David Madore's WebLog: Quelle est la fin de partie de la covid ?

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(mardi)

Quelle est la fin de partie de la covid ?

Je suppose que plein de gens se demandent comme moi mais quand et comment cette pandémie va-t-elle enfin prendre fin ? voire sommes-nous condamnés à voir variant après variant, épuisant l'alphabet grec puis cyrillique puis hébreu et ensuite les caractères chinois, jusqu'à la fin des temps ?, donc je vais essayer d'écrire un peu mes pensées sur cette question. (Je ne prétends pas avoir particulièrement de lumières que d'autres n'auraient pas : je décris juste la manière dont j'envisage les choses.)

Indéniablement, la pandémie va prendre fin au moins au sens où l'exception qu'elle constitue ne pourra pas durer indéfiniment : on va revenir vers la normalité, par définition du mot normalité, que cette normalité soit semblable à celle que nous avions avant ou que l'état d'exception actuel devienne la nouvelle normalité. Cette évidence logique étant dite, il s'agit surtout de savoir dans quel mesure on va revenir au status quo ante ou devoir s'habituer à une nouvelle forme de normalité.

Soyons clairs : il ne faut pas compter sur le fait que le covid disparaisse : il y a des réservoirs animaux bien établis, il n'y a aucun espoir d'éradiquer SARS-CoV-2 de la Terre comme on a éradiqué la variole. Cet état dans lequel le virus persistera indéfiniment (ou au moins : très longtemps — des siècles), mais qui va néanmoins se stabiliser vers une forme de normalité, s'appelle l'état endémique. Mais ce qui constitue la transition de la phase pandémique à l'état endémique n'est pas entièrement clair, ni à quoi ressemblera l'état endémique. Notamment, il peut continuer à exister des pics saisonniers dans cet état endémique (c'est le cas pour la grippe, même si la grippe n'est pas forcément une bonne comparaison), et même si on peut s'attendre à ce qu'ils soient moins importants que pendant la phase pandémique, il ne faut pas forcément s'attendre à un état stationnaire en pur bruit de fond. Il n'est pas non plus nécessaire qu'une maladie endémique devienne bénigne (la variole, justement, était endémique, et elle n'était certainement pas bénigne), mais je vais essayer d'expliquer pourquoi dans le cas de covid je pense qu'on peut être raisonnablement optimiste.

Il est à peu près acquis que nous allons essentiellement tous attraper le covid à un moment ou un autre, et même, de façon répétée. (Tous s'entendant avec les restrictions évidentes : les gens qui mourront d'un accident de la route demain et qui n'ont jamais eu le covid ne vont pas l'attraper magiquement. Mais je veux dire qu'essentiellement toute personne qui vit assez longtemps finira par l'avoir de temps à autres.) Peut-être qu'un rappel vaccinal très régulier permettra de l'éviter, mais même ça n'est pas acquis, et surtout, ce n'est pas acquis que ça en vaille la peine, sauf peut-être pour des populations particulièrement fragiles (comme on vaccine régulièrement contre la grippe les personnes âgées).

Car s'il est à peu près acquis que nous attrapions tous le covid régulièrement, ce ne sera vraisemblablement pas très grave, sauf la première fois, et même la première fois ne sera pas trop grave pour la grande majorité des personnes vaccinées. Essentiellement parce que nous attraperons le covid au moment où notre immunité (induite par les infections et vaccinations précédentes) deviendra un peu trop faible, mais bien qu'un peu trop faible pour éviter l'infection (plus « stérilisante ») elle sera néanmoins, dans la grande majorité des cas, suffisante pour éviter que cette infection soit très grave (« protectrice »). (L'analogie avec la variole est donc invalide, parce que seule une petite proportion de la population attrapait la variole, la majorité n'avait aucune immunité.)

La fin de la phase « pandémique » viendra pour laisser place à l'état « endémique », donc, mais comme cette transition ne sera pas clairement marquée et sera largement arbitraire (ou au moins, identifiable seulement rétrospectivement par le fait que la mortalité sera tombée sur des phases saisonnières qui ne changent plus d'année en année), il est vraisemblable que nous le ne voyions pas vraiment. J'ai beaucoup apprécié, à ce sujet, ce court article publié dans le BMJ intitulée The end of the pandemic will not be televised (annoncé ici sur Twitter) et qui fait un petit rappel sur la manière dont ont pris « fin » les pandémies de grippe de 1918, 1957 et 1968 (je regrette qu'ils ne soient pas remontés à 1889, parce que cette dernière a beaucoup à nous apprendre, cf. ci-dessous) : la fin de la pandémie ne sera pas claire, et peut-être que justement le fait d'avoir les yeux rivés sur des indicateurs numériques rendra encore plus difficile à voir le retour à une forme de normalité. (Peut-être que le bon critère à adopter est que la pandémie prendra fin le jour où je cesserai de parler de covid sur mon blog ? ☺️)

Si la pandémie prendra fin, il est beaucoup moins clair que prenne fin la marque qu'elle aura laissé sur nos vies courantes. J'aime rappeler (voir notamment ici dans la section intitulée effet cliquet) que les mesures Vigipirate n'ont jamais pris fin bien que le terrorisme cause un nombre de morts négligeable (et on n'ose pas les lever parce qu'on peut toujours craindre oui mais ce sont justement ces mesures qui font que le terrorisme est négligeable, et l'autorité qui prendrait le risque de les lever devrait — injustement — subir de graves critiques s'il y avait un gros attentat après). Nous allons certainement devoir porter des masques un peu partout bien au-delà du moment où ils auront cessé d'être pertinents, et comme je l'ai dit ailleurs, le recul de l'état de droit représenté par les pass technologisants, les lois d'exception et le spectre des confinements n'est pas près d'être compensé.

