David Madore's WebLog: Bon, quelle sera la stratégie suivie en France et en Europe ? Et comment va se dérouler la suite ?

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(mardi)

Bon, quelle sera la stratégie suivie en France et en Europe ? Et comment va se dérouler la suite ?

Je suis tombé sur cette modélisation effectuée par la Imperial College Covid-19 Response Team et publiée hier teste l'effet de différentes mesures sociales sur l'épidémie de Covid-19 au Royaume-Uni. Il semble qu'une étude du même genre a été fournie à la France mais pas rendue publique.

Le fait qu'ils évoquent 500 000 morts au Royaume-Uni si on ne fait rien risque de faire beaucoup parler. Je pense pour ma part que cette chiffre est exagérément pessimiste : le taux d'attaque final qu'ils prédisent, à savoir 81% de la population en tablant pour un nombre de reproduction R₀=2.4, est très proche de la valeur calculée par SIR, ce qui me suggère qu'il s'agit probablement d'un modèle de ce type, avec des raffinements pour la catégorisation par âge mais pas de vraie structure de graphe social (dont les effets atténueraient beaucoup le taux d'attaque final comme je l'ai déjà expliqué). Je pense en fait que le but des auteurs n'était pas de prédire le taux d'attaque mais simplement de montrer l'effet relatif sur celui-ci de différentes mesures de distanciation et isolation, dont on peut penser que ça ne dépend pas trop de la structure sociale complexe. Donc je pense qu'il ne faut pas tabler sur 81% de contaminés et 500 000 morts au Royaume-Uni même si on ne fait absolument rien, mais ça donne une idée de l'ampleur du problème.

Cependant, ce qui m'intéresse surtout est qu'ils confirment, presque exactement comme je l'expliquais, ce que je dis depuis longtemps, à savoir l'existence d'une dichotomie importante entre les pistes ① et ②, qu'ils formulent de la manière suivante (dans le même ordre que moi) :

Whilst our understanding of infectious diseases and their prevention is now very different compared to in 1918, most of the countries across the world face the same challenge today with COVID-19, a virus with comparable lethality to H1N1 influenza in 1918. Two fundamental strategies are possible2:

(a) Suppression. Here the aim is to reduce the reproduction number (the average number of secondary cases each case generates), R, to below 1 and hence to reduce case numbers to low levels or (as for SARS or Ebola) eliminate human-to-human transmission. The main challenge of this approach is that NPIs [Non-Pharmaceutical Interventions] (and drugs, if available) need to be maintained – at least intermittently - for as long as the virus is circulating in the human population, or until a vaccine becomes available. In the case of COVID-19, it will be at least a 12-18 months before a vaccine is available3. Furthermore, there is no guarantee that initial vaccines will have high efficacy.

(b) Mitigation. Here the aim is to use NPIs (and vaccines or drugs, if available) not to interrupt transmission completely, but to reduce the health impact of an epidemic, akin to the strategy adopted by some US cities in 1918, and by the world more generally in the 1957, 1968 and 2009 influenza pandemics. In the 2009 pandemic, for instance, early supplies of vaccine were targeted at individuals with pre-existing medical conditions which put them at risk of more severe disease4. In this scenario, population immunity builds up through the epidemic, leading to an eventual rapid decline in case numbers and transmission dropping to low levels.

The strategies differ in whether they aim to reduce the reproduction number, R, to below 1 (suppression) – and thus cause case numbers to decline – or to merely slow spread by reducing R, but not to below 1.

In this report, we consider the feasibility and implications of both strategies for COVID-19, looking at a range of NPI measures. It is important to note at the outset that given SARS-CoV-2 is a newly emergent virus, much remains to be understood about its transmission. In addition, the impact of many of the NPIs detailed here depends critically on how people respond to their introduction, which is highly likely to vary between countries and even communities. Last, it is highly likely that there would be significant spontaneous changes in population behaviour even in the absence of government-mandated interventions.

We do not consider the ethical or economic implications of either strategy here, except to note that there is no easy policy decision to be made. Suppression, while successful to date in China and South Korea, carries with it enormous social and economic costs which may themselves have significant impact on health and well-being in the short and longer-term. Mitigation will never be able to completely protect those at risk from severe disease or death and the resulting mortality may therefore still be high. Instead we focus on feasibility, with a specific focus on what the likely healthcare system impact of the two approaches would be. We present results for Great Britain (GB) and the United States (US), but they are equally applicable to most high-income countries.

