Cette entrée fait suite à celle de lundi, pour ajouter, préciser ou rectifier quelques choses qui me semblaient trop longues pour constituer de simples notes ajoutées aléatoirement, mais toujours sur le même sujet — qui semble un peu être le seul sujet dont on peut parler en ce moment — et pour râler encore une fois d'être apparemment le seul à spéculer sur la valeur de certains paramètres.
Voir à la fin de cette entrée pour des mises à jour supplémentaires.
Mise à jour () : Comme je commence à avoir trop de liens d'information sur le sujet, je crée un fichier pour les rassembler.
Il est très difficile de se préparer mentalement à affronter un
sujet (a) sur lequel il y a énormément d'inconnu, et (b) qui mérite
une réaction située quelque part à mi-chemin (mais ce n'est justement
pas clair où) entre ce n'est pas plus vraiment préoccupant que la
grippe saisonnière
et oh par
Pluton c'est la fin du monde
. Ces deux extrêmes seraient plus
faciles à appréhender, mais là on est dans une teinte de gris délicate
à cerner, surtout qu'on ne sait justement pas ce qu'elle sera. (Notez
que je ne suis bien sûr pas en train de dire que je préférerais des
nouvelles plus catastrophiques et plus certaines comme il y a un
astéroïde de 50km qui va heurter la Terre de façon sûre
! Mais
c'est un fait que je suis du genre d'esprit qui déteste
l'incertitude.) On est dans le domaine de ce qui est trop grave pour
être ignoré mais pas assez grave pour baisser complètement les bras :
donc (on se dit qu')il faut faire quelque chose et ce n'est pas très
clair quoi. Et avec ça la tentation de se réjouir de n'importe quelle
annonce (par exemple sur l'efficacité de tel ou tel médicament).
Un certain nombre de gens va mourir, donc, ça c'est certain.
Combien, c'est une grande inconnue. On est vraisemblablement dans le
terrain intermédiaire suivant : vous n'allez probablement pas
mourir (en notant bien que probablement
n'est
pas certainement
, justement), mais vous connaissez
probablement quelqu'un qui va mourir (mais on ne sait pas combien
ni s'il faudra chercher loin cette connaissance). Peut-être que c'est
ce qui frappera surtout les esprits : pas le nombre absolu de morts
(qu'il se compte en centaines de milliers, en millions, ou en dizaines
de millions) mais la mort de telle ou telle connaissance plus ou moins
lointaine, ou de telle ou telle célébrité (les gens célèbres étant
nettement plus âgés qu'un échantillon aléatoire, il y aura sans doute
plus de morts chez eux en proportion : au hasard, peut-être que le
pape, qui n'est pas un jeunot, qui a eu des problèmes de santé au
poumon, et qui n'est pas du genre à s'isoler, succombera, ou bien la
reine du Royaume-Uni, et cela donnera un visage à la pandémie).
Un peu comme les astronomes qui ont décomposé leur ignorance sur la
vie extra-terrestre en produit de facteurs tous inconnus dans
l'équation de
Drake, je faisais pareil dans mon entrée de blog précédente : le
nombre de morts sera f·r·N,
où N est la population mondiale (ou celle de la région à
laquelle on s'intéresse), ce nombre-là au moins est bien connu, il
vaut à peu près 8 milliards, où r (taux d'infection
— je ne sais pas si c'est le bon terme) est la proportion des gens qui
seront infectés le virus (pendant l'intervalle de temps considéré,
disons, l'année qui vient), c'est-à-dire que r·N
est le nombre total de gens qui seront infectés, et où f
(taux de létalité
) est la proportion de ceux-ci qui en mourront
(ou qui en mourront de complications directes). Ou, dans une
interprétation probabiliste, r est votre probabilité d'être
infecté, et f est votre probabilité d'en mourir sous
(c'est-à-dire conditionnée par) cette hypothèse que vous ayez été
infecté ; enfin, bien sûr, ça c'est pour un individu « générique »,
parce que pour un individu particulier, il faudrait parler
d'un r et d'un f individuels, chacun pouvant
avoir des facteurs personnels pour que l'un ou l'autre soit plus élevé
(si vous êtes un hermite qui vit en autarcie complète,
votre r individuel sera très bas, tandis que si vous êtes
une personne âgée diabétique et qui respire mal votre f
individuel sera très élevé, mais les deux peuvent être vrais en même
temps et se compenser dans le produit f·r).
