark parlent déjà de relâcher le confinement, même l'Italie fait
des signes dans ce sens, ce qui suggère plutôt l'approche ❷ puisque
visiblement on est loin de l'extinction de
l'épidémie. Ce
petit clip d'Arte décrit aussi clairement l'approche ❷ (mais les
journalistes n'ont pas vraiment de raison d'en savoir plus que moi).
Cependant on reçoit encore des signes assez contradictoires. Pas mal
de discussions autour de la collecte des données des mobiles, par
exemple, ce qui relève plus de l'approche ❶ (et j'ai bien peur qu'on
se retrouve avec tout l'arsenal dystopien de cette approche sans que
cet arsenal soit utile parce que l'épidémie ne se laisserait pas si
facilement maîtriser). Beaucoup de gens sur Twitter sont fermement
persuadés qu'on adoptera l'approche ❶ : voir par
exemple ce
fil Twitter (qui est intéressant parce que dans le premier message
on y entend le chef du service des maladies infectieuses de la Pitié,
le professeur Caumes, et le journaliste qui l'interviewe, parler
de mater, casser ou éradiquer l'épidémie,
visiblement l'approche ❶), et je crois que l'OMS continue
à pousser dans cette direction.
Mais je pense qu'il y a une certaine confusion pour plusieurs
raisons. La principale est cette idée qu'il faut absolument 60% ou je
ne sais combien de contaminés pour qu'il y ait une immunité grégaire,
et donc que l'approche ❷ consiste absolument à infecter 60% de la
population. La réalité, comme je l'ai exposé à de nombreuses reprises
y compris ci-dessus, est bien plus complexe : ce chiffre de 60%
suppose une population homogène, ce qu'elle n'est pas, et suppose que
les comportements resteront les mêmes, ce qu'ils ne feront pas ; en
fait, dès lors qu'on passe un pic épidémique, c'est qu'on a atteint un
seuil d'immunité grégaire vis-à-vis des circonstances où ce pic se
produit (puisque l'épidémie commence à régresser), l'enjeu n'est pas
tant de savoir si on l'a atteint à 60% ou 30% ou 10% mais dans quel
mesure on l'a artificiellement abaissé par des mesures prises au
forceps et qui ne pourront pas durer dans le temps (comme un
confinement). L'idée confuse sous-jacente est que des gens
proposeraient de forcer l'épidémie à infecter un maximum de
personnes (histoire d'atteindre la fameuse immunité grégaire), au lieu
de simplement ne pas faire tous les efforts possibles pour la
supprimer. Or je ne pense pas que qui que ce soit propose
sérieusement une telle chose. Bref, ce que vise l'approche ❷ n'est
pas une immunité grégaire définie par un chiffre absolu, mais surtout
de pouvoir relâcher la pression sociale (retrouver un fonctionnement à
peu près normal des transports en commun et lieux publics, par
exemple) sans que l'épidémie explose immédiatement.
En tout état de cause, je trouve exaspérante l'attitude de
culpabilisation moralisatrice exercée vis-à-vis de ceux qui ne
respectent pas le confinement ou dont les attitudes se
relâchent (voir par
exemple ce mini sujet de
France 24). Sur l'aspect extrêmement malsain de cette attitude
dénonciatrice, je rejoins
totalement ce
fil Twitter. Mais sur le fond, je veux aussi souligner à quel
point c'est justement un mécanisme d'équilibre par rétroaction qui
fonde l'approche que j'ai numérotée ❷ ci-dessus qu'il y ait un
« relâchement » progressif, et pas forcément décrété par en haut, des
attitudes au fur et à mesure que l'épidémie semble régresser
(relâchement qui provoquera sans doute une nouvelle recrudescence,
donc une atténuation de ce relâchement, etc., avec des oscillations
dont on ne sait pas combien elles seront amorties) : au lieu de le
condamner, on peut se réjouir du fait que, si ce relâchement est assez
progressif (et il a l'air de l'être !), ce sont les personnes qui ont
elles-mêmes choisi de s'exposer qui participeront à l'immunité de
groupe protégeant les plus vulnérables. Donc si l'approche ❷ est bien
celle qui est visée, il ne faut pas se lamenter qu'il y ait un
relâchement tant qu'il reste progressif et modéré.
❦
Globalement, comme je le disais au début de cette entrée et comme
je l'ai dit à plusieurs reprises, je suis extrêmement pessimiste sur
ce qui va se passer pour nos sociétés. Au moins l'épidémie elle-même,
on peut estimer qu'elle fera quelque part entre 0.05% et 1% de morts
dans les pays européens selon la facilité avec laquelle elle se laisse
contenir, c'est une fourchette bien large mais qui représente
une known unknown ; les crises économique,
politique, sociétale et internationale qui vont suivre, en revanche,
je ne vois aucune borne supérieure à mettre sur leur gravité, tant je
ne suis pas complètement persuadé qu'il n'y aura pas un effondrement
systémique de la société (il me semble peu probable, mais beaucoup
moins improbable que je voudrais l'imaginer). J'ai vu beaucoup de
gens se moquer de la crise économique avec un dessin des dinosaures
qui voient arriver l'astéroïde qui va les tuer et qui
s'exclament oh shit! the economy!, dessin sans
doute censé se moquer des personnes qui mettent l'économie avant
l'humain ou quelque chose de ce genre, mais, outre l'objection
triviale que le Covid-19 tuera moins d'humains en proportion que
l'événement crétacé-paléogène, je crois que ces gens oublient combien
de souffrance et de morts une crise économique peut engendrer. Et
même si on ne veut pas mettre l'économie avant l'humain, le
regain d'autoritarisme politique qui va inévitablement suivre
l'empressement avec lequel la société a accepté comme un seul homme
les mesures censées la « protéger » et réclame plutôt qu'elles soient
encore plus dures, me semble suffisamment terrifiant. L'avenir de la
démocratie et de l'état de droit sont plus sombres que jamais.
Sur une variante à temps de rétablissement constant du modèle épidémiologique SIR
Il y a quatre éternités semaines, quand nous n'étions
pas encore maintenus prisonniers chez nous,
j'ai parlé ici du modèle
épidémiologique SIR, le plus basique qui soit. Je
rappelle brièvement les principes qui le définissent :
l'immunité acquise est permanente, les individus sont
successivement S (susceptibles, c'est-à-dire jamais infectés donc
susceptibles de l'être), I (infectés et infectieux) et R (rétablis,
c'est-à-dire guéris ou morts) (il existe toutes sortes de variantes,
par exemple le modèle SEIR ajoutant un état E (exposé)
pour les individus infectés mais non encore infectieux) ;
la population est homogène (fongible) avec mélange parfait dans
les contacts (j'ai parlé ici de
l'effet de modifier cette hypothèse) ;
la contamination et le rétablissement se font selon une cinétique
d'ordre 1, c'est-à-dire que la contamination se fait
proportionnellement aux proportions d'infectés et de susceptibles
(avec une constante cinétique β), et que le rétablissement
se fait proportionnellement à la proportion d'infectés (avec une
constante cinétique γ).
Rappelons brièvement ce que j'ai exposé la dernière fois. Les
équations de ce modèle SIR basique, que j'appellerai (*)
pour m'y référer plus tard, sont les suivantes (il s'agit d'un système
d'équations différentielles ordinaires non-linéaire, du premier ordre
et autonomes) :
s′ = −β·i·s
i′ = β·i·s
− γ·i
r′ = γ·i
(s+i+r=1)
où s,i,r≥0 sont les proportions de
susceptibles, d'infectieux et de rétablis dans la population ; les
solutions de ces équations ne semblent pas pouvoir s'exprimer en forme
close, mais on peut exprimer s en fonction de r
(à savoir s = exp(−κ·r) dans les
conditions exposées ci-dessous).
Je rappelle les principales conclusions que j'avais exposées dans
mon entrée sur ce modèle (*), en supposant qu'on parte d'une
population presque entièrement susceptible avec une proportion
infinitésimale d'infectés (plus exactement, on s'intéresse aux
solutions pour lesquelles s→1 quand t→−∞) ; on
notera κ := β/γ le nombre de
reproduction, que je suppose >1 :
tant que s reste très proche de 1 (si on
veut, t→−∞), les proportions i et r
croissent comme des exponentielles de pente
logarithmique β−γ
= β·((κ−1)/κ), avec un rapport
1/(κ−1) entre les deux, autrement dit comme i
= c·exp((β−γ)·t)
= c·exp(β·((κ−1)/κ)·t)
et r
= c·(γ/(β−γ))·exp((β−γ)·t)
= c·(1/(κ−1))·exp(β·((κ−1)/κ)·t)
(ergotage : dans l'entrée sur le sujet, j'avais mis un −1 aux
exponentielles pour r, parce que je voulais partir
de r=0, mais je me rends compte maintenant qu'il est plus
logique de partir d'une solution où i/r tend
vers une constante en −∞, cette constante étant κ−1) ;
au moment du pic épidémique (maximum de la proportion i
d'infectés), on a s = 1/κ et i =
(κ−log(κ)−1)/κ et r =
log(κ)/κ ;
quand t→+∞, la proportion i tend vers 0
(bien sûr) et s tend vers Γ :=
−W(−κ·exp(−κ))/κ (en notant W
la fonction
de Lambert) l'unique solution strictement comprise entre 0 et 1 de
l'équation Γ = exp(−κ·(1−Γ)) (qui
vaut 1 − 2·(κ−1) + O((κ−1)²) pour κ
proche de 1, et exp(−κ) +
O(κ·exp(−2κ)) pour κ grand), tandis
qu'évidemment r, lui, tend vers 1−Γ.
Je veux ici explorer la modification d'une hypothèse de ce
modèle (*), celle qui concerne le rétablissement. Quand j'écris
ci-dessus que le rétablissement se fait proportionnellement à la
proportion d'infectés (avec une constante cinétique γ),
au niveau individuel, cela signifie la chose suivante :
Pendant chaque intervalle de temps de longueur (durée)
dt très courte, la probabilité qu'un individu infecté (I)
se rétablisse (I→R) vaut γ·dt et ce,
indépendamment d'un individu à l'autre et d'un instant à l'autre.
Autrement dit, le temps de rétablissement d'un individu infecté
donné suit une distribution de
probabilité exponentielle
d'espérance 1/γ.
Autant l'hypothèse analogue sur la cinétique de la contamination
est relativement plausible (si on admet le principe éminemment discutable d'une
population homogène et du mélange parfait !), autant l'hypothèse sur
le temps de rétablissement est médicalement insensé : on est en train
de dire que si vous êtes malade, votre probabilité de guérir (ou
d'ailleurs, de mourir) ne dépend pas de l'avancement de votre maladie
mais est la même pendant la première heure que pendant la 1729e (si
tant est que vous soyez encore malade à ce stade-là). Une maladie ne
se comporte pas comme ça !
Cherchons donc à remplacer cette hypothèse par une autre, tout
aussi simpliste, mais néanmoins un peu plus proche de la réalité
médicale, celle du rétablissement en temps constant.
Un individu infecté (I) se rétablit toujours au bout du même
temps T après son moment d'infection.
Autrement dit, le temps de rétablissement d'un individu infecté
donné suit une distribution de Dirac concentrée en T (qui
est, du coup, son espérance).
De l'importance (et du manque) de tests aléatoires pour mesurer l'épidémie
L'idée, promue
par le Dr. Tedros, commence à faire son chemin de l'importance des
tests pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. Mais une idée que je
ne vois pas assez souvent développée et qui est très importante, c'est
qu'il ne faut pas seulement des tests sur les malades ou les
cas suspects, il faut aussi des tests aléatoires non biaisés.
Ces tests ne jouent pas du tout le même rôle : les tests sur les
malades permettent d'orienter le traitement et, éventuellement, la
recherche de contacts (pour traquer l'épidémie) ; les tests sur cas
suspects permettent de confiner sélectivement et, là aussi, pour la
recherche de contacts (pour traquer l'épidémie). Les tests
aléatoires ont un rôle complètement différent : ils servent à mesurer
l'étendue réelle de l'épidémie, à savoir par quel
facteur le nombre de cas officiels est
sous-évalué (tout est possible à ce stade, probablement entre
×10 et ×100 mais même ça n'est pas certain), et donc, à quel taux de
létalité s'attendre et quelle sera la charge de pic sur les hôpitaux.
Il s'agit d'une mesure absolument essentielle que nous n'avons pas.
Nous progressons à l'aveugle et prenons des décisions en l'ignorance
des données les plus importantes (et forcément, ces décisions
deviennent hautement
confuses).
Rappelons qu'il y a plusieurs sortes de tests : des
tests virologiques de type rtPCR
(voir ici pour une petite explication du
principe) avec une variante automatisée rapide (voir autour
de ce
fil Twitter), qui détectent le virus lui-même, et des
tests sérologiques (en gros, de ce que j'ai compris : plus
compliqués à développer initialement, mais ensuite plus simples à
appliquer, plus rapides, mais aussi moins fiables ; voir autour
de ce
fil Twitter) qui détectent la réponse du système immunitaire (les
anticorps contre le virus). On a besoin des tous ces types de tests
(ne serait-ce que pour savoir à la fois qui est actuellement
infectieux et qui a été immunisé). Mais je ne connais pas grand-chose
à tout ça, et en tout état de cause, ceci est orthogonal au problème
de la population qu'on teste : malades, cas suspects, échantillon
aléatoire. Moi je veux parler des échantillons aléatoires, et tous
les types de test disponibles seront les bienvenus sur eux.
J'ai été très déçu que, pendant la conférence de presse
d'avant-hier, le ministre de la Santé
français, Olivier
Véran, qui a longuement parlé de tests, n'ait pas dit un mot sur
les tests aléatoires. Comment cela se fait-il ?
Je comprends qu'il y a toutes sortes de problèmes. D'abord, il
n'est pas facile de constituer un échantillon aléatoire sur une
population : et il n'est pas facile de convaincre cet échantillon de
se laisser mettre un écouvillon tellement profondément dans le nez
qu'ils auront l'impression que ça traverse leur cerveau, alors même
qu'ils ne se sentent pas malades. Néanmoins, je pense que proposer un
test gratuit (voire rémunéré !) à des volontaires, et contrôler (puis
égaliser) toutes sortes de données sociologiques peut aider à
approcher un échantillon aléatoire : les instituts de sondage ont
l'habitude de ce type de méthodes. D'ailleurs, il peut être
intéressant de coupler ces tests avec des questionnaires (quelqu'un
m'a
proposé celui-ci)
qui seraient posés à la fois aux personnes testées et à un échantillon
plus large histoire d'avoir un échantillon virtuel plus large même si
beaucoup moins fiable.
Il y a aussi le problème de la fiabilité des tests (qui, de ce que
je comprends, provient plus du problème de collecter l'échantillon que
de celui de faire la PCR). Je n'ai pas de bonne réponse
à ça, si ce n'est que même un mauvais point de données est mieux que
l'absence totale de données dans laquelle on nage actuellement.
Évidemment, ce serait encore mieux de pouvoir faire à la fois des
tests virologiques et sérologiques sur l'échantillon aléatoire, mais
mon point est que déjà quelques tests PCR aideraient
énormément.
Autre objection : on manque déjà de tests pour les malades.
Indéniablement, mais il semble que la France pratique actuellement
autour de 5000 tests par jour sur des malades ou cas suspects, et
détourner ne serait-ce que 1/50 de cette ressource, c'est-à-dire
100/j, pour faire des tests aléatoires dans les régions les plus
touchées, fournirait déjà un début de commencement d'idée de l'ampleur
de l'épidémie (je vais développer ci-dessous pour l'ordre de
grandeur). Il n'y a donc pas de raison d'attendre la possibilité de
faire plus de tests pour commencer les tests aléatoires !
Enfin, il y a la réponse mais il y a tellement peu de gens
infectés que c'est comme chercher une aiguille dans une botte de
foin. C'est peut-être vrai, mais, justement, on n'en
sait rien. Voici un point de données, quasiment le seul qu'on ait,
quasiment le seul test aléatoire non biaisé qui ait été réalisé,
qui suggère qu'il n'en est rien :
L'Islande a réalisé il y a quelques jours un test à peu près
aléatoire à grande échelle (eu égard à la population islandaise !), en
testant environ 2% de toute sa population, à savoir 6163 personnes.
Pour ça, elle a utilisé une cohorte qui avait été constituée pour des
analyses génétiques, la cohorte deCODE. De cet échantillon, pas loin
de 1%, à savoir 52 sur 6163
(source
officielle du gouvernement islandais ici) a testé positif au
SARS-CoV-2. Ce qui suggère qu'environ 3000 Islandais auraient été
positifs au moment de ce test. Ce qui rend cet échantillon
extrêmement intéressant, c'est qu'au même moment, l'Islande
n'enregistrait qu'un seul mort de Covid-19 (sur 360k habitants, donc),
et depuis il s'en est ajouté un deuxième au moment où j'écris ; et
seulement 1020 cas recensés par des moyens plus conventionnels (et
ayant néanmoins recours à des tests très nombreux). Ces chiffres sont
à prendre avec énormément de pincettes, mais ils vont au moins dans le
sens de suggérer que le taux d'attaque est largement
sous-évalué même dans un pays comme l'Islande qui teste
beaucoup (et, du coup, que le taux de létalité ne serait pas si élevé
que ça). Mais pour ce qui est de mon propos ici, le cas de l'Islande
suggère que même dans un pays qui n'enregistre que 0.0006% de
mortalité au Covid-19, on peut déjà avoir un taux d'attaque mesurable
par des tests aléatoires pas si massifs que ça.
Il est donc tout à fait possible que dans les départements français
les plus touchés, comme le Haut-Rhin, et a fortiori dans les
endroits les plus touchés de ces départements, le taux d'attaque, et
même le taux d'infection actuellement détectables, soit facilement
autour de 20%, peut-être encore beaucoup plus. Dès lors, il n'est pas
déraisonnable de chercher à le mesurer par des tests aléatoires (ne
serait-ce que pour confirmer ou infirmer ce chiffre). Je ne parle pas
de faire des tests aléatoires dans toute la population française, mais
des tests aléatoires dans les endroits les plus touchés, pour comparer
la valeur qui y sera mesurée avec les chiffres officiels et avoir une
idée de combien ceux-ci sont sous-estimés.
Rappelons que si le taux réel de positifs est de p et
qu'on effectue N mesures aléatoires fiables, on obtient un
nombre de positifs qui a une espérance de p·N et
une variance de p·(1−p)·N, donc une
erreur relative de √((1−p)/(p·N)).
Pour p≈20% et N≈1000, ceci donne une erreur tout
à fait acceptable de 6% sur la valeur de p (et
si p n'est pas du tout de l'ordre de 20%, ce sera une
information également importante). Plutôt que de faire 1000 tests en
une journée, il est probablement plus opportun d'en faire 100 par jour
pendant une dizaine de jours : cela donnera une moins bonne précision
sur la valeur (difficile à quantifier), mais une meilleure information
sur son évolution dans le temps (de nouveau, il s'agit de fournir des
chiffres à mettre en regard des chiffres officiels relevés avec les
mêmes méthodes que jusqu'à présent, ainsi que d'autres données comme
celles du réseau
Sentinelles, pour se faire une idée de combien de cas ils
ratent).
Je suis donc totalement convaincu de l'utilité d'essayer, dès
maintenant, et sans attendre les tests sérologiques, de lancer
des campagnes de tests aléatoires, ne serait-ce qu'avec les moyens
modestes dont on dispose actuellement, quitte à les amplifier par la
suite. Malheureusement, je n'ai pas l'oreille du ministère de la
Santé, mais si quelqu'un sait comment l'obtenir, ce qui précède est le
meilleur argumentaire que je puisse fournir.
Je tire l'idée (pas juste de l'intérêt des tests aléatoires, qui
est assez évidente, bien sûr, mais surtout du fait que ce n'est pas
déraisonnable d'essayer de les mener)
de cette
interview de l'épidémiologiste et méthodologiste John Ioannidis de
Stanford (que je n'ai pas fini de regarder, mais je parle ici de
ce qu'il raconte tout au début, notamment autour
de 9′18″ ;
ce que j'en ai vu, en tout cas, est absolument remarquable et je pense
déjà pouvoir recommander cette vidéo — et je remercie
beaucoup celui
qui me l'a signalée).
On navigue à l'aveugle, et je vais de plus en plus mal
Mon moral fait des yoyos terribles. Je vais parler d'un peu tout
dans le désordre, et parfois de façon très émotionnelle, voire
agressive, je présente d'avance mes excuses mais je suis
émotionnellement à bout.
Mon moral fait des yoyos terribles, donc. Dans mes meilleurs
moments, je trouve des raisons d'espérer que la situation n'est pas si
grave que ça. Selon principalement trois points : ⓐ qu'il y
aurait encore beaucoup plus de cas
non-détectés que ce qu'on pensait, probablement des cas
difficilement détectables avec les tests actuels, si bien que le taux
de létalité serait beaucoup plus bas qu'initialement estimé, ⓑ que le
taux d'attaque final serait relativement modéré, en tout
cas beaucoup plus faible que les 80%
prédits par des modèles simplistes, mais bon, ça, je le pense
depuis le début, et ⓒ que la
Lombardie approcherait
du pic épidémique et que
ce serait
peut-être bien un pic largement « naturel », dû à l'immunité plus
qu'au confinement ; ces trois points vont largement ensemble,
et si on y croit on peut
espérer un pic épidémique en Lombardie dans peut-être une semaine ou
deux et ensuite une vraie décrue de l'épidémie, pas uniquement due au
confinement, et donc un espoir de retour à la normale à un horizon pas
trop lointain (il faut estimer pour combien de temps les autres
régions d'Europe en ont, mais ce n'est pas énorme, dès que l'une sera
tirée d'affaire, les autres suivront en bon ordre) ; avec, dans ce
scénario optimiste, une mortalité d'ensemble qui ne dépasserait
probablement pas 0.1% de la population, peut-être même moins dans les
pays où la démographie est plus favorable qu'en Italie, donc peut-être
moins de 50 000 morts en France, c'est nettement mieux que ce que je
pensais au tout début. (Il y
a une
étude d'épidémiologistes d'Oxford qui avance carrément le scénario
selon lequel une majorité de la population aurait déjà été infectée.
Cette étude a l'air un peu bizarre — c'est limite s'ils ne partent pas
de l'hypothèse en question pour arriver à la conclusion qu'elle est
valable — et il semble qu'ils veulent juste susciter le débat sur
cette question — mais c'est intéressant que des gens probablement
compétents la prennent au sérieux.) Bref, j'ai des moments
d'optimisme.
Puis je retombe dans le pessimisme. L'argument selon lequel
beaucoup de mes connaissances ont eu des symptômes grippaux a un
potentiel énorme pour être un pur biais d'observation (ou l'effet de
l'hypocondrie, ou de différences de mode de vie parce qu'on reste
longtemps dans des appartements souvent poussiéreux et insalubres) ;
toutes ces célébrités et ces hommes politiques testés positifs peuvent
tout à fait être le résultat d'effets
sociaux que j'explique moi-même ; l'argument de la recrudescence
des cas de grippe est plus convaincant, mais ne représente pas
forcément une sous-détection si énorme du nombre de cas (peut-être
autour de ×15 à ×30, mais je tablais déjà sur des chiffres de l'ordre
de ×10 dans mes calculs d'ordres de grandeur) ; et le ralentissement
en Lombardie peut tout à fait déjà être le résultat du confinement (le
fait qu'il soit indétectable en Sicile étant simplement lié au fait
que le signal y est beaucoup plus bruité). Beaucoup de spécialistes
ont l'air de croire que les tests sont forcément plutôt fiables et de
ne pas adhérer à l'idée qu'il y aurait un groupe énorme de gens très
peu symptomatiques et ne déclenchant pas les tests. Et en un rien de
temps, mais raisons d'espérer disparaissent. Je ne sais plus quoi
croire.
