David Madore's WebLog: Quelques points de droit français

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(vendredi)

Quelques points de droit français

Avant-propos (pourquoi ce billet ?)

Je me suis souvent dit qu'il fallait que quelqu'un se dévouât pour écrire un livre qui s'appellerait quelque chose comme Le droit français expliqué aux scientifiques (ou peut-être …aux geeks) et qui tenterait de combler le fossé culturel qui peut séparer les juristes et les gens comme moi plus habitués à la logique mathématique, au raisonnement scientifique et à l'écriture de code informatique.

Car si ces choses présentent une certaine ressemblance avec la manière de penser des spécialistes du droit (la tendance desquels au formalisme pointilleux et au coupage de cheveux en quatre ne peut pas ne pas intéresser le féru de logique formelle que je suis), il y a aussi d'importantes différences (à commencer par le fait que le droit ne se laisse pas complètement codifier sous forme de symboles (voire, rechigne carrément à l'utilisation de symboles), mais surtout n'admet pas vraiment les mêmes formes de déduction que les mathématiques, et utilise des termes parfois en conflit avec la terminologie scientifique). Disons que le droit a sa propre logique, à la fois analogue et pourtant parfois en désaccord irritant avec la logique mathématique ou scientifique. Ce qui peut donner au scientifique l'envie de s'y intéresser (j'ai d'ailleurs déjà mentionné sur ce blog mon intérêt pour le droit constitutionnel ; et ce fragment littéraire devrait illustrer mon intérêt pour certaines formes de procédure), si ce n'est simplement pour son importance pratique, mais ce qui peut aussi provoquer chez lui un grand énervement.

Les ouvrages spécialisés de droit qu'on trouve en librairies (et qui ont indiscutablement certaines qualités, par exemple celle d'avoir un plan extrêmement bien structuré) ne s'adressent pas à nous autres scientifiques, et ne vont pas répondre aux questions que nous nous posons naturellement quand on nous dit telle ou telle chose, questions qui sont sans doute assez différentes de celles que doivent se poser (outre il y aura ça à l'examen ?) les étudiants en droit à qui ces ouvrages s'adressent, et à plus forte raison de celles des praticiens du droit. Surtout que, quiconque a un peu fréquenté ce blog sait que non seulement j'ai sur beaucoup de choses un point de vue de scientifique mais j'en ai aussi un de théoricien (pour ne pas utiliser un terme plus salace). Quant aux ouvrages de vulgarisation du droit destinés au grand public, ils n'ont essentiellement aucun intérêt pour qui s'intéresse, justement, à la théorie.

Il y a naturellement d'autres ressources intéressantes qu'on peut trouver çà et là, notamment en ligne : Wikipédia évidemment (très précieux sur certains sujets, complètement incohérent sur d'autres), certains blogs de juristes (je pense notamment à Verfassungsblog pour le droit constitutionnel/politique comparé et Jus politicum pour son analogue français), divers sites institutionnels (par exemple les cahiers du Conseil constitutionnel), mais mentionnons aussi ce très précieux Guide de légistique (qui est une documentation interne utilisée par les services gouvernementaux qui rédigent les lois et le règlement, et qui regorge d'informations intéressantes sur les procédures et l'art d'écrire le droit). Il y a aussi des informations étonnamment claires et précises concernant certaines questions de droit administratif sur le site de la CFDT Fonctions Publiques (par exemple ici et ), et ne négligeons pas la Grande Bibliothèque du Droit du Barreau de Paris (c'est une sorte de Wiki interne du Barreau), et ce cours de droit en ligne dont la qualité des fiches est cependant très inégale. Mais tout ça part, évidemment, un peu dans tous les sens.

Pour ma part, je commence à avoir lu[#] un bon petit paquet de livres de droit (public et privé), ainsi qu'un petit nombre d'articles de recherche[#2]. Et d'ailleurs aussi de droit comparé et d'histoire du droit, parce que je suis aussi intéressé par la question de la manière dont ces règles bizarres et parfois absurdes apparaissent. Je ne dirais certainement pas que je m'y connais (ne serait-ce que parce que j'ai choisi les sujets juridiques qui suscitent ma curiosité intellectuelle, sans aucune visée à la cohérence ou complétude de mes connaissances, encore moins à une quelconque application pratique ; et par ailleurs je suis loin d'avoir retenu tout ce que j'ai lu dans, disons, le Chapus, parce que je n'ai pris aucune note, n'ayant aucun concours ni examen à présenter sur le sujet), mais disons que j'ai fini par avoir une idée sur la manière dont fonctionnent certains des éléments qui me semblaient initialement complètement abscons.

[#] Oui, je suis du genre à laisser traîner dans mes toilettes des livres comme Droit constitutionnel et institutions politiques de Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, ou Les institutions de l'Union européenne d'Yves Doutriaux ou encore le Droit pénal comparé de Jean Pradel, ou enfin Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse (pour ne citer que quelques uns), et en lire quelques pages à chaque fois que je fais ma besogne. Ce qui est bien avec ce genre de livres, c'est que contrairement aux romans, ils se lisent très bien de façon hachée.

[#2] En profitant parfois des abonnements qui me sont disponibles par mon appartenance, ou mon ancienne appartenance à des institutions académiques qui ne sont pourtant pas spécialisées en droit.

Je n'aurais donc pas la prétention de pouvoir écrire Le droit français expliqué aux scientifiques que je réclame de mes vœux, mais je pense quand même pouvoir apporter quelques éléments explicatifs sur quelques points du droit français.

