David Madore's WebLog: J'ai peur de la fin du monde

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(jeudi)

J'ai peur de la fin du monde

Un lieu commun repris dans toutes sortes d'œuvres de fiction représente une sorte de gourou qui tient une pancarte disant la fin du monde est proche ! repentez-vous ! (je crois même avoir vu quelque chose de la sorte dans la vraie vie, mais c'était peut-être un faux souvenir). Le gourou en question est évidemment un illuminé. Je vais maintenant tenir des propos semblables (sauf le repentez-vous), et j'aimerais bien qu'on m'explique que je suis un crackpot et que mes inquiétudes sont, sinon infondées, du moins exagérées.

J'ai déjà exposé des idées de ce genre ici il y a longtemps (et dans une certaine mesure ici), mais il y a un certain plaisir à radoter exprès de temps en temps, et je vais développer bien plus que je ne l'avais fait autrefois. Désolé si ce n'est pas très drôle à lire, et si ça part un peu dans tous les sens. (Désolé aussi si c'est confus, mais comme je redis plein de fois la même chose, peut-être que la N-ième répétition sera la plus claire.) Et si vous trouvez que c'est du pur délire, je répète : tant mieux, et racontez-moi vos contre-arguments — il est évident qu'en la matière je préfère avoir tort qu'avoir raison.

J'ai été traumatisé (je suis obligé de divulgâcher, et je ne vois pas comment l'éviter, parce que dès que je dis le titre du livre, en rapport avec le sujet de cette entrée, c'est chose faite, mais bon, il y a plus dans le livre que je vais nommer que le petit peu que j'en révèle) par la lecture du roman Nightfall d'Isaac Asimov et Robert Silverberg (en fait, c'est une nouvelle d'Asimov que Silverberg a étendue en roman, mais peu importe qui a fait quoi au juste). Pour ceux qui veulent un divulgâchis sérieux (les autres, sautez la fin de ce paragraphe), je raconte un peu de quoi il est question. Cela se passe sur une planète très semblable à la Terre mais dont la surface est éclairée en permanence par plusieurs soleils : à cause de ça, les habitants cette planète ne connaissent pas le concept de « nuit » (ni d'« étoiles »), et ont une peur absolument panique du noir. Mais une fois tous les 2000 ans, lors d'un des moments où il n'y a qu'un soleil dans le ciel (d'une partie de la planète, je suppose — je ne me souviens plus si on apprend qu'un seul hémisphère est habité ou quelque chose comme ça), il se produit une éclipse qui obscurcit ce dernier soleil, provoque la nuit, et révèle les étoiles. Bien sûr, personne n'est au courant de ce fait (ni même de l'existence du satellite capable d'obscurcir le dernier soleil). Le livre commence par montrer en parallèle un groupe de scientifiques qui découvre une perturbation anormale dans le mouvement de la planète (qui va les conduire à déduire l'existence du satellite et de l'éclipse périodique) ; un autre groupe qui mène des fouilles archéologiques et découvre une civilisation plus ancienne que tout ce qui était connu et qui a été détruite par une sorte d'incendie cataclysmique il y a 2000 ans, puis une civilisation encore plus ancienne qui a subi le même sort, et plusieurs autres couches de ce genre, avec une sorte d'apocalypse tous les 2000 ans ; et enfin, un groupe d'illuminés religieux qui prophétisent que la fin du monde est proche. Je ne donne pas plus de détails, mais on devine qu'il y a un Gros Problème.

Un autre livre dont j'ai entendu parler (plutôt en bien), mais cette fois je ne l'ai pas lu et je ne compte pas le lire parce que je n'ai pas besoin qu'on remue mes phobies plus que ça, c'est Lights Out de David Crawford, qui, de ce que je comprends, est l'histoire d'une coupure d'électricité massive et de la difficulté à redémarrer le réseau électrique et de la difficulté à survivre quand il n'y a plus de courant et que tant de choses qu'on tient pour acquises en dépendent. (Voir aussi le petit texte d'Albert-László Barabási intitulé We're All On The Grid Together sur cette page, texte que j'ai déjà signalé dans une entrée précédente liée ci-dessus.)

