Cela fait quatre ans (un peu plus ou un peu moins selon l'endroit où on se trouve) que nous est tombée dessus une pandémie qui allait durer, et bouleverser nos vies, pendant environ deux ans. Deux ans de covid suivis par deux ans d'après-covid, peut-être que ce confinementversaire est un bon moment pour regarder en arrière.
J'ai déjà raconté sur ce blog
comment j'avais vécu ces journées si particulières de
février-mars 2020 menant jusqu'au confinement total
en France.
J'y repense chaque année en cette saison parce que j'aime relire
régulièrement mon journal pour me
remémorer ce que je faisais il y a 1 an, 2 ans, 3 ans, 4 ans et 5 ans
(en général je m'arrête là), donc forcément, en mars, je me retrouve à
repenser à la covid[#] et aux
confinements. Peut-être que ce n'est pas une bonne idée : je n'ai
toujours pas trouvé comment
dépasser[#2] le traumatisme de
la sensation d'être emprisonné chez moi et d'avoir dû m'échapper comme
un voleur pour aller me promener, et il n'est pas sûr que l'exercice
mémoriel annuel m'aide. J'y pense aussi à propos de chaque fournée de
nouveaux élèves que je vois passer : quelle année de leur scolarité a
été bousillée, et quelles lacunes en conséquence ?
[#] Le fait que j'aie en ce moment un méga-rhume, qui, si j'en crois les autotests que j'ai faits, est sans doute le premier rhume que j'ai depuis la pandémie et qui ne soit pas dû à la covid, et que je ne constate franchement aucune différence de symptômes entre rhume covid et rhume non-covid (j'ai de nouveau une toux pénible), m'aide aussi à me remettre dans l'ambiance.
[#2] On peut dire que j'ai le « confinement long » comme certains ont le covid long : notamment, le fait de rester toute la journée chez moi, comme cela m'arrivait souvent avant 2019, ou même simplement de ne pas quitter mon quartier, provoque maintenant en moi rapidement une sensation de malaise et d'angoisse. C'est un comble vu que je n'aime pas non plus voyager loin de chez moi ! En tout cas, si c'est déjà modérément handicapant, cela risque de devenir bien pire avec le temps si je n'arrive pas à dépasser ce phénomène.
☞ Comment écrire l'histoire de la pandémie ?
Mais ce que me fait très justement remarquer un collègue, c'est que, collectivement, nous ne semblons à ce stade pas (encore ?) très enclins à nous replonger dans cet épisode pour en tirer les leçons ou en écrire l'histoire. La pandémie est finie[#3], mais reste encore à en écrire le récit, ainsi que celui de notre réaction à celle-ci — en tout cas, l'histoire collective, plus que la compilation de témoignages individuels.
[#3] On peut discuter
de quand, bien sûr. J'aime bien dire que c'était
le , parce que l'attention du monde s'est portée sur un
autre problème, mais en vrai je considère que c'était plutôt quelques
mois après (printemps-été 2022). Selon l'OMS c'était
le , mais hors du cas très spécial de la
Chine on ne peut pas vraiment dire que la pandémie ait beaucoup marqué
l'année 2022–2023. Quoi qu'il en soit, la fin de la pandémie
ne signifie évidemment pas la fin de la maladie : la covid
elle-même ne disparaîtra jamais (enfin, pas avant l'extinction des
mammifères ou quelque chose de très lointain comme ça). Ce qui a
disparu, ce certains n'arrivent pas à enregistrer ce fait, c'est
son statut spécial ; ce qui a cessé, c'est qu'on ne regarde
plus les graphes de nombre de cas, de nombre d'hospitalisations, de
nombre de morts, etc., que nous étions nombreux à scruter presque
quotidiennement (ou à compter les vagues
).
Certains aspects ont été proprement documentés, c'est vrai. Le déroulement des faits statistiques et strictement médicaux — quand le premier cas a été détecté dans tel ou tel pays, par exemple — est abondamment consigné (cf. par exemple cette chronologie sur Wikipédia et celle-ci par la CDC). On a des statistiques et des graphes de nombre de cas, de nombre de morts, de vaccinations, ce genre de choses, pays par pays, région par région. Je me souviens avoir vu un documentaire intéressant sur la course au développement des différents vaccins : là aussi, la chronologie factuelle est clairement établie.
Cependant, tout ça est à l'histoire de la pandémie ce qu'une succession de récits de batailles serait à l'histoire de la première guerre mondiale : ça en fait partie, mais ce sont des arbres qui cachent la forêt.