En fait, la mort de ces interdictions et obligations viendra sans doute simplement du fait que les gens, les sentant devenues inutiles, les respecteront de moins en moins (i.e., je pense qu'elles ne seront officiellement abolies que bien longtemps après qu'elles seront devenues largement ignorées dans les faits). Il me semble que l'attitude publique, au moins en France, a beaucoup changé au cours des derniers 1½ années, de quelque chose comme protégez-nous ! (ou cachons-nous le temps que l'orage passe !) à quelque chose comme bon, il faudra bien vivre avec…, et malgré l'attention disproportionnée que reçoivent une poignée d'antivax et une poignée d'irréductibles qui croient encore au zéro covid ou au moins aux restrictions jusqu'à la fin des temps, la grande majorité des gens ont fini par converger vers une attitude sensée, et prend des précautions certes pas idéales (le gel hydro-alcoolique…) mais néanmoins raisonnables, tout en étant déterminée à ne pas conditionner toutes leurs vies à une unique maladie.

Mais revenons au virus, parce que c'est quand même important, et sans doute plus simple, de savoir où on va à ce sujet avant de spéculer sur les conséquences sociales que ça aura. Que va devenir le virus SARS-CoV-2 (le virus qui cause la covid) dans l'état endémique ?

Même en se limitant uniquement à la sphère de la santé, il y a deux questions assez distinctes : la question épidémiologique d'une part, c'est-à-dire à quel niveau le virus circulera dans ce mode endémique : en moyenne, d'une part, et avec quelles fluctuations saisonnières, et la question médicale d'autre part, c'est-à-dire, quel sera son niveau de gravité, soit individuelle (quels seront les symptômes chez les personnes infectées), soit collective (quel sera l'impact sur le système de santé publique). S'agissant de la question épidémiologique, j'ai tenté dans ce fil Twitter (43 tweets ; ici sur ThreadReaderApp) de faire une modélisation très basique de l'état stationnaire (celui-ci par James Ward est aussi très intéressant, et beaucoup plus poussé, mais je n'ai pas eu le temps de regarder en détail). Le niveau de circulation à prévoir dépend de paramètres sur lesquels nous n'avons que peu de connaissances, mais il est quasi certain, comme je le disais plus haut, que nous attraperons essentiellement tous le covid plusieurs fois, à un intervalle qui se comptera probablement en années. Si cette affirmation peut sembler effrayante car cette maladie a encore l'image de quelque chose de terrible, il y a de bonnes raisons de croire que sa gravité va diminuer, peut-être pour devenir une sorte de rhume, ou si nous avons moins de chance une sorte de grippe saisonnière. À ce stade il est impossible de prévoir ce qui va se passer.

Heureusement, nous avons au moins des exemples de ce qui peut se passer, parce qu'il y a quatre coronavirus humains endémiques connus. Il faut donc que j'en parle un peu, ne serait-ce que parce que je trouve un peu scandaleux, avec toute l'attention qu'a reçu SARS-CoV-2, qu'on n'ait pas un peu plus parlé des autres coronavirus humains.

Ces quatre espèces de coronavirus humains endémiques ont des noms charmants : OC43, 229E, NL63 et HKU1 (je n'ai pas bien compris pourquoi : je crois que ce sont des noms de cultures où ils ont été isolés ; NL fait référence aux Pays-Bas et HK à Hong-Kong), à précéder éventuellement de HCoV pour Human Coronavirus. (On connaît des coronavirus infectant toutes sortes d'autres hôtes, notamment beaucoup chez les chauves-souris.) Des quatre, OC43 et 229E sont connus depuis le milieu des années '60, tandis que NL63 et HKU1 ont été découverts au début des années 2000 à l'occasion d'un regain d'intérêt pour les coronavirus dans le cadre de recherches sur le SARS. (Il y a aussi eu d'autres isolats dans les années '60, notamment B814 qui est le premier à avoir été cultivé, et aussi d'autres connus sous le nom de OC37, OC38, OC44 et OC48, mais il semble qu'ils aient été perdus(?), et ne sont pas forcément tous distincts : il y a probablement coïncidence entre certains ceux-là et NL63 ou HKU1. Bref, il se peut quand même qu'il y ait d'autres coronavirus humains endémiques que les quatre connus, et le fait qu'on en ait trouvé en enquêtant sur autre chose — le virus responsable du SARS — suggère que ce n'est pas improbable, même si l'absence de nouvelle découverte lors de l'épidémie de covid va dans le sens contraire.) Phylogénétiquement, OC43 et HKU1 sont des β-coronavirus, comme SARS-CoV-1 (le virus qui cause SARS) et SARS-CoV-2, mais de lignage A alors que SARS-CoV-1 et SARS-CoV-2 sont de lignage B, tandis que 229E et NL63 sont des α-coronavirus, phylogénétiquement plus éloignés. (Je ne sais pas à quel point cette phylogénie est fermement établie ou seulement plausible.)

Quelles maladies causent ces quatre coronavirus ? De simples « rhumes », dit-on généralement ; c'est-à-dire, dans la plupart des cas, des infections respiratoires banales, mal connues parce qu'elles sont sans gravité donc rarement étudiées ou séquencées. En fait, il semble qu'environ un quart (je trouve des chiffres allant de 5% à 30%) des « rhumes » soient causés par ces coronavirus endémiques, avec, semble-t-il, par ordre de fréquence décroissante, NL63 et OC43 à égalité, puis 229E, et enfin HKU1 assez loin derrière. Chez les adultes en bonne santé (et surtout : immunocompétents), les symptômes sont grosso modo ceux de rhumes banals, avec peut-être la nuance qu'on a plus le nez qui coule dans une infection par coronavirus (je lis que le nombre de mouchoirs utilisés peut être très élevé) que dans le cas d'un rhume causé par un rhinovirus ; il semble que OC43 cause aussi des maux de gorge et de la toux, tandis que 229E provoque surtout des symptômes au niveau du nez, mais je n'ai pas trouvé d'information sur les deux découverts plus récemment (sauf qu'il y avait de la toux chez le patient chez lequel on a découvert HKU1), et ces différences de symptômes sont de toute façon à prendre avec des pincettes, parce que les symptômes dépendent au moins autant de la personne patiente que de l'agent infectieux. Chez les personnes âgées ou les enfants très jeunes, il semble que les symptômes puissent être plus problématiques, et les qualifier de « rhumes » peut occulter le fait qu'ils ne sont pas forcément complètement bénins. Sinon, au niveau cellulaire, ils ciblent chacun un récepteur différent, mais HCoV-NL63 cible le même récepteur (ACE-2) que SARS-CoV-1 et SARS-CoV-2, ce qui est peut-être digne d'être noté.

