David Madore's WebLog: Sur les réactions à la guerre en Ukraine et à la pandémie

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(vendredi)

Sur les réactions à la guerre en Ukraine et à la pandémie

J'avais promis de ne pas parler dans ce blog de la guerre en Ukraine parce que je n'ai pas de lumière particulière en géopolitique, et de ne plus parler de covid, et je vais donc m'entraîner à faire comme les personnes politiques en trahissant mes promesses aussitôt qu'elles sont faites en expliquant avec la plus parfaite mauvaise foi que, non non non, c'est très différent de ce que j'ai promis de ne pas faire : je ne vais pas parler de la guerre en Ukraine ni de la pandémie mais de la manière dont les gens réagissent à l'une et à l'autre, ça n'a rien à voir.

Ce que je veux dire, c'est que la pandémie m'a aidé à reconnaître un certain type de réaction face à une réalité adverse dont je retrouve tous les signes devant la guerre en Ukraine, et même si je ne prétends pas en tirer de conclusion sur le fond, la similitude témoigne des mécanismes plus émotionnels que rationnels par lesquels nous prenons parti pour telle ou telle approche face à une menace.

✱ Le premier niveau auquel je vois ce parallèle, c'est dans la réaction des régimes autoritaires. La dictature chinoise est confrontée au fait que sa politique « zéro covid » fonctionne manifestement beaucoup moins bien qu'elle l'avait prévu ; et la dictature russe est confrontée au fait que la guerre d'agression qu'elle mène contre l'Ukraine se déroule beaucoup moins bien qu'elle l'avait prévu. Dans les deux cas, la réaction qu'elles montrent au monde est celle de l'entêtement (voire du déni des difficultés) et pas de la remise en question, encore moins du changement de politique. Je soupçonne deux principaux effets qui contribuent à cet entêtement :

  • Le sophisme des coûts irrécupérables : quand on a commencé à suivre une voie qui est une erreur complète, il faut admettre son erreur et changer de voie. Mais c'est d'autant plus difficile qu'on s'est engagé dans la première voie, et qu'on a fait des efforts qui deviendront donc — au moins en partie — inutiles (coût irrécupérable). Tout le monde se tire mal de ce sophisme, les individus aussi et les démocraties aussi, mais les démocraties, au moins s'en tirent un peu moins mal parce qu'elles peuvent plus facilement changer de dirigeants que les dictatures, et c'est souvent en changeant de dirigeant qu'on change de voie.
  • La communication des échecs et des responsabilités : les dirigeants intermédiaires des dictatures tiennent particulièrement fort à leur poste, parce qu'il s'agit souvent de quelque chose d'essentiel à leur mode de vie (acquis chèrement en cirant les bottes des gens d'au-dessus, et/ou en marchant sur les têtes des gens d'en-dessous, et qui permet de profiter d'une rente de situation). Ils sont donc à la fois particulièrement peu enclins à admettre leurs erreurs (point précédent), mais aussi n'importe quelle difficulté : par peur de se retrouver virés, ils vont plutôt essayer de mentir sur la gravité de la situation, ou accuser les échelons du dessous. Comme toute la structure du pouvoir est faire pour que l'information et les responsabilités ne transitent que par la voie hiérarchique, quand la voie hiérarchique devient un blame game, c'est encore plus la merde que dans une démocratie qui a au moins d'autres modes de communication et de rétroaction.

C'est intéressant, parce qu'il existe énormément de fictions dans lesquelles le Grand Méchant est entouré de conseillers qui ont tellement peur de lui qu'ils sont incapables de faire autre chose que de s'incliner bien bas et lui répéter votre plan diabolique est parfait, ô Seigneur !, ce qui les rend complètement inutiles comme conseillers, et c'est souvent cet hubris et cette certitude d'être infaillible qui conduit le Grand Méchant à sa perte. J'ai souvent dit que si jamais je devenais un Grand Méchant, je m'arrangerais pour être entouré de conseillers qui se sentent assez à l'aise pour me dire franchement ton plan diabolique est complètement con et ne marchera jamais, David !, parce que c'est leur boulot de m'éviter ce genre d'échecs. Maintenant, c'est peut-être justement parce que je sais écouter ce genre de conseils que je deviens pas un Grand Méchant de fiction : mes conseillers, qui ne sont pas des imbéciles, et que j'écoute soigneusement, me disent clairement que je serai beaucoup moins heureux si je deviens maître du monde, donc je n'ai aucune intention d'essayer. (Parce qu'il n'y a aucun doute que j'arriverais sans problème si j'essayais. <Insérer ici un emoji approprié.>)