Ce qui me décourage le plus, en fait, ce sont les gens qui
affirment, et il y en a beaucoup, et à un certain niveau ils finissent
par me convaincre, regardez, le confinement
marche(ra) : comme si on allait tous rester tranquillement
chez nous pendant le passage d'un orage, et remettre le nez dehors une
fois l'orage terminé. Mais une épidémie ne fonctionne pas comme
ça, j'ai peur que les gens le croient, mais ce n'est pas une
force externe qui se déchaîne, l'épidémie est en nous, si on s'isole
elle se résorbe, si on ressort elle réapparaît
(exemple).
Si le confinement marche, si c'est lui et non l'immunité qui cause et
limite le pic épidémique, je
l'ai expliqué à de nombreuses
reprises, on est complètement dans la merde parce qu'on n'a aucune
stratégie de sortie de crise. Même pas de piste de stratégie. Même
pas de début de commencement de piste de stratégie, à part des mots
lancés au hasard comme des tests dont on n'a pas les moyens (la France
n'a pas les moyens de fournir des masques à ses soignants,
même les
écouvillons manquent pour effectuer des prélèvements
rhino-pharyngés, alors effectuer des tests virologique ou sérologique
en grand nombre, ça ressemble un peu à une utopie… et même avec ces
tests, la stratégie coréenne, souvent érigée en exemple, repose sur
une approche globale de la société qui me semble inapplicable en
Europe, sans parler de mesures extrêmement liberticides comme le
traçage des téléphones mobiles pour repérer les contacts). Si le
confinement marche bien, on ne voit pas comment on pourrait le lever,
ou au minimum, comment on pourrait le lever sans tomber dans une
dystopie juste un peu plus light (mais plus durable) que le
confinement lui-même. Et personne n'a fait le moindre progrès sur
cette question.
Et je suis complètement effondré quand j'entends des gens discuter
de ce qu'ils feront ou ce qui se passera quand le confinement sera
levé, comme si cela impliquait un retour à la normale : sans doute,
oui, que le confinement finira par être levé dans un mois ou deux,
parce que ça deviendra vraiment impossible et intolérable de faire
autrement, mais, si on n'a pas acquis d'immunité de groupe
significative, l'idée d'un retour à la « normale » est simplement
impossible : on aura peut-être de nouveau le droit de sortir un petit
peu de chez nous, mais ce sera très très très loin de la « normale »
(c'est un peu ce qui se passe actuellement en Chine). Rappelons que
si le virus a un nombre de reproduction de 3, en l'absence d'immunité
importante, il faut passer 2/3 du temps en confinement pour le
contenir, et encore, ça c'est en supposant que le confinement est 100%
efficace.
Peut-être ce qui me fait le plus mal au moral, ce sont ces
articles, qui ont un énorme succès dans certains cercles, d'un certain
Tomas Pueyo (dont je rappelle à toutes fins utiles qu'il n'est pas
plus compétent que moi sur le sujet, c'est-à-dire peut-être qu'il est
aussi compétent que tous les experts comme je le disais plus haut).
Il a
commencé par
en écrire un sur le fait qu'il fallait agir vite, dont le message
principal est que l'effet d'une mesure prise au jour J
ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au
jour J+12 environ, ce qui est effectivement quelque
chose de très juste et de très important (et ne sais pas si le conseil
scientifique du gouvernement en a bien conscience vu qu'ils parlent
déjà de renforcer le confinement alors qu'il est tout simplement
impossible d'en juger les effets à ce stade). Puis il a viré au
partisan enthousiaste des solutions consistant à arrêter l'épidémie
(ce que j'appelais les stratégies ①) et fait preuve de la plus
hallucinante mauvaise foi
dans sa
façon d'exposer les choses, c'est-à-dire que la présentation des
stratégies de mitigation (②) est faite sous le jour le plus noir et
les hypothèses les plus pessimistes, tandis que pour ce qui est de ses
stratégies préférées, tout est rose au point qu'il invente purement et
simplement des chiffres de ce que pourraient être les mesures
appliquées pendant ce qu'il appelle la danse (or c'est bien
dans la danse qu'est tout le problème).
Dans tous les cas, même dans le scénario résolument optimiste où
l'épidémie est massivement sous-évaluée ou bien où on arriverait
inexplicablement à contrôler les choses avec un confinement limité
dans le temps, les dommages causés à notre société seront
irréparables. L'empressement avec lequel la société a
accepté, sans broncher, sans qu'une voix discordante se fasse
entendre, des mesures dignes de ce qu'il y a trois mois j'aurais
qualifié de ridicule fiction dystopienne, au motif qu'il faut sauver
des vies, est absolument terrifiant. Le fait de découvrir, pour
commencer, que les gouvernements ont ce pouvoir que de mettre
toute la population en arrêt à domicile, sans même avoir besoin de
passer par une loi, est déjà en soi une blessure dont la démocratie ne
se relèvera jamais : on savait déjà que le prétexte bidon du
terrorisme justifiait des entraves démesurées aux libertés publiques
(confinement à domicile sans procès pour des personnes arbitrairement
qualifiées de « dangereuses », par exemple, justement), mais on a
franchi un bon nombre d'ordres de grandeur. Peu importe que ç'ait été
fait avec les meilleures intentions du monde, peu importe que ç'ait
été le moins mauvais choix dans les circonstances. Un droit, dit un
adage classique, ce n'est pas quelque chose qu'on vous accorde, c'est
quelque chose qu'on ne peut pas vous retirer : nous savons donc,
maintenant, que le droit de circuler librement était une illusion :
quand le confinement sera levé (et il le sera probablement, un jour,
sous une forme), ce fait restera. Le monde ancien est mort.
Pour ce qui est des conséquences politiques plus larges, je suis
assez d'accord avec les inquiétudes formulées
dans ce
fil
ou cet
article de blog.
Que les choses soient bien claires parce que je sais qu'il y a des
gens qui préparent déjà leurs hommes de paille à faire brûler : je ne
suis certainement pas en train de dire que poursuivre le but d'une
distanciation sociale forte de la population n'est pas une bonne idée,
au moins transitoirement. Par exemple pour se donner le temps d'y
voir plus clair (amasser des données scientifiques, développer des
tests virologiques et sérologiques et les pratiquer aléatoirement pour
mesurer l'ampleur de l'épidémie, rechercher toutes les options
thérapeutiques et prophylactiques, etc.) ou de parer au plus pressé
(remédier aux pénuries les plus pressantes, faire un plan de bataille,
réorganiser ce qui peut l'être, permettre aux soignants qui tomberont
malades en premier d'avoir le temps de guérir et de revenir immunisés,
etc.). Il n'y a aucun plan d'action raisonnable qui ne passe pas par
un minimum de mesures telles que l'interdiction de rassemblements de
groupes, la fermeture de toutes sortes de lieux publics, une
obligation de déployer le télétravail là où il peut l'être, etc. ; et
il est raisonnable de chercher à aller encore plus loin que ce
minimum, pour que les gens s'évitent vraiment à bonne distance —
mais la question qui devrait faire débat, et qui n'a fait
l'objet d'aucun débat, c'est quels sont les moyens qu'on doit
s'accorder pour ce but.
C'est un peu la différence entre dire que la connerie humaine est
un problème, chose qui fera sans doute consensus, et vouloir prendre
un décret contre la connerie, qui me semble une mauvaise idée pour
toutes sortes de raisons : ce n'est pas parce que je serais contre un
tel décret que je serais favorable à la connerie. C'est juste que je
ne confonds pas je suis contre X et je suis
favorable à n'importe quelle mesure de lutte contre X
(je pensais avoir déjà expliqué mille et une fois sur ce blog
l'importance de ne pas perdre le sens de ce que les logiciens
appellent les modalités, mais je ne retrouve plus).
Le problème fondamental sous-jacent pour apprécier les moyens
déployés, c'est qu'on ne sait pas quelle est la stratégie visée. On
m'a accusé de trop être braqué sur
la dichotomie que j'ai évoquée
entre les stratégies que j'ai appelées ① et ② (ou Charybde et
Scylla) : je conviens que le confinement peut aussi avoir pour but, je
l'écris ci-dessus et je l'ai déjà dit plusieurs fois, de juste gagner
du temps (encore faudrait-il faire quelque chose avec ce temps gagné,
et je n'ai pas entendu dire que la France fabriquait des respirateurs
et des lits d'hôpitaux à toute la force de son appareil de
production). Mais ce qui me fait le plus peur c'est qu'en
fait il n'y ait juste aucune stratégie. Je n'ai même pas
l'impression qu'il y ait prise de conscience du fait qu'il faut
faire des choix. J'ai l'impression qu'on réagit juste dans
l'immédiat : surcharge du système de santé ⇒ confinons tout le monde,
sans chercher à nous demander s'il y a un plan, ou un début de
commencement de plan, pour sortir de l'impasse. J'ai vaguement
quelques sursauts d'espoir quand le ministre de la Santé ou ses
sous-fifres parlent d'aplatir la courbe (ce qui est une stratégie qui
se tient, c'est essentiellement ce que j'ai appelé ②), mais je n'ai
toujours pas la certitude s'il s'agit de mots prononcés au hasard ou
s'ils ont effectivement compris ce que ça veut dire (parce que ce plan
suppose de ne pas confiner trop, i.e., de ne pas faire comme
en Chine, et je n'ai vu aucun début de commencement de signe que
quelqu'un de haut placé ait pigé ce fait). J'avais vaguement un petit
espoir qu'il y ait des cerveaux qui fonctionnent derrière les
décisions prises quand j'ai appris que le gouvernement avait réuni un
conseil scientifique pour lui suggérer des mesures, mais on a entendu
des gens de ce conseil scientifique admettre qu'ils avaient recommandé
le confinement parce qu'ils avaient été pris de court par la vitesse
de l'épidémie (je ne sais plus la formulation exacte, ni lequel a dit
ça, mais quelqu'un va sans doute me la retrouver), ce qui suggère
qu'ils n'ont pas le niveau scientifique pour extrapoler une
exponentielle, et ça, ça me fait vraiment très très peur s'il
s'agit de guider le pays dans une crise aussi énorme. Donc je ne
crois plus du tout à l'existence d'une stratégie autre que celle du
cervidé pris dans les phares d'une voiture. Et je suis vraiment
terrifié.
À un niveau plus large, d'ailleurs, je suis assez désabusé quant au
niveau scientifique des spécialistes en épidémiologie, dont je
remarque trop souvent qu'ils arrivent (de façon certes plus précise et
mieux argumentée, mais pas fondamentalement différente) aux mêmes
conclusions que j'ai exprimé dans mon blog des jours ou des semaines
plus tôt. (Par exemple, le papier d'Imperial qui a fait beaucoup
parler de lui, cf. ici, ne fait que
reprendre la dichotomie que j'ai
exposée au
moins une semaine plus tôt sur Twitter, avant même que le
Royaume-Uni ne commence à parler d'immunité grégaire ; ses calculs de
nombre de morts ne sont pas franchement plus sophistiqués que ceux
qu'on peut faire avec un modèle très
simple ou en fait simplement en
multipliant deux nombres — et le problème d'instabilité si on
tente de supprimer l'épidémie est une évidence que je répète à tout le
monde depuis belle lurette.) Je pourrais être fier de moi, mais je
n'ai pas envie d'être fier de moi, j'ai envie de croire qu'il y a des
gens qui voient beaucoup plus loin que moi et qui ont une petite idée
de où nous allons et de ce que nous pourrions faire !
Des entraves énormes ont été mises à toute vie personnelle, en
revanche, le contrôle sur les employeurs est minimal, par
exemple : apparemment, sauver des vies justifie qu'on
anéantisse la vie personnelle des Français mais il ne faut surtout pas
trop toucher leur vie professionnelle. On en arrive à la
situation absurde et incroyablement injuste où certains voudraient
sortir de chez eux et n'en ont pas le droit, tandis que d'autres
voudraient avoir le droit de rester protégés chez eux mais n'en ont
pas non plus la possibilité (sauf à perdre leur emploi).
Au-dessus de ça, les modalités d'application du confinement ne sont
pas moins absurdes. Comme quelqu'un
l'a très
justement dit sur Twitter, le gouvernement a perdu de vue
le but (la distanciation sociale) pour se focaliser sur le moyen (le
confinement). Une mesure de distanciation tout à fait sensée
aurait été de rendre obligatoire la distance de 2m entre les personnes
dans tout lieu public, et de verbaliser ceux qui s'approchent
inutilement des autres, et par ailleurs d'inciter les gens à rester
chez eux (sans contrainte personnelle mais avec un fort contrôle des
employeurs qui prétendent avoir besoin de faire venir leurs employés).
Mais on se doute bien que quand ils sont munis de la légitimité
apparente de sauver des vies, les enthousiastes de l'autoritarisme
n'allaient pas s'en tenir là. On en arrive maintenant à des
formulaires de dérogation de plus en plus humiliants, et on discute de
la distance et du temps maximal auxquels on a le droit de s'éloigner
de chez soi. Formulaires qu'il faut
d'ailleurs remplir
à l'encre indélébile sous peine d'amende si on essayait d'en
réutiliser un (là ça ressemble tellement à quelque chose tiré de Kafka
que ce serait drôle si ce n'était pas tragique). On en vient à
interdire le vélo de loisir, chose pour laquelle il n'a été donné
aucune forme de justification, alors qu'il est facile de se tenir à
bonne distance des autres quand on est en vélo ; on en vient à la mise
en place d'un couvre-feu dans certaines villes alors que
rationnellement il vaut mieux étaler le plus possible les heures où
les sorties sont autorisées pour qu'il y ait le moins de monde à un
moment donné : s'il fallait démontrer que ceux qui prennent
ces décisions n'ont aucune fin rationnelle en tête, c'est la meilleure
preuve possible. Encore un autre problème est que les règles
sont appliquées selon le bon
vouloir très
aléatoire et très arbitraire des agents de police chargés de les
appliquer, ce qui cause des injustices et une insécurité juridique
incroyables.
Mais, comme me l'a suggéré une amie, l'absurdité de toutes ces
règles vise sans doute un autre objectif, qui est le
détournement de culpabilité. Le vrai scandale, c'est
l'impréparation de la France face à une épidémie qui était éminemment
prévisible jusque dans son timing pour quiconque sait extrapoler une
exponentielle. Le scandale de fond, c'est le manque de moyens de
l'hôpital public (ou, dans une autre ligne d'idées, le manque de
moyens des transports publics qui sont en permanence bondés,
favorisant la transmission de toutes sortes d'infections). Et le
scandale immédiat, c'est le manque de masques qu'on cherche à cacher
derrière l'idée que les masques ne servent à rien pour le grand
public. (Il y a aussi l'histoire des élections municipales dont le
premier tour n'a pas été reporté — ceci dit, je pense qu'on monte un
peu trop cet épisode en épingle et je soupçonne que le nombre de
contaminations à cette occasion a été très faible.) Alors pour
distraire l'attention de tous ces scandales, on en crée un autre :
tout est la faute de ces irresponsables qui osent s'aventurer à plus
de 1km de chez eux, ou faire un tour en vélo dans un endroit où ils ne
rencontreront personne, ou sortir acheter du Coca-Cola (ou des
serviettes hygiéniques !) au lieu de limiter aux courses essentielles.
On fustige à la fois ceux qui achètent trop (ils créent des
pénuries !) et ceux qui n'achètent pas assez (ils sortent sans
raison !). Le Français moyen est placé dans la position de l'âne de
la fable de la Fontaine, 135€ d'amende à la clé.
Maintenant, pour ne pas blâmer que les dirigeants, l'incohérence de
la réaction des Français est également digne de commentaire. D'un
côté, il semble que tout le monde applaudisse les mesures de
confinement (un sondage qui ne vaut certainement rien mais qui donne
quand même une petite idée, prétend que 93% des Français y sont
favorables). Mais d'un autre côté, si c'est effectivement
vrai que tout le monde comprend et approuve la nécessité de tenir ses
distances… ce n'est pas la peine de rendre les choses
obligatoires ! Si 90% de la population respecte les mesures
de distanciation, que ce soit par sens du devoir civique ou par peur
personnelle ou n'importe quelle combinaison de tout ça, ça suffit très
largement à stopper la progression de l'épidémie (le papier d'Imperial
qui a été si souvent cité partait du principe que 75% suivraient la
consigne, laquelle serait facultative : donc on ne peut pas m'accuser
d'inventer moi-même mes compétences en épidémiologie). La conclusion
que j'en tire, c'est que l'immense majorité des Français réclame qu'on
impose à tous des mesures qu'elle n'est pas prête à tenir spontanément
par elle-même : c'est ce qu'on appelle de l'hypocrisie.
Il est légitime de se demander dans quelle mesure la distanciation
devrait être considérée comme une décision individuelle. À part le
cas réellement problématique des rapports professionnels, et à part la
scandaleuse pénurie de masques, il me semble que chacun peut se
protéger personnellement avec un assez bon niveau de sécurité sans
avoir à attendre des autres que de ne pas lui tousser dessus. (Je
pense qu'on a tendance à surestimer un peu l'infectiosité de ce
virus : pour mémoire : si 10% de la population était contagieuse, ce
qui est est probablement encore surévalué, quelqu'un qui ne prendrait
aucune précaution particulière, si j'en crois le rythme de 0.2/j où
progressait l'exponentielle avant le confinement, l'attraperait en
50 jours environ.) Une personne isolée n'a donc pas grand-chose à
craindre, en fait. Mais admettons que ce ne soit pas une décision
individuelle mais collective, il reste encore qu'on pourrait
considérer que, dans cette décision collective, les gens sont amenés à
voter avec leurs pieds : si on se contente d'une recommandation de
distanciation sociale et que les gens ne la suivent pas, c'est qu'ils
votent avec leurs pieds pour le risque des conséquences de ce choix,
aussi bien individuelles que collectives.
Mais au lieu de nous poser sérieusement ces questions, au lieu
d'envisager de développer une distanciation sociale fondée sur une
combinaison entre responsabilité morale, choix collectif et protection
personnelle, nous avons sauté dans les bras de l'autoritarisme avec
une indicible et mâle volupté.
⁂
Je tourne un peu en rond, là, j'en suis conscient. Les pensées
tournent en rond dans ma tête comme je tourne en rond dans mon
appartement. Parlons un peu de moi-même, parce que je ne vais
vraiment pas bien.
Il y a d'abord le confinement lui-même qui est dur. Je souffre
énormément de ne plus pouvoir sortir, moi qui aimais tellement me
promener entre les arbres dans les forêts d'Île-de-France. Je souffre
de l'injustice profonde de l'interdiction de telles promenades alors
qu'il est tellement facile de tenir ses distances en forêt (il y a dix
jours, quand j'ai fait la dernière, j'ai pu vérifier expérimentalement
qu'il n'y avait aucune difficulté à garder 2m d'écart avec tout le
monde, même quand les autres ne font aucun effort de leur côté). Je
souffre de voir ce soleil radieux dehors et de ne pas pouvoir en
profiter, moi qui comptais les jours jusqu'à l'arrivée du printemps
après un hiver interminablement pluvieux, moi qui m'étais promis de
faire mille et une balades dès que le temps le permettrait. Je
souffre de toutes d'autres lacérations psychologiques provoquées par
les éclats de ma vie ancienne qui a explosé en vol : de tous ces
moments où je continue à penser à ce que j'aurais fait, ce que
j'aurais pu faire, si j'avais été libre, avant de me rappeler que je
ne le suis plus du tout, — de tous ces petits plaisirs qui ne sont
plus que des souvenirs qui me narguent cruellement quand j'y
repense.
(Je suis maintenant pleinement convaincu, même si je le pensais
déjà depuis longtemps, que la prison est une forme de torture
psychologique digne du Moyen-Âge (enfin, façon de parler, parce qu'au
Moyen-Âge, justement, il me semble qu'on n'emprisonnait pas beaucoup).
Mes conditions sont incomparablement meilleures qu'une prison et déjà
je n'en peux plus.)
(Et sinon, je pense qu'à un moment où un autre, quand je ne
tiendrai vraiment plus, je vais faire le confinement buissonnier et
fuguer dans la forêt pour une après-midi. Je suis preneur de vos avis
sur la meilleure façon d'y arriver en ayant le moins de chances
possibles de me faire prendre : à quel moment, par quel chemin, et
éventuellement en prévoyant quel prétexte.)
Mon équilibre émotionnel était largement basé sur la présence
réconfortante et rassurante des habitudes quotidiennes qui rythmaient
ma vie ancienne. Il n'en reste plus rien. Je ne sais plus à quoi me
raccrocher. Je perds complètement pied. Par moments je deviens
colérique avec mon poussinet.
Je n'arrive pas à penser à autre chose. Je ne parviens plus à
faire des maths si ce n'est pas de l'épidémiologie. Je n'arrive
quasiment plus à regarder un film ou un documentaire : tout ce qui ne
parle pas du Covid-19 me semble tellement insignifiant que je suis
incapable de rentrer dedans, et tout ce qui en parle ne fait
qu'empirer mon angoisse.
Je n'imagine absolument pas comment je vais pouvoir tenir un mois
ou deux comme ça.
Si au moins y avait, au bout, l'espoir d'un retour à une forme de
normalité, s'il y avait de la lumière au bout du tunnel, je trouverais
sans doute la force en moi de traverser le tunnel, mais tant que je
n'ai pas le moindre indice que qui que ce soit sait où nous allons, la
seule lumière que j'aperçois c'est celle des maigres espoirs que j'ai
rappelés au début de cette entrée, et je me demande si elle n'est pas
complètement dans mon imagination.
Et encore !, tout ce désespoir, c'est en faisant totalement
abstraction de l'inquiétude liée à la maladie elle-même (vous
remarquerez que je n'en parle pas du tout), comme si moi-même et mes
proches en étions totalement invulnérables — chose qui n'est
évidemment pas le cas. Si cette inquiétude devait s'y ajouter, je
n'imagine pas comment je pourrais la gérer.
(À un certain moment, j'en étais presque à supplier mes amis que
j'estime intelligents mais si tu ne désespères pas complètement,
toi, c'est bien que tu dois avoir une idée de comment les choses
pourraient ne pas tourner trop mal ?, mais comme personne n'était
capable de répondre à cette question, j'ai fini par conclure que tout
le monde a une capacité que je n'ai pas pour faire abstraction des
catastrophes don on ne voit aucune issue.)
Voilà où j'en suis, et je ne pense pas que ça va s'améliorer.
Sur l'impact de la structure du graphe social dans le taux d'attaque des épidémies
Je suis vraiment débordé (le temps que je passe à me documenter sur
l'épidémie et
à répondre
aux présentations biaisées et autres conneries sur Twitter
représente une surcharge de travail absolument énorme qui s'ajoute au
fait que tout est devenu tellement plus long et compliqué dans ma vie,
je ne vais pas pouvoir tenir longtemps comme ça), donc je me contente
ici de reproduire en français ce que j'ai écrit dans
un fil
Twitter :
Il s'agit d'expériences numériques sur l'influence de la structure
du graphe social sur le taux d'attaque des épidémies (taux
d'attaque = le nombre de personnes infectées cumulé pendant
l'épidémie).
Rappelons la situation basique : j'ai déjà
écrit ici sur mon blog
(et ici
en anglais sur Twitter) sur ce que prédit le modèle
épidémiologique SIR au sujet du taux d'attaque. En bref,
il prédit un taux d'attaque énorme : 89% (de la population
touchée) pour un nombre de reproduction de 2.5. (La formule, comme je
l'ai expliqué, est 1 +
W(−κ·exp(−κ))/κ = 1 −
exp(−κ) + O(κ·exp(−2κ))
où κ est le nombre de reproduction. Par ailleurs, il faut
bien différencier ce taux d'attaque du seuil d'immunité grégaire qui,
lui, vaut, 1 − 1/κ, et qui est le taux d'infectés à partir
duquel l'épidémie commence à régresser, c'est-à-dire le taux d'attaque
au pic épidémiologique.)
Or les épidémies réelles ne semblent pas avoir des taux d'attaque
aussi énormes, même avec des nombres de reproduction de l'ordre de ce
que je viens de dire. Bien sûr, on connaît mal le taux d'attaque
même a posteriori, mais (malgré une absence d'immunité
préalable aux souches) il semble que les grippes de 1918 et 1957 aient
infecté autour de 30% de la population à différents endroits, pas
franchement autour de 90%.