Bref, un bon nombre de nos « rhumes » sont causés par des coronavirus, environ un tous les cinq ou dix ans (ordre de grandeur très grossier !) pour chacun des quatre que je viens de lister (sauf peut-être HKU1 qui est plus rare). Ils ont une période d'incubation d'environ 3 jours, et ils se répandent très facilement même s'il est difficile de calculer une valeur de R₀ puisque, justement, nous sommes très largement immunisés contre ces virus (mais une estimation possible est de l'ordre de 4). Il semble qu'ils ont un comportement volontiers saisonnier, circulant plutôt dans la période automne-hiver, même si je n'ai pas trouvé de statistiques plus précises.

Ces coronavirus sont passés à l'homme depuis des hôtes animaux (chauves-souris, petits rongeurs…), peut-être par l'intermédiaire d'hôtes intermédiaires : il semble que OC43 est passé par un bovin domestique, et 229E par un camélidé. On a aussi une estimation des dates de ces événements de passage à l'homme (obtenue en comparant à la forme connue chez l'hôte original ou intermédiaire et en utilisant une estimation d'horloge moléculaire, c'est-à-dire de fréquence de mutations, pour dater la divergence) : ce serait vers la fin du XIXe siècle pour OC43 (dont je vais reparler), vers le début du XIXe siècle pour 229E, et au XIIIe siècle pour NL63 (on ne semble pas avoir d'estimation pour HKU1, certains pensent que c'est au XXe siècle, d'autres que c'est beaucoup plus ancien).

Le cas de OC43 est particulièrement intéressant parce qu'une théorie assez séduisante (mais loin d'être certaine) lui attribue la responsabilité de la « grippe » de 1889–1890 : d'une part, la coïncidence de date avec les meilleures estimations d'horloge moléculaire sur l'émergence de OC43 (viꝫ., vers 1890), d'autre part certaines caractéristiques très semblables à la covid (notamment sur la différence de gravité des symptômes en fonction de l'âge), et enfin l'absence de protection conférée par les épidémies de grippe antérieures rendent cette piste assez plausible (que ce n'était pas une grippe mais un coronavirus) : je renvoie à cet article de synthèse et celui-ci pour plus de détails. Deux points très importants émergent de cette théorie si elle est correcte : (a) l'épidémie de 1889 a duré environ deux ans avec des sursauts pendant encore trois ans derrière, et (b) le virus initialement grave (on estime que cette épidémie, qu'elle soit due à la grippe ou effectivement à un coronavirus, a tué de l'ordre d'un million de personnes, ce qui, dans une population cinq fois moins nombreuse que maintenant et globalement plus jeune, est considérable) est maintenant considéré comme bénin. Ces résultats ne sont pas forcément immédiatement transposables à SARS-CoV-2, mais ils sont au moins suggestifs de ce qui peut se produire.

Que cette théorie précise sur OC43 soit correcte ou non, le fait est que les quatre coronavirus humains endémiques connus provoquent des symptômes de rhumes, et, ce qui est également suggestif, les coronavirus humains non-endémiques connus (SARS-CoV-1 et MERS-CoV, le cas de SARS-CoV-2 étant intermédiaire) provoquent des symptômes plus graves (le moins endémique, si j'ose dire, étant MERS-CoV, qui a une létalité fort importante, passe occasionnellement du chameau à l'homme, mais à se stade ne se propage pas suffisamment chez l'homme pour faire naître une épidémie). Il est donc assez tentant de conclure que, chez les coronavirus, l'état endémique chez l'homme est de causer un rhume. Ce n'est d'ailleurs pas le cas que chez les coronavirus : les « rhumes » viraux peuvent être causés, outre par les nombreux rhinovirus et quelques coronavirus, par toutes sortes d'autres familles de virus : l'image dans ce tweet est assez instructive à cet égard ; la grippe apparaît comme plutôt exceptionnelle par le nombre de morts qu'elle cause et par le danger de grandes épidémies qu'elle présente.

Digression : Quelques liens vers des articles ou documents possiblement intéressants sur les coronavirus humains déjà endémiques ou sur les infections respiratoires virales humaines en général, que j'ai consultés pour en savoir un peu plus sur le sujet : • ce chapitre d'un traité de virologie médicale consacré aux coronavirus • cette vidéo de cours introductif général sur les coronavirus (comment ils infectent les cellules et se répliquent, maintiennent un génome volumineux avec peu de mutations, interagissent avec le système immunitaire) • celui-ci sur les périodes d'incubation de différentes infections respiratoires virales • celui-ci sur les paramètres épidémiologiques • celui-ci sur la fréquence de séropositivité aux coronavirus humains endémiques

Rien ne garantit que SARS-CoV-2 va converger vers ce modèle rhume, et même si c'est le cas, il n'est pas acquis qu'il le fasse vite (je vais revenir ci-dessous sur la manière dont se fait cette convergence), mais cela semble, au moins, un domaine d'attraction raisonnablement stable de l'évolution des coronavirus et même peut-être des virus respiratoires en général, dans lequel il est assez probable de finir par tomber. (J'adopte ici un point de vue « systèmes dynamiques » sur l'évolution d'un pathogène : le « rhume » est un point fixe stable, donc qui doit attirer les points suffisamment proches dans l'espace des possibles.)

