Hasard dans l'Empire

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Contenu

Ce qui suit est le texte complet du roman Hasard dans l'Empire, écrit en 1994 par David Madore. Il n'a subi que des modifications de nature éditoriale (dans la conversion du format TeX au format HTML) par rapport à la version finale.

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Copyright

Copyright © 1994–1999 David A. Madore.

La copie et la diffusion de cet ouvrage est permise suivant les termes suivants:

Table des matières

Je dédie ce livre à tous ceux qui se sont pris, en contemplant le ciel nocturne dans la direction entre Persée, Pégase, les Poissons et Cassiopée, à rêver qu'il y avait peut-être quelqu'un là-bas, à 690 kiloparsecs d'ici, dans la galaxie qui porte le nom de la fille de Céphée... Peut-être même la Capitale de l'Univers.

Note sur les unités (ne vous sentez pas obligés de lire ce qui suit). Nous utilisons les unités approuvées par le Conseil Impérial : l'année (universelle) vaut dix millions de secondes, soit 115 jours, 17 heures 46 minutes et 40 secondes dans les unités terrestres. Le jour universel vaut cent mille secondes, soit 27 heures 46 minutes et 40 secondes. L'heure et la minute universelle valent respectivement dix mille et cent secondes. Le « parsec » ne correspond pas exactement au parsec terrestre mais à la distance parcourue par la lumière dans le vide en 10 années universelles, soit à presque trente billions de kilomètres, ou 0.9716 parsecs terrestres ou 3.1689 années lumière terrestres. Le kiloparsec vaut mille parsecs, le mégaparsec un million et le gigaparsec un milliard.

Marc Rodrigue

1

ERNELION — Située au bord du bulbe de la galaxie d'Anecdar [la Grande Galaxie d'Andromède, M31], la planète d'Ernélion (dont les données physiques sont reportées en annexe) fut colonisée en 15334 par l'Empereur Silien VII. C'est sous Alexandre VIII Ménel qu'elle fut choisie comme capitale en 16895, symboliquement le premier jour de l'année. Soixante-deux millénaires à la tête de l'Empire ont fait d'elle la planète la plus peuplée de l'Univers avec soixante-et-onze milliards d'habitants au recensement de 79790. Si l'apogée d'Ernélion se situe aux alentours du soixante-cinquième millénaire, sous la dynastie éclairée des Elvuns, et qu'après l'assassinat d'Anatole II, elle a connu une certaine stagnation, elle n'en demeure pas moins le centre nerveux de l'Univers, dépassant de très loin l'ancienne capitale Anor. Les besoins toujours croissant de l'administration de l'Empire ont étendu de plus en plus l'espace effectivement occupé par le Siège Impérial, jusqu'à l'intégralité des planètes habitables de la galaxie d'Anecdar avec ses seize mille billions d'habitants, et ses deux satellites importants, l'un base mère de la Flotte, et l'autre résidence d'été des Empereurs et de la Famille Impériale. Mais Ernélion, au cœur de la galaxie, a conservé le rôle principal. La ville du même nom a progressivement gagné du terrain sur la planète jusqu'à occuper trois et demi millions de kilomètres carrés, mille trois cents kilomètres d'est en ouest, soit près de un pour-cent de la superficie de la planète, le reste demeurant dans l'état étrange d'une « banlieue » immense, extrêmement peu peuplée. Si l'extension de la ville s'est arrêtée là, c'est que les Gouvernements Impériaux successifs, en particulier sous l'actuelle dynastie des Sendars, ont voulu limiter l'essor urbain, désireux d'éviter que l'agitation populaire puisse menacer le Palais Impérial et par conséquent l'ordre établi dans tout l'Univers...

Quentin entra impromptu dans le bureau du Président du Conseil Impérial, qui se leva immédiatement. Il lui fit d'une main fatiguée signe de se rasseoir.

Quentin n'était pas un nain : il mesurait tout de même 1635 millimètres. Mais pour une raison curieuse, il paraissait toujours petit ; peut-être était-ce parce que l'on s'attendait à ce que son titre l'élevât et le grandît. Il semblait éminemment jeune, ce qui est normal car il n'avait que quatre-vingt-six ans. Il était surtout très beau. Ses cheveux châtain clair légèrement désordonnés qui lui descendaient jusqu'au niveau des épaules et ses yeux bleu sombre lui conféraient un air doux. Une couronne réduite à un simple anneau de platine et une cape pourpre étaient tout ce qui marquait son rang, mais cela suffisait, même si l'on était ignorant de la signification de ces insignes, à lui donner un aspect majestueux, accentué par sa complexion robuste et cependant gracieuse. Lorsqu'il n'était pas en public, son visage avait clairement une apparence aimable, même sympathique, qui n'était pas d'ailleurs qu'une simple impression.

Quentin, second du nom, était Empereur de l'Univers depuis trente-neuf ans, le huit cent huitième tenant du titre, l'héritier d'un Empire infiniment plus vaste que tout ce que l'imagination humaine peut concevoir : quatre et demi gigaparsecs de circonférence, et le dernier descendant de toute une lignée de souverains depuis Alexandre Premier Hexar. Il prétendait être un despote éclairé : la vérité était assez éloignée ; mais en comparaison avec le règne sanguinaire de son père et la tyrannie impitoyable de son grand-père, il passait effectivement pour un bon Empereur, et son peuple l'aimait et lui souhaitait longue vie, surtout ceux qui savaient à quoi ressemblait le Prince Impérial, Cyril.

Marc Rodrigue, Président du Conseil Impérial, dépassait l'Empereur d'une bonne tête, et à côté de lui avait l'air d'un patriarche avec ses cent soixante-trois ans. Il avait les cheveux noirs, les yeux noirs, la peau matte, le visage sévère. Il était toujours habillé avec énormément d'élégance et de raffinement. Le contraste entre les deux hommes était si spectaculaire qu'ils évitaient de se montrer côte à côte de peur de susciter le rire.

On ne savait pas au juste lequel disposait de la réalité des pouvoirs. Vraisemblablement, depuis l'avènement de Quentin II, Rodrigue avait-il vu ses prérogatives s'amenuiser progressivement. Même si Quentin était encore jeune à l'époque dont nous parlons, Rodrigue n'avait probablement plus aucun pouvoir réel. Cependant, il existait encore, et l'Empereur désirait apparemment le maintenir dans son poste, même simplement honorifique. À vrai dire, il lui confiait tous les détails ennuyeux et sans importance, tout en se réservant l'exercice effectif de la souveraineté.

Obéissant, Rodrigue s'assit et l'Empereur fit de même.

« Avez-vous entendu parler de cette planète, Rodrigue ? Voyons, comment s'appelle-t-elle... Ah oui, Anderland. »

« Non, Sire. Eussé-je dû ? »

« Certainement, répondit Quentin avec un sourire, vous prétendez toujours être au courant de tout avant tous. »

« Je suis déso... »

Un geste de la main de l'Empereur arrêta net la phrase du Président du Conseil.

« Cela ne fait rien. Nous avons trouvé sur Anderland les vestiges d'une civilisation antique. »

Rodrigue savait qu'il était incorrect de poser une question à l'Empereur, mais il demanda tout de même d'un ton aussi intéressé qu'il pût le faire :

« Une civilisation de quelle nature, Sire ? »

Quentin baissa les yeux vers le papier qu'il tenait, et lut à demi-voix :

« Voyons... Données physiques... La planète est située sur le bras spiral majeur d'Anecdar. Géographie... Date reconstituée : les bâtiments remontent à des dates variant entre quatre-vingt-dix et deux cents cinquante millénaires avant notre ère. Il s'agit d'une civilisation très évoluée ayant franchi le stade V, je ne sais pas ce que cela signifie... Tout semble avoir été purement et simplement abandonné. Évidence de transport spatiaux, vraisemblablement intergalactique. Réseau urbain très développé... Système informatique très complet. Mais aucune banque de donnée n'est codée ni sur support optique ni sur support magnétique. Aucune source d'énergie apparente... »

L'Empereur de l'Univers reposa le papier et continua :

« Cela ne vous semble-t-il pas étonnant qu'une civilisation aussi développée que la nôtre, sinon plus, ne possède aucune source d'énergie ? »

Rodrigue, que tout ceci ennuyait profondément, répondit d'un ton neutre :

« Peut-être ne les avons-nous pas trouvées, Votre Majesté. »

« Non, non, pas du tout, Rodrigue, vous n'y êtes pas. J'ai appris depuis qu'il y a quelque chose de plus impressionnant que tout cela. Nous en avons trouvé des traces invisibles, mais nous savons qu'il y en a une grande quantité cachée quelque part sur la planète. »

« Quoi donc, Sire ? »

« Du Lozaire noir ! »

2

LOZAIRE — Le Lozaire, ou Théochryse, constitue une des grandes énigmes de la science actuellement. Il est difficile, concernant ce matériau, de faire la part de la réalité et de la légende. Il existerait plusieurs formes de Lozaire : le rouge existe effectivement et sert à la téléportation, le vert existe aussi et permet des communications à une vitesse infinie. Mais la fable affirme que ces deux types ne sont que des variétés inférieures (réduites ou encore dopées) du Lozaire pur : le noir, dont les pouvoirs seraient illimités. Il existerait aussi une très rare variété blanche, en la possession des seuls dieux. Mais nous sommes là clairement dans le domaine de la fiction. Le mécanisme commun à toutes les variétés de Lozaire serait, d'après une théorie assez répandue, la « production de hasard », c'est-à-dire la modification des probabilités de manière à rendre possibles certains événements initialement très improbables, comme des sauts quantiques. Le Lozaire, on peut le dire, est l'opposé du Second Principe de la Thermodynamique... On a aussi attribué au Lozaire la responsabilité du hasard presque infini nécessaire au développement simultané sur des milliards de planètes de la même espèce humaine...

Quelque part dans l'Univers, dans un endroit que nous appellerons symboliquement Tekir, le Conseil des Sages se réunissait. Le Président de Séance, que pour l'instant nous ne désignerons pas autrement que par « Alpha », venait d'ouvrir les débats. Le premier à parler fut Gaël Ardemond qui annonça, d'une voix grave et noble :

« L'Empire a localisé Anderland, et trouvera bientôt le Lozaire. »

« Il nous faudra jouer serré. » commenta Alwin.

« Vous connaissez tous la stratégie que je propose, ajouta Alpha. Quelqu'un désire-t-il que je précise un point ? »

Silence.

« J'en appelle au vote. »

Aussitôt, douze têtes furent recouvertes.

« Alors le plan sera mis en activité. »

3

QUENTIN II — 808ème Empereur de l'Univers, 67ème des Sendars. Né 79708.56, couronné 79755.33, mort... Son nom restera incontestablement dans les annales pour la « révolution du Lozaire » dont il est largement l'instigateur... Marc Rodrigue... Toutefois, il serait injuste d'oublier pour cela les côtés éclairés du règne de Quentin, qui fut incontestablement un grand Empereur, surtout quand on le compare à ce qui précéda et suivit...

Rodrigue prit un air à moitié étonné, à moitié rieur (pour le cas où le tout serait une simple plaisanterie de l'Empereur).

« Mais, Votre Majesté, le Lozaire Noir n'est qu'une fable destinée à amuser les enfants. »

Il s'interrompit brutalement, pensant que Quentin pourrait se fâcher en pensant que le Président le comparait à un enfant. Mais l'Empereur fit un sourire amusé et légèrement moqueur et répondit :

« Dans ce cas, nous vivons un conte de fée ; mais vous pouvez être certain que c'est vrai. »

Rodrigue s'inclina profondément et prononça avec humilité :

« Oui, Sire. »

Après quelques secondes de silence, l'Empereur reprit, sur un ton différent, la voix qu'il utilisait pour donner des ordres :

« Quoi qu'il en soit, je vous charge de cette affaire : vous irez personnellement surveiller les opérations, et vous vous assurerez que tout le Lozaire trouvé arrive intact sur Ernélion et entre mes mains. »

« Oui, Sire. »

L'Empereur se retourna alors et quitta la pièce sans dire un mot de plus, aussitôt suivi de trois gardes, et laissant le Président du Conseil Impérial sans voix.

4

ANDERLAND — ...la planète, après avoir été le centre et la Capitale de l'Univers pendant plus de cent cinquante millénaires, devint, presque du jour au lendemain, un champ de ruines... Les raisons de cette disparition ne sont pas claires encore aujourd'hui... Le rôle exact du Lozaire...

Ambroise Gwaïherst contemplait une dernière fois les majestueuses ruines d'Anderland par les vitres du vaisseau qui allait l'emmener à Ernélion.

Ernélion ! Ce nom ô combien enchanteur se répétait sans cesse dans l'esprit de Gwaïherst, et déchaînait chez lui le rêve et l'impatience. Dans les cent soixante-six années qu'avait durées sa vie depuis sa naissance sur un monde reculé et pratiquement inhabité, il n'avait jamais eu l'occasion de se rendre sur la capitale. Ernélion ! Siège du Gouvernement Impérial pendant plus de six cents générations ininterrompues. Siège autrefois du si prestigieux Sénat, siège du Conseil Impérial. Et surtout, résidence dorée du si lointain Empereur, ce personnage entouré d'une aura de légende et de mystère qui faisait par ses moindres caprices la loi dans l'Univers entier. Le Bien-Aimé Quentin II.

Et c'était justement l'Empereur que venait voir Gwaïherst.

Non qu'il espérât réellement le rencontrer en personne. Combien avaient cette chance ? Des centaines de trillions de personnes voulaient le voir chaque jour ; et le souverain n'en recevait qu'un ou deux. Voir l'Empereur —en chair et en os, et non seulement en images— était un honneur qu'on pouvait difficilement oser espérer connaître. Mais ce que Gwaïherst avait à lui signaler était de la plus haute importance : il était physicien, et engagé dans les recherches sur Anderland. C'est lui qui y avait découvert l'existence du Lozaire, et il devait absolument signaler à l'Empereur avant que le Théochryse lui-même ne fût atteint, combien ses pouvoirs étaient étendus. Qu'il tombât entre de mauvaises mains, et c'était la fin de l'Empire, et l'anarchie dans tout l'Univers. Gwaïherst ne pouvait supporter l'idée de la fin de cet État qui avait été le seul pour si longtemps. Ses leçons d'histoire concernant la guerre civile qui avait succédé à la chute des Ghâns, et, dans une moindre mesure, celle des Elvuns, étaient encore dans sa mémoire. Gwaïherst espérait de tout son cœur que son message parviendrait à Sa Majesté.

Rêvant à Ernélion, à l'Empereur et au Lozaire, il tomba dans un profond sommeil tandis qu'Anderland s'éloignait lentement derrière la vitre...

Gwaïherst fut réveillé une heure plus tard par une voix qui annonça que le vaisseau était arrivé en orbite autour d'Ernélion, où il se poserait vingt minutes plus tard, et rappela qu'il faudrait penser à présenter les visas au contrôle de l'administration. La population de la capitale était en effet si élevée que des contrôles stricts devaient toujours être exercés pour s'assurer qu'elle ne dépasserait pas les bornes autorisées par le Gouvernement Impérial.

