Mon moral ne s'améliore pas, bien au contraire. Au sentiment d'injustice à être maintenu prisonnier et la sensation d'oppression qui va avec (et qui est en train d'engendrer une véritable haine de mon appartement et de mon quartier) s'ajoute de façon de plus en plus pressante la conviction que la levée du confinement va être une catastrophe et qu'on s'achemine vers un monde épouvantable qui combinera le pire de tous les tableaux : l'horreur dystopienne de mesures de contrôle qui n'auront cependant aucun effet réel sur l'épidémie, le désastre d'une crise économique sans précédent que ces mesures vont causer (et qui causera possiblement bien plus de morts que la maladie), et le désastre sanitaire de l'épidémie elle-même qui n'a fait que commencer. Je continue à ne pas arriver à penser à autre chose. Et plein de petits malheurs s'ajoutent aux grandes angoisses : je ne vais pas en faire la liste, mais une petite humiliation particulièrement malvenue m'est arrivée aujourd'hui quand j'ai voulu mettre sur l'arXiv (le dépôt mondial de prépublications scientifiques en physique, maths, informatique, etc.) une version proprement rédigée de la dernière note de ce blog par laquelle j'espérais au moins apporter une petite contribution intéressante à l'épidémiologie (avec, en plus, des remarques sur quelques liens intéressants avec la théorie des graphes orientés aléatoires) et que cette note a été rejetée par l'arXiv — je ne savais même pas que c'était possible de se faire rejeter par l'arXiv — me privant ainsi de la minuscule satisfaction de donner la moindre visibilité à cette très petite contribution. (Mise à jour () : j'ai quand même mis la note sur HAL.)
Bon, essayons de faire un peu le point sur ce qu'on sait, ou plutôt, sur ce qu'on continue à ne pas savoir du tout.
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Les informations rapportées par les tests concernant le Covid-19 continuent à être complètement mystifiantes. J'ai expliqué la semaine dernière l'importance de faire des tests aléatoires, couplés à des sondages symptomatiques à grande échelle, pour pouvoir mesurer l'étendue de l'épidémie : quelques tests aléatoires ou para-aléatoires (volontaires) ont été menés çà et là, mais malheureusement sans méthodologie claire. (Par exemple, certains utilisent uniquement des tests sérologiques encore en développement : du coup, on ne connaît pas du tout leur fiabilité et le résultat est inutilisable ; alors que si on menait, sur le même échantillon, des tests virologiques et sérologiques, on aurait au moins un recoupement possible sur la base de l'hypothèse que la proportion d'infectés actuels sur les infectés historiques peut plus ou moins approximativement se déduire des statistiques d'hospitalisation en supposant que la proportion d'hospitalisation ne varie pas trop ; et idéalement reprendre les mêmes personnes régulièrement permettrait de comprendre un peu la fiabilité des tests.) Ces tests semblent donner, en outre, des résultats complètement incohérents les uns avec les autres (par exemple quand il s'agit d'estimer le nombre d'asymptomatiques) : des endroits à peu près également touchés (en nombre de morts, de cas cliniques enregistrés) enregistrent des taux de positivité complètement différents. Un bled italien a relevé un taux de positifs hallucinant parmi les donneurs de sang, qui étaient asymptomatiques, mais ce bled enregistre aussi beaucoup de morts malgré un nombre de cas plutôt faible, donc au final on ne sait vraiment pas quoi conclure à part qu'on n'y comprend rien mais qu'il y a sans doute des tests qui ne valent rien. Et en plus de la mauvaise qualité technique et méthodologique des tests, il y a la mauvaise qualité du retour d'information, souvent relayée par des journalistes qui n'y comprennent rien et qui déforment encore plus les choses. Bref, à ce stade, tout semble scientifiquement inexploitable. Je ne sais pas si ça a des chances de s'améliorer.