Quant à dire mais ces variants qui n'en finissent pas d'émerger si on laisse le virus circuler ‽, je fais remarquer que les quatre coronavirus déjà endémiques circulent librement, causent vraisemblablement des centaines de millions d'infections par an dans le monde, eux aussi mutent sans arrêt pour échapper à notre immunité, ils donnent naissance à toutes sortes de variants (au pif, voici un article de recherche de 2009 concernant un variant de HCoV-OC43 qui peut sembler préoccupant parce qu'il présente un tropisme neurologique), et… ils restent quand même des rhumes. (Ce qui suggère au moins que l'état « rhume » est raisonnablement stable.) Il n'est pas évident de savoir si le fait que le variant ο est moins pathogène en même temps que plus infectieux représente un pas logique et prévisible dans la direction de cet état « rhume » ou un coup de chance, donc je ne veux pas trop spéculer, mais le premier est au moins une possibilité.

Essayer d'expliquer pourquoi au juste le modèle « rhume » est raisonnablement stable et même attractif n'est pas du tout évident. Une explication extrêmement simpliste consiste à noter que le but d'un virus n'est pas de tuer son hôte mais de se propager, et que le but de l'hôte (ou plutôt, de son système immunitaire) n'est pas d'empêcher le virus de se propager mais d'éviter de mourir ; et que ces deux téléonomies combinées trouvent naturellement un modus vivendi dans le fait d'avoir un virus qui se propage vite mais ne tue pas (ce qui est, manifestement, possible, notamment pour un coronavirus, puisqu'on en a des exemples). Cette explication simpliste est, justement, simpliste : les virus, bien sûr, ne « veulent » rien, ce n'est même pas clair qu'on doive les caractériser comme vivants, ils sont juste sélectionnés pour certains effets, et il en va d'ailleurs de même de notre système immunitaire ; mais même en admettant que vouloir est un raccourci de langage pour signaler un point attractif d'un système dynamique ou quelque chose du genre (on comprend très bien ce que je veux dire si je prétends qu'un système thermodynamique « veut » maximiser son entropie), l'explication reste trop simple : car ce raisonnement, tel que je l'ai écrit, prédirait que toute infection tend à évoluer vers une sorte de symbiose, ce qui n'est, manifestement, pas vrai, ou en tout cas pas à une échelle de temps intéressante pour nous. (C'est déjà peut-être plus plausible si on parle d'infection récurrente.) J'ai entendu spéculer sur le fait qu'il serait globalement plus avantageux pour un virus respiratoire (dans l'optique de se propager plus vite) d'infecter les voies respiratoires supérieures que les voies respiratoires inférieures, parce que cela permet de mieux diffuser, et que cela rend justement le virus moins pathogène : je ne m'estime pas compétent pour juger cette affirmation (de toute façon trop vague), mais c'est une idée possible, et au moins compatible, s'agissant du covid, avec les résultats annoncés dans ce preprint (sur le fait que le variant ο, en comparaison à δ, serait moins capable d'infecter les cellules des voies respiratoires inférieures mais au moins autant celles des voies respiratoires supérieures).

Mais à défaut de savoir au juste pourquoi le modèle « rhume » est attractif pour les coronavirus voire beaucoup d'infections respiratoires en général, on peut essayer de comprendre, en admettant qu'on évolue vers un tel modèle, comment se ferait cette évolution.

Je vois trois grands effets qui peuvent rendre la covid plus bénigne qu'elle ne l'est maintenant (ou certainement, plus qu'elle l'était en mars 2020) : ⓐ l'acquisition d'immunité protectrice par la population (le plus important), ⓑ l'évolution par sélection du virus, et ⓒ l'évolution par sélection de l'hôte. (Il faut bien sûr aussi ajouter des effets comme l'amélioration des traitements ou des protocoles de prise en charge médicale, mais ils n'ont pas grand-chose à voir avec le reste, donc je n'en parle pas plus.)

L'effet ⓐ d'acquisition d'immunité protectrice par la population est certainement de très loin le plus important. Il est certain que la part prépondérante du danger représenté par SARS-CoV-2 lors de sa transition de l'animal à l'homme est le fait que, début 2020, nous étions tous immunologiquement naïfs : nous n'avions aucune connaissance immunitaire du pathogène (aucun anticorps, aucun lymphocyte capable de le reconnaître). À l'heure actuelle, ce n'est plus du tout le cas : une proportion considérable de la population mondiale, ou de n'importe quel pays, a été immunisée, soit par vaccination, soit par une infection précédente, soit les deux. Il est d'ailleurs significatif qu'au moment où j'écris, le nombre de morts de covid dans le monde est tombé à son niveau le plus bas depuis plus d'un an, alors même que le nombre de cas recensés est le plus haut qu'il ait jamais été (certes, ce dernier point vient beaucoup de l'augmentation de la capacité de test).

Bref, pour qu'il n'y ait absolument aucun doute, quand je parle de la possibilité que le covid devienne un « rhume », c'est avant tout cet effet ⓐ que j'ai en tête, c'est-à-dire, c'est avant tout la vaccination et l'immunité causée par les infections précédentes qui causera cet effet (mais les effets ⓑ et ⓒ évoqués ci-dessous pourront aussi jouer un rôle).

Comme je l'expliquais précédemment, il faut distinguer — même si cette distinction est elle-même simpliste — l'immunité stérilisante, c'est-à-dire la protection contre l'apparition d'une infection, et l'immunité protectrice, c'est-à-dire la protection contre les formes symptomatiques plus ou moins graves de la maladie. L'immunité stérilisante, qu'elle soit conférée par un vaccin ou par infection précédente, semble ne pas durer très longtemps, et elle est facilement mise en défaut par des mutations du virus (d'où les variants, même si ο est le seul pour lequel cet échappement est vraiment considérable). L'immunité protectrice, en revanche, semble beaucoup plus robuste, à la fois dans le temps et contre les variations du virus. Cela peut s'expliquer à différents niveaux : biologiquement (sans vouloir faire un cours d'immunologie, pour lequel je ne suis pas compétent), l'immunité stérilisante suppose essentiellement d'avoir assez d'anticorps dans les muqueuses pour empêcher le début d'infection, alors que l'immunité protectrice repose sur tout un arsenal immunitaire dont la mise en route peut être plus longue (notamment via des cellules mémoire) ; mais téléologiquement, on revient à cette explication certes simpliste mais pas complètement infondée que le « but » de l'immunité est de maintenir l'hôte en vie alors que le « but » du virus est de se propager, ces deux buts trouvant leur confluence dans une évasion de l'immunité stérilisante mais pas de l'immunité protectrice.