Certains éléments historiques font déjà l'objet de polémiques. La question de l'origine du virus SARS-CoV-2, en particulier, a attiré énormément d'attention, à cause de la théorie selon laquelle il résulterait d'un accident de laboratoire (théorie que je qualifierais d'improbable mais pas de déraisonnable — à ne pas confondre avec les théories selon lesquelles il s'agirait d'un événement délibéré et qui relèvent, elles, du complotisme le plus farfelu). À vrai dire je ne trouve pas très intéressante cette question de l'origine du virus, et je ne trouve pas que ça change grand-chose de toute façon ; en revanche la méta-question de pourquoi cet aspect précis de l'histoire de la pandémie semble fasciner tant de gens, et polariser leur opinion, est, pour sa part, beaucoup plus intéressante à mes yeux (et je vais revenir plus bas sur la question de la polarisation de l'opinion).
Une autre chose qui a été étudiée rétrospectivement, notamment à cause de toute la sociologie complotiste qui s'est cristallisée autour, c'est l'« effet gourou » et les médicaments miracles. En France le gourou a été incarné par un certain chercheur médiatique marseillais qui s'est pointé dès le début de la pandémie avec son traitement-miracle dont on a ensuite pu constater que le traitement ne faisait rien du tout ou pire que rien, mais c'était trop tard, le mal était fait, des gens avaient décidé de n'écouter que lui ; puis il y a eu un autre remède censément miracle, tout aussi inefficace. La question de pourquoi les gens croient et veulent croire à ces remèdes miracles, de l'interaction avec les théories du complot, et les mécanismes psychologiques qui font que certains sont plus prêts à accepter un remède qui ne fait rien qu'un vaccin qui fait vraiment quelque chose, sont assez fascinants, mais là aussi, ce n'est qu'une facette de cette pandémie (et finalement rien de vraiment spécifique à elle : le complotisme antivax a une histoire bien plus longue).
Et puis il y a la question des modes de transmission : savoir pourquoi on a cru au début (ou cru qu'on croyait ? ou feint de croire ?) que le virus se transmettait par manuportage, si bien qu'on nous a donné comme consigne abondamment répétée de nous laver soigneusement les mains et qu'on s'est focalisés sur le gel hydro-alcoolique qui ne servait finalement à rien dans une pandémie respiratoire. (Je crois que j'avais vu passer un texte qui expliquait l'origine de cette erreur, mais je ne le retrouve plus.)
C'est d'ailleurs fascinant comme nous aimons regarder les pandémies du passé avec une sorte de condescendance sur les gens d'alors qui faisaient toutes sortes de rituels complètement inefficaces pour se protéger de (disons) la peste, alors que nous avons passé des mois à nous laver très soigneusement les mains, voire à désinfecter ce que nous achetions au supermarché, pour absolument rien. Mais passons.
D'autres aspects de la pandémie, en revanche, ne semblent guère avoir fait l'objet d'une analyse sérieuse.
☞ La dilapidation de la crédibilité des scientifiques
Notamment, il y a la question des prédictions des
épidémiologistes-modélisateurs. Celle-là m'a beaucoup intéressé
pendant la pandémie (j'avais par exemple
écrit ce billet au sujet des biais
systématiques dont ils étaient victimes), mais je trouve qu'on n'en a
pas vraiment parlé après. Évidemment, ce qui est bien avec le recul
du temps, c'est qu'on peut confronter les prédictions à la réalité :
cette analyse rétrospective des modèles épidémiologiques est ce que
fait cette
page pour ce qui est de la France, c'est très intéressant (et
assez frappant pour confirmer le fait que les biais de ces modèles
sont systématiques et que les scénarios ne représentent pas
du tout une fourchette autour de la réalité). Mais on aimerait voir
une étude approfondie de la question : qu'est-ce qui a fait que des
modèles largement dépourvus de fondement empirique ont été utilisés
pour faire des études présentés au public et aux pouvoir politique
comme des prédictions
scientifiques[#4] ? (Ces
modèles sont certes mathématiquement intéressants, j'ai
moi-même joué avec, mais je suis
bien placé pour savoir que mathématiquement intéressant
ne dit
pas grand-chose sur la capacité de prédire le réel, même si on ajoute
assez de paramètres pour faire agiter la trompe
au proverbial
éléphant.)
