David Madore's WebLog: Je coule

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(mercredi)

Je coule

Le but intrinsèque de ce texte est de me permettre de voir un peu plus clair dans mes pensées et émotions avant d'en parler à un psychiatre. Mais le but extrinsèque, et pas moins important, à partager ainsi ce que je ressens, est que cette description puisse en aider d'autres qui partageraient les mêmes difficultés à se sentir moins seuls, et à ceux qui ne les partagent pas de les comprendre peut-être un peu (au risque de m'exposer à recevoir une pluie de conseils-reproches).

J'étais parti sur l'idée que le confinement nous mettait dans une certaine égalité, certainement pas quant aux circonstances matérielles, mais, au moins à circonstances matérielles identiques, quant aux épreuves psychologiques qu'il représentait — pas que j'imaginasse que nous réagirions identiquement à ces épreuves, mais qu'au moins les mécanismes de base étaient les mêmes. Je mesure maintenant combien cette idée est erronée : non seulement certains ne semblent pas vivre les circonstances actuelles comme une incarcération, mais ils ont l'air nombreux, peut-être la majorité, voire la majorité écrasante. Et je ne parle même pas des témoignages du genre j'adore ça ! (accompagnés d'explications sur le fait qu'ils profitent de leur forteresse de solitude et du temps qu'ils ont pour cuire des quantités invraisemblables de pain ou apprendre enfin la grammaire géorgienne). On peut certainement s'en féliciter, mais cela laisse ceux d'entre nous pour qui confinement n'est qu'un euphémisme irritant pour emprisonnement, face à la difficulté de faire comprendre ce ressenti basique, et assez désemparés de ne pas savoir comment expliquer le fait que la liberté est quelque chose qu'on ne perd pas sans peine. Et ne sachant trop de quelle manière expliquer que les petits messages gentillets du style pendant ce confinement, je vais vous montrer chaque jour une photo de mon jardin (ou du pain que j'ai fait, ou de la grammaire géorgienne que je suis en train d'étudier), si bien intentionnés qu'ils soient, sont rapidement insupportables tellement ils nous paraissent à côté de la plaque.

Je n'ai, évidemment, aucun moyen fiable de mesurer précisément ce que les gens ressentent, et mon entourage est certainement biaisé de toutes sortes de manière (mais on s'attendrait plutôt, a priori, à ce qu'il fût biaisé dans le même sens que moi). Des informations aussi fondamentales que l'augmentation du taux de suicide en France depuis le 17 mars, sont introuvables (j'ai cru voir passer une information suggérant un facteur ×10, mais je ne retrouve plus, et de toute façon la personne qui disait ça ne donnait aucune source crédible, c'était quelque chose comme un ressenti au doigt mouillé sur le nombre d'interventions des urgences pour ce type de causes). Pour penser que je suis dans la minorité, je me base donc uniquement sur de l'anecdotique comme des témoignages d'amis et des choses pas du tout scientifiques comme ce sondage sur Twitter et les réponses qui y ont été faites.

Ma première réaction dans cette crise a été celle de l'angoisse, principalement l'angoisse de l'inconnu, par rapport à l'épidémie elle-même, à la réaction de la société, au désastre social et économique qui suivrait, à la possibilité d'un effondrement systémique suite à l'une ou l'autre, à l'anéantissement de tant de rêves et espoirs pour l'avenir (et, au passage, de mes finances), et à ma propre réaction face à tout ça : j'ai décrit cette phase ici ici ; j'ai consulté un psychiatre pendant cette phase, qui m'a prescrit un anxiolytique (et un somnifère puisque j'avais aussi perdu le sommeil), que je n'ai essentiellement pas utilisé (juste deux ou trois fois le somnifère) parce que cette phase est passée d'elle-même. À l'anxiété a succédé le courroux, dirigé contre toutes sortes de décisions à mon avis stupides, et contre l'incompétence fondant ces décisions (ce n'est pas le propos ici de détailler). Avec cette hargne générale est aussi venue une irritabilité excessive, dont mon poussinet a injustement fait plus d'une fois les frais. Cette phase est aussi largement passée : je n'ai plus de peur, je n'ai plus de colère, je n'ai plus l'énergie pour soutenir ces émotions : je suis maintenant simplement abattu. (Je suppose qu'il y a du vrai dans le modèle de Kübler-Ross.)