Alors que se passe-t-il ? Mon explication est
que SIR, étant un modèle basé sur des équations
différentielles, ne connaît qu'une seule chose, c'est la proportion de
la population qui est susceptible, infectée et rétablie, et pas où ces
personnes sont ni comment elles interagissent socialement.
Autrement dit, un tel modèle suppose un « mélange parfait » : tout
individu a la même probabilité d'infecter n'importe quel autre
individu. Ce n'est bien sûr pas du tout le cas dans
la réalité. En réalité, une bonne proportion des contaminations suit
un graphe social (famille, amis, collègues).
Même les modèles plus sophistiqués qui stratifient la population
par catégories d'âge (disons) supposent toujours un mélange parfait
dans chaque catégorie. Je soupçonne que c'est la raison pour laquelle
le papier d'Imperial obtient un taux d'attaque si élevé (j'en ai déjà
parlé dans cette entrée, voir
aussi ce
fil Twitter).
Alors, comment peut-on prendre en compte le fait que les
contaminations suivent des graphes sociaux, et que doit-on en
attendre ? Je m'attendais, et je voulais tester, deux effets
apparentés mais distincts :
Le premier effet est que si l'épidémie doit suivre les liens d'un
graphe social de connectivité relativement modeste (chacun n'ayant
qu'un petit nombre de parents/amis/collègues par rapport à toute la
population), elle va s'étouffer plus rapidement, même pour un nombre
de reproduction donné, par rapport au cas de mélange aléatoire : c'est
ce que j'ai essayé de
dire ici
sur Twitter ainsi que dans cette
entrée dans la phrase la première [sous-raison] c'est (a) que
quand on retire une proportion suffisamment élevées de sommets d'un
graphe (en l'occurrence celui des contacts humains), il cesse de
« percoler », c'est-à-dire qu'on ne peut plus passer d'un sommet à un
autre. Ce phénomène est, en effet, lié à des questions
de seuil
de percolation dans les graphes (qui est, en gros, la proportion
des sommets, ou des arêtes selon la définition, qu'il faut retirer
aléatoirement à un graphe pour qu'il cesse d'avoir une composante
connexe géante) : l'idée est que quand suffisamment de personnes
(=sommets, =nœuds) sont immunisées, l'épidémie ne peut plus se
propager d'un point à un autre : même avec l'hypothèse de mélange
parfait le nombre d'immunisés ralentit l'épidémie, mais le seuil de
percolation suggère qu'une proportion plus faible d'immunisés peut
arrêter complètement la propagation (et, probablement, on la ralentit
plus vite avant de l'arrêter complètement).
Le second phénomène est différent : non seulement il doit suffire
de retirer relativement peu de nœuds pour arrêter l'épidémie (comme je
viens de l'expliquer), mais en plus l'épidémie va retirer
(c'est-à-dire infecter et rendre immuns) en premier les nœuds les plus
« précieux » à sa propre propagation, parce que ce sont les nœuds les
plus connectés, les « célébrités ». C'est ce que j'ai essayé
d'exprimer ici
et là (+ tweet
suivant) sur Twitter, ainsi que dans la
même entrée que mentionée dans la phrase (b) les infections ont
tendance à infecter en premier les personnes qui sont hautement
connectées dans le graphe, et en les rendant immunes, elle neutralise
en premier les liens qui lui permettaient le plus facilement de se
propager.
Tout ça n'est que mon intuition ! Maintenant, voyons si je peux
modéliser ces phénomènes, pour au moins montrer qu'ils existent. Je
ne vais pas chercher à quantifier les effets (il y a tout simplement
trop de paramètres avec lesquels jouer), seulement d'illustrer qu'ils
peuvent exister et semblent jouer dans la direction que je
pensais.
J'ai donc écrit un petit programme Perl qui simule un modèle
épidémique SEIR stochastique. SEIR, ça
signifie que les nœuds (les individus) passent entre quatre
états, S = susceptible = non-infecté,
puis E = exposé = en incubation,
puis I = infectieux et enfin R
= rétabli = immunisé ou mort. Stochastique, ça signifie que
plutôt que modéliser les choses avec des équations différentielles, je
prends un grand nombre de nœuds (300 000 dans mes expériences) et les
contaminations ont lieu au hasard. Ça rend les calculs
non-reproductibles, mais cela permet de gérer des situations bien plus
complexes qu'avec des équations différentielles.
Le nombre de cas de Covid-19 serait-il massivement sous-évalué ? (Ce serait une bonne nouvelle…)
Voici enfin quelque chose qui ressemble à une bonne nouvelle. Je
ne sais pas combien j'ose y croire, parce que j'ai un peu peur de me
laisser aller à trop espérer et d'être déçu, mais il y a des éléments
très significatifs : il semble que la grippe soit en recrudescence…
sauf que cette « grippe », ce serait en fait le Covid-19, qui serait
énormément plus fréquent que ce qu'on imagine. Pourquoi serait-ce une
bonne nouvelle ? Reprenons au début.
Commençons par l'anecdotique.
La semaine dernière, le poussinet a eu une sorte de rhume, plutôt
typique mais avec quelques symptômes inhabituels (comme un goût sucré
persistant dans la bouche). Évidemment, il s'est inquiété et si
c'était le Covid-19 ? ; je lui ai fait remarquer que le nombre de
cas était encore extrêmement faible rapporté à la population
française, et que même s'il est largement sous-estimé et qu'il faut
multiplier encore par un facteur de croissance de l'exponentielle
entre les premiers symptômes et le moment où un cas est recensé, ça
n'apparaissait toujours vraiment pas probable, surtout que son rhume
collait quand même très peu avec les symptômes de Covid-19 (pas de
fièvre, pas de fatigue, pas de maux de tête) et quand même bien avec
un rhume classique (nez qui coule, toux plutôt grasse). J'ai fini par
le convaincre. Mais entre temps nous avons demandé à un certain
nombre d'amis s'ils n'avaient pas eu des symptômes particuliers ces
derniers temps…
…et le nombre de réponses a été hallucinant. Plein de gens, mais
vraiment plein (peut-être 20% d'un échantillon aléatoire, même si
c'est vraiment difficile de compter parce qu'on obtient plus
facilement des réponses positives que négatives), et, ce qui est
important, des gens indépendants (par exemple des connaissances par un
forum informatique qui ne se voient que rarement en vrai et n'ont pas
de raison d'être des contaminations croisées) m'ont signalé avoir eu
des symptômes grippaux très modérés, souvent juste un ou deux jours,
ces derniers temps. Qui une toute petite poussée de fièvre, qui une
toux sèche inhabituelle, qui une grande fatigue un jour, et ainsi de
suite. Des symptômes qui sont assez inhabituels pour qu'on se
dise tiens, c'est bizarre, mais pas assez importants pour qu'on
consulte, et puis ils passent, et on n'y pense plus jusqu'à ce que je
pose la question. Certains ont eu des cas plus sérieux : un ami qui
fait de l'anosmie complète, un autre qui a eu une grosse fièvre avec
une grande fatigue et difficulté à se concentrer pendant plusieurs
jours. Sur Twitter aussi, je vois plein de gens dire des choses
comme ah, j'ai de la fièvre… bon, espérons que ce n'est qu'une
grippe. Faut-il vraiment espérer que ce ne soit qu'une
grippe ?
Moi-même, hier, j'ai eu une forme de toux sèche, légère mais très
inhabituelle (ni la toux grasse que j'ai en fin de rhume, ni la toux
sèche qui lui succède ensuite quand je sens bien que j'ai la gorge
iritée, mais l'impression déplaisante d'avoir quelque chose à sortir
qui ne vient vraiment pas). Puis cette impression est passée, je me
suis dit que c'était probablement la poussière de l'appartement où je
n'ai pas l'habitude de rester confiné, ou simplement l'effet nocebo dû
au stress, et je n'y ai plus repensé, sauf qu'un peu avant 20h j'ai eu
un énorme coup de fatigue, avec une grande difficulté à me concentrer
sur quoi que ce soit. Je ne sais pas quoi en penser. (Je note qu'en
ce qui me concerne, je suis vacciné contre la grippe.)
Bon, tout ça c'est de l'anecdotique, même si c'est de l'anecdotique
qui commence à devenir frappant quand mon poussinet et moi avons vu
s'accumuler les réponses d'amis et collègues qui nous disaient avoir
fait une grippounette.
Mais alors regardons des données moins anecdotiques. Plein de pays
ont des réseaux de surveillance de la grippe qui enregistrent le
nombre de consultations de médecins pour syndromes grippaux
(ILI : Influenza-Like
Infection). Et là on constate que, au moins en France, en Suisse,
en Belgique, à New York (cf. les graphes
de ce
fil Twitter), alors que l'épidémie de grippe était en phase de
recul, il y a ces derniers jours une nette recrudescence de
consultations pour syndromes grippaux, comme si un nouveau pic de
grippe arrivait. Or la grippe saisonnière ne fait jamais deux pics :
elle vient, elle culmine, elle repart. (Une épidémie peut faire
plusieurs pics si, par exemple, les gens prennent peur et s'isolent,
avant qu'assez d'immunité se soit installée dans le pays, puis
ressortent quand ils ont l'impression que le danger est passé. Mais
ceci n'est pas du tout le cas pour la grippe. Au contraire, les
mesures anxiogènes autour de Covid-19 devraient plutôt avoir un effet
accélérant la fin de l'épidémie de grippe.) Si ce n'est pas la
grippe, quel autre virus pourrait être responsable de nouveaux cas de
grippe un peu partout ?
Non, en fait, ce n'est pas si simple : il y a une autre explication
naturelle, c'est que les gens s'inquiètent plus et se surveillent
plus, donc remarquent des symptômes qui en temps normal ne l'auraient
pas été, ou encore qu'ils font une forme d'hypocondrie. J'ai du mal à
croire que ça puisse être d'une telle ampleur (mes amis me décrivent
des symptômes légers mais inhabituels d'après eux ; et ceux qui vont
consulter un médecin ont probablement des symptômes un peu plus que
complètement anecdotiques).
Cette
prépublication (par Pierre-Yves Boëlle, du
réseau Sentinelles de surveillance de la grippe en
France) rapporte une corrélation significative, à travers les régions
françaises, entre l'excès à la normale du nombre de consultation pour
syndromes grippaux et le nombre de cas de Covid-19 rapportés dans la
région, ainsi qu'une croissance de ceux-ci dans le temps ayant une
pente logarithmique compatible avec la progression de l'épidémie de
Covid-19. Il semble assez peu vraisemblable qu'un effet purement
psychologique se comporte de cette manière (même si tout cela est très
difficile à quantifier). Le texte signale que le
réseau Sentinelles a eu des tests positifs au Covid-19
parmi les échantillons prélevés aléatoirement pour analyse de
différents virus (il ne donne malheureusement pas le nombre, qui n'est
probablement pas assez significatif pour qu'on puisse en tirer quelque
conclusion que ce soit à part « il y a des cas »).
Bref, tout ça n'est pas une preuve absolue, mais il y a des indices
qui commencent à devenir très forts que beaucoup de syndromes grippaux
bénins sont en fait des cas de Covid-19.
En quoi est-ce que ça remet en cause beaucoup de chose qu'on
croyait ? Cela suggère un ordre de grandeur vraiment différent du
nombre de cas. L'article de Boëlle estime à 84 par 100 000 habitants
l'excès du nombre de consultations pour syndromes grippaux, en semaine
2020-W10, sur l'ensemble de la France, c'est-à-dire 59 000
consultations supplémentaires sur cette semaine, alors que les cas
nouveaux de Covid-19 officiellement recensés sur cette semaine étaient
de 1000 environ, qu'il faut probablement multiplier par un facteur 2
ou 3 avant de comparer, pour tenir compte du fait qu'il y a quelques
jours (pendant lesquels la croissance exponentielle continue…) entre
le moment où un cas est au niveau qui amène la personne à consulter et
le moment où il est au niveau qui l'amène éventuellement à l'hôpital
et où on ferait un test. Je me doutais bien que la grande majorité
des infections n'étaient pas testées (j'utilisais l'ordre de grandeur
de ×10 tiré du recollement d'estimations très grossières), mais là on
est vraiment au-delà de ce que je pensais. Ou pour le dire autrement,
comme il semble que la mort se produise généralement autour d'une
semaine après les premiers symptômes, sur ces 59 000 consultations
supplémentaires suspectes en 2020-W10, seules 100 sont mortes de
Covid-19 en 2020-W11, ce qui fait une létalité autour de 0.2% parmi
les cas suffisamment graves pour justifier une consultation chez un
médecin, dont on peut eux-mêmes penser qu'ils sont encore loin de
représenter l'ensemble des infections (la plupart des amis que j'ai
évoqués plus haut ne sont pas allés voir un médecin ! évidemment,
rien ne dit qu'ils avaient Covid-19, et évidemment ils ont tendance à
être plus jeunes que la médiane, mais c'est une idée à garder à
l'esprit).
En quoi serait-ce une bonne nouvelle ? En ce que cela suggère que
la létalité aurait été fortement surestimée. Il faut se dire qu'on a
affaire à un iceberg (qui grossit !) : on n'en voit que la partie
émergée (les morts, les cas de détresse respiratoire aiguë, et
d'autres cas assez graves pour être traités par les services d'urgence
et faire l'objet d'un test qui sera comptabilisé dans les statistiques
s'il est positif). Mais on ignore la taille de la partie submergée
(les cas qui se présentent comme une grippe banale, voire une
grippounette, peut-être même une absence totale de symptômes). Si on
ne regarde que la partie émergée, l'iceberg est très inquiétant, parce
qu'il va grossir jusqu'à des proportions démesurées. Mais si la
partie submergée est assez grosse, c'est que nous sommes bien plus
avancés qu'on le pensait dans l'infection, et le seuil d'immunité
n'est plus forcément si loin. I.e., l'aplatissement de la courbe
nécessaire pour traverser l'épidémie ne semble plus aussi
invraisemblablement inatteignable.
Le nombre de décès et de cas graves est évidemment ce qu'il est.
Le débordement des services d'urgences où il a lieu est un fait
incontestable et qui appelle au minimum à ce qu'on ralentisse
fortement l'épidémie, mais la différence est que cette situation
représenteraient une épidémie déjà bien avancée et pas le tout début
du bout de son nez. Ce serait incontestablement une bonne
nouvelle.
Pour dire les choses autrement, si on suppose que chez 90% de la
population (chiffre complètement pifométrique) l'infection au Covid-19
ne produit que des symptômes tellement modérés que personne ne se rend
compte de rien, et peut-être que ces personnes ne sont que très
faiblement infectieuses, et que leur charge virale reste trop faible
pour que les tests soient fiables auprès d'eux, cela ne changera pas
beaucoup la dynamique connue de l'épidémie jusqu'à présent, sauf que
c'est comme si la population à infectée était dix fois plus faible, et
avec elle le nombre de morts à prévoir.
Si tout ça est juste, il me semble clair que la stratégie
d'« aplatir la courbe » (celle que j'appelais ②), et pas celle de
chercher à arrêter à tout prix l'épidémie (celle que j'appelais ①),
est la bonne. On a toujours un
choix[#] entre Charybde et
Scylla, mais Scylla est moins horrible que ce qui était initialement
prévu. Bien sûr, pour l'instant, on navigue à vue et il est trop tôt
pour essayer de savoir de combien.
[#] Enfin, à supposer
qu'on ait un choix, parce qu'il n'est pas clair que le niveau maximal
de confinement acceptable pour la population soit suffisant pour
ramener le nombre de reproduction en-dessous de 1… Quand je regarde
les données pour le village italien de Lodi, qui est confiné depuis le
2020-02-23, j'ai l'impression qu'on tourne autour de 1 (ces chiffres
sont malheureusement très difficiles à lire parce qu'il ne semble pas
que le nombre de cas actifs soit publié, seulement le nombre de cas
cumulé).
Quelques remarques, cependant. Le nombre de cas ne peut pas avoir
été trop lourdement sous-estimé : la Corée du Sud contrôle son
épidémie par une campagne de tests massifs : s'il y avait trop de cas
presque asymptomatiques mais testant positifs, ça se refléterait sur
leur taux de létalité qui n'est pas si bas que ça ; et s'il y avait
trop de cas presque asymptomatiques testant négatifs, leur stratégie
pour retrouver les contaminations ne marcherait pas, sauf si ces
personnes ne sont pas du tout contagieuses : c'est pour ça que
l'hypothèse à avancer est que ces cas en questions sont presque
asymptomatiques, sont généralement négatifs aux tests, et sont peu
contagieux. Cette hypothèse pose toujours un problème, qui est qu'il
y a eu des événements de contamination de groupe où un grand nombre de
personnes ont été contaminées parmi la population présente, ce qui
laisse penser que le taux d'asymptotiques ne peut pas être trop bas.
Mais l'hypothèse a été avancée (voir par
exemple ici)
que toutes les contaminations ne se valent pas : la gravité pourrait
dépendre du nombre de contacts, des doses infectantes, et/ou de la
voie d'infection : ceci expliquerait que les événements
supercontaminateurs ne représenteraient pas des statistiques
habituelles.
L'autre point crucial à souligner, c'est que tout ce que j'ai dit
n'est une bonne nouvelle que si les contaminations presque
asymptomatiques sont néanmoins assez pour conférer une immunité. Là
je ne suis pas du tout qualifié pour m'exprimer,
mais cette
analyse semble suggérer qu'on peut être prudemment optimiste à ce
sujet.
Et bien sûr, il faut garder à l'esprit dans tout ça qu'un facteur
énorme à prendre en compte, c'est combien les personnes âgées sont
touchées par l'épidémie.
Voir cet
excellent article qui analyse le cas de l'Italie par rapport à la
Corée (la plus grosse différence dans le taux de létalité semble venir
du nombre de personnes âgées infectées). Si on veut utiliser comme
stratégie d'aplatir la courbe, il faut aussi prendre garder à protéger
plus soigneusement les personnes âgées que les jeunes.
Bon, quelle sera la stratégie suivie en France et en Europe ? Et comment va se dérouler la suite ?
Je suis tombé
sur cette
modélisation effectuée par la Imperial College Covid-19 Response
Team et publiée hier teste l'effet de différentes mesures sociales sur
l'épidémie de Covid-19 au
Royaume-Uni. Il
semble qu'une étude du même genre a été fournie à la France mais
pas rendue publique.
Le fait qu'ils évoquent 500 000 morts au Royaume-Uni si on ne fait
rien risque de faire beaucoup parler. Je pense pour ma part que cette
chiffre est exagérément pessimiste : le taux d'attaque final qu'ils
prédisent, à savoir 81% de la population en tablant pour un nombre de
reproduction R₀=2.4, est très proche de la valeur
calculée par SIR, ce
qui me suggère qu'il s'agit probablement d'un modèle de ce type, avec
des raffinements pour la catégorisation par âge mais pas de vraie
structure de graphe social (dont les effets atténueraient beaucoup le
taux d'attaque final comme je l'ai déjà expliqué). Je pense en fait
que le but des auteurs n'était pas de prédire le taux d'attaque mais
simplement de montrer l'effet relatif sur celui-ci de différentes
mesures de distanciation et isolation, dont on peut penser que ça ne
dépend pas trop de la structure sociale complexe. Donc je pense qu'il
ne faut pas tabler sur 81% de contaminés et 500 000 morts au
Royaume-Uni même si on ne fait absolument rien, mais ça donne
une idée de l'ampleur du problème.
Cependant, ce qui m'intéresse surtout est qu'ils confirment,
presque exactement comme je l'expliquais, ce que je dis depuis
longtemps, à savoir l'existence d'une dichotomie importante entre
les pistes ① et ②, qu'ils formulent
de la manière suivante (dans le même ordre que moi) :
Whilst our understanding of infectious diseases and their
prevention is now very different compared to in 1918, most of the
countries across the world face the same challenge today with
COVID-19, a virus with comparable lethality to H1N1 influenza in 1918.
Two fundamental strategies are possible2:
(a) Suppression. Here the aim is to reduce the
reproduction number (the average number of secondary cases each case
generates), R, to below 1 and hence to reduce case numbers to low
levels or (as for SARS or Ebola) eliminate human-to-human
transmission. The main challenge of this approach is that NPIs
[Non-Pharmaceutical Interventions] (and drugs, if available) need to
be maintained – at least intermittently - for as long as the virus is
circulating in the human population, or until a vaccine becomes
available. In the case of COVID-19, it will be at least a 12-18
months before a vaccine is available3. Furthermore, there is no
guarantee that initial vaccines will have high efficacy.
(b) Mitigation. Here the aim is to use NPIs (and
vaccines or drugs, if available) not to interrupt transmission
completely, but to reduce the health impact of an epidemic, akin to
the strategy adopted by some US cities in 1918, and by the world more
generally in the 1957, 1968 and 2009 influenza pandemics. In the 2009
pandemic, for instance, early supplies of vaccine were targeted at
individuals with pre-existing medical conditions which put them at
risk of more severe disease4. In this scenario, population immunity
builds up through the epidemic, leading to an eventual rapid decline
in case numbers and transmission dropping to low levels.
The strategies differ in whether they aim to reduce the
reproduction number, R, to below 1 (suppression) – and thus cause case
numbers to decline – or to merely slow spread by reducing R, but not
to below 1.
In this report, we consider the feasibility and implications of
both strategies for COVID-19, looking at a range of NPI measures. It
is important to note at the outset that given SARS-CoV-2 is a newly
emergent virus, much remains to be understood about its transmission.
In addition, the impact of many of the NPIs detailed here depends
critically on how people respond to their introduction, which is
highly likely to vary between countries and even communities. Last,
it is highly likely that there would be significant spontaneous
changes in population behaviour even in the absence of
government-mandated interventions.
We do not consider the ethical or economic implications of either
strategy here, except to note that there is no easy policy decision to
be made. Suppression, while successful to date in China and South
Korea, carries with it enormous social and economic costs which may
themselves have significant impact on health and well-being in the
short and longer-term. Mitigation will never be able to completely
protect those at risk from severe disease or death and the resulting
mortality may therefore still be high. Instead we focus on
feasibility, with a specific focus on what the likely healthcare
system impact of the two approaches would be. We present results for
Great Britain (GB) and the United States (US), but they are equally
applicable to most high-income countries.
Il est donc clair que les gouvernements français et britannique ont
reçu le message que ces deux stratégies existent, Charybde et Scylla.
Le document discute (c'est son but principal) quelques manières de
rendre ② un peu moins horrible (et montre qu'on peut réduire le nombre
de morts d'un facteur 2 et le nombre de lits de réanimation d'un
facteur 3 environ en réduisant le taux d'attaque — qui restera
largement au-dessus du seuil de l'immunité grégaire), confirme que ①
est complètement instable (dans leur analyse, si on confine toute la
population du Royaume-Uni pendant cinq mois, l'épidémie disparaît, et
à peine un mois plus tard elle est de nouveau là), et évoque quelques
façons de rendre ① plus subtil, comme celle où les mesures de
confinement sont déclenchées automatiquement dès que le seuil
d'occupation des lits d'hôpital dépasse un certain niveau, mais bon,
il est clair que cela implique de passer quand même environ deux tiers
des mois en confinement jusqu'à la découverte d'un hypothétique
vaccin. Bref, sous n'importe quelle forme le dilemme reste atroce
(j'ai évoqué des thèmes et
variations hier en cherchant ce que je trouvais de moins
noir).
Je reste persuadé que cette étude est pessimiste : on doit pouvoir
atteindre un taux d'attaque encore plus bas que le 40% qu'ils estiment
sous les meilleures méthodes d'aplatissement de la courbe si on tient
compte des effets de structuration sociale (encore une fois, les
effets qui ont fait que je ne sais combien d'hommes politiques ont été
infectés en premier : ils sont hautement connectés, donc les retirer
du graphe a un vite impact très fort) : c'est peut-être de la méthode
Coué, mais je crois assez fort au 20% que me souffle mon intuition.