[#4] Encore maintenant,
on continue à voir passer
(et reprendre
par la presse) des études selon lesquelles les mesures prises en
France auraient sauvé tel ou tel nombre de vies. Je résume en quoi
consiste cette escroquerie scientifique, qui est substantiellement la
même que
dans l'article de
l'équipe de Ferguson au début de la pandémie. On part d'un modèle
profondément inadapté à décrire une pandémie humaine, à savoir le
modèle SEIR, auquel on ajoute plus de compartiments pour
donner l'impression que c'est plus sérieux, mais sans rien faire pour
corriger les hypothèses délirantes intrinsèques au
modèle SEIR (que les contacts entre personnes sont
aléatoires et équiprobables, que tout le monde est également
susceptible à l'épidémie, que les gens ne modifient pas leurs
comportements à l'épidémie elle-même, seulement aux mesures prises par
en haut, etc. — toutes sortes de choses qui sont démontrablement
et évidemment complètement fausses). Ensuite,
on postule que la seule chose qui peut réduire la
transmission de l'épidémie est une mesure prise parmi un ensemble
qu'on a choisi d'identifier (confinements, fermetures d'écoles, etc.),
on fait une régression sur la dynamique du modèle pour inférer à
partir de ce postulat quelle est la réduction de transmission
correspondant à chacune des mesures, et on rédige ça en cachant le
postulat et en faisant comme si on avait démontré que telle mesure
produit telle réduction de la transmission. Débarrassé de sa
sophistication modélisatrice, l'article dit juste j'ai postulé que
la cause de ceci était cela, et j'observe l'étendue de son effet
.
Outre que ces articles ne définissent pas un confinement
autrement que comme le paquet de mesures pris par la France entre
telle et telle date et dont j'ai postulé qu'il était la cause de
l'effet que j'observe
, l'escroquerie devient généralement
apparente quand on applique exactement le même modèle à la Suède :
soit on doit ajouter un paramètre d'ajustement ad hoc qui prend
une valeur mystérieusement énorme pour la Suède, soit on décide que la
Suède a eu l'équivalent d'un confinement (les Suédois se sont
autoconfinés
), auquel cas le modèle ne démontre en rien l'utilité
des mesures prises en France. (Si on veut, l'ensemble des études
épidémiologiques sur l'efficacité des confinements semble surtout
démontrer que le terme de confinement
est performatif par une
sorte de consensus social, mais n'explique en rien ce qui constitue ce
terme — à part d'avoir décidé de l'appeler comme ça — ou ce qui crée
ce consensus.) Pour ma part, j'aimerais vraiment savoir si les
auteurs de ce genre de papiers croient vraiment les conneries qu'ils
racontent ou s'ils veulent juste allonger leur liste de publication
(ou, plus vraisemblablement, sont de malheureux doctorants à qui on
fait faire un vil boulot auquel ils ne croient pas du tout).
Cette question est importante parce que, j'ai déjà exprimé cet avis à diverses reprises, ces prédictions par les épidémiologistes-modélisateurs dont le grand public a pu mesurer combien elles étaient imbues d'une confiance excessive, ont endommagé la réputation de la science dans son ensemble. Et à une époque où, dans toutes sortes de domaines, nous avons cruellement besoin qu'on écoute ce que la science et les scientifiques ont à dire, ces gens ont fait un mal fou en mettant en avant des prédictions dont tout le monde pouvait mesurer immédiatement combien elles étaient fausses.
Il est du devoir du scientifique d'être modeste dans ses
prévisions, et d'évaluer les limites de ses propres méthodes, et les
épidémiologistes ont totalement failli à ce devoir. Plus
exactement, certains épidémiologistes, ceux qu'on a
entendus pendant la pandémie, ont failli à ce devoir, parce que
j'imagine qu'il y en avait beaucoup qui devaient à juste titre
répondre aux journalistes en fait on ne sait absolument pas prédire
quoi que ce soit sur les épidémies parce que celles-ci sont avant tout
un phénomène social et nous ne sommes pas sociologues — nous avons des
modèles qui marchent bien dans certains cas, comme sur les épizooties,
mais les humains ne sont pas des animaux comme les autres et il est
impossible d'en tirer quoi que ce soit de fiable sur une épidémie,
surtout une pandémie mondiale, affectant une population dont le
comportement est gravement modifié par l'épidémie elle-même, ce serait
du niveau de sérieux d'un horoscope
. Mais comme ce genre de
réponse n'intéresse pas beaucoup les journalistes (lesquels n'aiment
pas les réponses on ne sait pas
de leurs experts), on n'a pas
vraiment entendu ces gens sensés et modestes, on a entendu ceux qui
voulaient à tout prix publier leur camelote dans des journaux à haut
facteur d'impact[#5] et qui en
profitaient pour s'en vanter sur les plateaux télé.
[#5] J'aurai au moins eu la preuve claire le fait d'être publié dans ce journal inexplicablement si réputé qu'est Nature (vous savez, celui qui a aussi publié un article en 1988 sur la « mémoire de l'eau ») n'est en rien une preuve qu'on est un bon article. Il est vraiment temps d'en finir avec cette revue malsaine qui ne fait qu'exploiter le consensus mal formé autour de sa réputation pour soutirer de l'argent à la communauté scientifique.