L'objet de ce billet est donc d'expliquer certains éléments de droit français à destination des gens qui n'y connaissent rien mais qui ont un peu le même genre de façon de penser[#3] que moi. Mais en même temps il s'agit d'exprimer mon incompréhension quant à d'autres points que je n'ai pas compris, ou de poser des questions à leur propos, dans l'espoir que quelqu'un puisse y répondre. Et, comme je n'ai pas pu m'en empêcher, il s'agit enfin d'en profiter pour râler sur la manière dont certaines choses sont faites, pensées ou simplement présentées en droit français : râler que ceci est illogique, râler que ceci est injuste, râler que ceci tout simplement stupide, je me permets librement de critiquer, d'abord parce que râler est une de mes activités préférées, mais aussi parce que, dans une démocratie, le droit est censé être au service des citoyens et la justice est rendue au nom du peuple français, donc il est normal de critiquer ce qui semble critiquable.

[#3] Cette façon de penser est peut-être représentée par le jeu Nomic qui consiste, essentiellement, à créer un système juridique, et à le modifier ensuite en recherchant une façon d'en exploiter les failles.

Je mélange librement, donc, explications, interrogations et critiques. J'espère que la tournure des phrases permettra aisément de savoir dans quel cas de figure on est.

Mais bien sûr, même dans les passages qui se veulent explicatifs, outre que j'ai délibérément simplifié des choses (comme je le fais quand j'écris de la vulgarisation mathématique : c'est tout un art de glisser de la poussière sous le tapis en essayant de ne rien dire de vraiment faux), il se peut toujours que j'aie mal compris certaines choses (je ne fais, après tout, que redire à ma façon ce que j'ai lu dans des sources variées et que ma mémoire restitue avec les imperfections inévitables d'un cerveau de matheux qui lit un sujet qui ne lui est pas familier). Bref, il se peut que je me trompe sur certains (ou même beaucoup) de points que je vais raconter, et j'entends bien qu'on me corrige.

Table des matières

Les textes

Le droit écrit

La première chose à dire sur le droit (français, mais évidemment pas seulement français), c'est qu'il est, et c'est bien heureux, largement écrit. C'est-à-dire qu'il existe des textes juridiques normatifs (Constitution, lois, décrets…), que chacun peut lire, qui définissent des règles du droit : pas toutes les règles du droit mais de grandes parties du droit.

Écrit est dit ici par opposition à d'autres formes que peuvent prendre la règle de droit : coutumière, traditionnelle, orale, jurisprudentielle (termes qui se recouvrent en partie, mais pas complètement, et qui jouent aussi un rôle en droit français comme je le dirai plus bas).

Chacun de ces textes est pris (c'est-à-dire écrit et conféré d'une force juridique) par une institution dotée d'une certaine autorité et selon certaines règles (qui elles-mêmes devraient être régies par des textes normatifs), autorité qui peut ensuite, éventuellement, le modifier, là aussi selon certaines règles, ou bien lui faire perdre sa force.

Lorsque le texte a effectivement force juridique, on dit qu'il est en vigueur, et quand il la perd, on dit qu'il est abrogé ; je reviendrai plus bas sur la question des modifications et de la forme qu'elles prennent. Généralement, les textes sont divisés en articles, numérotés de manière un peu folklorique (je vais y revenir), et parfois, quand le texte est long, il y a aussi un plan (avec des divisions imbriquées typiquement nommées, par ordre de taille décroissante : partie, livre, titre, chapitre, section, sous-section et paragraphe ; leur numérotation est indépendante de celle des articles). On appelle légistique la discipline qui se préoccupe de l'art de rédiger les lois ou autres textes normatifs (comment les écrire, les désigner, les numéroter en interne, les modifier) : c'est une discipline distincte du droit mais qui interagit forcément avec elle (un peu comme la typographie interagit avec la linguistique), et je vais être amené à en reparler.

Les textes normatifs qui font l'ossature du droit français appartiennent à un certain nombre de types, ce qui conduit déjà à tenter de dresser une typologie, dont on verra aussi qu'elle constitue une forme de hiérarchie.

Le bloc de constitutionnalité

La Constitution est, en France comme dans beaucoup d'autres pays (mais pas tous : le Royaume-Uni n'a pas de constitution écrite[#4]) le texte fondamental du droit en même temps qu'il est le plus haut de la « hiérarchie des normes » dont il va falloir reparler. La Constitution française, écrite en 1958 avec l'instauration de ce qu'on appelle la Ve république, et assez souvent modifiée depuis (texte en vigueur ici), comme beaucoup d'autres, s'intéresse essentiellement à deux types de questions : celle des droits fondamentaux et celle de l'organisation des institutions.

[#4] Ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas de Constitution, ou en tout cas, ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas de droit constitutionnel. Mais cette constitution est un mélange hétéroclite de lois (au Royaume-Uni, en vertu du principe de souveraineté parlementaire, un Act of Parliament n'est soumis à aucune sorte de contrôle judiciaire — modulo des petits caractères apportés par le Human Rights Act 1998 — et peut modifier jusqu'à l'ordre constitutionnel), et de règles coutumières qui ne sont codifiées nulle part. Une introduction grand public assez bien faite au droit constitutionnel britannique et à son histoire (quand et comment le Royaume-Uni est-il devenu une démocratie ? C'est Compliqué™) est faite dans la série de trois vidéos YouTube suivante : 1, 2, 3.

Pour ce qui est des droits fondamentaux, beaucoup de constitutions du monde contiennent une déclaration des droits ou quelque chose qui y ressemble : l'intérêt de la mettre dans la constitution (plutôt que dans la loi ordinaire) est d'assurer une meilleure protection de ces droits : la Constitution étant généralement plus difficile à modifier[#5] que la loi ordinaire, un droit explicitement garanti par la Constitution risque moins facilement d'être supprimé par un pouvoir politique devenu malveillant ; ceci suppose, bien sûr, l'existence d'un pouvoir judiciaire capable de faire respecter la Constitution et la faire primer sur la loi, question dont je dois reparler aussi.

