David Madore's WebLog: Quelques réflexions sur le confinement

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(mercredi)

Quelques réflexions sur le confinement

Quelques nouvelles en guise d'entrée en matière : Cela fait une éternité que je n'ai rien écrit dans ce blog. Le covid et la sensation de découragement ne sont pas les seules raisons : commençons par quelques nouvelles anecdotiques.

J'ai perdu un temps absolument colossal à cause d'ordinateurs : à changer les disques durs de mon PC et à me battre avec du matériel défectueux et des logiciels mal conçus (cf. ce fil Twitter) ; puis à repayer une partie de ma dette technique abyssale en migrant ledit PC d'une distribution Linux datant du carbonifère (Debian 9 « Stretch ») à une datant seulement du jurassique (Debian 10 « Buster ») ; puis à migrer en catastrophe le serveur hébergeant mon site Web (dont ce blog) parce que l'alimentation de la machine était morte et que l'hébergeur (Scaleway Dedibox, pour ne pas le nommer) m'a dit pas question de vous la changer ni de vous donner accès aux disques durs, tout ce que vous pouvez faire c'est louer une nouvelle machine (en perdant toutes vos données) et on vous remboursera le mois entamé, donc j'ai dû refaire toute l'installation, deux fois parce que j'ai basculé d'abord sur une machine temporaire le temps de me retourner un peu ; puis à installer un système fonctionnel (Ubuntu 20.04 « Focal ») sur un PC portable que j'ai hérité de mon père pour pouvoir enseigner en « hybride » (c'est-à-dire devant une classe dont la moitié est présente physiquement et l'autre moitié se connecte par une sale merde propriétaire appelée Zoom), parce que mon employeur n'a pas réussi à me faire parvenir le portable dont j'avais besoin (apparemment le demander le 9 septembre ne suffit pas pour qu'il arrive le 19 octobre), et il faudra que je refasse encore ça quand le portable arrivera.

J'ai eu aussi des tracasseries administratives (mon employeur ayant oublié de transmettre à mon ministère la demande de détachement que j'ai faite pour travailler chez eux, j'étais dans l'irrégularité) : les problèmes se sont résolus, mais m'ont fait passer énormément de temps à envoyer des mails paniqués à tout le monde pour essayer de comprendre qui devait faire quoi et le convaincre de le faire. Et bien sûr, en toile de fond, il y a toujours un appartement que j'essaie de vendre (si vous êtes intéressés ou connaissez des gens qui le sont, il est toujours disponible ; voir ici pour quelques photos), qui ne se vend pas, et qui me cause non seulement beaucoup d'anxiété mais aussi de temps perdu.

Mais évidemment, le plus préoccupant reste la crise sanitaire. Ou, en fait, pas la crise sanitaire elle-même, mais ses effets, à commencer par les réactions prises ou qui pourraient encore être prises par les autorités françaises. C'est donc surtout de ça que je veux parler ici. Ou plutôt, c'est surtout de ça que je ne voudrais pas du tout parler, mais je vois mal comment faire pour ignorer l'éléphant au milieu de la pièce.

J'avais décrit ici, sur le vif, les conséquences psychologiques qu'avaient eues sur moi le confinement de la France entière (qui a duré du au , soit 55 jours), mais je voudrais, comme préliminaire indispensable à la discussion qui va suivre, recopier ici une autre description, que j'ai écrite le dans un forum d'anciens normaliens ; j'ai beaucoup hésité à la rendre publique (et il faudrait peut-être l'accompagner de TW), mais je pense que c'est nécessaire pour faire comprendre ma position : le but de ce qui suit est surtout d'expliquer (ce que me dit mon introspection sur) le mécanisme par lequel le confinement m'a fait tellement de mal, et aussi, ma réaction face aux gens qui me disent va voir un psy. C'est le deuxième paragraphe qui est le plus important :

Je pense que j'ai vécu le confinement comme une sorte de viol. Je ne veux pas parler de l'intensité du traumatisme psychologique : pour ça, je n'en sais rien, je n'ai pas été violé, et je ne sais pas si ça a un sens de comparer les douleurs d'une personne à une autre. À ce niveau, je peux juste dire que je n'avais jamais sérieusement pensé au suicide jusque là (même si j'ai écrit à ce sujet, je n'avais jamais envisagé de passer à l'acte) et que dès l'instant où nous avons de nouveau été libres l'idée m'a quitté l'esprit, jusqu'à ce que la menace se reprécise. Avant le confinement j'avais peur de l'épidémie, du nombre de morts qu'elle ferait, de la possibilité de perdre un proche ou d'agoniser moi-même sur un lit d'hôpital complètement saturé, mais ces peurs étaient sans commune mesure avec le traumatisme du confinement. Mais bon, ça ce sont des comparaisons de moi à moi, qui ne veulent donc rien dire.

Mais je fais cette comparaison pour parler de la nature du traumatisme et de ses mécanismes. Primo, il y a une destruction de l'espace personnel. Ce que je pensais être un havre d'intimité et de douceur de vie, mon foyer, s'est transformé en source de blessure, mon chez-moi est devenu ma prison. Je crois comprendre (mais bon, je ne suis pas psy et je n'ai pas personnellement vécu ça) que c'est un type de mécanisme traumatique lors du viol : les organes sexuels, qui sont censés être très intimes et donneurs de plaisir, se transforment en source de blessure. Secundo, l'humiliation devant la force irrésistible. L'agresseur (ici, la puissance publique) te fait comprendre que tu es complètement en son pouvoir, et que plus tu te débats plus il te fera mal. Les rapports de violences policières entourant l'application du confinement m'ont fait beaucoup d'effet à cet égard. Tertio, le discours culpabilisateur. Le tu l'as bien cherché, asséné à la population : on a essayé de ne pas t'infliger ça, hein, mais bon, tu n'as pas bien obéi, donc on n'avait pas d'autre choix. Quarto, la notion de consentement : j'étais tout à fait prêt à me confiner moi-même, c'est même exactement ce que j'envisageais de faire, mais c'est le fait que ça me soit imposé de force qui a été atroce. Quinto, la sensation de quelque chose d'irréversible, une perte irréparable : en l'occurrence, la perte rétroactive de la liberté de circulation. Sexto, l'incapacité à se faire comprendre face à des gens qui minimisent le traumatisme ou qui cherchent à l'imputer à un problème chez la victime.