Je mets cet échec plus sur le compte de la mentalité publish-or-perish prévalente en science (je renvoie à ce billet passé pour plus d'arguments à ce sujet) que sur le compte d'une malice des épidémiologistes-modélisateurs eux-mêmes. Car tout le monde, dans tous les domaines, s'est mis à vouloir publier des choses sur le covid comme en ce moment tout le monde veut publier des choses sur l'IA, et forcément, ça a donné des tissus d'âneries. La revue par les pairs a complètement échoué notamment à cause du fait que les pairs étaient eux-mêmes trop occupés à courir après la machine à publis[#6]. Ça n'explique pas tout à fait, cependant, qu'il n'y ait pas eu des publis pour dénoncer les nombreuses faillites méthodologiques des modélisations qu'on a vu fleurir, y compris dans des journaux prestigieux et/ou émanant de chercheurs affiliés à des organismes renommés (comme l'Institut Pasteur). Je suppose que la raison, là, est qu'il est assez à la fois difficile de publier un résultat négatif et aussi gênant de se lancer dans une guerre scientifique contre un collègue qui écrit des conneries.
[#6] J'ai tendance à penser qu'il faudrait tout simplement « dépublier » tous les articles scientifiques parus entre mars 2020 et mars 2022 ayant de près ou de loin trait à la covid. Si les auteurs pensent que leur papier était vraiment correct et intéressant et méritait d'être publié, ils pourraient le resoumettre, et cette fois-ci il serait peut-être vraiment relu (maintenant que le sujet n'est plus le sujet brûlant du moment). (On pourra décréter la même mesure pour l'IA en temps utile.) Cet « effet de mode » est immensément nuisible à la science, qui a besoin d'efforts constants et soutenus, pas de poussées erratiques selon la direction d'où souffle le vent.
Et le problème c'est que cette faillite et ce manque de modestie
déteignent forcément sur les autres domaines scientifiques. Ça n'a pu
qu'alimenter le complotisme concernant les vaccins, notamment, même si
les ressorts de celui-ci sont complexes (et pas spécifiques au covid,
cf. ce que je dis plus haut sur les remèdes-miracles). Mais ça
déteint aussi sur les prédictions, par exemple, des climatologues qui
(même s'ils manquent parfois eux aussi un petit peu de modestie) ne
sont en aucun cas au niveau de charlatanisme des
épidémiologistes-modélisateurs qui criaient les plus forts pendant la
pandémie. Or une fois que le grand public commence à se pénétrer de
l'idée que les scientifiques ne savent rien, le mal est fait, même
pour les scientifiques qui sont restés sérieux. La rapprochement que
je fais n'est pas théorique : je ne compte pas le nombre de gens qui
m'ont expliqué que comme les scientifiques
s'étaient trompés à
de multiples reprises pendant la pandémie, sans doute ils se
trompaient aussi sur le changement climatique. Et ce n'est pas
qu'auprès du grand public que les scientifiques ont perdu une partie
de leur réputation : on a fait auprès des décideurs politiques des
prévisions bien plus catastrophiques que la réalité, ils s'en
souviendront pour d'autres questions et on pourra difficilement leur
reprocher de ne pas accorder pleine confiance à la parole
scientifique.
☞ Les prises de décision erratiques des pouvoirs publics
Une autre question sur laquelle on est en droit de demander une
enquête, c'est justement celle de la prise de décision par le pouvoir
politique. Chaque pays a inventé son petit cocktail de mesures à sa
sauce, on a même fermé les frontières de l'Union européenne faute de
coordination — ce qui est proprement inouï en plus d'être stupide et
injustifié. Certaines de ces mesures étaient sensées et prudentes,
d'autres étaient complètement farfelues, la France étant, avec la
fermeture des forêts et les auto-attestations pour aller acheter du
pain, assez haute dans la liste des règles idiotes (absurdistan
autoritaire
) même si la palme de la bêtise revient sans doute, en
Europe du moins, à l'Italie ou à l'Espagne. Ce qu'on aurait
dû faire[#7] est assez
simplement illustré par les pays européens qui ont eu le plus faible
excès de mortalité (Suède, Danemark, Norvège, dans un certain ordre
qui dépend de l'intervalle de temps et de la quantité exacte qu'on
mesure) : à savoir, être un pays riche (duh!) avec un système
de santé robuste et bien financé, faire confiance à sa population et
ne pas chercher à la contrôler par la force — tout le reste est
anecdotique. Mais voilà, avoir un système de santé robuste et bien
financé, c'est quelque chose qui se construit sur de nombreuses
années, pas dans la panique de l'arrivée d'une pandémie. Donc chaque
pays a choisi son petit bricolage (parfois avec des volte-face
spectaculaires), croyant souvent que l'agitation dans l'imposition de
nouvelles règles était synonyme d'efficacité.
