Onze nouvelles

Le sujet : La nouvelle doit commencer par la mort d'un personnage. Et doit se terminer par la mort d'un personnage. Le même.

Table des nouvelles

Rajout ultérieur :

Note de l'éditeur (David Madore)

L'idée a été proposée sur forum lettres (message 1711) : décider d'un sujet commun, puis écrire chacun de notre côté (pour tous ceux intéressés à participer) une nouvelle sur ce thème, et les publier toutes ensemble. Voici, donc, ce que onze personnes ont trouvé à écrire en partant de la contrainte élue, « La nouvelle doit commencer par la mort d'un personnage. Et doit se terminer par la mort d'un personnage. Le même. »

Le choix du sujet s'est fait par un vote selon la méthode de Condorcet-Nash parmi ceux qui avaient été proposés sur forum par les uns et les autres. L'écriture elle-même s'est déroulée du 2003-01-29 au 2003-03-12. Dans un premier temps, les dix textes ont été publiés en cachant le nom des auteurs pour que chacun puisse exercer sa sagacité en tâchant de reconnaître qui avait écrit quoi ; ensuite, l'identité des auteurs a été donnée, bien entendu, et les noms figurent ci-dessus. Une autre nouvelle a été rajoutée ultérieurement.

Mon travail d'éditeur s'est limité à une remise en forme minimale en HTML sur cette page. J'ai pu corriger quelques points de typographie, mais l'orthographe est celle des auteurs, et les nouvelles sont telles qu'on me les a fournies. L'ordre choisi pour les présenter a été tiré au hasard. Certains textes possèdent un titre, voulu par l'auteur ; pour les autres, je me suis contenté de reprendre la première phrase dans la table des matières. Les traits horizontaux séparent les nouvelles les unes des autres.

Le style, la longueur, le point de vue et le cadre de ces dix histoires diffèrent énormément : c'est précisément ce qui fait l'intérêt de l'exercice. J'espère que le lecteur saura apprécier la variété du génie mis en œuvre pour résoudre le « problème » posé par le sujet, et la diversité de l'inspiration qui a guidé nos participants.

Bonne lecture !

(Pour plus de précisions sur cette opération et de discussions et commentaires sur ces nouvelles, reportez-vous à forum lettres.)


Un conte symbolique

« Aussitôt après avoir tué le roi Anatole, l'usurpateur, Hespéride, s'installa sur le trône de notre pays. »

Le vieil homme parlait d'une voix calme. Le feu, éclairant de sa lumière vacillante le visage sévère, mettait en valeur la fermeté de ses traits patriciens, soulignant cependant la sérénité du regard. Nul ne se serait hasardé à estimer l'âge du conteur, mais le grisonnement de ses cheveux, contrastant singulièrement avec la noirceur ébène de sa figure, trahissait le parcours d'un grand nombre d'années. À quand remontaient les événements rapportés d'un ton si tranquille ? Le narrateur en avait-il été le témoin, ou reprenait-il une légende antique de la lointaine patrie qui était la sienne ?

« Le jour même où la nouvelle de la mort du roi circula de bouche en oreille à travers les villages, provoquant partout stupeur et indignation, le frère d'Anatole jura solennellement d'accomplir le suprême sacrifice pour venger son frère. Prenant le Soleil pour témoin de son serment, il fit vœu de consacrer sa vie à cette quête, de n'avoir d'autre repos que la mort tant qu'il n'aurait pas amené Hespéride à répondre du prix de son crime.

« Le jeune homme, qui ne s'était jamais réclamé de sa filiation royale, préférant au contraire la garder secrète, s'écria publiquement : “Je suis Anatole, le Lion, le guerrier : parent d'Anatole, le Lion, le roi ! Tu dois craindre ma vengeance, usurpateur, car le Lion n'oublie pas le Lion. Sois maudit, toi dont la main a versé sur le sol le sang de mon frère.” Et ayant prononcé ces mots, il s'en alla réaliser la mission qu'il s'était donnée.

« Or Hespéride était un sorcier. On disait qu'il avait pris trois démons pour ministres, et que c'étaient ces djinns qui faisaient la loi dans le pays. On disait qu'il ne pouvait être tué de main d'homme. Et on disait encore bien d'autres choses, qui inspiraient la terreur. Anatole, le guerrier, entreprit donc de se mettre à la recherche des arts qui lui permettraient d'accomplir son dessein.

« Ainsi, les années passèrent, et Anatole voyagea beaucoup, et il apprit beaucoup.

« Il séjourna parmi les moines de l'Orient, qui lui apprirent les techniques de combat les plus raffinées, et bientôt il fut capable de terrasser, de sa seule main gauche nue, un homme armé d'un sabre. Il se rendit chez les savants de l'Occident, qui lui enseignèrent les sciences les plus variées, si bien qu'aucun mécanisme ou aucun engin n'avait plus de secret pour lui. Il alla dans les contrées du Septentrion et y trouva les trois princes archimages qu'il persuada de l'instruire dans les voies de la magie. Enfin, il voyaga dans le Sud ardent, et y apprit à maîtriser l'énergie vitale qui émane de chaque être, et à la faire servir.

« Mais ses périples ne s'arrêtèrent pas là, et le menèrent en bien d'autres endroits encore. Mû par sa volonté insatiable de savoir, alimentée par le désir de vengeance, Anatole parcourut des Terres que nos peuples ignorent. Il rendit visite à ces hommes qui affirment que le temps est circulaire, que le changement n'existe pas, et que tout acte n'est que répétition éternelle d'une infinité de jumeaux. Il vécut parmi les tribus qui adorent le Serpent et se nourrissent de leurs propres enfants. Il partagea le quotidien de ceux qui vénèrent la Rose comme la source de toute vie. Il vit ces régions où le jour et la nuit ne cessent jamais et durent des mois.

« Désormais, Anatole n'était plus seulement le disciple, il enseignait à son tour. Il devint un Maître et eut ses disciples, qui, eux-mêmes, enseignèrent à d'autres. Anatole enseigna encore que le roi Hespéride était usurpateur, qu'il tirait son pouvoir du Mal, et qu'il fallait réparer le Mal que ce tyran faisait. Et Anatole fit ce qu'il put pour réparer le Mal qu'il voyait. Mais toujours il cherchait à progresser dans la connaissance, car il savait que le vrai Combat était devant lui.

« Il passa sept ans en ascèse au sommet d'une montagne, ne prononçant pas un mot, ne se nourrissant que de racines, et méditant tout le jour. Après sept ans, le dieu gardien des portes parut devant lui et le mena en enfer. Mais Anatole traversa l'enfer et conversa sans crainte avec le dieu des morts, sachant qu'il reviendrait en cet endroit, apaisé, quand sa tâche serait accomplie, mais que l'heure n'était pas encore échue. Alors le dieu des portes le mena dans la cité céleste. Et Anatole conversa sans crainte avec le prince du ciel. Et le dieu des portes sut que c'était là un Héros. Et il le libéra, et plus aucune porte ne pourrait arrêter Anatole.

« À ce moment, le Héros sut que le point d'accomplir sa quête était enfin venu.

« Or il n'était plus le jeune homme qu'il avait été. Anatole était maintenant un vieillard contre lequel le Temps ne pouvait plus rien. Il était une légende vivante, un personnage des contes, et son épopée se disait le soir au coin du feu. Mais lui savait qu'elle n'était pas arrivée à son terme, car la dernière phrase manquait.

« Il se présenta devant Hespéride.

« Aussitôt, il sut une chose. Celui qu'il avait pris pour un puissant magicien n'était qu'un médiocre enchanteur. Les pouvoirs qu'il avait lui-même acquis dépassaient à ce point les mauvais arts de l'usurpateur que le seul effet de sa pensée pouvait accomplir sa vengeance. Alors il se réjouit car enfin son frère serait en paix. Et il alla au-devant du sorcier.

« Mais quand il vit Hespéride, il sut une autre chose. Il comprit sa propre folie. Il vit qu'il ne pourrait jamais mener à bien ce à quoi il avait dédié sa vie. Il sut que tout avait été vain.

« “Pardonne-moi, Anatole, mon frère, car je ne pourrai jamais te venger,” dit alors Anatole. “Pardonne-moi car j'ai échoué. Hespéride ! tu as tué Anatole, vois maintenant Anatole mourir.”

« Et ayant prononcé ces mots, il tira de sa ceinture une dague incurvée et fit couler trois gouttes de son sang, ce qui suffit à lui donner la mort. »

Le conteur se tut. Pendant un long moment, aucune voix ne se fit entendre.

« Est-ce là la fin de votre histoire ? » demanda la Prêtresse. « Je crois que vous ne nous avez pas tout dit, Vénérable. »

« C'est la fin, » répondit le conteur. « L'histoire commence avec la mort d'Anatole. Et elle finit avec la mort d'Anatole, qui a été Anatole en cherchant à le venger, ou plutôt celui qu'Anatole aurait dû être. »

« Pourtant, » insista la Prêtresse, « vous ne nous avez vraiment pas tout dit. Qu'est-il advenu d'Hespéride ? »

« Il a été chassé par une révolte. N'ayant pas été un bon roi, il ne fut pas même un bon tyran. Mais il ne mourut pas. La mort d'Anatole — des deux Anatole — fut entièrement inutile. »

La voix du conteur s'était emplie d'amertume. La Prêtresse lui répondit d'un ton parfaitement doux :

« Rien de ce à quoi il est permis d'advenir n'est inutile, » dit-elle. « Les graines de la révolte qui détrôna Hespéride ont été plantées par Anatole et par son enseignement. »

« Anatole le guerrier s'est trompé, » ajouta-t-elle. « Il s'est trompé dans ce qu'il a cru accomplir. Sa vengeance n'avait pas de sens. Peut-être Hespéride a-t-il été un mauvais roi, peut-être n'a-t-il pas été plus méchant qu'un autre, car il a connu beaucoup de rois, Vénérable, ton pays détrempé de soleil. Mais Anatole a apporté à ton peuple la liberté, la liberté et la fierté, sous la forme d'un Héros. Oui, je te le dis en vérité, il a accompli quelque chose, cet Anatole. »

Un nouveau silence se fit pendant lequel un observateur attentif put remarquer une larme dans l'œil du conteur.

« Mais pourquoi, » dit quelqu'un, « Anatole ne pouvait-il pas tuer Hespéride ? »

« N'avez-vous donc rien écouté, ou rien compris ? » demanda la Prêtresse sur un ton de reproche. « C'est qu'il n'y a jamais eu d'Hespéride, et jamais d'usurpation. C'est le roi Anatole qui changea ainsi son nom, pour pouvoir rompre avec lui-même, et régner en tyran. Son frère ne pouvait se venger sur celui qu'il était venu venger. »

La Prêtresse se leva alors et s'avança vers le conteur. Soulevant son ample manteau, elle le recouvrit complètement, pendant qu'elle murmurait des mots à son oreille que nul ne comprit. Enfin, elle haussa la voix et dit, de façon que tous entendissent :

« Tu as assez souffert, maintenant ! Va sans querelle. »

Elle retira son manteau, et il était mort, celui qui avait été Hespéride : son visage affichait un sourire paisible.


Seconde Chance ?

La journée n'avait guère été fructueuse. Certes, l'entrevue avait été relativement cordiale — comme toutes les autres avant d'ailleurs. Mais la situation n'avait semble-t-il pas avancé d'un poil. Le gouvernement refusait toujours catégoriquement la moindre concession aux tarreks, au nom de l'égalité et de l'unité nationale, tandis que les représentants du RT arguaient que ces troubles religieux duraient depuis trop longtemps pour que le statu quo soit envisageable.

Plongé dans ses pensées, Adib ne vit pas la voiture grise aux vitres teintées descendre à toute vitesse l'avenue, ni cette main passer par la fenêtre et jeter un objet non identifié sur le trottoir. Mais les cris autour de lui le tirèrent de sa torpeur. Une épaisse fumée blanche, piquante, l'entoura brusquement, le forçant à fermer les yeux et à se protéger le nez avec la main. Il sentit son garde du corps s'affairer autour de lui et lui hurler des choses qu'il n'arrivait pas à saisir dans la panique. Finalement, au milieu du brouhaha, des cris et des sirènes, une explosion retentit soudain, et Adib sombra dans l'inconscience.

***

(Dernière minute)
Ce soir, vers 18h30, M. Adib Melkira, dirigeant du parti RT (République Tarrek) a été victime de ce qui a tout lieu d'être un attentat dans le centre de Talmir. D'après les premiers témoignages, M. Melkira sortait d'une entrevue avec les responsables du gouvernement, quand un véhicule non identifié a surgi sur la 8e avenue. L'un de ses occupants a projeté une bombe fumigène sur le trottoir, juste à l'endroit où se trouvait M. Melkira, vraisemblablement pour créer un effet de panique. Peu de temps après, une violente explosion provenant de la zone enfumée s'est faite entendre, tandis que les premiers véhicules de secours faisaient leur apparition. Trois personnes, dont M. Melkira et son garde du corps, ont été hospitalisées d'urgence. Aucune information n'est pour l'instant disponible sur leur état.

Suite à cet incident, de nombreux responsables du gouvernement craignent que les fragiles négociations en cours sur la question tarrek, qui font suite à plus de cinq siècles de conflits religieux, ne s'en ressentent fortement, tandis que des troubles se font déjà sentir à Talmir parmi les minorités tarreks. Les enquêteurs n'ont fait pour le moment aucune déclaration, cependant, les regards se tournent bien sûr vers le PIT (Parti Indépendantiste Tarrek), connu pour ses positions intransigeantes, et soupçonné de couvrir certains des groupes terroristes responsables des attentats à la bombe de l'an dernier.

***

Adib gisait par terre, nu. La chaleur finit par le réveiller. Il ouvrit les yeux, pour les refermer immédiatement, ébloui par la lumière éclatante dans laquelle il baignait. Une douce voix féminine se fit alors entendre :

« Bienvenue, Adib. Garde les yeux clos, la lumière risquerait de t'endommager les yeux.

— Que se passe-t-il ? Où suis-je ? Et qui êtes-vous ? demanda-t-il, interloqué, les yeux toujours fermés.

— Tu connais la réponse, Adib » fit une autre voix, masculine celle-ci.

Adib resta muet quelques instants.

« Je suis… mort ? se risqua-t-il.

— Pas tout à fait, fit la seconde voix, nous n'avons pas encore statué.

— Statué ?

— En l'état actuel des choses, nous n'avons d'autre choix que de t'envoyer au Partaka, fit la seconde voix.

— Hein ? Mais, pourquoi ? J'ai voué mon existence aux tarreks, à la reconnaissance de leurs droits !

— Oui, tu l'as fait en toute bonne foi, reprit la première voix. Malheureusement, l'effet a été inverse de celui escompté : au lieu de faire progresser la Cause, tu leur as donné l'occasion de continuer leur oppression tout en paraissant concernés par les tarreks.

— Mais… Comment aurais-je pu… ?

— La première maxime, Adib » coupa la seconde voix.

Une fois de plus, Adib resta silencieux un moment. Il se remémora la première maxime tarrek : « Seule la destination compte, aussi risqué soit le chemin ». Certes, on pouvait considérer qu'il avait trahi cette maxime, mais… n'était-ce pas un peu sévère ? Les bouffées de chaleur et la sueur l'empêchèrent de réfléchir efficacement.

« Cependant, reprit la première voix, tes intentions étaient justes. Et tu es sans doute le seul à pouvoir corriger tes erreurs. Nous t'accordons — fait exceptionnel — une seconde chance.

— Ne la gâche pas » compléta la seconde voix.

Ces mots à peine prononcés, un claquement retentit tout proche, plongeant à nouveau Adib dans l'inconscience avant qu'il n'ait pu placer le moindre mot.

***

(Attentat)
Nous sommes toujours sans nouvelle de M. Melkira et des deux autres personnes hospitalisées suite à l'attentat qui s'est produit hier sur la 8e avenue. Rappelons que les victimes, toutes tarreks, ont été immédiatement transportées à l'hôpital Partora, seul de Talmir habilité à soigner les tarreks selon les préceptes de leur religion. Les services hospitaliers, connus pour leur opacité, se refusent toujours à donner la moindre nouvelle, ce qui laisse courir de nombreuses rumeurs : M. Melkira est-il décédé sans que les autorités tarreks ne se résolvent à l'avouer ? Une erreur médicale aurait-elle été commise ? Est-ce un moyen de faire pression sur le gouvernement en laissant croire que le PIT serait désormais son seul interlocuteur ?

Par ailleurs, M. Imram Kerka, dirigeant du PIT, a formellement démenti cet après-midi toute implication de près ou de loin de militants PIT. « Je m'insurge contre ceux qui tentent d'utiliser les récents évènements pour créer des dissensions au sein des communautés tarreks, a-t-il déclaré aux journalistes. Ceux-là qui réclament de la paix et de la justice, comment peuvent-ils prétendre ignorer qu'usurper les pouvoirs des Deux Voix en causant la mort d'un de ses semblables constitue le pire péché qui soit pour un tarrek ? C'est ce genre d'insinuation qui nous conforte dans notre action pour faire accepter nos droits face au mépris général ».

***

Le son régulier de l'électrocardiogramme fut la première sensation qu'Adib eut à son réveil. Lentement, il ouvrit les yeux, pour constater qu'il se trouvait allongé sur un lit au milieu d'une chambre spacieuse. Les murs et le plafond étaient entièrement peints en bleu clair, ce qui l'apaisa immédiatement : les couleurs sont le propre de la vie. Juste à côté se trouvait une ravissante infirmière, qui lui adressa la parole dès qu'elle vit qu'il était réveillé.

« Hé bien, on peut dire que vous revenez de loin ! Nous craignions de ne plus jamais vous revoir…

— Où suis-je ? demanda Adib.

— Vous êtes à l'hôpital Partora, M. Melkira. Vous avez été transporté ici d'urence après votre accident — vous vous souvenez ?

— Euh… oui, je pense. Que s'est-il passé ?

— Une bombe a explosé à quelques mètres de vous. C'est un miracle que vous ayez survécu !

— Il y a eu d'autres victimes ?

— La fumée a eu pour effet d'éloigner la plupart des passants, expliqua l'infirmière, si bien que lorsque la bombe a explosé, il n'y avait presque personne à proximité. Mis à part vous, deux autres personnes ont été grievement blessées. Elles ont été transportées ici en même temps que vous, et sont également hors de danger. Il est temps de vous reposer maintenant, ne vous inquiétez pas, vous n'avez plus rien à craindre à présent ».

Adib ne se le fit pas dire deux fois, et n'eut aucun mal à se rendormir.

***

(Attentat)
Le directeur de l'hôpital Partora a annoncé ce matin que M. Melkira était sain et sauf, mettant ainsi fin à toutes les rumeurs qui circulaient à ce sujet. Cependant, celui-ci devra garder le repos encore quelques semaines, toujours d'après la même source. Les enquêteurs, qui ne tiennent pas encore de piste sérieuse, sont pressés d'interroger M. Melkira pour y voir un peu plus clair dans cet étrange attentat.

***

Les jours suivants furent particulièrement calmes pour Adib. À l'exception de sa femme et de la police — et encore, une heure par jour seulement — personne n'était autorisé à lui rendre visite. C'est pourquoi il eut un moment de surprise lorsque quelqu'un qu'il ne s'attendait absolument pas à voir apparut devant la porte.

« Imram ! Comment oses-tu… commença Adib.

— Du calme, Adib, coupa celui-ci, je ne suis pas venu ici pour causer du trouble.

— Qu'es-tu venu faire alors ? Et comment es-tu entré ? demanda Adib, soupçonneux.

— Je suis venu prendre de tes nouvelles, répondit Imram d'un ton innocent. Cela te semble si improbable ? Nous avons beau être politiquement ennemis, nous n'en avons pas moins les même buts, et surtout, nous sommes tous deux tarreks… Et pour répondre à la deuxième question, as-tu oublié qui est le propriétaire de cet hôpital ? »

Adib se mordit la lèvre. Imram poursuivit :

« Tu me pensais impliqué dans cet attentat, n'est-ce pas ? J'espère que cela t'aura convaincu du contraire… Je n'aurais pas hésité une minute à faire en sorte que les journaux titrent le lendemain « M. Melkira est décédé hier des suites de ses blessures, malgré la ténacité des médecins qui l'entouraient », si cela avait été le cas…

— Je n'en doute pas, fit Adib avec une moue de dégoût. Mais alors, qui ?

— Je n'en sais pas plus que toi, hein… Sûrement pas un tarrek en tout cas.

— Je ne comprends pas comment quelqu'un d'aussi attaché à la religion que toi puisse faire preuve d'autant de mépris pour la vie de tes semblables non tarreks, fit Adib. Penses-tu vraiment qu'il existe une différence fondamentale entre ceux qui croient aux Deux Voix et ceux qui croient en autre chose ? »

Imram poussa un soupir.

« Je comprends ton point de vue, dit-il. Moi aussi, j'ai cru, il y a bien longtemps, que les gens étaient raisonnables, et qu'ils accepteraient nos revendications — ne serait-ce que l'égalité vis-à-vis des autres religions. Mais j'ai vite déchanté. Seule la manière forte est efficace. Imagines-tu un seul instant que le gouvernement accepterait ne serait-ce qu'une simple entrevue avec le RT s'il n'y avait pas la pression du PIT derrière ? Simplement, maintenant, ce sont les tarreks qui passent pour des terroristes face à un gouvernement qui tente de négocier pacifiquement. »

Adib sursauta.

« Quelque chose ne va pas, Adib ? demanda Imram.

— Non non, tout va bien. Ton discours m'a simplement… étonné. Non, rien d'important. »

Imram lui jeta un regard interrogateur.

« Non non, je t'assure, ce n'est rien, répéta Adib.

— Si tu le dis… fit Imram d'une voix qui laissait entendre qu'il n'y croyait pas du tout. Bon, il faut que je te laisse à présent, j'ai promis de ne pas rester plus de cinq minutes. Je te souhaite malgré tout un prompt rétablissement, et j'espère te voir sur pied sous peu. Ne laissons pas nos désaccords politiques entraver l'objectif que nous nous sommes imposés ! »

Imram sortit de la chambre, laissant Adib plongé dans ses réflexions.

***

(Intérieur)
L'enquête sur l'attentat de la 8e avenue semblent enfin donner ses premiers résultats. Selon le chef de la police, la première bombe fumigène était destinée à retarer au maximum l'intervention des secours. Quant à la seconde bombe, il s'agissait visiblement d'une arme chimique, devant libérer un gaz paralysant, mortel à haute dose — vraisemblablement non atteinte grâce au vent exceptionnellement fort qui soufflait ce jour-là. Les choses se compliquent lorsque l'ont sait que cet arme est du même type que celle utilisée il y a quelques années par le gouvernement lors des émeutes à Talmir, ce qui expliquerait le temps mis par la police à rendre la nouvelle publique. Interrogé à ce sujet, un responsable du ministère de la défense s'est contenté d'affirmer qu'« effectivement une petite quantité de ces armes auraient disparus le mois précédent », sans que la nouvelle n'ait été rendue publique « pour des raisons de sécurité ».

Bien entendu, ces propos ont suscité de nombreuses réactions : certains y voient au mieux une négligence coupable de la part du gouvernement, tandis que d'autres n'hésitent pas à l'accuser d'avoir lui-même organisé cet attentat pour se débarasser d'un interlocuteur trop peu conciliant.

Par ailleurs, les négociations sur la question tarrek en sont toujours au point mort, tandis que M. Melkira dénonce « le manque de coopération et les exigences irréalistes du gouvernement », tandis que de son côté, le ministère de l'intérieur a exprimé son regret que « M. Melkira se refuse à toute concession, réduisant ainsi à néant toute tentative de dialogue constructif ». D'aucuns craignent que cette situation ne conduise le RT à se rapprocher peu à peu du PIT.

***

Adib se rendit avec une certaine angoisse au rendez-vous qu'il s'était fixé avec Imram. Il n'avait parlé à personne de l'« expérience » qu'il avait vécue, et n'était absolument pas disposé à le faire — d'ailleurs, qui le croirait ? — cependant, elle continuait à le troubler. Avait-il rêvé ? Plus il y pensait, plus il le croyait. Cela semblait si improbable, mais… il n'arrivait pas à se défaire de cette sensation de réalité.

Le taxi arriva finalement devant le restaurant. Imram était déjà là, et l'accueillit chaleureusement, ce qui eut pour effet de le rassurer quelque part. Une fois à table, passées les banalités d'usage, Imram commença :

« Allons directement au vif du sujet. Je me doute que tu n'es pas venu ici pour discuter de la pluie et du beau temps, ni pour le plaisir de me voir. Alors ?

— J'ai beaucoup réfléchi ces derniers temps, répondit Adib. J'ai repensé à cette discussion que nous avons eue à l'hôpital — t'en souviens-tu ?

— Oui, naturellement.

— Je pense que tu avais raison finalement. Cela fait maintenant un mois que les « négociations » sont en cours, et rien, absolument rien, n'a été fait.