Bref, il est intéressant de remarquer que ce genre de problèmes advient aussi, au moins sur une certaine forme, aux dictateurs dans la vraie vie : les dirigeants des régimes autoritaires s'entourent de personnes sélectionnées pour leur loyauté (voire servilité) plus que pour leur compétence, pour leur alignement idéologique avec le grand chef plus que pour leur qualification à analyser la réalité même déplaisante, et pour leur capacité à accaparer le pouvoir plus que pour en faire quoi que ce soit d'utile, et cette oligarchie finit par faire obstacle à la capacité du régime à réagir notamment devant l'adversité. Au final, même si le grand chef est personnellement compétent (ce qui est souvent le cas du premier, rarement de ses successeurs[#]), il est entouré d'une nuée de flagorneurs qui empêchent sa compétence de s'exercer correctement alors même qu'ils ne lui évitent pas les erreurs. (Et même si un ministre est compétent, le même problème se reproduit un niveau plus bas.) Il va de soi que les démocraties ne sont pas immunes à ce type d'effets, notamment les régimes présidentiels (suivez mon regard), mais une alternance régulière du pouvoir, ou l'existence d'une opposition audible, a au moins tendance à les atténuer par rapport aux dictatures[#2].

Je suis une quiche en histoire mais je crois comprendre, de quelques lectures sur l'histoire de France sous le règne des Louis Bourbon numérotés XIV à XVI, que c'est un des phénomènes essentiels qui ont conduit à la chute de ce régime : Louis XIV voulait concentrer tout le pouvoir en sa personne, et il a ainsi réussi à créer un système où la servilité et l'obséquiosité étaient récompensées plus que la compétence et l'autonomie, et la multiplication des charges prestigieuses mais fantoches ont fini par scléroser l'État, surtout quand des successeurs moins doués pour l'exercice personnel du pouvoir ont hérité de ce bagage de traditions paralysantes où il était impossible de trouver une personne compétente, encore moins de lui donner un champ libre, pour mener les réformes profondes devenues indispensables.

Bref, jusqu'à il n'y a pas si longtemps, j'étais convaincu que si Vladimir Poutine était, en tant que dictateur et assassin, quelqu'un de profondément détestable et moralement condamnable, comme au moins il est intelligent et compétent, il n'allait rien faire de profondément stupide ; je révise mon jugement. Non pas que Poutine ne soit pas quelqu'un de très intelligent, je le crois toujours, au moins dans certains domaines, mais c'est une erreur de faire l'hypothèse que même les gens très intelligents sont parfaitement bien informés ou ne font pas d'erreurs. Et surtout, c'est oublier que s'ils ne sont pas entourés de conseillers capables de leur donner des informations correctes et de leur signaler leurs erreurs, il n'y aura pas de correction de ces erreurs, et ils peuvent tomber dans une obstination d'autant plus grande que leur compétence (avérée) les amène à se croire infaillibles.

Et il en va de même du régime chinois, qui, pour brutal qu'il est (notamment dans le génocide qu'il pratique au Xīnjiāng), paraissait au moins raisonnablement compétent et rationnel. Mais la concentration des pouvoirs entre les mains de Xí Jìnpíng plus encore que des présidents précédents semble marquer une accélération de la sclérose décisionnelle des régimes autoritaires que j'ai décrite ci-dessus, et dont j'ai du mal à ne pas voir en l'obstination zéro covid un symptôme révélateur.