[#7] À l'inverse, la Chine a brillamment montré l'exemple de ce qu'il ne fallait surtout pas faire, c'est-à-dire être un pays autoritaire, s'obstiner à suivre une politique zéro covid de plus en plus intenable (et en négligeant la vaccination), puis inverser soudainement la direction, sans aucune préparation, sous la pression d'une population et d'une économie qui n'en pouvaient plus.
Ce qui est d'ailleurs fascinant, c'est qu'on avait des
plans préparés en cas de pandémie (par
exemple ici s'agissant de la France) et on ne les a pas suivis,
on a préféré improviser. Alors certes ces plans étaient plutôt prévus
pour une pandémie de grippe que de coronavirus, mais personne n'a été
capable de m'expliquer en quoi cette différence est pertinente pour
tout jeter à la poubelle et réinventer autre chose. Je mentionne ça
parce que beaucoup de gens aiment défendre les mesures qui ont été
prises — c'est sans doute une sorte de mécanisme de défense
psychologique par intériorisation — en disant qu'on ne savait
pas
, qu'on n'était pas prêts
: ceci justifie éventuellement
de ne pas prendre des mesures optimales, mais certainement pas
d'inventer dans la panique des choses complètement grotesques qui
n'étaient absolument pas dans les documents préparés au calme dix ans
plus tôt précisément pour le cas d'une pandémie respiratoire
virale.
Je voudrais donc bien voir une enquête sur l'origine des décisions qui ont été prises, au moins concernant la France (et l'Italie parce qu'on a beaucoup copié ce qu'ils faisaient) : par exemple, qui exactement a inventé la farce des auto-attestations ? qui a eu l'idée complètement ubuesque de fermer les forêts et d'ordonner aux gens de rester enfermés chez eux pour lutter contre une pandémie qui se transmet par contacts humains proches (et ça on le savait dès le début même si on a pu avoir des doutes entre différents modes de transmission) ? J'ai entendu de deuxième main une histoire de réunion entre hauts fonctionnaires où les différents motifs de l'auto-attestation avaient été imaginés, et personne n'avait la moindre idée de quoi faire, donc les choix qui allaient affecter la vie de millions de personnes pendant des mois ont été pris de façon complètement aléatoire par des gens sans aucune compétence particulière et sans aucune consigne ni cadrage sérieux — mais j'aimerais bien avoir des détails plus fiables sur cette histoire qu'un récit fait par quelqu'un qui connaissait une des personnes participant à la dite réunion. Que font les journalistes ?
J'avais tenté d'établir une chronologie des mesures prises par les pouvoirs publics en France. Rien que cette chronologie complètement basique est difficile à trouver (il me manque les dates précises de certaines mesures et la liste n'est pas complète) ; mais ce que je voudrais savoir aussi, c'est le détail du processus de décision ayant conduit à chacune des mesures de cette liste. Malheureusement, beaucoup d'entre elles ont été délibérées dans le cadre d'un conseil de défense et de sécurité nationale, ce qui en plus d'être une scandaleux (parce qu'il n'y a vraiment aucune raison légitime que ce genre de délibération soit couvert par le secret) rend difficile le travail de l'historien potentiel[#8].
[#8] Cela devrait aussi
être le travail de commissions d'enquêtes parlementaires d'interroger
l'exécutif sur son processus de décision. Il y en a eu une en France,
au Sénat, conclue en décembre 2020 (Commission d'enquête pour
l'évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la
lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa
gestion
, rapports
ici), mais décembre 2020, c'est tôt dans la pandémie (avant
l'arrivée des vaccins), donc elle se concentre sur des choses qui
apparaissent avec le recul comme profondément intintéressantes comme
la question du stock de masques, et je n'ai pas l'impression qu'elle
dise grand-chose sur les mécanismes du processus de prise de décision.
Au Royaume-Uni il y a une enquête publique qui est encore en cours
(depuis juin 2022 !), mais je ne sais pas ce qu'il faut en
attendre.
Il est vrai que les politiques ont été mal servis par les
scientifiques qui, comme je le dit plus haut, n'ont pas eu l'honnêteté
de prévenir qu'on ne savait pas du tout prévoir l'évolution des
épidémies et que les modèles à ce sujet étaient tellement grossiers
qu'ils ne disent essentiellement rien de plus que c'est exponentiel
jusqu'au moment où ça ne l'est plus, et on n'a aucune idée de quand ça
cesse d'être
exponentiel
[#9]. Quand le
gouvernement français a rassemblé un « conseil scientifique » composé
de mandarins de la recherche (dont le gourou mentionné plus haut, qui
a vite claqué la porte), je crois que ce conseil n'a rien dit d'utile
à aucun point — même pas le fait qu'ils ne pouvaient rien dire
d'utile.