Gwaïherst se tourna vers la vitre juste au moment ou le vaisseau quittait la face nocturne de la planète. Un lever de soleil vu de l'espace est un spectacle fascinant surtout lorsque la planète possède une atmosphère. L'apparition de l'étoile fut très rapide vu combien l'orbite du vaisseau était basse, et après dix minutes, il survolait la surface diurne d'Ernélion. Toute l'immensité de cette ville incroyable s'étendait sous les yeux émerveillés de Gwaïherst, et il crut pendant un instant apercevoir la tour élancée du Palais Impérial, et des Jardins Interdits, des milliers d'hectares réservés à l'entourage restreint de l'Empereur.

Mais déjà le vaisseau atterrissait, et Gwaïherst eut à franchir le « contrôle d'immigration ».

« Je suis citoyen impérial. » dit-il d'un ton neutre, comme s'il pensait que les Ernéliens ne considéraient comme citoyens que leurs congénères.

« Qui ne l'est pas ? répliqua le douanier avec humeur. Vos papiers, s'il vous plaît. »

Gwaïherst sortit une petite carte optique qu'il tendit au fonctionnaire.

« Ambroise Gwaïherst, né 79628.80 sur Dalna III, Anecdar. Jamais entendu parler de ce monde-là. »

« Le contraire aurait été étonnant, répliqua Gwaïherst. Il y a des millions de planètes colonisées dans la simple galaxie d'Anecdar. »

Le douanier lui jeta un regard noir.

« Motif de votre visite sur Ernélion ? »

« Affaires. »

« Cela ne suffira pas, j'en ai bien peur. »

« J'ai un message de la plus haute importance à délivrer aux autorités impériales. »

« Vous auriez pu vous adresser à elle sur Anderland. »

« Mon message est bien trop important. Je pense être contacté personnellement par l'Empereur. »

L'autre lui rit carrément au nez.

« Elle est bien bonne, celle-là. Admettons que vous êtes fou. Combien de temps pensez-vous passer sur la capitale ? »

« Je n'en sais rien. »

« Alors vous avez deux semaines, et pas un jour de plus. Si à la date 79795.10 vous n'avez pas quitté Ernélion, vous vous exposez à de sérieux ennuis judiciaires. »

Reprenant un ton moins formel, il rajouta en riant :

« À moins naturellement que l'Empereur lui-même ne vous dispense de ces désagréments ! »

Et sur ces mots, Gwaïherst se vit rendre sa carte.

Après un dédale de petits couloirs, il pénétra dans la salle des transferts de l'astroport, un hall immense dont les murs et le plafond étaient à peine visible, perdus au loin. Il se dirigea vers un guichet au-dessus duquel était écrit en gros caractères « INFORMATION ».

« Je cherche un hôtel, s'il vous plaît. » demanda-t-il d'un ton faible.

« Il y a plus d'un million d'hôtels à Ernélion. Soyez plus précis. »

« À vrai dire... »

« Avez-vous une réservation ? »

« Er... à vrai dire... »

« Cessez de dire vrai et répondez. »

« Non. »

« Alors cela va être difficile. Je vais voir ceux qui ont une chambre de disponible. Vous êtes seul ? »

« Oui. »

L'employée tapa quelques touches et répondit :

« Vous avez de la chance : il y en a un assez bon, et pas trop loin. Cinq mille unités la nuit. »

Gwaïherst avala difficilement sa salive, et acquiesça :

« Ça ira. »

L'employée lui remit un petit morceau de papier.

« Voici des instructions pour vous y rendre. »

« Attendez, autre chose : comment puis-je obtenir une audience devant Sa Majesté ? »

« Vous n'avez aucune chance. »

« Tout de même, quel est le protocole ? »

« Adressez-vous au bureau des audience pour le Palais Impérial. »

Elle tendit un nouveau morceau de papier.

« En voici les coordonnées. »

« Merci. »

Si l'employée répondit à ce dernier mot, Gwaïherst ne l'entendit pas. De toute manière, il était trop occupé à trouver une station de transport rapide.

La méthode de déplacement la plus utilisée sur Ernélion consistait en une sorte de voie ultra-rapide sur laquelle transitaient des modules individuels qui accéléraient ou décéléraient à trente mètres par seconde au carré en permanence, ce qui permettait de traverser toute la ville en un temps record de quelques minutes, même si le confort laissait à désirer : il fallait la résistance d'un pilote de chasse pour supporter tout un voyage à une telle accélération. La destination devait être soigneusement incorporée à l'avance dans l'engin car il était évident que comprimé contre son fauteuil comme on l'était, on ne pouvait pas contrôler grand-chose.

C'est ainsi que, plutôt secoué, Gwaïherst arriva à son hôtel. Hôtel de faible qualité, d'ailleurs, en comparaison avec le prix demandé, mais Gwaïherst était bien trop fatigué pour penser à autre chose qu'à dormir.

5

Sur Tekir, alors que le soleil se couchait là où dormait déjà Gwaïherst, Ardemond et Alwin contemplaient les étoiles et discutaient à voix basse.

« Que se produira-t-il si l'Empereur apprend notre existence ? »

« Nous passerons à la phase II. Le Président de Séance a tout prévu. »

« Je suis nerveux. Tout ceci était-il bien nécessaire ? »

« Absolument. Il n'y a rien à craindre. »

« Et si nous nous sommes trompés ? »

« Nous n'avons commis aucune erreur. »

Alwin regarda Ardemond avec un air légèrement réprobateur.

« Serions-nous devenus des dieux pour ne jamais commettre la plus petite faute ? Nous ne sommes que des hommes, Ardemond, souvenez-vous-en bien ! Et quel que soit le nom que nous nous donnons, nous sommes loin d'être les plus sages de l'Univers. »

« Si notre plan échoue, nous mourrons : c'est le prix à payer, et il n'est pas trop lourd. »

« Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, c'est pour les vingt-et-un quadrillions d'habitants que compte l'Empire. N'est-ce peut-être pas un prix trop lourd pour eux ? Méritent-ils ce que nous risquons de leur infliger ? »

Cette fois, Ardemond hésita un peu avant de répondre.

« Ne craignez rien, Alwin, nous avons le Lozaire. »

« Le Lozaire ! Mais nous sommes liés par un certain nombre de serments. Nous ne pouvons pas nous en servir comme nous le voulons ! Et l'Empereur a quatre cents mille trillions d'hommes à lancer à nos trousses. »

À cela, Ardemond ne trouva rien à répondre.

6

Sa Majesté l'Empereur de tout l'Univers, Suprême Maître des Myriades Célestes, Tout-Puissant Souverain de la Création, n'arrivait pas à trouver le sommeil.

Il se tournait et se retournait dans son immense lit en pensant à Anderland, au Lozaire, au Conseil des Sages.

Près de la porte se dessinait la silhouette à peine visible d'un des gardes qui veillaient sur lui la nuit. Jusqu'au matin, il resterait ainsi absolument immobile, rigide même. Sa respiration se faisait très légèrement entendre. Voilà, pensa Quentin, la puissance de son Empire : les armes. Mais il savait désormais qu'il y avait un autre pouvoir bien plus grand, qui dépassait l'Empire Temporel. Tekir, les Sages, et le Spirituel.

Quentin se leva et se rendit sur son balcon, passant devant le garde dont il pouvait presque sentir le cœur qui battait à tout rompre. L'Empereur sortit. À ses pieds s'étendaient les Jardins Impériaux, puis, au-delà des murs de la Cité Interdite, la grande ville d'Ernélion dormait paisiblement. Ce n'était naturellement qu'une impression limitée à ce quartier, le quartier impérial, uniquement résidentiel, réservé aux plus fortunés.

L'Empereur leva alors les yeux vers la voûte étoilée, se demandant dans quelle direction pouvait se trouver la mystérieuse Tekir. Non, pensait-il, il devait être le seul maître dans l'Univers. Il n'était pas question qu'un petit groupe comme le Conseil des Sages lui retirât une parcelle de sa puissance.

Alors qu'il retournait se coucher, il se demandait si son plan allait fonctionner. Était-il prêt ? Voilà quelle était la question. Quentin venait à peine d'apprendre l'existence du Conseil des Sages, et déjà...

7

Gwaïherst se leva tôt le lendemain matin, pour se rendre au bureau des audiences. Il n'eut pas de mal à trouver le bâtiment, mais une fois à l'intérieur, il faillit ne pas pouvoir contenir sa déception.

Des dizaines milliers d'Ernéliens faisaient la queue dans le bâtiment immense pour pouvoir remplir un petit papier indiquant leur nom, leur adresse et en au plus cent mots la raison de leur requête. Seuls une cinquantaine par jour parmi les millions seraient choisis pour passer à l'étape suivante : l'analyse cas par cas des demandes d'audience. Et quelques fortunés verraient le souverain. Les autres, rien. Pas même un fonctionnaire subalterne.

Écœuré, Gwaïherst remplit à son tour les formalités, en espérant...

« Je sollicite, écrivit-il, une entrevue avec Votre Majesté Très Éclairée et Infiniment Bienveillante, pour attirer Votre Impériale attention sur un point de la plus haute importance pour Votre Majesté et pour tous Ses sujets. Je souhaiterais m'entretenir avec Votre Majesté au sujet du Lozaire, dont les bienfaits à l'Empire de Votre Majesté pourraient être immenses, mais dont les dangers seraient très grands s'il tombait entre des mains moins avisées que celles de Votre Majesté. »

Et il rentra à l'hôtel.

8

Mais le hasard sourit parfois à la nécessité, et la fortune aux audacieux. Le lendemain même du dépôt de sa requête, un détachement de dix gardes impériaux armés jusqu'aux dents vinrent au lever du soleil trouver Gwaïherst dans sa chambre d'hôtel, y pénétrèrent sans ménagement et le réveillèrent assez brutalement.

« Êtes-vous Ambroise Gwaïherst, Monsieur ? » demanda le chef, qui portait le grade de sergent.

Il aurait pu former la caricature du soldat impérial : il était jeune, ce qui était nécessaire car l'armée n'avait plus besoin des hommes qui avaient dépassé la quarantaine, devenus des loques humaines, complètement anéantis par le lavage de cerveau qu'ils avaient subi, et dont une mort rapide était le mieux qu'on pouvait espérer pour eux. Il avait une expression totalement figée et stupide, ce qui était d'ailleurs un jugement un peu hâtif et presque erroné dans son cas. Il était extrêmement musclé, ce qui compensait peut-être le manque de cellules ailleurs.

Gwaïherst regarda d'un œil à moitié réveillé, inquiet et légèrement réprobateur cette intrusion injustifiée de dix hommes qui portaient l'uniforme de la garde rapprochée et, sur l'épaule, la galaxie sur fond bleu, signe que Gwaïherst ne savait pas interpréter mais qui lui paraissait inquiétant. Trois armes étaient pointées vers lui, ce qui n'augurait rien de bon.

« Oui. » fut la réponse, prononcée d'une voix à moitié défunte, et décidément très fatiguée.

« Sa Majesté l'Empereur veut vous voir, Monsieur. Vous devez être à quatre heures très précises au Palais Impérial. En attendant, nous vous accompagnerons partout où vous irez. »

Gwaïherst venait à peine de se réveiller, et c'est ce fait qui l'aida à supporter le choc causé par cette annonce. Il se contenta de bredouiller des paroles incompréhensibles pendant quelques minutes. Quand il se fut à peu près remis, il put enfin parler, des mots confus et incertains.

« Moi ? Empereur... vouloir... me voir ? »

« Oui, Monsieur. »

« Pour... Pourquoi ? »

Le sergent prit un air, si c'est possible, encore plus roide.

« Nos ordres ne le précisent pas, Monsieur. »

Après encore un certain moment, Gwaïherst commençait à reprendre contrôle de ses pensées.

« Vous... avez dit... quatre... heures ? »

« Oui, Monsieur. »

« Mais... ne puis-je... pas... aller... y aller... palais... tout de suite ? »

« Sa Majesté a dit quatre heures, Monsieur. »

« Alors, vous... devoir... attendre ici. »

« Nous sommes habitués à attendre, Monsieur. »

9

C'est ainsi que Gwaïherst arriva, quatre heures plus tard, après avoir signé maints papiers et fait énormément de serments, dans une petite salle décorée avec goût, où, lui dit-on, on viendrait le chercher.

Dix minutes passèrent, qui lui semblèrent une éternité, et enfin rentra dans la pièce un jeune homme en qui Gwaïherst reconnut, après quelques instants de réflexion, cet homme dont le buste ornait tant de bâtiments publics, dont les images étaient si fréquemment sur tous les médias, cet homme qui de ses moindres désirs faisait la loi dans l'Univers, cet homme à qui tout était permis, cet homme craint et respecté, Son Auguste Majesté, Son Altesse Impériale l'Empereur de l'Univers. Mais Quentin n'avait pas cet air soucieux et grave qu'on lui donnait presque toujours, et qui le faisait paraître vieux et triste. Au contraire, sur son visage se lisait clairement l'amusement et la gaieté, la jeunesse et la joie.

Aussitôt qu'il eut reconnu à qui il avait affaire, Gwaïherst se jeta à genoux par terre et baissa la tête, attendant un mot de Sa Splendeur. Pour préparé qu'il fût à ce moment, il eut tout de même un choc lorsqu'il réalisa avec qui il était.

« Asseyez-vous, Gwaïherst, je vous en prie. » lui ordonna une voix d'une politesse exquise.

Quand Gwaïherst eut obéi et qu'il eut osé porter les yeux sur son Maître, il vit que le tout-puissant Empereur de l'Univers le regardait avec des yeux pleins de curiosité amusée et d'intérêt. Après une longue pause pendant laquelle Gwaïherst avait à peine respiré, se sentant l'objet du regard impérial, et se demandant si Sa Majesté n'avait pas l'intention de lui causer quelque désagrément pour son propre plaisir, Quentin s'assit enfin et prit un air plus sérieux. Il demanda sur un ton véritablement impérial :

« Vous m'avez demandé la faveur d'un entretien. Je vous écoute. »

Gwaïherst rassembla tout son courage, tenta d'oublier à qui il parlait, et se lança.

« Il s'agit du Lozaire, Sire. »

Il supposait qu'il y aurait une réaction. Ce ne fut pas le cas. L'Empereur attendait clairement qu'il continuât. Alors il parla. Il rappela ce qui avait été trouvé sur Anderland, il récapitula l'essentiel de ce qu'on savait sur le Lozaire, il s'étendit sur ses dangers. Il expliqua que si Sa Majesté n'y prenait pas garde, le Lozaire pourrait tomber entre de mauvaises mains, et le Siège Impérial serait menacé. Il insista sur le fait que celui qui possédait le Lozaire possédait une puissance quasiment infinie, et qu'il désirait ardemment que ce fût Sa Majesté qui le détînt.

Pendant tout ce temps, alors que Gwaïherst parlait avec conviction, avec vivacité, avec émotion, l'Empereur ne dit pas un mot, ne fit pas un seul signe d'intelligence. Seulement à un seul moment il esquissa un sourire fugace.