[#] Mayor Indbur — successively the third of that name — was the grandson of the first Indbur, who had been brutal and capable; and who had exhibited the first quality in spectacular fashion by his manner of seizing power, and the latter by the skill with which he put an end to the last farcical remnants of free election and the even greater skill with which he maintained a relatively peaceful rule. ¶ Mayor Indbur was also the son of the second Indbur, who was the first Mayor of the Foundation to succeed to his post by right of birth — and who was only half his father, for he was merely brutal. ¶ So Mayor Indbur was the third of the name and the second to succeed by right of birth, and he was the least of the three, for he was neither brutal nor capable — but merely an excellent bookkeeper born wrong. (Isaac Asimov, Foundation and Empire, chap. 12.)

[#2] Enfin, je mentionne là les dictatures au niveau d'un état, mais il est intéressant de noter que le capitalisme prétendument libéral fonctionne en organisant ses sociétés par action en interne d'une manière étonnamment semblable à un état dictatorial : le chef et/ou le conseil d'administration disposent d'une plénitude des pouvoirs dont on prétend qu'elle est indispensable à l'efficacité de l'organisation d'ensemble. (Il est d'ailleurs fascinant de constater que des entreprises qui se veulent généralement apôtres du libéralisme et de la libre concurrence comme facteurs d'efficacité pour le système économique au niveau du pays n'appliquent pas ce qu'elles prêchent dans leur organisation interne, mais utilisent au contraire le dirigisme le plus complet et le plus dictatorial.) Je laisse juger si les phénomènes que je décris sur la tendance des dirigeants à se retrouver entourés d'une cour de flagorneurs plutôt que de critiques compétents se produisent à ce niveau comme ils se produisent au niveau des pays autoritaire.

Le problème des coûts irrécupérables, c'est qu'au fur et à mesure qu'ils s'accumulent, on est de moins en moins enclin à remettre en question notre jugement, et plus le divorce avec la réalité s'accentue, plus le risque de décisions absurdes s'accroît. Je suis notamment assez inquiet que la perte du navire amiral russe, qui représente un sunk cost tout à fait littéral et une punition karmique franchement assez hilarante, soit une bonne nouvelle si on espère que Poutine se dise qu'envahir l'Ukraine n'en vaut pas le coût. Il y a peut-être plus de chances qu'il se dise, au contraire, que s'il veut sauver son poste il doit remporter une victoire qui fasse oublier cette perte, et qu'il s'obstine dans cette voie.

Mais assez parlé des régimes autoritaires. Il y a un deuxième type de comparaison que je veux faire entre la guerre en Ukraine et la pandémie de covid qui, cette fois, touche plutôt l'opinion publique des démocraties occidentales.

✱ Le deuxième niveau de parallèle que je veux évoquer concerne un large refus de raisonner de façon utilitariste — je veux dire, de procéder à une analyse bénéfice-coût — parce que les personnes qui tiennent ce discours préfèrent rechercher une forme de justice ou d'idéal, sans pour autant expliciter clairement leur préférence pour cette approche.

Dans le cas du covid, la réaction dont je parle était quelque chose comme ceci :

Il est hors de question de laisser circuler, ou d'apprendre à vivre avec, cette maladie : ce serait sacrifier les personnes vulnérables, ce qui est moralement inacceptable. Nous devons tout mettre en œuvre pour l'éviter, même si cela coûte très cher, parce qu'il vaut mieux sauver des vies que sauver l'économie. Et si les confinements mis en place contre la covid ne suffisent pas, il faut confiner plus fort jusqu'à ce que cela fasse effet. Les gens qui objectent aux confinements sont en train de prendre le parti du virus !

Et je crois pouvoir résumer ainsi une réaction analogue face à la guerre en Ukraine :

Il est hors de question de laisser se dérouler cette guerre, ou d'admettre que la Russie s'empare d'une partie du territoire ukrainien : ce serait sacrifier le peuple ukrainien, ce qui est moralement inacceptable. Nous devons tout mettre en œuvre pour l'empêcher, même si cela coûte très cher, parce qu'il vaut mieux sauver des vies que sauver l'économie. Et si les sanctions mises en place contre la Russie ne suffisent pas, il faut sanctionner plus fort jusqu'à ce que cela fasse effet. Les gens qui objectent aux sanctions sont en train de prendre le parti de Vladimir Poutine !