[#9] On a bassiné le grand public en 2020–2021 avec de la mauvaise vulgarisation mathématique sur le concept d'exponentielle, mais complètement passé sous silence la vraie difficulté de l'épidémiologie — le point sur lequel les modélisateurs sont totalement incompétents : prévoir quand, comment et pourquoi l'exponentielle s'arrête. Le problème aussi est que, quand l'exponentielle s'arrête, le grand public ne fait plus vraiment attention. On a eu une confirmation assez spectaculaire de l'impossibilité de prévoir quand une épidémie cesse de croître exponentiellement (puis disparaît) lors de la poussée de variole du singe de 2022, dont personne n'a été capable d'expliquer les caractéristiques épidémiologiques : mais au moment où ça s'est produit, tout le monde regardait ailleurs.
Il semble aussi que les pays européens, Italie en tête, aient été
sous pression de la Chine pour appliquer les mêmes méthodes qu'elle
avait elle-même tenté d'appliquer (avec un succès relatif à l'époque,
mais qu'on sait avec le recul être une impasse complète). Mais là
aussi j'aimerais des informations plus fiables que des sortes de
rumeurs : une enquête sérieuse sur les rapports entre la Chine et les
pays occidentaux dans la gestion de l'épidémie dans ses
débuts[#10]. C'est d'autant
plus étrange que nous étions initialement partis pour affronter la
pandémie avec un principe assez bon : aplatir la courbe
(flatten the curve
) : tout le monde répétait
cette maxime en février 2020, et elle semble avoir disparu notamment
quand le message s'est bruité et que certains se sont dit qu'il ne
fallait pas juste aplatir la courbe mais viser le zéro covid. Qui a
tué le slogan aplatir la courbe
et pourquoi ? Voilà une chose
que je voudrais qu'un historien de la pandémie me raconte.
[#10] On me signale quand même ce texte (plutôt centré sur les États-Unis) qui tente de retracer la genèse de l'idée des confinements — chose que j'avais moi-même tenté avec moins de recul et moins de connaissances.
J'ai mentionné ci-dessus la prise de décision politique, mais il faudrait aussi faire des enquêtes rétrospectives concernant les conséquences du covid sur l'économie, les conséquences des régimes d'exception sur les droits fondamentaux, etc. Certaines existent peut-être, mais ce n'est pas évident à trouver.
☞ La polarisation de l'opinion
Une autre question intéressante dont l'histoire reste (je crois) à écrire, c'est celle de la polarisation de l'opinion. Beaucoup de gens, c'est-à-dire en fait surtout les gens qu'on entendait le plus lors de la pandémie, se sont polarisés sur un axe politique entre « rassuristes » et « enfermistes » (ou « alarmistes ») : les « rassuristes » affirmaient que la covid n'était qu'une gripette et qu'il ne fallait pas s'inquiéter (les plus extrêmes étant les complotistes antivax et/ou les fans du gourou marseillais mentionné plus haut), tandis que les « enfermistes » ne cessaient de ne découvrir de nombreux symptômes abominables de la maladie, préconisaient le zéro covid jusqu'à la fin des temps, et rejoignaient bizarrement les rassuristes dans leur scepticisme vis-à-vis du vaccin (pour les rassuristes le vaccin ne servait à rien tandis que pour les enfermistes il ne suffisait pas). Post-pandémie, les rassuristes les plus extrêmes ont eu tendance à évoluer vers le mouvement antivax dans d'autres domaines (rougeole, HPV, etc.), tandis que les enfermistes les plus extrêmes veulent nous faire croire que la pandémie n'est pas finie et ne ne sera jamais et que le covid ne sera jamais une maladie comme une autre[#11]. Comme beaucoup de questions politiques, cet axe a aussi eu tendance à se transformer en un avatar de l'axe droite-gauche (surtout aux États-Unis où Trump s'est montré rassuriste donc ses adversaires ont joué les enfermistes par réaction, mais des mécanismes analogues ont joué dans d'autres pays).