Ils sont aussi possiblement pessimistes sur le nombre de cas
asymptomatiques ou bénins :
d'après un
article paru hier dans Science
(Substantial undocumented infection facilitates the
rapid dissemination of novel coronavirus (SARS-CoV2)),
seulement 14% des infections de l'épidémie initiale du Húběi auraient
été recensés (parmi lesquels 14% et 5% étaient classés comme sérieux
ou critiques
d'après l'article The
Epidemiological Characteristics of an Outbreak of [Covid-19]
(CDC Weekly), tableau 1 page 4) ce qui
suggère que peut-être seulement 2% (resp. 1%) de toutes les infections
nécessitent une hospitalisation, respectivement un passage en
réanimation alors qu'ils se basent sur 4.4% environ. Troisième source
de pessimisme, ou plutôt, présentation pessimiste : ils ne tiennent
pas compte de la possibilité tout de même énorme de créer de nouveaux
lits d'hôpital par réaffection, ou plus exactement, ils comparent
juste leurs courbes au nombre de lits disponibles
actuellement (même pas le nombre de lits total, alors comme les lits
sont pleins à environ 90%, évidemment, ça paraît vite énorme).
Dernier point : comme ils sont épidémiologues et pas sociologues, ils
ne peuvent pas s'exprimer sur la chance que l'épidémie et la peur qui
va avec conduise la population à durablement voire définitivement
changer certaines habitudes (serrage de mains, attention portée à
l'hygiène) qui modifierait le nombre de reproduction.
Bref, je les crois pessimistes (et pourtant je ne vois pas les
choses en rose). Mais qui sait si le conseil scientifique réuni par
le gouvernement français aura la même analyse ?
Et surtout que décideront Emmanuel Macron et les autres
gouvernements européens quand on leur aura expliqué qu'ils ont le
choix entre la mort de centaines de milliers de personnes (avec une
part énorme de personnes âgées) et un confinement dont on ne voit
aucune issue ? Voilà la question dont dépend notre sort à tous (au
moins en Europe : aux États-Unis, ça va être chacun pour soi).
Je ne pense pas qu'on puisse imaginer une seconde que la France se
laisse confiner indéfiniment comme la Chine, ni qu'Emmanuel Macron (ou
Angela Merkel, ou Boris Johnson, etc.) ait l'idée de tuer ainsi
complètement ce qui reste de l'économie. Ni même confiner
régulièrement deux mois sur trois comme le papier le suggère. Je ne
les vois pas non plus accepter trop facilement de laisser mourir des
centaines de milliers de morts ou qu'on puisse les accuser de ne rien
avoir fait. Le confinement était donc logique. Mais la question est
celle de savoir ce qui se passe ensuite.
Pendant dix à quinze jours, il est évident que le nombre de cas
officiels ne va faire qu'augmenter, exponentiellement, à un rythme à
peu près constant (en exp(0.21·t), c'est-à-dire +24% par
jour, ou encore un doublement tous les 3.2 jours, un décuplement tous
les 10.8 jours), car je rappelle que l'effet d'une mesure prise au
jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de
malades, qu'au jour J+12 environ. Le confinement
total de l'Italie ne pourra donc se voir sur les chiffres officiels
qu'autour de samedi, et celui de la France qu'autour de samedi 28 : à
ce moment-là, dans les chiffres officiels, la France aura 85 000 cas
recensés environ, mais ce chiffre-là est prévisible ; il est aussi
évident que la pente logarithmique va baisser quand apparaîtra l'effet
de la nouvelle mesure, mais toute la question est : à quel point ? Si
le rythme des contaminations passe au-dessous de celui des guérisons
(ce qui demande de passer de 0.21 à 0.06 environ), le nombre de cas
ouverts va décroître et l'épidémie se résorber ; sinon, elle
continuera à croître, juste un peu moins vite.
À Wǔhàn, l'épidémie s'est résorbée, mais au prix d'un confinement
vraiment draconien. Je ne sais pas si celui à l'italienne ou à la
française peut suffire. Je suppose que l'idée de commencer par
15 jours était de se donner le temps de réfléchir. Peut-être aussi de
frapper l'opinion publique avec la gravité de la crise. Et peut-être
surtout d'avoir cette information de l'effet d'une telle mesure de
confinement sur le nombre de reproduction.
Maintenant, je pense qu'il va se passer la chose suivante, en
continuant à essayer d'être optimiste comme je peux, mais sans
invoquer non plus de miracle :
(Scénario I.) Au bout de 15 (ou peut-être 30) jours de confinement
de tous les Français, le nombre de cas ouverts étant à peu près en
stagnation (ou en légère recrue), Emmanuel Macron fera une allocution
solennelle expliquant qu'il lève le côté impératif et contraignant des
mesures, parce qu'on ne peut pas empêcher indéfiniment les gens de
vivre et que l'État ne peut pas être derrière chacun, mais qu'il
appelle à la responsabilité de tous pour continuer à prendre le même
soin de rester autant que possible chez eux, s'abstenir des contacts
physiques et de respecter les gestes barrière, à ne voir leurs amis
qu'avec la plus grande parcimonie et à éviter tout contact avec les
personnes âgées. (Les écoles resteront fermées pour un moment, ainsi
que beaucoup de lieux publics, mais les restaurants et cafés auront le
droit d'ouvrir à condition de respecter des règles extrêmement
restrictives sur la séparation des convives et le lavage de la
vaisselle.) Cela ne suffira pas, évidemment, mais cela ralentira au
moins pas mal la courbe des contaminations : pas seulement sous
l'effet de la responsabilisation, mais aussi sous celui de la peur (et
aussi du fait que les moins prudents auront été infectés en premier et
seront devenus immuns). L'épidémie va donc progresser à un rythme
nettement ralenti mais néanmoins positif. Pendant le confinement (ou
plutôt pendant les 12 jours qui vont suivre), le système de santé aura
eu le temps de parer au plus pressé (monter des hôpitaux de campagne
dans des hôtels et des stades), mais surtout les médecins malades
auront eu le temps d'acquérir l'immunité, et peut-être qu'on aura pu
improviser des lits et des respirateurs. Grâce à la diminution de la
vitesse de reproduction, le pic épidémiologique sera à la fois aplati
et étendu dans le temps (durant en gros six mois au lieu de trois et
infectant peut-être seulement 15% de la population, causant seulement
50 000 morts). Au bout d'un moment, ce pic premier étant passé, les
mauvaises habitudes reviendront (et on aura rouvert les écoles), et il
y aura un deuxième pic, qui sera cependant plus plat parce que
beaucoup de gens auront déjà l'immunité (pas assez pour qu'il y ait
immunité grégaire, mais assez pour ralentir nettement), et on sera
mieux préparés. Enfin, on mettra au point un vaccin pour protéger les
personnes âgées qui auront eu la force de rester enfermées chez elles
pendant des mois. (Bonus : on entre dans une ère où l'hôpital public,
et les services publics en général, sont massivement revalorisés, et
Donald Trump n'est pas réélu président des États-Unis soit parce qu'il
est devenu massivement impopulaire à cause des morts incroyablement
nombreux suite à on inaction, soit simplement parce qu'il est décédé
du Covid-19.)
Voilà à peu près ce que je peux offrir de plus optimiste en restant
vaguement réaliste à la fois sur l'épidémiologie, la sociologie des
Français et la psychologie du président. Si vous avez mieux, je suis
toujours preneur. (Pour du très pessimiste, c'est trop facile : il
suffit d'imaginer que l'immunité ne dure qu'un mois et le vaccin
impossible, et que le syndrome interstitiel provoqué par le virus
devienne de plus en plus probable à chaque infection, et vous avez la
recette parfaite de la fin du monde.)
Essayons d'imaginer quelques scénarios avec au moins une lueur d'espoir
Comme je l'écrivais dans l'entrée
précédente, je suis complètement paniqué par la pandémie de
Covid-19, et réfléchir sur le sujet me fait sans doute du mal. Je
vais essayer d'imaginer quelques scénarios possibles en m'efforçant de
ne pas pencher vers l'apocalypse : supposons que les choses ne se
passent pas trop mal, comment cela est-il possible ?
L'état actuel des choses en France est que le gouvernement a
ordonné la fermeture de tous les commerces « non-essentiels »
(apparemment, « essentiel » signifie : magasins d'alimentation,
pharmacies, stations essence, banques, bureaux de tabac et de presse ;
et apparemment aussi, magasins de bricolages, ce qui me soulage un peu
parce que j'avais peur qu'ils soient oubliés de la liste).
Il y a une chose dont il faut bien se rendre compte (c'est un point
très important, expliqué
sur cet
article qui a beaucoup circulé, mais je n'aime pas trop cet
article pour d'autres raisons), c'est que l'effet d'une mesure
prise au jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du
nombre de malades, qu'au jour J+12 environ, parce
que les infections contractées le jour J montrent leurs
premiers symptômes typiquement vers J+3 et envoient les
gens à l'hôpital, si c'est le cas, vers J+12 (tout ceci est
très approximatif, mais c'est l'idée). Depuis aujourd'hui, la pente
logarithmique du nombre de personnes infectieuses a donc forcément dû
baisser, celle du nombre de symptomatiques baissera dans environ trois
jours, mais on ne le saura toujours pas, et celle du nombre de
personnes arrivant à l'hôpital baissera dans environ 12 jours. Et la
question super importante, c'est : de combien ? Et y a-t-il moyen de
le savoir à l'avance ? J'imagine que les gens qui conseillent le
gouvernement cherchent tous les moyens d'y arriver, et j'espère qu'ils
le pourront. (La piste la plus prometteuse me semble être de demander
aux généralistes de faire des tests aléatoires sur les cas de
syndromes grippaux, ou au moins de rapporter ces nombres, sachant
qu'ils verront généralement ces malades avant leur passage à
l'hôpital. Le rapport du nombre est fait, j'en suis sûr ; les tests
aléatoires, je ne sais pas, mais j'espère.)
On entre ensuite dans des scénarios très différents selon que le
nombre de nouveaux cas, dans une douzaine de jours, va commencer à
baisser, continuer à augmenter mais plus lentement, ou rester à peu
près constant (ce qui est probablement le scénario le plus
souhaitable). Et bien sûr, la question est de savoir ce que le
gouvernement va viser (essayer absolument d'obtenir la décroissance,
accepter une explosion juste un peu ralentie, ou tenter de viser le
point magique où les nouveaux cas stationnent).
Une chose qui m'a redonné un peu le moral, c'est d'apprendre qu'en
1956–1958 l'épidémie de « grippe asiatique » (de type A-H2N2) a par
beaucoup de points ressemblé à la pandémie actuelle : avec une
létalité autour de 1% en France (par pneumonie virale plus que par
complications bactériennes), elle a causé autour de 100 000 morts
[mise au point () : en fait,
ce chiffre semble contesté, et la source n'est pas claire :
écouter ce
podcast de CheckNews pour Libération
pour des précisions, qui affirme que c'était plutôt ≤25 000],
soit environ 0.2% de la population, chiffres qui ne sont pas trop loin
de mes estimations raisonnablement optimistes pour Covid-19 ; et je
suppose que beaucoup de ces gens passaient par les hôpitaux, qui ont
été complètement débordés. Le pays a donc déjà vécu ça, et ne s'en
souvient pas si bien (je connaissais l'épidémie, mais pas son taux de
létalité). Mais à l'époque, il ne semble pas que des mesures de
confinement aient été prises.
Je vois de plus en plus les mesures de confinement extrêmes visant
ce que j'avais appeler la stratégie ①, c'est-à-dire, comme en Chine,
arrêter à tout prix l'épidémie, comme une réaction d'orgueil contre la
nature : c'est dire nous allons arrêter la tempête, coûte que
coûte ! ; mais le fléau exige son tribut en vies humaines : il
exige ses 30%, peut-être 20%, peut-être 50% (je ne crois pas du tout
au 70%) de la population de contaminés. Il ne se laissera pas si
facilement tricher de son dû. On peut négocier sur qui, sur comment
et sur quand, mais on ne peut pas négocier sur le nombre, sauf à
trouver un vaccin, lequel ne viendra jamais à temps. Nous devons tous
nous préparer à perdre des proches. Nous devons comprendre qu'il est
vain de s'imaginer que la médecine moderne puisse sauver des vies à
une telle échelle : nous devons considérer que nos moyens médicaux
sont à peine meilleurs qu'en 1957 ou même 1918, parce que les
appareils magiques qui sauvent bien plus de vies ne sont
disponibles qu'en toute petite quantité.
Les rumeurs selon lesquelles le gouvernement français pourrait
décréter, demain, un confinement total de la population, me glacent le
sang. D'abord parce que je crois que ce serait une très lourde erreur
(on ne pourra jamais sortir du confinement sans que l'épidémie
reparte, et on n'aura rien gagné sauf lourdement traumatiser les
personnes confinées), et parce que l'effet sur mon moral sera encore
plus grave, moi qui ai sans arrêt besoin de soleil et qui attendais ce
printemps avec tant d'espoir après un hiver interminablement gris et
pluvieux. Mais j'ai promis de chercher les scénarios avec une lueur
d'espoir.
Inspiré par le commentaire de Cigaes dans l'entrée précédente, je
cherche à élargir mes idées au-delà des pistes ① et ② que j'avais
évoquées.
Scénario A. Le gouvernement prend rapidement des mesures de
confinement très fortes, mais elles ne sont que temporaires, pas
destinées à arrêter complètement l'épidémie mais à gagner du temps
dans le but de rassembler les forces et donner tous les moyens
supplémentaires possibles aux équipes médicales : réquisition de tout
ce qui peut servir d'hôpital et de lits pour ces hôpitaux, moyens
extraordinaires pour fabriquer à une vitesse incroyable des masques et
bouteilles à oxygène, des ventilateurs bird, peut-être aussi des
appareils à oxygénation par membrane extra-corporelle, pour en
bricoler avec des bouts de ficelle ou pour en récupérer partout où on
peut (y compris jusqu'à ceux prévus à usage vétérinaire) ;
parallèlement, pour ce qui est du personnel, on forme en extrême
urgence tous les médecins du pays, les étudiants en médecine, les
infirmiers, et peut-être même jusqu'aux dentistes, pharmaciens et
vétérinaires (pour gérer les cas les plus simples) à ce qu'il faut
savoir pour traiter au mieux les cas modérés et laisser les plus
graves aux plus spécialistes. On arrive ainsi à garder un taux de
létalité pas beaucoup plus grand que 1% même avec un nombre
gigantesque de malades en même temps. On relâche les mesures de
confinement, l'épidémie repart, elle ne touche au final que 15%, et on
s'en tire avec seulement 0.15% de morts. L'économie et la société
sont très très durement secouées, mais finissent par s'en
remettre.
Scénario B. On ne prend que des mesures de confinement modérées,
pour ralentir l'épidémie sans pour autant chercher à la limiter.
Néanmoins, les gens finissent par prendre peur et se confinent
eux-mêmes dans une certaine mesure, et de plus, ils adoptent
durablement une meilleure hygiène : ceci diminue le nombre de
reproduction. De cette manière, seulement 10% de la population est
touchée. Le système de soins est totalement submergé, on doit décider
qui vit et qui meurt, le taux de létalité tourne autour de 3%, mais on
(la société) finit par accepter que c'est un pêché d'orgueil que
d'espérer sauver tout le monde. L'épidémie tue 0.3% de la population.
Elle revient peut-être en une seconde vague parce que les changements
des habitudes ne sont que temporaires, mais cette fois-là on est mieux
préparés, on a peut-être un vaccin, ou peut-être effectué les
préparations évoqués au scénario A. L'économie et la société s'en
remettent. C'est le scénario le plus probable pour un retour à la
« normale » assez rapide.
Scénario C₁. Le gouvernement prend des mesures de confinement
sévères, l'épidémie régresse, mais la population se révolte et finit
par décider qu'emprisonner tout le monde chez soi est pire que de voir
mourir peut-être 1% de la population. On est ramené à un des
scénarios précédents.
Scénario C₂. Le gouvernement prend des mesures de confinement
sévères, l'épidémie finit par disparaître, il lève des mesures,
l'épidémie repart immédiatement à partir de cas importés ou mal
détectés, et la population finit par comprendre le dilemme et la suite
est comme en C₁.
Scénario D. Le gouvernement commence par prendre des mesures de
confinement sévères jusqu'à ce que l'épidémie disparaisse presque
complètement, puis les relâche progressivement, deux semaines par deux
semaines, en ayant les yeux rivés sur la vitesse à laquelle les
nouveaux cas se multiplient. On finit par atteindre le niveau de
confinement un peu réduit qui donne un nombre de reproduction du virus
presque exactement égal à 1. La société doit s'habiter à vivre sans
écoles, sans restaurants, sans musées, sans aucun lieu public, et à ce
que tous les rassemblements soient interdits et que des policiers
surveillent régulièrement le respect des distances de sécurité dans
les rues et autres espaces publics, mais il n'est pas totalement
interdit de sortir de chez soi (il y a peut-être des horaires ou des
jours à respecter). Les transports en commun sont autorisés
uniquement à condition du port d'une combinaison de protection, ou au
minimum, d'un masque approprié, pour tous les usagers. L'économie
s'effondre complètement mais finit par se retructurer autour d'autres
pôles (encore plus d'importance étant donnée aux communications et au
virtuel). Le nombre de morts de l'épidémie est extrêmement faible.
On tombe dans un monde dystopien, mais on apprend à l'accepter et à
vivre avec, et c'était le prix à payer pour sauver tous ces gens.
(C'est le plus optimiste que j'arrive à trouver pour la piste ①.
C'est la voie que semblent prendre la Chine, la Corée et
d'autres.)
Scénario E. Un peu comme le scénario D, i.e., confinement un petit
peu réduit, mais seulement le temps de développer un vaccin (mais du
coup, il n'y a pas de restructuration de l'économie, ni d'acceptation
de la nouvelle normalité, seulement un très très long moment à passer
dans une société dystopienne).
Scénario F. Un peu comme le scénario D, i.e., confinement un petit
peu réduit, mais à la différence que le nombre de reproduction est
maintenu aussi proche que possible de 1 avec juste assez de
malades à tout moment pour que le système de santé puisse les
encaisser ; au bout d'assez longtemps, soit on a atteint un niveau
d'immunité permettant de lever le confinement (progressivement), soit
on trouve un vaccin et alors on retombe sur le scénario E.
Scénario G (ajout : suggéré par « @/2 » en
commentaire, un peu modifié/précisé par mes soins). Mesures de
confinement énergiques donnant un pic épidémique à environ 1% de la
population, ce qui produit une immunité grégaire dans certaines
régions mais pas sur l'ensemble du territoire. Une fois l'épidémie
disparue du pays (qui devra garder ses frontières extrêmement
surveillées avec les voisins qui ne sont pas dans la même situation),
on peut relâcher le confinement en étant prêts à faire du confinement
local extrêmement agressif et du traçage de contacts à la moindre
apparition d'un nouveau cas. La société apprend à vivre avec des
bouclages réguliers de villes ou régions entières à cause de la
détection d'un cas de Covid-19.
Scénario H (ajout : suggéré par « jean » en
commentaire, reformulé par mes soins). Comme le scénario G, mais en
utilisant des tests extrêmement massifs en plus du traçage de
contacts, comme solution temporaire en jusqu'au développement d'un
vaccin, si on y arrive.
Voilà à peu près le tour de mes idées un tout petit peu optimistes.
Si vous en avez d'autres, vous pouvez les poster en commentaire, ou
écrire quel scénario vous paraît le plus désirable, d'une part, et le
plus probable, d'autre part. (J'ai tendance à dire que A ou B est le
plus désirable et que C₂ est le plus probable)
Je choisis Scylla, et je suis complètement terrifié
Je suis complètement terrifié. Je fonds en larmes régulièrement,
je ne dors quasiment plus, ma digestion est complètement déréglée, et
cela empire de jour en jour (même s'il y a des hauts et des bas : un
moment j'arrive à lâcher prise, le moment suivant je repense à
ce qui va arriver et l'angoisse me glace). Le poussinet et moi nous
communiquons mutuellement notre peur et même l'amplifions parfois dans
nos tentatives pour chercher du réconfort l'un auprès de l'autre en
parlant de ce qui va arriver. Je n'ose pas trop aller vers mes autres
amis pour ne pas déverser ma propre angoisse sur celle qu'ils peuvent
déjà avoir (ou, s'ils ont la chance de ne pas en avoir, leur
transmettre la mienne).
J'essaie de m'accrocher aux branches : je pense que la société ne
va probablement pas s'effondrer (mais elle va être secouée comme elle
ne l'a jamais été depuis la seconde guerre mondiale), et que je ne
vais probablement pas mourir (en tout cas pas du virus, peut-être d'un
paroxysme d'angoisse), mon poussinet non plus, et beaucoup de mes
proches non plus. Donc ce n'est pas la fin du monde. Mais c'est
indéniablement la pire crise de notre génération. Socialement,
politiquement, psychologiquement, économiquement, il y aura un avant
et un après Covid-19. Je ne sais pas ce qu'il restera des petits
éléments confortables de ma vie quotidienne dans le monde d'après.
Est-ce que je peins le tableau trop noir ? Je ne sais pas.
Peut-être que cette entrée de blog paraîtra grotesquement
catastrophiste dans un an ou deux. Je prends sans hésiter le risque
du ridicule, j'accueille même le ridicule à bras ouverts si les choses
se déroulent moins mal que ce que je crains. Faites que je sois
ridicule !, j'en serai tellement heureux. Faites que dans cinq ans je
sois le premier à rire de mes prévisions d'apocalypse.
Écrire tout ceci me fait du mal, j'en suis conscient, donc je vais
essayer que cette entrée-ci soit la dernière où je rumine sur le
sujet. (Déjà j'ai hésité à commencer cet article de blog en me disant
que je me faisais du mal au lieu de trouver la catharsis, et que je
pouvais faire du mal à ceux qui me liraient.) Mais parler d'autre
chose me semble tellement difficile, tellement futile, que je bloque
complètement. Je vais peut-être mettre ce blog en pause, probablement
me déconnecter de Twitter qui ne fait qu'alimenter ma terreur, je ne
sais pas encore.
J'écrivais dans le billet
précédent que je voyais deux pistes pour lutter contre une
épidémie, un dilemme atroce entre deux options horribles, dilemme qui
commence tout doucement à faire son chemin dans l'opinion, mais
souvent en braquant le choix vers une seule de ces options présentée
comme évidemment la bonne : or il n'y en a pas de bonne, les deux sont
horribles, et la personne qui pense qu'on doit évidemment préférer
celle-ci ou celle-là n'a (je pense) rien compris à la situation.
Les options sont : ① (contenir, qu'on pourrait aussi
appeler le chêne), c'est-à-dire arrêter l'épidémie à tout prix,
ou ② (gérer, le roseau), la ralentir mais en la laissant
suivre son cours jusqu'à ce qu'elle s'arrête d'elle-même. Je renvoie
à l'entrée précédente pour les
explications plus détaillées notamment sur le concept d'immunité
grégaire.
Les deux sont atroces. Gérer, cela signifie qu'une proportion
significative de la population, peut-être 20% si on est optimiste (des
gens disent 70% mais même moi qui panique je ne crois pas à ça comme
je l'ai expliqué), sera infectée. Au bas mot 0.5% de ces gens
mourront, c'est-à-dire 75 000 personnes en France. Mais en fait
beaucoup plus, parce que ralentir cache une horrible vérité :
si on ralentissait vraiment au point que le système de santé arrive à
gérer sereinement les choses (comme le suggère le
slogan Flatten
The Curve), à supposer qu'on y arrive, cela prendrait de
nombreuses années voire des décennies de blocage, et on retombe sur un
autre nom pour l'autre solution, qui est de tout bloquer.