Quand Gwaïherst se fut tu, Quentin laissa de nouveau passer un long silence, et enfin conclut :

« Vos remarques seront prises en compte. Vous resterez au palais jusqu'à ce que j'en aie décidé autrement. Vous pouvez disposer. »

Gwaïherst fit une révérence maladroite et s'éloigna à reculons jusqu'à la porte où l'attendaient les mêmes gardes qui l'avaient accompagné jusqu'au palais, et qui lui montrèrent ses appartements.

10

Dans la grande salle d'audience du Conseil des Sages régnait un désordre inhabituel. Les membres s'apostrophaient d'un bout à l'autre de la grande table d'ébène polie. Ils n'étaient que dix, mais criaient comme cent. Quand Ardemond entra, il dut attendre une bonne minute avant que le silence ne fût parfait. Lorsque ce fut enfin le cas, il s'éclaircit un peu la voix puis prononça d'une voix chargée à la fois de gravité, de reproche, et d'une légère tristesse :

« Comme vous le savez, Messieurs, je suis chargé, en l'absence du Président de Séance, d'assumer la direction du Conseil. La séance est ouverte. »

Ce n'était qu'une façon de demander à tous de s'asseoir, et de se calmer. Alwin l'était déjà depuis longtemps, et regardait Ardemond avec un sourire narquois.

Enfin, Ardemond annonça la nouvelle qui n'était déjà plus nouvelle depuis longtemps :

« La première phase du plan est déclenchée. »

Bien que tous le sussent déjà, un bruit confus s'empara de nouveau du conseil.

« Marc Rodrigue a été envoyé sur Anderland, et Gwaïherst vient de rencontrer l'Empereur. »

« Et s'il ne réagit pas comme nous l'avons prévu ? » demanda subitement Titania.

Ardemond parut légèrement excédé.

« Il me semble que cette question a déjà été posée et répondue plusieurs fois. Il nous anéantira. »

« Sommes-nous réellement prêts ? » continua Titania, imperturbable.

« Aussi prêt que nous pouvions l'être. »

« Le moment était-il adéquat ? »

« Madame, je suis surpris de vous entendre exprimer tant de doutes. Cela a été longuement débattu en Conseil. Le moment était idéal, car la dynastie des Sendars n'a jamais été aussi forte. Si nous n'agissions pas sous Quentin, Cyril arriverait au pouvoir et son règne serait plus despotique en apparence, mais plus décadent en profondeur que celui de son père. Nous devions procéder alors que l'Empire est à son apogée, du moins pour les millénaires qui ont précédé et probablement ceux qui suivront. L'idéal eût été de lancer le plan sous les Elvuns, mais le Conseil n'était pas encore fondé. Cela répond-il à votre question ? »

Titania ne se fâcha pas : elle ne se mettait jamais en colère. Elle fit seulement un sourire doux et légèrement désolé, s'inclina légèrement et articula :

« Je m'excuse. »

Après cela, il n'y eut plus rien à rajouter, tout avait été dit, et le Conseil put revenir à des occupations plus quotidiennes telles que l'administration de Tekir.

11

Cinq jours avaient passé depuis l'entrevue qu'il avait eue avec l'Empereur, et toujours Gwaïherst était sans nouvelle aucune, ni de Sa Majesté, ni d'Anderland, ni du Lozaire, ni de quoi que ce soit.

Il était emprisonné dans le Palais Impérial. Certes, il ne pouvait pas se plaindre : il avait un appartement spacieux, il était nourri de mets d'une qualité telle qu'il n'en avait jamais encore goûté, et il avait une escorte personnelle. D'ailleurs dans le bâtiment où il était maintenu (dont il ne devinait pas la fonction), tous le saluaient quand il passait.

Mais il n'en était pas moins prisonnier, et dans l'ignorance complète de sa situation exacte. Personne n'était capable ou désireux de le renseigner. Et Gwaïherst se demandait s'il n'était pas pour une raison ou une autre détenteur d'un secret que la Raison d'État jugeait bon de celer.

Il était plongé dans ces réflexions et surtout dans la question de combien de temps cela durerait, quand il reçut par l'intermédiaire d'un capitaine de la Garde un message émanant de la plus haute autorité de l'État, rédigé comme qui suit :

« De Son Auguste Majesté, Quentin second du nom, de la Très Vénérable dynastie des Sendars, fils de feu l'Empereur Alexandre XII, Suprême Maître des Myriades Célestes, Son Altesse Impériale l'Empereur de l'Univers à Son bon ami Ambroise Gwaïherst d'Anderland, salut. »

Suivait la formule dans un style nettement plus lapidaire :

« Sa Splendeur vous fait l'immense faveur de vous accorder la grâce de dîner en sa compagnie à la date 79794.97, cinq heures après le lever de soleil standard sur Ernélion. »

Sous le tout était calligraphié un Q majuscule extrêmement élaboré, la signature de l'Empereur certainement.

Et Gwaïherst fut laissé à ses interrogations profondes concernant l'étrangeté des réactions humaines.

12

Christian Lenor était dans un était d'excitation indescriptible à l'idée de rencontrer un personnage aussi important : le Président du Conseil Impérial, Chancelier et pair de l'Empire.

Certes, Lenor n'avait jamais, malgré sa naissance dans une famille influente et riche, manifesté d'intérêt pour la politique, et il était considéré comme une sorte de renégat aux yeux de ses deux frères, devenus gouverneurs. Mais voilà que soudainement il réussissait mieux qu'eux et rencontrait le second personnage de l'Univers. Quelle ironie !

La tête de Lenor débordait de pensées les plus folles alors qu'il regardait descendre le vaisseau porteur de la Croix Impériale.

Le nombre de personnes rencontré par un haut dignitaire impérial était si réduit, quelques dizaines de milliers au maximum, par rapport à la population de l'Univers que le système pouvait les élever soudainement à un rang extrêmement élevé sans perturber pour autant la marche de l'Empire.

Quelques centaines de soldats se précipitèrent des premières navettes qui avaient touché le sol et s'alignèrent de manière à former un couloir pour Son Excellence.

Le vaisseau de Rodrigue fut le dernier à atterrir. Il le fit avec ce qui ressemblait presque à de la grâce et de l'élégance. Quand la porte s'ouvrit avec une lenteur majestueuse et beaucoup de fumées qui donnaient à toute la scène une apparence encore plus grandiose, et légèrement artificielle peut-être. Avec toute la pompe et la circonstance qu'il est possible d'imaginer, un haut-parleur habilement dissimulé quelque part entonna l'hymne impérial tandis que les soldats, tous en un seul mouvement, se mettaient au garde-à-vous, et que Lenor s'agenouillait.

Alors que l'Empereur n'aimait pas la manifestation du solennel surtout lorsqu'il était en privé, Rodrigue tenait à être respecté au plus haut point, presque vénéré, par le commun des mortels. Cette représentation était d'ailleurs, sur ce point, particulièrement réussie, et lorsqu'il sortit du vaisseau pour rejoindre l'humble Lenor, il ressemblait vraiment à un souverain puissant.

Le Très Grand Président du Conseil Impérial posa un regard dominateur sur le paysage qui s'étendait sous ses yeux au-delà de la petite base qui avait été installée par les impériaux.

Anderland était une planète au climat idyllique. Une série de hasards inimaginables l'avaient placée sur une orbite très stable dans un système binaire d'étoiles, et justement une orbite telle que la température sur toute la planète était à peu près constante. Il y régnait un printemps perpétuel. La contrepartie était que la présence de deux soleils dans le ciel, un bleu et un orangé, pouvait dérouter. Rodrigue se garda bien de le montrer.

Après quelques minutes de contemplation silencieuse, il daigna regarder le scientifique à ses pieds et lui donna l'ordre de se relever.

« Alors ? demanda-t-il d'un ton impatient. Le Lozaire ? »

« Nous en avons localisé un stock important, sous la tour A, Excellence. »

« La tour A ? » fit Rodrigue, intrigué. Puis, sentant qu'il risquait d'entendre une longue dissertation sur la géographie de la planète, il interrompit Lenor d'avance avec un « Oui, oui, bien sûr. »

« Il y a là quinze mille blocs dont la propuissance de chacun dépasse dix puissance soixante-douze prowatts, Excellence. »

Rodrigue ne comprenait naturellement pas du tout.

« C'est sensiblement inférieur à la propuissance du Lozaire rouge utilisé pour alimenter les vaisseaux, Excellence. »

Comme Rodrigue avait l'air déçu, Lenor s'empressa d'ajouter :

« Mais ce Lozaire, Excellence, n'est pas dopé et met donc à la disposition de l'Empire un pouvoir extraordinaire. Pensez que dix prowatts permettraient de gagner à la loterie à chaque tirage pour l'éternité. Et le nombre de prowatts dont nous disposons là s'écrit avec soixante-douze zéros. »

Le Président du Conseil Impérial eut un sourire satisfait.

« Parfait ! »

13

Gwaïherst fut conduit dans un luxueux salon, somptueusement meublé, qui jouxtait la salle à manger où se déroulerait le repas. On lui servit une flûte de champagne. Les autres convives, lui dit-on, arriveraient plus tard.

En attendant, Gwaïherst s'installa au piano et commença à jouer. Quiconque l'eût entendu se fût cru dans un royaume magique ; les notes s'envolaient une par une comme douées de vie. Elles virevoltaient dans la salle que les basses faisaient vibrer et l'emplissaient jusque dans les coins. La musique, pareille à un ange ou un démon rieur, jouait avec le temps et l'espace. La cascade d'accords tombait dans une mer sonore, et on oubliait tout...

Lorsque Gwaïherst eut fini, il sursauta en entendant une voix dans son dos.

« Très beau. Qu'était-ce ? »

Celui qui avait parlé ainsi avec sincérité était un petit vieux qui devait avoir près de deux cents ans. Gwaïherst se retourna brusquement.

« Qui suis-je, vous demandez-vous. Fort bien. Presque personne : le vice-président du Conseil Impérial, le second de Son Excellence Rodrigue, et mon nom est Thierry Alder. Vous n'avez pas besoin de vous agenouiller ou de me montrer ce genre de performance. Vous êtes un ami de Sa Majesté... »

Il y avait une touche d'admiration dans la dernière phrase.

« C'était une œuvre d'un compositeur d'une planète pratiquement inconnue, mort il y a bientôt cent millénaires, Jean Sébastien Bach. »

Alder allait probablement ajouter quelque chose, mais il n'en eut pas l'occasion car à ce moment entra l'Empereur.

Quentin était suivi par le Prince Impérial Cyril Sendar. Celui-ci avait déjà presque trente-neuf ans —son père s'était mis très tôt à la tâche. Tous étaient terrorisés à l'idée que cet enfant incontrôlable deviendrait un jour le maître absolu de l'Univers. En effet, Cyril avait un caractère véritablement étrange. Il était intelligent, mais s'obstinait à se rendre stupide. Il refusait avec entêtement à prendre quelque cours de politique, et insistait pour ne suivre qu'une préparation militaire ; il s'était d'ailleurs rasé la tête comme le font certains commandos d'élite de la Flotte. Il n'était pas laid, mais lorsqu'on le voyait, on le reconnaissait aussitôt pour ce qu'il était vraiment : une brute.

L'attitude de l'Empereur à l'égard de son fils avait de quoi surprendre : alors qu'il était habile politique partout ailleurs, il s'obstinait à désigner Cyril comme successeur, bien qu'aucun texte ne l'y contraignît. Ce n'était pas même par attachement pour l'enfant, car il n'en montrait par ailleurs aucun. Pas plus qu'à la mère, qu'il avait d'ailleurs répudiée.

Mais les faits étaient là.

Quentin prononça à nouveau les paroles qu'il avait dû dire ô combien de fois.

« Relevez-vous. »

Ils se rendirent alors tous les quatre dans la salle voisine où les attendait un somptueux festin.

Manger en compagnie d'un Empereur n'est jamais facile. D'une part, il est formellement défendu de prononcer un seul mot qui ne lui soit pas adressé, et même alors, seulement en réponse à une question, ou de continuer de manger alors qu'il a fini, ou toutes sortes de telles règles absurdes ; d'autre part, on ne sait jamais quelles idées peuvent lui passer par la tête, car il existait de nombreux cas d'Empereurs qui avaient fait massacrer leurs convives sur place, et la Garde était à deux mètres...

Mais Quentin se montra non seulement poli et de bon humeur, mais même excessivement amène, au point de servir lui-même ses invités.

Cependant, durant tout le repas, il ne fut pas question du Lozaire, ou d'Anderland. Ce n'est que lorsque le dessert était terminé et qu'on approchait de six heures que l'Empereur mentionna subitement le sujet qui intéressait Gwaïherst.

« Gwaïherst, dit-il, j'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit. Vous avez raison, ce n'est pas une bonne idée que de laisser le Lozaire sur Anderland sans défense. J'ai envoyé Rodrigue là-bas, mais ce n'est pas sa présence qui me garantira que le Théochryse ne sera pas volé : tout ce qu'il fera, c'est de faire accélérer la recherche. »

Gwaïherst inclina profondément la tête.

« Par conséquent, je vous charge, vous personnellement, de maintenir la sécurité du Lozaire. Vous irez sur Anderland avec quelques hommes, et vous vérifierez que tout se passe bien. Si aucun incident ne survient d'ici le moment où le Lozaire sera tout entier sur Ernélion, vous serez récompensé. Sinon... »

Et sur ce dernier mot, la voix de l'Empereur était froide et cruelle. Gwaïherst frissonna.

« Capitaine ! » appela Quentin.

Un homme se présenta aussitôt.

« Vous et vos hommes serez attachés à la personne de Monsieur Gwaïherst et lui obéirez jusqu'à ce que j'en décide autrement. »

Le capitaine fit un salut très sec.

« Voilà, commenta l'Empereur. Vous avez un demi million d'hommes. »

Un demi million. C'était ce que Quentin appelait « quelques ».

Gwaïherst s'inclina profondément et répondit :

« Sire, je suis le fidèle serviteur de Votre Majesté, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour assurer la sécurité de l'État et pour obéir à vos ordres. »

14

Alpha, le Président du Conseil des Sages, avait dû quitter Tekir pour quelque temps. Il allait y retourner car les nécessités et les hasards sur Anderland devenaient de plus en plus pressants, et le Conseil devait être uni et fort pour tout contrôler parfaitement.

Pour Grand Sage qu'il était, Alpha n'en était pas moins inquiet. Les autres membres du Conseil pouvaient compter sur son habileté, mais lui-même n'avait aucun support moral... Et Alpha, comme Titania et comme Alwin, était nerveux.

Certes, pour le moment, tout marchait correctement. Mais en fait rien n'était vraiment commencé : Gwaïherst ne s'était pas encore rendu sur Anderland. Et Gwaïherst était le détonateur, qui démarrerait réellement le plan préparé par le Conseil.

De surcroît, la menace n'était pas uniquement extérieure : Alwin avait aussi ses ambitions. Si la réussite n'était pas absolument parfaite et sans bavure, il n'y avait aucun doute que son rival mobiliserait le Conseil contre lui et le ferait destituer de sa présidence.

Alpha, lui aussi, devait jouer serré.