Il est donc clair que les gouvernements français et britannique ont reçu le message que ces deux stratégies existent, Charybde et Scylla. Le document discute (c'est son but principal) quelques manières de rendre ② un peu moins horrible (et montre qu'on peut réduire le nombre de morts d'un facteur 2 et le nombre de lits de réanimation d'un facteur 3 environ en réduisant le taux d'attaque — qui restera largement au-dessus du seuil de l'immunité grégaire), confirme que ① est complètement instable (dans leur analyse, si on confine toute la population du Royaume-Uni pendant cinq mois, l'épidémie disparaît, et à peine un mois plus tard elle est de nouveau là), et évoque quelques façons de rendre ① plus subtil, comme celle où les mesures de confinement sont déclenchées automatiquement dès que le seuil d'occupation des lits d'hôpital dépasse un certain niveau, mais bon, il est clair que cela implique de passer quand même environ deux tiers des mois en confinement jusqu'à la découverte d'un hypothétique vaccin. Bref, sous n'importe quelle forme le dilemme reste atroce (j'ai évoqué des thèmes et variations hier en cherchant ce que je trouvais de moins noir).

Je reste persuadé que cette étude est pessimiste : on doit pouvoir atteindre un taux d'attaque encore plus bas que le 40% qu'ils estiment sous les meilleures méthodes d'aplatissement de la courbe si on tient compte des effets de structuration sociale (encore une fois, les effets qui ont fait que je ne sais combien d'hommes politiques ont été infectés en premier : ils sont hautement connectés, donc les retirer du graphe a un vite impact très fort) : c'est peut-être de la méthode Coué, mais je crois assez fort au 20% que me souffle mon intuition. Ils sont aussi possiblement pessimistes sur le nombre de cas asymptomatiques ou bénins : d'après un article paru hier dans Science (Substantial undocumented infection facilitates the rapid dissemination of novel coronavirus (SARS-CoV2)), seulement 14% des infections de l'épidémie initiale du Húběi auraient été recensés (parmi lesquels 14% et 5% étaient classés comme sérieux ou critiques d'après l'article The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of [Covid-19] (CDC Weekly), tableau 1 page 4) ce qui suggère que peut-être seulement 2% (resp. 1%) de toutes les infections nécessitent une hospitalisation, respectivement un passage en réanimation alors qu'ils se basent sur 4.4% environ. Troisième source de pessimisme, ou plutôt, présentation pessimiste : ils ne tiennent pas compte de la possibilité tout de même énorme de créer de nouveaux lits d'hôpital par réaffection, ou plus exactement, ils comparent juste leurs courbes au nombre de lits disponibles actuellement (même pas le nombre de lits total, alors comme les lits sont pleins à environ 90%, évidemment, ça paraît vite énorme). Dernier point : comme ils sont épidémiologues et pas sociologues, ils ne peuvent pas s'exprimer sur la chance que l'épidémie et la peur qui va avec conduise la population à durablement voire définitivement changer certaines habitudes (serrage de mains, attention portée à l'hygiène) qui modifierait le nombre de reproduction.

Bref, je les crois pessimistes (et pourtant je ne vois pas les choses en rose). Mais qui sait si le conseil scientifique réuni par le gouvernement français aura la même analyse ?

Et surtout que décideront Emmanuel Macron et les autres gouvernements européens quand on leur aura expliqué qu'ils ont le choix entre la mort de centaines de milliers de personnes (avec une part énorme de personnes âgées) et un confinement dont on ne voit aucune issue ? Voilà la question dont dépend notre sort à tous (au moins en Europe : aux États-Unis, ça va être chacun pour soi).

Je ne pense pas qu'on puisse imaginer une seconde que la France se laisse confiner indéfiniment comme la Chine, ni qu'Emmanuel Macron (ou Angela Merkel, ou Boris Johnson, etc.) ait l'idée de tuer ainsi complètement ce qui reste de l'économie. Ni même confiner régulièrement deux mois sur trois comme le papier le suggère. Je ne les vois pas non plus accepter trop facilement de laisser mourir des centaines de milliers de morts ou qu'on puisse les accuser de ne rien avoir fait. Le confinement était donc logique. Mais la question est celle de savoir ce qui se passe ensuite.