En plus de tout ça, je souffre d'un certain degré d'empathie : de tant de vies et de rêves brisés, soit par la maladie elle-même, soit par tous les bouleversements qu'elle a et va entraîner dans nos sociétés. Le nombre de morts ne m'affecte qu'intellectuellement (comme Staline ne l'a peut-être jamais dit, la mort d'un homme est une tragédie, la mort d'un million est une statistique) : ce qui m'affecte ce sont les récits individuels, ces gens qui avaient des projets pour la vie et des espoirs pour l'avenir, qui peut-être venaient de traverser une période difficile et commençaient à espérer la montagne passée quand soudainement cette crise surgie de nulle part vient faire que tout s'effondre. (Ne serait-ce que les restaurants que le poussinet et moi aimions fréquenter, dont nous connaissions souvent les propriétaires, et dont sans doute la moitié ne rouvriront jamais ; ou l'auto-école qui m'a dispensé un zillion d'heures de cours de voiture et de moto, petite entreprise familiale dont je connais le patron, le papa du patron, et pas mal du personnel : sera-t-elle encore là dans un an ?)

Rien de tout ça n'est constant, évidemment. J'arrive occasionnellement à m'en distraire. Mon moral fait des yoyos. Mais les embellies sont trompeuses, ce ne sont que des oublis passagers. (Insérer ici le dessin de Sempé [je ne le trouve pas en ligne] représentant un personnage expliquant à son psy : Quand je suis déprimé, les raisons pour lesquelles je le suis sont profondes, essentielles, fondamentales. Il m'arrive d'être heureux, bien sûr. Mais les raisons pour lesquelles je suis heureux sont si futiles, si ténues, que ça me déprime.) Une difficulté apparentée, que la parenthèse qui précède illustre peut-être, c'est que j'ai une certaine capacité à donner l'illusion d'être drôle, ou d'avoir de la répartie, capacité derrière laquelle je me cache souvent parce que j'ai une certaine répugnance à exposer crûment mes émotions, et qu'à cause de ça on ne me prend pas au sérieux quand je vais mal. (Dans le même ordre d'idées, je sais qu'on m'a souvent dit que je donnais l'impression d'être calme et mesuré, ce qui me fait rire jaune vu que je sais à quel point je suis colérique et impulsif.)

La stratégie la plus évidente était simplement d'attendre que ça passe. Kick the can down the road, comme on le dit. Vu que ce qui me fait souffrir actuellement est l'emprisonnement, il suffit d'attendre que celui-ci se finisse… non ? Non, d'abord parce que la date de fin est sans arrêt reportée : et chaque report me fait l'effet d'un nouveau coup de poignard, car à chaque date annoncée j'ai la faiblesse et la stupidité d'y croire, et évidemment c'est à chaque fois un nouveau mensonge. Non, car à l'emprisonnement succédera un avenir à peine moins sombre, et la réalisation du fait que ma vie d'avant, tous les petits plaisirs sur lesquels je fondais mon équilibre psycho-affectif et qui se sont envolés en mars 2020, cette vie d'avant est complètement détruite pour bien plus longtemps que la seule période d'emprisonnement, et il n'est pas acquis qu'elle puisse jamais ressusciter. (J'étais déjà très mal avant que le gouvernement mette toute la population française en arrêt à domicile, et même si cette mesure a énormément accéléré la spirale noire dans laquelle j'étais engagé, elle n'est pas seule en cause.) Et la stratégie de simplement tout repousser à plus tard ne fait que m'ensevelir sous une épaisse couche de culpabilité pendant que je me recroqueville autour de mon malheur que je rumine. (Je vais revenir sur la culpabilité.)