— Content de voir que tu as finalement compris…

— Ne te méprends pas. Si je viens vers toi aujourd'hui, ce n'est pas parce que j'éprouve la moindre sympathie à ton égard, ni parce que j'admire vos méthodes. Simplement… Je sens que je dois le faire. Je me suis trompé, je dois en payer le prix. Et, même s'il s'agit de la pire solution qui soit à mes yeux, c'est la seule qui reste, semble-t-il.

— Où veux-tu en venir exactement ?

— Je suis prêt à me joindre à vous. À participer activement même.

Imram ne put réprimer une expression de surprise.

— J'ai longuement réfléchi, continua Adib. Je ne changerai pas d'avis. Mets-moi en contact avec un groupe indépendantiste tarrek.

— Je ne pensais pas que tu irais jusque là… Tu es vraiment sûr de ce que tu veux faire ?

— Oui. Je te répète que je ne changerai pas d'avis. Qui d'autre que moi pourrait mieux montrer combien nous sommes désespérés ?

***

(Politique)
M. Melkira doit tenir un discours cet après-midi au Parlement, afin selon lui « de donner une dernière chance au gouvernement d'entreprendre des négociations pacifiques ». Beaucoup reprochent à M. Melkira ses prises de position nettement plus tranchées depuis l'attentat dont il a été victime, dans des circonstances toujours aussi mystérieuses. Il ne fait nul doute qu'à l'issue de ce discours les parlementaires devront débattre de l'orientation à suivre sur la question tarrek.

***

Adib arriva en vue du Parlement, avec une bonne demie-heure d'avance. Dans sa valise se trouvait cette fameuse bombe, qu'il devait placer à l'intérieur même du Parlement, pour causer un attentats des plus spectaculaires. Cette pensée lui fit froid dans le dos. Il n'en serait jamais arrivé là sans cet « accident » qui lui avait ouvert les yeux — façon de parler. Maintenant, ce n'est pas le moment d'avoir des scrupules. Plus moyen de revenir en arrière. De toutes façons, la minuterie était en marche, et rien ne l'arrêterait.

Le nuage qui cachait le soleil finit par s'éloigner, laissant ses rayons se refléter sur le bâtiment entièrement en vitre qui accueillait le Parlement. Adib fut momentanément ébloui par ces reflets, et ferma les yeux par réflexe. Devant la vision uniformément rouge-orangée créée par cette lumière au travers de ses paupières, Adib sursauta. Après quelques clignements d'yeux, il reprit le chemin du Parlement en titubant.

***

(Politique)
Le discours prononcé par M. Melkira cet après-midi devant les parlementaires a été accueilli par un tonnerre d'applaudissements. Ce discours a redonné espoir à ceux qui croient en une solution pacifique au « problème tarrek », et qui avaient quelque peu perdu confiance suite aux récentes déclarations de M. Melkira. Interrogé par de nombreux journalistes à sa sortie, celui-ci n'a désiré répondre à aucune question, tandis qu'une expression étonnamment lasse pouvait se lire sur son visage. La personnalité de M. Melkira restera décidément toujours incompréhensible.

***

Adib arriva finalement au siège du PIT, où devait l'attendre Imram ainsi que plusieurs autres personnalités du parti. À peine eût-il franchi la porte qu'Imram l'interrogea du regard, visiblement anxieux. Adib acquiesça tranquillement, tandis qu'Imram poussa un soupir de soulagement.

« Tu n'avais pas confiance en moi ? demanda Adib.

— Bien sûr que si ! s'exclama Imram. Mais on n'est jamais à l'abri d'un accident imprévisible. Et ton discours était… ambigu.

— Je ne m'attendais pas à une telle réaction du public… Mais l'essentiel n'est pas là, n'est-ce pas ?

— Oui, bien sûr… Passons dans l'autre salle, nous pourrons assister en direct à l'évènement. Veux-tu que je te débarrasse de ta veste et de ta valise ?

— Non non, merci, je ne resterai pas longtemps. »

Dans la salle voisine, un grand écran où était projetée une vue du Parlement avait été installé. Une demi-douzaine de personnalités du PIT étaient également présentes. Au moment d'entrer, Imram déclara d'une voix forte :

« Accueillez le héros du jour ! Dans quelques instants, rien ne sera plus comme avant grâce à lui ! »

S'ensuivit un brouhaha intense, au milieu duquel Adib se sentit particulièrement mal à l'aise. Mais rapidement, Imram demanda le silence.

« Il ne reste que quelques minutes avant le feu d'artifice, ne manquons pas le spectacle ! » s'exclama-t-il.

Adib ressentit un haut-le-cœur à ces mots. Quelqu'un dans la salle commença un compte à rebours, immédiatement suivi par le reste de l'assemblée. Adib sentit son cœur battre à tout rompre. Plus qu'une minute… Les regards étaient rivés sur l'écran, ce qui le dégoûta encore plus profondément.

« 10…

— 9…

— 8…

— 7… »

Adib ferma les yeux, tentant de penser à autre chose.

« 6…

— 5…

— 4…

— 3… »

Presque fini…

— 2…

— 1…

— 0 ! »

Adib eut à peine le temps de murmurer « Pour la paix… ».


Sa Vie, Son Œuvre

[…] D'abord une légère oppression. Rapidement le malaise s'accroît, il est pris de vertiges, puis de nausées violentes. Sa vue se trouble, il suffoque, puis s'effondre. C'est ainsi que la vie le quitte, en cette calme matinée de novembre, tandis que dehors la neige, indifférente, continue de tomber.

Il relut la dernière page, hocha la tête d'un air satisfait et sortit la bande de papier de sa machine à écrire pour la poser sur le volumineux tas de ses consœurs. Puis il prit sa plus belle plume et ajouta en bas de page quelques ornements d'inspiration personnelle, d'une graphie soignée ; une coquetterie qui au fil du temps était devenue une habitude, puis un rituel. Enfin il inscrivit la date et signa.

Il n'était pas mécontent de la manière dont il avait tourné les choses. La toute fin était sobre, austère peut-être, mais c'était un choix, mûrement réfléchi mais à propos duquel il s'apercevait, s'il procédait à une introspection impartiale, qu'il n'avait jamais eu de réelle hésitation. Dans ces conditions même il n'est jamais facile de décrire l'agonie et la mort. On est sans cesse assailli durant le processus d'écriture par des réminiscences dont il est bien ardu de s'abstraire ; en particulier quand il s'agit d'un empoisonnement, car on pense alors irrémédiablement à la fin d'Emma Bovary. Il n'avait eu cependant aucun mal dans ce cas à oublier ce précédent : absorber une dose massive d'arsenic pour mettre fin à ses jours ne peut venir à l'esprit que d'un personnage de roman, tant l'agonie qui en résulte est longue et douloureuse. Un personnage bien réel tentera évidemment de minimiser ses souffrances et en tant que biographe tous ses personnages étaient fermement ancrés dans la réalité.

Il s'était lancé dans ses premières études biographiques, bien des années plus tôt, avec l'idée pernicieuse que le succès en librairie de l'ouvrage tient plus au prestige du sujet qu'au talent du biographe. Bien sûr en théorie c'est vrai. Seulement, en pratique, pour faire accepter à une maison d'édition une énième relecture de la vie d'un Napoléon, d'un Hugo ou d'un Mozart, il faut être soi-même un auteur connu et reconnu, si ce n'est par ses pairs, du moins par le public. A ses débuts il dut donc se contenter de Ney, Gautier et Boccherini ; non qu'ils fussent moins intéressants, mais cela sigmatisait tout de même un certain manque de réussite de sa part. Même cela augmentait si c'était possible son enhousiasme car il sentait qu'il tenait là le moyen de prouver sa valeur..

Quoi qu'il en fût, il s'était toujours appliqué à sa tâche avec un sérieux et un professionnalisme irréprochables. Il mettait en particulier un point d'honneur à écrire de bonnes morts ; à ce point de vue son travail sur le maréchal Ney lui avait procuré d'intenses satisfactions. Il en était convaincu, la mort d'un individu est en quelque sorte le point central de son existence.

Dites à quelqu'un que la mort est un aboutissement, au mieux il acquiescera poliment à votre platitude mais rarement il y pensera sérieusement. C'est que les gens pensent en général qu'ils sont projetés dans le temps à leur naissance et que toute leur vie n'est qu'une résultante de cette impulsion initiale, comme l'univers est en expansion depuis le big bang. Peu voient les choses telles qu'elles sont ; ce n'est pas tant la naissance qui nous pousse que la mort qui nous tire à elle tout au long de notre existence ; toutes nos pensées, nos actions, nos gesticulations, ne prennent sens qu'à ce moment-clé. Il aimait soumettre à ses interlocuteurs cette image : « Imaginez que vous êtes un obus. Pour l'instant vous filez dans les airs mais la Terre vous attire inexorablement à elle, même si vous ignorez encore l'emplacement exact où aura lieu l'impact. Vous ne faites ce parcours qu'une fois mais vous voulez bien le faire, comme tout un chacun vous vous démenez pour que votre trajectoire brille au firmament. Eh bien, n'est-il pas plus sage de prendre en compte la trajectoire tout entière plutôt que d'avancer comme un aveugle ? N'oubliez pas non plus que l'impact est la fin de votre trajectoire, en tous les sens du terme, c'est-à-dire votre but, et même si ce n'est pas vous qui l'avez choisi, tous vos desseins, toutes vos espérances doivent y tendre. ». Il était, d'après ses constatations, seul à penser ainsi, et cela le peinait. L'amour de son métier, en revanche, en était doublé, car il lui semblait que les hommes du passé, depuis leur sépulcre, l'approuvaient.

Ainsi pensait-il autrefois. Pourtant, au fur et à mesure que les années passaient l'imprévoyance des « grands hommes » l'irritait de plus en plus. Que certains génies universellement admirés se permissent de mourir de manière illogique, voire dans le pire des cas tout à fait banale, le dépassait. Parfois il y voyait presque une contradiction dans les termes. Une existence mal terminée ne peut rien avoir de grand ! Bientôt ses opinions transparurent dans ses écrits, ce qui lui fut reproché par son éditeur, à juste titre sans doute. Au début on se contenta d'ajuster certains passages tendancieux. Quand il le découvrait, après publication, il entrait dans des colères noires. Il ne changea cependant pas sa ligne de conduite, convaincu qu'il était d'œuvrer pour une cause qui le transcendait. La conséquence logique en fut qu'un jour son manuscrit fut simplement refusé. Dans la folle et sombre journée qui avait vu cette péripétie, il avait concocté une riposte : il écrirait l'histoire d'un individu des plus banals, d'un nain au sens de l'Histoire, mais dont la mort magnifierait l'existence, dont elle serait un tel parachèvement, une telle apothéose que, sous un tel angle, on ne pourrait absolument plus considérer sa vie comme fade et inintéressante.

Une fois que tous les détails du projet furent fixés dans son esprit, il avait couru, débordant d'enthousiasme, chez son éditeur. Celui-ci l'avait écouté comme il écoutait les auteurs de son rang, avait brièvement fait mine d'acquiescer puis lui avait demandé à quoi il pensait précisément. Il lui avait alors dévoilé qu'il songeait en fait écrire une autobiographie. La réaction de l'éditeur lui fit comme un coup de fouet au visage :

— Une autobiographie ?… mais de qui ?

Question exaspérante. L'endimanché derrière le bureau n'avait aucune excuse. Il était parti en claquant la porte. De retour chez lui il s'était jeté furieusement sur sa machine à écrire. C'était il y a deux semaines, mais il n'en avait pas conscience. Deux semaines durant lesquelles il avait écrit sans relâche, ne sortant que pour s'approvisionner. Il avait totalement perdu la notion du temps mais il n'en avait cure, le temps était devenu une chose bien trop abstraite pour lui. Deux semaines de travail. Et ce matin c'en était fini, enfin.

Il arrêta à ce moment le cours de ses réflexions pour, simplement, regarder tomber la neige par-delà la vitre. C'est alors qu'il commença de ressentir les effets du cyanure.


La mort de Jonathan M.

Lorsque Jonathan Murot publia la mort de Jonathan M., le 19 septembre 2002, la nature de ses relations avec ses lecteurs, les critiques, et jusqu'aux membres de sa famille, changea radicalement. Les aventures de Jonathan M., qui avaient rencontré un grand succès depuis la publication de tendres voyages huit ans plus tôt, avait fait de lui un auteur reconnu, et même plus, un auteur à la mode. Invité régulier des plateaux de télévision, il avait réussi à concilier, pour le grand public, cette médiatisation avec une certaine discrétion, et même un certain naturel. Ne cherchant pas à se faire de publicité, répondant docilement aux sollicitations de ses éditeurs dans les limites de quelques principes simples et solides, il était considéré plutôt comme un militant, un homme qui faisait passer ses idées, et, à la télé, les causes pour lesquels il se battait, avant sa propre personne. Pourtant, son œuvre littéraire n'avait rien de politiquement engagée. Et cette œuvre était finalement la seule chose sur laquelle on l'invita à parler (à moins que ce fut le seul sujet sur lequel il consentit à répondre). Mais le sujet même de ses romans suscitait le débat, politique et même moral. Jonathan M., son personnage principal, récurrent, sorte de double romancé de l'auteur, était un grand voyageur, un esprit libre qui à lui seul reconstituait dans le prisme de sa narration un monde entier, notre monde. Et pour tous les lecteurs, La série des aventures de Jonathan M. non seulement était l'occasion de voyager aux quatre coins du monde, dans des contrées exotiques ou tout près de chez nous, mais représentait surtout une vision nouvelle, décalée, originale de ce monde dont par ailleurs on n'entendait parler que par les médias. Ces médias même qui s'étaient emparés de Murot comme d'un talisman de jeunesse, avaient multiplié les propositions d'émission ou de films inspirés de son héros, bref, avaient semblé vouloir reprendre à leur compte cette nouvelle mise en cause de leur discours.

Du point de vue de Jonathan Murot, l'histoire de sa relation avec l'opinion n'était pas tout à fait la même. La première divergence était la date de naissance de cette relation. Murot avait commencé à écrire bien avant tendre voyages, les aventures mêmes de Jonathan M. étaient nées tard dans sa carrière d'écrivain, en 1987, lorsqu'il décida de supprimer tout ce qu'il était possible de supprimer dans le romanesque de ses récits de voyage, ce qui donna, en 1988, l'Alhambra. Le roman lui avait d'abord inspiré le besoin de voyager pour documenter ses fictions. Ces voyages lui donnèrent à leur tour l'envie de mettre fin au roman, à ce qui lui apparut soudain comme un mensonge, tant il était fréquent que ses projets d'intrigue, ses constructions habiles, devinssent de grossières fictions, intenables pour lui, dès qu'il posait le pied sur le continent ou dans la rue qui devaient leur servir de cadre. La tâche de l'écrivain se borna dès lors, pour lui, à parvenir à une certaine sincérité, à réussir à transmettre une experience vécue. Son travail devint sensiblement plus laborieux. Bien sûr il ne devait plus passer des heures à chercher de la documentation, il prenait celle qui venait à lui, librement. Mais la difficulté surgit dans les mots eux-mêmes. Murot devint obsédé par la peur de la trahison. C'est l'invention du personnage et narrateur Jonathan M. qui résolut, temporairement et en partie, le problème. Ce procédé avoué de fiction, ce pseudonyme transparent, le réconciliait avec le roman. Il pouvait maintenant raconter ses voyages tels qu'ils s'étaient déroulés (et toute la suite de ses romans devint le récit des voyages de l'écrivain), et résoudre tous les problèmes de fidélité, mais aussi d'anonymat ou de secret, par les artifices de la fiction. l'Alhambra était, du point de vue de Murot, une révolution personelle. Son éditeur s'en soucia peu, et le public y fut totalement insensible. Cette histoire de réunion de famille sur fond de considérations historiques paraissait sans doute à la fois indiscrète et déjà lue. Murot persévera : en 92, ce fut le sort des armes, une sorte de mise en parallèle de la guerre du Golfe, du suivi du conflit par un journaliste (Jonathan M.) et de l'histoire millénaire de la stratégie militaire. Le sujet était à la mode, mais le livre était ambigu, roman inachevé et déplaisant, essai journalistique dépourvu de révélations fracassantes ou de théories provocatrices. Ce fut un demi-succès en terme de ventes, et un étrange silence critique. En 93, Murot publia l'oubli, court récit d'une nuit chinoise plongée dans l'alcool, et sorte de manifeste philosophique de Jonathan M. Personne d'autre ne le lut que quelques critiques bien intentionnés, et ils en firent immédiatement un chef-d'œuvre.

Ce succès d'estime, ce succès confidentiel fit sourire Murot. Il pensait avoir enfin une voie ouverte devant lui. Il avait compris le fonctionnement de la machine. Sciemment, il choisit le sujet et le style de son prochain roman pour atteindre le sommet. Son procédé l'obligeait à ne cacher que le stricte minimum, il avoua donc son objectif, écrire un best-seller, à l'interieur même du livre. Ce fut tendres voyages, en 1994, mise en cause de l'hypocrisie qui accompagnait les discours sur le tourisme sexuel, reflexion sur le pouvoir donné par l'argent, la race, le succès. Pour Jonathan M., les relations entre les êtres humains apparaissaient comme les reniflements maladroits d'animaux encore endormis, et le “village global” comme une grande troupe nomade parcourue par les rumeurs et les sentiments. La figure de l'écrivain voyageur, c'était celle de l'amant qui pénètre la nuit dans toutes les maisons, et le jour voit d'un œil rieur la bienséance s'étaler sur les façades. Renée Villagré, du Nouvel Observateur, écrivit qu'il voulait “faire cocu la terre entière”. Murot annonça que tendres voyages n'était que le premier d'un cycle, le tour du monde de Jonathan, et dès l'année suivante publia le Japon. En 97, ce fut Main Street, pour les Etats-unis, en 99 Mexique-Panama, plus particulièrement intéressé par les circuits du commerce mondial, en 2000 la fuite, qui sembla marquer la fin du cycle, sur l'Afrique. La vérité était qu'après la fuite, Murot était au bord de l'épuisement, littéraire et moral. Ce dernier continent lui était apparut comme définitivement fermé. Il avait cru pouvoir lui faire rendre gorge, le parcourir dans sa totalité et en profondeur en un an ou deux. Il avait soudain réalisé que pour les français, dont il était, le fantasme du voyage, c'était le voyage en Afrique. Son œuvre lui apparut sous un jour nouveau, comme la tentative dérisoire de faire renaître l'ambition des grands explorateurs, de rendre à nouveau le monde infini. Il découvrit en Afrique non pas le peuple noir qu'il attendait, mais le peuple blanc des reporters, des photographes et des conseillers militaires venus chercher l'aventure, et dont il faisait partie. Il reconnut l'impossibilité d'embrasser le monde. Il n'avait pas les bras assez grands. La fuite semblait raconter l'histoire d'un européen effrayé par la violence de la guerre civile, impuissant et acharné, retournant, en desespoir de cause, dans son pays natal. Mais pour Murot, c'était la fin de ses ambitions littéraires. Des journalistes avaient beau écrire que “les aventures de Jonathan M., dans leur romantisme même, sont la meilleur base pour une nouvelle politique étrangère française”, ou encore qu'un “autre monde est effectivement possible, et Jonathan M. est son prophète”, Murot sentit monter en lui une insatisfaction nouvelle, inconnue. Il sut alors que cela se résoudrait dans l'écriture d'un livre. Il sut que, en ce qui le concernait, l'inspiration était de retour, et avec elle la douleur et l'impossibilité d'écrire.

Ce fut donc à cette époque qu'il commença la mort de Jonathan M.. Pour la première fois depuis bien longtemps, ce roman n'était inspiré d'aucun voyage autre qu'imaginaire. Si Jonathan M. retournait en Afrique, fermement décidé à reprendre le cours de ses aventures, Murot, lui, ne mit pas un pied hors de son pavillon de Champigny. Il réinventa l'Afrique uniquement à partir de ses souvenirs. C'est qu'en vérité son sujet n'était plus l'Afrique, le monde ou quoi que ce soit dans le genre. Son sujet, c'était lui-même, lui et son étrange métier d'écrivain. Pour la première fois, lui semblait-il, il se livrait réellement à l'introspection. Il revenait aussi, curieusement, à la troisième personne pour sa narration. Il constata d'abord l'echec de sa précédente démarche, l'absurdité de ce « tour du monde » et son ambition naïve. L'histoire de ce nouveau roman était la suivante : Jonathan retourne au Congo, ex-Zaïre, retrouver Michelle Letuhé, de Médecins du Monde, avec qui il avait eu une brève et plutôt sinistre liaison sur fond de guerre civile dans La fuite, liaison que bien entendu Murot avait lui-même vécu dans la réalité. Michelle, vexée à la fois de l'issue de leur aventure et de son récit devenu public, reproche à Jonathan son activité d'écrivain, et l'inutilité de son métier face aux malheurs du monde. Écrire est bien futile en face d'un peuple qui se déchire et qui meurt de faim. Jonathan décide donc de l'accompagner dans son travail, et aide comme il peut l'association humanitaire. La nuit, il continue d'écrire, et s'épuise. Michelle lui conseille d'arrêter, mais « une main pour moi, une main pour le bateau » est sa seule réponse. Peu à peu tout deux se trouvent confrontés aux ambiguités de l'activité humanitaire, et aux doutes moraux qui les accompagnent. Jonathan, raide sur ses principes, quitte l'organisation, bientôt suivi par Michelle. Il leur envoie une longue lettre pour se justifier et leur faire prendre conscience de leurs dérives. Cette lettre est reproduite dans le roman, mais pas l'ouvrage que Jonathan est en train d'écrire, et dont elle est tirée. C'est une œuvre philosophique et politique, au ton très enflammé, presque prophétique, qui enthousiasme Michelle quand elle la lit, en cachette. Peu à peu, au cours des mois, Michelle et Jonathan se mèlent à la vie politique Congolaise et montent un petit groupe politique, financé par les revenus de Jonathan. Ils ont l'impression d'avoir totalement coupé les ponts avec la France et l'Europe, mais sont loin d'appartenir à leur nouveau pays. Cette situation intermédiaire leur donne un sentiment de liberté. Pour tous les deux, l'espoir d'un grand mouvement politique, d'un changement radical, s'élève peu à peu, loin des rêves misérables et bourgeois des révolutionnaires en chambre des pays riches. Jonathan s'avère être un leader charismatique, leur mouvement prend de l'ampleur, et le maquis, lorsque le pouvoir commence à s'en inquiéter. L'avant-dernier chapître raconte une journée unique. Après un campement dans un village, les deux héros, accompagnés par une demi-douzaine de jeunes fascinés par leur exemple, partent en car de brousse pour l'étape suivante de leur périple. À l'arrivée, ils découvrent un massacre, que rien ne permettait de prévoir dans une région jusque-là parfaitement calme. Des hommes armés sont encore présents, Michelle, au volant, fait demi-tour pour fuir. Mais Jonathan saute du véhicule :

« “Il y a des enfants, il y a des enfants” criait-il, en courant vers le village, vers les soldats qui déjà brandissaient leurs armes. Michelle freina brutalement. Derrière Yousso s'agrippait à ses épaules “sauve-le, ils vont le tuer”. Elle tenta de faire à nouveau demi-tour, en entendant des coups de feu, des rafales dont elles ne voyait pas la direction. Puis des balles frappèrent le car, percèrent la tôle. Quand elle fut dans l'axe de la route, voyant à nouveau le village devant elle, les militaires prenaient la fuite, en tirant vers eux, dans une petite jeep. Ils n'étaient que trois ou quatre, et ils avaient eu peur. Peur de leur car ? Peur de devoir faire de nouveaux morts, peur de renforts éventuels ? Peur d'avoir tiré sur un blanc ? Michelle descendit du car et couru vers les habitations. Il y avait derrière les premières maisons d'autres cadavres, du sang en flaque. Il y avait des enfants, encore vivant, certains blessés. Et Jonathan était allongé, sur le ventre, dans son propre sang, avec les autres. il était mort ».

Le dernier chapitre raconte le retour de Michelle en France, où elle fait publier les derniers écrits de Jonathan, précédés du récit de sa mort. Un mouvement se forme alors, des lecteurs, révoltés, fascinés, cherchent à mettre en pratique la pensée de Jonathan M., à suivre son exemple. Au Congo, sa mort n'entame en rien le camp de ses fidèles. Son exemple et ses partisans franchissent les frontières et se répandent en Afrique comme en Europe. Le roman se termine sur ces phrases : « Lisant et relisant le petit cahier jaune qui avait receulli ses derniers écrits, Michelle sentait qu'elle partageait maintenant plus avec l'immense communauté des lecteurs qu'avec l'auteur qu'elle avait aimé et qui était, presque, mort dans ses bras. Cette passion qui se transformait peu à peu en elle devenait toujours plus semblable à la passion qui gagnait maintenant la terre tout entière, à l'extraordinaire envie d'agir et de suivre le chemin tracé par lui qui faisait, comme une trainée de poudre, le tour du monde ».