De quoi est-ce que je veux parler au juste ? Quand j'évoque l'apocalypse, ce n'est certainement pas la fin de l'Univers (pour ça, voyez ceci ou, en plus précis, ici, mais ça ne m'empêche vraiment pas de dormir), ni même de la Terre, ni même de la vie sur Terre, peut-être même pas de la vie humaine, ni qu'un titan de l'espace rassemble sur son gantelet les Six Pierres Magiques Qui Rendent Omnipotent et claque des doigts, mais simplement l'effondrement de notre civilisation[#]. Bêtement, je me suis assez attaché à cette civilisation, malgré tous ses défauts et toutes ses bêtises, pour être assez contrarié à l'idée qu'elle s'effondre. Et aussi, le cliché usé du monde post-apocalyptique m'agace déjà assez prodigieusement dans sa présentation stéréotypée au cinéma, je n'ai vraiment pas envie de le vivre en vrai, merci.

[#] Une citation célèbre attribuée à Mohandas Gandhi, malheureusement apocryphe (mais absolument géniale qui qu'en soit l'auteur), veut qu'un journaliste ait demandé à Gandhi ce qu'il pensait de la civilisation occidentale, et il aurait répondu I think it would be a good idea.

Je peux imaginer toutes sortes de choses desquelles m'inquiéter : une nouvelle guerre mondiale (éventuellement nucléaire), des phénomènes climatiques extrême provoquant des émeutes de la faim, un effondrement complet du système économique dû à une crise boursière sans raison identifiable, une attaque Denial of Service provoquant un arrêt complet d'Internet et l'effondrement de toutes sortes de systèmes vitaux, une éjection de masse coronale du soleil qui grille tous les satellites et énormément de transformateurs sur Terre, une « intelligence » artificielle ayant un comportement délirant, l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis (ah, tiens, ça c'est déjà fait), que sais-je encore. Mais en fait, ce n'est aucun de ces points précis qui m'inquiète particulièrement. Ou peut-être qu'ils m'inquiètent comme on est inquiet d'une étincelle quand on vit à côté d'un tas de barils de poudre, mais fondamentalement, ce sont les tas de barils de poudre qui sont problématiques.

Les phénomènes naturels qui à eux seuls peuvent provoquer l'extinction de l'Humanité ou de toute vie sur Terre (comme un sursaut gamma dirigé dans notre direction, une supernova de Betelgeuse dont on aurait sous-estimé les conséquences, ou tout bêtement l'impact d'un astéroïde classé de niveau 10 sur l'échelle de Turin) sont tous assez peu vraisemblables ; même les phénomènes qui sans forcément provoquer l'extinction de toute l'Humanité seraient capables d'en tuer une proportion très importante (une pandémie, l'éruption d'un supervolcan) ne me semblent pas vraiment les plus menaçants. Ce qui m'inquiète vraiment, c'est l'instabilité que j'ai l'impression que notre civilisation globalisée a installée autour d'elle-même comme autant de barils de poudre qui font qu'une étincelle beaucoup plus modeste peut suffire à la faire exploser.

Ce qui m'inquiète, donc, ce n'est pas une cause précise de fin du monde, c'est l'idée générale que notre civilisation n'est pas très stable au sens « résistante aux perturbations ». Et globalement parlant, j'ai tendance à décrire cette instabilité[#2] que je crois percevoir comme due à une tendance à empiler les dépendances en recherchant l'efficacité aux dépens de la résilience. Je vais essayer de m'expliquer.

[#2] Il va de soi que, ici comme ailleurs, quand je dis instabilité, je veux en fait parler de métastabilité. La société ne peut pas être un équilibre véritablement instable, le fait qu'elle résiste au moins aux petites perturbations (et qu'elle ait tenu un temps non-infinitésimal) le prouve : donc le terme technique correct est celui d'équilibre métastable. Mais c'est ce qu'on appelle communément un cas d'instabilité (manque de stabilité absolue), et je commettrai cet abus de langage usuel.

Je suis loin d'être un luddite, mais le principal facteur d'instabilité que je vois est la dépendance en la technologie. Et je ne parle pas forcément de technologies très sophistiquées comme la crainte d'effets d'intelligences artificielles hors de contrôle (encore moins malicieuses). Je parle plutôt de l'attitude consistant, quand on a développé une nouvelle technologie, à tout passer par elle parce que c'est plus simple et plus efficace ; quitte à faire peut-être une étude sur les taux d'échecs moyens de cette technologie, mais sans se demander quels sont les grandes déviations dans cette statistique.