[#11] Un terme
emblématique à ce sujet est celui de covid long
:
indubitablement, il s'agit de quelque chose de réel, et de parfois
très grave, qui mérite une grande attention de la recherche médicale,
mais… qui n'a probablement que peu de rapport avec la covid. C'est un
fait que toutes les infections respiratoires virales peuvent causer
des séquelles parfois très longues et/ou très graves, c'est bien
documenté pour la grippe comme les autres coronavirus. Comme il y a
eu énormément d'infections covid au cours des quatre dernières années,
et qu'elles ont été souvent graves faute d'immunité préalable,
forcément, le phénomène a surtout été flagrant pour cette maladie,
mais il n'a rien de spécifique à elle (quoique certains aspects
puissent, bien sûr, être spécifiques à SARS-CoV-2).
Les alarmistes covid, sans doute frustrés que l'attention se détourne
de leur marotte, veulent récupérer ce phénomène pour, par exemple,
justifier rétrospectivement leur attachement au zéro covid
et
démontrer qu'on a eu tort de ne pas suivre ce mirage jusqu'au bout.
Donc ils détestent particulièrement l'idée que le covid long soit
élargi à l'ensemble des infections respiratoires virales : cela ferait
disparaître la singularité de SARS-CoV-2.
Les deux aspects sont fascinants ici : la création de la
polarisation rassuriste-enfermiste, et la manière dont elle s'est
trouvée plaquée sur l'axe droite-gauche. Je soupçonne que
l'apparition de la polarisation doit beaucoup à la manière dont notre
cerveau réagit à la peur/douleur (un peu dans l'idée
du modèle
de Kübler-Ross) : soit par le déni (cette pandémie est trop
horrible, elle ne peut pas être réelle, je vais donc nier son
existence
) soit par la magnification (le covid est le problème
le plus important de l'humanité désormais, c'est le mal incarné et la
lutte contre lui doit passer avant toute autre chose
). Je ne nie
d'ailleurs pas m'être souvent demandé si je tombais d'un côté ou de
l'autre[#12] selon les moments
(et j'espère avoir aussi évité le sophisme selon lequel quand il y a
deux extrêmes possibles la vérité est forcément au centre !). Quant à
la manière dont l'axe rassuriste-enfermiste a tendu à d'aligner avec
l'axe droite-gauche, elle tient certainement du phénomène malsain
général d'unidimensionnalité (que j'ai tenté de décrire
dans ce billet) par lequel tous les
débats politiques à se cristalliser autour de ce même axe
droite-gauche ; mais ce qui est fascinant avec la pandémie c'est la
manière dont on a inventé des justifications a posteriori à
cette cristallisation qui n'avait vraiment aucun sens (comme l'idée
que la liberté est une valeur de droite, idée que je récuse d'ailleurs
dans le billet que je viens de lier, ou des slogans parfaitement
ineptes comme sauvons des vies, pas l'économie
— l'histoire
duquel serait aussi potentiellement intéressante à retracer).
[#12] Pour ce que ça vaut, plusieurs personnes m'ont dit que j'ai été un des premiers à les alerter sur le sérieux de la pandémie et sur le fait que la France serait indubitablement touchée, donc j'espère qu'on ne peut pas me qualifier de trop rassuriste ; et inversement, je pense que le concept de confinement optionnel que j'ai proposé montre que je n'ai pas sombré dans l'enfermisme. Mais évidemment on peut prendre ça à l'envers, et dire que j'ai été alarmiste dans le premier cas et rassuriste dans le second !
☞ La volonté de passer à autre chose
Bref, il y a quantité de choses sur l'histoire, la sociologie, la politique, l'économie, etc., de la pandémie, qui restent à analyser maintenant qu'on commence à avoir un peu de recul. Mais peut-être que la première (ou la dernière) question doit justement être : pourquoi ce travail d'enquête n'a-t-il pas encore, ou si peu, été fait ? J'ai peut-être raté des quantités de livres-enquêtes sur la pandémie, mais à part les quelques domaines que j'ai déjà mentionnés et quantité de pamphlets complotistes, je ne vois pas grand-chose.
Il y a sans doute diverses raisons à ça. Je peux en imaginer
quelques unes. D'abord, il y a justement la cacophonie des
complotistes qui fait qu'il doit être difficile de se faire entendre :
si on publie un livre appelé quelque chose comme enquête sur une
pandémie
, beaucoup de gens vont soupirer et se dire que c'est
encore un truc pour nous expliquer que Pfizer veut nous contrôler, ou
qu'on tue des enfants en ne purifiant pas l'air, ou une bêtise de ce
genre (et si le livre est, en fait, tout à fait raisonnable, les gens
qui s'attendaient justement à y trouver ce genre de complotisme ne
seront pas contents non plus). C'est plus facile de mettre une pièce
dans la machine à alimenter les opinions extrêmes que de faire une
enquête soigneuse sur la manière dont les décisions se sont
prises.