Je comprends bien qu'il y a des gens qui n'ont pas souffert du confinement, et il y en a même qui l'ont trouvé agréable. Je ne leur en veux pas du tout de penser ça. Mais la manière dont ce fait a été étalé en public était vraiment insupportable. Je ne trouve pas de meilleure comparaison que de se faire violer et de s'entendre dire il baise bien, hein ? moi j'adore la manière dont il me prend (ça peut être tout à fait vrai qu'il baise bien et que certains aiment ça). Ou, pour ceux qui trouvent que c'est un inconvénient léger : close your eyes, and think of England : une petite pensée au passage pour toutes ces femmes anglaises à qui on a réussi à faire croire que c'était leur devoir de se faire pénétrer, qu'il fallait absolument ça pour le pays.

Et donc j'en viens à l'injonction d'aller voir un psy. Ce qui me dérange vraiment, et j'ai mis un certain temps à le comprendre, c'est la suggestion que le problème vient de moi, et pas du confinement. C'est subtil, et ça m'a échappé d'abord, mais ce n'est pas du tout pareil de conseiller à quelqu'un qui a été violé de chercher de l'aide pour se reconstruire que de conseiller à quelqu'un qui a été violé une fois et qui va sans doute se faire violer une deuxième fois d'aller chercher de l'aide parce que ce n'est pas normal d'en souffrir. (Et en tout état de cause, le fait qu'il y ait des psys pour aider les victimes de viol ou de n'importe quelle autre forme de traumatisme psychologique ne dispense absolument pas de faire preuve de tact quand on leur parle ou de leur dire va voir un psy !, limite ta gueule !, dès qu'ils essaient d'évoquer leur expérience.)

Qu'il n'y ait qu'un petit nombre de gens qui souffrent de quelque chose, ce n'est pas pour autant une preuve que c'est un problème psychologique à corriger chez eux. Pas plus que le fait qu'il y ait ~5% de la population qui n'a pas du tout envie d'un rapport hétérosexuel quel que soit le partenaire, et qui ressentiront ça comme un viol si on le leur impose, n'indique que ces ~5% de la population ont un problème, et ce serait, disons, de mauvais goût d'essayer de les « corriger » préemptivement.

Encore une fois, je ne nie pas du tout le fait que (a) peut-être que le confinement était le meilleur choix du point de vue utilitariste selon plein de fonctions d'utilité raisonnables, et (b) même si ce n'était pas le cas, ça pouvait être raisonnable de le penser en mars. Par contre, ce que je trouve juste hallucinant, c'est qu'il n'y ait pas un mot, pas un geste, pas une étude, pour les traumatisés du confinement, alors qu'il y en a des tonnes pour les victimes de la Covid ; et que quand on parle du confinement, c'est soit pour dire que ce n'étaient que de petits désagréments, soit pour ne parler que de ses effets économiques (ou les conséquences indirectes de ces effets).

Avant le confinement, je pensais que c'était surtout le fait de ne pas pouvoir me promener en forêt qui me ferait souffrir. Indiscutablement ç'a été le cas (avec l'absurdité d'une situation où on a fermé les forêts, les pouvoirs publics ont littéralement fait poser du rubalis sur les chemins d'accès aux espaces forestiers d'Île-de-France pour en interdire l'accès, pour lutter contre une épidémie dont les contaminations se font dans les espaces densément peuplés) ; mais en fait, les quelques fois où j'ai fait le « confinement buissonnier » en ignorant les interdictions et en allant me promener malgré tout ne m'aidaient pas du tout à me sentir mieux, parce que je me sentais comme un animal traqué : c'est surtout la perte de liberté qui m'a été douloureuse, à travers les mécanismes que je décris ci-dessus. Et je le mesure de nouveau avec la mise en place (depuis ) d'un nouveau confinement, euphémistiquement rebaptisé couvre-feu à Paris à partir de 21h : je suis rarement dehors la nuit, je ne mange au restaurant quasiment que pour le déjeuner, je ne vais jamais en bar ou en boîte, la gêne pratique se limite à ce que je dois maintenant affronter un supermarché bondé vers 19h pour faire mes courses au lieu de pouvoir les faire tranquillement à 21h comme j'en avais l'habitude. Mais il n'est pas nécessaire que la chose qu'on m'interdise soit quelque chose que j'avais effectivement besoin ou envie de faire pour que je ressente l'interdiction comme une blessure. (Bon, le temps que je rédige cette entrée, il y a déjà des rumeurs selon lesquelles le début du couvre-feu serait avancé de 21h à 19h, toujours selon le principe shadok que plus une mesure ne marche pas, plus on s'obstine à réessayer.)

En tout cas, le fait est que, soit que je le sente comme une privation de liberté soit que je la craigne comme une étape de plus vers un reconfinement, je vois réapparaître dans ce couvre-feu les démons qui m'ont hantés en avril-mai. Je ne sais absolument pas si, ni comment, je pourrai y survivre.

Mais prenons un peu de recul

J'avais écrit début mars qu'il y avait deux approches fondamentales pour gérer une épidémie : la contenir ou la gérer, Charybde ou Scylla, c'est-à-dire ① tout faire pour empêcher les infections, sachant que ces efforts devront alors être maintenus indéfiniment ou jusqu'à ce qu'une solution plus durable (probablement un vaccin) soit disponible, ou bien ② limiter les dégâts comme on peut, aplatir la courbe, mais finalement ne faire qu'accompagner l'endémisation du virus. Même si j'aurais éventuellement des précisions ou des modifications de vocabulaire à apporter (mon billet de blog a été écrit avant que le concept d'immunité grégaire ne devienne hautement politique ; et avant que je découvre que mes remarques sur la structuration des contacts humains étaient connues sous l'étiquette d'hétérogénéité), ce que j'ai écrit en mars reste tout à fait d'actualité. Et je n'ai pas l'impression que la société ait bien pris conscience de ce dilemme qui pourtant était, comme je l'ai écrit, évident dès le début.