Un exemple concret : le courant électrique. L'Humanité a vécu pendant des millénaires sans courant électrique : donc en soi, on n'a évidemment pas besoin du courant. Mais tout le mode de vie et même de survie d'une énorme proportion de l'Humanité est maintenant organisé autour du principe qu'elle dispose du courant électrique, peut-être pas en permanence, peut-être pas de manière totalement fiable (on dispose par exemple d'onduleurs ou de groupes électrogènes dans les hôpitaux et autres systèmes critiques en cas de dysfonctionnement temporaire du réseau électrique), mais néanmoins qu'il ne sera pas absent pendant des semaines ou des mois d'affilée. Si cette hypothèse vient en défaut, il me semble évident que les conséquences peuvent être extrêmement graves : après avoir développé la technologie « courant électrique », l'Humanité s'est créé une dépendance à cette technologie : on n'est pas juste ramenés à fonctionner sans courant électrique comme on pouvait le faire avant que la disponibilité de celui-ci, parce que toute l'organisation qui permettait de le faire a été perdue ou oubliée (plutôt que gardée comme solution de secours).

Honnêtement, je ne sais pas quelles seraient les conséquences si, disons, toute l'Europe était privée d'électricité pendant un an. Mais j'ai un peu du mal à imaginer comment une ville comme Paris pourrait ne pas mourir très rapidement de faim (et même de soif, cf. ci-dessous), et comment les morts pourraient ne pas se compter en dizaines de millions. Pire encore, j'ai peur que l'arrêt complet du réseau électrique n'entraîne très rapidement une cascade d'échecs et de faillites de tous les sous-systèmes constituant la société si bien que ça deviendrait tout simplement impossible de la redémarrer (aussi bien le réseau électrique que la société conçue comme un système dynamique).

On peut peut-être comparer la société à un organisme vivant dont le réseau électrique serait le cœur, ou quelque chose comme ça, mais j'ai une vision plus informaticienne : celle de la société comme un système d'exploitation mal conçu sur lequel tournent toutes sortes de services (démons) qui dépendent les uns les autres de façon compliquée : si l'un d'entre eux cesse de fonctionner, j'imagine que les autres cessent aussi rapidement, et, surtout, qu'il n'y ait aucune procédure pour les « relancer », une telle procédure étant impossible à cause des dépendances cycliques : les services qui tournent actuellement sont des mises à jours de versions antérieures qui sont elles-mêmes des mises à jours de versions encore antérieures, etc., et plus personne ne sait effectuer un bootstrap. Même dans les cas d'échecs de seulement quelques sous-systèmes (disons le gouvernement), il a l'air très difficile de redémarrer l'ensemble, je m'inquiète de ce que donnerait un échec beaucoup plus profond.

Bien sûr, il est possible que des gens très malins aient réfléchi au problème, aient prévu des scénarios très précis de quoi faire si l'Europe venait à être privée de courant pendant des semaines, des mois ou des années, et aient trouvé moyen que ça ne cause pas particulièrement de morts. Si c'est le cas, je veux bien qu'on m'explique ces scénarios (et qu'on me traite de crackpot), parce que je suis passablement sceptique.

Bien sûr aussi, je ne me prononce pas spécialement quant à la probabilité de l'étincelle « coupure de courant généralisée à l'échelle du continent durant plus que quelques heures/jours ». Je comprends bien sûr que les réseaux électriques sont conçus avec une certaine recherche de la redondance et de la robustesse. Mais le problème avec les études statistiques sur la robustesse, c'est qu'il est très difficile d'évaluer les grandes déviations (qui, par définition, sont très rares). Je n'ai pas la compétence technique pour juger ni la plausibilité ni l'impact réel d'un événement comme une éjection de masse coronale massive (et ses effets destructeurs sur les transformateurs de courant — en même temps d'ailleurs que les satellites — sur la moitié de la Terre), une attaque par impulsion électromagnétique (explosion d'une bombe atomique à haute altitude), ou une attaque informatique sur les logiciels de contrôle. Mais à la limite, ce n'est pas la nature ou la probabilité précises de l'étincelle qui me concernent, c'est l'idée générale.

Je crois que c'est plus ou moins ça la théorie du cygne noir de N. N. Taleb : ça n'a pas vraiment d'intérêt de s'intéresser à un scénario très précis (même si j'espère qu'on fait tout le nécessaire pour protéger le réseau électrique contre les éjections de masse coronales d'ampleur multimillénaire, les impulsions électromagnétiques provoquées par l'équivalent de l'explosion d'une Tsar bomba, et — ce qui est certainement plus compliqué — la capture informatique totale de plusieurs ordinateurs le contrôlant), il y aura de toute façon un autre scénario auquel personne n'aura pensé (le cygne noir).

Le problème intrinsèque, ce sont plutôt les dépendances. L'hypothèse « le réseau électrique existe et fonctionne en permanence », par exemple.