Pour essayer de faire comprendre mon état mental actuel, la meilleure comparaison que j'aie trouvée est celle du marteau-piqueur. (Comme une sorte d'intrusion dans la réalité d'une métaphore qui n'aurait pas compris qu'elle devait rester métaphorique, il y a eu, le 10 mars, des gens qui sont venus, je ne sais pas pourquoi, détruire une bonne partie du macadam du trottoir de ma rue, et j'ai été réveillé de jour-là par des bruits de chantier atteignant les 70dB au sonomètre chez moi, et qui ont duré toute la matinée. C'est ce qui m'inspire cette analogie.) Le marteau-piqueur c'est mon cerveau qui me répète sans arrêt je n'en peux plus de cette cage ! je veux sortir ! je veux bouger ! je veux m'aérer ! je veux faire du sport ! — et tous les conseils du genre lis un livre pour te distraire, regarde un film, essaie de travailler pour penser à autre chose, etc., butent sur le fait que, lire un livre, regarder un film, travailler, quand on a un marteau-piqueur dans la tête, ça ne marche pas. On ne veut qu'une chose, c'est que le marteau-piqueur s'arrête. On ne pense qu'à une chose, c'est que ce truc est insupportable. On arrive peut-être à s'en distraire une minute, mais on y revient toujours, tant qu'il donne ses coups répétés et insistants. On donnerait n'importe quoi pour que le marteau-piqueur cesse, mais on n'a pas la force d'y faire quoi que ce soit, alors on finit juste avec la tête dans un oreiller à crier pitié.

(L'ironie de la chose, parce que le destin a indiscutablement une forme d'ironie, c'est que j'aurais sans doute beaucoup mieux vécu l'emprisonnement par le passé : avant que je ne découvre le plaisir que je pouvais avoir à faire de la musculation, à visiter les parcs et jardins et forêts de l'Île-de-France, à rouler en moto, etc. Le David Madore ado geek asocial détestant le sport aurait peut-être adoré avoir un prétexte pour rester cloîtré deux mois chez lui, et tous les efforts que j'ai faits depuis pour avoir une vie plus saine me font maintenant souffrir.)

À un certain stade de la crise, j'ai vaguement réussi à convertir une partie de cette énergie de colère et de désespoir en quelque chose d'un peu plus productif : j'ai appris un peu d'épidémiologie (et même un tout petit peu de virologie, d'immunologie et de médecine en général), j'ai analysé la crise comme je le pouvais (voir quelques entrées antérieures sur de blog : ici, , , , , et encore  ; ou encore des fils Twitter que je n'ai pas traduits en français comme celui-ci, celui-là et encore celui-là). J'ai cru identifier un certain nombre de ce qui me semblent être des limitations méthodologiques sérieuses de l'approche utilisée par les modèles épidémiologiques qui sous-tendent les décisions politiques pendant cette crise, et notamment :

  • l'absence de prise en compte de l'hétérogénéité sociale de la population (autrement que sur des critères d'âge et éventuellement de géographie), reflétée tout au plus dans de malheureuses matrices de mélange entre compartiments qui sont malgré tout traités comme homogènes chacun séparément ; et la mauvaise compréhension du fait que la lecture de données épidémiques agrégées sur l'ensemble de la population surpondère les sous-catégories où la reproduction est la plus rapide [je décris ce problème parmi d'autres ici sur ce blog, ainsi que dans la partie 🄱 de ce fil Twitter [lien Twitter direct]] ;
  • l'absence de prise en compte du fait que les contacts entre individus ne sont pas aléatoires mais qu'un petit nombre de contacts récurrents pour chaque individu (foyer, famille, amis, collègues) va représenter la majorité des contaminations, limitant la capacité de diffusion à un graphe de degré limité [je décris ce problème ici sur ce blog, phénomène (2a), ainsi que dans ce fil Twitter [lien Twitter direct], notamment tweets nº10, 11, 19, 21, 36, 37] ;
  • l'absence de prise en compte de l'effet de célébrité et du fait que les personnes ayant un grand nombre de contacts seront infectées avant les autres, réduisant ainsi la diffusion ultérieure de l'épidémie, et en particulier l'interaction entre ce phénomène et celui de l'item précédent [je décris ce problème ici sur ce blog, phénomène (2b), ainsi que dans ce fil Twitter [lien Twitter direct], notamment tweets nº12, 13, 20, 22, 40, 41] ;
  • l'incompréhension du fait que la variance des contacts infectieux reçus par un individu a un impact bien plus important que la variance des contacts infectieux émis (alors que beaucoup de modèles épidémiologiques jouent à essayer de faire varier l'infectiosité des individus et se penchent sur le problème des super-contaminateurs, le problème dual est bien plus pertinent), ou au moins que les deux doivent être pris en compte [je n'ai pas décrit ce phénomène sur ce blog, mais dans ce fil Twitter [lien Twitter direct]] ;