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Côté statistiques, les choses ne sont pas franchement moins
confuses. Je calcule régulièrement un graphe comme celui ci-contre,
qui représente grosso modo l'évolution relative, i.e.,
essentiellement la dérivée logarithmique, des cas de Covid-19 en
Île-de-France. Plus exactement, les points rouges représentent, pour
chaque jour (compté depuis le ) l'augmentation
quotidienne du nombre de personnes hospitalisées pour Covid-19 en
Île-de-France (départements 75, 92, 93, 94, 77, 78, 91, 95) divisée
par le nombre lui-même (bref,
(N[J]−N[J−1])/N[J]
si N[J] est le nombre d'hospitalisés au
jour J), et la courbe bleu foncé représente la même chose
en lissant au préalable le logarithme du
nombre N[J] d'hospitalisés avec une régression
par processus gaussien (et, dans les faits, en
laissant sklearn.gaussian_process.GaussianProcessRegressor
faire sa magie), bref, c'est une sorte d'interpolation pour tenter
d'effacer les fluctuations aléatoires ; les points orange et la courbe
bleu clair représentent la même chose mais au lieu du nombre
d'hospitalisés il s'agit de la somme cumulée sur les 10 derniers jours
du nombre de passages aux urgences pour suspicion de Covid-19
(pourquoi 10 ? parce que pour les gens qui sont hospitalisés c'est le
temps typique qu'ils y passent, donc c'est un proxy comparable aux
données hospitalières). Le code utilisé pour générer le
graphe est
ici (librement basé sur du code
qu'on
m'a fourni sur Twitter). Grosso modo, le pic épidémique
correspond au moment où les courbes passent dans les valeurs négatives
(le nombre d'hospitalisés ou de malades diminue) : les points rouges
et la courbe bleu foncé montrent l'évolution des cas graves
(hospitalisés) tandis que les points orange et la courbe bleu clair
donnent une idée approximative de l'évolution des cas moins graves.
Ce que tout cela signifie au juste n'est pas clair, bien sûr (et
notamment pourquoi il y a un tel écart entre ces deux courbes), mais
il est clair qu'on est en voie de traverser un pic épidémique en
Île-de-France.
Mais parmi les choses qui ne sont pas claires, il y a les raisons pour lesquelles ces courbes sont orientées à la baisse (c'est-à-dire que l'épidémie décélère au sens logarithmique) depuis assez longtemps. Le confinement a certainement un effet, mais je m'attendais à voir le confinement apparaître comme une rupture assez nette, sinon une discontinuité au moins une variation assez forte et resserrée, dans ces courbes, or ce n'est pas le cas. Le confinement a été décrété en France à partir du , c'est-à-dire le jour 22 sur mon graphique, et on s'attend à ce que ses effets se manifestent environ 12 jours après (parce que la période d'incubation est d'environ 5j et qu'il faut encore 7j pour que les symptômes deviennent graves quand ils le deviennent), donc autour du jour 34, or si on voit bien une baisse dans ces eaux-là, elle ne semble faire que continuer une baisse bien entamée avant. Je vois au moins trois pistes d'explication possibles, mais aucune n'est très convaincante : (a) la saturation d'une ressource (à commencer par les lits d'hôpital), mais là aussi je m'attendrais à une variation un peu plus brutale, pas à une pente gentiment régulière sur les deux courbes, (b) des changements de comportement indépendamment du confinement, mais je suis surpris qu'ils aient pu se produire aussi tôt, ou enfin (c) une immunité s'installant, sinon chez la population en générale, au moins chez les sous-populations qui sont les plus exposées à l'épidémie (par exemple ceux qui ont le plus grand nombre de contacts), mais que ce phénomène ait pu commencer de façon non-négligeable dès le début du mois de mars semble très surprenant. Au final, je ne sais pas quoi penser, et je n'ai certainement toujours pas de vision claire de ce que peut être la part d'immunité installée et la part d'effet de la distanciation sociale.