[#5] À ce propos, un terme pour désigner spécifiquement une norme juridique exprès difficile à modifier, et plus spécifiquement une clause au sein même de la Constitution rendue encore plus difficile à changer que le reste du texte, est entrenched en anglais, ce que Wikipédia en français rend par clause d'éternité. Dans la Constitution française, notamment, il y en a concernant la forme républicaine du Gouvernement et l'intégrité du territoire ; dans la Constitution américaine il y en a concernant l'égale représentation au Sénat des états fédérés ; dans la loi fondamentale allemande il y en a toutes sortes. Ces clauses d'éternité sont, cependant, généralement des vœux pieux parce qu'il n'existe pas de mécanisme sérieux pour les protéger : d'une part, il n'y a généralement pas de juge compétent pour contrôler les tentatives de modifier les clauses supposément éternelles, et d'autre part, même en présence d'un tel juge, il n'y a généralement pas de clause d'éternité empêchant la suppression du juge chargé de les protéger ou la suppression de la clause selon laquelle la clause d'éternité est, justement, une clause d'éternité. Au bout d'un moment, il faut arrêter d'être naïf et de jouer à Nomic : ce n'est pas avec un bout de papier qu'on empêche un coup d'état, c'est avec la force des baïonnettes.

En France, la constitution de 1958 ne commence pas par une telle déclaration de droits mais par une réinvocation de déclarations déjà écrites : celle de 1789 (la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) et celle qui était contenue dans le préambule de la constitution de 1946 (celle de la IVe république : la constitution de 1946 a donc été abrogée sauf son préambule qui reste en vigueur en vertu d'une référence depuis celle de 1958). On dit qu'elles font partie du bloc de constitutionnalité. Il n'est d'ailleurs pas clair si ou comment[#6] on pourrait modifier ces déclarations de droits historiques. Du coup, quand on a voulu ajouter certains droits additionnels non prévus par ces déclarations (interdiction de la peine de mort, accès à l'interruption volontaire de grossesse), on les a ajoutés ailleurs dans la constitution, et d'ailleurs sans grande logique. En 2004 on a ajouté au bloc de constitutionnalité une Charte de l'Environnement (franchement assez stupide, mais c'est une autre question).

[#6] Le problème que j'évoque n'est pas juridique mais légistique et surtout, si j'ose dire, historique : si on modifie la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ce n'est plus la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et même si les juristes font ça pour d'autres types de texte (je vais le dire plus bas), dans ce cas ce serait vraiment une réécriture bizarre de l'Histoire.

Dans l'ensemble, la constitution de 1958 est assez indiscutablement très mal écrite : les juristes n'aiment pas le reconnaître, je suppose parce que ce serait ressenti comme une sorte d'attaque sur le fondement même de leur discipline, mais elle n'est vraiment ni faite ni à refaire. Pour un texte aussi important, elle contient énormément de formules vagues, elle utilise des termes qu'elle ne définit pas[#7] ; parfois même elle semble se contredire (par exemple entre le Président de la République est le chef des armées, le Premier ministre […] est responsable de la défense nationale et le Gouvernement […] dispose […] de la force armée, il faut un grand talent de sophiste pour réussir à savoir à qui les militaires doivent obéir). Elle utilise beaucoup de tournures du style le grand mamamouchi fait ceci-cela sans éclaircir la modalité[#8] : est-ce que ça signifie qu'il doit faire ceci-cela ? qu'il peut faire ceci-cela ? et quelles sont les conséquences s'il ne fait pas ceci-cela ? Ou encore des choses comme après consultation du grand bonimenteur ou après avis du comité théodule : c'est absolument scandaleux d'utiliser une tournure pareille sans dire clairement si l'avis doit être positif pour la suite des opérations ou s'il est juste nécessaire de le demander mais qu'on peut l'ignorer ensuite. Bref, cette constitution est très bien tant que tous les acteurs institutionnels sont de bonne volonté les uns envers les autres (mais à ce moment-là on se demande à quoi ça sert d'avoir une constitution), mais dès qu'un conflit apparaît, on se rend compte qu'elle est désespérément vague sur ce qu'on doit faire en cas de conflit.

[#7] Par exemple elle parle du Conseil d'État mais n'explique nulle part ce que c'est que le Conseil d'État ni ce qu'il est censé faire ni comment il est nommé, alors qu'elle le fait pour d'autres institutions.

[#8] Notamment : Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. C'est criminellement vague, ça ! La première phrase ne dit rien sur l'obligation du président de la République de tenir compte de l'équilibre politique du parlement, ni sur un quelconque délai à tenir. La seconde phrase ne dit pas clairement si le président de la République peut refuser la démission du gouvernement, ni s'il peut l'exiger, bref, si le président peut renvoyer son Premier ministre. Et l'ensemble de la Constitution ne contient aucune mention de la situation de gouvernement démissionnaire expédiant les affaires courantes. C'est d'autant plus stupide et scandaleux d'avoir écrit un article aussi vague que toutes ces questions avaient beaucoup agité la république précédente : on a l'impression que les imbéciles qui ont écrit ça espéraient qu'en faisant disparaître les règles ils feraient disparaître la chose. Divulgâchis : ce n'est pas comme ça que ça marche.

Le pouvoir de modifier la Constitution (tout l'intérêt est que ce soit plus difficile que pour la Loi) s'appelle le pouvoir constituant. En France, il y a deux procédures prévues dans la Constitution elle-même : dans tous les cas le texte modificateur (qu'on appelle une loi constitutionnelle) doit être adopté dans les mêmes termes par les deux chambres du parlement (l'Assemblée nationale et le Sénat), puis le texte doit encore être adopté soit directement par les citoyens sous forme de referendum soit, à défaut, par une majorité qualifiée (3/5) d'une séance spéciale des deux chambres du parlement réunies en ce qu'on appelle le congrès ; comme le Président de la République a seul le pouvoir de mettre en œuvre l'une ou l'autre option de la deuxième phase, on en conclut qu'il a un droit de veto sur les révisions constitutionnelles (mais la Constitution aurait pu le dire explicitement, ça fait partie de ses nombreux points insupportablement vagues). Outre ces deux procédures normales, il y en a une troisième qui a été utilisée par De Gaulle en 1962 (pour faire élire le président au suffrage universel direct) dans ce qu'on peut qualifier de coup d'état validé par plébiscite[#9], consistant à soumettre directement la révision constitutionnelle à referendum comme si c'était une loi ordinaire : visiblement ce n'est pas prévu par la Constitution, mais maintenant que ça a été fait une fois, il est difficile d'empêcher un autre président d'avoir recours à la même forfaiture.