— et plus généralement la mauvaise prise en compte d'informations venant des domaines de la théorie des graphes et des probabilités (et surtout de leur intersection, les graphes aléatoires). En fait, je pensais au début que ces points (sauf peut-être le dernier) devaient être évidents pour tout le monde et que les modèles utilisés les ignoraient parce que leur but était de calculer autre chose, et j'ai pris conscience progressivement qu'en fait, non, il y a un véritable manque de recul par rapport à tout ça.

Seulement voilà, certains m'ont fait savoir que je n'étais pas épidémiologiste (même pas spécialiste des graphes aléatoires) et que je devais laisser les experts s'exprimer dans leur domaine d'expertise, et fermer ma gueule de non-spécialiste. Que j'étais un armchair epidemiologist, voire un crackpot complet, qui parce qu'il a lu quelques articles sur le sujet s'imagine comprendre un domaine dont il ignorait tout il y a deux mois, et pouvoir donner des leçons aux experts de ce domaine. (Et indubitablement, dans une crise pareille, il y a plein de gens qui se découvrent tout d'un coup une expertise miraculeuse en tout et sur tout. Ce qui donne lieu à des moqueries comme illustrées par ce tweet.) De toute façon, les experts sont bien trop occupés par toutes les sollicitations qui leur tombent dessus pour répondre à mes objections, mais sans doute ont-ils des réponses.

Déjà en général, la combativité ne fait pas partie de mes attributs. Je suis colérique, mais ma colère n'a aucune endurance. Je ne sais pas me battre pour mes idées. Si on me dit de fermer ma gueule, ce que je fais le plus facilement est de baisser les bras. De toute façon, quand je travaille à comprendre le monde, c'est surtout pour le comprendre pour moi, je fais parfois un effort pour l'expliquer aux autres parce que ça m'aide à mieux le comprendre, mais je n'ai aucun appétit pour les disputes avec les gens qui pensent que j'ai tort ou qui refusent de m'écouter.

Et en ce moment, bien sûr, le découragement est encore considérablement plus prononcé. Quel intérêt, en fait, d'essayer d'attirer l'attention sur des limitations dans les modèles épidémiologiques ? Les experts que je critique sont débordés, je n'ai aucun espoir d'arriver à me faire écouter d'eux même si j'arrivais à les convaincre que je ne suis pas un crackpot, et je n'ai plus aucune énergie pour tout ça. Je n'ai déjà même plus la force de répondre aux mails de mes amis qui me donnent ou prennent des nouvelles, je n'ai certainement pas celle de me faire entendre de gens dont je critiquerais la démarche scientifique. Et même si j'y arrivais, ça n'aurait aucun intérêt. Je ne pense pas qu'on puisse faire un modèle mathématique correct d'une épidémie humaine (et je soupçonne que l'hubris de le penser vient de l'expérience des épizooties, pour lesquelles des modèles simples doivent assez bien marcher parce qu'aucun des phénomènes sociologiques que je pointe du doigt ci-dessus ne se produit) : donc, est-ce vraiment grave si on raisonne sur des modèles erronés ?

Finalement, je m'en fous. Je n'ai pas la force de mener une croisade à ce sujet.