Toujours est-il que si le virus va continuer à circuler parce que l'immunité stérilisante collective ne sera jamais que temporaire, l'immunité protectrice, elle, peut s'installer durablement et rendre l'infection bénigne, possiblement au point d'un rhume.

Évidemment, il y a beaucoup d'inconnues. La létalité initiale de covid (chez les personnes immunologiquement naïves), qui a fait l'objet d'énormément de controverses, semblait tourner autour de 0.5% pour un profil démographique comme en Europe occidentale, avec une variation énorme selon l'âge. L'immunité vaccinale la fait considérablement baisser. Mais de combien ? Ce n'est pas clair : on connaît (par les tests en double aveugle préalables à leur autorisation de mise sur le marché) l'efficacité des vaccins au sens de faire baisser la proportion « covid symptomatique dans des circonstances infectieuses données », mais (si on est destinés à tous avoir la covid de temps en temps) ce qu'on veut savoir est l'efficacité sur la proportion « maladie grave sur infection » ; ce serait une erreur de l'évaluer au stade actuelle (où elle n'est pas si bonne que ça) : en effet, il est plausible qu'à mesure que l'immunité stérilisante régresse, les cas d'infections deviennent plus nombreux mais demeurent bénins. Il est ainsi plausible qu'on puisse tabler sur nettement moins de 0.1% de létalité à long terme pour la première infection chez les personnes vaccinées.

Éclaircissons un peu ce que je viens de dire : si je considère, dans des circonstances infectieuses C données, la proportion des infections, des cas symptomatiques, des cas graves et des décès, on a, pour une personne donnée, ℙ(décès | C) = ℙ(décès | grave) × ℙ(grave | symptomatique) × ℙ(symptomatique | infection) × ℙ(infection | C) (où ℙ(A | B) signifie comme d'habitude probabilité de A sachant B). On sait que la vaccination fait, dans les quelques premiers mois, baisser le produit ℙ(symptomatique | C) des deux derniers facteurs par environ 90% (c'est ça qu'a mesuré le test en double aveugle), et elle fait aussi baisser les deux premiers facteurs, mais beaucoup moins ; quand l'immunité décline, les derniers facteurs vont réaugmenter, mais ce serait une erreur de penser que cette augmentation se fait en gardant les deux premiers facteurs constants : ce serait plutôt le produit ℙ(décès | C) qui resterait constant (et du coup, les premiers facteurs qui diminueront) au fur et à mesure que l'immunité stérilisante se dégrade en immunité protectrice ; bon, la vérité est sans doute entre les deux, mais en tout cas on ne peut pas conclure que ℙ(décès | symptomatique) ou ℙ(décès | infection) resteront constants (et les évaluer à l'heure actuelle conduirait probablement à un pessimisme excessif à leur sujet). C'est quelque chose que j'ai du mal à expliquer aux gens qui me disent que j'ai tort de partir du principe de 90% d'efficacité vaccinale pour diviser par 10 le taux de létalité (voir par exemple le commentaire signé Anonymous et daté sur cette entrée, et la note #2 que j'ai écrit en réponse à ce commentaire) : c'est en effet rapide de ma part, mais c'est certainement plus plausible que de s'imaginer qu'il faut prendre la valeur de ℙ(décès | symptomatique) mesurée actuellement. Il faut que je trouve moyen de faire des schémas pour mieux expliquer ça, parce que je me rends compte que ce paragraphe reste probablement confus (surtout pour les gens qui n'ont pas l'habitude des probabilités conditionnelles).

L'inconnue, ensuite, c'est combien cette létalité évolue avec les infections ultérieures. A priori, chaque exposition successive au pathogène devrait améliorer la réponse immunitaire (c'est d'ailleurs le principe des rappels vaccinaux), et par ailleurs, si le virus est endémique est circule à un niveau raisonnablement élevé, la réinfection devrait se faire au moment où l'immunité a décliné juste assez pour le permettre, mais pas assez pour que la protection cesse d'être efficace. Mais il s'agit là de raisonnements assez théoriques et pas forcément valables : l'immunologie est pleine de subtilités et de paradoxes. (On peut par exemple craindre un péché originel antigénique en cas de mutation du virus ; mais à ce stade, il semble qu'il ne se manifeste pas (trop ?) avec les variants de covid, pas plus qu'avec les coronavirus qui circulent de façon endémique : il y a eu des articles contradictoires rapportant qu'une infection précédente par tel ou tel coronavirus endémique améliorait ou au contraire empirait l'effet de l'infection par le covid, mais on a maintenant l'habitude que tout et son contraire ait été publié pendant cette pandémie.)

Toujours est-il que la part prépondérante de la baisse qu'on peut attendre de la létalité du covid en son état endémique vient de cet effet ⓐ d'acquisition d'immunité protectrice par la population. Pour schématiser, nous allons essentiellement tous attraper le covid de façon répétée, ce sera probablement de moins en moins grave d'une fois à l'autre, et le but de la vaccination est de faire que même la première infection soit suffisamment bénigne pour que le risque soit acceptable. (Mais si les choses tournent de façon moins heureuse, il faudra peut-être des vaccinations répétées, éventuellement mises à jour d'année en année comme pour la grippe.)

(Il faut sans doute, quelque part, que je fasse un lien vers cet article qui prétend étudier la transition vers l'état endémique de SARS-CoV-2 sous le phénomène ⓐ, même si je ne suis pas convaincu que son modèle soit terriblement pertinent, c'est au moins un argument en faveur de cette possibilité.)