Les modèles épidémiologiques comme SIR
(voir ici
et là) sont évidemment
incroyablement simplistes dans leur description soit le nombre de
reproduction est >1 et l'épidémie progresse exponentiellement, soit
il est <1 et elle régresse exponentiellement
.
J'ai déjà insisté sur l'importance
de la structure sociale locale, mais le même type de
phénomènes se reproduit à toutes sortes de niveaux : on ne peut pas
considérer qu'on a affaire à une population homogène mais à une
multitude de sous-populations (par zone géographique et par catégorie
socio-économique ou socio-professionnelle), avec des interactions
complexes, chacune ayant sa propre dynamique épidémiologique, qui
interagit avec les autres. Comme une somme d'exponentielles est
dominée par la plus rapide de toutes, on détecte avant tout la
contamination des sous-populations où le virus se propage le mieux, ce
qui conduit à surestimer en pratique le nombre de reproduction (disons
qu'on ne voit que sa frange la plus élevée) : cela se voit assez bien
au niveau géographique quand on parle de clusters
, par exemple
dans les grandes villes, mais le même phénomène peut se produire sur
d'autres dimensions moins facilement observables que les dimensions
spatiales (notamment sociologiques). Si l'épidémie commence à saturer
une sous-population parce qu'elle devient immunisée, la croissance
exponentielle va décélérer jusqu'à être dominée par une autre
sous-population qui n'a pas encore saturé. C'est une raison pour
laquelle on peut s'attendre à une diminution graduelle, éventuellement
avec des paliers, de la vitesse de croissance exponentielle. Mais,
encore une fois, je ne sais pas si c'est ce qui explique effectivement ce
qu'on observe.
Et bien sûr, le confinement ne réduit pas les contacts de toutes les personnes de façon uniforme : lui aussi va avoir plus ou moins d'effet dans des sous-populations distinctes (il n'a pas d'effet au sein d'un même foyer, pour commencer), donc on s'attend à voir la dynamique se modifier de façon assez imprévisible et être dominée par une nouvelle sous-population où la reproduction serait la plus rapide. (On peut tout à fait imaginer, et cela se produira peut-être, que le nombre de cas reparte à la hausse, mais moins vite, parce que la sous-population qui avait précédemment la croissance la plus forte de l'épidémie serait passée en régime où elle régresse, mais qu'une autre sous-population qui était précédemment moins sujette à contagion, bénéficierait très peu du confinement et deviendrait celle qui a la croissance dominante de l'épidémie.) Tout cela sera extrêmement difficile à lire.
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Médicalement, il y a apparemment un certain nombre de signes que la
gravité de la maladie serait peut-être liée soit au mode de
contamination soit à la dose contaminante ou à leur multiplication.
Cela expliquerait notamment le fait très préoccupant que le personnel
soignant ait apparemment plus de chances de développer des formes
graves du Covid-19 (étant plus exposé, plus souvent exposé, et exposé
à des formes elles-mêmes plus graves) ; ou encore que les
contaminations en groupe aient aussi tendance à être plus graves.
Ceci pourrait aussi expliquer certaines anomalies dans les
statistiques, comme l'extrême variabilité des taux de létalité
observés si la létalité ne dépend pas seulement de l'état du patient
(âge et précondition) de la donnée a été contaminé
mais de la
manière dont la contamination a eu lieu (qui peut dépendre de toutes
sortes de paramètres sociologiques). Mais cela rend encore plus
difficile la compréhension de l'état réel d'avancement de l'épidémie.
Ou la décision de ce qu'on doit faire de cette information (on
pourrait imaginer de laisser les gens se faire contaminer par des
doses faibles, dans l'espoir qu'elles développent des formes bénignes
voire asymptomatiques, comme dans
la variolation,
une forme de pseudo vaccination, mais ce serait très difficile de
calibrer l'opération et encore faut-il que les personnes puissent
savoir qu'elles ont été contaminées et s'isoler ensuite). Toujours
est-il qu'on peut s'attendre à ce que la dynamique des formes graves
de la maladie (et donc la fraction des cas graves) ne coïncide pas
précisément avec celle des formes plus bénignes, même en tenant compte
des paramètres démographiques. Par exemple, il est assez plausible
que les régions ou sous-populations ayant le plus de cas dans l'absolu
aient aussi la plus grande proportion relative de cas graves.