Je crois que les gens se méprennent souvent sur la démarche des scientifiques, enfin, je ne sais pas pour les autres, mais au moins pour ce qui est de la mienne : je ne fais pas des maths parce que c'est mon métier, encore moins pour me faire connaître, je ne fais pas vraiment des maths parce que je cherche à connaître la réponse à telle ou telle question, je ne fais même pas vraiment des maths parce que j'aime ça (même si, le plus souvent, en temps normal, c'est le cas) : je fais des maths parce que je n'arrive pas à faire autrement, c'est juste comme ça que mon cerveau fonctionne, c'est mon mode de pensée spontané dès que je réfléchis sur tout un tas de choses. Mais si les maths en sont la forme la plus fréquente, je n'ai pas forcément beaucoup de contrôle sur l'objet de mes pensées. Je dis ça pour répondre à ceux, et ils sont nombreux, qui m'ont enjoint de profiter de cet emprisonnement pour faire des maths : c'est un peu bizarre, comme conseil, c'est comme me dire d'en profiter pour manger, certainement je ne vais pas arrêter de manger, mais je vais manger quoi ? des sucreries, sans doute, parce que c'est ce qu'il y a de plus facile, de plus rapide, de plus séduisant. Newton a développé le calcul infinitésimal, découvert ses lois du mouvement de la gravitation, et sa théorie de la lumière et de la couleur, pendant qu'il était reclus au manoir de Woolsthorpe pendant que la grande peste bubonique dévastait Londres (où elle a tué peut-être le quart de la population entre 1665 et 1666) : je ne sais pas si c'était pour Newton un plaisir ou une nécessité, si c'était pour lui des sucreries intellectuelles, mais le fait est que je ne suis certainement pas un Newton. Donc à part l'épidémiologie, en matière de sucrerie mathématique, j'ai voulu me distraire en regardant quelque chose d'un peu reposant, j'ai fait un programme qui simule le mouvement de points sur la surface d'une sphère qui se repoussent selon la loi de Coulomb, c'est joli et un peu envoûtant à regarder, j'ai appris deux-trois choses (comme le fait qu'il n'y a pas d'analogue pour la mécanique en géométrie sphérique du centre de gravité en géométrie euclidienne, et que même le problème à deux corps y est terriblement compliqué), j'ai regardé la manière dont les points s'arrangent si on ajoute des frottements pour qu'ils s'arrêtent, puis j'en ai eu marre et j'ai laissé tomber cette sucrerie-là. Le marteau-piqueur est trop difficile à ignorer.

Bref, je ne sais pas comment des gens font pour travailler productivement dans ces conditions. Je n'en suis pas du tout capable. Encouragé par le mensonge initial que l'emprisonnement ne durerait pas trop longtemps (cf. ci-dessus), j'ai commencé par repousser un certain nombre de choses que je devais faire (kick the can down the road) en espérant que j'arriverais à remonter la pente, mais ça allait de plus en plus mal, et le fait de repousser m'a fait culpabiliser, maintenant j'en suis au point où je n'ose même plus lire mon mail professionnel.

Je sais que j'ai, de façon générale, une capacité épouvantablement mauvaise à faire face à l'adversité : ma réaction face aux difficultés est toujours de renoncer et de subir. Sans doute les seules batailles que j'aie remportées dans la vie l'ont été par pure chance, parce que ma technique préférée de combat est la capitulation. Ceci pose un remarquable problème de bootstrap si le but est précisément de combattre ma tendance à capituler devant l'adversité.

En tout état de cause, je n'arrive plus à rien faire. Je me lève, le marteau-piqueur est là, je n'arrive à rien faire, je culpabilise parce que je n'arrive à rien faire, je déjeune, je n'arrive à rien faire, je culpabilise un peu plus, je dîne, et je me couche en espérant que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve qui va passer, ou au contraire en espérant profiter d'un peu de liberté dans mes rêves, voire, ne pas me réveiller du tout. Et je me réveille en constatant que, malheureusement, ce n'est pas un mauvais rêve, le marteau-piqueur est toujours là. Et les journées se suivent et se ressemblent comme celles du personnage joué par Bill Murray dans Groundhog Day : des petites différences de forme, mais la sensation d'être pris dans une boucle infinie dans laquelle il n'existe aucune sorte de progrès.