Il faut insister sur le fait qu'il n'est pas du tout clair si les coronavirus déjà endémiques, disons, HCoV-OC43, sont intrinsèquement moins pathogènes que SARS-CoV-2 : i.e., si nous perdions l'immunité que nous avons quasiment tous à HCoV-OC43, celui-ci causerait certainement quelque chose de bien plus grave qu'un simple « rhume », notamment chez les personnes âgées, et il est tout à fait possible qu'il soit aussi pathogène que SARS-CoV-2. Si c'est le cas, la raison pour laquelle HCoV-OC43 ne nous pose quand même pas de problème, c'est que nous l'attrapons tous quand nous sommes jeunes, et que pour les enfants (peut-être entre 5 et 10 ans), tout comme SARS-CoV-2, il n'est pas grave du tout : nous nous immunisons pendant l'enfance, et cette immunité nous préserve ensuite très durablement (de complications graves, mais pas de toute réinfection), au moins chez les personnes immunocompétents. Si c'est uniquement cet effet ⓐ qui fait de HCoV-OC43 un virus de « rhume », il n'y a pas de raison que la même chose ne se produise pas pour SARS-CoV-2, et donc il n'y a pas spécialement raison de s'inquiéter pour les générations futures : nous n'avons besoin de vaccin que parce que nous avons été mis en contact trop tard avec le virus.

L'effet ⓑ d'évolution par sélection du virus est plus incertain, mais il est difficile à ignorer quand on a affaire à une multiplication de variants : il est possible que le virus devienne moins pathogène non seulement parce que nous sommes immunisés mais aussi parce que le virus lui-même, intrinsèquement, évolue dans ce sens.

L'évolution sélectionne les virus qui se propagent le plus (ou le plus vite, ce qui n'est pas tout à fait pareil, cf. ci-dessous), donc il reste à expliquer pourquoi il pourrait aboutir à une pathogénicité moindre. Le virus n'est pas directement sélectionné pour son caractère pathogène. Il l'est de manière indirecte, mais cela peut agir dans un sens ou dans l'autre : un virus qui tue son hôte de façon foudroyante ne se propagera pas bien, mais un virus qui provoque une longue période infectieuse, donc probablement une longue maladie, aura beaucoup d'occasions de se propager ; un virus qui cause des symptômes évidents poussera les personnes atteintes à s'isoler, ou les autres à les éviter, et sera donc négativement sélectionné, mais une phase contagieuse asymptomatique même longue n'est pas forcément significative d'une maladie plus légère (penser au SIDA !) ; et, globalement parlant, le « but » de se propager efficacement a tendance à produire plus de reproduction des virions dans le corps d'une personne infectée, et plus de reproduction dans le corps a tendance à produire une maladie plus grave. On peut donc trouver des forces dans un sens ou dans l'autre.

Bref, tout ça n'est pas très prévisible. On peut toujours spéculer (par exemple sur la capacité des virus respiratoires à se propager selon qu'ils infectent les voies respiratoires inférieures ou supérieures, cf. ci-dessus), mais on va sans doute retomber sur la simple constatation que les infections respiratoires bénignes (causés par toutes sortes de virus différents) existent et semblent ne pas trop avoir tendance à muter vers quelque chose de plus grave, donc que l'état de « rhume » bénin a un certain domaine d'attraction.

Quand j'ai interrogé toutes sortes de personnes (notamment au début de la pandémie) sur le fait que les infections les plus pathogènes soient négativement sélectionnées parce que les personnes sérieusement malades vont s'isoler plus efficacement au lieu de se dire ce n'est qu'un rhume (voire ne rien remarquer du tout), ce qui limite la propagation du virus, on m'a rétorqué que cela jouerait peu de rôle, parce que l'essentiel de la transmission virale se fait tôt après l'infection, à un moment où la gravité de l'infection n'est pas encore connue, et que les infections longues ou graves sont donc, du point de vue du virus, un simple effet collatéral qui n'a pas vraiment d'impact sur le but de se transmettre. Je ne suis pas persuadé que ce soit tout à fait vrai : même si la transmission se fait effectivement, pour l'essentiel, avant qu'une possible forme grave se soit déclarée, si une forme grave se déclare cela augmente par exemple les chances qu'on cherche à retracer les contacts et que ce traçage de contacts (arrière puis avant) limite la propagation de la forme en question. Mais cet effet est sans doute mineur. En revanche, le fait que causer une infection grave ou longue soit un effet collatéral non spécialement « recherché » par le virus est déjà significatif : cela veut dire que cet effet va avoir tendance à se perdre dès lors qu'il n'est pas spécialement corrélé au but primaire (les organismes vivants ont tendance à perdre leurs capacités pas juste quand celles-ci deviennent défavorables à leur reproduction, mais aussi simplement quand elles ne sont pas favorables, par accumulation de mutations délétères si celles-ci ne sont pas négativement sélectionnées).

L'évolution du virus est sujette, dans sa lutte contre le système immunitaire humain, à une course de la Reine rouge, à devoir sans cesse muter pour échapper à l'accumulation d'immunité dans la population hôte ; et c'est probablement la raison pour laquelle ces « variants » n'ont commencé à apparaître de façon significative que lorsque suffisamment d'immunité s'est installée dans la population humaine pour que l'échappement immunitaire soit intéressant (on peut d'ailleurs, du coup, considérer leur multiplication comme un signe plutôt positif). Mais cette course de la Reine rouge a aussi un coût pour le pathogène : de façon très simplifiée, à force de muter pour échapper à la reconnaissance par le système immunitaire humain (entraîné par les variants précédents ou les vaccins développés contre eux), on peut supposer le virus obligé de faire des compromis : par exemple (et de façon très schématique), si les formes dont la transmissibilité intrinsèque est la plus élevée, ou infectant de façon optimale telle ou telle cellule humaine, sont reconnues par l'immunité, il devra muter vers des formes moins bonnes selon ces métriques (mais meilleures pour le « but » final de se propager efficacement). Notamment, il n'est pas du tout invraisemblable que le virus doive faire un compromis entre multiplication au sein de l'organisme et évasion immunitaire. Et c'est le type de mécanisme qui pourrait très bien causer une diminution du caractère pathogène, qu'on peut décrire de façon simpliste comme la recherche d'un modus vivendi entre l'évolution du virus et le système immunitaire humain (vers un endroit où la course de la Reine rouge n'est pas aussi intense).