Une autre question médicale qui est pas mal ouverte, c'est l'étendue de l'immunité conférée par la maladie, et notamment par ses formes bénignes voire asymptomatiques, ainsi que sa durée dans le temps, et aussi le danger que dans certains cas l'immunité acquise soit en fait dangereuse (par facilitation par les anticorps). Je vois passer sur Twitter pas mal de gens qui aiment (se) faire peur en expliquant qu'il y a des cas de réinfection par le Covid-19, voire que les réinfections seraient plus graves que les premières infections (parce que le système immunitaire s'emballerait). Je ne suis pas du tout expert, mais ça ressemble beaucoup à du fearmongering. De ce que j'ai compris de l'avis des experts, ces histoires de réinfections sont sans doute des faux rétablissements (les tests ne sont pas terriblement fiables, ou plutôt, les prélèvements sont difficiles à mener, donc un test négatif ne prouve pas qu'il n'y a plus d'infection), parce qu'il est difficilement crédible qu'un virus qui aurait été éliminé par le système immunitaire parvienne à réinfecter en un intervalle de quelques jours : on a des expériences sur le singe qui montrent que l'infection, au moins chez eux, au moins en général, confère bien une immunité, et il y a des indices que c'est le cas chez l'homme même en cas d'infection peu grave ; cet article et ce fil Twitter font un peu le point. Mais surtout, s'il n'est pas exclu qu'il y ait pu avoir des réinfections, y compris avec une seconde infection plus grave que la première, ils ne doivent pas être statistiquement très significatifs, parce qu'au stade où en est l'épidémie, on aurait énormément de tels cas sous la main si ça se produisait avec une certaine fréquence (il y a 300k patients guéris officiellement recensés, c'est-à-dire clairement identifiés, la plupart doivent être dans des endroits où le virus circule largement, donc facilement 1% doivent avoir au moins subi une tentative de réinfection de la part du virus, ça devrait faire 3000 cas de réinfection : si ne serait-ce que 10% conduisaient à une seconde infection et qu'elle était plus grave, ça se saurait vraiment). Il est possible que si la seconde infection a lieu elle soit plus grave que la première, mais de toute évidence ça doit rester rare. Comme en outre le virus ne semble pas accumuler de mutation significative, il est peu probable qu'il y ait, comme pour la dengue, différentes souches dont l'immunité à certaines aggraverait l'infection par d'autres (d'autant que ce mécanisme n'est pas connu des autres coronavirus).
❦
Le confinement, de toute évidence, ne pourra pas être maintenu indéfiniment. Ce qui va se passer quand il sera levé, ne serait-ce que progressivement, est la grande inconnue, qui dépend avant tout de l'immunité installée, dont je viens d'expliquer qu'on n'en savait rien tant les tests sont actuellement inexploitables, tant elle dépend de considérations sociologiques compliquées, et tant les questions médicales sous-jacentes sont elles-mêmes confuses. J'ai un certain espoir qu'il y ait assez d'immunité dans les sous-populations où la reproduction du virus est la plus facile, et qu'en outre la levée du confinement n'implique pas un retour au statu quo ante dans les habitudes, pour qu'au moins on ne retrouve pas une croissance exponentielle au rythme assez impressionnant de 0.2/j qu'on observait avant le confinement. Mais la question qui demeure est de savoir si on sera plutôt dans un régime de croissance exponentielle (fût-il plus lent) ou de décroissance exponentielle. Et l'autre question, c'est ce que vise le gouvernement.