Bref.
Mise à jour () : on me
souffle en commentaire que r (et pas f !)
s'appelle en français
le taux
de morbidité, encore que ce n'est pas clair à la lecture de
l'article Wikipédia si taux de morbidité
est le rapport du
nombre de cas en cours sur la population totale ou le total
cumulé du nombre de personnes ayant eu la maladie (au moins une fois),
sachant que c'est de ce dernier que je veux parler, donc
peut-être taux de morbidité cumulé
? On aurait
alors f = taux de létalité
, r = taux
de morbidité (cumulé)
et f·r = taux de
fatalité
, termes un peu inventés par
le Club Contexte (et peut-être en
faisant l'hypothèse que les personnes tombant malade deux fois sont
très rares, sinon on ne sait pas si et où on doit les compter pour
1 ou 2). ⁂ Re-mise à jour () :
je trouve aussi le terme
de taux
d'attaque pour le taux d'incidence cumulé. Ces termes sont
vraiment très confus !
Évidemment, on ignore à la fois f et r ; en
fait, même pour une maladie comme la grippe saisonnière dans un
terrain bien observé comme la France, on
ignore f et r (on connaît un peu mieux leur
produit) : je trouve des valeurs allant de 0.05% à 0.5% pour le taux
de létalité f de la grippe saisonnière. Pour Covid-19,
j'écrivais dans l'entrée précédente qu'une estimation préliminaire (je
pense
que cet
article de China CDC
Weekly détaillant les cas jusqu'au 2020-02-11, est la
source primaire) semblait donner f≈2% (proportion des cas
conduisant à un décès) : mais en fait, peut-être est-ce un peu
pessimiste. Notamment, dans la province du Guǎngdōng en Chine (celle
qui enregistre le 2e plus grand nombre de cas après celle du Húběi),
il y a à l'heure où j'écris 1348 cas rapportés, 7 morts et 935
rétablis, ce qui place le taux de létalité entre 7/1348 ≈ 0.5% et
7/935 ≈ 0.7% (l'intérêt de diviser par les rétablis est qu'on évite de
sous-estimer la létalité parce que des gens ne seraient pas encore
morts) : on n'est pas tellement loin de l'estimation haute pour la
grippe saisonnière. On attire aussi mon attention sur
le cas
du bateau Diamond Princess qui a 634
cas recensés et 4 morts, soit 0.6% de létalité (sur une population
qu'on peut pourtant soupçonner de ne pas être toute jeune), mais
concernant ce bateau il y a deux nuances à apporter : 1º que je divise
par le nombre total de cas (or le nombre de morts pourrait très bien
croître encore ; ici il est trop tôt pour diviser par le nombre de
personnes rétablies), et 2º les cas sont détectés par des tests
systématiques, et incluent 328 cas asymptomatiques (si j'en crois
l'article Wikipédia) alors qu'en Chine on n'a probablement pas détecté
les asymptomatiques. Ce bateau est au moins intéressant parce qu'il
nous permet de savoir qu'environ un tiersla moitié des cas sont
asymptomatiques. Quoi qu'il en soit, à la louche, on peut estimer
que f, dans un pays qui a un système de soins pas trop
défaillant, est plutôt entre 0.5% et 1% qu'autour de 2% comme dans le
foyer primaire d'infection (peut-être parce que le virus a muté pour
devenir moins létal comme je le spéculais à la fin de mon autre
entrée ; mais ça peut être pour d'autres raisons, comme un système de
santé un peu mieux préparé). • Mise à jour
() : une
analyse mathématiquement soigneuse du taux de létalité et des cas
asymptomatiques sur la base des données de ce bateau.
Si la proportion f des cas fatals est révisée à la
baisse, c'est sans doute également vrai pour la
proportion g des cas graves (quelle que soit la définition
précise de grave
), initialement estimée à ~15%. Mais là, les
stats sont encore plus difficiles à trouver, et je ne me hasarderai
pas à avancer un chiffre.
Mais la grande inconnue reste évidemment r (proportion
des gens qui seront infectés le virus). Je tanne tout le monde pour
essayer de savoir ce que les modèles épidémiologiques disent à son
sujet, sans succès. Je n'arrive même pas à savoir comment on est
censé l'appeler : je dis taux d'infection
sur la base
de cet article
Wikipédia mais je ne suis pas certain que ce soit le bon terme.