15

« Mais que devrais-je faire de cinq cents mille hommes ? murmura Gwaïherst, à moitié pour lui-même. Je n'en ai pas besoin. »

Le capitaine ne bougea pas d'un millimètre et ne prononça pas un mot. Curieusement, cette immobilité silencieuse attira l'attention de Gwaïherst comme si quelqu'un avait toussoté.

Gwaïherst regarda le subordonné qu'on lui avait assigné et demanda :

« Quel est votre nom, d'ailleurs ? »

Le capitaine se mit au garde-à-vous et récita :

« Capitaine Kevin Liord, de la soixante-et-unième cohorte de la trois cent quatre-vingt-onzième brigade de la septième division du cent vingt-cinquième corps d'armée de la neuf cent trente-troisième armée de la dix-huitième légion du groupement six cent dix-neuf de la flotte impériale, à vos ordres. »

« Avez-vous des suggestions à faire, capitaine Liord ? » demanda Gwaïherst, puis, voyant que l'autre restait dans la position où il s'était mis, il rajouta : « Repos. »

Liord prit un air légèrement étonné qui indiquait clairement que la question sortait de son cercle de capacités.

« Aucune, Excellence. »

Gwaïherst le soupesa d'un regard fatigué, poussa un profond soupir, et ordonna :

« Vous pouvez disposer, capitaine. »

Liord laissa son supérieur s'étonnant des méandres insaisissables du destin qui prenaient un pauvre chercheur sur Anderland et en faisaient en quelques jours un chef tout-puissant au service de Sa Majesté.

Il y avait quelque chose là-dessous.

16

Gaël était l'ami intime, le confident, le compagnon d'armes du Prince Impérial. D'ailleurs, ils étaient nés le même jour et se ressemblaient de façon frappante, si bien qu'ils étaient comme deux frères jumeaux. Mais Cyril était le fils du Maître de l'Univers et que Gaël était un bâtard, né d'un inconnu et d'une prostituée d'ailleurs morte à sa naissance. Leurs chemins s'étaient rencontrés par hasard : Quentin II avait un jour pris quelques secondes pour son fils cet enfant de vingt ans perdu dans une foule, et il l'avait adopté. Depuis, Gaël et Cyril ne se quittaient plus. Il était tacitement convenu que jamais la naissance de l'un ou de l'autre ne serait mentionnée entre eux, et de fait, ils se considéraient comme des égaux.

« Ce sera pour l'an 79796. » expliqua Cyril.

« Mais je ne comprends pas pourquoi tu veux... » fit Gaël.

« Écoute, commença Gaël, il y a dans l'Univers une planète nommée Tekir... »

17

L'installation des hommes de Gwaïherst sur Anderland fut discrète, et elle devait bien l'être. De toute façon, la planète était assez grande pour que cinq cents mille soldats pussent passer inaperçus.

Les ordres furent rapidement donnés, et ils étaient simples. Qu'y avait-il de plus ou de mieux à faire dans une telle situation que d'attendre paisiblement.

Le stock de Lozaire, immense folie ! n'était pas du tout gardé. Et dès l'arrivée de Gwaïherst, il put constater qu'il manquait deux blocs. Personne, d'ailleurs, ne semblait y avoir fait une moindre attention. D'ailleurs Gwaïherst pouvait aller de nuit comme de jour voir les blocs proprement entreposés sous la Grande Tour.

Il fit poster une dizaine de gardes, habilement dissimulés à divers endroits pour surveiller ce qui ne l'était pas autrement. Trois jours avaient passé et déjà un homme fut attrapé qui tentait de subtiliser un bloc de plus.

« Christian ! » s'écria Gwaïherst quand on le lui amena.

« Ambroise ! » fit Lenor, tout aussi incrédule.

Puis le ton de l'interrogateur, quand il eut dépassé sa surprise, se fit plus dur.

« Pour qui travailles-tu ? »

C'est seulement alors que Lenor réalisa à quel point il était pris au piège. Tout était allé si vite...

Il hésitait entre tout révéler à Gwaïherst et se taire quand son interlocuteur parla pour lui.

« Ce n'est pas la peine de répondre. Je sais. Il n'y a qu'une seule personne ici qui ait pu te corrompre, et te convaincre de voler le Lozaire pour lui. Ta seule identité me suffit pour déterminer la sienne. Tu es naturellement au service de Rodrigue. »

Lenor hocha faiblement la tête.

« À peine est-il arrivé qu'il t'a convoqué, dis-moi si je me trompe, et il t'a admis dans ses bonnes grâces. Un humble mortel comme toi n'a pas de mal à se laisser fasciner par les masses de granit immortelles des dignitaires de l'Empire. Surtout comme tu es issu d'une famille autrefois noble, baron Christian Lenor de Melhellen, répudié par tes parents pour ton comportement inconvenant. Ne t'imagine pas que mes hommes n'ont pas travaillé en détail sur chaque scientifique de cette planète. Tu as prétendu te désintéresser de la politique. Mais tu es transparent, Christian. Je t'ai soupçonné dès que j'ai su que du Lozaire avait disparu. D'ailleurs, c'est toi qui a convaincu le conseil administratif qu'il était inutile de garder le Théochryse. Les comptes rendus des débats sont tenus publics, tu sais... »

L'air déconfit de l'accusé était pitoyable à voir.

« Mais nous allons rendre une petite visite à ton employeur, cela sera probablement amusant. »

18

Gwaïherst frappa doucement à la porte.

« Entrez, Monsieur Gwaïherst ! » fit une voix suave.

Puis quand il se fut installé à l'intérieur, le Président du Conseil Impérial rajouta :

« Je vous attendais, Monsieur. »

« J'en suis charmé, Excellence. »

« Sire ! Je suis désormais Empereur de l'Univers. Je suis Marc, dixième du nom, de la dynastie des Rodrigues. »

Gwaïherst prit un ton poli dans lequel l'ironie était si bien cachée que seul une oreille parfaitement entraînée de la Cour Impériale aurait pu la déceler.

« Je l'ignorais... Sire. Il me semblait... que... »

« Que Quentin l'usurpateur était Empereur ? »

« Et bien... à vrai dire... oui. »

« Erreur ! Il a peut-être le titre. Mais il n'a pas le pouvoir. La puissance, c'est moi qui la détiens ! Et la puissance, la voici ! »

Et il brandit triomphalement et théâtralement un bloc noir.

« Le Lozaire ! s'égosillait Rodrigue. La potion de la puissance ! Le pouvoir des dieux ! La grandeur d'Anderland ! La clef de toutes les portes ! »

Rodrigue se leva alors du fauteuil où il était assis et grimpa sur une table d'où il déclama :

« Le Lozaire est mon sceptre, Anderland, le joyau de ma couronne ! Ce sera la nouvelle capitale, et cette chaise-là sera mon trône. »

Gwaïherst faisait d'immenses efforts pour se retenir de rire. Rodrigue le remarqua, se calma soudain, et demanda d'un ton qui n'était pas totalement étranger à une voix impériale :

« Vous croyez peut-être que j'ignore que vous avez dehors cinq mille soldats prêts à m'accueillir ? »

Gwaïherst resta de marbre et il aurait été difficile de dire si c'était de triomphe ou d'effroi. Rodrigue l'interpréta comme il lui plut.

« Oui, visiblement, vous le croyiez. Mais, sachez-le, le Lozaire dépasse infiniment en puissance toutes les troupes que vous pouvez avoir rassemblées ! »

Toujours Gwaïherst resta silencieux.

« Ha ! Alors qu'allez-vous faire maintenant ? Comment allez-vous vous sortir de cette situation-là ? »

« Mais je vais faire précisément ce que vous avez dit, vous arrêter. »

« Et le Lozaire ? »

« Quel Lozaire ? Vous croyez vraiment que vous en possédez ? Dans ce cas, vous vous trompez grossièrement. Pensez-vous réellement que Sa Majesté l'Empereur serait assez stupide pour vous envoyer sur une planète qui renferme de quoi faire mille fois tomber l'Empire ? Soyez sérieux ! Le Lozaire, le vrai, est sur Ernélion depuis déjà longtemps. Ce que vous avez dans la main est du basalte joliment taillé. »

Rodrigue poussa un cri et laissa tomber le bloc.

« Maintenant, termina Gwaïherst posément, Monsieur l'ex-Président du Conseil Impérial, je vous arrête, au nom de Sa Majesté Impériale Quentin II. »

Et déjà un lieutenant et ses hommes entouraient Rodrigue qui se roulait par terre en hurlant.

19

« Vraiment, Ambroise, tu m'impressionnes ! Tu étais si timide, si réservé... Et voilà que tu arrêtes avec un sang-froid incomparable le Chancelier de l'Empire. »

« Tu te méprends peut-être à mon sujet. »

« Au fait, que vont-ils faire de lui... et de moi ? »

Gwaïherst haussa les épaules.

« Lui est fou à lier... Ce qui est regrettable pour toi car l'Empereur voudra probablement ton exécution : il faut faire un exemple, tu comprends. »

La panique envahit en un instant les yeux de Lenor. Il recula comme un ver terrorisé.

« Non ! »

Gwaïherst fit un sourire aux yeux tristes, et répondit.

« Si. Mais ne t'inquiète pas. Je te jure, devant l'Univers, que tu auras la vie sauve. »

« Mais comment... »

« Il n'y a pas de comment. Fais-moi confiance, c'est tout. »

20

L'Empereur n'était pas un grand orateur, mais il avait un charisme qui suffisait à tenir subjugué n'importe quel public. Il parvenait à paraître véritablement Impérial.

Quand il monta sur l'estrade et se tint debout devant la marée humaine qui s'était rassemblée pour l'écouter, le silence était absolu.

Quentin regarda loin à l'horizon l'orient qui s'enflammait. Par convention le moment exact où le premier rayon frappait l'ancien Palais Impérial constituait le début de la nouvelle journée, et par conséquent, de la nouvelle année.

Lorsque le soleil parut, l'Empereur commença.

« Habitants de l'Univers, citoyens de l'Empire !

Il y a soixante-dix-neuf mille sept cent quatre-vingt-quinze années, un dénommé Alexandre Hexar, qui avait quitté sa planète natale Ériel, posa le pied ici, à Anor, fonda l'Empire dans lequel nous vivons encore aujourd'hui, et devint Alexandre Premier ; et j'ai l'honneur d'être son huit cent septième successeur. C'est pour saluer la mémoire de cet homme que nous sommes rassemblés aujourd'hui ici. Il appartient à chacun de nous de veiller à ce que survive l'œuvre qu'il a commencée et qu'il nous a léguée : ceci. »

Quentin leva les bras vers les airs où pâlissaient rapidement les dernières étoiles.

« Nous devons chacun être prêts à donner notre sang pour que continue de régner dans l'Univers la justice, la paix, et la liberté. »

Il y eut un moment de silence pendant lequel l'audience se demandait si elle devait applaudir. La tension atteint un climax puis l'Empereur reprit soudain :

« Il y a ici quelqu'un qui a bien failli le faire. Il a risqué sa vie pour sauver l'Empire et il mérite la reconnaissance de chacun de nous. J'appelle Ambroise Gwaïherst de Dalna III, Anecdar. »

Gwaïherst, qui n'avait pas été prévenu, fut évidemment embarrassé, et ne trouva rien à dire.

« À genoux ! » ordonna l'Empereur.

Gwaïherst obéit.

« En reconnaissance de vos actions qui ont été inestimables pour l'Empire, et de votre loyauté envers la Couronne, je vous nomme vicomte de la province galactique de Dalna, membre du Conseil Impérial, et pair de l'Empire. Relevez-vous. »

21

Gwaïherst entra dans la cellule de Lenor qui lui jeta un regard suppliant, plein d'espoir et de peur à la fois. Gwaïherst secoua tristement la tête.

« L'Empereur ordonne ton exécution. Mais j'ai pu obtenir de lui que tu aies la faveur de te retirer toi-même la vie. C'est Rodrigue qui servira d'exemple. »

Et il tendit à son ami une arme chargée.

Lenor recula d'un pas et sanglota :

« Et ta promesse ? »

« Malgré tout, j'y veillerai. Au-delà du possible, tu auras la vie sauve. »

Mais le lendemain, le corps calciné du défunt Christian Lenor était jeté dans l'espace...

22

Et à ce moment, Tu Me demandes :

« Est-ce ainsi que tout cela finit ? Le bon est récompensé, les mauvais sont punis, et l'Empereur triomphe. »

« Non ! réponds-Je. Pas du tout. Le Lozaire est par-delà le Bien et le Mal. Il reste encore des pièces sur l'échiquier qui n'ont pas joué. Il reste du hasard et de la nécessité. Ceci n'est pas la fin. Loin de là. Nous ne sommes qu'au début. »

« Mais d'où viendra l'intrigue ? »

« Eh ! L'Univers est vaste. There are more things in heaven and earth, Horation, / Than are dreamt of in your philosophy[*]. L'intrigue est perfide, elle surgit partout où on ne l'attend pas. Chassez-la, elle revient au galop. »

Là, pour un moment, Tu ne trouves rien à dire. Alors Je continue :

« Hast du mir weiter nichts zu sagen ? / Kommst du nur immer anzuklagen ? / Ist auf der Erde ewig dir nichts recht[*] ? Mais de toute façon, agienda est fabula, le rideau va bientôt se lever, sur Ernélion, naturellement, avec le songe d'une nuit d'été... »

Quentin II

1

« Messieurs, Mesdames, nous sommes sur Ernélion en 79795.24, et il est six heures ici, neuf heures quatre-vingt-treize à l'heure universelle, et je vous rappelle que nous sommes prêts à assister à l'événement du millénaire ! Dans sept minutes va se produire quelque chose qui n'a pas eu lieu depuis presque cinquante mille ans, 49239 pour être exact, depuis le règne de Manell Premier. Messieurs, Mesdames, dans six minutes et soixante-quinze secondes nous allons assister à l'ouverture de la session du Sénat. Je vous rappelle en effet que Sa Majesté l'Empereur nous a décidé d'accorder aux citoyens de l'Empire, sur proposition de Son Excellence Monsieur Ambroise Gwaïherst, membre du Conseil Impérial, de recréer le Parlement. Il y a cinq jours nous avons pu voter, aujourd'hui les Sénateurs vont se réunir pour la première fois, dans six minutes et demi et... Mais je vois arriver le Président du Sénat, Monsieur De Gaal, accompagné de Son Excellence Monsieur Gwaïherst lui-même, et... oui ! c'est bien Son Altesse Impériale le Prince Cyril et son frère adoptif Gaël. Quel événement, que vous suivez en direct avec nous sur UniVision ! Tout Ernélion est illuminé par des lumières féeriques ! Le feu d'artifice est spectaculaire. Mais il est neuf heures quatre-vingt-treize et soixante-cinq secondes, et nous allons voir le lâcher de colombes, et entendre le serment... »

Max se tut un instant pour laisser entendre à l'Univers les cris de la foule et les crépitements du feu d'artifice. Le grand bâtiment blanc du Sénat était éclairé par des projecteurs oranges et les quatre hommes seuls sur le perron, dominant les Sénateurs placés plus bas, semblaient minuscules. Soudain un projecteur blanc les éclaira et le silence se fit progressivement.