Je donne un exemple de dépendance : le réseau de distribution de l'eau potable est antérieur au réseau électrique. Certes, pas avec les standards actuels de qualité, de quantité et de pression, mais a priori il est possible d'avoir un réseau d'eau qui fonctionne au moins a minima sans courant électrique. Seulement, en pratique, je doute que ce soit le cas. Traditionnellement, la pression venait de châteaux d'eau. Maintenant, il me semble que les châteaux d'eau disparaissent et la pression d'eau au robinet est assurée par des pompes… électriques. Donc, pas d'électricité, pas d'eau courante. Les pompes ont peut-être des groupes électrogènes qui assurent leur fonctionnement même en cas de coupure de courant d'une certaine durée, et même sans pompe les réservoirs doivent maintenir un niveau de pression pendant un certain temps avant de se vider, mais je doute que ce soit très long. Fondamentalement, le réseau d'eau potable dépend du réseau électrique, on ne revient même pas au niveau pré-électrique si le courant est complètement coupé. C'est une des nombreuses dépendances entre sous-systèmes.

Je me trompe peut-être complètement sur cet exemple précis (je n'arrive pas vraiment à trouver de documentation fiable), mais même s'il n'est pas factuellement correct, ce n'est qu'un exemple du genre de problème que je veux évoquer : on fait dépendre un système d'un autre, parce que c'est plus efficace (d'utiliser des pompes que de construire des châteaux d'eau), on étudie sans doute la probabilité d'échec sur des statistiques, mais quelles hypothèses a-t-on fait sur les grandes déviations dans ces statistiques ?

De la même façon, il me semble qu'essentiellement tous les systèmes de communication, de nos jours, dépendent d'Internet. Il n'existe plus de « réseau téléphonique » indépendant. Il n'y a pas, et il n'y a jamais eu, de réseau complètement autonome pour les services d'urgence. Parce que ça coûterait trop cher à maintenir. Même au niveau de la boucle locale, le fil de cuivre jusqu'à la maison (qui portait d'ailleurs sa propre alimentation électrique) est en train de disparaître. Je ne suis même pas persuadé que la Poste (celle qui transporte des lettres physiques, je veux dire) puisse faire son travail sans Internet. Toutes ces dépendances existent parce que c'est plus efficace. Mais ce qu'on gagne en efficacité, on le paie en fiabilité : une attaque (Denial of Service distribuée) capable de faire tomber Internet ne ferait pas tomber qu'Internet, elle ferait tomber tous les réseaux de communication. Et c'est d'autant plus inquiétant qu'Internet est conçu selon une architecture best effort, qui le rend particulièrement flexible mais aussi particulièrement vulnérable à ce genre d'attaques, vulnérabilité qu'amplifie l'état désastreux de la sécurité informatique et notamment celle des systèmes embarqués (voir les commentaires de cette entrée) : Internet était conçu pour résister à une attaque nucléaire, pas à une attaque distribuée (d'ailleurs, je ne suis pas non plus persuadé qu'il résiste à une attaque nucléaire : son aspect décentralisé et ultra-redondant n'est probablement plus qu'un vœu pieux, que ce soit au niveau du routage ou du DNS).

Là aussi, je me trompe sans doute beaucoup sur les détails et peut-être pas que sur les détails (il est très difficile de trouver des tableaux d'ensemble des moyens de communication et de leur dépendance à Internet, surtout que celle-ci peut être cachée ; et même en étant raisonnablement bien informé sur l'architecture d'Internet, je n'ai qu'une idée très vague de sa robustesse), mais on comprend l'idée générale : dans un souci d'efficacité, on a mis sur le même système (Internet) des choses hautement critiques et des milliards de caméras ou de frigos « intelligents » dont la sécurité est épouvantable et qui sont autant de points de relais possibles pour une attaque distribuée. Ça me donne froid dans le dos.

Il est évident qu'Internet dépend du réseau électrique. Ce qui m'inquiète un peu est que la dépendance soit circulaire. Les gens ne sont pas complètement cons non plus, donc ce n'est pas le cas au niveau le plus basique : il y a des moyens de communication spécialisés pour la gestion du réseau électrique, comme des fibres optiques le long des câbles électriques (qui servent entre autres à transmettre Internet, mais j'imagine quand même qu'on a la bonne idée d'en dédier un bout, à très bas niveau, à la gestion du réseau lui-même). Mais si on imagine des problèmes de très grande envergure (énormément de transformateurs et de centrales hors service en même temps), dépassant largement la maintenance basique, comment communiquer avec les personnes capables de résoudre les problèmes, quand tous les réseaux de communication sont coupés ? Et si Internet cesse de fonctionner pendant des jours, des semaines ou des mois, combien de temps le réseau électrique peut-il rester en fonctionnement quand il devient extrêmement difficile d'assurer son entretien faute de possibilité de communiquer ?