Contenir : tout bloquer, c'est-à-dire plus d'écoles, plus de
transports en commun, plus de lieux de vie commune, plus de
restaurants, cafés, cinémas, théâtres, plus aucune vie économique
au-delà du minimum vital, comme en Italie en ce moment, et ce pendant
un temps indéfini : jusqu'à trouver un vaccin, qu'on arrive à le
produire et qu'on puisse le répandre au monde entier, au moins, ce
dont on imagine difficilement que ça puisse prendre moins de deux ans,
et peut-être indéfiniment parce que le vaccin n'est pas toujours
techniquement possible. En attendant, vivre dans la terreur
perpétuelle du fléau qui peut se faire réapparaître son affreux visage
dès que le blocage est un peu desserré.
Gérer : ralentir certes un peu l'épidémie avec des fermetures
partielles, mais en sachant que ça ne suffira jamais assez pour que le
système de santé tienne le choc. Ce choc est tellement énorme qu'il
est presque impossible à visualiser : si ~20% de la société doit être
infectée, que 2.5% de ces infectés doivent passer en réanimation
(j'estime à 50% les cas asymptomatiques, et je prends 5% des cas
symptomatiques), cela fait 5000 personnes passant en réanimation pour
chaque million d'habitant. Dans un pays raisonnablement bien équipé
comme la France, il y a 75 lits de réanimation par million
d'habitant : en réquisitionnant tout ce qui peut servir (salles de
réveil, salles d'opération, vieux respirateurs ou appareils bricolés
avec trois bouts de ficelle), on peut peut-être espérer passer à 150.
Donc ~30 personnes à passer dans chaque lit+respirateur : s'il faut ne
serait-ce qu'une semaine de réa par personne, ce qui semble très
optimiste, cela fait 25 semaines : il faut lisser l'épidémie sur six
mois, à supposer qu'on ait un contrôle si fin. Six mois encore pires
que la crise actuelle en Italie, mais dans le pays tout entier — dans
le monde entier. Ou bien trois mois d'une crise encore deux fois pire
que ça, et seulement la moitié des malades trouveront un lit, les
autres mourront sans soins, et les médecins devront choisir qui vit et
qui meurt.
Ou bien sinon : le blocage complet qui ne pourra être levé qu'à la
faveur de la découverte d'un vaccin providentiel.
Ces deux options sont glaçantes. Celui qui émet une préférence
d'emblée, sans être horrifié par la monstruosité d'un tel choix, a
complètement loupé le roman. (Encore une fois, je renvoie
au billet précédent pour des
explications plus précises sur pourquoi on doit faire ce choix.)
Je me suis torturé pour savoir laquelle me semblait la moins
horrible, et je pense finalement que c'est de gérer (la ②).
J'ajouterais la nuance : mobiliser absolument tous les moyens de
l'État pour construire, fabriquer ou réquisitionner en un temps
record, et peu importent les coûts, des hôpitaux préfabriqués, des
lits de fortune (pour la France, il en faut des centaines de
milliers), et des respirateurs de toute sorte (simples ventilateurs à
oxygène en nombre énorme, des milliers voire dizaines de milliers de
respirateurs avec intubation, et des centaines ou milliers d'appareils
à oxygénation par membrane extra-corporelle). Et former absolument
tous les personnels en rapport avec la médecine (au moins tous les
médecins de toutes les spécialités, et tous les infirmiers) à
l'utilisation de ces machines, pour que les anesthésistes-réanimateurs
puissent se concentrer sur la supervision et la gestion des cas les
plus complexes. Éventuellement appliquer la solution ① un mois ou
deux le temps d'arriver à faire ça. Si tout ceci semble de l'ordre du
ridiculement impossible (et je le pense), c'est dire l'ampleur de la
montagne qu'il s'agit d'aplatir.
Sérieusement, il ne faut plus rêver aux 0.5% de taux de mortalité
(1% des cas symptomatiques) : lorsque les hôpitaux seront débordés,
cela sera plutôt 3% (soit 6% des cas symptomatiques). Donc, dans
cette option, 3% de 20% de la population, mettons 0.5%, mourra —
350 000 personnes pour la France. Je sais que mes chiffres sont
complètement sortis de mon chapeau (j'aurais pu dire le double), mais
ils sont plausibles : ils donnent une idée des ordres de
grandeur, ils permettent de se faire une idée de la catastrophe qui
nous attend (et de nouveau, Angela Merkel s'est montrée encore plus
pessimiste en évoquant 70%). Avec un pic à peut-être autour de 25 000
morts en une journée. Les mots manquent.
Je pense pourtant (et de nouveau c'est un choix atroce et ce n'est
pas la peine de me rappeler à quel point il l'est) que c'est
préférable à la fermeture des écoles et tous autres lieux de vie
publique possiblement à perpétuité. Je pense que l'option ① maintenue
trop longtemps n'aurait pas juste un coût économique et social
tellement important qu'elle entraînerait indirectement la mort de plus
d'individus encore, mais qu'elle conduirait à la transformation de la
société en une dystopie post-apocalyptique, ou peut-être
l'effondrement complet de toutes ses structures. C'est donc avec la
plus grande horreur que, si j'étais chef d'État (et je n'ai jamais été
aussi heureux de ne pas l'être), je choisirais l'option ②, gérer, avec
la nuance que j'ai donnée ci-dessus qu'il faut quand même ralentir
autant que possible même si ça ne suffira jamais, et chercher tous les
moyens possibles pour augmenter les moyens qui seront toujours
ridiculement insuffisants du système de soins.
Je crois comprendre qu'Emmanuel Macron a fait ce choix. Boris
Johnson l'a fait de façon tout à fait claire, sa conférence de presse
évoque explicitement l'immunité grégaire, et suggère une variante
assez dure de l'option ②. Angela Merkel en évoquant le chiffre de 70%
(pessimiste selon moi, je le répète) fait clairement référence à cette
même option. Cela me fait le plus grand mal à écrire, mais je pense
qu'ils ont raison (au moins sur l'idée générale). La Chine, mais même
la Corée du Sud, sont dans l'impasse maintenant qu'elles ont choisi ①,
et j'ai très peur de ce qui va leur arriver (même pour la Chine, ça
peut être un instrument de contrôle entre les mains du pouvoir, mais
ne plus pouvoir mettre les enfants à l'école est très très
embêtant).
Mais ce dont j'ai encore plus peur, c'est du yoyo entre les choix.
L'opinion publique a le plus grand mal à comprendre le dilemme : les
gens disent regardez la Corée, l'épidémie régresse : pourquoi on ne
peut pas faire pareil ? (eh oui, c'est vraiment difficile
d'expliquer les choses). L'OMS elle-même a appelé à
suivre l'option ① (probablement parce que ce sont des médecins avant
tout, donc ils font passer la lutte contre la maladie en premier). On
ne peut vraiment pas qualifier un des choix d'idiot. Mais une fois
qu'on en a fait un, il faut s'y tenir : que va faire l'Italie
maintenant ? L'épidémie va se tasser, et ensuite ? Si le bouclage
sert à rétablir un petit peu d'ordre dans le système de santé,
admettons : mais, sauf dans les toutes petites régions géographiques
les plus touchées, le chemin parcouru vers un espoir d'immunité
grégaire est encore minuscule par rapport au chemin restant à
accomplir (c'est vraiment terrifiant), donc il n'y a que deux options,
continuer en se disant que ce sera encore bien pire, ou s'arrêter et
tous ces morts auront été en vain. (Parce que si on voulait vraiment
suivre l'option ①, il fallait implémenter un bouclage complet du pays
déjà il y a un mois, en se rendant bien compte que c'est peut-être
pour toujours.)
Beaucoup de voix qualifient déjà de criminel le choix de gérer.
L'homme politique qui le fait doit se rendre compte que sa carrière
est terminée : on ne lui pardonnera jamais, ou peut-être seulement
avec le recul de nombreuses années, d'avoir laissé mourir 0.5% de sa
population, la propriété des dilemmes horribles est que le choix qu'on
a fait semble toujours le mauvais puisqu'on n'a pas les horreurs de
l'autre sous les yeux.
Bref, j'ai peur que, face à la révolte inévitable de l'opinion (qui
crie qu'on sacrifie des vies à l'économie, ou qu'on joue à une
horrible expérience scientifique sur un concept incertain), le choix
effectué se transforme en regret, et qu'il y ait volte-face comme ça a
peut-être été le cas en Italie. Et là on aura, en quelque sorte, le
pire des deux options. (Mieux vaudrait une volte-face dans l'autre
sens : prendre ① jusqu'à ce que l'opinion publique réclame la levée du
blocage, auquel point elle sera peut-être prête à accepter ②.)
(Un blocage très bien ciblé dans le temps, juste au moment du pic
de la pandémie, ce qui signifie qu'il faut prévoir ce dernier une
douzaine de jours à l'avance, peut en revanche avoir un sens, parce
que dès qu'on a franchi le seuil d'immunité grégaire on peut
travailler à arrêter activement la pandémie. De même pour un blocage
ciblé dans l'espace quand il y a des inégalités entre régions :
concernant l'Italie, je comprends le principe d'une fermeture complète
dans les provinces les plus durement touchées, parce que celles-ci ont
possiblement atteint le point d'immunité grégaire, ou pourront
l'atteindre en un temps raisonnable, mais le bouclage du pays entier
est une volte-face.)
Comme je l'ai dit plus haut, je n'en dors plus (et je ne sais pas
comment Macron, Johnson, Merkel et les autres, peuvent dormir en ce
moment !).
Ça pourrait presque sembler préférable d'être complètement
démunis : dans une société qui n'aurait ni les moyens d'implémenter un
blocage sérieux, ni de système de soins digne de ce nom qui puisse se
retrouver débordé, la question est vite vue : l'épidémie sera arrêtée
par l'immunité, il n'y a pas de dilemme, juste beaucoup de morts.
C'est comme ça que les grandes pandémies ont toujours fonctionné,
jusqu'à celle de grippe en 1918 dont l'horreur est tout simplement
inconcevable. Gérer, c'est reconnaître qu'on ne peut rien contre la
nature déchaînée, on peut juste atténuer un peu le coup et pleurer
d'envoyer ainsi les médecins au casse-pipe avec les moyens dérisoires
dont on dispose. (Je l'ai déjà dit, mais dimensionner le système de
soins pour pouvoir faire face à une telle crise signifierait avoir des
lits vides à 90% en attendant la prochaine pandémie dont on ne sait
pas quelle forme elle prendra : ce n'est pas un problème de moyens,
même si plus de moyens auraient évidemment été souhaitables et que
l'indigence de l'Hôpital public rende le combat plus dérisoire
encore.)
Lâcher prise, donc, pour la société. Admettre que les médecins
vont vivre le pire des enfers pendant quelques mois, et que le reste
de la société se devra d'arriver à fonctionner comme elle peut,
encaisser, avec la grande majorité des gens qui ne seront que très peu
malades. (C'est vraiment ça qui est si étrange dans cette maladie,
l'écart entre une majorité de cas complètement banals et un tout petit
nombre de cas très graves, mais ce petit nombre suffisant déjà à
submerger le système de santés.)
Il faut moi aussi que j'apprenne à lâcher prise sur ce sur quoi je
n'ai aucun contrôle, et que j'arrête d'écrire des textes comme
celui-ci, que je trouve le moyen de retrouver le sommeil et de
continuer à vivre aussi normalement que je pourrai malgré l'hécatombe
qui frappera forcément assez près de moi, voire très près, et malgré
le bouleversement de tous mes repères familiers, les petits éléments
de ma vie d'avant, les petits plaisirs comme le brunch dominical du
bobo que je suis, petit élément d'une vie passée qui me semble
maintenant tellement lointain et tellement futile. (Lâcher prise
aussi sur le fait que je n'arriverai jamais à faire comprendre le
dilemme à ceux qui ont décidé que telle ou telle option était
évidemment la seule valable, même si mes petits textes peuvent aider
un tout petit peu.)
J'ai pris rendez-vous chez un psychiatre pour voir s'il peut
m'aider au moins à retrouver un semblant de sommeil et d'appétit. Je
vais essayer de me trouver une hygiène de vie dans ce monde nouveau où
je ne comprends pas ce que je fais. Je vais essayer de me laisser
porter par ce courant qui m'emporte sans que je puisse m'y
opposer.
Écrire cette entrée m'a fait verser assez de larmes : j'arrête.
Tous mes vœux de courage et de force à tous les habitants de la Terre
pour les mois qui viennent, et particulièrement aux médecins, aux
infirmiers et tous ceux qui seront en première ligne dans un combat
vraiment héroïque.
Deux approches pour lutter contre une épidémie (contenir ou gérer : Charybde et Scylla)
Je ne sais pas pourquoi, en ce moment, l'épidémiologie intéresse
plein de gens, alors je reviens à la charge en reproduisant (en
français et en plus développé)
un fil
que j'ai écrit sur Twitter
(ici
sur Thread Reader). J'écrirai encore au moins une entrée pour
parler de combien mon moral va très mal à cause de (mais pas
uniquement de) cette histoire, mais comme une partie de ça vient de la
constatation que « nous » avons le choix entre deux options absolument
atroces, il faut que j'explique ce que sont ces deux options, telles
que je les vois, pour faire face à une épidémie. (Pour ce que ça
vaut, il y aura très peu de maths dans ce qui suit, contrairement à
l'entrée précédente qui
présupposait que le lecteur comprend ce qu'est une équation
différentielle.) Peut-être que ça me fait du mal de me torturer à
penser à ce genre de choses, mais je n'arrive vraiment pas à me
distraire et ça a quand même un côté cathartique. (Mais si vous avez
quelques remarques ne serait-ce qu'un peu optimistes à écrire en
commentaires, elles seront les bienvenues, surtout si c'est
pour me dire que je me trompe complètement.)
Voilà, c'est une idée que j'ai eu du mal à comprendre et qui est
donc mal, voire pas du tout, reflétée dans les deux-trois dernières
entrées autour de Covid-19 : l'idée qu'il y a deux principales
approches pour gérer une épidémie. Je vous préviens qu'aucune des
deux n'est réjouissante, et il s'agit de choisir entre deux maux quel
est le moindre (ou éventuellement de faire un compromis entre les
deux, mais il est possible que le compromis donne le pire des deux sur
tous les plans ; ou éventuellement de chercher à faire l'une et
d'échouer et de retomber sur l'autre en encore plus mal : ne
négligeons pas les possibilités que ça se passe encore pire que
prévu). Ces deux stratégies sont :
① (contenir) l'arrêter à tout prix, ou
② (gérer) la ralentir mais la laisser suivre son cours jusqu'à ce que
l'immunité de la population la rende stabilisable.
De quoi s'agit-il ? Dans une population donnée (selon les
comportements sociaux et individuels de la population et selon la
nature et le mode de transmission de l'agent infectieux), l'infection
a un certain nombre de reproduction
(noté R, même si j'ai utilisé κ dans
l'entrée précédente), qui est le
nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour ;
plus exactement, il y a un nombre « basique » de
reproduction, R₀, c'est-à-dire si on ne fait rien de
particulier pour retenir ou contrôler l'infection, et un nombre effectif
en fonction de ce qu'on a fait, de l'immunité déjà installée, et de
toutes sortes d'autres choses.
Si le nombre de reproduction est >1, chaque personne infectée en
infecte plus qu'une, et le nombre de personnes infectées croît
exponentiellement (ce qui ne veut pas dire que ça aille très vite :
une infection qui durerait toute la vie mais où chaque personne
infectée en contaminerait en moyenne une nouvelle tous les dix ans
aurait un nombre de reproduction très élevé, mais l'exponentielle
serait quand même lente : il n'empêche). Une croissance exponentielle
ne peut pas durer indéfiniment si la population est finie : le nombre
effectif de reproduction va forcément finir par tomber. Qu'est-ce qui
fait qu'il diminue ?
Ce qui le fait baisser, ça peut être que les gens changent de
comportement : le nombre de reproduction ne dépend pas que de
l'infection mais aussi de comment les gens se comportent : si chacun
reste cloîtré chez soi et ne rentre en contact avec personne sauf en
portant une combinaison hazmat, le nombre de reproduction sera
essentiellement zéro. Mais ça peut aussi être l'immunité : dans
beaucoup d'infections, les personnes qui ont contracté l'infection,
une fois guéries, deviennent immunes, et ne la reproduisent pas. Ça
peut aussi être la mort, qui est une immunité ultime (encore que,
certaines infections peuvent se transmettre par les cadavres, mais a
priori on s'intéresse plutôt à la propagation d'une infection dans la
population vivante). Je vais faire l'hypothèse que les personnes
infectées et guéries sont immunes (ou au moins le sont en grande
partie, et de façon assez durable ; ce n'est peut-être pas
parfaitement vrai dans le cas de Covid-19, mais j'ai cru comprendre
que les virologues pensaient quand même que ça restait au moins très
largement vrai). Grosso modo, les deux stratégies s'appuient
① surtout sur le changement des comportements et ② surtout sur
l'immunité mais temporairement sur le changement des
comportements.
Le point clé à propos de l'immunité, ce n'est pas juste que les
personnes immunisées n'attrapent pas la maladie : c'est surtout que
les personnes immunisées ne transmettent pas la maladie.
Donc en faisant l'hypothèse qu'une personne guérie est immunisée, elle
est effectivement retirée de la population, pas seulement en tant que
potentiel d'infection mais en tant que vecteur d'infection :
l'infection détruit ses propres ponts, et les liens qu'elle peut
utiliser pour se propager décroissent avec sa progression, ce qui,
fatalement, la ralentit, c'est-à-dire, diminue son nombre de
reproduction.
Plus la proportion de personnes rétablies est élevée, plus le
nombre de reproduction sera bas à cause de l'immunité (cette baisse se
cumule, bien sûr, à celle due à un éventuel changement des
comportements, par exemple si les gens prennent peur et restent chez
eux ou sont confinés par les autorités !).
Il existe une valeur critique du nombre de personnes immunes
au-dessus de laquelle le nombre effectif de reproduction de l'épidémie
passe en-dessous de 1, c'est-à-dire qu'elle commence à s'éteindre.
Ce seuil critique de population immune est celui qui détermine
l'immunité grégaire : il n'est pas nécessaire que
tout le monde soit immunisé pour que l'infection ne puisse pas
progresser exponentiellement, il faut juste qu'une certaine fraction
critique le soit.
Mais que vaut ce seuil à partir duquel il y a immunité grégaire et
non-propagation de l'épidémie ? C'est, évidemment, la question que
tout le monde se pose. Ce qui est sûr c'est que ça dépend hautement
du nombre de reproduction.
Dans le modèle le plus simpliste, celui d'une population homogène
avec des contacts aléatoires, le seuil à partir duquel se produit
l'immunité grégaire vaut 1 − (1/R₀) où R₀ est le
nombre basique de reproduction (c'est-à-dire 100% −
(100%/R₀) pour ceux qui ont du mal avec les nombres entre
0 et 1 et qui préfèrent les pourcentages ; oui, j'avais promis pas de
maths, mais là, quand même…). Donc par exemple si R₀ vaut
environ 3 ça donnerait environ 2/3 ou ~65%. J'ai expliqué pourquoi
dans le 2e paragraphe (mis en exergue) dans
l'entrée précédente (et qui est
indépendant du reste de celle-ci avec lequel elle n'a pas grand
rapport).
Dans la réalité, le vrai nombre est certainement beaucoup plus
petit (il n'y a pas besoin d'immuniser les 2/3 de la population pour
qu'une épidémie dont le nombre effectif de reproduction d'une épidémie
avec R₀=3 cesse de se propager). La raison est
essentiellement à chercher dans la nature du graphe des contacts
humains qui n'est pas du tout aléatoire mais hautement structuré (les
personnes que vous renconterez aujourd'hui et avec qui vous avez une
chance d'échanger une infection ne sont pas du tout des personnes
aléatoires parmi la population humaine mais ont des chances d'être, au
moins, très majoritairement du même pays). Il y a deux sous-raisons
dont je n'ai pas les idées totalement claires sur si c'est deux
facettes de la même ou deux raisons différentes : la première, c'est
(a) que quand on retire une proportion suffisamment élevées de sommets
d'un graphe (en l'occurrence celui des contacts humains), il cesse de
« percoler », c'est-à-dire qu'on ne peut plus passer d'un sommet à un
autre.
Pour la deuxième sous-raison, il faut évoquer le fait que
l'immunité grégaire, en fait, ne dépend pas seulement du nombre de
personnes immunes mais de la manière dont elles sont réparties dans la
population : si une personne totalement isolée de tout le monde
attrape l'infection par un coup de malchance invraisemblable, le fait
qu'elle devienne immune ne nous aide pas beaucoup. Mais justement, ça
tombe bien, (b) les infections ont tendance à infecter en premier les
personnes qui sont hautement connectées dans le graphe, et en les
rendant immunes, elle neutralise en premier les liens qui lui
permettaient le plus facilement de se propager. Autrement dit, les
premières personnes à être rendues immunes (quand c'est la propagation
de l'épidémie elle-même qui confère l'immunité, et pas un vaccin
appliqué à une certaine partie de la population) ne sont pas des
personnes au hasard, ce sont justement les personnes dont l'immunité
est la plus précieuse pour tout le monde.
À titre d'exemple si j'ai bien compris (et en
petits caractères parce que ce sont des maths), si je suppose que la
population est un réseau carré (plan) infini et que chaque personne
infectée transmet l'infection à coup sûr à ses quatre voisins, le
nombre de reproduction au tout début de l'épidémie vaut 4. Pourtant,
(a) il faut retirer en gros 41% des nœuds du réseau et pas 3/4 pour
qu'il cesse
de percoler, c'est-à-dire qu'en vaccinant 41% de la population on
empêcherait celle-ci de se propager loin, et (b) dès que l'épidémie
elle-même se propage, son nombre de reproduction chute de façon
vertigineuse, puisque la croissance n'est pas exponentielle, elle est
seulement linéaire (on a un losange de carrés infectés faisant la
frontière entre son intérieur formé de personnes rétablies et
l'extérieur encore susceptible, et ce qui compte est le périmètre du
losange, comme on me
l'a fait
remarquer).
Bref, à quel seuil critique faut-il s'attendre pour
un R₀ valant environ 3 ? Je n'en sais rien, mais
clairement moins que les ~70% prédits par la formule simpliste 1 −
1/R₀. Des épidémies passées avec des R₀
comparables ont touché « seulement » autour de 20% ou 30% de la
population mondiale, donc c'est un chiffre plausible. Mais il ne faut
pas s'attendre à beaucoup moins. Certainement pas moins que quelques
pourcents.
Je souligne que ce seuil critique permettant le déclenchement de
l'immunité grégaire n'est pas la même chose que la proportion
des personnes qui seraient finalement infectées (= le taux d'attaque
final) si on laisse l'infection complètement incontrôlée : ce dernier
est plus élevé (j'ai calculé 94% dans
l'entrée précédente avec un modèle
simpliste pour R₀=3), parce que quand l'infection dépasse
le seuil critique (son nombre de reproduction devient <1), elle ne
s'arrête pas instantanément, il y a toujours des gens infectés, qui
vont en infecter d'autres (mais un peu moins), et à leur tour d'autres
(encore un peu moins), etc. C'est juste que les choses sont en phase
de ralentissement. Le seuil critique n'est donc pas le taux d'attaque
final, il est le taux d'attaque à partir duquel il
devient stable d'arrêter l'épidémie : s'il reste des gens
infectées, ce n'est pas grave, elles en infecteront un peu moins
(faute de personnes susceptibles à contaminer), puis un peu moins, et
ainsi de suite. Mais le seuil critique est le nombre vraiment
important : il sépare la région où l'infection peut être contrôlée
facilement de celle où tout cas aura tendance à partir en croissance
exponentielle.