(Ceci n'est pas pour dire qu'il n'existe pas des moyens termes : c'est peut-être le plus gros problème de ma présentation que de suggérer qu'il n'est pas possible, par exemple, de stabiliser l'épidémie en comptant, par exemple, moitié sur l'immunité d'une partie de la population et pour l'autre moitié sur des mesures de type distanciation sociale. De même, on peut s'imaginer avoir recours à des confinements de durée extrêmement limitée pour éviter une surcharge locale des services hospitaliers devant une progression anormalement rapide de l'épidémie. C'est bien sûr possible, mais je crois que personne à part peut-être MM. Bolsonaro et Lukashenko ne défend l'idée de ne rien faire du tout pour éviter ou même ralentir les contaminations : le dilemme n'est pas là, il est dans la question de savoir si on laisse délibérément jouer à l'immunité du groupe un rôle non-négligeable, et si on cherche à ne prendre que des mesures sociales qui soient tenables dans la durée. L'immunité grégaire a été abusivement — et dédaigneusement — décrite comme une stratégie, mais l'immunité grégaire n'est pas plus une stratégie, ni même un but, que la gravitation ou l'évolution, c'est un phénomène naturel : une stratégie peut dépendre du fait que ce phénomène joue un rôle, mais ce n'est pas, en soi, une stratégie. La question de stratégie, c'est de savoir si, disons dans l'hypothèse où un vaccin ne serait jamais possible, on vise à arriver à un état final où le virus est indéfiniment contenu ou bien un état où il est endémique.)

Certains pays ont très nettement suivi l'approche ①, celle de contenir l'épidémie, celle que j'ai appelé Charybde : c'est le cas de la Chine, mais aussi de la Nouvelle-Zélande (dont je ne cacherai pas qu'elle ressemble de plus en plus à une dystopie et qui a par exemple fermé ses frontières à tous les non-résidents). Certains pays, le plus notable étant le Brésil, ont suivi une absence de stratégie (i.e., ne rien faire) qui ressemble superficiellement à la seconde. Il n'y a à peu près que la Suède qui ait plus ou moins suivi ce que j'appellerais l'approche ②, et il est difficile de généraliser à partir de ce seul exemple. La plupart des autres pays européens ont suivi, à différents degrés, la technique consistant à naviguer à vue, sans jamais vraiment choisir de cap, sans même reconnaître qu'il faut en choisir un, en tendant quand même plutôt à aller dans le sens ① mais sans le reconnaître, sans s'en donner les moyens, et risquent de finir par obtenir le même résultat que ② mais avec tous les coûts cumulés des deux approches, c'est-à-dire, tous les inconvénients sans les avantages.

Mais le plus scandaleux, à mes yeux, est surtout que le choix n'ait jamais été présenté, explicité, débattu publiquement. Ni à l'avance, ni dans le moment, ni après coup. Il y a eu des débats incommensurablement stupides autour de la question de savoir s'il y aurait ou non une seconde vague (et avant ça, la première), mais rien de sérieux autour de la question : admettons que l'épidémie soit là, que doit-on faire, et surtout, dans quel but final ?

Actuellement, les gouvernements européens prennent mesure après mesure (porter des masques, porter encore plus de masques, porter encore beaucoup plus de masques, et puisque ça ne suffit toujours pas, mettre tout le monde au lit à 21h, voire 20h, voire 19h ; et en France ça va toujours dans le sens de plus de répression et plus d'amendes à 135€, éventuellement assorties de prison en cas de récidive) sans qu'on ait de signe clair que ces mesures aient un effet, et sans que personne ne se demande sérieusement s'il ne faudrait pas radicalement changer d'approche. Cela ressemble à une devise shadok : Ce n'est qu'en essayant continuellement que l'on finit par réussir. Autrement dit : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. Et de fait : si on prend deux nouvelles mesures par semaine comme le fait actuellement le gouvernement français, comme la courbe des contaminations finira forcément par se tasser, le gouvernement pourra toujours dire que c'est la dernière mesure en date qui a eu de l'effet ; c'est une sorte de martingale de l'absurdité où on augmente la mise jusqu'à gagner, je ne trouve pas que ce soit une façon sérieuse de gouverner.

Encore plus basiquement, toutes sortes de mesures sont discutées pour réduire les contaminations, mais jamais personne ne pose sérieusement la question : au fait, faut-il vraiment les réduire ? est-ce une bonne approche ?

Voilà ce que je trouve absolument odieux : qu'on présente le confinement (celui qui a eu lieu, ou celui qui aura peut-être de nouveau lieu) comme si le gouvernement n'avait pas le choix. J'ai vu ces mots un nombre incalculable de fois, dans la presse, sur Twitter, dans la bouche de personnes autour de moi : pas de choix que de confiner. (Pas le choix ! Les urgences allaient saturer ! Pas le choix !)

Ce pas de choix est une insulte à notre intelligence collective. C'est une façon d'escamoter un dilemme grave et douloureux en faisant disparaître une des branches de l'alternative. C'est une façon de se dispenser ainsi de tout débat, de toute étude de coût, de toute analyse rétrospective.

L'Humanité a dû faire des choix bien plus douloureux, des gouvernements divers à des moments divers de son histoire ont dû les faire (entrer ou non dans la seconde guerre mondiale, par exemple !). Forcément, tout le monde ne sera pas d'accord avec la décision prise quelle qu'elle soit, sinon ce n'est pas un dilemme, mais on doit avoir au moins l'honnêteté de ne pas cacher le choix, et la liberté qu'on a de le faire. C'est justement dans l'adversité que les choix sont importants et significatifs. (Mumble Sartre jamais aussi libres que sous l'occupation allemande mumble.)

Bien sûr qu'il y avait un choix lors du confinement, et il y en aura toujours un : l'autre possibilité était de ne pas confiner, ce n'est pas exactement compliqué.

Oui, ce choix aurait impliqué des morts en plus. Peut-être beaucoup de morts. Peut-être énormément de morts. Mais ce n'est pas pour autant évident qu'il est pire que le choix qui a effectivement été fait, et dont le coût est monstrueux.

L'astuce qui a été trouvée pour escamoter le choix c'est ce slogan inimaginablement fallacieux : il faut sauver des vies, pas l'économie. C'est déjà un progrès par rapport à pas de choix, au moins il y a une tentative pour justifier la décision prise, mais cela reste une double arnaque rhétorique, celle de transformer le choix en un autre (les vies ou l'économie) et celle de suggérer que la réponse à celui-là serait évidente. Je ne sais pas comment est apparu ce slogan fallacieux, je ne sais pas qui l'a imaginé, et je ne sais pas comment il a eu autant de succès par rapport à d'autres slogans fallacieux qui auraient pu surgir (j'ai suggéré d'y opposer le confinement consiste à sacrifier les pauvres pour sauver les vieux, qui n'est ni plus ni moins crétin que sauver les vies, pas l'économie, juste pour montrer l'absurdité de ramener des questions complexes et demandant de la nuance à des slogans simplistes de ce genre).