Bref, je me demande si le simple arrêt d'Internet pendant quelques jours (diffile d'évaluer la durée critique, évidemment !) ne suffirait pas à déclencher les échecs en cascade que j'évoque plus haut. Et là ce n'est pas tellement du niveau du délire que d'envisager cette hypothèse : ça s'est essentiellement déjà produit en 1988 (évidemment, la taille d'Internet était beaucoup plus modeste à l'époque, mais les moyens d'attaque étaient aussi plus modestes — il n'est pas clair que l'Internet des objets mal sécurisés ne rende pas les attaques à grande échelle beaucoup plus faciles maintenant qu'elles ne l'étaient en 1988).

Mes craintes de dépendances en cascade et d'instabilité sont les mêmes dans le domaine de l'économie, donc je n'ai pas vraiment l'impression que ce soit un modèle de stabilité ou de prévision raisonnée des grandes déviations. En fait, je crois même comprendre que c'est essentiellement le fait de ne pas avoir pris en compte les grandes déviations et/ou d'avoir imaginé que des événements étaient indépendants alors qu'ils ne l'étaient pas qui a causé la crise de 2008. Ces crises sont exactement le genre de choses dont je parle : un déclencheur insignifiant, peut-être même impossible à identifier, se répercute en prenant de l'ampleur et finit par atteindre des proportions telles que la civilisation tout entière en ressent les effets. Et suite à la crise, il était très difficile de « redémarrer » l'économie, de bootstrapper la confiance en celle-ci, bref, de revenir à l'état antérieur.

Cette histoire de redémarrer les sous-systèmes est peut-être la plus importante, et elle est très bien illustrée par la fin du roman Nightfall. Une fois qu'on a une civilisation en ruine, même si aucun cataclysme n'a eu lieu et que tous les éléments matériels d'une civilisation qui fonctionne sont présents, pourtant, ils ne marchent plus ; de même qu'un organisme mort a tous les éléments nécessaires à la vie et pourtant, le système dynamique est cassé, et c'est drôlement compliqué de le « redémarrer ». Si tous les ordinateurs s'arrêtaient de fonctionner, par exemple, et même si le savoir demeurait, reconstruire un ordinateur serait très difficile (parce qu'actuellement, la fabrication des ordinateurs dépend d'autres ordinateurs).

Je pourrais multiplier les exemples ou les domaines d'illustration, mais ce n'est pas très intéressant. Mes inquiétudes sont essentiellement :

  • que la société est construite sur des dépendances complexes, et souvent circulaires, entre sous-systèmes (ou le terme délibérément vague de sous-système désigne quelque chose comme le réseau électrique, Internet, le réseau de transports, l'approvisionnement en nourriture, les services publics, l'économie réelle, le système bancaire, l'état de droit, que sais-je encore),
  • que la technologie et la recherche de l'efficacité ont tendance à rendre ces dépendances encore plus aiguës et à empêcher de revenir à un fonctionnement a minima antérieur à la technologie en question,
  • que plus la technologie est récente, plus son instabilité est potentiellement grande et plus il est déraisonnable d'en faire dépendre l'existence même de la civilisation — mais on le fait quand même,
  • que de même, la globalisation a distribué les dépendances géographiquement, si bien qu'un effondrement dans une région du monde peut se propager à la planète entière,
  • que certains sous-systèmes sont connectés par des mécanismes tellement rapides qu'aucun humain ne peut réagir à temps, en cas d'échec ou comportement aberrant, avant que la faute ne se propage,
  • que personne n'a de vue claire sur l'ensemble de ces dépendances ou n'est capable de prévoir les faillites en cascade qui pourraient se propager entre sous-systèmes,
  • que personne n'a non plus de vue claire sur les grandes déviations pouvant causer la faillite d'un sous-système (ni même sur l'ensemble des scénarios l'amenant),
  • qu'une fois qu'un sous-système ou un ensemble de sous-systèmes tombent, les dépendances font qu'il devient d'autant plus probable qu'ils en entraînent rapidement d'autres,
  • que les dépendances font aussi qu'il est difficile de « redémarrer » les sous-systèmes qui sont tombés, surtout s'il y en a plus d'un (et d'autant plus difficile s'il faut courir contre la montre avant qu'encore d'autres sous-systèmes ne tombent),
  • que l'effondrement en cascade de tous les sous-systèmes constitue une forme d'apocalypse, i.e., la fin de notre civilisation.