Je ne vais pas en rajouter une couche avec mes histoires théoriques
de stratégies ① et ②, donc je vais
présenter les choses un peu différemment : on peut imaginer soit
❶ d'attendre jusqu'à ce qu'il n'y ait essentiellement aucun nouveau
cas, et relâcher le confinement seulement à ce moment-là, puis espérer
traquer tous les cas qui apparaîtraient et les empêcher de donner lieu
à de nouvelles contaminations, et ce, plus rapidement qu'ils
apparaissent : c'est ce qu'essaie de faire la Chine, c'est ce que fait
la Corée avec un certain succès (mais que je ne crois pas transposable
en Europe à cause de la plus grande difficulté de contrôler les
frontières, à cause du manque de moyens technologiques, et à cause de
différences sociétales fortes) ; ou bien ❷ de relâcher un petit peu le
confinement quand les urgences seront moins saturées (par exemple
après une semaine de baisse), quitte à ce qu'il y ait un nouveau pic,
mais moins important, et de relâcher progressivement à chaque fois que
les urgences désaturent, de manière à y garder un flux tout juste
gérable, le fameux flatten the curve
, qui
produit, dans les faits, un plateau épidémique plutôt qu'un pic.
(Vous voyez ? J'ai changé ma présentation et j'ai même changé la
façon dont les numéros sont écrits.) Les deux approches sont
périlleuses : la ❶ peut échouer parce qu'on perd le contrôle de
l'épidémie, et alors tout le temps passé à la ramener à quasi zéro
aurait été pour rien, la ❷ demande énormément de finesse dans le
relâchement du confinement alors qu'on ne contrôle que très mal ce que
les gens feront et qu'on ne sait pas quel effet les mesures auront (et
qu'on ne l'observe que deux semaines plus tard, et encore, très mal !
comme je l'ai montré plus haut). Et les deux peuvent très mal tourner
ou devenir quasiment impossibles à mener si l'épidémie est plus
contagieuse ou plus répandue qu'on le pensait.
Ce que vont (chercher à) faire les gouvernements européens est
toujours entouré de la plus grande confusion. L'Autriche et le
Danemark parlent déjà de relâcher le confinement, même l'Italie fait
des signes dans ce sens, ce qui suggère plutôt l'approche ❷ puisque
visiblement on est loin de l'extinction de
l'épidémie. Ce
petit clip d'Arte décrit aussi clairement l'approche ❷ (mais les
journalistes n'ont pas vraiment de raison d'en savoir plus que moi).
Cependant on reçoit encore des signes assez contradictoires. Pas mal
de discussions autour de la collecte des données des mobiles, par
exemple, ce qui relève plus de l'approche ❶ (et j'ai bien peur qu'on
se retrouve avec tout l'arsenal dystopien de cette approche sans que
cet arsenal soit utile parce que l'épidémie ne se laisserait pas si
facilement maîtriser). Beaucoup de gens sur Twitter sont fermement
persuadés qu'on adoptera l'approche ❶ : voir par
exemple ce
fil Twitter (qui est intéressant parce que dans le premier message
on y entend le chef du service des maladies infectieuses de la Pitié,
le professeur Caumes, et le journaliste qui l'interviewe, parler
de mater
, casser
ou éradiquer
l'épidémie,
visiblement l'approche ❶), et je crois que l'OMS continue
à pousser dans cette direction.