« Voici les colombes, et nous allons entendre l'hymne impérial. »

En effet, Gaël ouvrit la cage d'où sortirent gracieusement vingt-et-une colombes, tandis que l'orchestre entamait ce qui se serait appelé la première Marche de Pompe et de Circonstance si Elgar n'avait pas été oublié depuis longtemps... Tous s'étaient levés.

Lorsque les derniers échos des notes furent morts à l'horizon, De Gaal s'avança et récita d'une voix lente et majestueuse l'Acte de Constitution du Sénat :

« Nous, représentants du Peuple de l'Univers, de la Population de l'Empire, au nom de Son Auguste Majesté, Quentin second du nom, de la Très Vénérable dynastie des Sendars, fils de feu l'Empereur Alexandre XII, Suprême Maître des Myriades Célestes, Son Altesse Impériale l'Empereur de l'Univers, nous prêtons serment devant Sa Majesté, et devant le Peuple ici réuni, d'œuvrer par tous nos moyens pour le bien-être de tous et le respect de la Loi dans l'Univers. Vive l'Empereur ! »

Ce cri se répandit à toute la foule à la vitesse de l'éclair, et prit fort longtemps à cesser.

Il ne restait alors qu'à peine plus de deux minutes à passer et ce furent les plus longues. C'est dans un silence infiniment intense qu'elles passèrent lentement et qu'enfin De Gaal annonça d'une voix que l'émotion brisait, en articulant avec dignité chaque mot :

« La Séance est ouverte. »

L'enthousiasme de la foule ne connut alors plus de bornes, et alors que les Sénateurs entraient un par un par les deux portes qui venaient de s'ouvrir, le tumulte atteint son paroxysme.

2

Alder entra dans la salle où les onze autres Conseillers l'attendaient déjà.

« La séance est ouverte, déclara-t-il d'un ton formel. Madame la Conseillère Löben a demandé à poser une question à Monsieur le Conseiller Gwaïherst. Madame la Conseillère Löben, vous avez la parole. »

« Merci, Monsieur le Président. Monsieur le Conseiller Gwaïherst, ma question concerne la décision que vous avez prise de faire rouvrir le Sénat. Je ne vois pas, aussi compréhensive que je me montre, quel intérêt pour la Nation pouvait présenter ce décret. En revanche, les répercussions négatives s'en sont aussitôt fait sentir. Les Sénateurs trahissent et bafouent l'autorité de Sa Majesté l'Empereur. Ils ont déjà exigé le départ du Conseil Impérial de trois Conseillers dont moi-même, et ont voté des ponctions monétaire dont une... »

« ...dont une dans les sommes allouées au salaire des Hauts Fonctionnaires et au budget de fonctionnement de la Couronne, termina Gwaïherst. Monsieur le Président, devons-nous bien écouter Madame la Conseillère commettre plusieurs fois de suite des délits de lèse-majesté. Dois-je rappeler que l'Empereur a personnellement décrété la réouverture du Sénat ? Qu'il a exprimé, dans un message à ce même Sénat, sa satisfaction à la réapparition d'une assemblée élue pour le plus grand bien de tous les citoyens de l'Univers ? Dois-je rappeler qu'il a personnellement accepté la restriction des crédits de la Couronne ? »

« Monsieur le Conseiller, interrompit le Président, Madame la Conseillère avait la parole. »

« Pas pour dire de telles hérésies. »

« Je peux vous donner un avertissement. »

« Laissez, Monsieur le Président, intervint Löben, ma question lui était destinée. Laissez-le répondre. »

« Fort bien. Monsieur le Conseiller ? »

« Monsieur le Président, Madame la Conseillère, Messieurs les Conseillers, je dois vous rappeler que toute souveraineté émane de Sa Majesté, et que, comme nous, la nouvelle assemblée doit se cantonner dans un rôle de pur conseil. Aucun décret ne peut être passé sans l'agrément de l'Empereur. Si le Sénat a diminué le budget de la Couronne ainsi que nos salaires, nous devons nous en accommoder, car c'est la la Volonté de notre Souverain. Quant au départ de trois conseillers, à moins que l'Empereur ne tranche, c'est à nous de régler ce différend. Je propose pour ma part que nous nous rangions à la demande du Sénat, et que leur renvoi soit entériné par le Conseil. »

Löben éleva sensiblement la voix :

« Vous osez demander à me destituer, vous qui n'êtes qu'un misérable, un gueux ? Alors que je suis la cousine de Sa Majesté et que je suis ici par sa volonté ? »

« Il est clairement établi par le précédent que le Conseil peut à son gré se dissoudre totalement ou en partie, à une majorité de neuf voix, même si nous sommes tous ici par la volonté de l'Empereur. Encore plus, d'ailleurs, pour ceux de nous qui nous sommes distingués à ses yeux par le mérite que pour ceux qui ne sont ici que pour un vague lien de sang ! »

« Monsieur le Président ! C'est lui ici qui commet la lèse-majesté ! J'en appelle au vote ! »

« Fort bien, répondit Alder. Vous aurez tout deux votre opportunité de faire sortir l'autre. Qui se prononce en faveur de l'exclusion du Conseiller Gwaïherst ? »

Trois Conseillers.

« Monsieur Gwaïherst demeure au Conseil. Qui se prononce en faveur de l'exclusion de Madame la Conseillère Löben et de Messieurs les Conseillers Dann et Lorgrir ? »

Sept voix favorables.

Un flottement...

Huit voix.

Silence tendu...

Alder rejoignit la majorité.

« Fort bien, conclut-il. Huissier, veuillez noter : « Le Conseil se rallie à l'avis du Sénat et recommande à Sa Majesté (insérez les titres), avec neuf voix contre trois, l'exclusion de son sein de Madame Löben, et de messieurs Dann et Lorgrir. » La séance est close jusqu'à ce que Sa Majesté nous fournisse de nouveaux membres. »

3

Cyril s'exerçait les abdominaux. Gaël regardait, l'air pensif, à la fenêtre, les jardins impériaux sous la pluie.

« Mais que sais-tu de cette Tekir ? »

« 129... Pas grand chose... 130... j'ai surpris... 131... une petite note... 132... de notre père... 133... qui récapitulait... 134... quelques points... 135... c'était très... 136... laconique... »

« Tu es bien sûr qu'il s'agit d'une planète ? »

« Certain... 139... »

« Ce que j'aimerais bien savoir, c'est comment notre père en connaît le nom s'il ne sait pas où elle est. »

Cyril resta un long moment perplexe.

« 142... 143... 144... 145... Bonne question... 146... »

« Et toi, comment comptes-tu la trouver ? »

« On verra... 149... le moment venu... 150... »

« Mais... quelle importance tout cela peut-il avoir ? »

« 154... Songe... 155... une planète... 156... si puissante... »

« Comment ? »

« 157... J'ai aperçu... 158... un mot... 159... Lozaire... »

« Lozaire ? »

Gaël et Cyril se turent alors tous deux sauf pour la longue et monotone énumération de chiffres que prononçait le Prince Impérial. Une demie minute plus tard, il parvint à 200, s'arrêta, prit une douche, et revint voir son frère.

« Voilà ce que je sais : notre père a trouvé du Lozaire sur une planète nommée Anderland. C'est un secret d'État naturellement. Je ne sais pas exactement en quoi consistent les pouvoirs du Lozaire, mais il paraît qu'ils sont très étendus. L'ancien Président du Conseil a été exécuté parce qu'il tentait de s'emparer pour lui-même du Théochryse. »

« Théochryse ? »

« Un autre nom du Lozaire. C'est Gwaïherst, maintenant membre du Conseil Impérial, qui l'a arrêté. »

« Le même qui était présent lors de l'ouverture du Sénat ? »

« Le même. Maintenant le Lozaire est quelque part caché dans les caves du palais. Mais je suis sûr qu'il y a une relation entre le Lozaire sur Anderland et Tekir. Le papier mentionnait que la clef de la puissance de Tekir était dans le Lozaire. »

Soudain, comme si Cyril avait trop réfléchi ce jour-là, il dégaina son arme et tira sur une cible située à deux cents mètres dans l'immense salle de sports du Palais.

Sans viser, il toucha à moins de dix micromètres du centre.

« J'en ai assez ! s'écria-t-il. Je devrais te laisser la succession au Trône, entrer dans l'armée, et oublier Tekir, Anderland, le Lozaire, Ernélion, le Sénat, Gwaïherst et tout le reste. »

Gaël répondit d'un ton dramatique :

« Je ne t'abandonnerai jamais, frère. »

4

Un peu moins de cent quarante-six siècles plus tôt, Anatole II, dernier des Elvuns, régnait sur l'Univers. Anatole II fut incontestablement un bon Empereur, et bien-aimé de son peuple (mis à part ceux qui l'assassinèrent). Son règne fut hélas trop court, moins de cinquante ans, et parut d'autant plus agréable en comparaison avec la terrible guerre civile qui suivit la chute des Elvuns.

En 65200, Anatole avait bientôt cent quarante-trois ans. Il était assez grand et plutôt maigre ; ses grands yeux gris très légèrement divergents et ses cheveux bouclés qui formaient comme une auréole dorée autour de sa tête accentuaient son air timide et doux. On le disait un peu simple d'esprit, mais les historiens ultérieurs (ainsi que ceux qui ont connu l'Empereur) affirmaient que ce n'était qu'une impression. Certes, Anatole n'avait pas la Grandeur et la Dignité qui avaient caractérisé presque sans exception les membres de l'illustre dynastie à laquelle il appartenait, mais il avait, à défaut d'habileté politique, de la bonne volonté.

Fait intéressant, Anatole avait, lui aussi, voulu recréer le Sénat. Seulement, à l'époque, la Cour Impériale était encore toute puissante, et les pairs de l'Empire eurent peur qu'on touchât à leurs privilèges. L'Empereur avait promis à l'Univers que dans la première décennie du nouveau siècle serait élu un Sénat et votée une constitution. Une révolution de palais eut lieu dans la nuit de 65204.46, et l'Empereur fut assassiné alors qu'il dormait paisiblement dans son lit. Tous les conjurés périrent en une semaine, ce qui n'empêcha pas la fin de la dynastie et l'arrivée du chaos.

Mais quelque chose de particulièrement notable se produisit un an avant cet assassinat, à ce point notable que la rencontre n'a place dans aucun livre d'Histoire. L'Empereur reçut la visite d'un vieillard nommé Ambre le Sage. Ambre avait alors plus de trois cents ans. Comme il vécut, au-delà de tout possible, jusqu'à mille cinq cents, il allait en fait survivre bien longtemps après Anatole, et il ne fallait pas se fier aux apparences. La rencontre eut de quoi surprendre. C'est par hasard que l'Empereur accorda une entrevue à cet inconnu nommé Ambre.

« Sire, je dois vous avertir que votre décision de rouvrir le Sénat a inquiété certains aristocrates et que vous risquez le pire. »

« Vous savez, Monsieur, je suis devenu Empereur contre mon gré. Mais maintenant que je le suis, j'en supporterai jusqu'au bout toutes les conséquences. »

« Vous êtes sage, Sire. »

« Sage ? Voilà une notion intéressante. D'autant plus que vous me paraissez expert en la matière. »

Ambre rougit très légèrement. Anatole continua :

« Mais vous êtes venu ici pour... »

« Pour vous demander une faveur, compléta Ambre, interrompant l'Empereur sans le moindre respect pour l'étiquette. Il y a dans votre Empire une planète nommée Tekir... Elle est déserte, et je désirerai la prendre pour moi car je veux y fonder... »

« Ne me dites pas. » coupa l'Empereur.

Puis, avec un clin d'œil, il rajouta :

« Je devine ! »

Il reprit son sérieux et conclut :

« La planète est à vous. Et comme vous désirez rester dans le plus grand secret, je veillerai à ce que son nom soit retiré des tables. »

« Inutile, votre Majesté. C'est déjà fait. »

Ambre s'apprêtait à quitter l'Empereur lorsqu'il se retourna soudain et rajouta :

« Au fait, Sire, vous resterez dans les mémoires comme un des meilleurs Empereurs qu'a connu l'Univers. »

Anatole II sourit mais ne répondit rien.

Il lui restait cent jours à vivre.

5

GWAIHERST (Ambroise) — ...après le renvoi de Madame Löben, et de ses deux associés, du Conseil Impérial, le Sénat se montra plus docile vis-à-vis de celui-ci, et Gwaïherst y faisait la loi plus encore qu'Alder. Il fit promulguer des décrets par centaines, réforma à peu près tous les domaines de la législation. Il allait toujours vers une démocratisation de la société, qu'il prétendait « débarrasser de toute cette couche d'injustices et d'inégalités que les millénaires ont déposé. » Il serait devenu vite très populaire s'il n'avait pas fait le choix de toujours rester dans l'ombre de l'Empereur Quentin II qui recevait tout le mérite que son Conseiller accumulait pour lui... Cette période, d'une extraordinaire rapidité, dura moins d'une année, soixante-et-onze jours universels exactement...

Gwaïherst était membre du Conseil depuis cent et un jours exactement, on était en 79796.01, quand l'Empereur, qu'il n'avait pas vu durant cette période, lui envoya un nouveau message lui ordonnant de venir immédiatement au Palais.

Quentin était dans un état d'excitation et de colère rarement vu chez un monarque habituellement calme et serein.

« Ne vous mettez pas à genoux, Gwaïherst, le temps presse. »

Gwaïherst resta debout, et l'Empereur ne parut pas disposé à lui faire signe de s'asseoir.

« Lieutenant ! » s'égosilla Quentin.

Aussitôt pénétra dans la pièce un jeune militaire au visage pâle et effrayé, qui, pour une fois, avait presque l'air d'un être humain. Il se mit au garde-à-vous.

« Répétez-moi ce que vous m'avez annoncé ce matin. »

Le lieutenant prononça mécaniquement :

« Sire, le Haut Commandement de la Garde Rapprochée vous envoie ce message que votre fils, Son Altesse Impériale le Prince Cyril a abandonné ses gardes et quitté les territoires auxquels il était assigné, en compagnie du dénommé Gaël, son frère adoptif. Ils refusent de répondre à tous les messages qui leur sont envoyés. »

« Vous pouvez disposer... »

Et, comme l'Empereur était d'humeur proprement massacrante, il rajouta :

« ...et vous exécuter ! »

Gwaïherst eut un très léger mouvement comme pour empêcher ce crime, et lorsque le très léger son de l'arme du pauvre lieutenant fut entendu, il fit une grimace de douleur. L'Empereur le réprimanda :

« Je vous vois venir, vous, avec vos idées humanistes ! Vous m'énervez ! Il y a plus important. »

Quentin reprit contrôle de lui-même et continua sur un ton plus calme :

« En autres mots, mon fils et Gaël ont fui. Mais je sais de source sûre les choses suivantes : il y a une planète quelque part dans l'Univers, nommée Tekir. Elle abrite un groupe de rebelles à l'autorité Impériale, qui se fait appeler le Conseil des Sages. Ils s'appuient sur le Lozaire, censé les rendre tout-puissants, et c'est justement grâce au Lozaire trouvé sur Anderland que j'ai pu découvrir leur existence. Cyril a surpris un de mes carnets de notes, qui mentionnait à peu près cela. Je suis persuadé qu'il est parti à la recherche de cette planète. »

« Mais... » commença Gwaïherst, puis, s'apercevant de son manquement à l'étiquette, il se tut.