Donc, tant que le seuil critique d'immunité grégaire n'est pas
atteint, contenir une épidémie sera terriblement difficile. Soit il
faut détecter immédiatement chaque cas avant qu'il en contamine
d'autres, soit il faut faire des changements importants aux
comportements, habitudes ou structure sociale. Cela peut être par des
mesures individuelles (combien de personnes on fréquente en une
journée, quels contacts physiques on a avec eux, comment on se lave
les mains, etc.) ou collectives (fermeture des écoles et des lieux
publics, interdictions de rassemblements et réunions de groupes,
restrictions sur les déplacements, etc.). Retenons que si le nombre
de reproduction est de ~3 à la base, il « suffit » que chacun ait
trois fois moins de contacts infectieux dans une journée pour qu'il
passe en-dessous de 1 : par exemple, cela pourrait être ~1.5 fois
moins de contacts et que la probabilité que chacun soit soit
infectieux soit ~2 fois plus faible. Il ne faut pas se dire que le
nombre de reproduction est une donnée de la maladie : c'est une donnée
de la société dans laquelle elle s'inscrit. Le problème, bien sûr,
c'est que changer la société est très difficile, et que les mesures de
type fermeture des écoles et des lieux publics ont un coût social
énorme.
Tout ceci étant dit, quelles sont les deux stratégies ?
La ① consiste à ne pas compter sur l'immunité. Faire baisser le
nombre de reproduction en changeant les comportements, y compris par
des mesures draconiennes d'ordre public (fermeture des lieux publics,
interdiction des rassemblements, etc.), jusqu'à ce que ce nombre de
reproduction soit nettement inférieur à 1, si bien que l'épidémie
s'éteint. Le gros problème c'est que c'est instable : si on
relâche ces mesures, le nombre de reproduction redevient >1 (on n'a
fait que le diminuer artificiellement, donc temporairement), donc dès
qu'il y a quelques personnes infectées, la croissance exponentielle
repart. On risque donc de devoir appliquer ces mesures à perpétuité,
parce qu'on découvrirait que dès qu'on les relâche, l'épidémie repart.
(Bien sûr, on peut les rendre un peu moins draconiennes, il suffit de
viser un nombre de reproduction légèrement inférieur à 1, voire
légèrement supérieur en étant en état d'alerte pour redéployer les
mesures dès qu'on détecte de nouveaux cas ; mais passer en-dessous
de 1 demande probablement déjà des mesures assez sévères si la valeur
normale est 3.) Avec cette technique, on ne résout jamais le problème
sous-jacent à moins qu'il n'y ait plus une seule personne contaminée
sur Terre, et ça, dans le cas de Covid-19, je pense qu'on a largement
dépassé le point où on peut l'espérer. Au strict minimum, on doit
maintenir les mesures jusqu'à ce que la pandémie soit en net déclin
sur toute la Terre, et les avoir les mesures perpétuellement prêtes à
être dégainées à la moindre résurgence dans le pays. Et là il faut
considérer le coût social et économique de fermer les transports en
commun, les écoles, les universités, tous les lieux de vie, etc.,
pendant une période qui pourrait s'étaler sur des mois, des années, ou
à perpétuité (ou au minimum, revenir régulièrement et
imprévisiblement).
La stratégie ② est un compromis entre ① et ne rien faire,
jusqu'à ce que l'épidémie s'éteigne d'elle-même par immunité
grégaire (ce qui est, après tout, la stratégie naturelle,
si j'ose dire). L'idée est de laisser l'épidémie contaminer des gens,
mais essayer de la rendre gérable : c'est-à-dire, le plus important,
la ralentir, idéalement au point de laisser le système de soins
arriver à traiter un peu les malades sans être complètement débordé
par leur afflux. L'idée, donc, n'est pas d'éradiquer l'infection (et
reconnaître qu'on n'y arrivera pas) mais de chercher à atteindre le
seuil critique de l'immunité grégaire, après quoi on peut la contenir
de façon stable. Le slogan dont on parle en ce moment,
c'est Flatten
The Curve (voyez le graphique sur ce tweet, il aide vraiment à
comprendre) : applatir la courbe, lisser le pic, rendre
l'épidémie gérable en l'étalant dans le temps sans pour autant
l'arrêter complètement ; appuyer sur ralentir mais pas
sur pause. En plus de ça, on peut espérer contrôler dans une
certaine mesure qui est infecté, prendre des mesures qui
protègent plus les personnes vulnérables (par exemple en fermant
complètement les établissements pour personnes âgées jusqu'à ce
qu'assez des autres aient été infectés pour qu'ils les protègent par
leur propre immunité).
Mais il faut bien noter dans cette stratégie ② qu'on laisse des
gens se faire infecter : pas directement, bien sûr, mais en ne prenant
délibérément pas les mesures les plus draconiennes qu'on pourrait
prendre, ce qui serait la stratégie ①.
Bref, ① = frapper le plus fort possible, rendre le nombre effectif
de reproduction aussi petit que possible, et espérer arrêter
complètement l'épidémie, mais se retrouver dans un état instable,
tandis que ② = frapper juste assez fort possible pour que le système
de santé puisse gérer, maintenir le nombre de reproduction proche
de 1, et atteindre un état stable protecteur.
Les deux ne s'opposent pas toujours : si (et tant qu')on a un
nombre de reproduction élevé, et si le système de santé se laisse
complètement déborder, chose qu'il faut anticiper en se rappelant
que l'épidémie est en train de croître exponentiellement et que toute
mesure qu'on peut prendre n'aura effet qu'au mieux un temps
d'incubation plus tard, les stratégies ① et ② imposent toutes les
deux de prendre des mesures fortes de prévention de la contagion. La
différence apparaît vraiment une fois qu'on découvre qu'on est
effectivement capable de réduire le nombre de reproduction au-dessous
de 1 (si on n'y arrive pas du tout, le dilemme est clos : on fait tout
ce qu'on peut, l'épidémie passe et il y a beaucoup de morts, mais au
moins on n'avait pas de dilemme moral à se poser !).
Bon, ces deux stratégies étant posées, laquelle est la meilleure ?
Franchement, je n'en sais rien. (J'étais persuadé que ② était mieux,
maintenant que j'ai regardé les chiffres de plus près, je n'en sais
plus rien, je suis vraiment terrifié.) L'avenir est vraiment très
sombre dans les deux cas. Mais je pense qu'il est important de les
exposer clairement.
La stratégie ① a permis d'arrêter le SRAS (version 1),
qui était significativement plus létal que Covid-19. (On peut dire
que l'Humanité l'a échappé belle, je crois qu'on a trop peu conscience
de combien de centaines de millions de vies auraient pu y passer, avec
peut-être à la clé l'effondrement
complet de la civilisation.) Mais le SRAS avait des
caractéristiques (en ce qui concerne les symptômes, leur
reconnaissabilité, la période d'incubation) qui permettait de le
traquer plus facilement que son petit cousin, et même comme ça, ça n'a
vraiment pas été facile.
La Chine a clairement choisi la stratégie ① dans sa lutte contre
Covid-19, et a montré que c'était possible. La Corée du Sud semble
montrer que c'est possible même dans le cadre d'une société
démocratique (mais au prix de moyens énormes et passablement
dystopiques eux aussi, quoique différemment de ce qu'a fait la Chine).
Hong Kong, Taïwan et Singapour suggèrent eux aussi que ① est possible
(avec cette fois-ci plutôt l'idée d'empêcher l'épidémie de prendre
pied plutôt que de l'arrêter une fois qu'elle s'est déjà développée,
c'est plus facile mais même pour ça il faut des mesures énergiques
dont on se demande si elles pourront jamais être levées) ; je ne
suis pas sûr de comprendre ce qui se passe au Japon, mais c'est sans
doute semblable. La plupart de ces pays ont l'expérience
du SRAS version 1 et misent sans doute sur la stratégie
qui a permis d'y mettre fin. Mais voilà, la Chine semble se rendre
compte maintenant qu'elle s'est coincée dans un cul-de-sac et ne sait
pas comment redémarrer son appareil productif, comment lever les
restrictions, sans que les efforts aient été vains. Combien de temps
peut-on maintenir tout le pays à l'arrêt ? Combien cela coûte-t-il en
termes de vies humaines ?
Peut-être que l'option ② est préférable, alors ? (Ou peut-être
simplement qu'on échoue à mener ① et qu'on fait du mieux qu'on peut.)
Je m'étais convaincu de ça, mais je me rends compte que la réalité de
l'option ② est elle aussi horrible. Le
slogan Flatten The Curve a l'air sympa jusqu'à ce
qu'on se rende compte que la courbe doit être tellement étalée que
l'option ② commence à ne pas être très différente de l'option ① si on
ne veut pas sacrifier beaucoup beaucoup de vies.
Le problème est que pour rendre l'épidémie gérable, il faut
atteindre le seuil critique que j'ai évoqué plus haut, et qui est
peut-être de 20%. Ceci est un chiffre complètement sorti de mon
chapeau, personne n'en sait rien, mais il est au moins vaguement
plausible : en tout cas, on n'aura pas d'immunité intéressante avant
au minimum une poignée de pourcents.
Or là on se rend compte que l'Italie croule sous la charge de
l'infection dans son système de santé (pourtant moderne et
raisonnablement bien équipé) alors que 0.02% de sa population est
répertoriée comme infectée. À peine un cinquantième d'un pourcent.
Alors je vous laisse réfléchir au temps qu'il faudrait pour atteindre
20% d'infectés en ne dépassant pas 0.02% pendant un mois : on n'est
pas en train de lisser le pic, là, on est en train d'essayer de faire
passer le Mont Everest sous un trou de souris.
Bon, il faut un peu nuancer la gravité de ce chiffre : d'abord, les
cas répertoriés en Italie ne sont que les cas les plus graves, il y a
beaucoup beaucoup d'infectés, une grande majorité, même, qui passent
complètement sous le radar parce qu'ils sont asymptomatiques ou juste
bénins et non comptabilisés. Sur la base de 800 morts, on peut
estimer qu'il y a plus près de 80 000 cas que des 12 000 recensés,
voire 150 000 infections y compris les asymptomatiques (or ce qui
compte est plutôt le nombre de personnes infectées que de cas
cliniquement manifestes) : donc on atteint plutôt 0.25% de la
population italienne ; et en fait, il faut diviser par la population
des régions les plus sévèrement touchées, voire des provinces ou
disticts hospitaliers (quel que soit le bon terme). Peut-être qu'on
atteint 1% ou plus. Il serait important d'essayer de savoir
précisément : si quelqu'un (préférablement comprenant bien l'italien)
peut essayer de trouver des chiffres précis ce serait intéressant.
Mais bon, même en admettant que ce soit 1% et que les hospitalisations
durent autour d'un mois, et qu'on veut atteindre 20% d'infectés, si on
maintient l'infection à ce niveau-là, il faut imaginer que tous les
hôpitaux du pays soient à ce stade de débordement. Pendant vingt
mois. Tout en maintenant les mesures de confinement à un niveau
suffisant pour empêcher l'épidémie de s'emballer, bien sûr (même si
contrairement à l'option ① elles pourront progressivement être levées
parce qu'au fur et à mesure que l'immunité progresse l'infection
devient plus facile à contrôler). C'est gigantesque. Et c'est
terrifiant.
Le problème est que nos systèmes de soins ne sont tout simplement
pas dimensionnés pour des épidémies d'une telle ampleur
(l'ampleur étant ici la proportion des cas qui nécessitent une
hospitalisation ou, surtout, un passage prolongé en respiration
artificielle). Le ~1% de létalité du Covid-19 ne serait pas
franchement terrifiant à lui tout seul : ce qui l'est, c'est les ~5%
qui ont besoin de soins intensifs et très lourds alors que le système
de santé n'est tout simplement pas prévu pour une épidémie touchant
une proportion significative de la population et nécessitant de tels
soins. Je lis qu'il y a en France 75 lits de réanimation par million
habitants (j'avais fait une erreur de division dans un commentaire en
écrivant 7, ce qui rendait la chose encore plus désespérée, mais on va
voir que même avec 75 le compte est très loin d'y être ; bien sûr,
quand on parle de lits, je pense que ce qui importe, en fait, c'est le
nombre de respirateurs) : je ne sais pas combien de temps les 5% des
personnes ayant besoin de respiration artificielle en ont besoin en
moyenne : apparemment ceux qui décèdent passent typiquement jusqu'à un
mois en soins intensifs, mais je ne connais pas la typologie précise,
et je suppose que certaines personnes étiquetées critiques passent
nettement moins qu'un mois intubés. Néanmoins, si ne serait-ce que 1%
de la population est infectée à un moment donné et que 5% de ceux-ci
ont besoin de soins intensifs, c'est plutôt dans les 500 par million
qu'on va chercher. Et quelque chose me laisse soupçonner que les 75
lits par million qu'a la France ne sont pas tous vides et tout prêts à
recevoir les malades !
Je ne parle même pas des ~15% qui ont besoin d'une hospitalisation
n'allant pas jusqu'aux soins intensifs : il me semble que la situation
est légèrement moins critique à leur sujet, mais légèrement moins
critique ne signifie pas que tout est rose pour autant.
On peut critiquer le manque de moyens de l'Hôpital public, et je
suis le premier à signer ces critiques, mais face à une demande d'une
telle ampleur, ce n'est plus tellement le manque de moyens qui est en
cause : à moins d'imaginer un système hospitalier qui serait ~10× plus
grand, avec des lits 90% vides et des médecins passant 90% de leur
temps à se tourner les pouces en attendant que vienne l'épidémie du
siècle, je ne vois pas comment on peut faire face.
Donc lisser la courbe jusqu'à rendre le système de santé capable de
gérer la crise, ça commence à ressembler beaucoup à l'option ①. Ou
disons, les deux commencent à ressembler à la solution pourrie se
terrer dans un trou en espérant un miracle, sous la forme d'un vaccin,
d'une thérapie symptomatique fulgurante, ou d'une construction en
temps record de respirateurs (après, je ne sais pas juger :
peut-être qu'en fait la chloroquine ça marche vraiment, après tout ;
ou peut-être que les vétos ont des tonnes de respirateurs qui peuvent
servir sur des humains quitte à signer la bonne paperasse ou bien
qu'il y a moyen d'en bricoler trente-cinq mille en un mois avec
trente-cinq mille fois trois bouts de ficelle).
Ajout : voir cependant
une entrée ultérieure pour un petit
espoir que la situation soit moins grave que prévue parce qu'on serait
passés à côté d'un nombre gigantesque de cas.
À l'inverse, on peut pousser l'option ② plus loin (je ne sais pas
s'il faut appeler ça ③ ou juste l'extrême de ②) en disant tant pis,
il faut que l'épidémie passe : on va la ralentir comme on pourra,
placarder encore plus fort le message qu'il faut se laver les mains,
mais pas au prix de boucler complètement le pays de façon durable ; le
système de soins sera complètement submergé, mais on va quand même lui
donner un facteur 2 ou 3 de répit par rapport à si on ne faisait
absolument rien pour contrôler l'épidémie, et il sauvera bien quelques
vies. À ce compte-là, il faut réévaluer la létalité du Covid-19 à
plutôt 5% que 1% (des cas cliniquement manifestes, cela fait peut-être
2.5% plutôt que 0.5% de toutes les infections), et donc compter sur un
taux de mortalité final de ~0.5% de la population (si le taux
d'attaque est de 20%). C'est-à-dire peut-être 350 000 morts en France
en l'espace de quelques mois (contre peut-être 70 000 si le système de
santé tient le coup).
Voilà le choix horrible devant lequel « nous » sommes. Enfin,
devant lequel sont nos responsables politiques, dont j'espère au moins
qu'ils ont conscience (et qu'on leur a clairement expliqué) de ce que
sont ces deux options, sous une forme ou une autre. Je suis vraiment
soulagé de ne pas avoir moi-même à faire ce choix, et de ne pas avoir
la certitude que, quel que soit la route qui sera prise, elle leur
sera lourdement reprochée parce que le chemin non suivi a toujours
l'air plus rose (ou du moins, moins noir). Moi-même je ne sais
vraiment pas ce que je souhaiterais ou quel est le moins pire. Quant
à savoir ce qui va se passer, je parie plutôt sur l'option ②
sous une forme assez dure (proche du ③ que j'évoque) : le fait que
l'Italie ait laissé les choses aller jusque là avant de réagir
(j'espère qu'ils étaient conscients que la réaction prendrait une
bonne semaine à faire effet, et qu'ils savent extrapoler une
exponentielle), que la France refuse encore de fermer les écoles, et
qu'Angela
Merkel ait
avancé le chiffre de 70% de personnes finalement
infectées (taux d'attaque qui, je le répète, est sans doute surestimé,
mais qui donne une idée du scénario qu'elle a en tête et qui implique
le décès d'au moins 300 000 personnes en Allemagne), tous ces éléments
me le laissent plutôt penser. Aux États-Unis c'est encore plus
clair : je ne sais même pas s'il est constitutionnellement possible
d'y prendre des mesures restrictives comme en Italie, mais de toute
façon l'accès aux respirateurs sera réservé aux plus riches et ceux-ci
n'ont donc que très peu de motivation à ne pas laisser l'épidémie
suivre son cours tandis que leurs portefeuilles dépendent du fait que
l'économie continue à tourner.
Tout ça n'est pas la fin du monde (qui a survécu à la grippe de
1918 laquelle a tué plutôt dans les 2% ou 3% de la population mondiale
alors que là je ne pense pas qu'on atteindra cette proportion), mais
c'est vraiment un désastre majeur que nous avons devant nous quelle
que soit le chemin exact par lequel nous le traversons. Je me suis
moi-même laissé un peu embobiner par le slogan que ce n'est qu'une
grosse grippe : ce slogan est trompeur à quatre comptes, d'abord parce
que 10× plus de létalité c'est vraiment un ordre de grandeur
au-dessus, ensuite parce que la létalité de 0.1% pour la grippe est
une surmortalité lue indirectement dans les statistiques, c'est-à-dire
qu'elle compte toutes sortes de décès seulement indirectement liées à
la grippe elle-même (les décès directs causés par la grippe
aux urgences sont plutôt de l'ordre de 0.002% des cas), mais surtout
parce que le problème avec Covid-19 c'est vraiment le nombre de gens
qui ont besoin de soins intensifs qu'il est extrêmement difficile
d'imaginer qu'on puisse fournir en tel nombre, et que si le système de
soins est débordé, ces gens-là mourront et le taux de létalité grimpe
encore d'un facteur peut-être 5.
Ah, et au rayon des bonnes nouvelles, il faut aussi se rappeler que
même si l'épidémie est contenue par immunité grégaire, elle ressurgira
possiblement quand le virus aura assez muté pour que l'immunité ne
soit plus efficace, voire, que la vague d'infections devienne
saisonnière. (Il est cependant plausible, mais en aucun cas certain,
que dans ce cas le virus deviendrait moins létal : les gens sont
obsédés par les mutations des virus, mais il faut se rappeler que le
but d'un virus n'est pas de nous tuer, c'est de se reproduire ; or les
virus qui ont le plus de succès en la
matière sont
les rhinovirus qui ne sont pas une calamité.)
Quoi qu'il en soit, n'hésitons pas à répéter une fois de plus le
message de bien se laver les mains, de faire attention où on
tousse et d'éviter tous les contacts physiques de personne à
personne : ce n'est pas une blague, cela peut avoir un impact
significatif sur la reproduction de ce virus et ça au moins ce sont
des mesures qu'on peut considérer comme définitives sans en souffrir
comme une mise à l'arrêt du pays.
❦
Ajout () : J'ai vraiment de
plus en plus peur des conséquences sociales et sociétales de ce
dilemme. Il me semble évident que la stratégie ① n'est pas tenable :
il n'est pas imaginable d'éradiquer le virus dans tous les pays du
monde, il y aura forcément des endroits où l'épidémie se limitera par
l'immunité naturelle, donc, qui auront toujours des cas par-ci par-là,
et à ce moment-là, à moins de fermer hermétiquement toutes les
frontières, le virus fera régulièrement son chemin partout dans le
monde ; or on ne peut pas imaginer vivre en état de lockdown permanent
parce que dès qu'on le relâche les cas reprennent leur augmentation.
Mais la stratégie ② « douce » est fonctionnellement équivalente (le
flux de malades que peuvent encaisser les hôpitaux est tellement
microscopique qu'on n'en aura jamais fini), et sa version « dure »
n'est pas pas socialement acceptable : les gens voient les hôpitaux
débordés et exigent des mesures exceptionnelles. Dès lors, où
va-t-on ? Les gouvernements tergiversent : l'Italie aujourd'hui et
demain je suppose la France ne voulaient pas tout boucler, mais
doivent le faire sous la pression de l'impact des hôpitaux submergés ;
mais une fois que c'est fait, on est complètement coincés avec un pays
totalement bouclé et qu'on ne peut plus déboucler. Quelqu'un peut-il
proposer ne serait-ce qu'une lueur d'espoir sur ce qui va se
passer ?
Dans l'entrée précédente, je
soulevais entre autres la question de comment calculer (et de comment
appeler !) le nombre, que j'y appelais r, de personnes qui
sont finalement infectés par une épidémie (quelle que soit l'issue de
cette infection) puisque c'est un des facteurs du
produit f·r qui donnera le taux de mortalité due
à l'infection (l'autre étant la proportion f des cas qui
conduisent à un décès) ou de tout autre calcul analogue
(comme g·r pour le nombre de cas graves
où g est la proportion correspondante). Dans plusieurs
mises à jour ultérieures de cette entrée, j'ai signalé que j'ai fini
par apprendre que r s'appelle le taux d'attaque et
un raisonnement simpliste pour l'estimer, que je reproduis ici parce
que je vais vouloir le comparer à une estimation donnée par un modèle
différent :
[Essentiellement recopié
de ce
fil Twitter :] Une amie m'a expliqué le rapport que je cherchais à
comprendre entre
le taux
de reproduction de baseR₀ (= nombre de personnes que
chaque personne infectée infecte à son tour) et le taux d'attaque
final r (= proportion de la population qui sera infectée à
terme pendant l'épidémie) : dans le modèle le plus simpliste,
c'est r = 1 − 1/R₀ ; en effet, tant que le taux
de reproduction est >1, l'épidémie croît exponentiellement ; mais
si une proportion r a déjà été infectée, le taux effectif
de reproduction est ramené à R₀·(1−r) parce que,
en supposant que les personnes déjà infectées sont immunisées et sont
également réparties dans la population (j'ai bien dit, modèle
simpliste !), seule une proportion 1−r est encore
susceptible d'être contaminée ; donc l'épidémie cesse de progresser
lorsque R₀·(1−r) redescend à 1,
c'est-à-dire r = 1 − 1/R₀. C'est probablement
la raison pour laquelle certains ont prédit r ~ 70% en
l'absence de contre-mesures efficaces pour réduire R₀ qui a
été initialement mesuré à R₀ ~ 3. Encore une fois, ceci
est un modèle extrêmement simpliste.
Dans la suite, je vais noter plutôt κ que R₀
ce nombre de reproduction, parce que même si R₀ est la
notation standard elle serait source de confusion dans le
modèle SIR où la lettre R désigne les cas rétablis
(guéris, recovered en anglais ; enfin, avec une
drôle de définition de rétablis puisque dans le modèle qui va suivre
on ne cherche pas à compter les décès et on les compte avec les
guérisons). Par ailleurs, plutôt que le taux d'attaque final
noté r ci-dessus (ce qui, par chance, colle bien, à la
limite, avec l'usage de la lettre R que je viens d'évoquer), je vais
m'intéresser plutôt à la proportion complémentaire s =
1−r, i.e., la proportion de la population qui échappe à
l'épidémie, et dont le raisonnement simpliste que je viens de recopier
prédit donc qu'il s'agit de 1/κ.
Maintenant, en suivant de
près ce
fil Twitter
(ou ici
sur Thread Reader), que je développe un peu un peu, je vais
essayer d'expliquer la prédiction que fait un modèle basique en
épidémiologie, le modèle SIR :
Le modèle SIR modélise une infection en traduisant
l'évolution dans le temps de trois
variables : s (susceptible) la proportion de la
population qui n'a pas encore contracté l'infection (et qui est donc
susceptible de l'attraper), i (infectée) la
poportion de la population qui est actuellement infectée,
et r (rétablie) la proportion de la population qui
n'est plus infectée, que ce soit suite à une guérison ou un décès
(cf. ci-dessus : on ne s'intéresse pas à la différence ici). On
a s + i + r = 1 puisqu'il s'agit de
trois parties exclusives et exhaustives : il y a donc seulement deux
variables indépendantes. Le modèle fait toutes sortes d'hypothèses
simplificatrices : notamment, que la population est constante (puisque
les décès comptent parmi les guéris, ce n'est pas idiot), et surtout,
que les personnes ayant contracté l'infection ne peuvent pas la
contracter une seconde fois (soit parce qu'elles sont immunisées soit
parce qu'elles sont décédées).