Cette arme rhétorique est puissante : si on commence à défendre l'idée que le coût économique du confinement est astronomique, on est accusé de ne pas vouloir sauver des vies (comme si les crises économiques n'avaient pas un coût humain ; comme si la pandémie n'avait pas un coût économique indépendant du confinement), et si on y renonce, ce slogan suggère qu'on a évacué la seule objection au confinement.

Toute l'ingéniosité de ce pas de choix ou de ce sauver les vies, pas l'économie consiste à faire oublier le coût humain direct du confinement.

Maintenir 67 millions de personnes emprisonnées pendant 55 jours (j'utilise délibérément le terme d'emprisonnement, car l'essence de l'emprisonnement est la privation de liberté, pas les brimades et humiliations supplémentaires qu'on y ajoute dans le système carcéral indigne qu'a un pays comme la France), cela représente dix millions de personnes-années d'emprisonnement. Voilà le chiffre qui est sur la table. Voilà le coût direct et immédiat de cette mesure, nonobstant des coûts supplémentaires (émotionnel et psychologique, médical, économique, culturel, etc.). À ceux qui prétendent que le coût humain du non-confinement aurait été tellement monstrueux qu'on ne peut même pas en parler, je demande s'ils mesurent bien à quoi ils se comparent. C'est bien l'horreur du dilemme auquel nous sommes, ou nous aurions dû, être confrontés : les deux choix sont horribles, c'est bien pour ça que j'en ai perdu le sommeil en mars, c'est bien pour ça que nous devons nous confronter à ce choix avec honnêteté, sans nier qu'il s'agit d'un choix, comme je le disais, entre Charybde et Scylla, et arrêter de gesticuler en disant regardez Scylla, il est vraiment trop horrible, nous n'avons pas de choix que d'aller par là !

Je pense en outre que la charge de la preuve incombe à ceux qui veulent prendre une mesure : la charge de la preuve, c'est-à-dire, la charge de produire une argumentation cherchant honnêtement à défendre cette mesure, en évaluant son coût et son bénéfice. Admettons que dans l'urgence c'était peut-être difficile (c'est déjà admettre beaucoup car j'expliquais fin février comment estimer le coût de la pandémie, mais passons) : il était au moins possible de faire cette évaluation a posteriori. J'attends toujours.

Le problème, bien sûr, c'est que personne ne sait combien le confinement a sauvé de vies (ni s'il en a sauvé tout court, d'ailleurs : peut-être bien que la mesure a été prise trop tard pour jouer vraiment sur l'épidémie, peut-être que les gens se seraient distanciés d'eux-mêmes, peut-être qu'il y a eu beaucoup plus d'immunité qu'on l'a pensé, peut-être que les contaminations n'ont été qu'un peu repoussées… tout reste incertain). Il y a beaucoup de choses qu'on ne comprend pas avec cette pandémie, et toutes les tentatives pour faire des prédictions ont été des échecs (à commencer par celle de M. Ferguson qui avait prédit la fin du monde en Suède avec des centaines de milliers de morts, fin du monde qui continue à ne pas se matérialiser).

Ce qu'on peut quantifier, en revanche, c'est le coût que nous avons réellement payé en France jusqu'à présent : pour ce qui est du coût direct, 10 000 000 personnes-années d'emprisonnement, donc, d'une part, et pour ce qui est des décès causés par le covid, de l'ordre de 33 000 morts à ce jour, dont j'estime (en prenant la répartition par âge de la mortalité hospitalière trouvée sur Géodes et en l'intégrant contre l'espérance de vie trouvée ici et ) qu'elle représente au maximum 350 000 personnes-années de vie perdue (probablement moins, parce que les personnes décédées sont sans doute plutôt plus vulnérables que la moyenne, et parce que dans chaque tranche d'âge j'ai pris l'espérance de vie de la borne basse de l'intervalle, donc 350 000 ans est un majorant).

Voilà donc le coût humain direct pour la France à ce jour : 10 000 000 personnes-années d'emprisonnement à cause du confinement et 350 000 personnes-années de vie perdue à cause de la covid.

J'aurais aimé voir ces chiffres dans le débat public. Il n'est pas normal qu'aucun journaliste n'ait fait ces calculs, par exemple, qu'ils n'aient pas été discutés et commentés. Ils ne disent en aucune manière que le confinement était un mauvais calcul, mais ils suggèrent au moins très fortement que parmi les coûts que la France a effectivement subis, le confinement était bien plus lourd que le covid. (Il y a la question délicate de savoir comment on doit comparer un personne-jour de confinement versus un personne-jour de vie perdue : dans mon cas les 55j de confinement étaient bien pires que 55j de vie perdue, je comprends que pour beaucoup de gens ça a été le contraire, mais dans l'ignorance des proportions je pense qu'on doit estimer à 1 le rapport de conversion ; en tout état de cause, il faut des arguments très sérieux pour le placer autour de 1/30. Et encore, je n'ai parlé que des coûts humains directs, pour ne rien dire du tout de l'économie et des coûts humains indirects causés par les conséquences économiques.)

Une autre façon de présenter les choses est qu'il meurt chaque jour environ 1700 personnes en France : si 20 jours disparaissaient dans un trou de l'espace-temps dont ne resteraient que les morts, cela représenterait 34 000 morts ; c'est-à-dire que le nombre de morts de covid (même en supposant qu'ils suivent la distribution habituelle de la mortalité par âge et ne soient pas spécialement biaisés) représente l'équivalent de 20 jours disparus dans la vie de tout le monde. Le confinement, lui, nous en a volé 55 (et, de fait, pour 94 000 personnes, non mortes de covid, la confinement a représenté toute la fin de leur vie).

Ceci est notamment pertinent pour les comparaisons entre pays : je n'en peux plus de voir l'argument la Suède a eu plus de morts par habitant que la France ! échec complet de la stratégie suédoise ! Déjà que l'argument était faible il y a quelques mois, il se rétrécit à vue d'œil en ce moment vu que la Suède a deux ou trois morts de covid chaque jour alors que la France en a plutôt une grosse centaine, mais ce n'est pas le point, la comparaison entre pays est bien plus complexe que de diviser le nombre de morts par le nombre d'habitants : mon point, c'est que si on ne compte comme coût à minimiser que le nombre de morts de covid en considérant que d'avoir obligé des dizaines de millions de personnes à rester chez eux pendant des mois a un coût rigoureusement nul, évidemment, on arrive plus facilement à la conclusion que le confinement était un bon calcul, c'est un peu normal en lui attribuant un coût nul !