« Vous pouvez parler. »

« Mais pourquoi voudrait-il... »

« À mon avis, il n'en a aucune idée lui-même. Il veut seulement se lancer à l'aventure. »

« Ne pouvez-vous pas utiliser le Lozaire pour retrouver le fugitif, Sire ? »

« Je ne sais pour ainsi dire pas m'en servir. J'ai appris l'existence de Tekir dans un rêve dont je sais pourtant avec certitude qu'il était véridique. »

« Et ce Gaël, Votre Majesté, qui est-ce au juste ? »

« C'est un brave garçon que j'ai adopté à l'âge de vingt ans. Lui et mon fils ne forment pratiquement qu'un. Il est tout naturel qu'ils soient partis ensemble. »

« Avez-vous confiance en lui, Votre Majesté ? »

« Tout autant qu'en Cyril, ce qui est peu dire. Je le considère comme mon fils. »

Gwaïherst réfléchit un certain temps mais ne trouva pas d'autre question à poser.

« Vous voilà renseigné. Maintenant, je vous confie cette mission de retrouver les deux jeunes gens, et de localiser Tekir, ce qui revient, j'en suis persuadé, au même. Vous êtes libre d'employer tous les moyens nécessaires. Vous aurez cent milliards d'unités et cinq cents millions d'hommes, plus s'il le faut. »

À cela, il n'y avait rien à répondre. Gwaïherst s'inclina profondément et répondit :

« Oui, Sire. »

Mais l'Empereur rajouta :

« Cependant, je sais à quel point vous êtes attaché à votre œuvre législative, que par ailleurs je sanctionne. Par conséquent, Serlier vous remplacera comme vice-président du Conseil, et je suis sûr qu'il sera capable de continuer sur vos traces. À votre retour, qui sera triomphal je n'en doute point, vous assumerez les fonctions d'Alder. »

Sébastien Serlier, le plus jeune membre du Conseil Impérial, puisqu'il avait à peine deux ans de plus que l'Empereur, était en quelque sorte le fils spirituel de Gwaïherst, et ils partageaient les mêmes opinions libérales.

L'Empereur était redevenu parfaitement calme, et lorsqu'il congédia Gwaïherst, avec deux mots :

« Bonne chance ! »

Sa voix était presque enfantine, un trait qu'il savait normalement parfaitement masquer, et il était clair qu'il était ému.

6

Löben entra d'un pas qui à lui seul marquait son arrogance dans le luxueux salon du grand chambellan Jean Darnaux. Trois hommes et deux femmes l'attendaient : Darnaux, Dann et Lorgrir, ainsi que Mademoiselle Hanser, Princesse d'Ernélion, et surtout la tante de Löben, Son Altesse Impériale Eliane Sendar, l'Impératrice Mère.

« Je pense, commença Löben, qu'il est inutile de rappeler que nous sommes ici pour décider du moyen d'arrêter Gwaïherst. »

Elle jeta un regard circulaire autour d'elle et ajouta :

« Naturellement, il faut préciser que ce n'est pas par les torts qu'il nous a causé mais par ceux qu'il a fait subir à l'Empire tout-entier qu'il est devenu notre ennemi. »

Hanser approuva avec un hochement de tête :

« Certes. La Guilde des Nobles n'a jamais de souci de revanche. Nous ne voulons que le bien de l'Empire. »

Et Löben de continuer :

« C'est d'ailleurs pour cela qu'Anatole II dans son temps a été... éliminé. Hélas, notre Guilde fut par suite pourchassée et obligée à se réduire à l'anonymat et pour l'essentiel à l'inaction. Mais le moment est venu de ressortir de cette période noire. Vous vous étonnez peut-être de ce que j'ai rappelé cet événement, mais il est étroitement connecté à certains nouveaux éléments de notre cas qui ne sont pas sans leur importance. »

Eliane prit alors la parole. Elle prononçait les mots un à un, entrecoupés de silences interminables, sachant que tous focalisaient toute leur attention sur elle.

« Mon petit-fils Cyril, et ce gueux et bâtard de Gaël, se sont enfui d'Ernélion et sont partis, d'après ce que j'ai pu tirer de l'Empereur mon fils, à la recherche d'une planète nommée Tekir, sur laquelle siégerait le « Conseil des Sages », une secte quelconque qui prétend régner sur l'Univers grâce à la toute-puissance du Lozaire. Gwaïherst est à la recherche des deux fugitifs, et, par conséquent, de la même Tekir. Alors pensez : si nous pouvions empêcher par tous les moyens Gwaïherst de trouver cette planète, nous finirions par le discréditer auprès de l'Empereur, qui, pour une raison quelconque, s'imagine que la tâche sera facile. »

Eliane laissa une pause particulièrement longue à ce moment, pour l'effet, et conclut :

« Car nous disposons justement d'un moyen pour le faire : voyez-vous, nous, et nous seuls dans l'Univers, possédons les carnets de notes de l'Empereur Anatole II, et par conséquent, nous savons où est Tekir. »

7

« Je suppose, interviens-Tu, que Tu ne vas pas encore Me révéler cet emplacement. »

« Gagné, Lecteur, réponds-Je. Tu devras encore attendre. Mais Ma scène n'est pas finie, alors revenons sur Ernélion... »

8

« ...c'est là que se trouve Tekir. » termina Eliane.

« Fort bien, intervint Darnaux, mais comment l'empêcher activement de localiser cette planète ? Soit il trouverait de toute façon, sans aucune information, et alors nous ne pouvons rien faire, soit il ne trouverait pas, et de toute façon nous n'y sommes pour rien. »

« Nous pouvons, répondit Löben, un peu aider le destin, et voici comment... »

9

Gwaïherst avait retrouvé Kevin Liord, devenu Commandant, et qui fut toujours aussi mauvais conseiller.

« Il me faut un second, pensait-il. N'importe qui serait meilleur que... N'importe qui ! Voilà l'idée ! »

« Commandant ! » appela Gwaïherst à haute voix.

« À vos ordres ! »

« Vous allez prendre cinq hommes avec vous, quitter le vaisseau, et marcher à travers Ernélion, en direction, disons, de l'Académie. À partir du moment où vous aurez quitté le navire, vous vous saisirez de la première personne que vous verrez, et vous me l'apporterez ici, qui qu'elle soit. »

« Oui, Excellence ! »

Une minute avait à peine passé que déjà Liord était de retour. Deux soldats tenaient fermement une femme d'environ cent trente ans qui se débattait comme un diable. Un soldat marchait devant elle, juste derrière Liord, et les deux autres avaient leurs armes braquées sur le dos de la prisonnière.

« Elle rôdait dans l'astroport, Excellence, et nous l'avons trouvée tout près du vaisseau. »

« Repos. Vous pouvez disposer, Commandant. »

Puis la femme hurla à Gwaïherst :

« Qu'est-ce que c'est que ces manières sauvages ! Je suis citoyenne impériale et vous n'avez nul droit de me détenir ainsi ! »

« Du calme, Madame. Commencez par me dire votre nom. »

« Pas tant que ces... brutes continueront de me tenir comme ça. »

« Madame, en ce moment, c'est moi qui commande. Je ne vous ferai pas libérer avant que je sois assuré que vous ne commencerez pas à tout casser. D'autre part, ce n'est pas la peine d'essayer de séduire les gardes : ils ont subi un lavage de cerveau très efficace et Hélène de Troie elle-même ne parviendrait pas à les déconcentrer une seule seconde ; à vrai dire, on peut même leur ordonner de se suicider, et il le font à l'instant. Mais passons. Quel est votre nom ? »

« Hélène. »

« Nom de famille. »

« Il n'y a pas de nom de famille. Juste Hélène. Et pas de Troie. »

« Avez-vous de la famille sur Ernélion ? »

« Un mari et deux enfants. »

« C'est dommage car vous aller les quitter pour faire un petit voyage dans l'espace. »

« Comment ! Mais vous... »

« Oui, je sais, je n'ai pas le droit. Et bien figurez-vous que si. L'Empereur en personne m'a remis des pouvoirs extraordinaires, dont celui de disposer de tout citoyen de l'Empire qui ne soit pas fonctionnaire de rang de gouverneur ou plus. Ce qui n'est évidemment pas votre cas. Et je peux en tuer jusqu'à vingt milliards. Vous toute seule dans vingt milliards, cela fait maigre. Et vingt milliards dans les vingt-et-un quadrillions que compte l'Univers, cela fait encore plus maigre. Compris ? »

Hélène garda le silence.

« Vous allez m'accompagner à la recherche de Tekir. Je crains que vous n'ayez pas le choix. Ce n'est pas pour votre beauté, pourtant étonnante, que je vous ai fait choisir, ni pour jouir de votre personne ; à vrai dire, je suis assez insensible au charme, surtout féminin. Vous venez avec moi pour me conseiller. »

« Comment cela ? »

« Me conseiller, c'est tout. Me donner des idées. Tout ce que vous voudrez. Tant que vous vous comporterez bien, vous serez traitée comme une reine. »

« Néanmoins, je vous préviens, si l'occasion s'en présente, je vous fausserai compagnie. »

« Cela, j'en doute. D'une part car ces cinq gardes resteront en permanence auprès de vous, et d'autre part car il ne serait pas difficile de vous retrouver vous et votre famille. Vu ? »

Il s'en faillit de peu pour qu'Hélène fondit en larmes. Elle répondit sur un ton amer :

« Vous êtes atroce. Vu. »

« Bien. Vous pouvez laisser un message d'adieu. Après cela, nous resterons cachés. Le secret est nécessaire, comprenez. »

10

« Il est bien méchant, Gwaïherst... » Te plains-Tu

« Oui. Il n'était pas ainsi quand il n'était qu'un chercheur inconnu sur Anderland, ou un professeur de physique sur Dalna. Mais toute sa puissance lui a monté à la tête. De toute façon, il a des raisons valables pour tout ce qu'il fait. »

« Pour se parjurer ? Pour maltraiter une innocente ? »

« Il n'a rien fait de tout cela. »

« Es-Tu devenu fou ? »

« Je l'étais déjà avant. Mais Tu Te fies trop aux apparences. Elles Te trompent, Lecteur. »

11

La petite flotte menée par Gwaïherst était déjà loin du disque d'Anecdar quand Hélène et lui se revirent. Elle s'était calmée, et paraissait accepter son sort avec résignation. Quand Gwaïherst la revit, elle avait dénoué ses cheveux qui jusqu'alors formaient un chignon, et ils apparaissaient éclatants de santé, longs et soyeux, blonds et joyeux comme ils étaient. Les yeux d'Hélène étaient verts comme ceux d'un chat, et semblaient pétiller de malice. À tout bien considérer, elle avait même l'air parfaitement heureuse. Gwaïherst dut admettre à lui-même qu'elle était décidément la plus belle créature qu'il lui fût jamais donné de contempler.

Hélène s'assit dans une chaise longue, un verre de champagne à la main et demanda :

« Alors, Votre Excellence, quelle est l'affaire au sujet de laquelle je dois vous « conseiller » ? »

« En bref, il s'agit de retrouver une planète appelée Tekir. »

Hélène éclata d'un rire sonore et mélodieux.

« Ce n'est que ça ? Utilisez une base de données. »

« L'emplacement de Tekir est gardé secret. »

« Avez-vous essayé au moins ? Recherchez dans tous les fichiers de tous le réseau informatique de l'Univers toutes les apparitions de ce mot. »

« Mais cela prendrait une éternité ! Et il risque d'y avoir des homonymies. »

« Cela ne prendra que quelques secondes. Je suis professeur d'informatique. Puisque vous êtes si haut placé, vous pouvez envoyer une requête de recherche aux principaux centres de stockage des données qui transmettront à toutes leurs dépendances. La recherche se fera au lieu des informations elles-mêmes et non ici. Des trillions d'ordinateurs qui travaillent en même temps, cela peut accumuler une vitesse très importante, vous savez, même si la masse de données est gigantesque. Quant aux homonymies, je ne pense pas qu'il y en ait. Les noms des planètes qui en ont un sont tous différents, et on ne donne jamais à un homme un nom de planète. »

Gwaïherst accepta de tenter l'expérience, et après une dizaine de secondes, l'ordinateur répondit :

« Un (1) fichier répond aux critères de recherche :

Z00/Anec/ErnSect/Ernél/ZonImp/PalImp/DATA7/Anatole2/Carnets

Date : 79796.0221675

Taille : 23.2 Unités Logarithmiques d'Information, 1.146 Mo

Niveau d'accès : 131 (votre niveau : 172)

Description : « Carnets de notes de l'Empereur Anatole II »

Nombre d'occurences : 12

Première occurence : « ...planète nommée Tekir qui devrait... »

Fin de recherche normale. »

« Vous voyez ? » conclut triomphalement Hélène, pendant qu'elle demandait impression du fichier.

Gwaïherst se jeta sur le document et lut avec des yeux avides quel était le but de sa quête...

« Mettez le cap vers la Galaxie des Merveilles ! » ordonna-t-il.

12

Aurélien et Laura, le frère et la sœur terribles, les démons jumeaux, les adelphes, les tyrans de Goldéar (Hypoménion), les exterminateurs, les cruels, se tenaient côte à côte et regardaient la galaxie du Ménion se coucher à l'horizon. Depuis la planète où vivaient —et régnaient— les jumeaux, située dans un petit satellite du Ménion, il était possible de clairement apercevoir l'intégralité de la Galaxie dans le ciel (nocturne en cette partie de l'année). Sa forme en spirale barrée envahissait la quasi totalité de la voûte céleste et l'on croyait pouvoir saisir sa lente et majestueuse danse, illusion saisissante. Juste au niveau du bord, une clarté intense ternissait les lumières des milliards d'autres astres, une étoile mourait en projetant dans l'espace à une vitesse inimaginable les gaz qui l'avaient constituée : une supernova. Les deux jumeaux assistaient à ce spectacle bien des milliers d'années après qu'il s'était déroulé.

Laura posa sa main tendre et blanche sur l'épaule puissante de son frère et caressa ses boucles dorées.

« Dans combien de temps Gwaïherst va-t-il arriver ? »

« Deux jours tout au plus. Nous sommes prêts. »

Et d'un commun accord, tous deux crièrent à l'unisson :

« Triomphe le Conseil des Sages ! »

13

MENION — La Galaxie la plus étrange de l'Univers Oriental est intimement liée à l'histoire ancienne de l'Empire. Ses rivalités avec Anor ne cessèrent que quand Anecdar fut sacrée Capitale, et le combat entre les deux galaxies se termina donc par un match nul. Depuis l'aube de l'humanité, le Ménion s'appelle Galaxie des Merveilles, car la légende raconte qu'il est intimement lié au Lozaire, et que des millions d'années avant l'avènement de l'Empire les habitants d'une planète nommée d'Upsilon auraient été les maîtres de l'Univers — et de la magie. Actuellement, le Ménion doit sa fortune à sa réputation et aux spectacles de prestidigitation qu'il offre quotidiennement aux touristes. Spectacles prestigieux aussi par les invités que l'on y rencontre... et parfois même, surtout du temps des Elvuns, l'Empereur lui-même. Quoi qu'il en soit, il est évident que ces spectacles ne reposent pas sur de la véritable magie. En tout cas, jamais du Lozaire n'a été trouvé sur le Ménion...