Il y a aussi un point qui me semble devoir être souligné : c'est qu'il y a une différence entre se propager vite et se propager beaucoup : de façon très schématique, le nombre de reproduction d'un agent infectieux est le produit de sa vitesse de reproduction par la durée de sa période infectieuse (i.e., le nombre de personnes contaminées par une personne infectieuse donnée est le produit du nombre de personnes contaminées par unité de temps par la durée pendant laquelle cette personne est infectieuse). En principe, ce qui devrait compter (aussi bien pour l'épidémiologie que pour déterminer le plus apte au sens de la sélection naturelle) est le nombre de reproduction, pas la vitesse de reproduction ; et il ne faut pas les confondre. On peut d'ailleurs supputer que si le variant ο se propage très vite, il ne se propage pas forcément tant que ça parce que sa période infectieuse serait plus courte. Or voici un phénomène intéressant : si deux formes virales sont en compétition au sens où il existe une immunité croisée importante (conférée par l'une contre l'infection par l'autre), il est possible que la sélection se fasse en faveur de celle qui se reproduit vite plutôt que celle qui se reproduit beaucoup (si ce n'est pas la même), au sens où celle qui se reproduit vite va commencer par causer beaucoup d'immunité, croisée entre les deux formes, et ainsi « manger » des infections potentielles à celle qui se reproduit plus (mais plus lentement). À titre d'exemple (d'intérêt essentiellement académique, mais pour illustrer cette possibilité), dans un modèle SIR à plusieurs variants, avec immunité croisée parfaite entre eux, si le variant X a un nombre de reproduction basique de RX=1.2 et le variant Y de RY=1.4 (ou plus généralement si le seuil d'immunité collective au variant Y pur est très proche du taux d'attaque final du variant X pur, cf. cette entrée et spécifiquement cette image) mais que le variant X se reproduit énormément plus vite que le variant Y (bien que, pris isolément, il se reproduise beaucoup moins), alors le variant X va se reproduire au point d'immuniser une proportion assez importante de la population avant que le variant Y décolle, et (si ça se produit assez vite) l'empêcher de décoller, donc non seulement le variant X « mange » le variant Y (qui pourtant se reproduit plus !), mais en plus sa présence diminue le taux d'attaque final des deux variants combinés (exactement pour les raisons que j'avais expliquées ici), et cet effet est d'autant plus important que le variant X se reproduit vite. Je ne prétends absolument pas que ceci soit applicable au variant ο de covid (surtout que l'immunité qu'il provoque contre δ est sans doute loin d'être parfaite vu que la réciproque ne l'est pas, et de toute façon ce n'est pas clair qu'il ait une période infectieuse tellement plus courte), encore moins qu'on doive se réjouir de l'idée que le variant ο moins létal « vaccine » la population, mais je donne cet exemple pour illustrer le fait qu'en cas de compétition ce n'est pas forcément le variant le plus apte dans l'absolu (au sens de se reproduire le plus) qui gagne en cas de compétition. Et ceci peut concevablement être un mécanisme de plus expliquant qu'on évolue vers des virus qui se reproduisent vite mais pas forcément beaucoup ou longtemps, et qui pourraient avoir tendance à être moins pathogènes.

Encore une fois, rien de tout ça n'est une prédiction, juste une possibilité, et éventuellement une explication de comment un virus comme HCoV-OC43 qui a commencé à se manifester de façon à peu près aussi grave que SARS-CoV-2, a pu devenir un simple « rhume » si on pense que l'explication ⓐ d'acquisition d'immunité protectrice ne suffit pas à tout expliquer à elle seule.

Enfin, le troisième mécanisme qui peut faire baisser la sévérité, que je dois évoquer même si c'est pour ne rien en dire, c'est ⓒ l'évolution par sélection de l'hôte. Ce n'est évidemment pas quelque chose dont on doit se réjouir ! Il y a forcément eu plus de mortalité covid chez les personnes qui pour toutes sortes de raisons avaient plus de chances de faire des formes graves : mécaniquement, cela laisse des survivants ayant moins de chances d'en faire. Si ces facteurs aggravants sont incidentels, cela ne dure qu'une génération (voire même pas pour le principal facteur aggravant qui est l'âge : nous vieillissons tous !) ; pour les facteurs génétiques, on peut imaginer que l'effet persiste, c'est le principe de l'évolution par hérédité et sélection naturelle. Mais comme la mortalité covid dans le monde a été très faible à l'échelle de l'ensemble de la population (quelque chose comme 0.25%), il faudrait vraiment des facteur génétiques extraordinairement aggravants (multipliant par 100 ou quelque chose comme ça la probabilité de mourir) pour avoir un effet significatif. Donc je pense qu'on peut considérer que ce mécanisme ⓒ est négligeable.

Quoi qu'il en soit, même s'il n'est pas acquis que la covid devienne bénigne au point d'être classifiable comme un rhume, ce n'est pas du tout farfelu de le penser, il y a plusieurs sortes de mécanismes qui peuvent œuvrer dans ce sens, et même si l'échantillon n'est pas énorme, on peut difficilement ignorer que les quatre coronavirus endémiques (OC43, 229E, NL63 et HKU1), qui ont connu cette évolution endémique, se manifestent essentiellement comme des rhumes, alors que les coronavirus non endémiques (SARS-CoV-1 et MERS-CoV, ainsi que SARS-CoV-2 comme il se présentait début 2020) ne sont absolument pas des rhumes. Quant à l'échelle de temps d'une telle évolution, il est encore plus difficile de se prononcer, mais si la pandémie de 1889 était bien due à OC43, il semble que — par les standards de l'époque — elle était finie en 1893 ou 1894. (Et en tout cas, les coronavirus endémiques ne semblent pas être chez nous depuis des millénaires.)