Tout au long du mois de septembre 2002, avant et après la parution de son livre, les critiques s'acharnèrent sur Jonathan Murot. Josiane Savigneau, du “Monde”, incarna ce revirement : « Qu'un auteur que nous avons aimé et soutenu nous décoive, cela est de l'ordre des choses. Le critique littéraire, semblable en cela au moins à l'écrivain honnête, ne tient jamais rien pour acquis, et chaque livre doit pour nous être lu avec autant d'innocence que les “premiers romans”. Mais il ne s'agit pas ici de déception. Jonathan Murot réalise quelque chose qui s'apparente en réalité à une trahison. Il trahit son œuvre, il trahit également non pas les espoirs que nous avions pu mettre en lui, et qui après tout ne le concernaient pas, mais sa pensée elle-même, la pensée qu'il avait mise au jour et lentement élaborée dans ses romans. Dans le cadre dans lequel il avait jusque là voulu être lu, et jugé, toutes les réactions de rejet violent que provoque son nouveau livre sont légitimes. Légitimes les accusations de racisme, de fascisme même, tant les relents d'idéologie qui imprègnent son livre sont nauséabond, légitimes, puisque Murot lui-même se voulait politique. Mais plus encore, dans sa vanité, dans sa grande naïveté au fond, dans ses procédés vite découverts et vite agaçants, Murot nous donne un mauvais roman, un livre raté. Nous aimerions peut-être qu'un autre l'ait écrit, mais c'est bien lui, on le sent à chaque page, à tel point que pour un peu ce qu'on voudrait lui reprocher, ce n'est pas tant ce dernier et ridicule livre, mais, à sa lumière, tous ceux qu'il a écrit auparavant ».

Après le 19 septembre, Murot reçu les premières lettres de menace. Comme les critiques, ses lecteurs n'étaient pas déçus, ils étaient fachés. C'était pour lui extrêmement inhabituel. Le courrier de ses lecteur avait toujours été assez limité, curieusement limité par rapport à son succès de vente, comme si ses livres avait jusqu'alors inspiré plutôt des désirs d'indépendance que de l'admiration. Maintenant non seulement les lettre étaient nombreuses, mais beaucoup souhaitaient sa mort : « Une crevure comme toi, ça mérite pas de vivre, et d'ailleurs ça va pas vivre longtemps, c'est pas parce qu'on écrit des livres qu'on est à l'abri de la justice, enflure. Fais le beau, t'en as plus pour longtemps. Y'en a qui jouent pas que avec des stylos… ». Pour Murot, tout cela n'était pas aussi désagréable qu'il l'aurait pensé. Il croyait que dans une large part cette réaction reposait sur un malentendu. Bien sûr, il avait conscience d'avoir pris tout le monde à contre-pied, et ne s'attendait pas à ce que le lectorat et la critique le suive dans leur majorité, mais une dynamique négative s'était enclenchée, largement par hasard, sans doute, dans les médias, et ses propres maladresses lors de ses (rares) occasions de défendre son livre l'avaient amplifiée. Maintenant, et pour un certain temps encore, pensait-il, il attirait de la haine.

Le 30 octobre, il reçu une lettre de Michelle Letuhé. Elle lui disait qu'elle ne pensait pas que la deception amoureuse pouvait faire faire de si mauvais livres, qu'elle croyait plutôt que cela avait donné naissance aux plus grandes œuvres. Que loin de l'Afrique, il en oubliait bien vite les réalités et cédait au fantasme qu'elle lui avait si souvent reproché, enfin qu'elle était bien triste d'être la muse involontaire d'un tel echec, que comparé à ce dernier roman ses autres livres méritaient le prix Nobel, ce que d'ailleurs elle n'avait jamais contesté, et que si loin d'elle il écrivait ainsi, peut-être valait-il mieux qu'ils se remettent ensemble, comme on dit. Elle venait de rentrer en France.

Murot lut cette lettre en revenant d'un buffet chez son éditeur, après une soirée éprouvante où tout le monde l'avait fuit. « Ils m'admiraient parce que je “faisait cocu la terre entière”, mais ils ne se comptaient pas encore parmi les encornés », s'était-il dit. Il était tard, il donna à manger à son chat, et se coucha, dans son pavillon de Champigny. Il fit cette nuit-là un rêve qu'il n'avait pas fait depuis peut-être quarante ans, depuis ses dix ans environ. Il était dans son rêve le gamin d'alors, grand et maigre, dans un paysage de banlieue ressemblant à celui de son enfance. De grandes barres de HLM s'étageaient sur la pente d'un plateau, entourées de terrains vagues. Lui revenait de l'école, et avait dans les bras une poupée, une petite poupée, sans doute prêtée par une amie. La poupée saignait abondamment de la tête, qui était fendue en deux. On ne pouvait pas croire qu'il y ait autant de sang dans une si petite poupée. Jonathan rentrait chez lui en courant, pour amener la poupée à ses parents, qui peut-être pourrait la soigner, mais il avait peur autant de tacher ses vêtements avec le sang que de la voir mourir dans ses bras. En fait, le sang lui jaillissait dessus à tout moment, et à tout moment il réalisait avec un soulagement immense que ses vêtements n'étaient pas tachés. Cependant sa course ne le raprochait pas de chez lui. Plus il avançait, plus les immeubles prenaient la forme d'un mur fantastique, avec, très haut, les balcons et les fenêtres. Il devait monter la côte et passer par les terrains vagues, faire un grand détour, croyant que derrière le prochain immeuble il y aurait l'entrée de sa rue, mais derrière l'immeuble il y avait un autre immeuble collé à lui. Il réalisait qu'il était parvenu bien trop loin de chez lui, qu'il était perdu. La poupée dans ses bras s'était entièrement transformée en flots de sang qui coulaient sur ses vêtements, sur ses mains, sur ses jambes.

Murot ne se reveilla pas le matin suivant. Il était mort. Empoisonné, sans aucun doute, par ceux qui lui reprochaient d'avoir tué Jonathan M.


L'évadé du Paradis

Le 31 décembre 1899, la France tout entière était plongée dans les festivités qu'offrait le réveillon. Partout, on attendit les dernières secondes de cette journée avant afin d'entamer le décompte qui les amènerait dans la nouvelle année. La fête battait son plein, mais par tout le monde.

A la résidence Malandry, la jeune épouse prénommait Isabelle se trouvait dans les affres de l'accouchement. Son mari, incapable de tenir en place, faisait les cent pas dans le couloir du premier étage de leur luxueuse résidence parisienne. Amoureux l'un de l'autre dès le premier regard, ils s'étaient mariés l'année suivante, avec la bénédiction de leurs parents respectifs. Tous les deux issus d'excellentes familles et avec une éducation irréprochable, l'avenir leur souriait indubitablement. Deux ans après une vie conjugale parfaite, la douce Isabelle était enceinte, à la grande joie de toute sa famille et plus encore de Charles.

Peu avant minuit, Isabelle perdit les eaux et la sage femme qui l'accompagnait assura qu'il n'y en avait plus pour très longtemps. Pour autant, il semblait que pour une raison inconnue, l'heureux évènement ne s'annonçait pas si bien que cela. Soutenu par son meilleur ami, Richard Derwood, Charles écouta à travers la maigre cloison de bois sa femme suivre dans la douleur les conseils de la sage femme et du médecin de famille. Fou d'inquiétude, il crut passer les moments les plus durs de sa vie. Heureusement pour lui, cette épreuve eut un dénouement étrange et inattendu, mais non tragique.

A 23h59 et 56 secondes, naquit Cassandre Malandry, d'un poids certes un peu léger, mais d'une excellente constitution. Toutefois, on sut peu de temps après pourquoi l'accouchement avait été difficile : au douzième coup de minuit, le premier janvier 1900, vînt au monde son frère jumeau, Mikaël.

Seul quelques secondes les séparaient l'un de l'autre, mais pourtant, Cassandre appartenait au 19ième siècle et Mikaël au 20ième siècle. Ainsi aller commencer l'incroyable histoire de ses jumeaux.

— Et je tiens à porter un toast pour cette heureuse union ! En effet, il nous faut oublier les horreurs du passé et la perte de nos proches pendant ce sombre conflit qui a occupé notre pays durant ces dernières années. Or, voir ainsi ces jeunes personnes si heureuses se marier me réchauffe le cœur et me fait dire que bien que nous ayons tous soufferts, nous réussirons à remonter la pente et l'avenir nous sourira à nouveau. Soyez bénis, mes enfants. Puisse votre mariage être le début d'une ère nouvelle pleine de rire et de bonheur !

Immédiatement ; le grand salon de la résidence d'été des Malandry explosa en applaudissements. L'orateur, Oncle Derwood pour les intimes, se fendit d'un faux geste d'humilité et les invités ne rirent que de plus belle. Même Mikaël ri des pitreries de ce clown né. Au loin, sa sœur jumelle, Cassandre, rougissait de plus belle mais était l'expression même de la joie. Habillée dans une magnifique robe de marié immaculée, elle s'accrochait avec douceur et grâce au bras de son prince charmant, Henry Derwood, fils aîné du meilleur ami de la famille. Tous les trois avaient grandi ensembles d'abord meilleurs amis du monde dans l'enfance, puis ensuite confidents dans l'adolescence et sur la fin, pour d'eux d'entre eux, amants pour la vie.

Mikaël avait vu naître la romance entre sa sœur et Henry dès le début. Au départ, il en avait été peiné, voyant là une trahison de sa jumelle. C'était quelque chose qu'ils ne pouvaient pas partager et ça, c'était difficile à accepter pour un gamin de quatorze ans qui avait toujours tout fait avec sa sœur. Il s'était même battu avec Henry, pourtant de deux ans son aîné, lors d'une crise de jalousie qui avait atteint son paroxysme. Il s'était fait massacrer, mais ça n'avait pas changé grand-chose. Ce jour là, il les avait tous haït, et notamment Cassandre. Puis cette dernière était venue le voir, furieuse, et elle l'avait tellement sermonné qu'il n'avait pas une seule fois répliqué les terribles reproches qu'il s'était juré de lui jeter à la figure. Ce n'est que plus tard, quand Cassandre fut partie, qu'il se rendit compte à quel point il avait ét ridicule, égoïste et complètement idiot. Il s'était détesté encore plus, se reprochant de faire tant de mal à sa sœur adorée.

Il avait passé les deux semaines suivantes en fugue, loin de la famille et du havre protecteur de la résidence parisienne. Là, il s'était ouvert quelques instants au monde et avait vu les prémices de ce qui allait devenir la Grande Guerre. C'était un gendarme qui l'avait retrouvé et ramener à la maison, là où il s'était sérieusement fait tancer. Puis ils avaient fait la paix avec sa sœur et Henry. Le temps avait passé, amenant avec lui d'autres soucis et tous avaient grandi.

Et aujourd'hui, ils étaient tous les trois là, deux devant l'autel et le dernier derrière, dans l'ombre du bonheur étincelant des jeunes mariés. Cassandre avait dix-neuf ans et la jeunesse était son plus beau bijou. Elle avait toujours été très belle, de toute façon. A les voir convoler, Mickaël ne pu s'empêcher d'avoir un léger pincement au cœur, qu'il réprima aussitôt. Malgré le passé, il était heureux pour le couple et leur souhaitait tout le bonheur possible. C'était la vie et après tout, cela ne voulait pas dire que Cassandre ne l'aimait plus.

L'orchestre se mit à jouer une valse des plus douces et le couple vedette eut alors la piste pour eux tous seuls. Ils tournoyèrent gracieusement, perdus dans les yeux l'un de l'autre, oubliant tout ce qui les entourait, ne se concentrant que sur leur danse et cet instant magique. Plus rien n'avait d'importance. A quelques mètres de là, Mikaël les regarda avec tout son attention. Et à ce moment là, il fut heureux pour sa sœur et la jalousie le quitta à jamais.

La valse se termina et le tonnerre d'applaudissement explosa de nouveau, emportant toutes les tristesses du moment. Entrant de nouveau dans la lumière, Mikaël sourit et fit un signe de main à sa sœur pour la féliciter. La honte l'avait quitté et il avait fait la paix avec lui-même.

— Le traité de Versailles est forcément une bonne chose ! On ne va pas non plus laisser aux boches la possibilité des se réarmer !

Il était tard et la fête battait son plein. Plusieurs invités étaient déjà partis, ainsi que les jeunes mariés, qui avaient quitté l'assistance depuis déjà plus de deux heures. La plupart des personnes restantes étaient sérieusement éméchées et Mikaël n'échappait pas à la règle. Il était pris dans une discussion terrible avec son ami Lambert, un camarade en droit.

— Tu vois, disait d'une voix fatiguée et mole ce dernier, les Allemands nous en avaient mis un bon coup en 1870 ; alors il fallait bien qu'on prenne notre revanche. On ne va pas non plus leur laisser une chance de recommencer à nous embêter. C'est un peuple belliqueux naturellement, hein Mikaël ?

— Je crois que tu ne sais plus ce que tu dis, Lambert. Allez viens, tu m'as l'air complètement achevé, je vais t'amener dans ta chambre.

— Non, j'ai pas envie, laisse-moi, je vais très bien, je.

Mais Lambert ne termina pas sa phrase, prit d'une soudaine envie de vomir. Après l'avoir plus ou moins nettoyé, Mikaël prit son ami sous les bras et commença à le tirer, sortant du salon qui était désormais un véritable aquarium de fumée. Lui-même ne se sentait pas très bien, les bouffées de chaleurs lui montant à la tête et une démarche pas très certaine. Assurément, le mariage de Cassandre resterait dans les mémoires, surtout la fin de soirée. Arrivait à l'escalier principal ; tout en bois richement décoré, les deux compères ne surent comment passer cet obstacle désormais insurmontable et se posèrent en bas, le temps de souffler. Immédiatement, Lambert s'endormit, laissant seul son ami à ses pensées.

Pourtant, lui non plus ne tarda pas à succomber dans les bras de Morphée. Ce fut un sommeil réparateur et doux, agréable et berceur. Mikaël voyait sa sœur et Henry dansaient, encore et encore. Ils virevoltaient, tels des papillons, leurs pieds ne touchant plus le sol. C'était magique, formidable. Lui était loin, assis dans une chaise, regardant le couple avec extase. Il n'avait rien connu de plus beau, de plus magnifique. Cela dura peut-être une éternité, mais le temps n'avait plus d'importance. Pourtant, à un moment donné, le rêve se modifia et la musique devînt moins agréable, plus sombre, plus brutale. Perdu entre le rêve et la réalité de son état d'ébriété, Mikaël voyait sa sœur près de lui, lui hurler quelque chose alors qu'elle le secouait violemment, mais il n'entendait pas. Il était trop fatigué, trop ivre pour bouger. Puis, à la fin, il la vit reculer avec effroi et se tenir le ventre à deux mains. Soudain, une tâche vermeille se mit à apparaître à cet endroit, grandissant à vu d'œil et rendant inutile les efforts de Cassandre pour enrayer ce flot de sang. Elle tomba alors comme au ralenti au sol, dans un silence terrible, juste avant de chuchoter quelques mots à son frère qui finit par les entendre :

— Viens m'aider.

Immédiatement, Mikaël fut conscient.

Se réveillant en plein dans le noir, avec un ami ronflant bruyamment à côté de lui et le dos cassé par les marches, il se sentit tout d'abord perdu et affolé. Il essaya de se lever, mais très vite, les nausées le rattrapèrent. Se raccrochant à la rampe, un tambour de type grande parade se mit à sonner à l'intérieur de son crâne, lui arrachant un léger râle de douleur.

A l'évidence, ça n'allait pas très fort. Malgré cela, il ne sentait pas du tout rassuré pour Cassandre. C'était idiot, il le savait. Il était complètement soul, un peu déprimé quand même et surtout fatigué. De plus, ce n'était qu'un rêve, il n'y avait pas de raisons de s'inquiéter. Il avait beau essayer de se convaincre, rien n'y faisait. Quelque chose au fond de lui voulait aller voir si tout se passait bien, si Cassandre était bien en vie. Sans y réfléchir davantage, Mikaël monta le grand escalier en spirale, souffrant le martyre pour arriver jusqu'au bout puis finit en titubant par arriver jusqu'à la chambre nuptiale. C'est au pas de la porte qu'il se rendit compte de l'absurdité et de l'énormité de son geste. C'était la nuit de noce, le moment le plus intime possible pour les jeunes mariés. Il n'allait quand même pas entrer dans la chambre juste pour s'assurer que son mauvais rêve n'avait pas été prémonitoire.

Restant indécis pendant un temps incertain, il essaya de réfléchir en tenant dans sa main la poigné en nacre de la porte. Non, il ne pouvait pas, c'était au-delà de toute retenue et convention. C'était ignoble, immorale, affreux. Il n'avait pas le droit de faire subir ça à sa sœur. Il s'apprêta à faire demi-tour et trouver le chemin de son lit, quand le doute le reprit soudain. Une voix au fond de lui le pressait d'entrer et de voir si tout se passait bien. Lui qui avait jusqu'ici eut un assez bon instinct était devant un affreux dilemme. Il était certain que quelque chose n'allait pas. Il se sentait vraiment trop mal et cela n'avait rien à voir avec l'alcool. Chassant les doutes et les questions de son esprit, il revînt sur sa décision et tourna la poignée de la porte. Au diable la bien séance ! Tant pis s'il se trompait.

En entrant, il s'excusa par avance de son imbécillité et se dit que Cassandre et Henry allaient le tuer.

Mikaël était encore bien soul et même si ses sens étaient complètement faussés, pour autant, il ne pouvait ignorer l'odeur de sang qui submergea ses narines et son cœur. Acre et violente, elle était aussi particulièrement consistante. Décidemment, quelque chose n'allait vraiment pas et dans la tête du jeune homme, bientôt, ce fut l'affolement.

La pièce baignée dans la pénombre et seuls quelques rayons de lune traversaient les légers rideaux, éclairant très faiblement d'une lumière blafarde la chambre. Pourtant, cela suffit à Mikaël pour découvrir l'horreur sur le lit. Cassandre était étendue, nue, le visage figé dans une expression de terreur absolue. Au niveau de son ventre, une entaille monstrueuse révélait le fruit de ses entrailles, s'étalant mollement sur une partie des draps blancs.

Mikaël se dit qu'il était encore dans son cauchemar, que ce n'était pas possible et complètement invraisemblable. Sa sœur s'était mariée il y a à peine quelques heures. Elle ne pouvait pas être morte, comme ça, inanimée sur ce lit comme une vulgaire poupée de chiffon. Puis l'affreuse réalit s'imposa à lui de toute sa force, le noyant sous son flot de sauvagerie et d'horreur, finissant par le renverser par sa violence. Cela fut trop pour l'estomac et les nerfs du jeune homme. Il fut pris d'un furieux spasme qui le brisa en deux et le mit ensuite à terre pour de bon. Mais alors qu'il était en train de rendre dans la douleur tout ce que dans la joie il avait absorbé, Mikaël entendit un murmure, une voix qui n'arrêtait pas de parler et de prononcer des paroles à toute vitesse. Il écouta plus attentivement, faisant plus attention alors que ses esprits lui revenaient :

— Elle n'était pas pure. Elle était comme tous les autres. Elle saignait et elle souffrait. Je devais me débarrasser d'elle. je devais la combattre.

Mikaël se tourna en direction de la voix et vit dans un recoin de la pièce son beau-frère, Henry, nu comme un ver et recouvert de sang. Se tenant en position fœtale, sa tête oscillait dans un léger mouvement qui lui faisait cogner le mur, de façon régulière, comme un métronome. Sa main droite tenait un couteau de chasse ; celui qu'il portait toujours lors des grandes occasions, car c'était un instrument qui se transmettait dans sa famille depuis plusieurs générations déjà. Mais le pire était ses yeux, perdus dans le vide, reflet d'une démence que Mikaël ne connaissait pas.

— Mais qu'est-ce que TU AS FAIT ! hurla ce dernier. C'est d'ailleurs tout ce qu'il trouva à dire tellement la douleur le submergeait.

Henry prit à ce moment-là conscience de sa présence et se tourna vers lui, pour lui répondre de la voix douce que tout le monde lui connaissait :

— Ce n'est rien, mon ami. J'ai bien agi, crois-moi. Ce n'était plus ta sœur, mais autre chose. J'avais déjà vu de pareils horreurs dans les tranchées et j'ai tout de suite su comment faire. Tu comprends, elle saignait, comme nos ennemis. Alors quand quelqu'un saigne, c'est qu'il doit mourir et nous, pendant la guerre, on tuait ceux qui perdaient leur sang. Tellement de sang, tellement de blessures.

Son interlocuteur regardait l'homme qui avait été tour à tour son ami d'enfance, son confident et hier encore son beau-frère. Mais aujourd'hui, il n'était plus que le meurtrier de sa sœur, la personne qui comptait le plus dans son existence. Il croyait bien le connaître, mais Henry, de deux ans son aîné, avait été apte pour la guerre et était parti pour les tranchées dès 1915, en tant qu'officier et quoi qu'il se fut passer là-bas, cela avait complètement changé l'adolescent qu'il avait connu.

Mikaël aurait peut-être pu faire la part des choses et se dire que cet homme n'avait plus toutes ses facultés mentales, mais la situation était trop dure, trop éprouvante pour lui. L'alcool aidant, toute émotion le fuit excepté sa rage. Il n'avait plus la force de réfléchir et ne le voulait plus, de toute façon. Brusquement, il se leva d'un bond pour sauter sur son ennemi, poussant un hurlement terrible qui du raisonner dans toute la demeure :

— ASSASSIN !

Aussi fou qu'il était, Henry avait encore ses réflexes de soldat. D'un geste précis et parfait, il mit entre lui et son assaillant son couteau de chasse, pointe tendue, au moment même où Mikaël arrivait sur lui. Ce dernier s'empala dessus, en plein milieu du thorax, poussant un nouveau cri de douleur, puis il s'écroula. Sa poitrine le brûlait et l'air venait à lui manquer. De nouveau les spasmes, le prirent, lui faisant cracher du sang, cette fois. Au-dessus de lui, la tête d'Henry apparut, un air attristé et peiné.

— Pourquoi, mon frère ? Je vous aimais, tous les deux. Pourquoi m'avez-vous trahi ?

Mais Mikaël n'écoutait plus. Il sut qu'il allait mourir et que tout était fini. Des images de sa sœur, souriante, radieuse, se succédèrent dans ses yeux, déclenchant en lui un ultime sanglot. Ce n'était pas juste, ça n'aurait pas du finir ainsi.

— Cassandre. croassa-t-il une ultime fois.

Déjà, la vie le quittait et l'étincelle magique quittait ses yeux, peu à peu. Tout se brouilla et devînt blanc. Il ne resta plus que sa sœur, en robe de mariée, dansant à jamais dans la lumière avec son prince charmant, heureuse pour l'éternité.

Et tout fut fini.

Quand Mikaël reprit conscience, il se trouvait allongé sur une confortable prairie. Un soleil éclatant dans un ciel bleu sans nuage venait lui caresser la peau et lui distillait une agréable chaleur, pleine de tendresse et d'amour. Juste au-dessus de lui, un joli pommier lui procurait un peu d'ombre pour sa tête, rendant ainsi la situation parfaite. Il se sentait bien ici, en paix avec lui-même et loin de toutes les souffrances qui avaient pu le frapper il y a si longtemps. Il ne voulait même pas réfléchir, juste se reposer à jamais et dormir dans cet endroit si paisible.

— Pas encore, Mikaël, pas encore.

La voix était douce, mélodieuse. On aurait presque dit un chant tellement les paroles se suivaient avec grâce.

— Qui êtes-vous ?

— Ouvrez les yeux et vous le saurez.

Mikaël s'exécuta, bien que peu content de le faire. En face de lui se dressait un homme aux traits parfaits, aux longs cheveux noirs lisses comme un mer au soleil, tombant en cascade sur une toge blanche mais splendide. Le plus étonnant aurait du être sa paire d'ailes aux plumes chatoyantes et l'aura étincelante qui l'entourait doucement ; mais le jeune homme n'en fut même pas choqué. A sa ceinture, dans un magnifique fourreau ouvragé, une épée pendait, le manche d'argent reflétant doucement les rayons du soleil. Tout cela lui semblait si naturel. Puis, regardant tout autour de lui, dans cette plaine où les verts pâturages s'étendaient à l'infini, une idée lui vînt à l'esprit.

— Suis-je mort ? demanda-t-il.

— En effet.

— Oh.

C'est tout ce qu'il trouva à dire. C'était plus une constatation qu'une réelle réaction, car au fond de lui, cela ne le dérangeait pas plus que cela. Tout n'était que calme et silence en lui. D'ailleurs, il n'aspirait qu'à une seule chose : le sommeil. Il s'apprêtait de nouveau à fermer les yeux quand l'ange posa doucement sa main sur son épaule, le ramenant à la conscience, en lui disant simplement :

— Non, pas encore. Vous aurez le droit à l'oubli, mais encore. Nous avons des tâches à accomplir, tous les deux.

— Des tâches ?

— Oui, exactement. Je me nomme Anadaïel et je suis chargé de conduire les nouveaux arrivant à l'administration céleste. Il y a certains papiers que vous devez remplir et ensuite, je vous laisserai en paix.