Je trouve cette position aussi hors sujet s'agissant de l'Ukraine que s'agissant du covid.

Pour être bien clair, je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut pas sanctionner la Russie : à vrai dire, je n'en sais rien, je ne m'estime pas compétent pour avoir un avis sur la question. (Et je ne suis certainement pas en train de dire qu'il ne faut rien faire du tout et rester les bras croisés quand le régime de Vladimir Poutine envahit l'Ukraine : de même que la proposition de ne rien faire face à la covid était un homme de paille.) Je ne suis même pas en train de dire que les considérations de droit et de justice doivent être écartées de toute réflexion sur la réaction à apporter face à l'invasion de l'Ukraine (et je ne le pense pas).

Mais ce que je suis en train de dire, c'est que toute action proposée doit être justifiée en expliquant assez clairement quel est son objectif (par exemple, s'agit-il de faire tomber le régime de Vladimir Poutine ? d'affaiblir la Russie ? de sauver le gouvernement ukrainien ? de sauver le pouvoir du gouvernement ukrainien sur les limites internationalement reconnues de l'Ukraine ? sur une partie raisonnable de celles-ci ? de préserver l'ordre international ? de punir les criminels, voire spécifiquement d'envoyer Poutine être jugé à La Haye ? de minimiser les pertes humaines ? d'éviter un génocide ? de limiter les chances d'extension du conflit, et notamment d'escalade nucléaire ? toutes sortes d'objectifs qui se tiennent, de même que toute pondération raisonnable entre eux, mais qu'il faut rendre un peu précis), et comment l'action proposée se rapporte à cet objectif ; mais surtout, il faut réévaluer l'efficacité de l'action une fois qu'elle a été mise en œuvre, et éviter de tomber dans le sophisme des coûts irrécupérables (cf. ci-dessus) ou dans son extrême, la logique shadok, qui veut que quand pomper ne marche pas c'est forcément qu'il faut pomper plus fort. Je me suis abondamment plaint qu'aucune analyse bénéfice-coûts de la sorte n'avait été fait pour les confinements, je remarque qu'on est parti dans le même amateurisme avec les sanctions contre la Russie.

J'espère n'avoir pas besoin de dire que je n'ai aucune sympathie pour Vladimir Poutine ou son régime (que d'ailleurs j'aimerais bien qu'on prît la peine de bien différencier de la Russie : même si la population russe semble être largement favorable à l'opération militaire spéciale menée en Ukraine, il est permis de penser qu'on la trompe, comme l'Administration Bush a trompé un bon nombre d'Américains quand il s'est agi d'envahir l'Iraq). Poutine est un dictateur, un assassin et un criminel de guerre (ne serait-ce que pour la Tchétchénie) ; il est un des principaux soutiens de l'autre criminel de guerre qu'est le dictateur syrien ; non content de persécuter ou carrément faire éliminer ses opposants intérieurs, il cherche à déstabiliser les régimes d'autres pays ou de l'Union européenne en soutenant des candidats extrémistes ; en outre, il est à la tête d'un système mafieux, il a organisé le pillage d'une partie énorme de la richesse de la Russie ; c'est un menteur à répétition ; et, cerise sur le gâteau, que ce soit à cause de son obsession pathologique pour la masculinité exacerbée ou simplement parce que c'est une façon de cimenter sa popularité, il exacerbe l'homophobie de la population russe. Il ne fait aucun doute pour aucune personne sérieuse que la guerre en Ukraine est le résultat d'une agression russe et que les prétextes de « dénazification » ou de menace de l'OTAN sont des prétextes (ce qui ne veut pas non plus dire que le gouvernement ukrainien et l'OTAN n'aient rien à se reprocher, mais ce ne sont pas eu les agresseurs en l'occurrence). Indiscutablement le droit international donne tort à la Russie. Et même si on admettait que la Russie ait des raisons d'agir, cette guerre est un gâchis incommensurable. En plus de ça, elle menace sérieusement l'approvisionnement mondial en blé et pourrait provoquer des famines (ou indirectement par insuffisance de production d'engrais suite au renchérissement des produits pétroliers) : de tout point de vue, c'est catastrophique. ❧ Mais je n'ai aucune sympathie non plus pour les virions de SARS-CoV-2 et il ne fait aucun route pour aucune personne sérieuse qu'ils sont la cause d'environ 20 millions de morts depuis deux ans (et je ne chercherai pas à juger qui aura fait le plus de mal à l'humanité entre Poutine et SARS-CoV-2) : ce n'est certainement pas par sympathie pour eux(!) que j'ai remis en cause les confinements et pointé du doigt l'absurdité de l'idée du « zéro covid » : ce n'est pas parce que je ne veux pas éliminer le covid que je répète qu'on n'y arrivera pas, et ce serait d'une stupidité infinie de penser que ça fait de moi un ami ou un allié de ce virus.