Mais je pense qu'il y a une certaine confusion pour plusieurs raisons. La principale est cette idée qu'il faut absolument 60% ou je ne sais combien de contaminés pour qu'il y ait une immunité grégaire, et donc que l'approche ❷ consiste absolument à infecter 60% de la population. La réalité, comme je l'ai exposé à de nombreuses reprises y compris ci-dessus, est bien plus complexe : ce chiffre de 60% suppose une population homogène, ce qu'elle n'est pas, et suppose que les comportements resteront les mêmes, ce qu'ils ne feront pas ; en fait, dès lors qu'on passe un pic épidémique, c'est qu'on a atteint un seuil d'immunité grégaire vis-à-vis des circonstances où ce pic se produit (puisque l'épidémie commence à régresser), l'enjeu n'est pas tant de savoir si on l'a atteint à 60% ou 30% ou 10% mais dans quel mesure on l'a artificiellement abaissé par des mesures prises au forceps et qui ne pourront pas durer dans le temps (comme un confinement). L'idée confuse sous-jacente est que des gens proposeraient de forcer l'épidémie à infecter un maximum de personnes (histoire d'atteindre la fameuse immunité grégaire), au lieu de simplement ne pas faire tous les efforts possibles pour la supprimer. Or je ne pense pas que qui que ce soit propose sérieusement une telle chose. Bref, ce que vise l'approche ❷ n'est pas une immunité grégaire définie par un chiffre absolu, mais surtout de pouvoir relâcher la pression sociale (retrouver un fonctionnement à peu près normal des transports en commun et lieux publics, par exemple) sans que l'épidémie explose immédiatement.
En tout état de cause, je trouve exaspérante l'attitude de
culpabilisation moralisatrice exercée vis-à-vis de ceux qui ne
respectent pas
le confinement ou dont les attitudes se
relâchent
(voir par
exemple ce mini sujet de
France 24). Sur l'aspect extrêmement malsain de cette attitude
dénonciatrice, je rejoins
totalement ce
fil Twitter. Mais sur le fond, je veux aussi souligner à quel
point c'est justement un mécanisme d'équilibre par rétroaction qui
fonde l'approche que j'ai numérotée ❷ ci-dessus qu'il y ait un
« relâchement » progressif, et pas forcément décrété par en haut, des
attitudes au fur et à mesure que l'épidémie semble régresser
(relâchement qui provoquera sans doute une nouvelle recrudescence,
donc une atténuation de ce relâchement, etc., avec des oscillations
dont on ne sait pas combien elles seront amorties) : au lieu de le
condamner, on peut se réjouir du fait que, si ce relâchement est assez
progressif (et il a l'air de l'être !), ce sont les personnes qui ont
elles-mêmes choisi de s'exposer qui participeront à l'immunité de
groupe protégeant les plus vulnérables. Donc si l'approche ❷ est bien
celle qui est visée, il ne faut pas se lamenter qu'il y ait un
relâchement tant qu'il reste progressif et modéré.
❦
Globalement, comme je le disais au début de cette entrée et comme
je l'ai dit à plusieurs reprises, je suis extrêmement pessimiste sur
ce qui va se passer pour nos sociétés. Au moins l'épidémie elle-même,
on peut estimer qu'elle fera quelque part entre 0.05% et 1% de morts
dans les pays européens selon la facilité avec laquelle elle se laisse
contenir, c'est une fourchette bien large mais qui représente
une known unknown ; les crises économique,
politique, sociétale et internationale qui vont suivre, en revanche,
je ne vois aucune borne supérieure à mettre sur leur gravité, tant je
ne suis pas complètement persuadé qu'il n'y aura pas un effondrement
systémique de la société (il me semble peu probable, mais beaucoup
moins improbable que je voudrais l'imaginer). J'ai vu beaucoup de
gens se moquer de la crise économique avec un dessin des dinosaures
qui voient arriver l'astéroïde qui va les tuer et qui
s'exclament oh shit! the economy!
, dessin sans
doute censé se moquer des personnes qui mettent l'économie avant
l'humain
ou quelque chose de ce genre, mais, outre l'objection
triviale que le Covid-19 tuera moins d'humains en proportion que
l'événement crétacé-paléogène, je crois que ces gens oublient combien
de souffrance et de morts une crise économique peut engendrer. Et
même si on ne veut pas mettre l'économie avant l'humain
, le
regain d'autoritarisme politique qui va inévitablement suivre
l'empressement avec lequel la société a accepté comme un seul homme
les mesures censées la « protéger » et réclame plutôt qu'elles soient
encore plus dures, me semble suffisamment terrifiant. L'avenir de la
démocratie et de l'état de droit sont plus sombres que jamais.