[#9] Il ne fait aucun doute que la procédure est contraire à l'intention de la Constitution : ce serait complètement aberrant de prévoir deux procédures, dont l'une exige l'accord des deux assemblées et l'approbation par referendum et l'autre exige uniquement l'approbation par referendum. Cela n'aurait aucun sens. La lettre de la Constitution n'est pas totalement claire (comme elle a tendance à l'être), mais quand même, le Président de la République […] peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics […] qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions : modifier la Constitution rentre très certainement dans la catégorie d'être contraire à la Constitution pour laquelle ce type de procédé n'est pas permis. L'avis quasi-unanime des juristes et juges de l'époque (notamment du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel) était que le procédé était anticonstitutionnel, mais les juges ont préféré ne pas se donner le pouvoir de contrôler cet acte du gouvernement plutôt que risquer de précipiter le pays dans une crise politique encore plus grave : et une fois le referendum passé, ils ne pouvaient pas invalider une décision approuvée par le peuple réputé souverain.

Le pouvoir constituant est le pouvoir absolu, parce qu'il n'y a pas de limite dessus. Il y a bien deux bouts (les dernières phrases de la Constitution, d'ailleurs) qui disent qu'aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire et que la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision : comme je le dis dans une note plus haut, ce sont des tentatives de clauses d'éternité, mais c'est juste un vœu pieux parce qu'aucun mécanisme n'est prévu pour garantir ces clauses, et de toute façon si on ne voulait on pourrait procéder en deux étapes, d'abord les supprimer et ensuite faire la révision voulue.

Les textes législatifs

La Loi est un texte adopté par le parlement ou pouvoir législatif. Bon, comme je l'ai déjà fait remarquer dans un billet passé, la notion de pouvoir législatif et le fait de décider qu'un texte normatif est ou doit être une loi (et pas autre chose) est assez arbitraire. Mais au moins, là, la constitution française de 1958 tente (dans son article 34) de définir de façon pas trop vague les domaines réservés à la loi[#10], donc on a à peu près une idée de ce qui doit être une loi et ce qui doit être un autre type de texte (typiquement, un décret).

[#10] Il faut garder à l'esprit que les rédacteurs de la constitution de 1958 voulaient un pouvoir exécutif fort, et que de nombreuses dispositions de cette constitution (à commencer par l'existence même du Conseil constitutionnel !) visent plutôt à protéger l'exécutif contre le législatif qu'à protéger, disons, le citoyen contre l'arbitraire. Donc quand elle énumère des domaines réservés à la loi, il faut plutôt comprendre cette énumération dans le sens de si la loi se mêle de ce qui n'est pas de son domaine, certes cela ne va pas la rendre nulle pour autant, mais cela rabaissera les dispositions en question au rang réglementaire. Et de fait, le gouvernement a le pouvoir de demander au Conseil constitutionnel de déclasser en règlement une loi qui se serait aventurée au-delà du domaine de la loi.

La loi, en France, fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel (seul compétent pour se prononcer à ce sujet), qui peut s'opérer soit avant la publication (contrôle a prior) soit après dans le cadre d'un contentieux (question préliminaire de constitutionnalité). Je vais y revenir.

Une autre chose appréciable en droit français est que le Conseil constitutionnel censure systématiquement les cavaliers législatifs, c'est-à-dire les dispositions dans une loi qui n'ont pas de rapport avec l'objet principal de la loi et qui, dans d'autres pays, résultent de négociations diverses au parlement (du type on met telle mesure qu'on vous a promise dans la loi et en échange vous votez pour le texte), parasitant la lisibilité du droit.

L'idée générale de l'adoption d'un texte législatif est qu'une loi doit être votée, dans les mêmes termes, par les deux chambres du parlement (c'est le principe du bicaméralisme). Je ne rentre pas dans les détails de la procédure (très sommairement, une loi est déposée sur le bureau d'une des deux assemblées, et fait des allers-retours entre les deux), mais le gouvernement a énormément d'outils pour contrôler ou accélérer cette procédure : en cas de désaccord entre l'Assemblée nationale et le Sénat, le gouvernement peut donner le dernier mot à l'Assemblée nationale ; il peut aussi forcer un vote bloqué (pour limiter les possibilités d'amendement du texte) ; et il peut même, à l'Assemblée nationale, faire adopter le texte sans vote en engageant sa responsabilité (article 49 alinéa 3 de la Constitution ; le texte est considéré comme adopté si l'Assemblée ne renverse pas le gouvernement). Néanmoins, le gouvernement n'a pas le monopole de l'initiative des lois : avant qu'ils soient adoptés et deviennent des lois, on appelle projets de loi les textes déposés par le gouvernement, et propositions de loi les textes émanant des membres des assemblées elles-mêmes.

Pour donner une idée d'ordre de grandeur, le nombre de lois adoptées par le parlement, en France, est d'environ 100 à 200 par an. C'est beaucoup, mais c'est négligeable par rapport aux textes réglementaires (évoqués plus bas).

Une autre possibilité pour faire adopter une loi est d'avoir recours au referendum, c'est-à-dire de la faire adopter directement pas les électeurs ; ceci n'est possible que pour certains sujets, et c'est un pouvoir du président de la République (sur proposition du gouvernement, encore une formulation criminellement vague). Encore une autre possibilité pour légiférer est pour le gouvernement d'avoir recours aux ordonnances, dont je vais parler dans un instant.