Bref, les sanctions contre la Russie ont un intérêt si elles ont une chance raisonnable d'arriver au but recherché, qu'il faudrait commencer par expliciter.

La comparaison a, bien sûr, ses limites. Je ne sais pas, par exemple, si l'argument si on laisse faire Vladimir Poutine, il risque de voir qu'on ne réagit pas et devenir plus agressif encore est à mettre au même niveau que si on laisse circuler SARS-CoV-2, il risque de muter et devenir plus pathogène encore. Je ne sais pas quel serait l'analogue de vivre avec la covid dans le cas de l'Ukraine : négocier avec Poutine ? lui offrir un semblant de victoire en échange de quelques concessions ? Le virus est tout de même plus prévisible que le dictateur, et c'est moi qui dis ça après avoir écrit pis que pendre des épidémiologistes-modélisateurs. De toute façon, je ne prétends pas tirer les mêmes conclusions parce que je ne prétends tirer aucune conclusion quant à la guerre en Ukraine : je ne sais pas ce qu'il faut faire, je n'ai pas assez d'information pour juger. Mais je voudrais juste que les gens qui présentent, ou à plus forte raison décident, d'une marche à suivre, le fassent avec des arguments un peu plus raisonnés que c'est horrible, il faut faire quelque chose, ce tropisme de l'action qui nous a si mal conduits pendant la pandémie, ou des appels à l'émotion qui sont rarement bons conseillers. (Décorer plein de mairies aux couleurs de l'Ukraine, pourquoi pas : c'est du même niveau qu'applaudir les soignants en 2020, ça nous donne bonne conscience à peu de frais : pourquoi pas, mais ça ne servira pas à grand-chose. Aider les victimes, en revanche, est quelque chose de véritablement utile, mais bien sûr doit nous amener au moins à nous interroger sur l'importance relative donnée aux victimes de telle calamité — guerre ou maladie — par rapport à une autre qui nous concerne moins directement : pourquoi plus la covid que la tuberculose ? pourquoi plus l'Ukraine que le Yémen ?) Disons, je voudrais surtout qu'on évitât de tomber dans le sophisme des coûts irrécupérables ou dans la logique shadok, et qu'on fît moins appel aux émotions ; surtout quand il y a des armes atomique sur la table.

Les sanctions contre la Russie peuvent peut-être conduire à faire tomber le régime de Poutine (reste à savoir si ce qui le remplacera sera « mieux » et pour quelle définition de « mieux ») ou simplement, s'il n'est pas trop gravement atteint par le sophisme des coûts irrécupérables, à réévaluer sa décision d'envahir ; elles peuvent aussi renforcer sa détermination/obstination, ou le soutien dont il bénéficie de la part de la population russe, si les États à l'origine des sanctions apparaissent comme un ennemi ; elles peuvent enfin conduire à ce que la Russie devienne une sorte de Corée du Nord géante, un état paria sur la scène internationale, peut-être en partie subventionné par la Chine, s'appuyant encore plus fort sur la menace que représente son arsenal nucléaire (à vrai dire assez impressionnant), et agissant comme une puissance mafieuse ou carrément terroriste dans toutes sortes de domaines à toutes sortes de points du globe. Je ne sais pas évaluer la probabilité de ces différentes issues (et personne ne le sait, mais des gens savent quand même un peu mieux que moi), mais il faudrait au moins les évoquer froidement, tenter un calcul bénéfice-coût dont l'objectif serait un minimum explicité, plutôt que se raccrocher à une notion de justice (punir le méchant Poutine) qui me semble finalement aussi peu pertinente que si on voulait punir SARS-CoV-2 d'être un vilain méchant virus qui a tué plein de gens.

