Certains des retours que j'ai reçus (notamment hors du système de
commentaires de ce blog) sur mes péripéties racontées dans
l'entrée précédente m'inspirent
quelques réflexions sur un phénomène psychologique auquel j'ai envie
de donner le nom de « conseils-reproches » ou d'« écoute
moralisatrice », mais il y a certainement des termes meilleurs et plus
classiques. Ce dont je veux parler est assez proche de ce que
je racontais ici déjà à propos des
conseils, et peut être classé comme une variante ou une instance de
la croyance
en un monde juste. Je tiens à souligner que mon but en écrivant
tout ça n'est pas du tout ici de faire des remontrances à qui que ce
soit, et notamment pas à ceux qui ont pu croire bien faire en me
suggérant ceci ou cela : c'est forcément quelque chose à quoi je dois
m'attendre si je raconte ma vie sur Internet que de recevoir des
messages disant tu devrais manger plus de carottes
ou tu
devrais arrêter de coucher avec un homme comme on couche avec une
femme, c'est une abomination
, et cela atteste la grande qualité du
lectorat de ce blog que j'en reçoive, finalement,
très peu. Bref.
Le phénomène dont je veux parler est illustré par un scénario qui était assez typique quand j'étais ado : je me plains que j'ai mal à la tête, et ma mère me répond immédiatement que, vu à quel point je me couche tard, ce n'est pas du tout surprenant. Je ne sais plus si cet échange précis s'est produit — je sais juste qu'il est plausible — mais je parle de ce genre de choses. J'avais commencé à faire des blagues sur le fait qu'à force, un jour, on allait me dire que si j'avais perdu ma montre c'était sans doute parce que je n'avais pas voulu manger de carottes, ou que si j'avais mal au ventre c'était parce que je ne rangeais pas ma chambre. Puis je me suis rendu compte que j'avais moi-même tendance à faire des « conseils-reproches » de la sorte et que ce n'était pas une bonne idée de jeter la pierre mais plutôt d'essayer de comprendre ce qui se passe.
Bref, l'idée est qu'une personne A se plaint de quelque
chose X (par exemple une douleur, un petit malheur, une
contrariété quelconque), et une autre, B, le « donneur de
conseils-reproches », saisit n'importe quoi Y qui lui
déplaît dans l'attitude de A, pour établir un lien de
causalité entre Y et X, soit sous la forme d'une
admonestation (tu devrais arrêter Y [ça t'éviterait
certainement X]
, souvent la seconde partie n'est pas
explicitée), soit sous une forme encore plus moralisatrice (vu tout
le Y que tu fais, ça ne m'étonne pas !
), voire je te
l'avais bien dit !
. Typiquement, le lien est présenté dans
l'optique d'une « hygiène de vie » : B perçoit Y
comme une sorte de manquement aux principes généraux d'une vie saine
(sans que ce concept soit nécessairement explicité ni même clair dans
l'esprit de B), et toutes sortes de problèmes X
sont perçus comme conséquences possibles d'un tel manquement. Grâce à
cette sorte de subterfuge, B n'a pas l'impression d'être
moralisateur : il ne fait (dans sa propre perception des choses)
qu'énoncer une sorte d'inévitabilité causale, comme si tu fais des
acrobaties comme ça, tu vas finir par tomber
.
Et ce qui est subtil, c'est qu'il y a évidemment plein de cas
où ce genre d'approche est intellectuellement justifié : si
quelqu'un (A) a pour habitude (Y) de caresser
les cactus (les cacti ?), et qu'il se plaint de s'y
piquer (X), la réaction à la fois naturelle et éminemment
logique est de dire tu devrais peut-être arrêter de caresser les
cactus
ou, de façon moins charitable, ça ne m'étonne pas
.
Comme pour beaucoup d'erreurs de logique (en tout cas celles qui sont
intéressantes), il n'y a pas de critère de pure forme permettant de
distinguer les causalités « justifiées » de celles qui sont dictées
par le phénomène dont je parle, et il y a tout un continuum de
situation où on (=B) est plus ou moins de mauvaise foi en
tirant la conclusion d'un rapport
entre Y et X.