Il y a sans doute aussi qu'un certain nombre de personnes ont dû revenir du complotisme, du déni ou du catastrophisme (au moins dans leurs formes les plus modérées) et sont peut-être un peu embarrassés par ce qu'ils ont pu dire de plus grandiloquent, et veulent oublier ou tourner la page, au moins pour le moment. Et même si on n'est pas personnellement embarrassé ou humilié de s'être, par exemple, plié à la mascarade de signer des papiers pour aller chercher du pain, on a peut-être envie de l'oublier quand même parce que c'était pour le moins désagréable. Ce n'est jamais très plaisant de repenser à des moments désagréables.
Il y a plein de raisons de vouloir passer à autre chose : on a perdu du temps et des opportunités, certains ont perdu des proches ou une partie de leur santé, pendant ces deux ans de pandémie, c'est une réaction naturelle de vouloir ne plus y penser, de récupérer le temps perdu en se projetant vers l'avenir. Le pouvoir politique français a aussi voulu ne pas resté associé au souvenir de la pandémie (changement de Premier ministre, changement de poste puis dégagement d'Olivier Véran trop associé au souvenir du ministre de la santé qu'il a été, campagne à l'élection présidentielle de 2022 tournée vers d'autres sujets), et ça a raisonnablement bien fonctionné puisque les raisons pour lesquelles les Français aiment ou n'aiment pas Emmanuel Macron ne semblent pas tellement liées à sa gestion de la covid.
Moi-même, je me demandais en écrivant un
billet en avril 2022 ceci
sera-t-il la dernière entrée [de ce blog] parlant de covid ?
,
succombant ainsi à ce désir de tourner la page et de ne plus jamais en
reparler. Mais en fait c'était idiot : ce n'est pas parce que la
chose elle-même est finie que la réflexion sur la chose et ses
ramifications devait finir aussi (sinon nous n'aurions pas
d'historiens, nous ne parlerions jamais du Moyen-Âge, etc.).
Pour finir ce billet je peux mentionner la conclusion bien triste suivante que je tire de la pandémie : j'avais une sorte de croyance, ou à défaut de croyance, du moins d'espoir, que quand l'Humanité est mise face à une menace commune, celle-ci peut aider à nous unir et à nous rapprocher[#13]. Je constate à la fois de la pandémie et du changement climatique, que l'effet est plutôt le contraire : l'adversité tend plutôt à nous faire nous accuser les uns les autres, même quand nos intérêts sont assez bien alignés et que personne n'est vraiment responsable de quoi que ce soit. C'est assez déprimant.
[#13] Il y a d'ailleurs une nouvelle d'Asimov, In a Good Cause—, sur ce sujet, qui est sans doute responsable de ma croyance (car c'est peu dire qu'Asimov a influencé ma pensée).
Or il y aura d'autres pandémies : la densification de la population ne les rend certainement pas plus rares, et pour ma part je crains la grippe plus que je ne crains les coronavirus. (Le covid a sans doute fait environ 20 millions de morts dans le monde, sur 8 milliards de personnes, c'est-à-dire qu'il a tué, à la louche, un quart de pour cent de l'Humanité, dont il a dû infecter une proportion significative, voire la quasi-totalité : cela invite à se demander ce qui se serait passé si on avait eu affaire à une maladie dont la létalité se mesurerait en quelques pour cent, par exemple si la quelque chose d'analogue à la grippe de 1918 se répétait, voire quelques dizaines de pour cent[#14].) De même que chez un individu la gravité d'une maladie peut résulter d'une réaction inadaptée de son système immunitaire, collectivement la gravité d'une pandémie doit beaucoup à notre incapacité à y faire face intelligemment. Un aphorisme trop célèbre de George Santayana (tiens, cette citation-là n'est pas apocryphe ?) nous encourage à écrire l'histoire de la pandémie qui vient de se produire afin d'éviter de retomber dans les mêmes errements à la prochaine. Mais je ne suis pas sûr que nous ayons appris quoi que ce soit.
[#14] Les exemples ne manquent pas d'infections qui ont des taux de létalité de cet ordre et qui pourraient devenir pandémiques. Nuançons quand même : les taux de létalité mesurés initialement sont toujours très très au-dessus de la réalité, et la covid l'a d'ailleurs prouvé : soit parce que l'échantillon sur lequel on mesure le taux de létalité souffre d'un énorme biais de sélection (on ne sait pas quel est le vrai nombre d'infectés) soit parce que la sélection des pathogènes qui les fait évoluer vers une meilleure reproduction (adaptation à leur hôte) tend aussi à les rendre moins létaux (ce qui n'est pas une bonne nouvelle pour autant puisque, justement, ils se reproduisent mieux).