David Madore's WebLog: De l'identification de souvenirs enfouis

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(jeudi)

De l'identification de souvenirs enfouis

C'est un trope abusé de mauvais films entre la science-fiction et l'espionnage qu'un personnage a vécu quelque chose d'Abominable ou d'Affreusement Secret dans sa jeunesse et que ses souvenirs ont été effacés ou refoulés ou quelque chose du genre. Ce cliché est particulièrement pénible sur le plan artistique (je déteste ces films où le héros va faire un rêve, présenté sous forme de flashs décousus, dont on doit comprendre qu'il apporte des bribes d'information sur quelque chose d'important sur son identité), et en plus il est essentiellement basé sur un mythe, à savoir, qu'on a tendance à supprimer inconsciemment les souvenirs particulièrement traumatiques. Le problème avec la mémoire incertaine est plutôt qu'on a tendance à fabriquer des faux souvenirs, ou à en déformer des vrais, et qu'on ne sait plus démêler le vrai du faux. J'ai déjà parlé de mon impression de voyager entre univers parallèles, mais elle est particulièrement marquée quand je retourne à des endroits où j'ai été par le passé et où je m'énerve de voir que les choses ne collent pas avec mon souvenir (est-ce que l'endroit a changé pendant ce temps ? me suis-je mal rappelé comment les choses étaient ? ou, hypothèse beaucoup plus crédible, suis-je passé dans un monde parallèle ?).

Par exemple, il y a quelques jours, comme mon poussinet et moi nous promenions dans le coin, j'ai voulu retracer un chemin que j'ai suivi plusieurs fois en 1996 : je passais les concours des ENS, dont les écrits avaient lieu au parc floral de Paris (dans le bois de Vincennes), ma maman m'avait trouvé un logement au Centre International de Séjour de Paris (avenue Maurice Ravel), et je faisais le matin un trajet pour aller de l'un à l'autre, passant en-dessous du périph', à travers un petit bout de Saint-Mandé et à côté du lac du même nom jusqu'au château de Vincennes ; mais quand j'ai cherché à retrouver le chemin exact que je suivais, toutes sortes de petites incohérences se sont manifestées entre mon souvenir des lieux et la réalité. (Il est vrai que je faisais ce chemin, il y a vingt ans, le matin à la fin du printemps, et que j'ai cherché à le retrouver le soir à la fin de l'automne : ceci peut beaucoup affecter l'apparence de cerains endroits.) • D'autres cas du même genre se sont présentés quand je suis allé voir mon Poussinet à Toronto en 2007 et que j'ai voulu retrouver toutes sortes d'endroits dont je me souvenais de mes passages précédents dans cette ville (souvenirs souvent mélangés entre eux, notamment pour ce qui est de leur ordre) : j'ai pu retrouver un bon nombre de choses, mais il y a des choses qui restent mystérieuses pour moi, notamment le chemin d'une promenade que je faisais régulièrement avec mon père en '84–'85 et dont je sais parfaitement bien où elle commençait mais que je n'ai réussi à retracer que jusqu'à un certain point après quoi mes souvenirs ne collaient vraiment plus avec la réalité.

En fait, ma tendance à revenir sur des lieux où j'ai marché autrefois et à chercher à replacer les endroits est tellement marquée que je fais régulièrement des rêves à ce sujet : des rêves dans lesquels je cherche à retrouver un endroit où j'ai pu aller ou une promenade que j'ai pu faire ; seulement, dans le rêve, tout est imaginaire : je ne rêve pas que je cherche à retrouver une promenade bien précise qui aurait pu exister en réalité, je rêve que j'ai un souvenir vague, et ce souvenir est lui-même imaginaire ! (Zut, j'en ai déjà parlé.)

Parfois, un peu comme le héros hypothétique du mauvais film que j'évoque ci-dessus, il me revient des flashs de souvenirs extrêmement précis sur lesquels je vais ensuite chercher désespérément à retrouver une date, un lieu, une circonstance. Récemment, alors que je parcourais des articles Wikipédia sur les expositions universelles (j'ai déjà dit qu'elles pouvaient me fasciner, et mon poussinet m'a offert un beau livre sur celle de Paris en 1900), j'ai été frappé par le souvenir incroyablement précis d'avoir été à celle de 1986 à Vancouver (Expo 86), et même d'avoir échangé quelques mots avec le robot mascotte de l'exposition, Ernie, et d'être revenu avec un paquet de cartes à jouer miniatures en souvenir, dont le dos représentait un des logos de l'exposition (Ernie en jetpack). Un souvenir aussi extrêmement précis peut-il être faux ? Il n'est pas invraisemblable, mon grand-père paternel habitait Vancouver et nous aurions pu aller lui rendre visite cette année-là, mais ma mère m'assure que, d'après les carnets qu'elle tient, ce n'est pas le cas. Peut-être suis-je aller à Vancouver plus tard et qu'il restait des choses de l'exposition, mais il me semble qu'à part de grandes structures on démonte rapidement les expositions universelles, et en tout cas on ne garde pas leur mascotte et on ne continue pas à faire des jeux de cartes à leur effigie, donc je ne sais pas trop quoi penser. Il faudrait retrouver ce jeu de cartes pour savoir si je ne délire pas, mais les chances sont assez minces avec tout ce qui a été jeté.

C'est entre autres pour m'éviter de m'arracher ainsi les cheveux que je tiens maintenant (et depuis 2001) un journal factuel assez précis de tout ce que je fais, jour par jour : ce n'est pas toujours évident de rechercher quelque chose dedans si je ne sais plus la date, mais au moins y a-t-il un espoir.

J'avais un souvenir précis qui me hantait depuis longtemps, et qui était à l'origine, je pense, ou en tout cas qui a pu nourrir, mes rêves de labyrinthes : je me revois avec mes parents en train de visiter une maison bizarre, gigantesque et dont la plupart des pièces sont dénuées de fenêtres, éclairée surtout en rouge, et qui est une sorte de musée d'objets hétéroclites et insensés, dont peut-être des poupées — je me rappelle une visite qui me semblait interminable, où le guide nous faisait traverser pièce après pièce, selon un chemin qui tournait dans tous les sens, et je commençais à me demander s'il y avait une sortie, et si cette maison avait une fin.

J'ai posé la question à mes parents : ma mère se souvenait vaguement de quelque chose de semblable, et associait ça à une visite que nous aurions faite à une tante de mon père qui habitait du côté de Madison, Wisconsin (son mari était avocat — argh, j'ai un avocat américain dans ma famille), et nous aurions pu aller voir un musée dans le coin. J'ai parcouru beaucoup de descriptions de musées à Madison ou dans les environs sans réussir à trouver quoi que ce soit qui colle, et comme je ne savais pas quoi googler vu que mes souvenirs étaient très vagues, je n'ai jamais réussi à mettre le doigt dessus.

Et tout d'un coup, tout à l'heure, j'ai eu la clé de l'énigme en regardant une vidéo YouTube d'un canal consacré à des endroits bizarres sur la Terre et aux surprises de la géographie : je suis quasiment certain que la maison labyrinthique de mon souvenir est la House on the Rock, une expérimentation artistico-architecturale à la décoration kitsch et tordue, située à une centaine de kilomètres de Madison, et dont les images renvoyées par Google collent parfaitement avec celles dans ma mémoire, notamment les poupées un peu effrayantes, les instruments musicaux bizarres et les nombreuses pièces sans fenêtres organisées selon un plan labyrinthique. Quelle satisfaction d'avoir enfin réussi à replacer un souvenir tellement flou !

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