De nouveau, tout ceci ne dit pas, et ne prétend pas dire, que le confinement n'a pas été un bon calcul, et même s'il ne l'a pas été, ça ne dit pas qu'il était raisonnable de le penser avec les données de l'époque, ou dans l'urgence. Mais ceux qui le défendent encore maintenant, ou pour l'avenir, devraient au moins avoir à tenter d'argumenter leur position par autre chose que des inepties comme pas le choix ou sauver les vies, pas l'économie : ils devraient au moins trouver quelque chose à mettre en regard de ces coûts, au moins proposer un semblant de modèle ou de comparaison entre pays qui justifient qu'ils pensent qu'il y avait un bénéfice positif à confiner. (Un début d'argument pourrait être que la Suède a eu cinq fois plus de morts par habitants que le Danemark : on pourrait donc éventuellement discuter sur la base de 150 000 morts évités en France, soit sans doute 1 700 000 personnes-années de vie sauvée, ce à quoi il y aurait encore des contre-arguments à apporter, mais ce serait au moins un début de discussion.) Évidemment, ceux qui s'opposent au confinement auraient aussi à répondre par des contre-propositions, l'idée n'étant pas juste de ne rien faire (mais plutôt, par exemple, de trouver des façons de protéger les personnes âgées ou autrement vulnérables).

Bien sûr, la grande difficulté dans la défense du confinement, c'est que non seulement le nombre de vies sauvées n'est pas clair, mais il est encore moins claires que les morts soient vraiment évitées et pas juste retardées un petit peu. Si le virus va de toute façon réussir à toucher une proportion donnée de la population quoi qu'on fasse, le fait de chercher à protéger tout le monde pourrait considérablement augmenter la mortalité par rapport à protéger spécifiquement les plus vulnérables ; et un argument analogue vaut avec la saisonnalité : le fait d'avoir repoussé les contaminations qui auraient pu avoir lieu en mai-juin peut les avoir décalées à un moment où (par exemple à cause du froid, ou du manque de vitamine D ou pour n'importe quelle raison de ce genre) elles seraient plus souvent mortelles. Confinements, couvre-feu et autres techniques de ce genre seraient alors non seulement inefficaces mais même possiblement néfastes au niveau de la mortalité globale.

Le problème, aussi, c'est que les partisans de la stratégie de contenir l'épidémie ne sont pas capables de proposer de piste de sortie de crise (i.e., à quel moment arrête-t-on de multiplier les mesures d'endiguement) à part l'arrivée d'un vaccin. Or l'attente du vaccin salvateur comme la panacée qui permettra le retour à la normale est sans doute très largement exagérée (cf. par exemple cette opinion de David Salisbury dans The Guardian) : il est vraisemblable que ni l'efficacité du vaccin (ni pour protéger des formes graves ni pour éviter l'infectiosité) ni la proportion de la population qui sera vaccinée ne seront bonnes au début, et il n'est pas dit qu'elles s'améliorent tant que ça avec le temps. Symétriquement, bien sûr, ceux qui proposent de laisser l'épidémie courir son cours ne doivent pas prétendre comme une évidence que l'immunité naturelle sera forcément bonne ou durable : il est possible qu'on aille vers une situation où tout le monde attrape la covid de temps en temps (et c'est donc à comparer avec une situation, qui me semble plutôt pire, où les confinements et autres couvre-feu récurrents deviennent la nouvelle normalité).

Le débat est de toute façon terriblement compliqué. Au niveau des seules conséquences médicales, la covid a entraîné des refus ou retards de soin, mais le confinement aussi, certains services médicaux n'ont pas du tout été débordés et ont même été plutôt vides parce que les patients ne voulaient pas ou ne pouvaient pas consulter leur médecin ou programmer une intervention. Le débat est compliqué, mais ce n'est pas une raison pour ne pas l'avoir, et surtout, ce n'est pas une raison pour l'escamoter avec des slogans simplistes.

Certains trouveront certainement que les calculs utilitaristes exposés dans les quelques derniers paragraphes ont quelque chose de sordide. J'ai trois choses à répondre aux gens qui montent sur leurs grands chevaux en tenant un discours du style la vie humaine n'a pas de prix (exemples typiques ici ou sur Twitter).

Premièrement : c'est souvent hypocrite. Juste avec le coût économique qu'on va subir pour le covid, qui doit facilement dépasser 20M€ par victime, on aurait pu sauver d'autres gens. (Beaucoup de morts sont évitables : je ne sais pas exactement combien, mais je suis sûr que si on me confie un budget de 20M€, ou, mieux, si on confie un tel budget à quelqu'un de compétent ce qui n'est pas mon cas, on arrivera à sauver au moins une vie, et je soupçonne beaucoup plus.) Et pourtant, on ne le fait pas. Donc si l'objection vient de gens qui se plaignent régulièrement que la société ne sauve pas tous ceux qu'elle pourrait sauver, ça passe, mais s'il s'agit de gens qui ont découvert seulement maintenant combien de personnes meurent qu'on pourrait sauver, cela a un indéniable parfum d'hypocrisie. Ça peut sembler beau de dédaigner l'économie parce que la vie est plus importante, mais dans les faits ce n'est pas le calcul que nous faisons, et cela n'a aucun sens de prétendre le faire quand, en réalité, on pourrait justement sauver plus de vies. Le refus de l'utilitarisme est souvent un cache-misère pour ne pas voir l'absurdité des choix que l'on fait (il est vrai que cette absurdité touche tout le monde).

Deuxièmement : le grand principe selon lequel la vie est sacrée peut éventuellement servir à justifier que dans un dilemme du tramway on refuse d'actionner l'aiguillage qui dérouterait le tramway vers une voie où il ferait probablement moins de victimes sous prétexte qu'il y en a quand même quelques unes — mais là, c'est justement ce qu'on a fait avec le confinement : on a sacrifié des gens pour en sauver d'autres en espérant qu'il y ait plus de vies sauvées que perdues : c'est par essence un calcul utilitariste. Il suffit qu'il y ait une seule personne qui se soit suicidé à cause du confinement, et j'ai des témoignages de plusieurs cas de ce type, pour qu'on puisse dire que le confinement a consisté à actionner un aiguillage vers une voie où des gens sont morts. Peut-être moins. Probablement moins, même, si on ne compte que les morts directes et pas les années de vie perdues ou gâchées. Mais la seule chose qui pourra sauver cette approche est un raisonnement utilitariste, pas de monter sur ses grands chevaux à base de caractère sacré de la vie humaine, parce que des vies humaines ont indiscutablement été sacrifiées par ce choix de confiner.