Et la culpabilisation est un mécanisme incroyablement fort pour m'empêcher de me relever. Elle prend toutes sortes de formes.

D'abord, il y a la culpabilisation concernant le confinement. C'est devenu une sorte de sport national : montrer du doigt les gens qui ne respectent pas bien le confinement, les Parisiens qui ont fui en province au début ou qui espèrent partir en vacances, ceux qui font leur jogging, ceux qui font que le confinement se relâche, les irresponsables, dont on laisse comprendre qu'ils ont des morts sur la conscience. Alors voilà, oui, plusieurs fois, j'ai craqué, le poussinet et moi sommes sortis clandestinement faire une promenade dans des forêts que nous appréciions tellement dans l'ancien monde, et nous le referons certainement, même si cette expérience, bien que réconfortante, était en même temps passablement traumatisante à cause de cette culpabilisation doublée d'une peur de l'autorité (que les rapports nombreux de brutalité policière n'aident pas à dissiper).

Ensuite, il y a la culpabilisation concernant les idées autour du confinement : non seulement on est sommé de le respecter, mais on est aussi sommé d'y croire, d'être persuadé qu'on sauve des vies ainsi. Il ne suffit pas que nous soyons prisonniers, il faut encore que nous soyons des prisonniers heureux de faire notre part de sacrifice au salut commun. Alors voilà, je n'adhère pas à cette nouvelle religion nationale : je suis persuadé que l'approche suivie n'est pas la bonne : on aura beau essayer de tricher le Covid-19 des morts qu'il réclame, ce sera un échec, tout ce qu'on parviendra à faire, tout ce qu'on est parvenu à faire avec cette manœuvre, c'est de retarder un peu, à un coût exorbitant, ce qui va arriver de toute manière. Mais c'est une opinion qu'on n'a pas le droit d'exprimer sous peine d'être classé avec les gens qui, comme Donald Trump et les spectateurs de Fox News, pensent à l'économie avant de penser aux gens ou sont carrément persuadés que le virus est une sorte de complot. (Pour référence, voici quelqu'un avec qui je suis d'accord.)

Puis il y a la culpabilisation autour des conditions matérielles. Voilà : j'habite un appartement confortable et spacieux, avec un accès Internet qui marche du tonnerre, j'ai un supermarché juste en face de la rue, je ne manque de rien, je n'ai pas d'enfants à gérer, et j'ai le culot de me plaindre ! Indubitablement, je me sens morveux de me plaindre, alors qu'il y a des gens qui vivent dans des conditions réellement épouvantables (ce mini-documentaire est à cet égard édifiant) : mais l'argument ça pourrait être bien pire et il y a des gens pour qui ça l'est est toujours un mauvais argument, ne serait-ce que parce qu'il peut se retourner en ça pourrait être bien mieux et il y a des gens pour qui ça l'est, et de toute façon ce n'est pas le propos : je ne me plains pas des conditions matérielles de mon emprisonnement, je me plains de l'emprisonnement lui-même — une prison dorée reste malgré tout une prison, et d'ailleurs, dans la théorie pénale, que je sache, c'est bien la privation de liberté elle-même qui est censée servir de punition (punition que je considère maintenant comme cruelle, inhumaine et dégradante), pas la circonstance additionnelle que les prisons françaises sont surpeuplées, infectes, mal équipées et mal entretenues.

Ensuite il y a la culpabilisation du fait de partager mon malheur et de ne pas souffrir en silence. Nous sommes tous, après tout, dans le même bateau, et moi qui n'ai pas de légitimité particulière à me plaindre je me sens mal de jouer le rabat-joie face à ces gens qui sont ravis de profiter de ce moment pour faire du pain ou apprendre le géorgien. Je me sens particulièrement mal de faire subir à mon poussinet mes crises de sanglot où je n'arrive plus qu'à m'allonger sur le lit, prendre une peluche entre les bras, me mettre en position fœtale et ne plus bouger : je suis désolé qu'il ait à subir ça alors qu'il n'y est pour rien, et qu'il soit tout désemparé de ne pas pouvoir me réconforter.