Tandis que f dépend surtout du mode d'action de l'infection
et du système de santé, r dépend surtout du mode de
transmission de l'infection et du système social : manifestement, si
on s'isole tous dans des petites bulles hermétiques, la pandémie sera
finie en trois semaines avec r proche de zéro, tandis que
si on ne prend aucune mesure d'isolement, de quarantaine, ou de formes
de prophylaxie, r sera beaucoup plus élevé… mais je sais
pas ce qui joue ni si on peut espérer le prédire ou l'estimer à
l'avance. Bien sûr, le fait que la population soit plus ou moins
vaccinée (ce n'est pas le cas ici), ou ait des immunités préexistantes
(c'est peut-être partiellement le cas ici) l'empêchant de contracter
l'infection, va jouer sur r (pas juste parce que ces gens
ne seront pas infectés mais aussi parce qu'ils bloqueront la
propagation à d'autres).
Une digression mathématique pour présenter quelque chose qui me laisse perplexe. Je ne connais pas grand-chose aux probas, mais il y a une idée que j'ai retenue des phénomènes de percolation et de graphes aléatoires, c'est qu'il y a généralement un seuil critique de percolation : typiquement, et sans chercher à faire un énoncé précis, au-dessus d'un certain seuil de connexion (nombre ou proportion d'arêtes présentes), un graphe aléatoire a une composante connexe géante dans laquelle se trouvent presque tous les sommets. En prenant comme graphe aléatoire celui qui a comme sommets les personnes et comme arêtes les contacts qui pourraient conduire à une transmission infectieuse, je m'attendrais donc, en laissant naïvement mon intuition sur les graphes aléatoires s'exprimer, à prédire qu'une infection touche essentiellement tout le monde (r extrêmement proche de 1) si elle percole, c'est-à-dire, si elle ne s'arrête pas tout de suite. Or manifestement c'est faux. Ce que je disais dans mon billet de blog précédent : je ne comprends pas ce qui fait qu'une épidémie/pandémie s'arrête avant d'avoir touché essentiellement tout le monde. La meilleure piste d'explication que je voie est que le graphe ne serait pas du tout homogène : certains sommets sont intrinsèquement beaucoup plus connectés que d'autres (i.e., le bon modèle serait un modèle où la probabilité de présence d'une arête dépend fortement du sommet qu'on cherche à relier : peut-être qu'on commence à tirer au hasard un niveau de connexion pour chaque sommet et ensuite on tire au hasard les arêtes selon le niveau de connexion), si bien que l'épidémie pourrait percoler uniquement au sein des sommets les plus connectés, ceux-ci ayant une proportion strictement comprise entre 0 et 1 — ou quelque chose comme ça. Mais de nouveau, je ne connais rien aux probas, et je veux bien qu'on me corrige ou qu'on me donne de meilleures idées.
En tout état de cause, chercher à limiter ses contacts et à avoir une hygiène aussi bonne que possible n'est pas du tout inutile pour limiter la valeur de r, fût-ce la valeur « individuelle ».