(Entre l'utilitarisme strict et la position consistant à dire qu'on ne doit pas actionner l'aiguillage du tramway s'il y a ne serait-ce qu'une personne qui serait tuée par cette action, il y a aussi, d'ailleurs, la place pour un utilitarisme tempéré, qui voudrait qu'on accepte de faire mal à Bob pour soulager Alice mais seulement si le rapport est nettement favorable : selon cette mesure aussi, il y a du travail pour justifier comment les dix millions de personnes-années d'emprisonnement sont un gain très net et clair par rapport au nombre de personnes-années de vie qui auraient été perdues par la maladie.)

Troisièmement : si vous voulez monter sur les chevaux de grands principes, je peux moi aussi jouer à ça. Jouons donc. Le principe d'un droit inaliénable, c'est qu'on ne peut pas vous l'enlever, même quand quelqu'un a décidé (et a fortiori sur la base d'un calcul qu'il n'est même pas capable de justifier) que cela permettrait de sauver une vie. Des gens se sont battus pour mettre la Liberté au rang de ces droits inaliénables et, s'agissant de la France, en tête de la devise de la République, et certains sont même morts pour ça (il y a même un célèbre tableau de Jean-Baptiste Regnault qui exalte l'idée de mourir pour la défense de la Liberté).

Alors on aura beau jeu de se moquer de l'appel à la Liberté comme une valeur sacrée en le réduisant au droit de quelques jeunes à faire la fête le soir : les grands principes ont toujours l'air un peu futiles quand on les réduit à telle ou telle instance triviale — mais ce n'est pas à moi de juger ce que les gens font de leur liberté, comme ce n'est pas à moi de juger ce qu'ils font de leur vie qu'on essaie à tout prix de sauver. (Ils ne regardent pas si les gens qu'ils cherchent à sauver avaient une vie productive et riche avant de chercher à la sauver, qu'on me permette de ne pas regarder s'ils faisaient quelque chose d'utile de leur liberté avant de la défendre.)

Les prisonniers de la Bastille n'étaient pas trop maltraités, je crois, et ont peut-être été tout surpris d'être érigés en icônes de la liberté : c'est que le principe dépasse un peu leur cause précise. Toute personne qui n'a pas de la bouillie dans la tête doit pouvoir distinguer la question de savoir s'il est une bonne chose que les individus se confinent chez eux pendant une pandémie et le fait qu'on les oblige à le faire : la question qui est en jeu, c'est de savoir si l'État doit avoir constitutionnellement le droit de forcer les gens à rester chez eux, que ce soit pour les meilleures ou les pires raisons du monde, si l'exécutif peut mettre tout le monde en résidence surveillée, et surtout, ce qu'il fera de ce droit à l'avenir maintenant qu'il l'a obtenu. Et aussi de savoir ce qu'on doit accepter de sacrifier à l'hygiénisme.

Il y a une certaine aporie, soit dit en passant, dans le fait de prétendre simultanément, comme j'ai vu des gens le faire, d'un côté que les personnes véritablement gênées par le confinement (ou le couvre-feu ou ce genre de choses) ne sont qu'une toute petite minorité de râleurs, et, d'autre part, qu'il faut absolument rendre la mesure obligatoire et la faire respecter par la police sinon personne ne s'y tiendra ; de même, on ne peut pas à la fois souligner que la mesure est plébiscitée par 99.99% des Français (ou autre score stalinien de ce genre) et qu'il faut absolument mettre un flic derrière tout le monde sinon si peu de gens la respecteront qu'elle ne servira à rien. Les tentatives de minimisation des attaques contre la Liberté en les réduisant au besoin de fête d'une poignée de jeunes se heurtent donc au propre discours de ceux qui veulent y voir une mesure épidémiologique indispensable.

De nouveau, ce n'est pas moi qui propose en premier d'invoquer les grands principes : je ne fais que les examiner parce que certains refusent l'utilitarisme et veulent absolument qu'il y ait des valeurs auxquelles on sacrifierait tout.

La vie vaut plus que tout ? Les pères fondateurs des États-Unis avaient une certaine sagesse quand ils ont énuméré trois de ces fameux droits inaliénables : la vie, certes, mais aussi la liberté et la recherche du bonheur. La liberté et la recherche du bonheur sont peut-être impossibles sans la vie, mais la vie n'a pas de sens sans raison d'être vécue, et qu'on regarde les choses sous l'angle de l'utilitarisme ou des grands principes, je pense que c'est un marché de dupes que de vouloir tout sacrifier pour sauver un maximum de vies, jusqu'à s'interdire de se justifier ou de considérer un chemin différent, comme si la finalité de l'humanité était de maximiser le nombre d'êtres humains vivants.

Oui, rétorquent certains, mais les circonstances sont exceptionnelles, et il est normal dans des circonstances exceptionnelles de déroger aux principes généraux qu'on a mis en place : de suspendre certains droits et certaines libertés. J'ai une double objections à cet argument.

La première, c'est que les circonstances ne sont pas si exceptionnelles que ça : il y a eu une pandémie bien plus grave (sans doute environ trente fois plus grave) il y a à peine un siècle, en 1918, et deux de gravité comparable en 1957 et 1968. La principale différence entre ces deux dernières pandémies et l'actuelle, c'est l'ampleur de la réaction : je n'ai toujours pas d'explication claire à la raison de cette différence (personne ne m'a donné de justification morale au fait qu'en 1957 ou n'a pas voulu confiner la France et qu'en 2020 on l'a voulu), mais j'ai peur qu'elle soit liée à un tropisme de plus en plus prononcé de la médecine de tout faire pour préserver la vie en oubliant la qualité de la vie.