Il existe en France différents types de lois. Les lois organiques sont des lois un peu spéciales prévues pour compléter la Constitution dans certains endroits que celle-ci définit elle-même (donc elles jouent un peu le même rôle par rapport à la Constitution que les décrets d'application par rapport aux lois) ; elles sont nécessairement soumise au contrôle a priori du Conseil constitutionnel. Mais dans la typologie de la loi, il y a aussi les lois de finances et les lois de financement de la sécurité sociale qui sont procéduralement un peu spéciales (par exemple elles doivent être déposées initialement sur le bureau de l'Assemblée nationale, alors que les autres types de loi peuvent être déposées devant l'une ou l'autre assemblée ; et le gouvernement dispose globalement de plus d'outils pour les faire adopter que pour une loi ordinaire).

Un code est un texte de même nature et de même valeur juridique qu'une loi, et adopté à travers une loi, mais généralement beaucoup plus long, et qui a pour objet de regrouper des dispositions législatives sur un même sujet (par exemple, le Code pénal regroupe des dispositions législatives caractérisant toutes sortes d'infractions et les peines qui vont avec — malheureusement pas toutes, mais au moins un bon nombre). La différence entre code et loi est purement légistique (c'est-à-dire que c'est juste une question de présentation : le code a un nom, il a un plan détaillé, il est destiné à rester en vigueur longtemps et à être modifié par des lois quand ce sera utile de le modifier, même si parfois on procède à une réécriture complète, et on parle alors de nouveau code machin). Notons que la plupart des codes ont, outre une partie législative qui est de l'ordre de la loi une partie réglementaire qui relève du règlement (cf. plus bas) : dans ce cas, les articles dont le numéro commence par un ‘L’ sont législatifs, et les ceux dont le numéro commence par un ‘R’ ou un ‘D’ sont réglementaires.

Une ordonnance est un texte de nature législative (donc, juridiquement c'est essentiellement une loi) mais pour lequel le parlement a délégué le pouvoir législatif au gouvernement : grosso modo, le parlement adopte une première loi (dite d'habilitation) autorisant le gouvernement à prendre des ordonnances dans un certain domaine, dans un certain laps de temps et de manière à poursuivre un certain but, puis le gouvernement publie ces ordonnances (qui ne sont alors pas encore de nature législative, mais qui sont néanmoins déjà applicables), et, avant l'expiration du délai prévu par la loi d'habilitation, le parlement adopte une seconde loi (dite de ratification) qui donne aux ordonnances leur nature véritablement législative. Cette procédure est un peu compliquée, mais elle est certainement plus saine que celle du décret-loi utilisée sous les IIIe et IVe républiques (où il n'y avait pas de ratification par le parlement, juste une sorte de délégation du droit de légiférer).

On notera que toute cette terminologie est assez illogique : on mélange des considérations de nature juridique du texte et de mode d'adoption (les textes de nature législative adoptés par ordonnances s'appellent ordonnances — même si, en fait, ils viennent souvent modifier des codes ou textes de loi, donc ce sont eux qui seront importants — alors que les textes de nature législative adoptés par referendum s'appellent juste des lois).

Parmi les textes juridiques en marge de la loi, on peut aussi mentionner les règlements des assemblées, qui sont adoptés par chaque assemblée et qui font aussi l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, mais qui relèvent du droit interne de chaque assemblée. Je les mentionne surtout parce ce ne sont pas des textes réglementaires au sens où je veux parler maintenant.

Les textes réglementaires

Les textes réglementaires sont ceux pris par le pouvoir exécutif : le gouvernement ou les membres du gouvernement ou bien d'autres autorités administratives (préfets, maires, diverses collectivités territoriales). Alors que la loi est essentiellement sujette au seul contrôle de conformité à la constitution exercé par le Conseil constitutionnel, le règlement est contrôlé (dans sa conformité à la loi) par le juge administratif, dont le plus élevé est le Conseil d'État (au contentieux). Je reviendrai là-dessus plus bas.

Pour donner une idée du volume, j'ai dit que le nombre de lois était de l'ordre de 100 à 200 par an : les textes réglementaires, juste en comptant les textes généraux, publiés au Journal officiel, et pris par le gouvernement (donc sans compter les préfectures, les mairies, etc.), il y en a plutôt de l'ordre de 80 par jour — tous les jours, donc quelque chose comme 30 000 par an. (Et, oui, cette inflation réglementaire est préoccupante, et il est légitime de se demander comment ça se fait qu'on ait besoin de tant de textes alors qu'on en prenait beaucoup moins à une époque où l'informatisation n'aurait pas permis de gérer un tel volume. Je n'ai pas de réponse satisfaisante à apporter.)

Les deux principaux types de textes réglementaires sont : les décrets et les arrêtés (il y a aussi d'autres choses : décisions, instructions, circulaires et sans doute plein d'autres encore, mais ils ne constituent pas à proprement parler le règlement ; quoi qu'il en soit, commençons par les décrets et les arrêtés).

Quelle est la différence entre un décret et un arrêté, et à quoi sert cette différence ? Attardons-nous un peu sur cette question, parce que ça illustre beaucoup de choses que je trouve insupportables avec le droit. Autant la différence entre la loi et le règlement est assez claire (ce ne sont pas les mêmes domaines, ce ne sont pas les mêmes pouvoirs, ce n'est pas le même mode d'adoption, et surtout, les effets juridiques sont différents parce que le juge administratif peut contrôler le règlement mais pas la loi), autant entre décrets et arrêtés, ça ressemble surtout à un accident historique, mais peut-être que ce n'est pas juste ça, et aucun traité de droit ne le dit clairement. (Je vous jure, j'en ai lu plein, et à chaque fois j'ai eu envie de hurler à l'auteur mais pourquoi est-ce que vous avez l'air de supposer que le lecteur sait déjà la différence entre un décret et un arrêté et la raison de cette différence ? c'est votre boulot d'expliquer ça dans votre livre !)