La grippe saisonnière a l'air de toucher autour de 10% à 20% de la population chaque année. On pourrait s'imaginer que ça n'en touche pas plus parce que les autres sont immunisés d'une manière ou d'une autre, mais je ne pense pas : dans le cas de la grippe H1N1 « espagnole » de 1918, elle semble avoir touché une proportion comparable (peut-être 25%), et la pandémie de H1N1 de 2009, on estime aussi à 10% à 20% la valeur de r (si j'en crois l'article Wikipédia). Dans ce dernier cas, le taux de létalité n'était pas du tout élevé, donc on n'a pas pris beaucoup de précautions une fois passée la panique initiale. Comme Covid-19 a un taux de reproduction de base R₀ et un mode de transmission comparables à la grippe (encore une fois, le rapport entre r et R₀ m'échappe assez [mise à jour : dans le modèle le plus simpliste, r = 1 − 1/R₀, voir à la fin pour quelques explications supplémentaires] : R₀ est une base d'exponentielle alors que r est plutôt en rapport avec la percolation, mais le fait qu'ils soient comparables aide au moins à comparer les situations), on peut imaginer que r sera dans le même ordre de grandeur si on ne prend pas de mesure exceptionnelle. Pour ce qu'on peut faire, on a un point de données important : le fait que la Chine semble partie pour avoir réussi à stabiliser les cas autour de r≈0.15% (à savoir (66k+29k+3k) cas (actuels+rétablis+décédés) pour 59M habitants) dans la province du Húběi à l'origine de l'infection indique que c'est possible… au prix de mesures draconiennes. Mais je doute que tous les pays puissent ou veuillent appliquer de telles mesures, ce qu'il faudrait ensuite maintenir jusqu'à ce que la pandémie soit complètement endiguée au niveau mondial. Or les mesures draconiennes n'ont pas empêché la pandémie de s'exporter vers d'autres pays où elles ont créé de nouveaux foyers. Maintenant, si des mesures draconiennes stabilisent à r≈0.15% et que pas de mesures spéciales conduisent à r≈20% (chiffre pifométrique par comparaison avec la grippe comme je l'explique ci-dessus), qu'obtient-on avec des mesures seulement demi-draconiennes ou quart-de-draconiennes ? 5% peut-être ? Je n'en sais rien, mais j'ai peut-être été trop pessimiste dans l'entrée précédente en tablant sur 15%.
Mise à jour () : Cette simulation suggère que des mesures d'hygiène (en l'occurrence, se laver les mains plus soigneusement) auraient un impact pas seulement sur la vitesse de propagation de l'épidémie mais sur le taux d'infection r (taux d'attaque) final. Mais je ne suis pas du tout certain d'interpréter correctement.
Parlant de pessimisme excessif, je note en passant
que je suis tombé
sur ce
podcast du New York Times dans lequel Donald
G. Mcneil Jr. affirme : If you have 300 relatively
close friends and acquaintances, six of them would die in a
2.5 percent mortality situation.
Autrement dit, en utilisant la
valeur de 2.5% de mortalité, il ignore complètement la valeur
de r (ou la suppose implicitement égale à 1, ou
confond f et f·r, je ne sais pas),
comme si tout le monde attrapait une maladie, ce qui est
manifestement faux. Dans le cas de la grippe de 1918, à peu près
2% ou 3% de la population mondiale est morte (mais plutôt 15%
des malades) ; là on parle de maximum 2% des personnes
infectées, ce qui n'a rien à voir, parce que même si on ne prend
aucune mesure exceptionnelle, tout le monde ne l'attrapera pas !
Ajout (2020-03-05) : Parlant de la grippe de 1918, on trouve des chiffres assez contradictoires à son sujet, certains donnant un taux de létalité de ≲5% voire ≲2.5% ce qui a conduit à des affirmations selon lesquelles Covid-19 lui serait comparable. Mais il semble que les bons chiffres soient vraiment plus proches de 10% voire 20% de taux de létalité et autour de 2% ou 3% de la population mondiale (voir aussi cet article pour d'autres données à son sujet).
Bref, si je devais absolument me mouiller à sortir une estimation,
compte tenu des données que j'ai actuellement, je
dirais f≈0.7% et r≈5% (je pense plutôt aux pays
européens, mais en fait, il y a des facteurs qui me suggèrent qu'il
n'y aura pas tant d'inégalité que ça entre pays, par exemple les pays
qui ont les meilleurs systèmes de santés ont aussi des chances d'avoir
le plus de personnes âgées), ce qui fait f·r ≈
0.04% ou 3 millions de morts dans le monde. Mais je garde quand même
comme estimation haute (au sens on ne dépassera probablement pas
ça, mais il est possible qu'on s'en approche
) f≈2%
et r≈15% soit f·r ≈ 0.3% ou
20 millions de morts. A contrario, s'il y a moins de 500 000 morts
(niveau typique de la grippe saisonnière), on pourra dire qu'on a eu
de la chance et/ou que la pandémie a été très bien gérée.
Mise à jour
() : Ici
sur Twitter un virologue évoque le fait que r
n'atteindra probablement pas 70%
et suggère plutôt autour
de peut-être 30% ou moins
. ⁂
Ah, Marc
Lipsitch semble être la source des 70% : il suggère en fait
40%≲r≲70% et précise qu'il aurait dû ajouter, en l'absence
de mesures de contrôle efficaces ; mais le reste de ce qu'il dit rend
clair que c'est une estimation au doigt mouillé. ⁂ Re mise à
jour () : Voir les additions à la fin
de ce billet pour le rapport entre r et R₀.