Le rapport suggéré est souvent plausible : il est tout à
fait raisonnable, par exemple, de penser que se coucher très
tard puisse donner mal à la tête dans la journée. (Contrairement aux
blagues mentionnées ci-dessus personne ne m'a jamais dit que c'était
par manque de carottes que j'avais perdu ma montre.)
Mais plausible
ne suffit pas, en tout cas pour affirmer quelque
chose péremptoirement (évidemment, c'est déjà différent si le ton est
plus modeste : as-tu envisagé peut-être qu'il pouvait y avoir un
rapport entre Y et X ?
). Par exemple,
si Y est quelque chose que A pratique depuis
longtemps et que X est un problème nouveau ou rare, tenter
d'expliquer X par Y devrait au moins proposer un
mécanisme expliquant pourquoi l'effet suggéré n'est pas systématique.
Le problème dans l'affaire, ce n'est pas que Y soit ou pas
une explication possible/plausible de X, c'est que la
démarche intellectuelle de B n'est pas de rechercher
honnêtement une explication mais de sauter sur quelque chose qu'il
avait en tête depuis longtemps.
Or il va de soi que personne ne se conforme parfaitement à
l'hygiène de vie qu'il se donne comme idéal, et a fortiori
encore moins à l'hygiène de vie qu'une autre personne a en tête (et
comme ces hygiènes de vie se contredisent les unes les autres, il est
encore plus impossible de se conformer à plusieurs d'entre elles
simultanément). Quoi qu'on fasse, et de quoi qu'on se plaigne, on
aura toujours des gens pour vous dire tu devrais arrêter de faire
ceci-cela
ou tu devrais plus faire ceci-cela
. Toutes bien
intentionnées que sont ces personnes, elles peuvent apporter plus
d'angoisse que d'aide.
La nourriture est sans doute le terreau (relativement innocent) le
plus fertile pour les conseils-reproches : tu devrais manger plus
de fruits et légumes
, tu devrais manger bio
, tu devrais
être végétarien
, tu ne devrais pas être végétarien
(quand
je vous dis que les hygiènes de vie se contredisent…). Mais il y a
toutes sortes de terrains adjacents : tu devrais prendre des
compléments de vitamine Z
, tu devrais éviter de
prendre des compléments alimentaires
, tu devrais faire plus de
sport
, tu ne devrais pas trop tirer sur ton corps
, etc. Ce
genre de choses survient surtout quand l'objet X de la
plainte est du domaine médical ou para-médical.
Sur d'autres terrains cela peut devenir éminemment détestable. Si
quelqu'un devait me dire que ma tendance à l'angoisse ou à
l'hypocondrie est due au fait que je suis en couple avec un garçon et
que ce n'est pas naturel, par exemple, j'espère qu'on sera d'accord
que c'est une forme d'homophobie. (Plutôt dans le genre Christine
Boutin, l'homophobie compassée de la dame qui demandait
le à l'Assemblée nationale : en effet,
qu'est-ce que l'homosexualité sinon l'impossibilité d'une personne à
pouvoir atteindre l'autre dans sa différence sexuelle ?
.) On ne
m'a jamais dit ça (il est encore temps !), mais j'ai entendu plus
d'une fois, il y a longtemps dans des associations de jeunes homos,
des remarques tout aussi moralisatrices du genre si A
est malheureux, c'est parce qu'il n'arrête pas de baiser à gauche et à
droite au lieu de se trouver un copain stable
(prononcée par un
jeune homme homo au sujet d'un autre, donc, sans forcément qu'il y ait
une histoire de jalousie qui pimente le reproche) ; ou stigmatisant
implicitement telle ou telle pratique de la sexualité (un exemple
typique étant de laisser comprendre que le SM, ce n'est
pas bien ou que c'est malsain, et que ceci ou cela en est évidemment
la conséquence néfaste). À part la sexualité, un autre terreau
fertile est, évidemment, la religion (et les conseils-reproches
d'aller dans tous les sens, évidemment !, et notamment du religieux
vers le non-religieux comme le contraire). Là on parle plutôt de
pseudo-expliquer des plaintes X qui seraient de l'ordre du
bien-être général ou de l'équilibre psychologique.