Tout en disant cela, l'ange avait aidé Mikaël à se relever et le fit marcher lentement, en lui tenant la main, comme pour un enfant. Les informations arrivaient jusqu'au jeune homme, mais il n'arrivait pas à leur donner un sens, alors que tout semblait si naturel pour Anadaïel.

— Pourquoi tout cela ?

— Mais c'est très simple, répondit en souriant l'ange. A chaque fois qu'une personne termine sa vie, elle arrive ici et doit être présentée devant l'administration céleste. Là-bas, elle signe les documents comme quoi elle témoigne en son âme et conscience qu'elle est bien morte et qu'elle a cessé d'exister sur Terre. Après quoi, son fichier est définitivement clos et envoyé dans les archives de l'humanité. Puis son âme peut ensuite être nettoyée et réinsérée dans un nouveau corps, pour une nouvelle vie. Vous comprenez ?

Ils avançaient maintenant sur une route sortie de nulle part et au loin se dressait un dôme sphérique qui n'était pas là cinq minutes avant. Tout en marchant et écoutant l'ange parlait, Mikaël sentait peu à peu ses souvenirs s'éveillaient dans sa conscience, se libérant eux aussi d'une léthargie forcée. Il se revoyait, jouant avec sa sœur quand ils étaient enfants. Comment s'appelait-elle déjà ? Il avait son nom sur le bout de la langue, mais sa mémoire refusait de le lui restituer. Il y avait aussi une autre personne, un garçon plus âgé que lui. Il était leur meilleur ami à lui et sa sœur, il en était certain, mais malgré cela, il se sentait instinctivement furieux et mal à l'aise rien qu'à son souvenir.

— Je suis mort comment, Anadaïel ?

— Vous ne vous souvenez pas ? Oh, c'est assez fréquent en fait, ne vous inquiétez pas. C'est souvent le cas avec les morts brutales. Le passage dans l'au-delà est trop rapide, trop violent et l'âme ne l'a pas encore accepté, ce qui fait que cela provoque des troubles de mémoires. Mais n'y pensez plus, ça va vous revenir incessamment sous peu. Tenez, nous voilà arriver au guichet des admissions. Vous allez pouvoir régler vos petites affaires et être officiellement accepté dans l'au-delà.

Les deux êtres venaient d'arriver à l'intérieur du dôme, dans lequel plusieurs queues de personnes s'étaient formées. La plupart des gens semblaient silencieux et sages, mais d'autres gesticulaient dans tous les sens, se plaignant ou pleurant toutes les larmes de leur pauvre âme. A côt d'eux, une série d'anges d'aspect enfantins leur faisaient la discussion ou essayaient de les calmer et des les apaiser. Anadaïel conduisit Mikaël dans une rangée où bout de laquelle un écriteau en l'air annoncé : « Morts par meurtres ».

A la vision de ce panneau, Mikaël faillit se sentir mal. Il avait ét assassiné ! Mais qui ? Qui avait pu le tuer ? Et pour quelle raison ? Il n'avait pas d'ennemis, pas de gens suffisamment hargneux envers lui au point d'en arriver à une telle extrémité.

Et puis soudain, tout lui revint en mémoire d'un seul coup.

Ce fut brutal, intense et affreux. Il se rappela le mariage de Cassandre, la fête magnifique qui avait suivit, la beuverie mémorable, puis le songe qui avait pourtant l'air si réel, dans lequel sa sœur l'appelait au secours. Il y avait répondu à cet appel, aussi chimérique soit il, mais ça n'avait pas suffit. Henry avait tué Cassandre et ensuite, cela avait ét le tour de Mikaël.

Ce dernier se dit alors que ce n'était pas possible, qu'une fois encore, il rêvait. L'alcool devait encore agir sur lui et demain, il ne se réveillerait qu'avec un sévère gueule de bois, se promettant à lui-même de ne jamais recommencé pareil beuverie pour ne plus éprouver de telles souffrances. Il lui suffisait de fermer les yeux, de prier de sortir du rêve et tout irait bien.

Mikaël ferma les yeux, pria, mais rien ne vînt.

— Je suis désolé, dit Anadaïel. Comme beaucoup, ce genre de mort est affreux, mais malheureusement, ainsi va la vie dans le monde des hommes.

Le jeune homme réouvrit lentement ses paupières et regarda de nouveau son interlocuteur, puis dans un murmure, l'implora :

— Dites-moi que ce n'est qu'un délire d'un homme ivre. Dites-moi que je vais me réveiller et que tout cette mascarade n'est qu'une allusion de mon esprit. Je vous en prie ! Je ne peux pas être mort ! Cassandre ne peut pas être morte !

Impassible, l'ange répondit tranquillement :

— Vous êtes mort, et votre sœur aussi. J'en suis désolé, mais c'est ainsi. Il ne faut pas lutter, Mikaël. Vous avez déjà fait le plus dur. Maintenant, il ne vous reste plus qu'à signer les papiers, mettre fin définitivement à votre ancienne existence et d'autres joies s'ouvriront à vous en même temps que les portes du Paradis. Car sachez que toutes les peines ici finissent toujours par mourir, quelque soit le temps que cela prend. C'est notre spécialité, notre plus grand miracle. Nul ne souffre ici.

En disant cela, Anadaïel fit un sourire étincelant, celui qu'un vendeur ferait en vantant tous les mérites de sa marchandises. L'espace d'un instant, Mikaël fut désarmé par cette assurance et cela suffit à l'ange pour l'amener jusqu'au guichet, tenu par une jeune femme souriante qui lui tendit une série de formulaires, une plume d'oie et un encrier. Sans trop savoir pourquoi, le mort se mit à remplir les papiers avec science innée, parcourant les lignes, les grilles et les cases à cocher à une vitesse stupéfiante, sans se poser une seule question, ne se concentrant juste que sur le bruit que faisait la plume d'oie en grattant les formulaires. Puis, arriver à la dernière page, il signa majestueusement là où cela lui était demandé et rendit le tout à la jeune femme aux yeux amandes, qui le remercia et dit un musical : « Suivant ! ».

Anadaïel entraîna son protégé loin de toute cette paperasserie administrative, alors même que Mikaël se demandait encore comment il avait fait pour remplir tout cela sans même se souvenir de quoi que ce soit. Lorsqu'il demanda une explication à l'ange, celui-ci répondit presque en rigolant :

— Allons, Mikaël ! Vous ne pensez quand même pas que c'est la première fois que vous mourrez !

Dépité, le mort suivit sans mot dire tandis que son le serviteur des cieux le conduisait dans une galerie de verre surplombant de magnifiques jardins aux riches myriades de couleurs. Pourtant, malgré les conseils de l'ange, Mikaël ne put s'empêcher de lui demander :

— Mais pourquoi suis-je mort ? Pourquoi Henry est-il devenu fou au point de nous tuer moi et ma sœur ? Le jour de son mariage, en plus ! Ça n'a pas sens, c'est ridicule !

— Je comprends votre amertume, mais je vous dis, il n'y a pas que des choses censées sur Terre. Votre ami Henry, en tant que participant à la Grande Guerre qui a déchiré une partie de votre monde, a fait face à la barbarie humaine et aux horreurs que ce genre de conflit amène. Confrontez à eux, son esprit doux et peu préparer à céder, littéralement. Pendant un temps, Henry a commis les pires exactions au nom de son pays, pensant que cette cause seule justifierait tout ce qu'il entreprenait. Mais les remords l'ont vite rattrapé et fait sombrer dans la démence. La vue du sang le plongeait dans un véritable état de panique. Toutes les atrocités qu'il avait vues ou commis lui revenait en mémoires, ainsi que ses démons intérieurs et sa volonté n'était pas assez forte pour les combattre. Alors il confondait passé et présent et mettait fin le plus rapidement possible à la source de ses traumatismes. C'est ce qui s'est passé avec votre sœur, malheureusement. Elle ne pouvait pas savoir. Personne ne savait. Henry était dément, mais seulement par phases. Mais au fond, lui aussi n'était qu'une victime, vous savez.

— C'est un assassin ! Comment pouvez-vous parler ainsi de l'homme qui a tuez sa femme et son meilleur ami ? A vous entendre, on dirait presque vous compatissez pour lui !

— Mikaël. la Terre n'est qu'un lieu remplie de victimes. Si vous étiez là depuis aussi longtemps que moi, vous ne penserez pas de la même manière.

Au couloir de pierre avait succédé une immense mezzanine qui donnait sur une grande salle circulaire, toute en marbre blanc et noir, au milieu de laquelle se trouvait une fontaine. Cette dernière était couverte de statues représentant divers angelots et autres créatures mythiques affiliés aux cieux. Mais le plus étonnant, c'était la couleur de l'eau qui jaillissait d'elle. D'ailleurs, Mikaël se demanda si ce n'était pas un autre liquide, tellement la substance était claire et transparente. Ici et là, des reflets argentés étaient par un rayon de soleil, ou plus étonnant encore, on croyait apercevoir des visages qui apparaissaient fugacement pour disparaîtra aussitôt. Quand on écoutait, la fontaine semblait raisonner de milles rires enfantins, joyeux et cristallins. C'était magique, splendide.

Abasourdi par tant de merveilleux, le mort se laissa entraîner par son protecteur sans émettre une seule objection, descendant dans un long escalier aux formes de coquillages exotiques et aux couleurs orange et rouge vif. Plus il s'approchait et plus Mikaël entendait les rires. Il avait envie de s'approcher de cette étrange œuvre d'art, mélange de pierre et d'eau si gracieusement équilibré.

— Voici la fontaine des âmes, déclara non sans fierté Anadaïel. A chaque fois qu'une personne a vue son existence se finir, son âme remonte ici et ensuite, elle est plongée dans la fontaine des âmes.

— Mais dans quel but ? demanda doucement Mikaël, toujours hypnotis par ce spectacle lumineux.

— Eh bien c'est très simple ! A l'intérieur de la fontaine, l'âme est purifiée et lavée de ses douleurs et de ses souvenirs passés. Elle suit en quelque sorte un processus inverse à celui de la vie : progressivement, l'âme redevient un esprit enfantin, avant de revenir à un état primaire de conscience. Après quoi, elle est prête à être réincarnée sur Terre, dans un nouveau corps.

— Réincarnée ? Vous voulez dire que les âmes ne restent pas au Paradis ?

— Bien sûr que non. Enfin, ce n'est pas si évident que cela, en fait. Elles y restent, mais temporairement, le temps de se soigner et d'attendre qu'une nouvelle place se libère sur Terre. La gestion des flux d'âmes et de la coordination de leur intégration dans de nouveaux réceptacle de chair est une véritable science, avec de multiples subtilités, je vous prie de me croire.

Le discours d'Anadaïel venait de tirer de sa torpeur Mikaël, qui réfléchissait déjà à toute vitesse. S'il pouvait se réincarner, cela voulait dire que.

— Ma sœur a-t-elle été réincarnée ? demanda-t-il avec empressement.

— Oui, bien entendu. Cela a été fait peu de temps avant votre arrivée ici.

De nouveau, la joie et l'espoir envahirent le jeune homme. Tout n'était peut-être pas fini. Il y avait encore un moyen de revoir Cassandre. N'en tenant plus, il demanda presque en criant :

— Alors cela veut dire que moi aussi je vais être réincarné ? Je vais pouvoir de nouveau être à côté d'elle et ce que nous avons raté dans notre autre vie pourra être rattrapé dans la prochaine, n'est-ce pas ?

L'ange prit un air peiné et répondit doucement en prenant gentiment la main de Mikaël :

— C'est impossible, je suis désolé. Vous ne serez jamais plus réunis.

Le mort fut tétanisé par ce désaveu.

— Pourquoi ? Vous venez de me dire que tout le monde était réincarné. Pourquoi ne serais-je pas réincarné auprès de ma sœur jumelle ?

— A cause du protocole divin, répondit l'ange. C'est immuable et personne ne peut rien y faire. Il se trouve que vous êtes né au vingtième siècle et votre sœur au dix-neuvième siècle. Or, les lois célestes sont claires à ce sujet : vous ne pourrez être réincarné qu'au prochain siècle, à savoir le vingt et unième siècle. Votre sœur étant née le siècle d'avant a le droit d'être réincarnée dans le vingtième siècle. Je suis désolé, mais vous ne pourrez pas revoir votre âme jumelle. C'est ainsi, nul ne peut rien contre le protocole.

— Mais c'est complètement idiot ! hurla Mikaël, atterrée. Ma sœur est née quelques secondes avant moi, c'est tout ! Vous allez nous séparer juste parce que j'ai eut le malheur de naître un 1er janvier au matin et elle un 31 décembre au soir ? Vous plaisantez, j'espère ?

Anadaïel prit son air le plus sérieux et ne répondit pas, laissant le temps au jeune homme de laisser partir toute la colère et le désespoir qui l'avait envahi. Celui-ci regarda son interlocuteur céleste d'abord furieusement, puis voyant que cela ne changeait rien, comprit que l'ange ne reviendrait pas sur sa décision. Alors seulement, il prit pleinement conscience des paroles d'Anadaïel.

Séparés, à jamais.

Lui et Cassandre ne se reverraient pu, juste parce qu'un règlement, aussi divin soit-il, avait établi des règles idiotes que ses serviteurs appliquaient sans aucuns état d'âme. La colère fit place à un profond dépit, qui le creusa de l'intérieur et lui causa une immense tristesse. Non, cela ne pouvait pas, ce n'était pas juste. Il n'avait pas mérité cette mort, mais encore moins cette solitude. Il avait l'impression d'avoir ét puni pour un crime qu'il n'avait pas commis. Comme si de nouveau, la victime du meurtre était condamnée à mort.

— Venez, lui dit doucement Anadaïel. Nous n'avons plus rien à faire ici et de toute façon, vous ne serez pas plongé dans la fontaine des âmes avant un certain temps. Ne vous tourmentez pas avec ces problèmes. Bientôt, vous connaîtrez les joies du Paradis et je puis vous assurer que toutes vos plaies seront guéries une fois là-bas.

L'ange prit par le bras son invité et ensemble, ils quittèrent la salle marbrée pour prendre de nouveau un long couloir aux murs nacrés. Mikaël réfléchissait aussi vite qu'il pouvait, mais rien n'y faisait. Il se sentait piégé et meurtri. Aussi magnifiques soient les délices de l'au-delà, l'idée d'être séparé de sa sœur à jamais lui été intolérable. Anadaïel continua sa visite des jardins éternels, mais le jeune homme n'écoutait plus. Dans son esprit germait une idée incongrue et que très peu encore avait eut en ses lieux. Etait-il possible de penser que le Paradis, même pour une âme bonne et honnête, pouvait devenir la pire des prisons possibles ? Car rien n'était plus affreux que les chaînes qui entravent les sentiments. Mikaël devenait vide au fur et à mesure que la visite se prolongeait et que son guide voué les louanges de sa future résidence mieux qu'aucuns agents immobiliers n'auraient pu le faire sur Terre. Ici, on ne s'ennuyait pas. C'était la perfection, la joie tous les jours et du concentré de bonheur chaque matin au réveil. Difficile d'y résister.

Le calvaire toucha à sa fin lorsque les deux êtres arrivèrent face une plage magnifiques, où de nombreux membres de l'administration céleste s'attardaient à côté d'élégants voiliers qui se mouvaient alors même qu'aucun vent ne gonflaient leurs voiles. A leur bord, les anges chargeaient délicatement des caisses entières de vases tous plus jolis les uns que les autres. La curiosité frappa alors Mikaël, le détournant quelques instants de sa morosité.

— Qu'est ce que cela ? demanda-t-il à Anadaïel.

— ça, répondit celui-ci, c'est le rivage du départ. C'est d'ici que les âmes purifiés partent pour leur voyage sans retour vers la vie. Elles sont toutes dans les vases, car revenues à l'état le plus embryonnaire de conscience. Elles partent pour la grande tempête, prêtes à faire de nouveau face aux tourments de la Terre. Les anges qui sont à côté s'occupent de tout, faisant attention au moindre détail. Les départs sont très réguliers et fixaient selon un calendrier très précis et lui aussi immuable.

— Je vois, répondit pensivement le jeune homme. Serait-il possible de s'approcher un peu plus, pour voir cela de plus près ?

— Mais bien entendu ! répondit joyeusement l'ange, tout heureux de voir son compagnon s'intéressait à autre chose que son chagrin.

Descendant par un perron des plus simples, ils foulèrent le sable et allèrent jusqu'à l'un des voiliers. Mikaël put ainsi le contempler de plus près. A l'évidence, nul ne le conduisait. Il partait seul avec sa cargaison, loin au large pour atteindre l'horizon où recommençait la vie. Les anges travaillaient d'arrache-pied, tous plus sérieux les uns que les autres. L'idée de montait sur l'un de ses voiliers germa dans l'esprit du jeune homme, mais il se rendit vite à l'évidence : Anadaïel le surveillait plus étroitement encore qu'une mère surveillait ses petits et, manifestement, l'excentricité n'était pas l'un des traits de caractères de l'ange. Pourtant, Mikaël du se rendre à l'évidence : s'il voulait quitter le Paradis, c'était par-là qu'il devait passer.

L'ange et l'âme s'apprêtaient à repartir quand tout à coup, quelque chose d'étrange se produisit. L'un des arrimeurs interpella Anadaïel et lui demanda ce qu'il faisait ici avec une âme qui n'était même pas purifiée, alors que cela était strictement interdit. Celui-ci se retourna vers son interlocuteur et lui assura que tout allait bien, que ce n'étaient qu'une simple petite visite. Mais l'autre ne fut pas de cet avis. Une discussion animée s'ensuivit, pendant laquelle plus personnes ne fit vraiment attention à Mikaël. Celui-ci fut alors confronté à l'affreux dilemme et l'horrible tentation : devait-il tenter sa chance et monter sur l'un des voiliers en partance pour l'horizon ? C'était tentant, mais que se passerait-il quand il atteindrait la fin du voyage, alors même qu'il n'était pas purifié, comme l'avait si bien dit l'ange qui avait interpell son guide ?

« Vas-y. Fais-le. »

La voix vînt frapper l'esprit de Mikaël alors même que celui-ci doutait encore. Il crut au début avoir halluciné, mais pourtant, le phénomène recommença de nouveau quelques secondes après :

« Dépêches-toi avant qu'ils ne s'occupent de nouveau de toi ! Une pareil chance ne se représentera pas !. »

La possibilité de rater le bonheur à jamais juste par simple peur le décida une bonne fois pour toute. Discrètement, Mikaël se faufila loin de l'agitation et alla droit vers un ponton d'où partait comme par miracle un voilier. Sans réfléchir, il s'élança à vive allure, courant désespérément tandis que derrière lui, la voix d'Anadaïel se fit entendre :

— MIKAËL ! NON ! NE FAITES PAS CELA !

Mais le jeune homme n'écoutait plus. Seule la pensée de Cassandre lui occupait esprit. Peut lui importer de violer les règles divines, de toute façon, elles étaient injustes pour lui. Sans hésiter, il sauta dans le vide, traversant les derniers mètres qui le séparaient du navire. Il tomba en roulé-boulé, sans ressentir la moindre douleur.

« C'est bien mon garçon. Tu as fait le bon choix. »

Lentement, le bateau déchirait les flots et s'éloignait peu à peu du rivage, s'enfonçant dans l'écume, allant droit vers la tempête. Anadaïel avait pris son envol, essayant de rejoindre le navire, mais il était trop tard et les éléments n'étaient plus en sa faveur. Déjà, le vent s'engouffrait sur le pont, tournoyant et frappant Mikaël de toute part. Il semblait vivant, tumultueux, nourrissant son âme.

« Voici le souffle de Dieu, lui dit la voix. C'est le souffle de la vie, qui éveille toute chose. T'en voici imprégné, désormais. »

— Mais qui êtes-vous ? hurla Mikaël dans le vide, alors que le voilier entrait dans la tempête et que la fureur des flots le bousculait de parts et d'autres.

« Quelqu'un qui veut d'aider et qui te suivra toujours de très près, mon garçon. Fais-moi confiance, car désormais, je prends ta vie en main. Je me suis arrangé afin que tu puisses revenir auprès de ta sœur, mais il y aura cependant une petit chose à faire pour moi, un léger prix. »

Et alors que les éléments se déchaînaient contre le navire, la voix lui dit ce qu'elle attendait de lui. Sans vraiment y réfléchir, Mikaël accepta, trop heureux de pouvoir revoir sa sœur.

La foudre se mit alors à frapper sans relâche chaque vase qui se trouvait sur le pont, le brisant littéralement, mais arrachant son contenu encore hurlant pour l'emmener avec elle vers les noirs nuages qui tournoyaient comme des vautours autour d'un mort. L'opération se répéta jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de vase, puis, alors qu'un léger répit se faisait et que le jeune homme se demandait si lui aussi allait être emporter malgré tout, un trait de lumière vive zébra le ciel, le transperçant littéralement et lui causant la pire des douleurs qu'il n'ait jamais connues. Puis il fut à son tour arracher du bateau à une vitesse prodigieuse, catapulté sur un chemin qu'il ne comprenait pas. Dans sa course, il croisa un être qui pleurait en faisant le chemin inverse, sans vraiment comprendre pourquoi. Puis soudain, oscillant dans un univers entre la lumière et les ténèbres, il alla s'écraser dans quelque chose de mou et visqueux, s'insérant en elle comme dans un gant. Au début, il fut comprimé, comme à l'étroit. Puis, progressivement, il sentit qu'il s'accordait avec ce réceptacle dans lequel il était prisonnier. Il était en train de faire des raccords avec lui, fusionnant la chair et l'esprit lentement, mais sûrement. Il était en train de vivre le miracle de la création, il en était conscient, mais malgré cela, Mikaël n'arrivait pas à suivre. Tout allait trop vite, tout était trop compliqué.

Et puis soudain, il se sentit bien et tout arrêta de bouger. Il était en osmose avec une autre présence chaleureuse, qui lui chantait des chansons et des berceuses au loin, lui parlant avec amour et gentillesse. Il flottait, dérivant lentement, pendant quelques instants ou une éternité, peut-être. Mais à un moment donné, il se sentit appeler et il sut que la transition était finie. C'était l'heure d'y aller, de saluer de nouveau ce monde qu'il avait tant voulu revoir. Peut-être avait-il était fébrile la première fois, après tout, on doit toujours l'être un peu, mais pas cette fois. Ce serait intense et beau. Mikaël se sentit descendre et au loin, une lumière se fit, lui signalant la sortie.

C'est avec allégresse qu'il l'a prit.

Le 18 juillet 1982 naquit dans un petit hôpital de la région parisienne Alexandre Béranger. De mémoires de médecins, jamais un accouchement pareil ne s'était produit. Au départ, on avait cru à enfant mort-né, tellement le bébé était silencieux. Pourtant, quand bien même il ne pleurait pas comme n'importe quel nouveau-né, il respirait bel et bien. Plus étrange encore, l'enfant souriait, comme s'il pouvait voir son auditoire et leur adresser ce radieux témoignage de joie. La mère, Ludivine Béranger, crut-elle aussi que tout ne se passait pas comme prévu, mais très vite, elle fut rassurée par la sage femme, une brave dame qui avait vu plus d'un milliers d'enfants naître, mais jamais un comme celui-ci.

Après quelques tests supplémentaires, pour vérifier que décidément tout allait bien et que les cordes vocales n'étaient pas endommagées, l'enfant fut rendue à sa mère et tout alla pour le mieux. On n'expliqua jamais ce phénomène et bons nombres de personnes qui furent présentes dans le service des maternités ce jour là en gardèrent un souvenir à la fois gêné et stupéfait. Même devant les résultats d'analyses et après vérifications faites, ils garderaient tous en eux l'impression que cet enfant n'était pas si normal que cela. Pourtant, Alexandre Béranger quitta avec ses parents l'hôpital en parfaite santé et très vite, l'histoire devînt anecdote et fut peu à peu oubliée de tous.

Alexandre venait d'avoir six ans. Une fois de plus, il avait stupéfait son instituteur et ses proches en obtenant tous les meilleurs résultats possibles en classe. On le disait surdoué, précoce et particulièrement avancé pour son âge. Son maître d'école avait même dit, en plaisantant à moitié seulement, que lui apprendre à lire avait été inutile, puisqu'il semblait déjà instinctivement le savoir. De même que compter.

Tout cela pouvait enorgueillir ses parents, mais pourtant, malgr tout ce que leur fils unique pouvait faire, ils ne cessaient de se poser des questions. Effectivement, il était précoce, mais peut-être un peu trop justement. Hier encore, son père l'avait vu fouiller dans l'annuaire téléphonique en cherchant un nom. Il lui avait demandé sur le ton de la rigolade ce qu'il voulait et Alexandre avait fermé le livre, en souriant et répondant juste de sa petite voix aiguë qu'il ne faisait que regarder. D'autres parents auraient pu rire gentiment de cette attitude, mais pas les Béranger. Alexandre était toujours comme cela.