L'idée générale est que le président de la République et le Premier ministre prennent des décrets, tout le reste du monde (simples ministres, préfets, maires, etc.) prennent des arrêtés. Il y a quand même des arrêtés pris par le président de la République et le Premier ministre (voici un arrêté pris par le président de la République et en voici un pris par le Premier ministre), mais il paraît que c'est parce qu'ils font ça en tant que chefs de service, whatever that may mean (je suis un peu plus sceptique quant à cet arrêté pris conjointement par le Premier ministre et le ministre de la justice). Inversement, il y a des bouts de textes juridiques qui parlent de décret du ministre chargé des foobars bleutés (chercher décret du ministre sur Légifrance renvoie quelques résultats ; par exemple, l'article 2 de ce décret décrète que le taux de cotisation des gérants peut être modifié par décret du ministre chargé du budget), mais ce sont peut-être des erreurs ou de vieux textes qui survivent, et peut-être qu'il faut comprendre un décret qui sera notamment contresigné par le ministre chargé des foobars bleutés, toujours est-il que je n'ai pas réussi à trouver de décret pris par un ministre. Mais les choses sont assez confuses, parce que parfois les décrets sont classés dans la section Premier ministre au Journal officiel et parfois ils sont dans une autre section (par exemple, celui-ci est dans la section ministère de l'intérieur et des outre-mer bien que ce soit un décret signé par le Premier ministre), et puis parfois on n'a pas le décret lui-même avec ses signatures mais juste une sorte de résumé(?), comme ici (même section du JO). Et si de vieux textes mentionnent un décret de tel ministre (après tout, avant 1959 il n'y avait pas de Premier ministre), cela ne rend que d'autant plus mystérieuse la question de savoir quelle est la différence entre un décret et un arrêté.

Et quand bien même la règle serait simple et claire que le Premier ministre signe les décrets et les autres ministres signent des arrêtés, cela ne répondrait toujours pas à d'autres questions : à quoi sert cette distinction ? quelle est son histoire ? qui a choisi ces termes, quand, et pour quelle raison ? pourquoi la maintient-on ? produit-elle des effets juridiques ? où sont écrits et définis ces effets juridiques ? pourrait-on inventer une nouvelle catégorie ou supprimer la distinction ? (faut-il une loi pour ça ? réviser la constitution ? ou est-ce que le gouvernement peut décider du jour au lendemain de publier un édit ou une encyclique à valeur réglementaire ?) — voilà le genre de questions que je me pose quand on m'évoque la distinction entre décrets et arrêtés, et aucun livre de droit que j'ai consulté ne tente d'y expliquer, ils se contentent de vagues banalités qui n'expliquent rien du tout.

Je devine cependant vaguement quelque chose comme ceci : un décret est un texte plus solennel, plus important et plus général, et qui émane de l'ensemble du gouvernement (politiquement, il faut certainement que le Premier ministre qui le signe et les ministres qui le contresignent se soient entendus), alors qu'un arrêté est pris dans un ministère[#11] (et vu le nombre de ces textes, il va de soi qu'aucun ministre ne lit tout les arrêtés des autres ministères, et peut-être même pas les siens). Les arrêtés sont subordonnés aux décrets dans la hiérarchie des normes (même si je doute que le cas de conflit se présente souvent, donc c'est probablement passablement théorique). Une autre différence juridique est que, de ce que je comprends, il est possible de déléguer la signature des arrêtés mais pas celle des décrets.

[#11] Ou dans un autre service : préfecture, etc. Noter qu'un arrêté peut être pris conjointement par plusieurs services (par exemple, à Paris, les règles de police des voies à grande circulation sont fixées par un arrêté conjoint du maire de Paris et du préfet de police).

En revanche, la question de savoir est définie la distinction entre décrets et arrêtés n'admet sans doute pas d'autre réponse que c'est la jurisprudence administrative, c'est-à-dire que ce sont des règles (résultant d'une tradition historique douteuse et transformées en règles de droit par le Conseil d'État) que personne n'a choisies, certainement aucun processus démocratique, qui n'ont pas de fondement écrit qu'on pourrait examiner pour le critiquer, et qu'il n'est même pas clair comment on pourrait modifier si on décide de changer la typologie. En tant que matheux (et en tant que citoyen), je trouve ça insupportable : comment le droit peut-il prétendre être écrit si le droit du droit n'est lui-même écrit nulle part ? Mais je reparlerai de ces questions de règles non écrites plus bas.

En attendant, revenons-en aux textes réglementaires.

Au sein des décrets, il existe une sous-catégorisation : à côté du décret simple, il y a le décret en conseil des ministres et le décret en Conseil d'État, et comme la préposition en n'a pas le même sens dans ces deux expressions, les deux qualifications peuvent s'ajouter, c'est-à-dire qu'il y a des décrets en Conseil d'État et en conseil des ministres.

De ce que je comprends, en conseil des ministres signifie que le décret a été formellement délibéré en conseil des ministres, ce qui se voit au fait qu'il est signé par le président de la République[#12] (qui, constitutionnellement, préside le conseil des ministres) avec le contreseing de plein de ministres, et qu'il comporte la mention le Conseil des ministres entendu ; il s'agit, notamment, de toutes sortes de mesures nommant des hauts fonctionnaires, ou de choses explicitement prévues par la loi ou la Constitution (décréter l'état d'urgence ou l'état de siège se fait en conseil des ministres, par exemple). En période de cohabitation, cela peut être important que le décret en conseil des ministres soit signé par le président, parce que cela signifie aussi qu'il peut refuser de le signer.

[#12] Attention, ça ne veut pas dire que tout décret signé par le président de la République est un décret en conseil des ministres. Par exemple vous avez ici un décret du président de la République avec contreseing ministériel mais qui n'est pas pour autant un décret en conseil des ministres, et ici un décret du président de la République sans contreseing ministériel (et a fortiori qui n'est pas un décret en conseil des ministres). Donc j'en déduis qu'il existe (au moins !) quatre types de décrets : ⓐ du Premier ministre, ⓑ du président de la République sans contreseing ministériel, ⓒ du président de la République avec contreseing ministériel, et ⓓ (du président de la République) en conseil des ministres. Au moins les types ⓐ et ⓓ peuvent être en outre, pris en Conseil d'État. C'est clair ? (Pas pour moi, en tout cas.)