Puis il y a la culpabilisation du fait d'être l'épidémiologiste de fauteuil qui prétend corriger les experts alors qu'il ne savait rien du sujet il y a deux mois. (Je l'ai évoqué ci-dessus.) Et de fait, je m'inquiète d'avoir viré crackpot sur le sujet, et vu mon état mental déplorable, je ne peux pas vraiment l'exclure.

Et enfin, bien sûr, il y a la culpabilisation du fait de ne plus arriver à travailler, accentuée par le fait que d'autres gens, manifestement, y arrivent (y compris au prix d'efforts héroïques pour faire, par exemple, un enseignement de qualité à travers une infrastructure inadaptée et bricolée à la dernière minute). Je vais voir comment me faire arrêter pour, au moins, régulariser ma situation, mais il est sûr que cela ne fera pas disparaître cette sensation de culpabilité.

Bref, je vais chercher à retourner voir un psychiatre, sans doute le même que j'ai consulté il y a un mois et demi, pour lui raconter ce que je viens de dire (et d'autres choses que je ne veux pas écrire ici) ; mais d'une part les circonstances actuelles font que ce n'est pas facile, d'autre part, les psys n'ont pas de baguette magique, mon poussinet est opposé par principe au fait que je prenne des médicaments (il a l'air de considérer les benzodiazépines et antidépresseurs comme le Mal incarné), et, si j'aurais peut-être des bénéfices à tirer d'une thérapie non-médicamenteuse à long terme, la vitesse hallucinante à laquelle mon état émotionnel s'est effondré et les circonstances parfaitement claires de cette dégradation laissent penser que le rétablissement ne peut passer que par la levée de ces circonstances, et je me demande bien dans quel état je serai quand Paris sera libéré (ce qui risque fort de ne pas se produire le 11 mai vu que Paris est un des départements les plus touchés par l'épidémie).

Ce n'est pas illégitime, dans une perspective utilitariste, de considérer que les dépressions et suicides qui seront causés par le confinement sont un dommage collatéral acceptable dans la lutte contre le Covid-19 (je parle en général : pour ma part je ne sais pas si je suis techniquement déprimé, et ce n'est d'ailleurs pas une question très intéressante ; je ne pense pas que je vais me suicider, au moins tant qu'il y a un espoir raisonnable que je puisse un jour reprendre une vie que je considère comme normale, et cet espoir n'est pas complètement mort). Après tout, même si le taux de suicide est effectivement décuplé, devenant ainsi comparable à ce qu'il est en prison, cela ne représentera qu'une quinzaine de milliers de personnes sur deux mois en France : c'est moins que le nombre de décès dus au Covid-19 sur la période, et nettement moins que le nombre dont on pense qu'on a évité. Néanmoins, si ce calcul utilitariste est mené, la moindre des choses serait qu'il le fût de façon transparente : qu'on dise clairement, on choisit de sacrifier tant de personnes (ou tant de personnes·années de vie) parce qu'on pense pouvoir en sauver plus. À l'heure actuelle, je n'ai pas l'impression que ce choix soit présenté dans ces termes, puisque les statistiques sur le suicides ne sont même pas menées dans le bulletin épidémiologique de l'agence nationale de santé publique (tout au plus apprend-on que 18% des Français présentent des symptômes de dépression reflétés par un score >10/21 sur la Hospital Anxiety and Depression Scale, mais on ignore malheureusement la valeur pré-épidémique). Et j'ai l'impression qu'il y a une réticence à justifier des choix de façon utilitariste (une sorte de slogan selon lequel on doit absolument et à tout prix sauver toute vie humaine, qui est patentement faux et même mensonger si on fait semblant d'ignorer toute une catégorie de victimes). À tout le moins, il serait bon de chercher à arrêter la culpabilisation infantilisante qui ne sauve personne et qui participe de façon particulièrement douloureuse à la spirale de la dépression.

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