Je ne suis bien sûr pas en train de dire que la guerre n'est pas quelque chose d'horrible, et qu'il faut se retenir de s'indigner. L'indignation a une vertu cathartique certaine, et devant un tel gâchis de vies soit perdues soit détruites, mais aussi de destructions culturelles, économiques, et jusqu'à la simple bonne entente qu'on aurait été en droit d'espérer entre Ukrainiens et Russes, il est normal de s'indigner. (Je serais bien incapable de ne pas m'indigner en voyant des gens qui ont perdu des proches, ou perdu tous leurs biens, dans une guerre littéralement insensée, c'est-à-dire que personne n'est capable d'en expliquer le sens.) L'indignation permet aussi, si on convient d'une réaction à adopter, de la rendre collectivement acceptable même si elle implique des sacrifices. Surtout qu'on peut cibler quelqu'un de bien précis pour cette indignation, le dictateur russe, pas un anonyme mangeur de soupe au pangolin qui ne savait pas qu'il causerait vingt millions de morts (et finalement on ne sait même pas vraiment si c'est ça qui a initié la pandémie). Mais même si la pandémie avait été attribuable à une personne bien identifiable et sachant pertinemment ce qu'elle faisait, ça n'aurait rien changé aux décisions à prendre ; et dans le cas de l'Ukraine, tant qu'il n'existe pas de piste crédible pour envoyer Poutine être jugé à La Haye, l'indignation ne trouvera pas d'autre expression utile que verbale ou symbolique. Et la culpabilisation sur le thème les occidentaux n'en font pas assez pour aider l'Ukraine (sous-entendant une sympathie cachée pour Poutine) est aussi malvenue que la culpabilisation sur le thème on n'en fait pas assez pour empêcher le covid de circuler (sous-entendant une sympathie cachée pour le virus‽) : c'est peut-être vrai qu'on n'en fait pas assez, je n'en sais rien, ça dépend de toute façon des objectifs qu'on se fixe (cf. ci-dessus), mais ce n'est pas à coup de culpabilisation qu'on va prendre des décisions sensées.

À tout le moins, il serait bien d'éviter le désirplein pensant : pendant la pandémie, on a vu très systématiquement une coïncidence assez impressionnante entre la présentation de la réalité et ce qui arrangeait les thèses de la personne qui s'exprimait, et c'est tout aussi frappant au sujet de la guerre en Ukraine. Il est certain que l'envahisseur russe a connu des revers sérieux (sans doute complètement inattendus de lui comme ils étaient inattendus de l'écrasante majorité des experts militaires qui semblaient prédire une victoire éclair de la Russie), liés à sa méconnaissance du terrain, son incapacité à évaluer correctement l'adversaire et surtout son impréparation logistique ; mais quand je vois passer des longues explications sur le fait que la Russie est en train de perdre la guerre ou va fatalement la perdre, je soupçonne que ces explications ne sont pas entièrement décorrélées des souhaits de la personne qui écrit, de même quand il s'agit d'une évaluation de l'impact des sanctions.

Bref, sans rejeter l'émotion, gardons à l'esprit qu'elle ne peut pas prendre la place de l'analyse, et que l'émotion est justement ce qui pousse au sophisme des coûts irrécupérables, l'émotion est ce qui nous conduirait à chercher obstinément le zéro covid bien au-delà du moment où le zéro covid n'est plus possible : ne tombons pas dans les mêmes erreurs.

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