En revanche, en Conseil d'État ne signifie pas que le décret a été adopté littéralement en Conseil d'État, mais que le Conseil d'État a rendu un avis (juridique) préalable sur la question, et le décret porte alors la mention le Conseil d'État entendu (maintenant c'est plutôt plus précis : le Conseil d'État (section des foobars bleutés) entendu) : il s'agit typiquement de textes à portée très générale, soit parce qu'ils portent sur des domaines qui ne sont pas réservés à la loi par la Constitution, soit pris pour l'application d'une loi (qui souvent prévoit quelque chose comme un décret en Conseil d'État fixera les modalités de frobnication des foobars bleutés). Le Conseil d'État joue ici son rôle de conseiller juridique du gouvernement (distinct de son rôle de juge administratif[#13]) : il rend un avis sur le texte qui lui est soumis par le gouvernement, et peut proposer des modifications ; la consultation de son avis est obligatoire, mais le gouvernement n'est ni tenu de le suivre ni de le publier (si le Conseil d'État a proposé des modifications, le gouvernement peut les suivre ou non, mais il ne peut pas finalement publier un texte qui diffère à la fois de celui qui l'a soumis et de celui qu'a proposé le Conseil d'État : il faudrait pour cela demander un nouvel avis).

[#13] J'aurais sans doute dû consacrer un bout de ce billet à expliquer ce que c'est que le Conseil d'État (d'autant plus que je reproche précisément à la Constitution de ne pas le faire). Disons pour faire bref que c'est une institution, plus ou moins héritière du conseil du roi de l'Ancien régime (lequel était aussi le conseil des ministres), créée sous le Consulat avec pour fonction d'aider à la préparation des projets de loi et leur défense devant le Corps législatif, mais aussi d'aider à régler les litiges administratifs (dont les juges finaux restent cependant les consuls, puis, sous les régimes ultérieurs, les ministres) ; c'est-à-dire, finalement, un conseiller juridique du gouvernement. Comme je le dirai plus bas, il a acquis au fil du temps, et au cours de nombreuses réformes, une fonction de juge de dernier ressort du contentieux administratif, et l'indépendance qui va avec : à cet égard, la Convention européenne des droits de l'homme impose (au titre de l'indépendance de la justice) que les fonctions de conseil juridique du gouvernement et de juge du contentieux administratif soient nettement séparées. J'aurais dû écrire quelque part que l'avis du Conseil d'État est obligatoirement consulté (mais pas forcément suivi, ni même publié) par le gouvernement sur les projets de loi ; pour les propositions de loi (d'origine parlementaire), il est maintenant possible, mais pas obligatoire, de consulter le Conseil d'État : et soit dit au passage, il est quand même complètement hallucinant qu'il ait été nécessaire de réviser la Constitution pour autoriser le parlement à demander un avis purement consultatif au Conseil d'État.

Il y a de très rares décrets sur l'avis conforme du Conseil d'État (le cas est par exemple prévu par l'article L522-1 du Code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, et en voici un exemple), ce qui, dans le jargon juridique, signifie que cette fois-ci le gouvernement doit non seulement demander l'avis du Conseil d'État, mais obtenir son accord. Dans ce cas le décret porte la mention sur l'avis conforme du Conseil d'État.

Un décret peut être pris en application d'une loi (comme je l'ai dit ci-dessus, il est souvent prévu quelque chose comme un décret en Conseil d'État fixera les modalités de frobnication des foobars bleutés) ou bien il peut être autonome, c'est-à-dire qu'il traite d'un sujet que la Constitution ne réserve pas à la loi.

Le choix du type de décret (simple, en Conseil d'État voire sur avis conforme de celui-ci, en conseil des ministres, ou les deux à la fois) est parfois prévu par la loi ou la Constitution en vertu de laquelle le décret est pris. Mais parfois ce n'est pas clair du tout : là aussi, c'est une sorte de mélange entre tradition, jurisprudence administrative et sans doute une part de fantaisie du moment. En revanche, il semble assez clairement établi que si un décret est pris selon certaines formes, la modification ou l'abrogation de de décret devra prendre les mêmes formes : donc, par exemple, pour abroger un décret en Conseil d'État il faut un autre décret en Conseil d'État (voilà encore des règles qui ne sont apparemment écrites nulle part et c'est un peu problématique).

Il existe d'autres types de textes écrits par l'Administration ou des autorités proches de l'Administration : des décisions, des instructions, des circulaires et quantité d'autres choses. La distinction entre ces catégories n'est pas claire, pour moi en tout cas, et il ne semble même pas y avoir de typologie exhaustive (est-ce qu'un ministre a le droit de publier une bulle, par exemple ?). Je crois comprendre que l'idée générale est qu'une décision ou instruction, par exemple, relève du droit interne de l'administration concernée mais ne peut pas produire d'effet sur des tiers ; quant à une circulaire, elle ne doit pas produire d'effet juridique du tout (c'est juste une explication de texte). Mais évidemment, la frontière entre produit des effets juridiques et ne produit pas d'effets juridiques est floue (une instruction qui ordonnerait à l'Administration de refuser certaines demandes des administrés est-elle productrice d'effets juridiques envers ces administrés ?), et cette zone de flou est certainement productrice d'une quantité abondante de contentieux administratif.