« Comment allez-vous procéder ? demanda Hélène. Les attaquer de front ? »

« Pas du tout. Nous n'allons pas les attaquer. La flotte restera à l'écart, en orbite autour d'une planète lointaine. Et nous débarquerons tous deux sur Goldéar pour observer. »

« Mais c'est de la folie ! Ils nous tueront en un instant. »

« Pas du tout. Premièrement, je resterai en contact avec la flotte grâce à ce petit émetteur, que d'ailleurs j'ai toujours sur moi, sauf la nuit, où je le range dans l'armoire principale du vaisseau. Deuxièmement, s'ils sont véritablement le Maîtres du Lozaire, même un demi-milliard d'hommes ne peuvent rien contre eux, alors que deux peuvent passer inaperçus et apprendre bien des choses... concernant le fonctionnement du Lozaire par exemple. Troisièmement, l'Empereur m'a demandé de localiser Tekir et non de la détruire. Enfin, j'ai une autre raison, mais vous me permettrez de la tenir secrète. »

« Et ne pourriez-vous pas plutôt envoyer deux soldats ? »

« Vu le lavage de cerveau qu'ils ont reçu, leur intelligence dépasse à peine celle d'une botte de céleri, et je ne les crois pas à la hauteur de la tâche à accomplir. »

14

Le sol de Goldéar Hypoménion avançait lentement à la rencontre de la capsule qui transportait Hélène et Gwaïherst.

Le silence était tendu.

Terriblement tendu.

Plutôt pour entendre un son que pour dire quelque chose, Hélène lançait périodiquement :

« Je persiste à penser que vous avez tort. »

Enfin, après plus de dix minutes passées dans cet état de tension désagréable, la capsule atterrit.

La planète était couverte de végétation, mais semblait vide de toute vie animale ou humaine.

Rassuré, Gwaïherst ouvrit la porte...

...et à l'instant se forma devant lui un nuage de fumée, qui en se dissipant révéla quinze hommes drapés de noir, portant des armes très puissantes, pointées sans ambiguïté vers les occupants de la capsule.

« Maintenant, je suis sûre que vous aviez tort ! » s'écria Hélène.

« Pas du tout ! fit une voix cachée. Vous avez eu raison, Monsieur Gwaïherst. Je suis sûr que votre séjour sur Goldéar Hypoménion alias Tekir vous sera agréable et utile. »

Celui qui avait parlé ainsi écarta un chemin entre les hommes armés qui continuaient à viser Gwaïherst, et ajouta :

« Permettez-moi de me présenter : je suis Aurélien le Sage, fils d'Ambre le Sage, anciennement pair de l'Empire, et Président du Conseil des Sages. »

« Ambroise Sophophile Gwaïherst, vicomte de Dalna, pair de l'Empire et anciennement vice-président du Conseil Impérial. Enchanté. Dites-moi, s'agit-il du même Ambre le Sage... »

« Qui a obtenu la planète de la part de l'Empereur Anatole II ? Oui, c'est bien mon père. »

« Mais Anatole II est mort il y a plus de quatorze millénaires... »

« Nous les sages sommes immortels. »

« Dans ce cas... »

Aurélien fixa son regard sur Gwaïherst, qui sursauta puis fit de même. Pendant une quinzaine de secondes, ils se dévisagèrent en silence.

Aurélien était assez grand, et très robuste. Il avait les yeux bleus et les cheveux blonds et bouclés. Ses lèvres esquissaient un fin sourire. Il portait une robe pourpre et une couronne de lauriers sur la tête.

Après un long moment, Aurélien claqua des doigts et les gardes se dispersèrent.

« Suivez-moi ! » ordonna-t-il.

Gwaïherst obéit et Hélène fit de même.

15

Dann entra précipitamment dans l'appartement de Son Altesse Impériale l'Impératrice Mère.

« Je vous apporte des mauvaises nouvelles, Votre Altesse. »

« Je vous écoute. »

« Gwaïherst a trouvé le Conseil des Sages. »

Eliane regarda son interlocuteur avec des yeux d'abord surpris, puis effrayés.

« Êtes-vous sûr de ce que vous dites ? »

« J'en suis certain. »

16

Aurélien conduisit ses prisonniers dans une immense construction en albâtre, qui rayonnait de lumière de tous côtés.

« Le siège du Conseil. » expliqua-t-il.

Aussitôt entrés, les trois hommes furent accueillis par onze personnages, tous portant la même robe qu'Aurélien.

« Ma sœur, annonça Aurélien, Laura la Sage, vice-présidente du Conseil, et les autres membres. »

Laura était plus grande que son frère. Elle avait les cheveux noirs et lisses, et l'aspect sévère. Elle portait un diadème d'une beauté extraordinaire.

Les autres Sages étaient presque tous très vieux et avaient l'air particulièrement antipathiques.

« Désirez-vous un rafraîchissement ? » demanda Laura d'un ton qui se voulait poli.

« Avec plaisir, Madame la vice-présidente. » répondit Gwaïherst non sans ironie.

Laura prononça trois mots incompréhensibles et partout dans la salle s'élevèrent des volutes de fumée. Quand celle-ci se fut dissipée, on vit qu'étaient apparues des chaises et des tables chargées de mets des plus précieux.

« Asseyez-vous. » ordonna la jumelle d'une voix royale.

« Co... comment avez-vous fait ? » balbutia Hélène.

« Laura va vous expliquer. » répondit Aurélien.

17

Un observateur attentif aurait pu apercevoir, pendant que Gwaïherst et Hélène prenaient le thé, un homme sortir du Palais d'Albâtre.

Cet homme était Ardemond.

Ardemond avait dû quitter le Conseil pour des affaires urgentes. Mais il avait tout de même pu venir sur Goldéar pour assister à la capture d'Ambroise Gwaïherst. Il sourit. Le plan du Conseil fonctionnait parfaitement.

18

« Vous avez sans doute deviné, Monsieur Gwaïherst, que nous sommes les gardiens du Lozaire. Le Lozaire est la clef de notre puissance, la source de notre magie. Grâce à lui, nous sommes les véritables Maîtres de l'Univers. C'est depuis la galaxie d'Hypoménion, c'est depuis Goldéar, c'est depuis ce palais même que l'Univers est dirigé. Ernélion n'est qu'une façade, l'Empereur une marionnette.

Jusqu'alors nous étions restés dans l'anonymat, nous étions ignorés de tous. Nous ne désirions pas changer cette situation car notre maîtrise des capacités du Lozaire n'était pas absolue. Nous ne savions pas contrôler l'esprit de l'homme et par conséquent nous étions vulnérables.

Mais maintenant nous savons. Notre pouvoir n'a donc plus aucune limite. Même si l'Empereur lui-même possède du Théochryse, il ne sait pas s'en servir, et après-demain nous serons les Maîtres d'Ernélion. Ou plutôt d'Anor, car c'est sur les ruines de l'ancienne capitale que nous installerons la nouvelle. Tout l'Univers connaîtra la puissance de Laura la noire et de son frère Aurélien le doré. Et la prospérité que l'Empire avait connue sous la longue dynastie des Elvuns sera de retour.

Comme vous le voyez, notre plan est infaillible, et notre victoire assurée. Mais vous, et vous seul, avez la capacité de le rendre plus parfait encore. Nous vous demandons votre aide, Ambroise, et en échange, vous ferez partie du Conseil. »

Gwaïherst fit une grimace ouvertement sarcastique.

« Que pouvez-vous bien vouloir de moi, vous les Grands Maîtres de Sagesse et de Lumière ? Quel peut donc être votre intérêt pour un misérable gueux tel que je suis ? »

Laura prit un air encore plus pincé et répondit vivement :

« C'est que vous avez la confiance du peuple de l'Univers. Vous pouvez nous éviter les milliards de morts que nous causerions en envoyant l'armée sur lui. »

« Vous voulez dire, je suis le seul à pouvoir éviter qu'une révolution ne vous emporte. »

« Cela suffit, Monsieur ! Si vous ne vous montrez pas plus coopératif d'ici demain, vous mourrez ! »

19

Hélène jeta un regard suppliant sur Gwaïherst. Elle ne comprenait pas comment il pouvait garder son sang-froid dans une situation pareille.

« Vous ne pouvez pas contacter votre armée ? »

« Non. L'émetteur ne fonctionne pas. Je suppose que le Lozaire m'en empêche. »

« Donc nous allons mourir. »

« À ce qu'il semble. »

Hélène laissa tomber une larme et s'éloigna. Elle tenta à nouveau d'ouvrir la porte, la trouva toujours fermée, et ne parvint pas à la déplacer d'un poil.

Elle se retourna et poussa un cri.

« Là ! Dans le miroir ! »

« Quoi ? »

« Une tête de mort ! »

« Comment ? Mais il n'y a rien. Ce miroir est parfaitement normal. »

Mais Hélène s'était déjà évanouie.

20

Gwaïherst chevauchait un cheval de feu, traversait des royaumes suspendus dans les airs.

Il rentra dans un château suspendu dans les nuages et se trouva face-à-face avec un vieil homme à barbe blanche.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il effrayé.

« Je suis celui que tu cherches, celui qui te mène à travers chaque pas de ta vie. Je suis ta naissance, mais aussi ta némésis. Je suis... »

« Cesse de parler par énigmes, et réponds-moi clairement. »

« Je suis le Destin. »

« Le Destin ? » demanda Gwaïherst, intrigué.

« Mon nom est David, mais il n'importe pas. Sache simplement que Je suis partout, derrière chacune de tes actions, imperceptible et tout-puissant. Mais mon identité n'a aucune importance. Je suis venu te délivrer un message de la part des Dieux de la Tour Blanche. »

« J'écoute. »

« Ne va pas trop loin dans ton désir de piéger la Guilde des Nobles. Tu as déjà commis une erreur fatale. Les Dieux ne la rattraperont que si tu cesses ce petit jeu dès demain. »

« Mais... » commença Gwaïherst.

Cependant il se réveilla en sursaut.

Il huma l'air et éclata de rire.

21

Le lendemain, on vint chercher les deux captifs de la chambre où on les avait enfermés.

Gwaïherst marchait la tête haute alors qu'il descendait l'immense escalier d'albâtre qui descendait depuis la plus haute tour de l'édifice. À côté de lui, Hélène n'osait lever les yeux du bout de ses pieds.

On conduisit Gwaïherst dans une salle immense à l'intérieur de laquelle les douze Sages attendaient, assis autour d'une table de cristal. Tous les regards étaient tournés vers lui quand il entra, et son air détaché sembla irriter Laura et son frère. Elle se tourna vers son prisonnier avec arrogance et demanda :

« Alors, avez-vous pris votre décision ? »

« J'ai une déclaration à faire. » répondit simplement Gwaïherst.

« Je vous écoute. »

« La bouffonnerie est terminée ! »

Laura eut peine à contenir sa rage.

« Comment ? »

« Je sais tout. La farce est terminée. »

« Expliquez-vous ! »

« C'est pourtant simple. Il n'y a ni n'y a pas un seul grain de Lozaire sur cette planète qui ne s'est jamais appelée Tekir. Ce palais d'Albâtre a été construit il y a quelques jours. Il n'y a pas de magie ici, rien que des drogues hallucinogènes, des miroirs truqués, des illusionnistes de peu de talent, et des passages secrets dans les murs. Vous ne possédez pas une seule arme, naturellement, car vous n'êtes pas les « Maîtres de l'Univers » et il vous est bien impossible d'en obtenir. Enfin, Madame Hélène, il est trop évident que vous avez grossièrement saboté mon émetteur, et vous étiez d'ailleurs la seule à pouvoir le faire. D'autre part, les mémoires d'Anatole II n'ont pas été écrites en 79796. Quelle coïncidence que vous rôdiez justement autour du vaisseau quand je vous ai fait chercher. Une coïncidence qui me paraît plutôt être une nécessité. J'affirme, et vous n'oserez pas me contredire, que vous êtes à la solde de la Guilde des Nobles, dirigée par la mère de Sa Majesté. »

Tous jetèrent un regard piteux vers le sol. Gwaïherst éclata de rire en regardant autour de lui et en se rendant compte à quel point l'illusion était grossière et évidente.

22

« Vous vous rendez compte, Madame, que j'ai les moyens de convaincre même votre fils l'Empereur de votre culpabilité. »

« Je suis assez grande pour pouvoir réaliser moi-même les conséquences de vos déductions, Monsieur Gwaïherst. Vous n'avez pas besoin de me les signaler. Que désirez-vous ? »

« Vous devez vous en douter. »

« Les vrais carnets de notes d'Anatole II. »

« C'est juste. Je veux savoir où est Tekir. »

« Vous le saurez. Vous avez gagné. »

23

« J'ai contrarié la Cour, et, en ce faisant, j'ai déclenché une longue chaîne d'actions qui mènera, inévitablement, fatalement, à mon assassinat. Cela ne m'attriste pas : mon règne n'a pas duré un demi-siècle qu'il est déjà trop long. Seulement les conjurés vont ébranler à travers le coup qu'ils me porteront, les fondations les plus profondes de l'Empire. Le choc mettra des siècles à se répercuter au superstructures, mais la ruine n'en sera que d'autant plus certaine. Si nul ne poursuit l'œuvre que j'ai commencée, le ver rongera l'Univers de l'intérieur, et la carcasse vidée par les pillages des souverains qui me succéderont s'écroulera, minée par la corruption. L'Empire deviendra une dictature toujours plus totalitaire, ou bien une anarchie universelle. Mais la visite que j'ai reçue ce matin, visite anticipée depuis des années, m'a consolée. Je sais maintenant que l'ombre bienfaisante de Tekir veille sur nos descendants. Les Sages éviteront à l'Univers la sombre prophétie que j'ai placée devant ses yeux. Le Soleil de la Connaissance dissipera les Ténèbres de l'Injustice et de la Barbarie.

La Tour Blanche restera inconnue de tous pendant longtemps. Mais le temps viendra où un Empereur avide de puissance découvrira son existence, et voudra s'en débarrasser. Toute l'Histoire future de l'Univers dépend donc de l'habileté d'Ambre le Sage à couvrir ses traces. Je lui fait confiance sur ce point. Cependant, il serait injuste envers l'Univers que je ne révélasse pas l'emplacement de cette Autre Terre qu'est Tekir. Chacun a le droit de savoir, à condition qu'il soit suffisamment sage pour déchiffrer l'énigme que je lui propose.

Voici donc l'emplacement de la planète surnommée Tekir :

Je l'ai déjà donné. »

Anatole II, mémoires.

24

Gwaïherst regarda à nouveau le papier et soupira. Même l'Empereur Anatole II jouait contre lui.