Il s'agit d'écrire une équation différentielle (non-linéaire, du
premier ordre) portant sur ces variables. L'idée est d'écrire le type
d'équations utilisées en cinétique chimique : imaginez qu'on aurait
deux réactions chimiques, la réaction d'infection S + I → I + I (une
personne infectée en infecte une autre) et la réaction de
rétablissement, I → R (les personnes infectées se rétablissent toutes
seules avec le temps, je rappelle une fois de plus que rétablir
ici compte les décès, tout ce qui m'intéresse est que ces personnes ne
puissent plus en contaminer d'autres). Ce qu'on fait en cinétique
chimie (de façon ultra-simplifiée…) pour modéliser des réactions de
type X + Y → Z est qu'on va écrire que l'occurrence d'une telle
réaction, i.e., la variation de concentration due à cette réaction
(qui va compter positivement dans la concentration de Z et
négativement pour X et Y) est proportionnelle à une certaine constante
cinétique (positive) fois le produit des concentrations de X et de Y à
des puissances appelées l'ordre de la cinétique dans chacun de ces
réactifs, typiquement 1. Dans le modèle
épidémiologique SIR, les deux réactions d'infection et de
rétablissement seront supposées d'ordre 1. On va appeler β
et γ leurs constantes cinétiques respectives : les termes
de vitesse de l'infection et du rétablissement seront
donc β·i·s
et γ·i respectivement. Autrement dit :
Si je note x′ la dérivée dx/dt par
rapport au temps (t) de la variable x, les
équations du modèle SIR seront :
s′ = −β·i·s
i′ = β·i·s
− γ·i
r′ = γ·i
(La somme de ces trois quantités fait évidemment zéro, comme il se
doit puisqu'on doit
conserver s+i+r=1 : comme en
chimie, rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se
transforme.) La première équation, donc, modélise le fait que la
population non encore infectée décroît par la vitesse infection dans
le temps β·i·s qui est
proportionnelle à une constante β fois les proportions de
personnes infectées i et susceptibles de
l'être s : si l'on préfère, cela signifie qu'une personne
susceptible a une probabilité β·i de devenir
infectée par unité de temps (très petite) ; la troisième modélise le
fait que les personnes infectées deviennent rétablies avec la
vitesse γ·i : si l'on préfère, cela signifie
qu'une personne infectée a une probabilité γ de devenir
rétablie par unité de temps (très petite) ; et l'équation du milieu,
donc, assure l'équilibre s+i+r=1.
La nouvelle (et énorme !) hypothèse simplificatice qu'on a faite en
écrivant ces équations, c'est de supposer que le comportement
« local » de l'épidémie et de la population ne change ni avec le temps
ni avec le progrès de l'épidémie : la probabilité d'infection par
rencontre S+I, ou de guérison, ne changent pas : ceci exclut, par
exemple, le fait que la population changerait ses habitudes avec la
progression de l'épidémie (prendrait des mesures prophylactique), que
le système de santé soit débordé (ce qui jouerait possiblement sur le
temps de guérison), que le pathogène mute pour devenir plus ou moins
virulent, et toutes sortes d'autres scénarios sortant de notre modèle
extrêmement basique.
Les constantes cinétiques β et γ ont
pour grandeur l'inverse d'un
temps : il s'agit essentiellement de l'inverse du temps espéré
d'infection si toute la population est infectée et du temps espéré de
guérison. Remarquons donc qu'en changeant l'échelle de temps on
multiplie β et γ par la même constante : le seul
paramètre sans dimension dans le modèle est le rapport κ
:= β/γ, qu'on interprète comme le nombre de
personnes qu'une personne infectée infectera en moyenne dans une
population entièrement susceptible avant d'être elle-même rétablie.
Comme il s'agit du seul paramètre sans dimension, toute discussion
doit se faire sur κ. C'est ce κ
= β/γ qu'on appelle nombre de
reproduction et qui est souvent noté R₀, mais que je
préfère noter κ ici pour éviter la confusion avec la
variable r.
Cette entrée fait suite à celle de
lundi, pour ajouter, préciser ou rectifier quelques choses qui me
semblaient trop longues pour constituer de simples notes ajoutées
aléatoirement, mais toujours sur le même sujet — qui semble un peu
être le seul sujet dont on peut parler en ce moment — et pour râler
encore une fois d'être apparemment le seul à spéculer sur la valeur de
certains paramètres.
Voir à la fin de cette entrée pour des mises à jour
supplémentaires.
Mise à jour () : Comme je
commence à avoir trop de liens d'information sur le sujet, je crée
un fichier
pour les rassembler.
Il est très difficile de se préparer mentalement à affronter un
sujet (a) sur lequel il y a énormément d'inconnu, et (b) qui mérite
une réaction située quelque part à mi-chemin (mais ce n'est justement
pas clair où) entre ce n'est pas plus vraiment préoccupant que la
grippe saisonnière et oh par
Pluton c'est la fin du monde. Ces deux extrêmes seraient plus
faciles à appréhender, mais là on est dans une teinte de gris délicate
à cerner, surtout qu'on ne sait justement pas ce qu'elle sera. (Notez
que je ne suis bien sûr pas en train de dire que je préférerais des
nouvelles plus catastrophiques et plus certaines comme il y a un
astéroïde de 50km qui va heurter la Terre de façon sûre ! Mais
c'est un fait que je suis du genre d'esprit qui déteste
l'incertitude.) On est dans le domaine de ce qui est trop grave pour
être ignoré mais pas assez grave pour baisser complètement les bras :
donc (on se dit qu')il faut faire quelque chose et ce n'est pas très
clair quoi. Et avec ça la tentation de se réjouir de n'importe quelle
annonce (par exemple sur l'efficacité de tel ou tel médicament).
Un certain nombre de gens va mourir, donc, ça c'est certain.
Combien, c'est une grande inconnue. On est vraisemblablement dans le
terrain intermédiaire suivant : vous n'allez probablement pas
mourir (en notant bien que probablement n'est
pas certainement, justement), mais vous connaissez
probablement quelqu'un qui va mourir (mais on ne sait pas combien
ni s'il faudra chercher loin cette connaissance). Peut-être que c'est
ce qui frappera surtout les esprits : pas le nombre absolu de morts
(qu'il se compte en centaines de milliers, en millions, ou en dizaines
de millions) mais la mort de telle ou telle connaissance plus ou moins
lointaine, ou de telle ou telle célébrité (les gens célèbres étant
nettement plus âgés qu'un échantillon aléatoire, il y aura sans doute
plus de morts chez eux en proportion : au hasard, peut-être que le
pape, qui n'est pas un jeunot, qui a eu des problèmes de santé au
poumon, et qui n'est pas du genre à s'isoler, succombera, ou bien la
reine du Royaume-Uni, et cela donnera un visage à la pandémie).
Un peu comme les astronomes qui ont décomposé leur ignorance sur la
vie extra-terrestre en produit de facteurs tous inconnus dans
l'équation de
Drake, je faisais pareil dans mon entrée de blog précédente : le
nombre de morts sera f·r·N,
où N est la population mondiale (ou celle de la région à
laquelle on s'intéresse), ce nombre-là au moins est bien connu, il
vaut à peu près 8 milliards, où r (taux d'infection
— je ne sais pas si c'est le bon terme) est la proportion des gens qui
seront infectés le virus (pendant l'intervalle de temps considéré,
disons, l'année qui vient), c'est-à-dire que r·N
est le nombre total de gens qui seront infectés, et où f
(taux de létalité) est la proportion de ceux-ci qui en mourront
(ou qui en mourront de complications directes). Ou, dans une
interprétation probabiliste, r est votre probabilité d'être
infecté, et f est votre probabilité d'en mourir sous
(c'est-à-dire conditionnée par) cette hypothèse que vous ayez été
infecté ; enfin, bien sûr, ça c'est pour un individu « générique »,
parce que pour un individu particulier, il faudrait parler
d'un r et d'un f individuels, chacun pouvant
avoir des facteurs personnels pour que l'un ou l'autre soit plus élevé
(si vous êtes un hermite qui vit en autarcie complète,
votre r individuel sera très bas, tandis que si vous êtes
une personne âgée diabétique et qui respire mal votre f
individuel sera très élevé, mais les deux peuvent être vrais en même
temps et se compenser dans le produit f·r).
Bref.
Mise à jour () : on me
souffle en commentaire que r (et pas f !)
s'appelle en français
le taux
de morbidité, encore que ce n'est pas clair à la lecture de
l'article Wikipédia si taux de morbidité est le rapport du
nombre de cas en cours sur la population totale ou le total
cumulé du nombre de personnes ayant eu la maladie (au moins une fois),
sachant que c'est de ce dernier que je veux parler, donc
peut-être taux de morbidité cumulé ? On aurait
alors f = taux de létalité, r = taux
de morbidité (cumulé) et f·r = taux de
fatalité, termes un peu inventés par
le Club Contexte (et peut-être en
faisant l'hypothèse que les personnes tombant malade deux fois sont
très rares, sinon on ne sait pas si et où on doit les compter pour
1 ou 2). ⁂ Re-mise à jour () :
je trouve aussi le terme
de taux
d'attaque pour le taux d'incidence cumulé. Ces termes sont
vraiment très confus !
Évidemment, on ignore à la fois f et r ; en
fait, même pour une maladie comme la grippe saisonnière dans un
terrain bien observé comme la France, on
ignore f et r (on connaît un peu mieux leur
produit) : je trouve des valeurs allant de 0.05% à 0.5% pour le taux
de létalité f de la grippe saisonnière. Pour Covid-19,
j'écrivais dans l'entrée précédente qu'une estimation préliminaire (je
pense
que cet
article de China CDC
Weekly détaillant les cas jusqu'au 2020-02-11, est la
source primaire) semblait donner f≈2% (proportion des cas
conduisant à un décès) : mais en fait, peut-être est-ce un peu
pessimiste. Notamment, dans la province du Guǎngdōng en Chine (celle
qui enregistre le 2e plus grand nombre de cas après celle du Húběi),
il y a à l'heure où j'écris 1348 cas rapportés, 7 morts et 935
rétablis, ce qui place le taux de létalité entre 7/1348 ≈ 0.5% et
7/935 ≈ 0.7% (l'intérêt de diviser par les rétablis est qu'on évite de
sous-estimer la létalité parce que des gens ne seraient pas encore
morts) : on n'est pas tellement loin de l'estimation haute pour la
grippe saisonnière. On attire aussi mon attention sur
le cas
du bateau Diamond Princess qui a 634
cas recensés et 4 morts, soit 0.6% de létalité (sur une population
qu'on peut pourtant soupçonner de ne pas être toute jeune), mais
concernant ce bateau il y a deux nuances à apporter : 1º que je divise
par le nombre total de cas (or le nombre de morts pourrait très bien
croître encore ; ici il est trop tôt pour diviser par le nombre de
personnes rétablies), et 2º les cas sont détectés par des tests
systématiques, et incluent 328 cas asymptomatiques (si j'en crois
l'article Wikipédia) alors qu'en Chine on n'a probablement pas détecté
les asymptomatiques. Ce bateau est au moins intéressant parce qu'il
nous permet de savoir qu'environ un tiersla moitié des cas sont
asymptomatiques. Quoi qu'il en soit, à la louche, on peut estimer
que f, dans un pays qui a un système de soins pas trop
défaillant, est plutôt entre 0.5% et 1% qu'autour de 2% comme dans le
foyer primaire d'infection (peut-être parce que le virus a muté pour
devenir moins létal comme je le spéculais à la fin de mon autre
entrée ; mais ça peut être pour d'autres raisons, comme un système de
santé un peu mieux préparé). • Mise à jour
() : une
analyse mathématiquement soigneuse du taux de létalité et des cas
asymptomatiques sur la base des données de ce bateau.
Si la proportion f des cas fatals est révisée à la
baisse, c'est sans doute également vrai pour la
proportion g des cas graves (quelle que soit la définition
précise de grave), initialement estimée à ~15%. Mais là, les
stats sont encore plus difficiles à trouver, et je ne me hasarderai
pas à avancer un chiffre.
Mais la grande inconnue reste évidemment r (proportion
des gens qui seront infectés le virus). Je tanne tout le monde pour
essayer de savoir ce que les modèles épidémiologiques disent à son
sujet, sans succès. Je n'arrive même pas à savoir comment on est
censé l'appeler : je dis taux d'infection sur la base
de cet article
Wikipédia mais je ne suis pas certain que ce soit le bon terme.
Tandis que f dépend surtout du mode d'action de l'infection
et du système de santé, r dépend surtout du mode de
transmission de l'infection et du système social : manifestement, si
on s'isole tous dans des petites bulles hermétiques, la pandémie sera
finie en trois semaines avec r proche de zéro, tandis que
si on ne prend aucune mesure d'isolement, de quarantaine, ou de formes
de prophylaxie, r sera beaucoup plus élevé… mais je sais
pas ce qui joue ni si on peut espérer le prédire ou l'estimer à
l'avance. Bien sûr, le fait que la population soit plus ou moins
vaccinée (ce n'est pas le cas ici), ou ait des immunités préexistantes
(c'est peut-être partiellement le cas ici) l'empêchant de contracter
l'infection, va jouer sur r (pas juste parce que ces gens
ne seront pas infectés mais aussi parce qu'ils bloqueront la
propagation à d'autres).
Une digression mathématique pour présenter quelque chose qui me
laisse perplexe. Je ne connais pas grand-chose aux probas, mais il y
a une idée que j'ai retenue des phénomènes
de percolation
et de graphes
aléatoires, c'est qu'il y a généralement un seuil critique de
percolation : typiquement, et sans chercher à faire un énoncé précis,
au-dessus d'un certain seuil de connexion (nombre ou proportion
d'arêtes présentes), un graphe aléatoire a une composante connexe
géante dans laquelle se trouvent presque tous les sommets. En prenant
comme graphe aléatoire celui qui a comme sommets les personnes et
comme arêtes les contacts qui pourraient conduire à une transmission
infectieuse, je m'attendrais donc, en laissant naïvement mon intuition
sur les graphes aléatoires s'exprimer, à prédire qu'une infection
touche essentiellement tout le monde (r extrêmement proche
de 1) si elle percole, c'est-à-dire, si elle ne s'arrête pas tout de
suite. Or manifestement c'est faux. Ce que je disais dans mon billet
de blog précédent : je ne comprends pas ce qui fait qu'une
épidémie/pandémie s'arrête avant d'avoir touché essentiellement tout
le monde. La meilleure piste d'explication que je voie est que le
graphe ne serait pas du tout homogène : certains sommets
sont intrinsèquement beaucoup plus connectés que d'autres
(i.e., le bon modèle serait un modèle où la probabilité de présence
d'une arête dépend fortement du sommet qu'on cherche à relier :
peut-être qu'on commence à tirer au hasard un niveau de connexion pour
chaque sommet et ensuite on tire au hasard les arêtes selon le niveau
de connexion), si bien que l'épidémie pourrait percoler uniquement au
sein des sommets les plus connectés, ceux-ci ayant une proportion
strictement comprise entre 0 et 1 — ou quelque chose comme ça. Mais
de nouveau, je ne connais rien aux probas, et je veux bien qu'on me
corrige ou qu'on me donne de meilleures idées.
En tout état de cause, chercher à limiter ses contacts et à avoir
une hygiène aussi bonne que possible n'est pas du tout inutile pour
limiter la valeur de r, fût-ce la valeur
« individuelle ».
La grippe saisonnière a l'air de toucher autour de 10% à 20% de la
population chaque année. On pourrait s'imaginer que ça n'en touche
pas plus parce que les autres sont immunisés d'une manière ou d'une
autre, mais je ne pense pas : dans le cas de la grippe H1N1
« espagnole » de 1918, elle semble avoir touché une proportion
comparable (peut-être 25%), et
la pandémie
de H1N1 de 2009, on estime aussi à 10% à 20% la valeur
de r (si j'en crois l'article Wikipédia). Dans ce dernier
cas, le taux de létalité n'était pas du tout élevé, donc on n'a pas
pris beaucoup de précautions une fois passée la panique initiale.
Comme Covid-19 a
un taux
de reproduction de baseR₀ et un mode de transmission
comparables à la grippe (encore une fois, le rapport
entre r et R₀ m'échappe assez
[mise à jour : dans le modèle le plus
simpliste, r = 1 − 1/R₀, voir à la fin pour
quelques explications supplémentaires] : R₀
est une base d'exponentielle alors que r est plutôt en
rapport avec la percolation, mais le fait qu'ils soient comparables
aide au moins à comparer les situations), on peut imaginer
que r sera dans le même ordre de grandeur si on ne prend
pas de mesure exceptionnelle. Pour ce qu'on peut faire, on a un point
de données important : le fait que la Chine semble partie pour avoir
réussi à stabiliser les cas autour de r≈0.15% (à savoir
(66k+29k+3k) cas (actuels+rétablis+décédés) pour 59M habitants) dans
la province du Húběi à l'origine de
l'infection indique que c'est possible… au prix de mesures
draconiennes. Mais je doute que tous les pays puissent ou veuillent
appliquer de telles mesures, ce qu'il faudrait ensuite maintenir
jusqu'à ce que la pandémie soit complètement endiguée au niveau
mondial. Or les mesures draconiennes n'ont pas empêché la pandémie de
s'exporter vers d'autres pays où elles ont créé de nouveaux foyers.
Maintenant, si des mesures draconiennes stabilisent
à r≈0.15% et que pas de mesures spéciales conduisent
à r≈20% (chiffre pifométrique par comparaison avec la
grippe comme je l'explique ci-dessus), qu'obtient-on avec des mesures
seulement demi-draconiennes ou quart-de-draconiennes ? 5% peut-être ?
Je n'en sais rien, mais j'ai peut-être été trop pessimiste dans
l'entrée précédente en tablant sur 15%.
Mise à jour
() : Cette
simulation suggère que des mesures d'hygiène (en l'occurrence, se
laver les mains plus soigneusement) auraient un impact pas seulement
sur la vitesse de propagation de l'épidémie mais sur le taux
d'infection r (taux d'attaque) final. Mais je ne suis pas
du tout certain d'interpréter correctement.
Parlant de pessimisme excessif, je note en passant
que je suis tombé
sur ce
podcast du New York Times dans lequel Donald
G. Mcneil Jr. affirme : If you have 300 relatively
close friends and acquaintances, six of them would die in a
2.5 percent mortality situation. Autrement dit, en utilisant la
valeur de 2.5% de mortalité, il ignore complètement la valeur
de r (ou la suppose implicitement égale à 1, ou
confond f et f·r, je ne sais pas),
comme si tout le monde attrapait une maladie, ce qui est
manifestement faux. Dans le cas de la grippe de 1918, à peu près
2% ou 3% de la population mondiale est morte (mais plutôt 15%
des malades) ; là on parle de maximum 2% des personnes
infectées, ce qui n'a rien à voir, parce que même si on ne prend
aucune mesure exceptionnelle, tout le monde ne l'attrapera pas !
Ajout (2020-03-05) : Parlant de
la grippe de 1918, on trouve des chiffres assez contradictoires à son
sujet, certains donnant un taux de létalité de ≲5% voire ≲2.5% ce qui
a conduit à des affirmations selon lesquelles Covid-19 lui serait
comparable.
Mais il
semble que les bons chiffres soient vraiment plus proches de 10%
voire 20% de taux de létalité et autour de 2% ou 3% de la population
mondiale (voir
aussi cet
article pour d'autres données à son sujet).
Bref, si je devais absolument me mouiller à sortir une estimation,
compte tenu des données que j'ai actuellement, je
dirais f≈0.7% et r≈5% (je pense plutôt aux pays
européens, mais en fait, il y a des facteurs qui me suggèrent qu'il
n'y aura pas tant d'inégalité que ça entre pays, par exemple les pays
qui ont les meilleurs systèmes de santés ont aussi des chances d'avoir
le plus de personnes âgées), ce qui fait f·r ≈
0.04% ou 3 millions de morts dans le monde. Mais je garde quand même
comme estimation haute (au sens on ne dépassera probablement pas
ça, mais il est possible qu'on s'en approche) f≈2%
et r≈15% soit f·r ≈ 0.3% ou
20 millions de morts. A contrario, s'il y a moins de 500 000 morts
(niveau typique de la grippe saisonnière), on pourra dire qu'on a eu
de la chance et/ou que la pandémie a été très bien gérée.
Mise à jour
() : Ici
sur Twitter un virologue évoque le fait que r
n'atteindra probablement pas 70% et suggère plutôt autour
de peut-être 30% ou moins. ⁂
Ah, Marc
Lipsitch semble être la source des 70% : il suggère en fait
40%≲r≲70% et précise qu'il aurait dû ajouter, en l'absence
de mesures de contrôle efficaces ; mais le reste de ce qu'il dit rend
clair que c'est une estimation au doigt mouillé. ⁂ Re mise à
jour () : Voir les additions à la fin
de ce billet pour le rapport entre r et R₀.
L'autre question importante à se poser (et que, de même que la
valeur de r, personne ne semble discuter),
c'est quand tout ça va se produire. Pour l'instant, si on
écarte la Chine, on est sur une croissance exponentielle de
pente β valant autour de 0.15/j, c'est-à-dire de temps
caractéristique 1/β en gros une semaine ; si on regarde les
rétablissements en Chine (ce qui donne des informations sur l'état de
l'épidémie environ 17j plus tôt et permet donc de savoir ce qui se
passait avant que soient prises les mesures d'isolation), la pente la
plus élevée était autour de 0.25/j. Donc, livrée à elle-même,
l'épidémie multiplie par 10 le nombre de malades en environ 10 jours,
tandis qu'avec les mesures prises par les différentes autorités, cela
passe à plutôt 15 jours (log(10)/β). Actuellement, en
Europe, on est à un petit millier de cas : c'est-à-dire que pour
environ un mois, donc jusque vers début avril, le grand public peut
essentiellement ignorer cette épidémie : il y aura moins de 0.1% de la
population infectée, ce n'est pas la peine de s'affoler (ce qui ne
veut pas dire qu'on ne puisse rien faire, cf. ci-dessous). Savoir
combien de temps ça durera ensuite, évidemment, est une tout autre
paire de manche, mais une chose est sûr, c'est que r ne
peut pas dépasser 1, donc une croissance exponentielle de pente 0.15/j
ne peut pas durer plus que quelques mois : fin mai, on y verra
forcément plus clair (je ne dis pas que ce sera « fini », de toute
façon le virus ne va pas disparaître, mais je ne vais pas redire
encore une fois que je ne comprends pas comment les épidémies
s'arrêtent à une certaine valeur de r).
Que peut-on faire de ce temps, à part espérer que les pouvoirs
publics prennent la mesure du phénomène ? Peut-être des choses comme
ceci :
s'habituer à appliquer des règles d'hygiène (comme :
arrêter de serrer la main ou de faire la bise spontanément aux gens
qu'on croise, se laver régulièrement les mains, noter mentalement
toutes les fois qu'on touche une surface possiblement contaminée et
qu'on se touche le visage après pour essayer de le faire le moins
souvent possible, etc.) qui sont utiles en général et pourraient
l'être encore plus dans quelques semaines, mais dont on n'a pas
forcément la pratique ;
faire progressivement des réserves (d'aliments, de médicaments
utiles, etc.) en prévision de possibles pénuries mais sans se ruer ni
tomber dans l'excès (il ne s'agit pas de survivre à un hiver
nucléaire) ;
annuler ce qui peut être annulé en matière de déplacements,
réunions de groupes, etc., surtout pour tout ce qui tombe entre début
avril et fin mai, ou prévoir ce qu'on fera si c'est annulé, et plus
généralement prévoir tout ce qu'on peut pour minimiser les contacts
notamment sur cette période ;
chercher à vérifier que les amis et proches se préparent aussi (et
se renseigner sur ce qu'ils font et échanger des idées) ;
écrire des élucubrations dans son blog pour se donner l'impression
qu'on fait quelque chose et pour se plaindre que personne ne donne les
chiffres qu'on voudrait voir donnés ;
ne
pas se ruer sur la chloroquine dont on n'a au mieux que quelques
indications suggérant une possible efficacité et certainement pas une
solution miracle, ni à plus forte raison vers n'importe quelle autre
solution miracle ;
relire le roman dont est tiré la citation qui suit et qui, malgré
son sens métaphorique assez transparent, peut aussi se lire au premier
degré.
Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit
difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête. Il y a
eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes
et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur
Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi
qu'il faut comprendre ses hésitations. Quand une guerre éclate, les
gens disent : Ça ne durera pas, c'est trop bête. Et sans doute
une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de
durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne
pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme
tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient
humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la
mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un
mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de
mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les
humanistes, en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs
précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que
d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient
que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les
fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires,
ils préparaient des voyages, et ils avaient des opinions. Comment
aurait-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et
les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais
libre tant qu'il y aura des fléaux.
— Albert Camus, La Peste
❦
Mises à jour et compléments
() : Je croule un peu sur les informations à
ajouter, alors j'ai surtout créé
un fichier
pour les rassembler. Néanmoins, je peux ajouter quelques points
supplémentaires en lien avec ce que j'ai évoqué plus haut :
Il semble bien que le bon terme pour r soit taux
d'attaque (taux d'attaque final, peut-être ? en tout cas quelque
chose en rapport avec ces mots). La terminologie épidémiologique est
incroyablement merdique avec des mots comme taux qui désignent
des choses sans aucun rapport (certains sont essentiellement une
probabilité, d'autres sont essentiellement un nombre de personnes,
d'autres sont homogènes à l'inverse d'un
temps). Ceci
(extrait du livre Principles of Epidemiology in
Public Health Practice du CDC), notamment les sections 2 & 3, est encore ce
que j'ai trouvé de moins mauvais pour les expliquer.
[Essentiellement recopié
de ce
fil Twitter :] Une amie m'a expliqué le rapport que je cherchais à
comprendre entre
le taux
de reproduction de baseR₀ (= nombre de personnes que
chaque personne infectée infecte à son tour) et le taux d'attaque
final r (= proportion de la population qui sera infectée à
terme pendant l'épidémie) : dans le modèle le plus simpliste,
c'est r = 1 − 1/R₀ ; en effet, tant que le taux
de reproduction est >1, l'épidémie croît exponentiellement ; mais
si une proportion r a déjà été infectée, le taux effectif
de reproduction est ramené à R₀·(1−r) parce que,
en supposant que les personnes déjà infectées sont immunisées et sont
également réparties dans la population (j'ai bien dit, modèle
simpliste !), seule une proportion 1−r est encore
susceptible d'être contaminée ; donc l'épidémie cesse de progresser
lorsque R₀·(1−r) redescend à 1,
c'est-à-dire r = 1 − 1/R₀. C'est probablement
la raison pour laquelle certains ont prédit r ~ 70% en
l'absence de contre-mesures efficaces pour réduire R₀ qui a
été initialement mesuré à R₀ ~ 3. Encore une fois, ceci
est un modèle extrêmement simpliste. • Re mise à
jour : voir l'entrée
suivante pour un modèle moins simpliste (mais pas forcément plus
juste pour autant !).
On peut encore analyser le nombre de reproduction (= nombre de
personnes que chaque personne infectée infecte à son tour) comme
produit d'un taux d'attaque secondaire (= probabilité qu'un
« contact » avec une personne infectée cause une infection ; j'ai bien
dit que la terminologie était merdique !) par un nombre de contacts
pendant la période infectieuse, ce qui suggère deux pistes pour
diminuer le nombre de reproduction : diminuer les contacts ou diminuer
la probabilité qu'ils soient contaminants. (Si R₀~3, il
s'agit pour endiguer l'épidémie d'avoir trois fois moins de contacts,
ou qu'ils soient trois fois moins souvent contaminants, ou peut-être
1.7 fois moins de contacts qui soient 1.7 fois moins contaminants, ou
quelque chose comme ça.) A priori j'ai tendance à dire que la Chine a
pris des mesures largement excessives
(voir
ce documentaire d'Arte pour un reportage « de l'intérieur » à
Pékin ; cela me donne l'impression de diminuer par un facteur
largement plus que trois le nombre de contacts, sans même parler des
mesures de non-contamination qui ont été prises en plus !) ; mais a
contrario, le fait que le nombre de cas hors de Chine semble
maintenant progresser selon une croissance exponentielle de
pente β valant autour de 0.20/j, c'est-à-dire de temps
caractéristique 1/β en gros 5j, pas tellement différente de
ce qu'elle était en Chine avant que la moindre mesure soit prise,
suggère que le monde hors de la Chine n'a vraiment pas pris des
mesures suffisantes.
Ce
rapport du CDC décrit un taux d'attaque secondaire
(probabilité d'infecter lors d'un contact, donc) de 0.45% lors des
contacts « proches » et 10.5% pour les membres de la maisonnée. Pour
arriver à R₀ de l'ordre de 2 ou 3, faut-il vraiment croire
qu'on ait ~500 contacts « proches » pendant une période d'incubation
du virus ? Je trouve ça assez extraordinaire. À creuser, donc.
Pour ce qui est des mesures d'hygiène individuelles, comme on a
encore environ un mois pour se préparer à une épidémie de grande
ampleur, je suggère de s'habituer dès maintenant à jouer
au petit
jeu suivant dans le but de faire attention à toutes les fois où
nous nous touchons le visage sans y prendre garde : il y a trois états
dans le jeu, « mains propres », « mains sales » et « perdu » ; quand
on se lave les mains (soigneusement !), on passe de « mains sales » à
« mains propres » ; si on touche quoi que ce soit qui aurait pu être
touché par quelqu'un d'autre, on passe de « mains propres » à « mains
sales » ; si on se touche le visage dans l'état « mains sales », on a
perdu. Le but du jeu est de voir combien de temps on arrive à tenir
sans perdre !
Depuis la fin janvier je répète à qui veut l'entendre que je ne
crois pas du tout aux chances d'arriver à contenir une épidémie dont
le taux de reproduction est nettement supérieur à 1 dès lors que
celle-ci a pris un peu d'ampleur : il s'agit littéralement d'essayer
d'arrêter une réaction en chaîne, et plus le temps passe plus ça
devient difficile à cause du nombre de malades qui augmente (donc il
est naïf de se dire hum, les choses vont peut-être s'améliorer
si elles ne s'améliorent pas immédiatement suite aux mesures
qu'on prend). Mais désormais je n'ai plus de doute : vu le nombre
déjà assez important
de cas
de Covid-19 en-dehors de la Chine, et
les mises en
garde pas très rassurantes de l'OMS, à moins de
croire que tous ces pays soient capables d'appliquer immédiatement des
méthodes d'isolement encore plus efficaces que la Chine et
que la Chine soit capable de rendre les siennes encore beaucoup plus
efficaces, deux hypothèses qui ne me semblent complètement impossibles
à croire, le mauvais génie s'est échappé de la bouteille et on ne
pourra plus l'y faire rentrer. Si le seuil de pandémie n'est pas
encore franchi, il le sera. La question est de savoir quelles
conséquences elle aura, et ce qu'on peut y faire. (Les mesures
d'isolement, notamment, même si elles n'ont plus de chances
d'empêcher une pandémie, peuvent tout à fait avoir un intérêt
s'il s'agit de la ralentir, c'est-à-dire de gagner du temps, si on
arrive à savoir quoi faire du temps ainsi gagné.)
Mise à jour () : on me
signale ce
texte (publié avant-hier) écrit par un virologue et qui formule un
certain nombre de conseils et méta-conseils sur la communication au
public : il explique clairement, notamment, qu'il pense qu'il est
temps d'arrêter de laisser croire le public qu'on pourra contenir la
pandémie et qu'il faut maintenant lui donner des conseils sur comment
s'y préparer et comment la gérer.
Je reconnais néanmoins ne pas bien comprendre la dynamique des
épidémies. Les raisons, notamment, pour lesquelles la grippe
saisonnière reste saisonnière, et pourquoi elle n'est pas permanente,
m'échappent assez. (Certainement cela a un rapport avec le fait que
l'aérosolisation du virus fonctionne plus ou moins bien selon
l'humidité de l'air donc selon les saisons, d'une part, et d'autre
part avec l'immunité déjà installée dans la population, mais les
rapports précis ne sont pas clairs.) Qu'est-ce qui fait, notamment,
qu'une épidémie reste contenue à un pays, et qu'une pandémie ne touche
pas toute la population ? Qu'est-ce qui fait qu'elle
s'arrête dans le temps ? Je n'ai pas les idées claires. Et
notamment, quantitativement, je ne sais pas ce qui permet de prédire,
i.e., de quels facteurs dépend, la proportion r des
personnes qui seront finalement infectées. J'aimerais qu'on interroge
un peu plus les épidémiologistes qui doivent avoir des modèles sur
cette question (et doivent avoir essayé de fitter ces modèles sur les
observations des dernières semaines !), parce qu'actuellement c'est
vraiment le nombre crucial : essentiellement, votre
probabilité d'attraper cette maladie.
Je vais quand même essayer de synthétiser quelques informations que
j'ai pu glaner çà et là en ligne (dans des sources forcément très
douteuses et souvent contradictoires, donc caveat
lector), en pestant sur le fait que les choses ne soient pas
présentées comme je le voudrais.
La grippe « espagnole » de 1918 (qui n'a d'espagnol que le nom,
parce qu'elle venait probablement de Chine ou en tout cas d'Asie) a
touché r≈25% de la population mondiale et a
tué f≈15% de ces ~25% (si on compte les complications),
c'est-à-dire f·r≈3% (chiffres hautement
imprécis, les sources varient énormément, mais l'ordre de grandeur
doit être raisonnable), représentant un nombre hallucinant de quelque
chose comme 50 millions de morts. Pour la grippe saisonnière, de nos
jours, le taux d'infection r (annuel) semble tourner autour
de 10%, et le taux de létalité f parmi ces cas semble
tourner autour de 0.05%, donc f·r≈0.005% de la
population mondiale, ce qui représente quand même quelque chose comme
400 mille morts (par an). Dans le cas de Covid-19, une estimation
préliminaire semble donner f≈2% (proportion des cas
conduisant à un décès), même s'il y a espoir que ce soit surévalué ou
que ça baisse ; quant à r, je viens de dire que je ne
comprends pas de quoi il dépend, mais il restera certainement
inférieur à celui de la grippe « espagnole » (le taux basique de
reproduction semble comparable, et on peut quand même espérer que les
mesures pour éviter la contamination soient plus efficaces
qu'en 1918) : s'il est dans les 15%, on peut craindre que décède au
cours de cette pandémie f·r≈0.3% de la
population mondiale. Ça représente quand même quelque chose comme
20 millions de morts !
Ça m'agace un petit peu de me retrouver à faire ces calculs tout
seul sur un coin de blog alors que ça devrait être les
chiffres dont on discute (au lieu de compter les cas et les morts en
Chine ou ailleurs, qui n'ont d'intérêt que comme entrée à un modèle
qui permettrait d'estimer r et f), et alors
qu'il y a des gens infiniment plus compétents que moi pour faire de
telles estimations.
Ceci étant, si la mort de entre 0.1% et 1% de la population
mondiale représente des dizaines de millions de morts, ce qui est
gigantesque, on peut se dire que c'est parce que la population
mondiale est gigantesque : finalement, ça veut dire que 99% voire
99.9% des gens ne meurent pas (soit parce qu'ils ne tombent pas
malades, soit parce qu'ils tombent malade et guérissent), et dit comme
ça c'est peut-être moins effrayant ; après tout, 0.8% de la population
mondiale meurt chaque année de toutes causes confondues.
Mais bien sûr, les conséquences de la pandémie ne s(er)ont pas
uniquement dans les morts qu'elle cause(ra). J'ai dit ci-dessus que
je ne savais rien sur quoi penser du taux d'infection r,
mais si on regarde le taux de létalité f de Covid-19, sa
valeur estimée à ~2% cache beaucoup de chose. D'abord, il y a de
grandes inégalités selon l'âge : sur la même base, pour un adulte
de <50 ans en bonne santé dans un pays développé (si le système de
santé n'est pas totalement submergé), il serait plutôt de l'ordre de
grandeur de 0.2%, tandis que pour quelqu'un de ≥70 ans, ce serait
plutôt dans les 15% (et il peut être énorme pour quelqu'un souffrant
de conditions préexistantes comme diabète, problèmes cardiaques ou
respiratoires). (Ceci étant, les retraités, par exemple, peuvent sans
doute prendre plus de précautions pour s'isoler, ce qui donnerait un
produit f·r moins inégal.)
Ensuite, « ne pas mourir » n'est pas la seule chose qu'on peut
vouloir, et, par exemple, souffrir le martyr pendant deux-trois
semaines sur un lit d'hôpital improvisé par un système de santé
surchargé, en étant tenu en isolement et considéré comme un paria à
cause de la peur de la contamination, ce n'est pas quelque chose que
je souhaite à qui que ce soit. Les informations sur le tableau
clinique sont assez sommaires, mais je lis qu'il y a g≈15%
des cas qui sont graves (qu'est-ce que ça veut dire
précisément ? et quel serait le chiffre correspondant pour la grippe
saisonnière ?) et ~5% qui sont critiques : si on a
chacun g·r≈3% de chances de tomber « gravement »
malade (toujours en tablant sur r≈15% mais je n'en sais
rien), c'est aussi assez inquiétant. Dans les cas typiques, la
maladie semble durer 17 jours (entre les premiers symptômes et le
rétablissement), autre information qu'il
est étonnamment
difficile de trouver en ligne.
Évidemment, un facteur significatif d'ignorance tourne autour du
nombre de cas très mineurs (qui ne seraient pas diagnostiqués) voire
complètement asymptomatiques : pour les estimer correctement, il
faudrait que les autorités chinoises fissent des tests aléatoires dans
la population des zones infectées, ce qu'elles n'ont pas fait, ou
alors pas communiqué à ce sujet. On doit pouvoir avoir des
estimations indirectes grossières (et/ou des bornes), cependant : soit
par un raisonnement bayesien (en cherchant quelle est la probabilité
que quelqu'un ayant des symptômes légers soit identifié comme ayant
cette maladie précise), soit en extrapolant la proportion de cas à
différents niveaux de gravité en comparant à des maladies analogues
(je veux dire, je suppose que la proportion des cas fatals et
critiques sur les cas graves doit donner une certaine estimation de la
proportion des cas graves sur les cas bénins), soit en essayant de
reproduire les observations dans des modèles épidémiologiques.
(Ce
texte écrit par l'équipe de John Hopkins responsable
de l'outil
graphique impressionnant déjà lié ci-dessus suggère, si je
comprends bien, que le nombre réel de cas serait 5 à 10 fois plus
élevé que le nombre de cas signalés ; mais cela date d'il y a un mois,
et ils n'ont pas mis à jour leur modèle depuis, donc je ne sais pas
s'ils maintiennent cette conclusion.) En un certain sens ce serait
une bonne nouvelle, parce que cela signifie que le taux de
létalité f serait plus faible qu'estimé (puisque les cas
graves et a fortiori mortels se détectent bien mieux que les
cas légers et a fortiori asymptomatiques), et pour autant le
taux final d'infection r n'a pas spécialement de raison
d'être plus élevé ; mais la contrepartie, c'est que cela rend encore
plus difficilement crédible d'arriver à arrêter la réaction en
chaîne.
Ce qui est aussi très préoccupant, c'est de savoir comment les
sociétés, des pouvoirs publics aux individus en passant par les autres
structures de la société, vont réagir à une pandémie de cette nature.
J'ai déjà parlé de mes inquiétudes
quant à l'instabilité de nos sociétés. Or les dysfonctionnements à
prévoir dus aux mises en quarantaine, aux fermetures (de frontières et
autres structures), à la panique généralisée, et les problèmes en
cascade que cela va causer, avec leurs répercussions économiques,
sociales et politiques, tout ça m'inquiète énormément. Je ne crois
pas que le monde va s'effondrer pour autant : mais si le taux de
létalité f tournait autour de 20%, je serais
vraiment très inquiet (en plus des chances de mourir
directement, bien sûr), et il n'est pas du tout invraisemblable qu'un
tel virus émerge dans les quelques décennies à venir ; peut-être que
des historiens peuvent en dire plus sur la manière dont la grippe de
1918 a impacté la société (je suppose que c'est difficile à démêler de
la première guerre mondiale), mais je pense que le monde d'un siècle
plus tard est beaucoup plus interdépendant et que les conséquences
sociétales seraient plus énormes.
Il y aura évidemment une saturation du système de santé déjà au
bord de l'apoplexie faute de moyens (en France et dans de nombreux
autres pays). Cette saturation veut dire qu'en plus des morts
directement liés à l'épidémie il faudra compter ceux qui n'auront pas
pu recevoir de traitement pour des problèmes de santé sans aucun
rapport. (Sans parler de ceux qui, au cours d'un traitement pour de
tels problèmes, contracteront Covid-2019 parce que le manque de moyens
empêchera une isolation satisfaisante des malades. Et des
surinfections nosocomiales.) Le silver lining
pourrait être de persuader les politiques de l'importance de mettre de
l'argent dans les hôpitaux, mais je ne sais pas si j'y crois vraiment,
malheureusement.
Il y aura aussi peut-être des problèmes de ravitaillement. Je ne
sais pas jusqu'où cela peut aller. Comment les choses se
passent-elles à Wuhan ? Ajout
() : il est donc probablement sensé de
recommander au public de faire dorénavant des stocks de denrées
non-périssables et de médicaments généralement utiles (et peut-être de
masques chirurgicaux, cf. ci-dessous), mais sans se ruer pour
éviter de créer déjà des pénuries (on peut juste prendre l'habitude
d'acheter quelques aliments de réserve supplémentaires à chaque fois
qu'on va faire les courses).
Au-delà de ça, on peut craindre des effets à plus long terme sur la
société.
Je crains notamment un regain d'autoritarisme. Les démocraties
occidentales sont déjà lourdement attirées par l'autoritarisme dès
qu'on agite une peur même complètement irrationnelle (le terrorisme,
par exemple, suscite des réactions complètement disproportionnées en
France par rapport à sa dangerosité réelle de quelques centaines de
morts en vingt ans) : alors une maladie qui peut faire des
centaines de milliers de morts en France pourra bien servir à
justifier tout ou n'importe quoi (vous savez, l'article super
dangereux qu'on a
laissé en
numéro 16 de la Constitution française comme une espèce de mine
prête à exploser l'état de droit ?). Une fois que quelqu'un prend un
pouvoir, même pour une raison légitime, il ne veut jamais le lâcher
(voyez la manière dont l'état d'urgence a été rendu permanent en
France suite à quelques attentats vite érigés en tragédie
nationale).
Et la panique va venir avec son propre lot de conséquences
terrifiantes (insérer ici une citation célèbre de FDR) :
on a déjà vu un déferlement de racisme contre les asiatiques, les
choses changeront peut-être un petit peu quand la maladie sera
installée dans le monde entier (encore que certains rappelleront
toujours que ça a commencé en Chine), mais il faut s'attendre à toutes
sortes de théories du complot (il y en a déjà), mouvements de rejet de
la science, que sais-je encore. Tout ça laissera des traces durables,
même quand la pandémie sera finie (ou qu'elle sera devenue saisonnière
et qu'on s'y sera habitués — encore une fois, je ne sais pas ce qui
fait qu'on tombe dans tel ou tel scénario).
Bon, si au moins la peur incite les gens à quelques mesures
d'hygiène et à porter des masques… Là aussi, j'aimerais en savoir
plus. J'ai cru comprendre quelque part (mais je veux bien plus
d'information !) que ceux-ci offrent une protection à peu près nulle
dans le sens de protéger celui qui le porte des virus qui pourraient
venir de l'extérieur, par contre ils fournissent une protection assez
sérieuse dans le sens de protéger l'extérieur si celui qui le porte
est contagieux (noter qu'il peut très bien être asymptomatique, et
donc l'ignorer lui-même). (Ajout
() : c'est ce que confirme plus ou
moins ce
passage d'une FAQ mise en ligne
par une virologue
vulgarisatrice.) Si c'est correct, ça pose des questions
intéressantes : les gens (qui sont globalement égoïstes) vont croire
que les masques vont les protéger, mais peut-être vaut-il mieux les
laisser croire ça pour qu'ils en portent et que ça peut effectivement
contribuer à limiter la pandémie. Dans la mesure où les masques sont
inefficaces, d'ailleurs, c'est apparemment parce qu'ils sont mal
employés : il serait peut-être temps de mettre en ligne des vidéos
expliquant comment les positionner correctement sur le visage, alors !
(Ajout : il y
a quelques
recommandations de l'OMS ici.)
Ajout () : En matière de
conseils d'hygiène, outre les choses qu'on répète toujours (se laver
les mains souvent ! éternuer dans son coude et pas dans sa main, et
porter un masque si on tousse ou on éternue, cf. ci-dessus), et des
choses de bon sens mais qu'il serait peut-être utile de dire un peu
plus fort (éviter toutes sortes de rassemblement, arrêter de serrer la
main et de faire la bise aux gens (ah, si ça pouvait être l'occasion
de mettre fin à cette pratique sociale de se saluer par contacts
physiques !)), il y en a un que je trouve intéressant, c'est de
prendre l'habitude de remarquer mentalement toutes les fois qu'on se
touche le visage (dans le but de minimiser ces occurrences).
J'avais une autre question à évoquer sur laquelle je n'ai pas les
idées claires : j'ai tendance à imaginer qu'en prenant des mesures
d'isolement et de quarantaine, on ne se contente pas de ralentir la
propagation de la maladie, on introduit un mécanisme de sélection sur
le virus, parce que les souches ou variantes les moins virulentes,
donc les moins facilement détectables (et dont les malades seront le
moins probablement mis à l'isolement), parviendront à se reproduire le
plus facilement ; les mesures sanitaires introduiraient donc une
pression sélective sur le virus pour causer les symptômes les plus
légers possibles (et ce, pour n'importe quelle maladie, mais
particulièrement dans ce cas où la maladie est nouvellement passée
chez l'homme et où on prend des mesures vraiment exceptionnelles). Je
serais donc tenté de prédire que la létalité devrait décroître avec le
temps (pas juste qu'on la mesure plus faible parce qu'on découvrirait
de nouveaux cas bénins, mais parce qu'objectivement ils deviendraient
plus nombreux en proportion). Mais ce raisonnement est-il correct ?
Il y a plusieurs hypothèses sous-jacentes qui ne sont pas forcément
vérifiées : l'une est qu'il est effectivement physiologiquement
possible, voire facile, pour le virus d'évoluer vers des formes moins
virulentes (je n'ai aucune idée de si c'est le cas) ; une autre, plus
subtile, est que les formes moins virulentes seraient effectivement en
concurrence avec les plus virulentes (c'est-à-dire qu'elles seraient
assez semblables pour conférer une immunité mutuelle) ; mais il y a
peut-être d'autres hypothèses dont je ne me rends pas compte ou bien
des fautes de raisonnement dans ce que j'ai écrit. Peut-être que
l'effet est bien trop faible pour être détectable. Je n'en sais
rien. • Mise à jour
() : cet
article (On the origin and continuing evolution of
SARS-CoV-2) publié dans National Science
Review semble confirmer que le mécanisme que j'évoque ci-dessus
se produit. • Re mise à jour :
On me
signale que la notion de virulence (et
donc la
conclusion sur le mécanisme de sélection) utilisée dans cet
article est à prendre avec des pincettes.