Évidemment, tout ça ne montre pas que la civilisation est instable, seulement qu'elle l'est « possiblement », mais cela suggère tout de même qu'elle l'est de plus en plus, et que donc même les signes incertains du passé (tel ou tel événement n'a pas causé d'effondrement complet de la civilisation — qu'il s'agisse de la Peste noire ou de la crise financière de l'année YYYY) ne nous informent pas tant que ça sur la stabilité pour l'avenir. Je vais revenir sur la difficulté d'estimer les probabilités.

Tout cela s'additionne à d'autres inquiétudes relatives à des risques plus classiques (qu'on peut qualifier de known unknowns par opposition aux unknown unknowns que sont les cygnes noirs) : changement climatique catastrophique et guerre nucléaire, par exemple. Et quand je dis s'additionne, ce ne sont pas deux choses indépendantes qui s'ajoutent : les effets du changement climatique sont non seulement directs, mais aussi représentent des causes supplémentaires d'instabilité ; et la menace nucléaire (qui n'est pas du tout passée malgré la fin de la guerre froide) est aussi un facteur évident d'instabilité de tout l'empilement géopolitique instable. Il en va de même, à leur échelle, de tous les conflits sociaux ou sociopolitiques. Je pourrais évoquer, encore, le terrorisme, non pas pour ses effets directs (qui sont insignifiants) mais pour ses effets psychologiques (la prétendue guerre contre le terrorisme, à la différence du terrorisme, n'est pas quelque chose d'insignifiant, et peut constituer une cause d'instabilité de la société dans son ensemble), mais cf. ce que je vais dire à l'instant à propos de politique.

Parlant de politique, donc, certains seront naturellement tentés d'interpréter tout ce qui précède selon leur grille de lecture préférée, par exemple c'est évident que le capitalisme, avec sa recherche à tout prix du profit, est la cause de toutes ces instabilités ou au contraire c'est la réglementation étatique qui crée des dépendances en empêchant le développement de systèmes distribués plus robustes, ou évidemment des versions plus moralisatrices comme c'est la faute de notre cupidité ou c'est parce que nous ne nous rendons pas compte de l'importance fondamentale de la société ou de l'état de droit. Il y a une forme de mauvaise foi courante de l'esprit humain qui fait que quand il y a quelque chose qu'on n'aime pas on a envie de mettre tout ce qu'on peut sur son dos (les jours raccourcissent ! c'est forcément la faute de <telle opinion politique que je déteste>), et je n'y échappe certainement pas (cf. aussi ce que je disais ici) ; donc je suis obligé de me dire que je suis probablement de mauvaise foi quand j'analyse, au paragraphe précédent, que la lutte contre le terrorisme est une cause d'instabilité. Et je ne parle pas que de politique : les geeks auront tendance à faire des raisonnements du même genre à base de c'est parce qu'on ne fait pas The Right Thing en développant <ceci-cela> : je ne dis pas qu'il n'y a pas une part de vérité dans cette accusation (Internet des objets mal sécurisé, I'm looking at you) ou les autres, mais je crois que c'est un peu rater le tableau d'ensemble. Idem pour ceux qui accuseraient la technologie, que je pointe du doigt mais qui est un peu un hareng rouge dans le problème lui-même.

Ce qui est terrible, en fait, c'est qu'il n'y a peut-être pas de morale dans l'histoire. Autant les catastrophes écologiques et les menaces de guerre mondiale peuvent être considéré comme des dangers « moraux » parce qu'ils viennent en quelque sorte sanctionner notre manque de respect de notre environnement ou notre bellicisme, autant l'instabilité générale n'a pas vraiment de morale collective ou individuelle. Je ne peux pas imaginer de préconisation sur comment nous comporter, collectivement ou individuellement, pour décroître ces risques. Peut-être que l'instabilité est une caractéristique inhérente à toute forme de civilisation, que l'instabilité extrême caractérise toute civilisation avancée, qu'il n'y a rien à y faire, et peut-être même que c'est la réponse au paradoxe de Fermi. Je dois évoquer la trop célèbre phrase de James Branch Cabell dans The Silver Stallion : The optimist proclaims that we live in the best of all possible worlds; and the pessimist fears this is true.

De même, s'il y a des optimistes(?) qui se disent que peut-être que notre civilisation va en effet s'effondrer mais que ce n'est pas si grave parce qu'il y en aura une autre qui prendra sa place et qu'elle sera forcément(??) meilleure(???), je suis juste tenté de prendre ma tête dans mes mains. Souhaiter la fin de la civilisation dans l'idée que quelque chose de mieux émerge est un peu comparable à se suicider en se disant qu'on va se réincarner en quelque chose de mieux.