Ma deuxième objection, c'est que justement, l'idée d'ériger des valeurs telles que la liberté (et notamment la liberté de circuler) au rang de droits fondamentaux et inaliénables est le fruit d'une longue réflexion historique, traversée par crises et des périodes plus calmes, et que c'est précisément pour qu'elles soient protégées dans les crises qu'on a donné à certains droits un statut particulier. Ce n'est pas pour qu'on jette toutes ces idées et toutes ces réflexions à la poubelle à la première pandémie venue en disant c'est exceptionnel. (Et ce n'est même pas comme si ces gens n'avaient pas du tout prévu la question : le droit constitutionnel espagnol, par exemple, attribue explicitement le concept d'état d'alerte, estado de alarma, à une crise sanitaire comme une épidémie ou des situations de contaminations graves, et ne permet de limiter la liberté de circulation qu'à des horaires et à des lieux déterminés ; cf. ce texte.)

L'idée que le droit doive passer à la fenêtre en raison de circonstances exceptionnelles me paraît détestable, et si je peux citer la Cour suprême des États-Unis (Boumediene v. Bush, 2008) :

The laws and Constitution are designed to survive, and remain in force, in extraordinary times. Liberty and security can be reconciled; and in our system they are reconciled within the framework of the law.

La citation ci-dessus a été écrite dans le contexte de la « guerre » contre le terrorisme, et je pense qu'il y a beaucoup de similarité entre cette dernière et celle contre la covid-19. Dans les deux cas, la question se pose à nous de savoir quelles restrictions de nos libertés nous acceptons au nom de la sécurité, ou, au contraire, quels risques nous acceptons de courir pour préserver ces libertés : dans quelle mesure peut-on abolir ou limiter la liberté de circulation au nom de la sécurité contre la maladie ? dans quelle mesure peut-on abolir ou limiter la liberté d'expression au nom de la sécurité contre le terrorisme ? Il y a un fameux adage de Benjamin Franklin sur la liberté et la sécurité (auquel Anthony Kennedy fait implicitement référence dans le passage ci-dessus), dont le sens actuel, ou au moins dont le contexte, n'est pas celui dans lequel Franklin se plaçait, je renvoie à ce fil Twitter [lien Twitter direct] pour quelques commentaires sur son histoire et son évolution, qui proclame que celui qui sacrifierait une liberté essentielle à une sécurité temporaire ne mérite ni la liberté ni la sécurité.

Il se trouve que la France est, en ce moment même, aussi engagée dans un débat (périodiquement récurrent) sur le terrorisme : je m'étonne de voir que beaucoup ne remarquent pas le parallèle (même quand on leur montre du doigt, par exemple ici), ou alors invoquent des non sequitur du genre le virus se moque de nos libertés (ceci justifie peut-être qu'on ne fasse pas de démonstrations symboliques contre le virus, qui indiscutablement s'en fout, mais je ne vois pas ce que ça change au dilemme). Je ne m'étonne pas de voir les mêmes, que je considère comme les plus détestables de la classe politique française (je pense à Éric Ciotti ou Christian Estrosi) appeler à des mesures fortes, c'est-à-dire répressives, sonner l'alarme, demander qu'on modifie la Constitution si nécessaire, je ne sais même plus de quoi ils parlent tant leur discours est interchangeable sur les deux terrains : je déteste ces gens mais je salue au moins leur cohérence. Je comprends moins, en revanche, ceux qui font un grand écart idéologique entre ces deux sujets : je ne prétends évidemment pas qu'on doit avoir exactement le même avis concernant la lutte contre le terrorisme et contre une pandémie !, mais un minimum de cohérence dans les arguments utilisés sur les deux sujets, surtout si on va invoquer des grands principes concernant les droits fondamentaux, ou si on va faire un calcul bénéfice-risque. (À titre d'exemple, si on refuse le calcul d'assigner à résidence quelques centaines de personnes pendant des mois dans l'idée de sauver peut-être une poignée de victimes, il me semble qu'on doit aussi refuser l'idée d'assigner à résidence quelques dizaines de millions de personnes pendant des mois dans l'idée d'en sauver peut-être des centaines de milliers. Ou au minimum prendre le soin d'expliquer quelle différence on voit entre ces deux situations.)

Ce qui me fait mal, c'est que les quelques voix qui s'élèvent pour remettre en question le dogme confinementiste viennent surtout d'une coalition de pourris qui mêle une certaine extrême-droite (Donald Trump et Jair Bolsonaro en tête, mais il y a aussi des antennes en Europe), les tabloïds anglais, les complotistes anti-masque et anti-vax (ou les anticommunistes ?), voire les négationnistes du virus, ou encore des gens qui font de Didier Raoult leur gourou et de l'hydroxychloroquine un remède miracle. Je me désole de voir ces gens occuper le terrain, et je me désole de voir mon poussinet (qui est, comme moi, et comme nous tous, émotionnellement épuisé) retweeter des propos qui tiennent parfois du conspirationisme le plus cinglé.

Ceci conduit à de la condamnation par association, où on ne juge plus le contenu des propos mais les personnes qui les tiennent. À titre d'exemple, une tribune globalement raisonnable et mesurée dans son contenu, mais signée par un certain nombre de personnes sulfureuses, s'attire des commentaires de ce genre (voir aussi les réactions sous le tweet cité).

Il devient, du coup, difficile de porter un message nuancé, tel que : le port du masque dans les lieux fermés est une précaution raisonnable, car même si les preuves scientifiques de son efficacité sont assez faibles, le coût l'est aussi ; son obligation se défend encore, à la rigueur, même si on peut regretter le recours systématique à la répression plutôt qu'à la pédagogie ; le port du masque à l'extérieur est, quant à lui, profondément ridicule et possiblement contre-productif (par exemple s'il se fait mouiller par la pluie), mais probablement pas très grave ; en revanche, quand on en arrive à interdire aux gens de sortir de chez eux, on a un pas de trop dans l'obsession du contrôle : car la coalition de pourris que j'évoque ci-dessus a tendance à nier complètement la gravité de l'épidémie et refuser même des précautions raisonnables.