Bon, mais si le scénario « rhume » ne se déroule pas (ou si le covid prend plus de temps à devenir un rhume), que se passera-t-il ? Le scénario qui me paraît le plus plausible est alors celui d'une « grippe » saisonnière bis (peut-être pire, mais pas forcément bien séparée de la « vraie » grippe si on ne va pas faire des tests).

La grippe n'est pas du tout une maladie bénigne. Il y a tout juste un siècle, une de ses souches a tué de l'ordre de 1% de la population mondiale (une proportion environ quatre fois plus élevée que la covid, mais aussi différemment répartie : moins de personnes infectées mais plus de létalité, et surtout plus de létalité chez les personnes d'âge moyen, ce qui signifie que le nombre de personnes·années de vie perdue a sans doute été relativement beaucoup plus important). Et de façon générale, le potentiel pandémique de la grippe (notamment en cas de reproduction chez l'homme de la grippe aviaire) me semble bien plus terrifiant que ce que la covid nous a montré. Même la « simple » grippe saisonnière, malgré un vaccin (d'efficacité très variable), tue de l'ordre de 10k personnes par an en France, avec une assez grosse variabilité d'une année sur l'autre pour des raisons pas complètement bien comprises mais qui tiennent au moins en bonne partie de la souche qui circule et de l'immunité que la population a contre celle-ci. (Soit dit en passant, s'il y a quelque chose que la covid pourrait nous apporter en forçant le progrès sur les vaccins à ARN, c'est un éventuel vaccin universel contre la grippe, et cette possibilité est une raison d'être très préoccupé par la recrudescence de la pensée antivax nourrie notamment dans sa défiance envers les autorités par des mesures complètement débiles contre la covid.)

Le scénario « grippe » pour le covid serait celui où il provoquerait des vagues saisonnières dans lesquelles l'immunité protectrice (et pas seulement l'immunité stérilisante) serait largement perdue ou amoindrie à chaque fois, soit parce que le virus mute, soit parce que l'immunité est trop peu durable, soit parce qu'on ne se satisfait pas du niveau de protection qu'elle offre, et il serait alors nécessaire de vacciner en masse, sur la base de prédictions pas toujours très fiable de la forme destinée à devenir dominante. En tablant sur un ordre de grandeur de quelques millions d'infections par an en France, dans une population immunisée mais pas complètement protégée non plus, cela donnerait peut-être quelques dizaines de milliers de morts par an, un ordre de grandeur comparable à la grippe saisonnière, peut-être au-dessus, mais sans doute quand même inférieur au nombre de morts covid de l'hiver 2020–2021 (qui a été de l'ordre de 80k), et probablement avec un impact bien plus faible sur les unités de réanimation. En tout état de cause, notre société arrive très bien — à tort ou à raison — à ignorer la grippe saisonnière, il est donc possible qu'elle décide d'ignorer le covid aussi, même dans un scénario où il ferait deux ou trois fois plus de morts chaque année : je ne me hasarderai pas à prédire ce qui l'emporterait dans ce cas, entre le désir de reprendre une vie normale en ignorant la maladie, et la difficulté à mettre fin aux mesures d'exception.

Il faut noter cependant plusieurs choses. Le premier est que le nombre de morts de covid n'est certainement pas à ajouter au nombre de morts de la grippe saisonnière vu que ce sont en bonne partie les mêmes personnes qui seraient touchées. La seconde est que le nombre de morts de la grippe saisonnière fait l'objet d'une incertitude considérable : on l'infère par son attribution d'une certaine part de la surmortalité hivernale, mais on ne recherche pas systématiquement l'agent infectieux dans le cas des morts par pneumonie des personnes âgées (et de toute façon, la notion même de « cause » d'un décès est intrinsèquement assez délicate pour des personnes fragiles qui parfois n'attendent que la prochaine infection pour décéder). Je ne serais pas du tout surpris qu'une part importante des décès attribués à la « grippe » soient, en fait, causés par d'autres infections respiratoires (on aurait tort de prendre la proportion des virus relevés par séquençage d'infections respiratoires dans une certaine population et la transposer chez une autre population), notamment les coronavirus « de rhume ». Enfin, la grippe est quand même assez différente des coronavirus par sa vitesse de mutation (quelque chose comme cinq à dix fois supérieure, qu'il s'agisse d'un taux de mutation en substitutions par site de nucléotide par reproduction cellulaire, ou d'un rythme d'évolution en substitutions par site de nucléotide par année ; essentiellement parce que les coronavirus ont un mécanisme de correction d'erreurs lors de la reproduction) et par sa capacité à recombiner. Le fait que SARS-CoV-2 ait produit tant de variants significatifs (au moins depuis fin 2020) paraît avoir surpris les spécialistes, et semble largement lié au caractère récent de sa transition à l'homme (on peut soupçonner la même chose chez OC43 à travers le fait que pendant la grippe de 1889 on a observé un nombre important de réinfections), et/ou peut-être qu'à l'utilisation de traitements par anticorps chez les personnes immunocompromises. Mais on peut espérer qu'une fois que l'évolution de SARS-CoV-2 aura épuisé les low-hanging fruits (je veux dire, les modifications faciles à trouver pour s'adapter à l'homme) elle ressemble ensuite plus aux autres coronavirus qu'à Influenza.

Quoi qu'il en soit, même s'il est difficile d'être catégorique et d'affirmer avec certitude la covid va se transformer en rhume et tout le monde l'oubliera ou même la covid va se transformer en une sorte de grippe saisonnière et on s'y habituera (il est logiquement possible que demain apparaisse un nouveau variant qui ferait 90% de mortalité et se reproduirait de façon encore plus fulgurante ; mais bon, c'est aussi possible pour OC43, 229E, NL63 et HKU1 et ça n'inquiète personne), et même si je ne prévois absolument pas la fin des restrictions sanitaires avant très longtemps, je pense quand même que la pandémie aura une fin, quand bien même nous ne serions pas capables de la reconnaître avant de prendre du recul, et les variants actuels ne remettent pas spécialement cette croyance en cause, à la limite ils la confortent.

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