Il est concevable que l'effondrement de la civilisation globalisée ne soit pas la fin de l'espèce humaine. Même si les techniques très artificielles développées par notre civilisation permettent seules de maintenir en vie (pour le meilleur ou pour le pire…) un nombre aussi énorme d'individus de l'espèce, il est possible qu'un petit nombre survive néanmoins à sa disparition. Je suis un peu sceptique, parce que notre civilisation laisserait derrière elle, en s'effondrant, un certain nombre de scories auxquelles n'avaient pas à faire face les chasseurs-cueilleurs d'avant le début de la civilisation en question (à commencer par, justement, des milliards d'affamés prêts à tout). Mais à la limite, c'est quelque chose que je ne trouve pas très intéressant : dans la mesure où je me projette dans l'avenir au-delà de ma propre mort, ce n'est pas dans la survie de l'espèce humaine, laquelle ne m'intéresse que parce qu'elle est porteuse des valeurs dans lesquelles j'ai été éduqué. I.e., la survie de l'Humanité en tant que patrimoine génétique (qui n'est que le fruit du hasard et de la nécessité, et dont je ne suis que le récipiendaire fortuit) ne m'intéresse que très peu. Ce qui m'intéresse éventuellement, c'est la survie de l'Humanité en tant que patrimoine « mémétique » : sa mémoire, ses découvertes et ses réussites intellectuelles et culturelles (patrimoine auquel j'ai modestement, à mon échelle, contribué) : or c'est justement un peu ça le cœur de ce que j'entends par « civilisation » (ou disons, la bonne idée qui la sous-tend, cf. la citation qui-n'est-pas-de-Gandhi ci-dessus). Si j'imagine, suite à une apocalypse, que les hommes biologiques redeviennent des chasseurs-cueilleurs mais que, demain, les chiens développent une forme d'intelligence comparable à la nôtre et redécouvrent et prolongent notre patrimoine, je dirai : ce sont eux nos successeurs, pas les Homo sapiens biologiques mais les Homo faber qui se projettent au-delà de la biologie (et qui peut-être, ainsi, causent leur perte, et peut-être que c'est inévitable).

Il y a des gens qu'on appelle les survivalistes ou preppers parce qu'ils se préparent à une possible apocalypse en mettant en place les moyens qu'ils estiment propres à assurer leur survie personnelle (ou celle de leurs proches, voire celle de tous les gens du coin comme ce gentil gourou canadien). Typiquement en construisant des bunkers capables de résister à des attaques atomiques et en y entreposant des quantités énormes de nourriture. Est-ce que je suis un prepper ? Non, tout le contraire, en fait : si la civilisation s'effondre complètement, je ne veux pas faire partie des survivants, je veux être le premier à mourir, parce que, outre que j'ai déjà dit plus haut que je détestais le « post-apocalyptique », je suis un produit de cette civilisation, je n'ai de sens qu'en son sein, je suis incapable d'une autre forme de vie, et je serais de toute façon inutile pour assurer la survie de l'espèce humaine (en fait, je serais bien trop occupé à chouiner que nous avons tout perdu et que c'est trop horrible et que le monde n'a plus aucun sens).

Si (si !) je devais vraiment préparer l'apocalypse, ce serait en essayant de sauvegarder la mémoire de l'Humanité sur un support extrêmement durable (comme peut-être celui-ci ?), en essayant de faire autant de copies que possible de Wikipédia et du projet Gutenberg et de choses de ce genre, et en les disposant à des endroits stratégiques pour qu'elles puissent être trouvées par les éventuelles générations ultérieures (humaines ou, cf. ci-dessus, canines). Et peut-être en essayant de placer, sur d'autres supports (ayant moins de capacité mais plus faciles à décoder) des pierres de Rosette ou autres miettes de pain destinées à aider un éventuel bootstrap jusqu'à la capacité à lire ces documents principaux (imaginez graver quelque chose un peu comme ceci dans la pierre, mais à destination de l'avenir et pas d'extra-terrestres). Bref, à défaut de préserver la civilisation, en essayant de préserver l'information[#3].