Comme je le disais plus haut, je ne suis certainement pas moi-même immunisé au fait de donner des conseils-reproches, ou en tout cas à la tentation d'en donner. À titre d'exemple, je ne bois pas plus qu'un verre de cidre de temps en temps, je ne fume pas, et je ne prends pas de psychotropes (sauf si on commence à classifier le café comme un psychotrope, mais même la caféine, j'en fais une consommation très modérée) : et je dois avouer que ça me démange parfois de prononcer des jugements, dissimulés sous forme de conseils-reproches, à des gens qui n'auraient pas cette même hygiène de vie. Quelque part il faut tracer une ligne entre celui qui se bourre la gueule et monte dans une voiture, et celui à qui j'ai envie de faire des reproches parce que, à un certain niveau épidermique, ça me dérange qu'il boive, parce que je n'arrive pas à accepter que c'est sa vie et ça ne me regarde pas ; et cette ligne, elle n'est pas toute tracée, il faut faire preuve de discernement pour la placer, et je ne peux pas proposer de formule magique parce que je n'en ai pas.
(Un domaine plus anecdotique mais qui est facilement l'arène où se
déroulent des combats quasi religieux, c'est l'informatique : pour une
raison qu'il n'est pas lieu ici de ne serait-ce que commencer à
analyser, les informaticiens — et je m'inclus dedans en l'occurrence —
ont tendance à avoir des idées extrêmement arrêtées sur ce qui
est The
Right Thing. [Tiens, dans
le monde parallèle dont je viens,
le terme de rightthingfulness
, un jeu de mot
entre The Right Thing
et le nom
commun rightfulness
, était tout à fait standard :
mais dans ce monde-ci, même en variant le nombre de ‘t’ ou de ‘l’,
Google n'en connaît pas une seule occurrence ! Apparemment, il faut
croire que dans ce monde-ci, c'est moi qui l'ai inventé. (En fait, le
terme est courant sur le forum des anciens élèves de
l'ENS, mais je vois que je suis quand même le premier à
l'avoir utilisé, le .) Du coup, je ne peux pas
me permettre de dire que ce jeu de mot est extrêmement bien trouvé,
vous êtes priés de le dire pour moi, merci. ] Et par
conséquent, il y a aussi tendance à reporter la « faute » de tout
problème informatique sur l'utilisateur qui n'a pas suivi tel ou tel
impératif quasi-religieux : utiliser Microsoft, utiliser Apple,
utiliser des logiciels libres, utiliser Linux, ne pas utiliser Linux,
utiliser Emacs, ne pas utiliser Emacs, écrire en Unicode, ne pas
abuser d'Unicode, etc.)
Il n'y a donc pas de conclusion à ces réflexions. Si je dois essayer de donner des méta-conseils sur comment donner des conseils, je vais sans doute répéter en gros ce que j'ai écrit dans cette entrée (déjà liée ci-dessus) et celle-ci (qui parle d'autre chose mais finalement la démarche peut se ressembler) ; cependant, je ne garantis certainement pas que ces méta-conseils soient les meilleurs. Mais cela vaut certainement la peine de garder à l'esprit que la tentation est souvent grande, et particulièrement insidieuse, de faire preuve de mauvaise foi et de prodiguer des admonestations qui ne visent pas tant à soulager les problèmes de celui à qui on s'adresse mais, en quelque sorte, de contrôler un peu sa vie. Le minimum est donc probablement de faire preuve de modestie (et je ne prétends certainement pas être bien placé pour donner des leçons à ce sujet ! ) et de s'interroger soi-même sur le lien causal qu'on voit vraiment entre Y et X et peut-être sur le lien qu'on voudrait y voir.