Mystérieux, il ne faisait pas d'amis. On avait mis cela sur le compte de sa trop grande maturité, mais cela n'expliquait pas tout. Manifestement, il refusait de se faire des amis et plus étonnant encore, ne semblait absolument pas en souffrir. Parlant peu, il lisait énormément et s'enfermait dans le secret, ne dévoilant jamais rien à ses parents. Malgr cela, il restait un enfant chaleureux avec son entourage, poli et bien élevé. Quand ils y pensaient, Pierre et Ludivine Béranger étaient quelque peu tristes de cela, mais tous leurs efforts pour faire sortir leur enfants de sa bulle avaient été vains.

Pourtant, tout changea cet été 1988, avec l'arrivée de leurs nouveaux voisins.

Ce matin là, Alexandre / Mikaël s'était levé tôt pour se promener dans les alentours du petit quartier résidentiel dans lequel il vivait avec ses parents. Prodigieusement, il avait assimilé les nouveaux concepts que lui proposait sa nouvelle époque. C'était fantastique. Tant de choses s'étaient produites depuis l'année où il était mort.

Dès qu'il avait atteint l'âge où un enfant peut lire, Alexandre ne s'était plus caché pour continuer de découvrir ce que son bond dans le temps lui avait réservé. Le fait d'avoir gardé l'intégralité de sa mémoire et de ses connaissances de son ancienne vie avait été à la fois un avantage et un défaut. Avantage car il avait ainsi plus de temps pour retrouver Cassandre et défaut car s'il ne faisait pas attention, très vite, il paraissait comme anormal aux autres, décidément bien trop avancé pour son âge. Sa vie se résumait donc à cela : faire attention à ce que la supercherie ne tombe pas et retrouver Cassandre.

Cassandre.

Il l'avait cherché, s'étant renseigné du mieux qu'il avait pu. Mais comment retrouver une personne qui avait changé d'identité, d'apparence et peut-être même de comportement ? Pourtant, Alexandre ne voulait pas baisser les bras. Il savait qu'il réussirait, c'était certain.

De son passage dans l'au-delà, il n'en gardait qu'un très vague souvenir. Parfois, il en rêvait la nuit, mais tout disparaissait au matin. Il savait qu'il avait enfreint des règles et qu'il avait été aidé pour cela, mais c'était tout. Pourtant, il était tranquille, rassurait au fond de lui. Le Paradis était loin et en son fort intérieur, Alexandre se félicitait qu'il en soit ainsi.

Lorsqu'il sortit de chez lui, le garçon vu qu'au dehors, un grand camion de déménageurs arrivait. Probablement les nouveaux arrivants de la maison voisine. Discrètement, il s'éclipsa et partit par les chemins secondaires longeant la route pour aller se promener dans la forêt. Il aimait aller là-bas. La nature l'apaisait et calmait son impatience. Sa magie l'étonnait toujours et depuis son expérience, il ne voyait plus le miracle de la vie du même œil.

Vers dix heures et demi du matin, Alexandre revînt vers chez lui, réfléchissant distraitement à la façon d'améliorer ses méthodes de recherches. La bibliothèque municipale lui semblait être une bonne source d'information, mais encore fallait-il que cette bibliothécaire à cheval sur les principes lui laisse consulter les périodiques et les grands quotidiens, ce qui n'était pas du tout gagné. Il ruminait ses sombres pensées par rapport à cette mégère, selon lui, quand soudain, son regard alla se poser par hasard sur la maison voisine. Une voiture style break venait d'arriver. Cela devait être les nouveaux arrivants, qui venaient vérifier que tout se passait bien et ensuite emménager. Le garçon s'arrêta, plus par curiosité que par autre chose et détailla ses futurs voisins. Apparemment, une famille de quatre personnes : deux parents, deux enfants et un chien. La famille modèle, pensa ironiquement Alexandre.

Pourtant, quand il s'arrêta quelques instants sur cette petite fille aux longs cheveux noirs, ce fut comme s'il avait été frappé par la foudre. Il fut parcouru de part en part de tremblement et son cœur se serra. Un écho venait de s'éveiller en lui, chose qu'il n'espérait presque plus. L'émotion le submergea et sans se l'expliquer, il sut alors ce qu'il en était.

Il venait de retrouver Cassandre.

Par la suite, l'attitude du jeune Béranger changea du tout au tout, à la grande joie de tous et surtout de ses parents. Il s'était montr particulièrement prévenant avec les nouveaux voisins, les Malandry et notamment de leur dernière fille, Delphine, qui se trouvait avoir le même âge que lui et, plus amusant encore, était née exactement le même jour qu'Alexandre. Ils s'étaient liées d'une profonde amitié et allaient ensemble partout.

De son côté, Alexandre était à la fois aux anges et frustré. Rien que le fait d'être au côté de son âme jumelle lui apportait un bonheur sans pareil, mais pourtant, ce n'était pas tout à fait suffisant. Delphine n'était pas vraiment Cassandre. Ce qui était troublant, c'est qu'elle était la descendante de leur ancienne famille, mais malgré cela, les choses n'étaient plus comme avant. Et puis surtout, Delphine était pleinement une enfant, alors que lui la regardait avec les yeux d'un adulte dormant dans un corps d'enfant. Il espérait de la reconnaissance de sa part, quelque chose qui montre qu'elle comprenne qu'il n'était pas juste un simple ami d'école, mais plus encore. Pourtant, cette reconnaissance ne venait pas. Delphine grandissait et s'embellissait de jour en jour, sans pour autant redécouvrir qui elle avait été.

Bien entendu, Alexandre en souffrait. Petit à petit, alors même que l'adolescence arrivait, il se sentit volé et la frustration fut de plus en plus forte. Pourquoi ne le voyait-elle pas tel qu'il était vraiment ?

Mais malgré toutes ses souffrances, Alexandre ne pouvait se résoudre à la quitter. Etre auprès d'elle le mettait au supplice, mais pas autant que lorsqu'ils étaient séparés. Et inlassablement, il continuait de la suivre, espérant toujours un retour miraculeux de sa mémoire passée. Juste un signe, un sourire, c'était tout ce qu'il demandait.

Ce jour-là, Alexandre venait de sortir d'interrogations de mathématiques et il n'était pas particulièrement content. La formation scolaire des premières années de ce siècle n'était plus exactement les même que ceux d'aujourd'hui, comme il venait d'en faire durement les frais. Ces notes étaient en chute libre et il ne pouvait plus vivre sur ses acquis, il en était bien conscient. Et puis tout cela semblait si lointain, tout allait si vite. Il essayait de suivre et de s'adapter à ce monde toujours en mouvement, mais il n'y arrivait plus. Agé de quinze ans, des concepts comme Internet ou les jeux vidéos ne le faisaient pas plus réagir que cela et il semblait à contre courant de toute la génération à laquelle il était censé appartenir. C'était d'ailleurs de plus en plus dur à supporter, cela aussi.

Alors qu'il quittait l'enceinte de son lycée, il vit alors Delphine et son esprit fut immédiatement libéré de ses tourments actuels. Il l'appela par son nom, mais celle-ci semblait courir dans son sens inverse, faisant elle aussi des signes à quelqu'un. Interloqué, Alexandre la regarda faire en arrêtant de l'appeler. Ce qu'il vit ensuite le glaça littéralement sur place. Delphine rejoint alors un garçon aux yeux bruns, plutôt joli et au sourire ravageur. Puis, tout naturellement, le couple s'embrassa fougueusement, comme deux adolescents amoureux.

Alexandre eut mal. Très mal.

Sans demander son reste, il fuit dans le sens inverse, les pensées pleines d'idées de meurtre. Quand il arriva chez lui, il monta sans explication dans sa chambre et s'y enferma. Là-bas seulement, il explosa en sanglots. Comment cela pouvait-il être possible ? Pourquoi fallait-il que cela se passe ainsi ?

Les jours suivants, le jeune homme fut d'une humeur massacrante et ses parents furent les premiers à s'en plaindre. Par malchance, Delphine le croisa et toute souriante, lui dit bonjour. Il ne lui répondit pas, la laissant seule dans la rue et lui claquant la porte au nez. Il en avait marre et la trouvait ingrate. Ne savait-elle donc pas tout ce qu'il avait fait pour elle ?

La nuit, il ne dormait plus. Il revoyait ce bellâtre et le haïssait de toutes ses forces. C'était bien sa sœur, ça ! Tomber amoureuse du premier garçon venu ! Il fallait croire les leçons du passé ne portaient manifestement pas leurs fruits. Fou de jalousie, il finissait par s'endormir uniquement quand toutes ses forces l'avaient quitté et qu'il n'en pouvait plus de pleurer de rage.

Pourtant, la situation était appelée à évoluer. Un dimanche après-midi, alors que la fin des cours étaient proches, Alexandre se retrouva invité par un de ses amis de lycée, Jérémie, à venir passer une soirée. On lui avait promis qu'il n'y aurait que des connaissances de classe et puis, tant qu'à faire, peut-être que cela lui changerait les idées et améliorerait quelque peu son sale caractère. Alexandre accepta, se disant qu'une bonne fête, même entre ados, ne lui ferait pas de mal.

Les parents de Jeremy étaient partis, lui laissant la maison pour le week-end et surtout, le bar du paternel. Quand Alexandre arriva, la fête battait déjà son plein et la première chose qu'il fit en entrant fut de faire prendre l'air à l'un de ses camarades qui était déjà passablement éméché. Puis il alla ensuite tranquillement s'asseoir près de la cuisine, regardant tout ce beau monde s'amusait et dansait sur des airs de musiques qui lui déchiraient les tympans. A les voir comme ça, Alexandre se dit que quelque part, le Mikaël qu'il avait été n'avait pas vraiment sa place dans cet univers et que son état d'esprit ne valait pas mieux que le grand-père au coin de la rue qui n'arrêtait pas de le sermonner pour un rien.

— Alex ! Tu peux venir m'aider, s'te plaît ?

C'était Jérémie, qui l'appelait de la cuisine. Sans se presser, le jeune homme alla là où on avait besoin de lui et tomba sur un Jérémie au prise avec un morceau de côte de bœuf qui refusait de se laisser couper. A côté de lui, une petite mais délicieuse fille aux cheveux roux tenter de tenir la bête, tout en faisant attention de ne pas se faire tronçonner à la place de la viande. Sans doute la dernière petite amie de Jérémie.

— Ah, te voilà. Ecoutes, je dois aller préparer le barbecue parce que décidément, Eric s'y prend vraiment comme un pied. Donc je te laisse le soin de couper la viande correctement afin qu'on puisse ensuite la faire cuire, car c'est pas le tout de boire, mais faut aussi que l'on mange. Et par la même occasion, tu tiendras compagnie à Camille. Allez, à tout à l'heure !

Et aussitôt, il eut disparu, laissant Alexandre avec un grand couteau de cuisine entre les mains, face à la dénommée Camille, qui décidément était bien élégante.

— Vas-y, je vais m'occuper du reste, dit-elle. Tu n'as qu'à continuer le travail entamé, je ne pense pas qu'il y en ait pour très longtemps. Au fait, je ne te connais pas vraiment, toi. Tu ne viens pas souvent dans nos fêtes, hein ?

Perspicace en plus.

— Non, pas vraiment. Je ne m'y sens pas très à l'aise en fait. Je sais bien que ça fait coincer, mais bon, autant dire la vérité tout de suite.

Sans s'appesantir plus sur le sujet, Alexandre se mit à l'œuvre comme on lui avait demandé, trop content de pouvoir s'occuper l'esprit et de se concentrer sur autre chose que la conversation. Mais apparemment, Camille ne voulait pas en rester là.

— Tu sais, dit-elle gentiment, le tout, c'est de se lancer. Une fois que tu es dans l'ambiance, plus personne ne fait vraiment attention à toi. Essayes au moins de t'amuser un peu ce soir, ce serait bien. Fais-le pour moi, d'accord ?

— D'accord.

Ils finirent de préparer le repas, puis se décidèrent apporter les morceaux préoccupés dehors, afin qu'ils puissent être cuits. Camille était assez drôle et sa conversation fit en fait beaucoup plus de bien à Alexandre qu'il ne s'y attendait. Enfermé dans sa solitude et son apitoiement de lui-même, il ne s'était pas rendu compte que les gens de cet époque étaient malgré tout bien plus sympathiques qu'il ne voulait bien l'avouer et faisait beaucoup d'efforts. Maintenant qu'il était coincé dans cette existence, autant essayer de se rendre cette vie le plus agréable possible. Après tout, si Delphine se le permettait, pourquoi pas lui ?

La suite de la fête fut sans doute l'une des meilleures soirées qu'Alexandre avait passé depuis bien longtemps. Il fut sociable, aimable et très attentionnée à l'égard de sa compagne d'un soir qui, à sa grande satisfaction, n'était pas la petite amie de Jeremy. Il essaya de danser, sans pour autant réussir, mais cela le fit rire et rien de plus. Pendant un moment, il se sentit vraiment bien et se dit qu'au fond, quoi qu'il fasse de toute façon, ce n'était pas la peine de courir après Delphine. C'était son âme jumelle, pas son âme sœur. Lui aussi aurait du retenir la leçon de sa précédente vie et à l'inverse de la réincarnation de Cassandre, il n'avait pas l'excuse de l'amnésie. Alors autant faire de nouveau la paix avec soi-même et s'assurer que tout irait bien pour Delphine.

Alors qu'il était en train de dire cela, le couple fatidique apparut sous ses yeux, comme sorti de nulle part par magie. A croire qu'on voulait le mettre à l'épreuve. Ils étaient là, Delphine et son Roméo, le dénommait David, un type de terminal qu'elle avait rencontré il ne savait trop comment. Apparemment, Delphine ne lui en voulait plus ou du moins essayait-elle d'arranger les choses avec lui, car elle lui fit un léger signe de main et un petit sourire. Il y répondit, même si cela lui faisait toujours aussi mal. Il essaya d'être fidèle à ses résolutions. Pourtant, il ne put s'empêcher d'aller demander à Jérémie ce qu'ils faisaient ici et pourquoi on ne les avait pas vus dès le début de soirée. Jeremy répondit qu'ils étaient invités, mais que David avait du avoir un empêchement de dernière minute. Il lui avait passé un coup de fil juste avant le commencement.

Pas grave, se dit Alexandre, pas grave du tout. De toute façon, ils avaient le droit d'être là, après tout, non ? Qui était-il pour leur interdire de s'amuser ? Et lui aussi aller continuer de faire la fête. Aussi, il repartit à l'attaque de ladite Camille. Peut-être que ça faisait techniquement plus de 80 ans qu'il n'avait pas tenté de séduire une fille, mais ce n'est pas cela qui allait l'arrêter.

La fête battit son plein et vers deux heures du matin, la plupart des invités étaient soit ivres, soit trop fatigués pour pouvoir continuer de bouger. De son côté, Alexandre était entre de bonnes mains et voyait son affaire conclure gentiment. C'était bien, très bien. Il était l'un des derniers dehors, faisant rire une Camille elle aussi tomber dans les bras de Shiva quand quelque chose attira son attention et le fit taire. Deux personnes étaient en train apparemment de s'échanger des mots particulièrement violents. Cette voix, il l'aurait reconnu entre mille.

Delphine.

Brutalement, Alexandre se leva et alla en direction du bruit, qui commençaient sérieusement à se faire fort. Il arriva dans une entrée presque déserte, à l'exception de Delphine et David, manifestement très en colères tous les deux. Mais à peine l'ami d'enfance était-il arrivé que le petit ami décrocha à la jeune fille une violente gifle suivit d'un : « Je t'ais dit de fermer ta grande gueule ! ». Le sang d'Alexandre ne fit qu'un tour et immédiatement, il fut sur son rival. Fini les promesses de trêves et de tolérances. L'alcool aidant, il ne voulait plus qu'une chose : taper, taper et encore taper. Il n'avait pas le droit de la toucher, il allait payer. Le problème était qu'Alexandre avait toujours était chétif et David un solide sportif, âgé de deux ans de plus que lui. Ce dernier encaissa quelques coups, puis les rendit avec encore plus de violence et de haine, envoyant promener son assaillant et le rendant groggy pour le compte. Mais cela ne suffisait pas. Manifestement, le petit ami était très mécontent et en tenait une bonne lui aussi. Il se déchaîna, frappant avec ses pieds dans les côtes d'Alexandre, ne lui laissant aucune chance. Puis, tout devînt trouble et le jeune homme ne sut pas trop ce qui se passer. Une voix féminine convainquit David de se calmer et il fut emmener autre part, alors qu'il continuait de lancer des noms d'oiseaux à qui le voulait. Il y eut un vague moment de calme, durant lequel Alexandre se sentit affreusement mal. Il se serait bien laissé allé à au sommeil qui lui tendait les bras, mais deux fines mains le prirent par le col et l'adossèrent au mur.

Alexandre ouvrit alors ses yeux, dont l'un lui faisait très mal, et découvrit Delphine, en larmes, un mauvaise marque sur la joue, mais une colère terrible dans les yeux.

— Pourquoi est-ce que tu fais cela, hein ? lui hurla-t-elle au visage sans le lâcher. Bordel, mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans ta tête ? Mêles-toi de tes affaires et fous-moi la paix, Alex !

Il commit alors l'irréparable, crachant dans un gémissement :

— Mais je t'aime, Delphine.

C'était la dernière chose à dire et ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.

— MAIS MOI JE NE T'AIME PAS, NOM DE DIEU ! Imprime ça dans ta sale caboche et passe à autre chose ! Tu n'es rien d'autre qu'un ami d'enfance qui est en train de pourrir ma vie ! Ta jalousie insensée me dégoûte ! Ne t'approche plus de moi !

Après quoi, dans sa frénésie, elle l'envoya de nouveau au sol puis s'en alla comme une furie. Pourtant, avant qu'elle ait pu quitter le couloir, Alexandre puisa en lui ses dernières forces et hurla, ou crut hurler, cette phrase qui lui vînt du plus profond de lui-même :

— Il te tuera, Cassandre ! Il l'a déjà fait et il recommencera.

Après quoi il s'écroula, inconscient, ne voyant pas le mouvement d'arrêt de son âme jumelle.

Ce fut de nouveaux des pleurs qui le réveillèrent, ceux de Camille, ainsi que les appels frénétiques de Jérémie qui tentait de le ramener à la conscience. Il y parvînt tant bien que mal, tandis que Jérémie jurait violemment :

— Putain ! Ce connard t'a vraiment amoché, merde ! On n'a pas le choix, faut l'amener à l'hosto ! J'en reviens vraiment pas que Delphine sorte avec ce psychopathe. Eh ! Alex ! Reviens à toi, vieux. Me faits pas cette trouille, s'il te plaît. Alex, bordel c'est pas drôle ! Alex ! Alex ?

Mais le jeune homme l'entendait, seulement il ne l'écoutait pas. Il réfléchissait. Soudain, malgré ses dents branlantes, il sut. Tout était clair désormais.

Alors même qu'on était en train de le relever, Alexandre se mit alors à rire, comme si venait d'en entendre une bien bonne. Ses amis conclurent que l'alcool faisait toujours son effet. Ce n'était pas tout à fait faux, cela dit.

Par la suite, il s'avéra que le jeune homme n'avait que des contusions bénignes, bien que sa tête ait pris de sérieux coups et que son corps soit couvert de bleus pour un bon moment. Ses parents, furieux, lui interdirent catégoriquement de remettre les pieds dans la moindre fête, de peur que pire ne se passe la fois suivante. Ils essayèrent aussi de savoir qui lui avait fait cela pour porter plainte, mais jamais Alexandre ne donna le nom de son agresseur. D'ailleurs, c'était lui l'agresseur, alors.

Pour autant, la fête n'avait pas eut que de mauvais côté. Que ce soit par pitié ou par réel intérêt, Camille vint régulièrement le voir par la suite et continua ce qu'il avait commencé pendant la soirée. Et au bout de deux semaines, il se dit que ce ne serait pas courtois de la laisser tomber comme cela, surtout qu'il l'a trouvé bien agréable. C'est ainsi que Camille et Alexandre sortirent ensembles, à la grande joie de Jérémie, qui en fois sa frayeur passée, se réjouit du fait que son rôle d'entremetteur ait marché.

La vie continua son cour et devînt plus agréable pour Alexandre. Après deux moins d'indifférence, Delphine accepta de faire la paix et l'affaire fut enterrée. Ils ne reparlèrent plus jamais de cela et le jeune homme s'assura par la suite de ne pas s'approcher de David, voulant éviter tout nouveau problème. De toute façon, il savait maintenant que toute confrontation immédiate n'amènerait à rien. Il ne lui restait qu'à attendre et profitait des deux ans à venir. Tout était simple désormais. Et cette sagesse fut récompensée par deux années de tranquillité et de bonheur durant lesquelles Alexandre profita de toutes les joies que pouvait lui apporter la vie. Mais au fond de lui le soir, lorsqu'il était seul dans les bras de Camille, il sentait que bientôt, les choses allaient se dénouer une bonne fois pour toute et que son passé allait le rattraper, dans tous les sens du terme.

Cette certitude fut confirmée un jeudi après-midi pluvieux du mois d'octobre, alors qu'il venait de rater son bus et qu'il courait pour rejoindre sa petite amie qui l'attendait chez elle. Il se maudissait chaque seconde qui passait, alors que la pluie achevait de le tremper centimètre par centimètre, lente torture qui semblait ne jamais prendre fin. Et puis, sortit de nulle part, une voix mélodieuse vint raisonner dans ses oreilles :

— Bonsoir, Mikaël.

En une seconde, tout impératif fut oublié et le rendez-vous avec Camille fut effacé. La pluie n'était plus une gêne. De toute façon, Alexandre ne la ressentait plus. Ironiquement, il sourit pour lui-même et se retourna en lançant un théâtral :

— Bonsoir, Anadaïel.

L'ange était bien là, à quelques mètres de lui. Il avait troqué sa toge blanche contre un imperméable bon marché, avait revendu ses ailes à quelqu'un, mais sinon, c'était quasiment le même être. Les mains dans les poches, il regardait le jeune homme avec un sourire mi-amusé, mi-peiné.

— Tu sais pourquoi je suis là, je suppose ?

— Evidemment, répondit Alexandre. L'administration céleste ne peut avoir de raté, n'est-ce pas ?

— En effet. Si on allait marcher un peu dans ce parc pour enfant ? Personne ne viendra nous embêter là-bas et j'ai des choses à te dire. Allez viens, je ne vais pas te manger, tu sais.

Sans y réfléchir, Alexandre suivit l'ange. De toute façon, il savait parfaitement pourquoi celui-ci était ici. Ils allèrent jusqu'à un tourniquet sur lequel Anadaïel s'assit, puis commença d'une voix fatiguée :

— Tu sais, cela n'a pas été de tout repos de te retrouver. Un évadé du paradis, c'est vraiment quelque chose à laquelle on ne s'attend pas. Au début, personne n'osait y croire et puis après, il a bien fallut se rendre à l'évidence. Evidemment, c'est sur moi qu'est retombée la faute et mes supérieurs m'ont donné un blâme pour cette erreur. C'était inadmissible, selon leurs propres termes. Te rends-tu compte ? Une anomalie dans le flux d'âme ! C'était impensable. Alors j'ai été chargé de te retrouver et de te ramener par tous les moyens là haut, afin que le cour des choses reprenne normalement. Sais-tu que tu as pris la place de quelqu'un qui attendait de revenir depuis bien longtemps ? On a même eut le droit à une plainte auprès du saint Père lui-même. Encore une fois, c'était une chose que l'on n'avait jamais vu. Enfin. Tout cela est fini désormais, car je t'ai retrouvé et tout va pouvoir rentrer dans l'ordre, n'est-ce pas ?

Alexandre écouta Anadaïel sans mot dire, puis, lorsque celui-ci attendit une réponse, il lui jeta un regard emplint de malice et décrocha presque en riant :

— Mais vous n'allez pas le faire maintenant. Vous n'allez pas me ramener tout de suite au Paradis car sinon vous ne m'auriez jamais aidé à m'en échapper, n'est-ce pas ?

Cette fois, ce fut l'ange qui sourit, quelque peu estomaqué. Puis, bon joueur, il lui fit une courbette de comédien, puis lui lança :

— Continues.

— Je ne sais pas pourquoi, mais vous ne m'avez pas fait plonger dans la fontaine des âmes. Or, j'ai cru comprendre que c'est une étape obligatoire avant la réincarnation. Au lieu de cela, vous n'avez fait que me rappeler à mes souvenirs, aussi douloureux soient-ils, au lieu de me laisser dormir dans le confort de l'oubli sur ses magnifiques plaines vertes. Vous m'avez arraché aux délices de l'innocence avant l'heure, puis vous m'avez habilement amené jusqu'au rivage du départ, pour que je sois tenté. Puis, quand j'ai été enfin prêt, vous avez par un moyen qui m'est inconnu fait diversion pour que je puisse prendre la fuite. Enfin, vous vous êtes élancé à ma poursuite, mais pas assez vite pour me rattraper et les choses sont devenues sans retour.

— Bravo, reconnu avec admiration l'ange. Je dois avouer que tu m'impressionnes. Je ne pensais pas que tu comprenais par toi-même.