Quelques scientifiques arrivent à porter un message un peu nuancé sans être trop associés à l'extrême-droite, mais même ainsi, l'exercice reste périlleux et incertain (et il n'est pas clair que ce soit le rôle d'un scientifique de prendre position sur ce que les politiques devraient faire plutôt que seulement sur ce qui se passera s'ils font ceci ou cela). Trois médecins (l'épidémiologiste Sunetra Gupta, le spécialiste d'économie de la santé Jay Bhattacharya, et le biostatisticien Martin Kulldorff) ont récemment lancé une pétition appelée la déclaration de Great Barrington protestant contre la politique confinementiste et l'idée de contrôler le virus à tout prix : je ne suis pas forcément d'accord avec le contenu de cette déclaration, mais elle a le mérite d'exister ; malheureusement, ils l'ont fait en s'associant à un think-tank droitiste libertarien (l'American Institute for Economic Research), ce qui continue à nourrir l'association néfaste entre idées économico-politiques et stratégies de santé publique (la section sponsor de l'article Wikipédia sur la déclaration est, au moins au moment où j'écris, un modèle magnifique d'attaque des idées par association, en rappelant tout le mal qu'il peut sur ce think-tank).

La partie de la gauche qui défend habituellement les libertés publiques et dénonce l'arbitraire et la répression policières a été bien molle à réagir, peut-être justement embarrassée par le risque de dire sur certains points la même chose que Donald Trump (embarras que je peux comprendre, mais qui ne devrait pas empêcher de s'exprimer). Il y avait pourtant moyen de parler différemment : de dénoncer l'injustice sociale du confinement qui frappe avant tout les mal-logés et criminalise les SDF, de souligner la primauté donnée au travail sur la vie privée (conduisant à ce que le droit de sortir de chez soi soit conditionné à la décision du patron !), de s'indigner qu'on ait pris des décisions aussi radicales que de confiner tout le monde sans envisager d'en prendre d'autres comme de réquisitionner les chambres d'hôtel pour y loger les personnes vulnérables qui le souhaitent, de protester contre la culpabilisation des jeunes et des « quartiers sensibles » accusés d'amplifier l'épidémie, et bien sûr l'arbitraire policier qui va avec. Cette gauche s'est peut-être un peu réveillée, par exemple au Royaume-Uni avec l'instauration d'une nouvelle série de confinements (locaux) qui ont fait réagir, ou en France quand elle s'est rendu compte que le couvre-feu décidé par le gouvernement passait de sauver les vies, pas l'économie à sauver l'économie, pas tout le reste de la vie. Néanmoins, la critique reste bien molle et je ne suis pas sûr qu'un nouveau confinement soit rejeté avec force et clarté. L'opinion publique a un peu tourné depuis mars, mais elle reste largement réceptive aux idées de la stratégie « Charybde ».

Ce que je regrette aussi, c'est que les voix qui remettent en question l'idée de contrôler le virus le font généralement sur le mode en fait ce virus n'est pas si dangereux que ça (certes, il est vrai qu'il est nettement moins létal qu'on l'a cru initialement, et du coup nettement moins dangereux que certains continuent de se l'imaginer, mais il reste beaucoup plus grave qu'une grippette ; le négationnisme est aussi détestable que le catastrophisme dans cette histoire) ou il n'y a[ura] pas de véritable seconde vague (indéniablement il y en a une en Europe, et indéniablement elle est très préoccupante) au lieu de tenir l'opinion véritablement courageuse, c'est-à-dire oui, ce virus est dangereux, oui, il fera beaucoup de morts, probablement encore des dizaines de milliers dans un pays comme la France, possiblement même des centaines de milliers, oui, les services de réanimation satureront probablement, oui, ce sera un désastre sanitaire comparable et peut-être pire que celui que nous avons vécu en 1957, mais il n'est ni clair qu'un confinement soit moins grave que ça, ni démontré qu'il améliore sensiblement les choses à long terme.

Quand je (ou un autre) explique qu'il me semble plausible qu'il soit un moindre mal d'accepter que des gens meurent que détruire les libertés publiques en cherchant vainement à l'éviter par des méthodes qui ont encore et encore montré leur inefficacité, il y a des gens qui, sans doute aveuglés par la colère, expriment le souhait que je ne trouve pas de soins médicaux au moment où j'en aurais besoin (exemple ici ou , même si ce n'est pas à moi que ça s'adresse). Je me demande si ces gens souhaitent aussi que tous ceux qui s'opposaient à la baisse de la limitation de vitesse sur les routes de 90km/h à 80km/h meurent dans un accident de la route (et je précise que je suis favorable à cette baisse). Est-ce là qu'on en est arrivé ? Ayant un choix entre Charybde et Scylla, ceux qui jugent que Charybde est le moindre mal pourront accuser les autres de tous les maux de Scylla et ceux qui jugent que Scylla est le moindre mal pourront accuser les premiers de tous les maux de Charybde ! Ai-je ainsi moralement le droit de souhaiter à tous ceux qui plaident pour plus de restrictions qu'un de leur proche se suicide parce qu'il ne supportait plus les rigueurs du confinement ?

Avez-vous une idée de l'effet que ça fait d'entendre des gens discuter cavalièrement de la perspective d'un nouveau confinement, voire l'appeler de leurs vœux (exemple ici) quand on a soi-même perdu toute volonté de vivre lors du premier ?

Encore une fois, je n'ai pas d'animosité envers ceux qui défendent le confinement (en général, ou celui qui a été adopté en France en mars), il est possible que ç'ait été la bonne décision à prendre, et il est encore plus possible que ç'ait pu paraître la bonne décision dans l'urgence : ce que je trouve inacceptable, c'est de refuser d'en faire une analyse quantitative, c'est de prétendre qu'il n'y avait pas de choix parce qu'il y a des morts d'un côté de la balance comme s'il n'y avait pas des choses également horribles de l'autre côté, c'est de recourir à des slogans ineptes et fallacieux comme sauvons les vies, pas l'économie, c'est d'attaquer des positions sur leurs associations politiques, et c'est de refuser la charge de la preuve alors qu'on propose une répression publique extraordinaire.

Si je suis attaché à des rails de tramway et que quelqu'un le dévie dans ma direction, je peux peut-être accepter qu'il me sacrifie parce qu'il y avait plus de monde attaché sur la trajectoire initiale, mais je ne peux pas accepter qu'il se contente de dire je n'avais pas le choix ! il y avait des gens sur la voie ! sans avoir fait un effort pour compter s'il y en avait effectivement moins sur la nouvelle voie vers laquelle il redirige le tramway.

Nous sommes collectivement face à un choix horrible (et rendu encore plus horrible par l'incertitude qui pèse sur toutes les routes s'offrant à nous), je n'arrête pas d'attirer l'attention sur ce choix depuis mars, tout ce que je demande c'est que les différentes options soient discutées courageusement et avec un esprit ouvert, sans dogmatisme ni animosité.

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