Cette énigme ne voulait absolument rien dire. Il n'y avait nul part aucun indice. Il tenta de compter les lettres, de relever les majuscules dans l'espoir de voir se dessiner un mot, de lire le texte à l'envers, il ne semblait y avoir aucun message secret dans le texte d'Anatole.

Gwaïherst envisagea un moment la possibilité d'une ruse d'Eliane, mais un seul coup d'œil sur les premières lignes du texte suffit à le persuader du contraire.

Parmi tous les documents informatiques de l'Univers, le mot « Tekir » n'apparaissait que dans celui-là seul. Oui, Ambre le Sage avait bien su couvrir ses traces, Anatole pouvait dormir en paix.

Gwaïherst relut pour la trentième fois le message de l'Empereur qui ne lui parut pas plus clair.

25

« Tu prends un malin plaisir à brouiller les pistes. » Me reproches-Tu.

« C'est possible. Mais Je ne mens jamais. Seuls Mes personnages mentent. Ce que Je Te dis est toujours vrai. »

« Donne-moi encore un indice. »

« Das Kind betrachtete mit heftiger Lust den immer fernen Horizont als wollte es ihn mit der Kraft seines Blickes zu sich anziehen, und träumte von anderen Ländern und Welten. Eines Tages kam ein uralter Mensch, dessen Stimme schien aus den tiefsten Meere der Welt zu stammen, und sprach dem Kind :

« Ich kann dir zur Welt deiner Träume bringen. Willst du's ? »

Das Kind brauchte nicht dem Menschen zu antworten : er wußte.

« Du bist schon dort. » sagte der Mensch.

Und es verstand endlich[*]. »

« Que veux-Tu dire ? »

Mais, ignorant Ta question, Je disparais dans un nuage de fumée.

26

La solitude était oppressante sur le pont du vaisseau de commandement. Gwaïherst faisait les cent pas, et poussait régulièrement un soupir furieux. Tantôt il s'accoudait à la rambarde et regardait l'immobilité parfaite des étoiles, tantôt il jetait un regard accusateur sur un soldat. Les officiers placés sous ses ordres attendaient respectueusement qu'il fît lever l'ancre.

Ce que Gwaïherst ne semblait pas disposé à ordonner.

Il pensa à l'Empereur qui attendait sans doute impatiemment sur Ernélion que son chien de chasse trouve la trace de la planète inconnue.

Il pensa aux fils de l'Empereur, partis pour la même quête que lui. Échouaient-ils aussi lamentablement ?

Il pensa à la mère de l'Empereur. Elle semblait avoir abandonné la partie un peu trop aisément. Avait-elle vraiment cru que Gwaïherst pourrait si aisément persuader son fils de sa culpabilité ?

27

Non.

La puissante Impératrice Mère n'était pas si facilement vaincue.

Et lorsqu'elle sortit du bureau de l'Empereur elle savait que le destin de Gwaïherst était scellé.

Les Vérités

1

Anderland !

Gwaïherst s'en voulait d'avoir si longtemps hésité.

Il était clair qu'il y avait une connexion entre le Lozaire sur Anderland et le Conseil des Sages. La connexion était des plus simples : Tekir et Anderland étaient la même planète !

Une telle évidence. Anderland ! Autre Terre ! Tout était clair !

Gwaïherst leva ses bras vers le ciel étoilé de Tekir et cria :

« Le Mystère est percé, ô Dieux ! Que reste-t-il à faire, Immortels ? »

Comme pour répondre à sa question, un second vaisseau se posa à côté du premier.

En sortirent deux jeunes hommes qui semblaient être parvenus aux mêmes conclusions que Gwaïherst.

« Votre Altesse Impériale ! » salua le savant.

« Nos respects, répondit Cyril. Nos respects à Ambroise Sophos Gwaïherst, pair de l'Empire, anciennement vice-président du Conseil Impérial... et membre du Conseil des Sages ! »

2

« Ah non ! protestes-Tu. Tu ne peux pas Me faire ça. »

« Silence. Écoute ce que le Prince a à dire. »

3

« Mais pas du tout. Je suis sur cette planète... »

« Silence ! Vous avez été habile, Ambroise, mais pas suffisamment pour piéger l'Empereur mon père. Oseriez-vous nier que vous êtes membre du Conseil ? »

D'un ton méfiant, Gwaïherst répondit par une autre question :

« Avez-vous une quelconque preuve ou bien m'accusez-vous par pure paranoïa ? »

« Paranoïa ? Prenez garde à vos paroles. Mon père a eu un songe causé par le Lozaire le prévenant de l'existence de Tekir, de sa puissance, ainsi que de votre identité. Mais par ailleurs, il faut être aveugle pour ne pas voir les preuves qui abondent. Croyez-vous vraiment que ce soit le pur hasard qui vous ai valu un entretien avec Sa Majesté ? Dans ce cas, vous vous trompez. L'Empereur connaissait votre identité. Il vous a laissé vaincre Rodrigue et prendre essentiellement le contrôle de l'Empire pour bien vous observer. Il a ensuite simulé ma fuite et je vous ai suivi dans votre soi-disant « recherche » de Tekir pour apprendre sa position. Après votre passage par cet obstacle inconvénient présenté par la Guilde des Nobles, au travers duquel vous avez vu un peu trop rapidement, laissez-moi dire, vous nous avez enfin, dans votre innocence, mené à votre forteresse. Vous vous êtes trahi une dernière fois enfin, quand vous avez laissé sur l'ordinateur de bord un fichier qu'Hélène a lu, et qui indiquait sans aucun doute que vous connaissiez l'emplacement de la véritable Tekir. Révélé à l'Empereur par Eliane ma grand-mère, il a mis fin à nos derniers doutes. Vous saviez, avant même d'avoir lu les carnets de notes d'Anatole II, où était Tekir.

Maintenant, ce n'est plus la peine de nous offrir de vains démentis. Vous êtes finis. Votre secte mystique va enfin cesser d'être et tous ses membres périr d'une mort bien méritée. Mais auparavant, j'aimerais rencontrer votre chef. »

Gwaïherst fit un sourire mystérieux et déclara :

« Vous connaissez le vice-président du Conseil. »

Ce fut Gaël qui continua à la place de Cyril de presser Gwaïherst de ses questions.

« Qui est-ce ? Comment le connaissons-nous ? »

« Allons, vous savez bien ! »

« Cessez tous ces mystères et dites-nous. Nous connaissons certaines tortures... une connaissance que vous ne voudriez peut-être pas acquérir ! Dites-nous : qui est le vice-président du Conseil. Dites-nous, et vous aurez peut-être une mort douce. »

« Mais... c'est vous. »

Gaël recula d'un pas et resta consterné.

« Je vous présente, fit Gwaïherst à l'intention de Cyril, Gaël Sophos Ardemond, vice-président du Conseil des Sages. Il ne faut jamais juger un homme par son âge. Vous auriez pu vous étonner de la coïncidence que représentait la découverte d'un « frère jumeau » du même âge que vous, et vous ressemblant par trop. Or le hasard, c'est justement la spécialité du Lozaire. Et du Conseil. Vous auriez pu soupçonner la raison de ses fréquentes absences récemment... Quant à moi, Ambroise Alpha Sophos Gwaïherst, Président du Conseil je vous salue. »

Gwaïherst se leva et fit une révérence.

Cyril, percé jusques au fond du cœur d'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, oubliant tout autour de lui, fit feu.

Deux cadavres jonchaient la surface d'Anderland alors que le jeune homme retournait vers Ernélion.

4

« Comment ? »

Le rugissement de l'Empereur était si terrible que Cyril, qui jusqu'alors était resté parfaitement immobile, recula d'un pas.

« Vous les avez tués tous les deux ? » réitéra Quentin.

« Oui, mon père. »

L'Empereur se mit la main sur le visage et resta un long moment sans rien dire, pendant que Cyril, très mal à l'aise, s'appuyait alternativement sur une jambe et sur l'autre.

Après un silence insupportable, Quentin déclara d'un ton glacial :

« Vous pouvez disposer. »

5

La voix d'Alder était encore plus rocailleuse qu'à l'ordinaire quand il lut le communiqué officiel :

« Le Gouvernement de Sa Majesté l'Empereur Quentin second du nom a la douleur d'annoncer à la population de l'Univers la mort d'un de ses anciens membres, le dénommé Ambroise Gwaïherst, anciennement vice-président du Conseil Impérial. L'Empereur m'a chargé d'annoncer sa douleur à la mort d'un de ses amis. Le Conseil Impérial décrète une journée de deuil universel en la mémoire du défunt. »

6

« Et maintenant, que se passe-t-il ? » demanda Alwin.

L'interlocuteur d'Alwin était naturellement Gwaïherst.

7

« Non, ce n'est pas possible. Gwaïherst est mort. »

« Mais si, Lecteur. Quand le Lozaire allie le hasard à la nécessité, rien n'est impossible. »

8

« Maintenant, tout est fini, répondit Gwaïherst. L'Empereur ne peut plus que suivre la route que j'ai tracée pour lui. L'Empire ne sera plus longtemps un Empire, car j'y ai semé les graines de la démocratie. Et pour que cette pousse naissante ne mourût pas avec moi, je me suis retranché à l'ombre de Quentin. Maintenant, Quentin doit continuer. Il a déjà banni la Guilde des Nobles, et l'aristocratie ne sera plus jamais un obstacle. Cyril n'héritera pas du Trône Impérial : la Couronne écherra à un cousin de Quentin. La dynastie des Sendars est terminée. Et la suivante sera la dernière que connaîtra l'Univers. »

« Mais, interrompit Lenor, lui aussi ressuscité, il reste le problème du Lozaire que détient Quentin. »

« Quel Lozaire ? Il n'y avait sur Anderland que du basalte très bien taillé. Et tous les rêves prémonitoires qu'il a eus, c'est nous qui les lui avons inspirés. Il fallait que l'Empereur me sût membre du Conseil des Sages pour qu'il m'éliminât au plus vite. Mon action aurait perdu en intensité ce qu'elle aurait gagné en longueur. Maintenant, il me regrette véritablement. »

« Mais enfin, conclut Ardemond, voilà une bonne chose de faite. Enfin, l'affaire et classée. »

Et les quatre paires d'yeux se tournèrent vers les bâtiments d'Anderland. Les ruines majestueuses ne seraient plus dérangées et pourraient dormir à l'abri des regards indiscrets pour l'éternité.

9

Quentin ouvrit les yeux et murmura à lui-même :

« Certes, Monsieur Gaël Ardemond, mon cher enfant. Une affaire classée. Et je vous suis reconnaissant de votre action, Ambroise Gwaïherst. Vous avez non seulement fait le bien de l'Univers entier, mais aussi le mien, en me révélant la puissance ultime que même vous ne détenez pas. Mon Lozaire a beau être du basalte et mes rêves prophétiques ont beau avoir été provoqués par le Conseil, ils m'ont permis, par leur fausseté même, de comprendre que le Lozaire lui-même n'est pas nécessaire. La magie est inhérente à l'esprit humain, car c'est elle qui lui donne conscience. Nous sommes l'opposé du second principe de la thermodynamique par le fait même que nous sommes vivants. Nous avons un pouvoir fantastique ; mais le monde n'est-il pas justement un fantasme ? Nous sommes les Dieux d'un Univers imaginaire. Je regretterai véritablement votre compagnie, Ambroise. Elle fut réellement instructive. Je serai le dernier des Sendars, dites-vous. Soit. Que la démocratie soit. La Révolution du Lozaire aura lieu. »

Épilogue

EMPIRE (Histoire de l') — ...l'Empereur Quentin II, mort en 79800.00 exactement, laissa derrière lui un long testament, dans lequel (probablement délirant, du fait de sa maladie) il fait l'apologie de la démocratie. Il proclama la Révolution du Lozaire, et fit de son cousin Anatole Oréor âgé de soixante-dix-sept ans, l'Empereur de l'Univers, qui régna sous le nom d'Anatole III jusqu'en 80000. Il abdiqua alors et mourut en 80055.15, après avoir été le seul des Oréors et le Dernier Empereur. Le fils de Quentin II, Cyril Sendar, ne régna donc jamais. Il fut assigné par son père, dans son testament, à entrer dans l'armée, ce qui fut fait : il fut incorporé (comme simple soldat) en 79804.31 et mourut en 79906.15, le jour de son cent cinquantième anniversaire, comme il était habituel dans l'armée impériale qui ne prétendait conserver que des hommes valides (cette coutume fut immédiatement abolie après 80000). Quoi qu'il en soit, l'Empire cessa bien d'exister après quatre-vingt mille ans d'existence ininterrompue, quand, le premier jour de l'année, au moment du lever du soleil sur le palais impérial d'Anor, le Président du Sénat, le très vieux De Gaal proclama la République Pangalactique, dont le premier Président fut Gilles Serlier, fils de Sébastien Serlier, le plus proche collaborateur d'Ambroise Gwaïherst...

Anderland n'était naturellement pas morte ! Si une civilisation de cette ampleur disparaît subitement, elle emporte généralement sa planète avec elle.

Seulement, Anderland avait compris la même chose que Quentin, et s'était désintégrée en une poussière de mondes individuels. Les Anderlandiens ne revenaient qu'à de très rares occasions sur l'Univers d'où ils étaient venus.

La venue d'Ambre et la fondation par lui du Conseil en fut une, la fin de l'Empire, une autre.

Un petit nombre de ces Dieux étaient réunis en Sénat Divin au milieu de l'espace sur une large étendue de Lozaire constituant les Jardins de l'Éden.

Le Président du Sénat Divin, Aragnir des Lacs, annonça :

« Et voilà celui que vous attendiez tous ! »

Et d'entrer feu l'Empereur de l'Univers Quentin II, accompagné de son fils adoptif Gaël Ardemond, et de son ami Gwaïherst, menés par Alwin.

Le premier Dieu qui vint accueillir les arrivants fut immédiatement reconnu par Gwaïherst comme celui qu'il avait vu dans son rêve.

« Je suis l'Auteur » expliquai-Je.

Puis, en désignant un autre Dieu placé à côté de moi :

« Et celui-ci est le Lecteur. »

« Ma performance t'a-t-elle plu ? » Te demanda Quentin.

Tu répondis avec un sourire :

« Le Temps en jugera. »


Notes en bas de page

[R] Il y a plus de choses dans le ciel et sur la Terre, Horatio, qu'il n'en est rêvé dans votre philosophie.

[R] N'as-tu plus rien à me dire ? Viens-tu toujours pour te plaindre ? Rien n'est-il jamais bien pour toi sur Terre ?

[R] L'Enfant regardait l'horizon toujours lointain avec un désir insatiable, comme s'il voulait l'attirer vers lui par la force de son regard, et il rêvait d'autres terres et d'autres mondes. Un jour vint un très vieil homme dont la voix semblait sortie des plus profondes mers du monde, et il dit à l'enfant : / « Je peux t'amener au pays de tes rêves. Le veux-tu ? » / L'enfant n'eut pas besoin de répondre à l'homme : il savait. / « Tu y es déjà. » dit l'homme. / Et l'enfant comprit enfin.


David Madore