— Je suppose aussi que vous avez volontairement attendu si longtemps avant de me rattraper, prétextant à vos supérieurs de grandes difficultés à me retrouver parmi six milliards de gens. Mais la vérité est que vous avez toujours eut les yeux sur moi et que vous m'avez volontairement mis près de Cassandre, encore une fois, par un moyen dont j'ignore la nature. Tout cela contre une seule promesse, que naturellement, je vais accomplir. Car c'est là mon seul rôle ici, n'est-ce pas ?

Anadaïel reprit son air peiné une fois de plus et Alexandre put lire cette fois une réelle tristesse dans les yeux de la créature céleste.

— J'en suis désolé, répondit-il. Sincèrement, cette fois. Mais aussi fort que soit mes petits tours de passe-passe auprès de l'administration, il arrive un moment où les choses doivent rentrer dans l'ordre, c'est immuable. Je sais bien qu'actuellement tu connais le bonheur, mais ainsi va le système et je n'y peux rien. Pourtant, je t'ai aidé une fois, mais aller plus loin m'est impossible.

— Je comprends, bien entendu. J'aimerai juste savoir combien de temps il me reste avant de. repartir.

— Tout se terminera dans la nuit de Jour de l'An. En bien ou en mal.

— Très bien, je comprends, je vous assure. Mais dites-moi juste une dernière chose, avant que l'on se quitte : pourquoi m'avez-vous aidé et pourquoi faites-vous cela ?

L'ange se rapprocha de son compagnon de fortune, puis le chuchota presque d'un air coupable :

— Parce que je n'aime pas la fatalité et que quelque fois, je trouve le système injuste. J'ai passé mon temps à accueillir toutes les âmes en peines là-haut et crois-moi, j'en ai vu des malheurs. Si le monde était si parfait selon Lui, alors pourquoi autant de tragédies se jouent-elles sous mes yeux ? Cette fois, j'ai décidé d'agir et d'essayer d'arrêter une tragédie. Juste une. Faire juste cela me redonnera foi en ma mission. Tu souris, mais saches que même à nous, ils nous arrivent de douter. C'est ainsi qu'est tombé le plus grand d'entre nous. A bientôt, Mikaël et puisses-tu réussir à tenir ta promesse. Mais quoi qu'il arrive, je suis fier de ce que tu as osé endurer.

Le jeune homme et la créature immortelle s'étreignirent une dernière fois, puis se dirent à bientôt avant de se séparer. Pourtant, alors qu'il s'apprêtait une bonne fois pour toute à partir voir Camille, une idée lui traversa l'esprit. Il se retourna brutalement et demanda presque en rigolant :

— Au fait, votre épée, vous l'avez aussi vendue ?

Il faisait nuit lorsque Camille et Alexandre arrivèrent chez Jérémie. C'était la jeune fille qui, toute heureuse d'avoir eut son permis récemment, les avait amenés dans la voiture de ses parents, que ces derniers avaient accepté de prêter pour l'occasion. Tout semblait faire que ce dernier réveillon du siècle serait vraiment le plus merveilleux. L'ensemble des camarades de terminale était réuni, ce qui montait le nombre des invités à plus de quarante, chose bien trop importante pour la demeure pourtant grande de Jérémie. Toutefois, Camille semblait particulièrement nerveuse. Quelque chose l'inquiétait, mais elle ne savait pas quoi. Elle avait un mauvais pressentiment, sans pour autant clairement l'identifier.

Dans l'après-midi, Alexandre était venu donner un coup de main avec d'autres personnes pour préparer la fête. Par la même occasion, il avait déposé un lourd paquet enroulé dans un espèce de grand drap blanc. Quand Jérémie lui avait demandé ce que cela été, Alexandre avait souri et répondu qu'il s'agissait d'un cadeau pour Camille, qu'il ne lui offrirait qu'à minuit. L'hôte avait sourit, toujours aussi content que « son » couple tienne toujours et ne posa plus la moindre question à ce sujet.

La plupart des invités arrivèrent pour vingt heures, d'autres un peu avant, beaucoup un peu après. Tout le monde s'était fait beau, se promettant de ne pas rater cette fête si symbolique. Alexandre faisait partie de ces gens. C'était sa dernière fête et il ne comptait pas partir sans faire un coup d'éclat. Peu à peu, le salon se remplit et bientôt, tout ne fut plus que bruit, fumée et rire.

La sono se mit très vite à jouer, balançant les airs du moment à la grande joie des invités. Le repas était particulièrement réussi et tous s'amusaient. Les rires explosaient un peu partout, faisant oublier les problèmes du moment. C'était magique, intense. Pourtant, quelqu'un au fond du salon faisait plus ou moins semblant de s'amuser. Un peu à l'écart, Alexandre observait les autres et chercher du regard celle qui occupait désormais toute sa concentration.

Delphine.

Bientôt, il l'a trouva enfin. Elle non plus ne semblait pas beaucoup s'amuser. A côté d'elle, lui tenant plutôt fermement le bras, le bellâtre de David discutait avec d'autres personnes, s'enfilant verre sur verre. Alexandre regarda attentivement celle qui lui avait fait enfreindre toutes les lois divines, qui avaient poussé un ange à ne pas respecter le système de Dieu et qui avait toujours été resplendissante, même aujourd'hui, alors qu'elle tentait de dissimuler maladroitement des marques de coups avec du fond de teint. Cette constatation fit quelque peu mal à Alexandre, mais il fut consolé en sachant que bientôt, toute cette tragédie prendrait fin.

— Alexandre, qu'est-ce qui se passe ?

C'était Camille, qui visiblement s'était rendu compte que tout ne se passait pas comme prévu. Son délicieux visage rond vînt se placer entre lui et Delphine, l'air préoccupé.

— Chéri, ça fait plus de trois heures que l'on est là et tu sembles presque toujours absent, pensant à autre chose, comme si tu t'ennuyais. Quelque chose ne va pas ?

Prenant son temps, Alexandre détailla celle qui avait partagé ses joies et ses peines pendant ces deux magnifiques années. Elle avait été son rayon de soleil alors qu'il nageait dans le noir, le faisant ressortir d'une jalousie qui déjà par le passé avait faillit le tuer, encore une fois.

— Camille, dit-il gentiment en cherchant consciencieusement ses mots, je tenais à te remercier pour cette fin de siècle heureuse que tu m'as offerte en étant à mes côtés. Je tenais aussi à te dire que quoi qu'il se passe ce soir, sache que je t'ai sincèrement aimé, sans doute plus que jamais je n'ai aimé personne. Il faut que tu me croies, car c'est important.

— Alexandre, qu'est-ce que tu veux dire ?

Mais déjà, l'attention d'Alexandre était portée ailleurs. Derrière Camille, sur la piste de danse improvisée, Delphine et David venait de violemment se brouiller. Sans doute grâce au monde qu'il y avait autour d'eux, le petit ami brutal devenu apparemment ex en l'espace de quelques secondes tentait de contenir sa fureur. Il essaya d'attraper le bras de Delphine, mais celle-ci se déroba habillement, s'enfonçant dans la foule et enfin, montant les escaliers pour aller à l'étage. David ne semblait pas loin et la résistance de Jérémie pour tenter de calmer les choses ne fit que gagner quelques secondes.

Le moment était venu, Alexandre le savait. L'horloge indiquait 23h52 et bientôt, ce serait le nouvel an.

— Alex ! Ecoutes-moi ! Mais qu'est-ce qui se passe enfin ? Pourquoi tu ne me réponds pas ?

Camille commençait à devenir hystérique, tandis que son malaise grandissait et son mauvais pressentiment se révélait dans toute son horreur. Pour couper court au drame, Alexandre l'embrassa une dernière fois, fougueusement, savourant ses derniers instants et dit :

— Soit heureuse. Là où je vais, personne ne peut me suivre.

Personne, excepté quelqu'un.

Laissant sur place sa petite amie, Alexandre alla d'un pas sûr jusqu'à l'escalier et le monta sans un regard en arrière. Cette fois, il n'était pas soul et il n'arriverait pas en retard à l'appel de Delphine. Arrivé à l'étage, il alla tranquillement récupérer le paquet qu'il avait laissé dans l'après-midi, libérant de la toge l'épée étincelante d'Anadaïel. Puis il se dirigea avec certitude vers la dernière porte du fond. Alors qu'il s'approchait, il entendit les cris de Delphine et la rage de David, qui montait de plus belle.

— Tu ne me quitteras pas, salope, tu m'entends ! Pas à moi ! Jamais ! Plutôt te tuer que d'accepter cela !

Visiblement, David, lui, était sérieusement ivre. En arrivant devant la porte, l'épée traînante derrière lui, Alexandre réfléchit une dernière fois à son geste et à tout ce qu'il avait enduré pour en arriver là. Puis, il se souvînt une dernière fois du sourire de Camille, de Cassandre le jour de son mariage et soudain, les deux visages ne firent plus qu'un, emplissant Alexandre d'une résolution implacable.

De nouveau, il était en paix avec lui-même.

La porte sortit littéralement de ses gonds lorsque le jeune homme frappa dedans de toutes ses forces avec son pied. Devant, se trouvait une chambre, sans doute celle des parents de Jérémie. Sur le lit, les vêtements déchirés, Delphine tentait de préserver le peu de dignité que lui avait laissé son agresseur. Ce dernier, le pantalon déjà baissé, regarda furieux l'intrus qui venait de gâcher ses réjouissances. Dans sa main droite se tenait le couteau de chasse ancestrale qui avait tué Mikaël presque 80 ans plus tôt.

— Qu'est-ce que tu fous là, connard ? hoqueta David, hors de lui.

Souriant, sûr de lui, Alexandre entra, l'épée à la main, pointe au sol, puis dit :

— Je viens remplir une promesse que j'ai faite il y a quelques temps déjà. C'est fini, David. Laisses Delphine et vas-t-en. Peut-être que dans ce cas, me montrerai-je clément.

Mais Alexandre savait très bien que son aîné n'allait pas obtempérer. C'était comme cela, immuable. Au lieu de cela, il se jeta de fureur en poussant un cri sur Delphine, le couteau droit devant. Alexandre fut plus vif, s'interposa et repoussa son adversaire. Pourtant, cela ne suffit pas. Jouant de sa masse, David repoussa son adversaire et magistralement, lui planta son couteau en plein milieu du ventre, en hurlant un virulent :

— Crèves, charogne !

Alexandre eut mal, affreusement mal, mais il savait bien que , fatalement, il devait en passer par-là. Il sourit alors à David, puis le repoussant avec une force qu'il ne se connaissait pas, il mit de l'écart entre les deux, suffisamment pour porter un coup d'épée.

— Adieu, Henry ! dit-il dans son dernier souffle.

Puis l'épée décrit un arc de cercle parfait, guidait par la colère vengeresse de son propriétaire et décapita purement et simplement l'ennemi. La tête alla s'écraser un peu plus loin dans la chambre tandis que du cou tranché giclait tout le sang que contenait le corps. Ses deux mois d'entraînement n'avaient pas été vains. La vision d'Alexandre se troubla et il ne vit bientôt qu'une mer de sang dans son champs de vision, avant de s'écraser sur le tapis qui se gorgeait de son ennemi.

Tout allait se terminer ici, comme l'avait voulu Anadaïel. Alexandre était heureux, il avait réussi à endiguer la fatalité. Il avait tenu sa promesse, il avait sauvé Cassandre.

— Mikaël ! Réponds-moi ! Ne me laisse pas, Mikaël !

Il se sentait léger et peu à peu, le froid envahissait toutes les parties de son être. Pourtant, il sentait que quelqu'un le secouait ; l'appelant par son nom, son vrai nom.

— Cassandre. croassa-t-il

— Oui, c'est moi.

La jeune fille pleurait toutes les larmes de son corps, comprenant trop tard pour une raison qui dépassait Alexandre.

— Je suis venu à ton appel, cette fois. Je t'ai sauvée, ma sœur.

Mais Delphine ne répondait plus, ne faisant que serrer entre les bras la tête de celui qui avait tant fait pour elle. Au loin, l'horloge sonnait et des gens criaient et riaient. Alors que ces dernières forces le quittaient, Alexandre fut heureux, comme jamais il ne l'avait été. Déjà, il voyait Cassandre l'attendre, habillée dans une robe planche, radieuse de beauté et de bonheur. Elle lui tendit la main et ensemble, dans les vertes plaines de l'oubli, ils se mirent à danser, à jamais, heureux pour l'éternité.


— Un bandeau sur les yeux ?

— Non merci. Je veux pouvoir profiter de la lumière du jour une dernière fois.

Le commandant leva les yeux vers le ciel et aperçut le dégradé sublime de couleurs en cette aube de janvier que pas un nuage ne troublait. Son regard y resta accroché pour quelques secondes, puis il me fixa une dernière fois et sourit, comme pour approuver mon choix.

L'éternuement d'un des soldats brisa la magie de l'instant. Le commandant se retourna alors, et se rangea aux côtés du peloton.

— Armez !… En joue !… Feu !

— Tiens, je ne suis pas mort ?

— Si.

— Hé, ho, qui est-ce qui me parle ?

— Tu ne le comprendrais pas. Disons juste qu'il y a une part de vérité dans ce que vos croyances terrestres relaient.

— Ah bon. Chic alors. C'est quoi le programme maintenant ? La vie éternelle ?

— En quelque sorte. Disons que le déroulement de l'Histoire ne Nous a pas plu, donc, tu vas rejouer depuis un moment où les choses pourront changer.

— Mais…

C'est alors que je me retrouvai en un lieu et une époque que j'avais déjà vécus. Ce qui s'annonçait amusant, c'est que selon toute probabilité, je serais le seul à m'en rendre compte.

C'était “la veille” (l'utilisation de ce mot me gênait, puisqu'apparemment, j'étais revenu pour les choses se déroulent autrement) mon exécution. Et j'en étais pour être franc très heureux : c'était un moment excitant de ma vie, du moins de la “précédente” — décidément, le langage ordinaire n'est pas vraiment fait pour décrire ce genre d'aventures — je me demande si je ne devrais pas inventer des temps supplémentaires pour en parler…

Toujours était-il que je devais me rendre — d'après ce qu'indiquait ma montre, dans moins d'une heure — à une conférence cruciale où mon vieil ami le Porfesseur Schnazel devait présenter un prototype d'arme climatique révolutionnaire. Le côté routinier de ce genre de réunion m'avait fait arriver en retard la première fois. Mais il était apparemment trop tard pour changer ce point précis. Aussi sautai-je au volant de ma voiture, et tentai-je en vain de me souvenir de la localisation des bouchons ce jour-là, en avance sur le GPS-Galileo qui, si perfectionné fût-il, n'avait pas la chance de connaître son propre futur.

À l'entrée de la voie rapide, j'allumai l' autoradio, comme pour me rassurer sur le fait que j'étais bien revenu “dans le même monde”. Sur ce point, je fus rassuré. L'ambiance de guerre froide avec les USA ouvrait encore le journal de 08:30. Je m'amusai à finir les phrases ronflantes du présentateur, et c'était vraiment très drôle. Le caractère dramatique du contenu rajoutait encore un peu de sel à la chose. Surtout quand on connaissait la suite.

Le parking n'avait lui aussi pas changé, à mon grand dam étant donné le manque toujours criant de places disponibles, à l'omnre et pas trop éloignées du bâtiment. Mes manœuvres routières, si elles m'avaient évité l'ennui des ralentissements, ne m'avaient fait gagner qu'un temps négligeable. La réunion avait commencé depuis 10 minutes. Je me fis aussi discret que possible (c'était pour tout avouer un exercice auquel j'étais plutôt rompu), et m'assis tout au fond.

Avoir déjà écouté une fois l'exposé me permit de continuer à somnoler au fond, en attendant que Schnazel ne fasse allusion à mes propres travaux sur la nucléation des gouttes d'eau dans une atmosphère non saturée. Quand je reconnus mon nom, j'acquiescai aussi modestement que possible. Lorsque vint la pause café, l'assemblée se morcela en petits groupes devant les buffets bon marché — car si nous travaillions pour l'armée européenne, nous étions de facto financés par l'argent public — disposés le long des murs de la salle. Évidemment, à cause de l'allusion du professeur, j'eus un mal certain à approcher les vivres, handicapé que j'étais par les multiples questions d'un entourage encombrant. Mais ce n'était rien à côté de la foule compacte qui entourait ce cher Hans.

Un quart d'heure passa, avant qu'un calme relatif ne s'instaure. Je devais parler à Schnazel.

— Hallo, herr Doktor.

— Bonjour, comment allez-vous, mon ami ?

Nous nous mîmes alors à parler en anglais, car nous avions un niveau sensiblement égal en cette langue, ce qui permettait une communication bien plus efficace que si nous avions choisi une de nos langues maternelles.

— I have some important information to tell you in private.

— Which kind?

— Security matter.

— Oh.

Mais il était déjà temps de reprendre le séminaire. Et je ne pouvais me dérober, car c'était à mon tour d'être le conférencier.

— We'll talk about that on the way to the restaurant, OK?

— OK.

Je m'avançai alors au pupitre et prit la parole. Quelques animations informatiques permirent de distraire l'assistance, et montrèrent à tous l'importance cruciale des phonons dans les étapes-clés de la nucléation qu'avait exposé Hans. Du reste, le sentiment de déjà-vu me permit de surveiller l'assistance de plus près, car je savais qu'un espion américain se terrait parmi eux.

Et en effet, assis à proximité du centre de la salle, j'aperçus un visage inconnu qui semblait occupé avec un gadget électronique. Ses mouvements mimaient de très près le vol d'un insecte tout près de moi.

Un mini-drone. Je les croyais encore à l'état de prototype. Je fus étrangement flatté de l'importance qu'ils accordaient à mes travaux, pour risquer ainsi du matériel si précieux.

Alors que le pseudo-insecte se posait sur le bord de mon pupitre, je roulai discrètement un paquet de mes feuilles de note et écrasa l'engin d'un coup sec.

— Décidément, les insecticides ne sont plus ce qu'ils étaient.

La salle rit alors poliment. Sauf l'étranger dont le teint était passé du rose au blanc avant de virer au rouge. Comme quoi, on est toujours meilleur la seconde fois.

Je conclus alors l'exposé et invitai les gens à se rendre au réfectoire du centre afin de profiter d'une pause déjeuner amplement méritée. Je m'efforçai de ne pas suivre l'espion : écraser un insecte pouvait être le fruit du hasard, mais cet homme devait savoir mieux que moi repérer d'éventuels dangers qui compromettraient sa mission. Je décidai donc de jouer au naïf lorsque j'étais en public.

Alors que nous faisions route à travers les jardins qui entouraient les bâtiments, je pus arler brièvement à Hans.

— Guess what? The bug I crushed was a mini-drone. And I think I discovered a spy.

— Damn. Serious trouble…

Nous échangions ces paroles tout sourire afin de ne pas éveiller les soupçons, mais quelqu'un d'attentif aurait sans doute pu percevoir l'inquiétude dans le ton de nos voix.

— After the lunch, ensure all your work is in safety.

— I did a spare copy of all my files yesterday.

— I meant, your papers too. And be careful about your own safety, too.

— I think you're too paranoid: what they may want is my work, not my own life.

— You're probably right.

Je ne pus en dire davantage, à mon grand regret.

Le repas fut très bon, comme la dernière fois. Mais je n'avais pas le cœur à manger. Je savais que c'était le dernier repas de Hans : il serait assassiné dans l'après-midi. Et je ne pouvais rien faire contre cela : si je me montrai trop bien informé, je passai pour un suspect idéal. Et tenter de convaincre Hans d'un danger si inattendu manquerait singulièrment de discrétion, or je nous savais surveillés de près…

Je fis de mon mieux pour travailler efficacement dans l'après-midi. Enfin, par travailler, j'entends sauver un maximum de choses avant ma probable arrestation. Si je m'y prenais bien, je pourrais peut-être partir dès ce soir et échapper à mon destin. En attendant, pas une minute à perdre.

Vers 15:30, j'avais presque fini de copier l'essentiel de mes travaux. J'entendis alors une clameur confuse monter des couloirs. L'Histoire avait décidé de repasser les plats, pensai-je.

— Un ultimatum ! Nous sommes en guerre !

Et voilà. Normalement, dans moins d'une heure, on découvre le cadavre de Hans à son bureau. Que faire ? Passer le “distraire” avant, changer ses plans, l'escorter, au risque de devenir le suspect rêvé ? Ou attendre sans rien faire qu'un ami meure ?

Bon, j'y vais. Au moins la première fois, j'avais l'excuse de l'innocence. Là, quitte à être emprisonné pour rien…

Je toque à la porte, dans un couloir en effervesence. De plus en plus d'officiers se mêlent à nous. De toute façon, nous sommes de fait sous le coup de la loi martiale…

Personne ne répond. Je rentre.

Trop tard. Une balle en plein cœur, du sang encore frais. Je tâche de restrer calme, et de prendre quelques papiers à faxer à des confrères de confiance. Hans n'aurait pas voulu que sa mort ne mettre un coup d'arrêt à notre invention.

C'est alors qu'un jeune lieutenant rentra dans le bureau.

— M… Hans Schanzel ?

Il leva alors les yeux de sa liste, et me vit à côté du cadavre. Son arme de service sortit aussitôt.

— Plus un geste.

Cachot AB42 du quartier militaire du centre. Je souris. Même le numéro était inchangé. La première fois, j'y étais pour espionnage : alors que je discutais dans le couloir, quelqu'un avait disposé dans mon bureau (que je n'occupais pas assez, cela m'aura servi de leçon) des “preuves” de contacts outre-Atlantique. Enfin, cette fois, le motif de l'arrestation est différent. Et une brève enquête leur montrera la véracité de ma version.

Un capitaine rentra dans ma cellule.

— M. Desleurmes, vous avez été surpris en flagrant délit d'homicide. De plus, une fouille de votre bureau vous a convaincu du crime de trahison avec l'ennemi. Vous serez passés par les armes demain.

Groumph. La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique, comme disait je ne sais plus qui.

La soirée et la nuit furent consacrés à des méditations diverses sur tout et rien. Surtout sur rien, d'ailleurs. Je voulais encore croire à un miracle de plus. Et profiter de la vie, même en prison. Du reste, cette guerre s'annonçait apocalyptique. J'aurais sûrement de la chance de partir au tout début, en fait. Mais j'avais déjà tenu toutes ces réflexions auparavant, aussi changeai-je de sujet de monologue intérieur pour m'intéresser à ma singulière situation.

Je réalisai alors que rien d'important n'aurait changé. J'allais y passer encore une fois. Cela m'inquiétait, non pas par peur de mourir (il faut avouer, bien que cela puisse paraître surprenant, qu'il n'est pas désagréable de mourir. Même transpercé par les balles, la sensation de détachement qu'on peut éprouver dans cette circonstance, le déluge biochimique qui envahit soudain le corps provoque une volupté assez rare) mais par souci logique : “on” m'aurait fait revenir pour rien ?

Au petit matin, on m'escortai dans un fourgon blindé partant pour la base de l'armée jouxtant notre centre. On me fit alors descendre dans une cour sale. La même, évidemment. Classique…

C'est alors qu'il se mit à pleuvoir. Quand la première goutte d'eau frappa mes lèvres, je m'efforçai de la boire. Je ne pus réprimer un dernier sourire.

— Un bandeau sur les yeux ?


Avec une lenteur cruelle, il appuya sur la détente. Le coup retentit, et sa victime s'effondra. Une tache de sang commença à grandir sur le luxueux tapis.

Pour comprendre comment les choses en sont arrivées à ce point, il faut remonter plusieurs années en arrière, à l'époque où les deux protagonistes étaient dans école de commerce privée.

Morton T. venait d'entrer dans cette prestigieuse, et surtout coûteuse, école quand il a connu Henry N., qui était de deux ans son aîné. Ça a commencé de manière banale : Morton, nouveau venu, demanda un renseignement à Henry, puis quand il a eu d'autres questions, c'est préférentiellement à Henry qu'il demandait. Comme ça arrive souvent, l'élève de dernière année Henry prit sous son aile son cadet Morton, et petit à petit ils devinrent amis.

Morton et Henry avaient des goûts et des centres d'intérêt assez proches, ils se rendaient souvent aux mêmes conférences, participaient aux mêmes activités, de sorte que leur amitié et leur ressemblance était rapidement remarquée, aussi bien des élèves que du corps enseignant.

L'année passa ainsi, puis vinrent les examens. Henry avait fini sa scolarité, il décrocha son diplôme, et trouva une position dans une autre ville. De son côté, Morton était de plus en plus pris par le travail scolaire. Ainsi, les deux amis ne se virent plus, et les échanges de lettres se firent de plus en plus espacés.

Du fait de leur amitié, les professeur comparaient souvent Henry et Morton. Henry était un élève brillant : sans travailler beaucoup, il décrochait de très bons résultats. Il était promis à un bel avenir, d'autant plus que la position élevée de parents proches lui garantissait un certain avantage. Morton était un bon élève également, mais plus du genre travailleur. Au final, ses résultats étaient souvent meilleurs que ceux d'Henry, mais il faisait moins d'impression sur son entourage. Et il s'en rendait compte.