L'autre question importante à se poser (et que, de même que la valeur de r, personne ne semble discuter), c'est quand tout ça va se produire. Pour l'instant, si on écarte la Chine, on est sur une croissance exponentielle de pente β valant autour de 0.15/j, c'est-à-dire de temps caractéristique 1/β en gros une semaine ; si on regarde les rétablissements en Chine (ce qui donne des informations sur l'état de l'épidémie environ 17j plus tôt et permet donc de savoir ce qui se passait avant que soient prises les mesures d'isolation), la pente la plus élevée était autour de 0.25/j. Donc, livrée à elle-même, l'épidémie multiplie par 10 le nombre de malades en environ 10 jours, tandis qu'avec les mesures prises par les différentes autorités, cela passe à plutôt 15 jours (log(10)/β). Actuellement, en Europe, on est à un petit millier de cas : c'est-à-dire que pour environ un mois, donc jusque vers début avril, le grand public peut essentiellement ignorer cette épidémie : il y aura moins de 0.1% de la population infectée, ce n'est pas la peine de s'affoler (ce qui ne veut pas dire qu'on ne puisse rien faire, cf. ci-dessous). Savoir combien de temps ça durera ensuite, évidemment, est une tout autre paire de manche, mais une chose est sûr, c'est que r ne peut pas dépasser 1, donc une croissance exponentielle de pente 0.15/j ne peut pas durer plus que quelques mois : fin mai, on y verra forcément plus clair (je ne dis pas que ce sera « fini », de toute façon le virus ne va pas disparaître, mais je ne vais pas redire encore une fois que je ne comprends pas comment les épidémies s'arrêtent à une certaine valeur de r).
Que peut-on faire de ce temps, à part espérer que les pouvoirs publics prennent la mesure du phénomène ? Peut-être des choses comme ceci :
- s'habituer à appliquer des règles d'hygiène (comme : arrêter de serrer la main ou de faire la bise spontanément aux gens qu'on croise, se laver régulièrement les mains, noter mentalement toutes les fois qu'on touche une surface possiblement contaminée et qu'on se touche le visage après pour essayer de le faire le moins souvent possible, etc.) qui sont utiles en général et pourraient l'être encore plus dans quelques semaines, mais dont on n'a pas forcément la pratique ;
- faire progressivement des réserves (d'aliments, de médicaments utiles, etc.) en prévision de possibles pénuries mais sans se ruer ni tomber dans l'excès (il ne s'agit pas de survivre à un hiver nucléaire) ;
- annuler ce qui peut être annulé en matière de déplacements, réunions de groupes, etc., surtout pour tout ce qui tombe entre début avril et fin mai, ou prévoir ce qu'on fera si c'est annulé, et plus généralement prévoir tout ce qu'on peut pour minimiser les contacts notamment sur cette période ;
- chercher à vérifier que les amis et proches se préparent aussi (et se renseigner sur ce qu'ils font et échanger des idées) ;
- écrire des élucubrations dans son blog pour se donner l'impression qu'on fait quelque chose et pour se plaindre que personne ne donne les chiffres qu'on voudrait voir donnés ;
- ne pas se ruer sur la chloroquine dont on n'a au mieux que quelques indications suggérant une possible efficacité et certainement pas une solution miracle, ni à plus forte raison vers n'importe quelle autre solution miracle ;
- relire le roman dont est tiré la citation qui suit et qui, malgré son sens métaphorique assez transparent, peut aussi se lire au premier degré.
Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu'il faut comprendre ses hésitations. Quand une guerre éclate, les gens disent :
Ça ne durera pas, c'est trop bête.Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes, en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages, et ils avaient des opinions. Comment aurait-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux.— Albert Camus, La Peste
❦
Mises à jour et compléments () : Je croule un peu sur les informations à ajouter, alors j'ai surtout créé un fichier pour les rassembler. Néanmoins, je peux ajouter quelques points supplémentaires en lien avec ce que j'ai évoqué plus haut :
- Il semble bien que le bon terme pour r soit
taux d'attaque
(taux d'attaque final, peut-être ? en tout cas quelque chose en rapport avec ces mots). La terminologie épidémiologique est incroyablement merdique avec des mots commetaux
qui désignent des choses sans aucun rapport (certains sont essentiellement une probabilité, d'autres sont essentiellement un nombre de personnes, d'autres sont homogènes à l'inverse d'un temps). Ceci (extrait du livre Principles of Epidemiology in Public Health Practice du CDC), notamment les sections 2 & 3, est encore ce que j'ai trouvé de moins mauvais pour les expliquer. - [Essentiellement recopié de ce fil Twitter :] Une amie m'a expliqué le rapport que je cherchais à comprendre entre le taux de reproduction de base R₀ (= nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour) et le taux d'attaque final r (= proportion de la population qui sera infectée à terme pendant l'épidémie) : dans le modèle le plus simpliste, c'est r = 1 − 1/R₀ ; en effet, tant que le taux de reproduction est >1, l'épidémie croît exponentiellement ; mais si une proportion r a déjà été infectée, le taux effectif de reproduction est ramené à R₀·(1−r) parce que, en supposant que les personnes déjà infectées sont immunisées et sont également réparties dans la population (j'ai bien dit, modèle simpliste !), seule une proportion 1−r est encore susceptible d'être contaminée ; donc l'épidémie cesse de progresser lorsque R₀·(1−r) redescend à 1, c'est-à-dire r = 1 − 1/R₀. C'est probablement la raison pour laquelle certains ont prédit r ~ 70% en l'absence de contre-mesures efficaces pour réduire R₀ qui a été initialement mesuré à R₀ ~ 3. Encore une fois, ceci est un modèle extrêmement simpliste. • Re mise à jour : voir l'entrée suivante pour un modèle moins simpliste (mais pas forcément plus juste pour autant !).
- On peut encore analyser le nombre de reproduction (= nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour) comme produit d'un taux d'attaque secondaire (= probabilité qu'un « contact » avec une personne infectée cause une infection ; j'ai bien dit que la terminologie était merdique !) par un nombre de contacts pendant la période infectieuse, ce qui suggère deux pistes pour diminuer le nombre de reproduction : diminuer les contacts ou diminuer la probabilité qu'ils soient contaminants. (Si R₀~3, il s'agit pour endiguer l'épidémie d'avoir trois fois moins de contacts, ou qu'ils soient trois fois moins souvent contaminants, ou peut-être 1.7 fois moins de contacts qui soient 1.7 fois moins contaminants, ou quelque chose comme ça.) A priori j'ai tendance à dire que la Chine a pris des mesures largement excessives (voir ce documentaire d'Arte pour un reportage « de l'intérieur » à Pékin ; cela me donne l'impression de diminuer par un facteur largement plus que trois le nombre de contacts, sans même parler des mesures de non-contamination qui ont été prises en plus !) ; mais a contrario, le fait que le nombre de cas hors de Chine semble maintenant progresser selon une croissance exponentielle de pente β valant autour de 0.20/j, c'est-à-dire de temps caractéristique 1/β en gros 5j, pas tellement différente de ce qu'elle était en Chine avant que la moindre mesure soit prise, suggère que le monde hors de la Chine n'a vraiment pas pris des mesures suffisantes.
- Ce rapport du CDC décrit un taux d'attaque secondaire (probabilité d'infecter lors d'un contact, donc) de 0.45% lors des contacts « proches » et 10.5% pour les membres de la maisonnée. Pour arriver à R₀ de l'ordre de 2 ou 3, faut-il vraiment croire qu'on ait ~500 contacts « proches » pendant une période d'incubation du virus ? Je trouve ça assez extraordinaire. À creuser, donc.
- Pour ce qui est des mesures d'hygiène individuelles, comme on a encore environ un mois pour se préparer à une épidémie de grande ampleur, je suggère de s'habituer dès maintenant à jouer au petit jeu suivant dans le but de faire attention à toutes les fois où nous nous touchons le visage sans y prendre garde : il y a trois états dans le jeu, « mains propres », « mains sales » et « perdu » ; quand on se lave les mains (soigneusement !), on passe de « mains sales » à « mains propres » ; si on touche quoi que ce soit qui aurait pu être touché par quelqu'un d'autre, on passe de « mains propres » à « mains sales » ; si on se touche le visage dans l'état « mains sales », on a perdu. Le but du jeu est de voir combien de temps on arrive à tenir sans perdre !