Pendant dix à quinze jours, il est évident que le nombre de cas officiels ne va faire qu'augmenter, exponentiellement, à un rythme à peu près constant (en exp(0.21·t), c'est-à-dire +24% par jour, ou encore un doublement tous les 3.2 jours, un décuplement tous les 10.8 jours), car je rappelle que l'effet d'une mesure prise au jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au jour J+12 environ. Le confinement total de l'Italie ne pourra donc se voir sur les chiffres officiels qu'autour de samedi, et celui de la France qu'autour de samedi 28 : à ce moment-là, dans les chiffres officiels, la France aura 85 000 cas recensés environ, mais ce chiffre-là est prévisible ; il est aussi évident que la pente logarithmique va baisser quand apparaîtra l'effet de la nouvelle mesure, mais toute la question est : à quel point ? Si le rythme des contaminations passe au-dessous de celui des guérisons (ce qui demande de passer de 0.21 à 0.06 environ), le nombre de cas ouverts va décroître et l'épidémie se résorber ; sinon, elle continuera à croître, juste un peu moins vite.

À Wǔhàn, l'épidémie s'est résorbée, mais au prix d'un confinement vraiment draconien. Je ne sais pas si celui à l'italienne ou à la française peut suffire. Je suppose que l'idée de commencer par 15 jours était de se donner le temps de réfléchir. Peut-être aussi de frapper l'opinion publique avec la gravité de la crise. Et peut-être surtout d'avoir cette information de l'effet d'une telle mesure de confinement sur le nombre de reproduction.

Maintenant, je pense qu'il va se passer la chose suivante, en continuant à essayer d'être optimiste comme je peux, mais sans invoquer non plus de miracle :

(Scénario I.) Au bout de 15 (ou peut-être 30) jours de confinement de tous les Français, le nombre de cas ouverts étant à peu près en stagnation (ou en légère recrue), Emmanuel Macron fera une allocution solennelle expliquant qu'il lève le côté impératif et contraignant des mesures, parce qu'on ne peut pas empêcher indéfiniment les gens de vivre et que l'État ne peut pas être derrière chacun, mais qu'il appelle à la responsabilité de tous pour continuer à prendre le même soin de rester autant que possible chez eux, s'abstenir des contacts physiques et de respecter les gestes barrière, à ne voir leurs amis qu'avec la plus grande parcimonie et à éviter tout contact avec les personnes âgées. (Les écoles resteront fermées pour un moment, ainsi que beaucoup de lieux publics, mais les restaurants et cafés auront le droit d'ouvrir à condition de respecter des règles extrêmement restrictives sur la séparation des convives et le lavage de la vaisselle.) Cela ne suffira pas, évidemment, mais cela ralentira au moins pas mal la courbe des contaminations : pas seulement sous l'effet de la responsabilisation, mais aussi sous celui de la peur (et aussi du fait que les moins prudents auront été infectés en premier et seront devenus immuns). L'épidémie va donc progresser à un rythme nettement ralenti mais néanmoins positif. Pendant le confinement (ou plutôt pendant les 12 jours qui vont suivre), le système de santé aura eu le temps de parer au plus pressé (monter des hôpitaux de campagne dans des hôtels et des stades), mais surtout les médecins malades auront eu le temps d'acquérir l'immunité, et peut-être qu'on aura pu improviser des lits et des respirateurs. Grâce à la diminution de la vitesse de reproduction, le pic épidémiologique sera à la fois aplati et étendu dans le temps (durant en gros six mois au lieu de trois et infectant peut-être seulement 15% de la population, causant seulement 50 000 morts). Au bout d'un moment, ce pic premier étant passé, les mauvaises habitudes reviendront (et on aura rouvert les écoles), et il y aura un deuxième pic, qui sera cependant plus plat parce que beaucoup de gens auront déjà l'immunité (pas assez pour qu'il y ait immunité grégaire, mais assez pour ralentir nettement), et on sera mieux préparés. Enfin, on mettra au point un vaccin pour protéger les personnes âgées qui auront eu la force de rester enfermées chez elles pendant des mois. (Bonus : on entre dans une ère où l'hôpital public, et les services publics en général, sont massivement revalorisés, et Donald Trump n'est pas réélu président des États-Unis soit parce qu'il est devenu massivement impopulaire à cause des morts incroyablement nombreux suite à on inaction, soit simplement parce qu'il est décédé du Covid-19.)

Voilà à peu près ce que je peux offrir de plus optimiste en restant vaguement réaliste à la fois sur l'épidémiologie, la sociologie des Français et la psychologie du président. Si vous avez mieux, je suis toujours preneur. (Pour du très pessimiste, c'est trop facile : il suffit d'imaginer que l'immunité ne dure qu'un mois et le vaccin impossible, et que le syndrome interstitiel provoqué par le virus devienne de plus en plus probable à chaque infection, et vous avez la recette parfaite de la fin du monde.)

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