À la fin de ses études, Morton trouva une place sans difficultés, et progressa assez rapidement. Il ne reprit pas contact avec Henry. Au bout de quelques années, il avait atteint une position confortable. Sans faire partie de la haute société, il avait des revenus suffisants pour vivre dans le confort, et ne pas avoir assez de temps libre par rapport à ce qu'il pouvait se permettre comme loisirs. Au bout de quelques années, il reçut une offre d'emploi très avantageuse d'une grosse société. Le poste était intéressant, avec des responsabilités, et un salaire assez nettement plus élevé que ce qu'il touchait. Néanmoins il hésita assez longuement, parce que ça supposait de déménager pour se retrouver dans une petite ville. Finalement il accepta.

Sa nouvelle vie était bien moins remplie que l'ancienne, les loisirs intéressants étant bien plus rares à son nouveau domicile. Pour meubler, Morton se découvrit une passion pour le roman policier. Il les commandait par correspondance le plus souvent, parce qu'il n'y avait pas de librairie assez riche près de chez lui. Il lisait de tous les genres, mais ses préférences étaient très nettement marquées : les histoires de gangsters, de bas-fonds sordides ou de tueurs en série le laissaient le plus souvent assez froid. En revanche, les meurtres savamment conçus, minutieusement organisés, réalisés avec talent et qu'un grain de sable venait ruiner faisaient ses délices.

Morton eut rapidement assez de se cantonner au rôle de lecteur. Plus d'une fois il acheta un cahier, et commença à écrire sa propre histoire. Mais il se rendit vite compte qu'il n'y arrivait pas : si les détails du crime se mettaient tous bien en place, il ne parvenait pas à imaginer, et encore moins décrire, la psychologie des intervenants, les mobiles de l'acte. Alors il changea d'objectif, et se mit à son grand « classeur des meurtres parfaits ». Dès qu'il avait une idée, il la consignait dans un carnet, puis la développait. Il ne se contentait plus d'imaginer : il se renseignait aussi, cherchant dans les archives de journaux ou les minutes de tribunaux les cas similaires. Il se constitua ainsi un petit catalogue de meurtres qu'il croyait infaillibles. Bien sûr, pour lui, tout ceci restait de la fiction, et s'il lui arrivait tard le soir d'en rêver avant de s'endormir, il se voyait toujours dans le rôle d'un romancier à succès, ou donnant des conférences de criminologie, jamais en assassin déjouant les questions des policiers.

Morton commençait à se lasser de sa petite ville un peu morte. Il savait qu'en haut lieu on était très satisfait de son travail, et il commença à demander une position plus centrale. Il obtint assez vite un poste à la maison-mère. C'était un poste un peu moins intéressant du point de vue professionnel, mais avec plus de perspectives de progression. Et au moins il était revenu dans une grande ville.

Pendant le déménagement, le « classeur des meurtres parfaits » fut perdu. Ce fut un coup dur pour Morton, qui le dégoûta de sa passion pour la conception des assassinats. Ce ne fut que grâce à un hasard heureux qu'il ne sombra pas dans la déprime à cause de ça : dans un service proche du sien, plus haut, il retrouva Henry, qui avait lui aussi bien progressé. Henry avait bâti une vie sociale très riche, et s'était bien intégré dans la haute société. Il fut très heureux de retrouver Morton, car l'âge commençait à le préoccuper, et retrouver une partie de sa jeunesse, du temps de ses études, lui faisait du bien.

Henry entraîna donc Morton dans beaucoup de ses activités, qu'il avait nombreuses : tennis, théâtre, golf, courses de chevaux… Au début, Morton en eut le vertige, et il admira profondément Henry pour tout ce qu'il arrivait à faire. Bien sûr le tourbillon des premières semaines se calma rapidement, mais les activités continuèrent, et Morton eut des loisirs plus remplis que jamais auparavant.

Pourtant, il prit conscience d'une chose : si Henry l'invitait volontiers à ses activités, ses loisirs, il le tenait en revanche assez à l'écart de sa vie sociale. Henry était souvent invité à des réceptions, Morton jamais, Henry connaissait beaucoup de monde important, il ne présentait personne ou presque à Morton. Ce fut très progressif, mais Morton en vint à être très agacé quand Henry, au détour d'une conversation, glissait sans y penser « Monsieur P. me disait l'autre jour », ou « j'ai rencontré Lord E. à une réception la semaine dernière ». Henry, pour sa part, ne semblait se rendre compte de rien.

Pourtant ce ne fut pas une histoire de fréquentations qui fit prendre un tournant tragique à la relation entre Henry et Morton. Ce fut une bête histoire de carrière.

La société était sur le point d'ouvrir une importante filiale à l'étranger, et la direction était très occupée à décider qui la présiderait. Morton était particulièrement intéressé par ce poste, et faisait tout son possible pour se faire remarquer en bien par la direction. On lui avait confié, en plus de son travail habituel, le soin d'une étude important sur certains aspects de son service, et il avait fait des efforts considérables pour soigner ce rapport, et le finir en avance.

Il se rendit donc, muni de son rapport soigneusement préparé, jusqu'au secrétariat du directeur. Avec sa position dans l'entreprise ça n'avait vraiment rien d'extraordinaire, mais la personnalité assez effacée de Morton faisait qu'il y allait assez peu. Il frappa doucement à la porte, puis un peu plus fort car il n'avait pas eu de réponse. Finalement il essaya la poignée ; la porte s'ouvrit, et le bureau était vide, ce qui était assez inhabituel, même lui le savait. Morton hésitait entre plusieurs attitudes, laisser le dossier avec une note, attendre ou revenir plus tard, quand un bruit de voix attira son attention. Cela venait d'à côté, du bureau du directeur donc ; sans y penser, Morton tendit l'oreille. Il saisit ces quelques mots : « Morton T., non… pas la carrure… Jeremy J. plutôt… ».

Morton était très curieux de savoir qui pouvait bien parler de lui, et à quel sujet, mais il se rendit compte qu'il était pour ainsi dire en train d'écouter à la porte de son patron. À regret, il quitta les lieux, mais il repensa longuement à cet épisode les jours qui suivirent. Et plus il y se repassait les mots dans la tête, plus ils sonnaient avec la voix de Henry.

Quelques temps plus tard, la nouvelle du choix du président pour la nouvelle filiale fut annoncée : ce serait Jeremy J., d'un autre service, que Morton considérait comme un imbécile.

Ce soir-là, chez lui, Morton n'arrivait pas à se concentrer, ni sur du travail, ni sur les journaux, ni sur un roman. Il se mit donc à faire du rangement dans certains cartons de vieilles paperasses, le genre d'activité ingrate qu'on remet toujours à plus tard. Dans l'un d'eux il retrouva l'un de ses carnets où il notait ses idées de crimes parfaits.

On ne saurait trop dire s'il y avait déjà une idée sérieuse de meurtre dans sa tête à ce moment, mais Morton commença a se renseigner de manière très précise sur la vie de Henry. Le soir, il le suivait discrètement pour connaître ses habitudes, les chemins qu'il employait, ses horaires. Quand il se retrouvait seul dans son bureau, ce qui n'était pas rare, il jetait un œil à l'agenda.

Sa découverte la plus importante fut qu'Henry, en plus de son appartement en ville que tout le monde connaissait bien, avait dans un immeuble d'une proche banlieue huppée une garçonnière. Enfin, le terme n'est peut-être pas très bien choisi, car si l'appartement avait tout à fait le style d'une garçonnière, c'était seulement très occasionnellement qu'Henry y recevait des femmes. Le plus souvent il s'y retirait seul, et semblait goûter ce genre de solitude. Sitôt cette découverte faite, Morton se documenta à fond sur les environs. La banlieue était proche d'une forêt, Morton se découvrit une passion pour les promenades en forêt, jusqu'à ce qu'il en connut tous les chemins.

Au bout de quelques mois, Morton connaissait la vie d'Henry probablement mieux qu'Henry lui-même. Cet espionnage tournait à l'idée fixe, et Morton, tout à sa folie douce, ne pensait même plus à ses idées de meurtre, ni même à son ressentiment envers Henry.

Mais un jour, un malheureux concours de circonstances réveilla cette rancœur, en même temps qu'il fournit l'occasion. Morton était pour la première fois invité à une réception mondaine. Mais cette invitation avait un goût un peu amer, car c'est Jeremy J., de retour pour quelques jours, qui en était à l'origine par une maladresse.

Cette invitation réveillait la rancœur de Morton, mais elle lui fournissait aussi l'occasion. Henry s'était décommandé sans raison très convaincante, et Morton était à peu près certain qu'il comptait simplement passer la soirée seul dans sa garçonnière. Or Morton pensait être le seul à savoir qu'il existait un chemin à travers bois qui allait presque directement de la villa où se tiendrait la réception à la garçonnière d'Henry ; pour tout le monde dans la région, il fallait un long détour par la route qui prenait un temps considérable. De plus, au cours de ses longues réflexions sur le crime parfait, Morton s'était convaincu que le meilleur alibi n'était certainement pas celui minuté avec précision et bâti sur une supercherie subtile. Non, le meilleur était un flou dans l'emploi du temps, avec du monde qui dit vous avoir vu, mais sans pouvoir préciser l'heure, et des indices indirects tendant à montrer que vous n'avez pas pu vous éloigner. Ce genre d'alibi éloignait immanquablement les soupçons des enquêteurs.

Le soir de la réception, il se rendit à la villa en voiture, le plus naturellement du monde. Comme il l'espérait, un domestique à l'entrée se chargeait de garer les voitures pour les invités, il lui laissa ses clefs. Mais au lieu d'entrer, il s'attarda pour observer où la voiture était placée. Finalement il dut entrer, car un autre invité arrivait. Dedans, il y avait déjà beaucoup de monde. Il ne connaissait pas la plupart, mais il avait déjà été présenté à certaines personnes, qui le présentèrent à d'autres. Il avait craint d'être très mal à l'aise, mais ce ne fut pas le cas. Peut-être l'excitation de son projet l'empêchait-elle de se rendre compte qu'il s'agissait de sa première véritable apparition dans le monde.

Il parvint à se faire remarquer sans que ça ait le moins du monde l'air suspect. Il se mêla à des conversations, et ses interventions intéressèrent ses interlocuteurs, il osa des plaisanteries qui firent rire les gens. Pour tout dire, il brilla. Il dut même, à regret, se modérer, pour que son absence ne soit pas trop remarquée. À l'heure prévue, il se glissa dans le jardin, forcément désert en cette saison, puis de là gagna sa voiture. Elle était garée dans un endroit sombre, en vue ni des fenêtres de la réception ni de l'entrée de la villa. Silencieusement il ouvrit le coffre avec un second trousseau de clefs qu'il avait exhumé du fond d'un tiroir, et en sortit un vélo tout-terrain et, sac à dos bien rempli, une veste et un pantalon de survêtement gris foncé, et des chaussures. À la place, il mit soigneusement sa veste de soirée, puis enleva son pantalon. En quelques instants il s'était changé. Il s'enfonça alors dans le jardin, gagnant la forêt voisine.

Il arriva en vue de chez Henry en moins de temps que ce qu'il avait compté, rangea son vélo dans un coin. Morton avait depuis longtemps un double des clefs d'Henry, il n'eut donc aucune difficultés à entrer dans l'immeuble. Dans l'ascenseur, il sortit de son sac à dos ce dont il aurait besoin. En la serrant dans sa main, il eut un frisson : c'était avec ça qu'il allait fracasser le crâne d'Henry. Arrivé à l'étage de la garçonnière, il n'alluma pas la lumière : il connaissait très bien les lieux, il aurait pu s'y déplacer les yeux fermés. Silencieusement il ouvrit la porte d'Henry ; il prendrait le temps de la forcer quand Henry ne serait plus en état d'entendre le bruit.

Il entra. La pièce n'était éclairée que par une lampe à abat-jour sur une console et un feu de cheminé. Henry était dans son luxueux fauteuil, près de la lampe, tourné vers le balcon, donc le dos à la porte. Il lisait, probablement. Morton avança en silence. Puis il s'arrêta quand il vit le fauteuil lentement tourner sur son axe. Morton serra dans sa main la lourde barre de fer avec laquelle il était prêt à fracasser le crâne de son ami. Henry ne lisait pas, finalement. Il regarda Morton droit dans les yeux en lui disant : « Bonjour, Morton. ». Il avait un revolver, une petite arme chromée de luxe, dans la main.

Henry tira.

Quand il fut sûr que Morton était bien mort, il fit rouler son fauteuil jusqu'à un bureau près de la cheminé. D'une main, il décrocha le téléphone et composa le numéro de la police. De l'autre, il fouilla dans un tiroir pour en tirer une feuille de papier, un fax mal fait mais lisible, qu'il brûla soigneusement. Sur ce fax on pouvait lire un organigramme de la société qui les employait, lui et Morton, avec quelques changements par rapport à la réalité. Dans la case où il y aurait dû y avoir « Henry N. », il y avait « Morton T. ». Et il n'y avait « Henry N. » dans aucune case.


Il était mort. Il était mort, et elle ne serait plus jamais seule. Les manifestations extérieures de tristesse, qu'elle avait redécouvertes avec lui, il allait falloir qu'elle apprenne de nouveau à les contrôler ; seuls les enfants refusent d'accepter l'inévitable, seuls les enfants pleurent. Elle aurait aimé ne pas retourner vivre dans la chambre de ses parents, mais il était impossible, bien sûr, de la laisser vivre seule alors que tant de familles nombreuses cherchaient désespérément une deuxième chambre. Heureusement, elle n'avait pas eu grand-chose à déménager : quelques vêtements, son cahier, les copies de ses élèves. Elle avait jeté les lettres qu'ils s'étaient écrites ; sa mère, de toutes façons, l'aurait fait dès qu'elle les aurait découvertes. Ses parents n'étaient pas ravis de son retour, même si faisait tout le ménage pour eux et nettoyait les toilettes et la cuisine commune quand c'était au tour de leur chambre de le faire. Ils lui avaient fait comprendre qu'ils s'attendaient à ce qu'elle se remarie le plus vite possible.

Voilà, ils recommençaient à la traîner à ces soirées. Elle avait beau arguer de fatigue, ils répliquaient que cela la détendrait et donc augmenterait sa productivité ; répétant la méthode qui leur avait déjà réussi, ils essayaient de lui faire rencontrer un autre homme. Elle se souvenait de la première soirée où elle les avait suivi, il y avait un peu moins d'un an de cela. Elle ne voulait pas venir, mais sa mère avait prétendu qu'elle avait besoin de se changer les idées, de voir un peu de nouveau ; elle avait eu du mal à comprendre comment le fait d'aller dans la tour voisine, construite exactement comme celle où vivaient ses parents — des étages gigantesques divisés en blocs de dix-neuf chambres avec douche disposées autour d'une cage d'escalier, d'une grande cuisine et de toilettes communes — pouvaient servir ce but, d'autant plus que la cuisine où devait se dérouler la soirée n'avait, comme la leur, pas de fenêtre, mais il était plus fatigant de protester que d'obéir. Alors qu'elle hésitait à se joindre à la masse compacte des danseurs, elle avait entendu une voix d'homme derrière elle. “Mademoiselle ? Vous avez de belles chaussures.” Elle s'était retournée et l'avait vu qui lui souriait. Peut-être l'avait-elle croisé auparavant, mais elle ne lui pas plus accordé d'attention qu'aux milliers de personne qu'elle côtoyait chaque jour dans la rue et dans le métro. Jamais personne de lui avait souri de cette manière ; elle avait senti se relâcher des muscles dans son cou et ses épaules dont elle ne savait même pas qu'ils étaient tendus, et elle avait souri aussi. Cette nuit-là, elle n'était pas rentrée chez ses parents ; ils avaient marché dans la rue et parlé toute la nuit. Le jour suivant, il lui avait été difficile d'avoir un discours cohérent en classe ; heureusement, les instituteurs avaient des journées de travail courtes — seulement 12 heures — et apprendre l'orthographe et la grammaire à des enfants de 9 ans ne demandait pas un effort intellectuel intense.

Ces élèves, comme elle rêvait de partager avec eux la beauté et la magie des textes des écrivains anciens. N'était-ce pas dans ce but qu'elle avait décidé de se consacrer à l'enseignement ? Elle s'était imaginé changeant la vie de ces enfants, la rendant plus belle, lui donnant un sens. Un jour l'un de ses élèves lui avait demandé pourquoi ils étudiaient la grammaire. Elle lui avait expliqué que, s'il voulait être plus tard un citoyen productif et heureux, une bonne maîtrise de la langue était aussi importante que les mathématiques qu'il apprenait dans d'autres cours. L'élève avait protesté. Il savait tout cela, mais ce qu'il voulait apprendre, c'est pourquoi ils n'étudiaient que la grammaire ; son grand-père lui avait raconté qu'il y a longtemps certaines personnes écrivaient des livres juste pour le plaisir, et que les enfants lisaient ces livres en classe. Ne serait-pas amusant d'essayer ? Elle lui avait rétorqué que de nos jours les gens n'avaient plus de temps pour de telles bêtises et qu'il n'était pas sur à l'école pour s'amuser mais pour devenir capable de travailler le plus vite possible ; il n'avait pas eu l'air convaincu. Elle se souvenait du jour, alors qu'elle était de deux ou trois ans plus jeune que cet élève, où son professeur de français l'avait découverte en train de se raconter une histoire à voix basse pendant la pause au lieu de jouer avec ses camarades. Après le cours, elle l'avait appelée à son bureau, lui avait demandé si elle aimait inventer des histoires et si elle aimerait en lire qui avaient été inventées par d'autres. Pendant les huit ans qui avaient suivi, jusqu'à sa retraite, ce professeur lui avait prêté des livres, d'abord des livres de courtes histoires pour enfants, puis des romans et des recueils de poésie, auxquelles souvent elle ne comprenait pas grand-chose, mais qu'elle aimait apprendre par cœur pour se les réciter dans sa tête et savourer leur musique en secret. Elle n'avait jamais pu garder les livres plus de deux semaines, et c'est à cette époque qu'elle avait commencé à recopier ses poèmes préférés dans son cahier ; il n'était pas plein, mais elle ne savait si elle éprouverait jamais l'envie d'y écrire à nouveau. Avant de partir, son professeur lui avait révélé l'existence de la bibliothèque municipale, dont elle avait eu le droit de se servir à sa majorité ; mais entre-temps tout avait changé. C'était avec enthousiasme qu'elle avait commencé à suivre la formation des professeurs de français, et sa déception avait été amère quand elle avait découvert que personne, ni les enseignants ni les autres élèves, ne semblait se soucier d'autre chose que d'enseigner et d'apprendre par cœur des listes de règles et d'exceptions, sans même se poser de questions sur leur origine ; ils s'étaient cruellement moqués d'elle lorsqu'elle avait demandé à étudier des textes littéraires. Bien sûr, elle avait constaté depuis longtemps que ses parents étaient imperméables à la beauté de leur langue maternelle, mais elle avait espéré qu'ils étaient des cas particuliers, de sortes de monstres. Il n'en était rien. Le monstre, c'était elle, et elle était seule. On lui avait montré un univers imaginaire merveilleux, mais jamais elle ne pourrait le partager avec quelqu'un d'autre. C'est alors que toute envie de suivre les traces de son professeur l'avait quittée ; à quoi bon rendre d'autres aussi malheureux qu'elle l'était ? Mais elle n'était plus malheureuse avec lui.

Sa mère s'était renseignée à la soirée et avait appris son nom, son métier, sa situation familiale, son numéro de chambre ; il était célibataire, ses parents étaient morts et il vivait avec son grand-père, qui allait prendre sa retraite dans quelques mois. Elle lui avait arrangé un autre rendez-vous avec lui, et l'avait poussée à le séduire ; à 25 ans, il était temps qu'elle se marie et cesse de vivre avec ses parents, et ce jeune homme était très bien élevé, dans quelques mois son grand-père partirait et ils auraient la chambre pour eux seuls. Elle aurait cherché à le revoir de toute façon. Elle se souvenait de l'expression surprise et amusée de son visage quand elle lui avait parlé de son cahier de poésies, et pendant un moment elle avait regretté son audace ; puis il avait sorti de sa poche un carnet et le lui avait tendu en souriant. Elle l'avait ouvert au hasard et les premiers vers du “Bateau ivre” lui avaient sauté aux yeux. Ils s'étaient regardés fixement quelques secondes et avaient éclaté de rire.

C'était aussi sa mère qui avait arrangé le mariage, dans son impatience de se débarrasser d'elle. Elle était d'abord allée le voir pour lui demander son avis, puis l'avait mise devant le fait presque accompli. Bien qu'elle trouvât que tout allait un peu vite, elle avait accepté, pour passer plus de temps avec lui. Elle s'était installée chez lui et avait fait connaissance avec son grand-père. Comme elle avait redouté ce grand-père, et à quel point elle avait tort de le faire ! Ils avaient pleuré ensemble pour la première fois trois mois plus tard, quand le grand-père avait dû prendre sa retraite et qu'il était allé à l'hôpital pour son euthanasie. Mais après, elle avait découvert cette chose qui était presque impossible de connaître sur cette planète surpeuplée : la solitude. En tant qu'ouvrier, il restait au travail une nuit sur quatre et la laissait seule occupante de la chambre. Elle ne s'était jamais rendu compte à quel point il était difficile d'organiser ses pensées quand on était entouré d'être humains bruyants toujours susceptibles de réclamer de l'attention. Comme elle aimait laisser son esprit vagabonder librement, et à son retour discuter avec lui des idées folles qui lui étaient venues. Elle avait toujours peur de lui prendre des heures de sommeil dont il avait tant besoin, mais il l'avait assurée à maintes reprises qu'il s'était habitué à son travail et qu'il était capable de s'endormir instantanément à chaque pause et de laisser son esprit se détendre pendant qu'il manipulait les machines. Et pourtant, il avait bien fini par faire une erreur, qui lui avait coûté la vie. Oh, pas immédiatement, mais sa main droite avait été gravement endommagée et l'euthanasie avait été indispensable. Il n'aurait pas supporté d'être incapable de travailler, personne ne le supporterait. Elle se souvenait d'un jour où il lui avait affirmé que tant qu'il serait avec elle il ne se soucierait de rien d'autre et accepterait même d'être inactif, mais elle n'avait pas pu le croire, c'était tellement monstrueux, cela allait contre tout ce qu'on leur avait appris. Maintenant qu'elle y repensait, elle se surprenait à se demander s'il n'avait pas été sincère, et si elle n'aurait pas pu dire la même chose. Peut-être aussi qu'il aurait été possible de soigner sa main, de la rendre de nouveau utilisable. Mais elle devait cesser de se tourmenter avec ces pensées inutiles et absurdes. Pourquoi la société gâcherait-elle tant d'efforts et d'argent pour sauver la vie d'un être humain, alors qu'il en existant tant d'autres pour le remplacer ? Tellement d'autres, que la terre avait du mal à les nourrir tous et qu'ils devaient s'entasser dans d'immenses tours de dizaines d'étages et passer leur vie à travailler d'arrache-pied. Pour elle, il avait été unique et irremplaçable, mais qui se souciait d'elle ?

Ils avaient cependant été incapables de se mettre d'accord sur le sujet des enfants, quoiqu'elle eût commencé, dans les derniers temps, à se laisser convaincre par ses arguments. Elle ne voulait pas d'enfants, parce qu'elle craignait de ne pas savoir les éduquer qu'ils ne deviennent aussi malheureux qu'elle. Il lui faisait remarquer qu'elle n'était plus malheureuse maintenant, et qu'ils pourraient essayer de rendre leurs enfants aussi heureux qu'eux, d'en faire de bons êtres humains. Il avait souvent discuté de l'éducation des enfants avec ses parents et ses grands-parents, et se sentait capable de réussir dans cette tâche délicate ; ses parents lui avait appris (et eux-mêmes l'avaient appris de ses grands-parents) à ne pas se faire remarquer dans la société, mais à garder sa curiosité, son ouverture d'esprit et sa capacité d'émerveillement. Il avait passé une bonne partie des nuits de son enfance à dévorer les livres qu'ils empruntaient pour lui à la bibliothèque municipale, et ils avaient toujours été prêts à discuter avec lui et à essayer de répondre à ses questions. Elle lui avait raconté sa relation avec son professeur de français, et il l'avait poussée à essayer d'imiter ce professeur. Elle lui avait parlé de son ressentiment à l'égard de cette femme qui l'avait en toute connaissance de cause rendue incapable de se satisfaire de la compagnie de la plupart des êtres humains, puis qui l'avait laissée seule ; il avait protesté, disant qu'il était, lui, infiniment reconnaissant à ce professeur qui lui avait permis de rencontrer une femme si merveilleuse. Elle pensait constamment à ces conversations pendant qu'elle débitait automatiquement ses cours, qu'elle prenait le métro, qu'elle corrigeait ses copies. Sa mère se plaignait de sa distraction, mais elle l'entendait à peine.