[#3] Quelqu'un (qui a trop lu Fahrenheit 451 ?) me suggérait à ce propos que, pour protéger une partie du patrimoine mémétique de l'humanité, il serait raisonnable d'essayer (personnellement) de rester en vie, parce que mon cerveau en contient une petite partie. L'idée est gentille mais, à part en étant déraisonnablement optimiste, le temps qu'il faut pour arriver, en partant de zéro, à un niveau de civilisation où ce que j'ai dans le cerveau puisse être vaguement utile, est considérablement supérieur à ce qui me reste d'espérance de vie. Le cerveau humain n'est pas une forme très pérenne de stockage de l'information, sauf à avoir une civilisation raisonnablement bien développée pour assurer la transmission des savoirs.

Bon, tout ceci étant dit, est-ce que ça m'inquiète vraiment ?

Honnêtement, je n'en sais rien.

Il est vraiment trop difficile de faire quoi que ce soit qui ressemble à un calcul de probabilités dans l'affaire. J'ai beau être mathématicien, je ne suis pas Hari Seldon — je n'ai pas de psychohistoire à ma disposition pour prévoir l'avenir de l'Humanité jusqu'à et après l'effondrement de la civilisation, ni même la probabilité de tels événements. Faut-il tabler sur 10−5/an (une apocalypse tous les cent mille ans) ? 10−4/an (une apocalypse tous les dix mille ans) ? 10−3/an (une apocalypse tous les mille ans) ? 10−2/an (notre civilisation n'aurait qu'un siècle d'espérance de vie à ce régime) ? 10−1/an (à peine une décennie) ? Je n'en sais évidemment rien.

J'ai l'intuition que cette probabilité n'est pas négligeable même compte tenu de ma propre espérance de vie (qui n'est pas gigantesque[#4]). On peut vaguement justifier cette intuition par des raisonnements de type argument de l'apocalypse (le nombre de personnes actuellement vivant sur Terre n'est pas négligeable devant le nombre de personnes nées dans toute l'histoire de l'Humanité donc la probabilité d'extinction de l'Humanité pendant la durée de vie de l'un d'entre eux n'est pas négligeable !), qu'on peut éventuellement décliner technologie par technologie (par exemple : le temps — ou, ce qui serait encore plus inquiétant, le nombre de bits échangés — de toute l'histoire d'Internet est probablement comparable à ce qui s'est déjà passé, et si on suppose que la civilisation s'effondre si Internet s'effondre, c'est assez inquiétant), mais il est bien connu que les arguments de l'apocalypse ne convainquent personne (comme le dit Randall Munroe, Almost everyone who hears this argument immediately sees something wrong with it. The problem is, everyone thinks it's wrong for a different reason. And the more they study it, the more they tend to change their minds about what that reason is.).

[#4] Pourquoi est-ce que ce genre de réflexions me fait penser à ce comic et surtout à son title-text [= le texte qui s'affiche quand on laisse le curseur de souris sur l'image] ?

Peut-être que ce qui augmente d'autant mes inquiétudes, c'est que quand j'ai évoqué tous ces arguments à des gens dont j'estime l'intelligence, ils ne m'ont pas dit tu es un crackpot ! mais des choses comme je partage ton analyse et tes craintes ou ça rejoint certaines réflexions que je m'étais faites.

Il y a certainement une part d'instinctif dans l'histoire. Si je dois de toute façon mourir personnellement, le fait que ce soit concomitant à l'effondrement de la civilisation devrait m'être un peu indifférent… et pourtant…

Your despair is pretense. Your fear is not the broad overwhelming that adheres to the destruction of an ideal, but the puny seeping fear of personal destruction.

Il y a quelque chose que je trouve particulièrement terrifiant dans l'idée d(e survivre dans) un monde post-apocalyptique, en plus de la perte de tout espoir pour l'avenir : c'est le retour des barrières géographiques que nous croyons avoir abolies. Actuellement, non seulement j'ai tout le savoir du monde au bout de mes doigts, mais, sur un plan plus personnel, je peux communiquer instantanément avec les proches. Si tous les systèmes de communication s'effondrent, si on n'a plus comme moyen de locomotion que ses pieds (peut-être un vélo si on a de la chance), les distances deviennent soudainement gigantesques, et je trouve particulièrement horrible l'idée de ne pas pouvoir savoir ce qui serait arrivé à mes proches et ce qu'ils deviendraient.

Alors pour que ce soit dit maintenant que les moyens de communication existent encore : si jamais l'apocalypse survient de votre vivant et que vous vous souvenez de cette entrée de blog : je vous aime tous, bonne chance, et que la mémoire de l'Humanité soit avec vous !

Ajout () : J'apprends l'existence du néologisme collapsologie en rapport avec le sujet de cette entrée (voir aussi ce fil Twitter).

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