Un matin, avant de partir au travail, elle prit son cahier, qu'elle emportait toujours avec elle pour le soustraire à la curiosité de sa mère, et en fit tomber une lettre, une des premières qu'elle lui avait écrite. Cela semblait un peu absurde d'écrire à quelqu'un avec qui l'on habitait, mais, bien qu'elle sentît chez lui une réserve inépuisable de bienveillance et de compréhension, elle avait du mal à discuter de certaines choses. Une nuit qu'elle était seule, elle avait eu l'idée de mettre ses pensées par écrit, et lui avait donné le papier à son retour ; il avait aimé le moyen et répondu de la même façon. Depuis, ils 'étaient écrit régulièrement. Ce jour-là, donc, en découvrant brusquement cette lettre qu'elle avait écrite avec tant de bonheur de tendresse, elle commença à pleurer silencieusement devant sa mère muette d'incompréhension. Elle se reprit assez vite et quitta sa mère en refusant de s'expliquer. Dans le métro, elle observa les visages vides de ses concitoyens et réfléchit au fait qu'elle devenait de plus en plus comme eux, qu'elle ne lisait plus de livres et ne s'intéressait plus à rien ; et elle formait d'autres machines comme celles qui la tourmentaient tous les jours. Elle pensa que, si elle continuait ainsi, sa rencontre avec lui aurait été en vain, il aurait existé pour rien. A la pause de la classe du matin, elle prit son élève curieux à part, lui montra son cahier et lui promit de lui faire découvrir beaucoup d'autres poèmes et histoires.

***

Elle s'inquiétait pour sa fille. Il lui avait toujours semblé que quelque chose ne tournait pas rond chez elle, mais c'était devenu pire depuis que son mari était mort dans un accident du travail ; d'ailleurs, elle le soupçonnait d'avoir eu certaines idées étranges, lui aussi. Elle était toujours perdue dans ses pensées, n'écoutait plus quand on lui parlait. Ce matin, elle avait pleuré sans raison, et maintenant le père d'un élève venait de l'appeler pour lui dire qu'elle avait essayé de mettre des idées folles dans la tête de son fils, l'avait persuadé de perdre son temps à apprendre des poèmes ; l'enfant été rentré de l'école dans un état d'excitation anormale, qui avait tout de suite alerté ses parents. Il fallait qu'elle fasse quelque chose ; on ne pouvait pas laisser un être humain souffrir ainsi, d'autant plus que cela risquait de nuire gravement à sa productivité. Son mari lui avait dit récemment que le laboratoire où il travaillait cherchait des cobayes pour ses expériences sur l'effacement provoqué de la mémoire, elle allait lui en toucher un mot ; après tout, la loi lui donnait le droit de prendre toute décision qu'elle estimerait utile à la place de sa fille tant que celle-ci vivrait chez elle.

Son mari avait été enthousiasmé par l'idée d'expérimenter sur sa fille ; en effet, il avait eu l'impression d'agir pour le bien de quelqu'un. Il venait de l'appeler pour lui dire que l'expérience avait été un succès et que tous les évènements de l'année passée avaient été effacés de la mémoire de leur fille, à partir du jour de sa rencontre avec cet original. C'était comme si ce maudit n'avait jamais existé.


Elle se réveilla dans son cercueil. Elle ne put d'abord se souvenir comment elle y était arrivée…

“Mon amant va venir me chercher. Nous fuirons ensemble.” Elle ne se rappelait pas très bien de son nom, mais elle était sure de son amour. “Je suis comme Juliette dans la vieille histoire.”, se dit-elle. “Nous nous marierons devant Dieu, puis nous irons vivre dans Sa paix, loin des hommes.”

Et en effet, la pierre du tombeau se souleva. L'ami de son âme était là. Elle ne se souvenait plus de son visage la seconde d'avant, et maintenant il lui semblait n'avoir jamais rien connu d'autre dans le monde.

“Viens mon aimée, viens, nous parcourrons le monde entier sur nos chevaux, plus rien ne sous séparera.”

Deux coursiers les attendaient, l'un plus sombre que la nuit, l'autre plus pâle que la neige. Ils quittèrent le cimetière et partirent dans le chemin de pleine lune.

“Mon amant, pourquoi n'y a-t-il que des serpents et des hiboux sur notre route, et non les lièvres que nous avions l'habitude de voir et les rossignols que nous avions l'habitude d'entendre ?

— Mon aimée, tout comme nous, ils sont partis loin d'ici pour vivre leur amour. Seuls restent ceux qui sont seuls.

— Mon amant, pourquoi nos chevaux vont-ils si vite que la lune, les étoiles et le ciel se fondent en une lumière noire ?

— Mon aimée, ils ont aussi hâte que nous de voir enfin la fin de notre course.

— Mon amant, je ne ressens aucune fatigue ni douleur, et pourtant j'ai l'impression que cette course dure depuis une éternité.

— Mon aimée, c'est le chemin qui nous mène vers notre union sacrée, comment pourrait-il en être autrement ?”

Le prêtre les attendait devant l'église, le capuchon rabattu sur les yeux. La cérémonie fut rapide, la bénédiction douce, leur premier baiser ardent.

— La mort ne nous séparera pas, dit-elle.

— La mort ne nous a pas séparés, dit-il.

Elle le regarda sans comprendre vraiment.

“Bien sur, que tu es morte. Nous sommes morts. Comment pensais-tu pouvoir être encore vivante ? Ils t'ont tuée, pour avoir voulu m'épouser.

— Mais alors, qui a pu nous marier ?

— Il s'agit de l'esprit d'un prêtre, qui hante encore cette terre.

— Il est donc bien maudit, et nous aussi ! s'exclama-t-elle. J'aurais du le voir, et tu es cruel, de m'avoir fait croire que je n'étais pas abandonnée de Dieu. Comment pourrais-je continuer cette existence. En Terre Sainte, en Terre Sainte !”

Et alors qu'elle parlait, elle poussa son amant par la porte de l'église, et se laissa tomber sur lui. Pendant un temps, ils s'étreignirent comme auraient du le faire des époux. La jeune fille eut juste le temps de regretter son geste, puis il n'y eut plus rien, juste un peu de poussière dorée.


Chronologie de la vie de deux hommes

Imko était vieux et malade. L'hiver fut rude. Sa mort était inévitable. Imko ne laissait derrière lui que son fils Vako, âgé de vingt-cinq ans, la chair de sa chair, un grand gaillard aux cheveux châtains et au regard empreint de sérieux et d'intelligence, qui avait toujours été pour lui la source d'une fierté sans égal ; et une maison, celle-là même qu'il tenait de ses aïeux, et qui avait appartenu à sa famille depuis des temps immémoriaux. C'est là que son père avait vécu, et avant lui son grand-père et son arrière-grand-père. Elle avait été là depuis toujours, spacieuse et bien située, le témoin imperturbable du temps qui passe ; grâce à un entretien minutieux elle paraissait presque aussi neuve qu'au premier jour.

La mort d'Imko fut un choc terrible pour Vako ; il lui devait tout, ce père qui lui avait prodigué une affection de tous les instants et qui lui avait assuré une éducation de tout premier plan. Il aurait tout donné pour pouvoir continuer à partager avec lui, jour après jour, les joies et les peines du quotidien. Mais on ne lutte pas contre le temps.

Aux premiers jours du printemps, Vako reçut une excellente nouvelle : il avait brillamment réussi au concours qui lui assurerait un poste très convoité de fonctionnaire au Service des Écritures dans le cabinet du Roi récemment élu. Outre le salaire confortable, une bonne part du prestige du poste était à mettre sur le compte des conditions de travail enviables : un bureau dans les étages supérieurs du Palais monumental qui renfermait les appartements de la famille royale et une bonne partie des administrations centrales du royaume, avec une vue imprenable sur les beaux quartiers de Quam, la capitale tentaculaire du royaume de Quor.

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Dix années avaient passé. Vako avait rapidement gravi les échelons au sein du Service des Écritures. Ses fonctions l'avaient amené à assister régulièrement à des réceptions organisées au Palais par le Roi Mokar, et à côtoyer lors de ces occasions la pléthorique famille du souverain. Il avait ainsi fait la connaissance de Mitra, la vingt-huitième fille de Mokar, une superbe créature à la taille élancée et dont les longs cheveux blonds tombaient en boucles enchanteresses sur des épaules fines et un buste absolument parfait. Dès le premier regard, Vako était immédiatement tombé sous son charme. Même s'il avait fallu du temps pour que Mitra finisse par le remarquer et que des sentiments réciproques naissent entre eux, une passion dévorante s'était emparée de leurs cœurs, et à la faveur d'une promotion Vako s'était finalement décidé à surmonter sa timidité et à demander au Roi la main de sa fille. Vako était maintenant marié à Mitra depuis trois ans, et il allait bientôt être père.

Son travail au Palais s'accompagnait désormais de responsabilités accrues, mais il s'en acquittait toujours avec la même bonne humeur qu'au jour de son recrutement. Le Service des Écritures était chargé de tenir les comptes du royaume, de préparer le budget annuel et de vérifier que les dépenses et les recettes avaient été conformes aux prévisions. C'était une tâche importante, mais sans grande difficulté : le budget était le plus souvent identique à celui de l'année précédente, et les dépenses et les recettes étaient toujours très proches de ce qui avait été prévu.

Le fils de Vako naquit au début de l'été. En hommage au père à qui il devait tout, Vako décida qu'il s'appellerait Imko. Les domestiques étaient aux petits soins avec ce bébé si attendrissant, et quand il grandirait les meilleurs précepteurs du royaume seraient chargés de son éducation.

* *
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C'est à la veille du cinquante-deuxième anniversaire de Vako que le désastre frappa le royaume. Les premières secousses furent ressenties dans les provinces lointaines, par-delà les monts Querdal. Les répliques se firent de plus en plus fortes au fur et à mesure qu'elles se rapprochaient de la capitale, les failles glissant les unes contre les autres dans les profondeurs, loin sous les pieds des habitants terrifiés mais impuissants du royaume de Quor. La secousse finale provoqua des destructions d'une ampleur colossale, et la moitié de la ville de Quam fut rayée de la carte. Des quartiers entiers furent rasés en un instant ; les pertes furent estimées à un dixième de la population du royaume. Le somptueux palais du vieillissant roi Mokar fut détruit, et il n'y eut aucun survivant parmi ceux qui se trouvaient à l'intérieur de l'édifice à l'instant fatidique.

Les légendes affirmaient que le royaume avait au fil des siècles été le théâtre de nombreux cataclysmes de grande ampleur, survenus depuis les temps les plus reculés jusqu'à une époque somme toute relativement récente. Mais aucun témoin ne subsistait, et la destruction des archives du royaume eut pour conséquence qu'il devint impossible de s'en assurer de façon certaine. Néanmoins, tous s'accordèrent à penser que l'on ne pouvait pas concevoir de catastrophe plus terrible que celle qui venait d'avoir lieu.

Conformément aux lois du royaume, des élections générales furent tenues dès que possible afin de désigner, parmi les descendants de Mokar qui avaient survécu à la catastrophe, celui ou celle qui lui succéderait à la tête du royaume. Huit fils et cinq filles du roi Mokar pouvaient, de droit, prétendre au titre. Le verdict des urnes consacra Ivkar pour succéder à son père sur le trône de Quor et devenir le roi d'un pays dévasté.

Même si leurs corps ne furent pas retrouvés, il fut établi que Vako et Mitra se trouvaient tous deux à l'intérieur du palais à l'instant de la catastrophe. Le jeune Imko, âgé de seize ans, se retrouva orphelin. Au terme d'une enfance et d'une adolescence qui avaient été le théâtre de perpétuels affrontements avec des parents dont il avait maintes fois souhaité la disparition, il prit soudain conscience de tout ce qu'ils représentaient pour lui, et de ce dont il leur était redevable. Mais il était trop tard. On ne peut pas lutter contre le temps. Le seul souvenir tangible du passé que le destin avait cru bon d'accorder à Imko était la maison de Vako et de ses ancêtres qui, par un miracle inexplicable, avait résisté au séisme.

Comme tous les hommes valides de sa génération, Imko fut mis à contribution pour aider à reconstruire Quam. Dans l'urgence, il fut décidé que chaque quartier serait reconstruit presque à l'identique, de façon à effacer au plus vite les traces de la catastrophe. Cent mille jeunes âgés de douze à vingt-cinq ans furent enrôlés dans les chantiers, travaillant sans relâche jour après jour. La catastrophe eut un impact durable sur l'économie du royaume ; malgré l'intense activité de reconstruction, l'impact sur les finances publiques et privées fut désastreux, et les échanges commerciaux ne se faisaient plus qu'au ralenti. Le palais d'Ivkar, bâti sur l'emplacement de celui de son père, serait nécessairement plus petit et moins ostentatoire qu'au temps de la splendeur passée.

La construction du palais dura trois années, durant lesquelles le gouvernement d'Ivkar demeura une équipe restreinte, installée dans des locaux temporaires. Les postes de fonctionnaire étaient donc fort rares et, en dépit de son éducation de bonne qualité quoique inachevée, Imko était dans l'impossibilité de prétendre un poste comparable à celui qu'avait eu son père, à supposer qu'il eût été intéressé. Mais, le cœur aigri par la tragédie qui l'avait frappé, Imko se désintéressa de toute activité qui eût pu être d'une quelconque utilité immédiate pour ses semblables. Il se retira dans les collines, où il se consacra à la méditation, vivant à la belle étoile et élevant un maigre troupeau de chèvres qui lui apportait tout juste de quoi subsister.

La catastrophe et les divers événements qui la suivirent furent dûment consignés dans les archives du royaume, et sombrèrent rapidement dans l'oubli pour ceux-là même dont les destins avaient pourtant été marqués à jamais. Il faut bien dire que la culture et l'éducation des habitants du royaume de Quor ne les poussaient pas à attacher une importance particulière au passé, préférant concentrer leurs efforts sur ce que la nature leur donnait chaque jour.

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Trente années passèrent, au cours desquelles la situation économique du royaume de Quor revint progressivement à la normale. Cette partie du règne d'Ivkar se déroula sans aucun évènement notable. Les finances publiques étaient de nouveau équilibrées, et il fut finalement décidé d'agrandir et de moderniser le palais royal. Divers architectes proposèrent leurs projets ; celui qui fut retenu était une véritable merveille, un édifice monumental qui surplomberait Quam et dont la splendeur serait le symbole de la prospérité retrouvée. Les travaux provoquèrent un regain de fierté nationale, et les nouveaux locaux, vastes et fonctionnels, permirent à la plupart des administrations d'abandonner les locaux éparpillés à travers la ville qu'elles avaient dû réquisitionner pour s'agrandir. N'eût été l'amnésie collective qui avait effacé tout souvenir du cataclysme et des temps antérieurs, on n'aurait pu s'empêcher de remarquer que le nouveau palais était en fait étonnamment identique à celui qui s'était jadis dressé au même emplacement ; mais personne n'était en mesure de faire cette observation, et le peuple fut unanime pour louer la modernité du nouvel édifice.

Les blessures dans le cœur d'Imko finirent par cicatriser. Après trente et une années d'exil, il revint à la ville, et retrouva la maison dans laquelle il avait grandi ; le temps avait effacé les douloureux souvenirs qui y étaient attachés. Alors que son départ était passé presque inaperçu, son retour suscita la curiosité, et ni sa grande sagesse ni sa forte personnalité ne laissaient personne indifférent. Imko était dans la force de l'âge, trapu, avec des cheveux bruns qui commençaient à tirer prématurément sur le gris par endroits, le teint hâlé par ses années de vie au grand air, et un regard profond, captivant, qui changeait selon son humeur. De nombreuses amitiés se nouèrent rapidement — ainsi que quelques inimitiés, il faut bien l'admettre. Trois ans après son retour, Imko épousa Uka, la nièce de l'un de ses voisins, une petite brune aux yeux noisette et à la bonne humeur communicative qui s'était follement éprise de lui en dépit des quelque vingt ans qui les séparaient.

Imko gagnait tant bien que mal sa vie en donnant quelques cours de philosophie, tandis qu'Uka confectionnait des poteries d'une grande beauté, dont la plupart trouvaient facilement acquéreur. Deux ans après son mariage avec Imko, Uka tomba enceinte. La grossesse donna lieu à de multiples complications, et, au premier jour de l'automne, Uka mourut en donnant naissance à un fils, qui fut nommé Vako comme le voulait l'usage pour les garçons nés ce jour-là dans de telles circonstances. La douleur d'Imko fut terrible ; néanmoins, ses années d'exil avaient endurci son cœur et assagi son âme, et il surmonta le choc en reportant sur son fils tout l'amour qu'il avait voué à Uka.

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Le jeune Vako se révéla être un élève brillant, tirant le meilleur parti des enseignements qu'Imko lui prodiguait. Il entra dès l'âge de seize ans à l'Université de Quam afin d'y parfaire son éducation.

Imko, vieillissant et dont la santé devenait de plus en plus fragile au fil des ans, consacrait une part de plus en plus importante de ses journées à des méditations sur toutes sortes de sujets. Il était en particulier fasciné par le temps, sa nature et son sens. Les choses ont-elles eu un commencement, auront-elles une fin ? D'où vient l'humanité, et où va-t-elle ? Le temps existe-t-il vraiment ? Et si son écoulement n'était qu'une illusion masquant la répétition perpétuelle d'une séquence d'événements n'ayant qu'une existence unique, une boucle infernale dont nous serions tous prisonniers à jamais ?

Le roi Ivkar se faisait vieux lui aussi, et dans quelques années il atteindrait l'âge fatidique de soixante-quinze ans qui l'obligerait à quitter le trône pour une retraite bien méritée. Il faudrait alors élire l'un de ses enfants pour le remplacer sur le trône. Sa fille Umkra et son fils Mokar, tous deux en poste à des fonctions importantes et jouissant d'une bonne popularité, étaient les candidats les plus sérieux à la succession.

A l'âge de vingt-et-un ans, Vako termina brillamment ses études universitaires générales. L'excellence de son dossier lui permit d'obtenir une place très convoitée à l'Ecole Royale de la Fonction Publique, l'établissement d'élite qui formait tous les hauts fonctionnaires du royaume. Son admission était une source de fierté sans égal pour son père, dont les études avaient jadis été interrompues prématurément. A l'issue de sa scolarité, d'une durée de quatre années, il serait en mesure de prétendre à un poste dans l'administration centrale du royaume ; la passion que Vako vouait aux sciences économiques et à la comptabilité publique l'attirait naturellement vers le Service des Écritures.

Au fur et à mesure qu'Imko se faisait de plus en plus vieux, sa quête pour comprendre la nature du temps l'obsédait de plus en plus, et personne ne prêtait plus la moindre attention à ses divagations. Persuadé qu'il était sur la bonne voie, mais sentant sa fin proche, il décida de coucher ses théories par écrit. Il passa plusieurs mois à écrire fébrilement, et aboutit à un texte de soixante-dix pages, son testament intellectuel. Se sachant discrédité et ne souhaitant pas léguer un tel fardeau au fils qu'il chérissait par-dessus tout, il confia son manuscrit au Service Royal des Postes, avec des instructions expresses pour qu'il soit conservé pendant une durée de quatre-vingt-dix ans puis remis à ses descendants.

Par un curieux tour du destin, le manuscrit d'Imko lui fut retourné au bout d'une année seulement, en piteux état qui plus est : l'encre s'était ternie, et le papier lui-même avait vieilli prématurément. De dépit, Imko brûla son œuvre maîtresse, et décida d'emporter son savoir dans la tombe.

Cet épisode malheureux ne contribua pas à préserver la santé d'Imko, qui continuait à se détériorer de mois en mois. Le souffle vital diminuait en lui, et au vingt-cinquième anniversaire de Vako il n'était plus que l'ombre de lui-même.

Le temps avait accompli son œuvre. Imko était vieux et malade. L'hiver fut rude. Sa mort était inévitable.


Aujourd'hui, alors que mon esprit s'effrite, j'ai décidé de consigner quelques moments de ma vie. Y manquent, bien sûr, les seize prochaines années, pas les plus glorieuses.

Je meurs il y a soixante-douze ans.

Passons mon réveil peu envieux sur une table d'opération. Ma congestion cérébrale disparue, je gagne ma maison et prends connaissance de tous les documents qu'elle contient, témoignages bienvenus de mon avenir.

Plus que tout, j'y trouve des photos de ma femme, bien jolie ma foi, dont tout semble parler ici. Mais j'ignore quand j'aurai la chance de la voir me rejoindre de sa tombe. Je passerais pour fou si j'allais le demander à l'état-civil. Je me résigne à l'attendre en tuant ma solitude.

Après plusieurs années tranquilles j'apprends enfin la date de son arrivée, par hasard, quand on me demande d'une voix gênée si l'enterrement s'est bien déroulé la veille. J'ai dû avoir l'air étonné, vaguement joyeux : impatient de découvrir le caractère de ma femme, les photos le laissant peu entrevoir. Il est écrit qu'elle doit m'aimer.

Le lendemain, déjà, un journaliste s'était présenté à moi pour écrire ma biographie, et avait fait une discrète allusion (sans doute pour ne pas me peiner) à une disparition récente ; je n'avais qu'à moitié compris, n'osant trop espérer. (Cet indésirable voulait obtenir sur ma vie des renseignements complétant les articles des journaux. Je l'ai renvoyé.)

La veille donc, il faut que j'aille au cimetière. La suite s'y passe pour le mieux : elle est morte sereine, gagnée sans doute par ma propre sérénité d'homme voyant mourir une compagne qui sera chaque jour plus jeune, plus belle. Nous allons vivre heureux et avons déjà beaucoup d'enfants.

La vie s'écoule, vieillesse se passe. Je suis, semble-t-il, connu du peuple pour ma contribution si courageuse au contre-coup d'État du Treize Juillet. J'ai lu avec avidité des dizaines de relations, par des journalistes et historiens, de cet événement, qui apparemment donne sens à ma vie publique, et peut-être à ma vie tout court (pas plus qu'aux autres Elle ne m'a révélé pourquoi Elle m'envoyait). Le moment venu, je pense être assez informé et prêt à tenir mon rôle. Cela ne sera pas dur puisque, grâce aux journaux, je sais bien ce qui va se passer.

Le plus dur est, bien sûr, la suite : si j'ai commencé ma vie avec les honneurs tranquilles des héros du peuple, jusqu'au Treize Juillet, il me faut depuis soigneusement tout mettre en place pour m'être trouvé près du Palais au bon moment ; mon comportement ce matin-là avec ma femme est peut-être l'acte le plus virtuose de ma vie de faiseur de cohérence. En chemin, après, j'avais mille fois failli être retardé, et ma femme a payé (sans le savoir) pour toutes ces compensations.

J'ai réussi jusqu'ici. Mais la tâche est plus dure tous les jours. Je deviens plus inconstant, volage. Ma capacité technique à appréhender la causalité, heureusement, demeure intacte pour le moment. Mais mes maîtres à l'École d'artillerie (où j'ai acquis l'entraînement pour le contre-coup d'État) trouvent le garçon que je deviens de plus en plus turbulent.

Un jour, il y a quatre ans, ma femme me dit souriante : « cela ne fait qu'un mois que nous nous connaissons, pourtant j'ai l'impression que nous sommes ensemble depuis si longtemps… » C'était aussi mon impression. Par là, j'appris le jour précis où je la perdrais.

Sur le coup, elle était évidemment radieuse et me murmurait des mots d'amour. Je pleurais et elle, croyait que c'était de bonheur. Je l'ai vue s'éloigner et m'oublier ; avec l'émotivité irrépressible qui caractérise désormais ma jeunesse, et à laquelle je n'arrive pas à me faire, j'ai failli tout abandonner. C'est dur, une séparation à vingt ans.

J'en ai seize maintenant. Ma raison se corrompt, mon sérieux se dissipe. J'ai vécu cultivé, aimant tous les arts ou presque. Aujourd'hui, devant un tableau recherché, il m'arrive d'entendre une moquerie bête sortir de ma bouche et, pire, de la ressentir. Je suis désormais gagné par la perplexité devant les plus belles oeuvres de la littérature. Ce que j'aimais de la vie s'efface devant des goûts simples, immédiats, et des amusements futiles dont je ne peux pas me passer. Plus frêle chaque année, les centimètres perdus ne se comptent déjà plus sur les doigts des deux mains, et ma voix nasillarde d'adolescent m'insupporte à chaque instant. J'ai eu si honte d'aller m'installer chez mes parents ; pourtant, n'ayant plus la maturité nécessaire, je ne peux pas faire autrement.

Chaque jour je perds un peu plus la conscience de ma tâche. Tout n'est pas encore en place pour ma vie, mais j'ai bon espoir de terminer. Sinon, je serai frappé de Contradiction. Mais, incontinent, plus ça va moins j'y pense sérieusement.

J'étais un homme posé, respecté pour sa sagesse (il n'était pas dur pour moi de prodiguer de bons conseils) et son tempérament raisonnable. Je joue, cours, m'énerve et ris, suis soumis à mes désirs. Je suis si ridicule.

Celui que, fier, j'ai aimé être, je meurs petit à petit dans l'incurie de l'enfance.

Ce texte, le premier que j'ai trouvé en arrivant chez moi après ma mort, m'a accompagné depuis, et souvent aidé. Mon crayon s'apprête à en effacer les lignes une à une, par la fin.