Les traités internationaux et le droit européen

Un traité est une sorte de contrat conclu au niveau international entre entités gouvernementales ou quasi-gouvernementales[#14]. (Normalement il est signé entre États souverains, mais il y a des exceptions à tout ; par exemple, un traité peut être signé par des entités de niveau sous-étatique dans le cadre d'un état fédéral quand l'objet du traité relève des compétences de ces entités sous-étatiques : ainsi, pour créer la chaîne de télé Arte, la France a signé un traité non pas avec l'État souverain qu'est la République fédérale d'Allemagne, mais avec avec les — à l'époque — onze länder allemands, parce que la culture est de la compétence des länder et pas de l'État fédéral ; inversement, l'Union européenne, sans être un État souverain, peut être signataire de traités internationaux quand l'objet de ceux-ci relève de ses compétences.)

[#14] Il y aurait des pages et des pages à écrire sur la question de qui a la personnalité internationale permettant de signer des traités. À titre d'exemple, puisque c'est le moment de le faire, voici deux textes que j'ai trouvés intéressant sur le statut juridique du Comité international olympique (vis-à-vis du droit suisse et vis-à-vis du droit international, et notamment concernant sa capacité à signer des traités) : Franck Latty, Le statut juridique du Comité international olympique — brève incursion dans les lois de la physique juridique, in: Mathieu Maisonneuve (dir.), Droit et Olympisme (2015) ; et le chapitre de Kéba Mbaye, La nature juridique du C.I.O., in: Pierre Collomb (dir.), Sport, droit et relations internationales (1988).

C'est un principe fondamental du droit international (qui remonte à la nuit des temps, mais qui s'articule avec la notion de souveraineté dégagée par les traités de Westphalie, et formellement codifiée par la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités) que les traités doivent être respectés : pacta sunt servanda ; c'est-à-dire qu'une fois qu'un traité est entré en vigueur (après avoir été signé et ratifié), les États qu'il lie doivent respecter les termes du traité qu'ils ont eux-mêmes négociés, signés et ratifiés, et qu'ils se sont ainsi engagés à suivre. Au niveau international, cette obligation est toute théorique : les États souverains étant, justement, souverains, il n'y a pas grand-chose pour les forcer à respecter leurs engagements, à part l'opinion publique mondiale et leur propre ordre juridique interne ; mais bien sûr, un État peut avoir intérêt à se « lier les mains » pour que sa parole soit prise au sérieux dans les négociations ultérieures. Or justement, l'ordre juridique français protège les engagements pris par la France (sous réserve de son application par l'autre partie) en leur donnant une autorité supérieure à celle des lois (les mots cités sont dans la Constitution française) dans son ordre juridique interne. C'est-à-dire que les juges français sont les gardiens de la parole de la France quand elle signe un traité.

Il y a deux étapes dans la conclusion d'un traité international : la signature, qui est effectuée par un chef d'État, ministre ou diplomate accrédité par le gouvernement au nom duquel il s'engage, et la ratification, qui donne force juridique à la signature, et qui est se fait normalement en passant une loi. (En droit international, un traité est normalement soit bilatéral soit multilatéral, et dans le dernier cas il a un dépositaire qui en conserve la copie authentique ; la ratification prend la forme de l'envoi d'un instrument de ratification, le document par lequel la partie signataire indique se considérer comme lié par le traité : cet instrument de ratification est envoyé soit à l'autre partie dans le cas d'un traité bilatéral, soit au dépositaire dans le cas d'un traité multilatéral, et l'entrée en vigueur du traité a lieu à une date prévue dans le traité lui-même, souvent un certain temps après la réception du tantième instrument de ratification.)

Dans l'ordre juridique français, les traités sont négociés et signés par l'exécutif (en l'espèce, c'est de la responsabilité du président de la République), et ils sont ratifiés par le parlement au moyen d'une loi. Mais une fois que le traité est entré en vigueur (et sous réserve de réciprocité — cette parenthèse n'étant évidemment pas sans soulever des difficultés juridiques), le traité prend une force qui s'inscrit entre la Constitution et les lois, c'est-à-dire que le juge qui constate un conflit entre un traité et la loi même postérieure doit écarter l'application de la loi pour donner sa force au traité. (C'est ce qui participe au concept général d'état de droit : une fois le traité ratifié, la France s'astreint à le respecter, et le traité produit des effets internes directs. Notons que le même postérieure, dans ce que je viens de dire, n'a pas toujours été évident, et d'ailleurs a mis plus de temps à s'imposer dans la jurisprudence administrative — 1989 — que dans la jurisprudence judiciaire — 1975.)

Parmi les traités internationaux, il en est cependant deux qui ont un rôle encore plus spécial que les autres : ce sont le Traité sur l'Union européenne (TUE) (à l'origine : traité de Maastricht de 1992) et le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) (à l'origine : traité de Rome de 1957). Ces deux traités (dont le nom résulte d'un renommage[#15] et qui doivent être considérés comme un tout) sont de facto le texte constitutionnel de l'Union européenne (il y a eu une tentative pour lui donner un texte explicitement qualifié de constitutionnel, mais on sait le succès que ça a eu). La particularité de ces traités, outre d'être explicitement visés par la Constitution française (donc pour quitter l'Union européenne il faudrait sans doute une révision constitutionnelle…) est qu'ils sont producteurs de droit dérivé : ils mettent en place des institutions européennes (Commission, Conseil, Parlement… et bien sûr une Cour de justice pour régler le contentieux) qui peuvent prendre à leur tour des textes juridiques normatifs (directives, règlements).

[#15] Je dirai plus bas que quand même on modifie un texte, normalement, la pratique légistique est de lui conserver son ancien nom, y compris avec sa date devenue anachronique. Mais cela devenait un peu ridicule de continuer à parler du traité de Rome de 1957 pour un texte qui a été tellement profondément modifié qu'il n'a qu'une lointaine ressemblance avec le texte initial (il s'agissait de fonder la Communauté économique européenne… qui n'existe maintenant plus) ; d'un autre côté, la voie consistant à abroger complètement ces traités pour en établir un nouveau a été un échec (le Traité établissant une Constitution pour l'Europe de 2004 ayant été rejeté notamment par les Français) ; d'où la solution de ce renommage. Les noms de Traité sur l'Union européenne et Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne sont destinés, je suppose, à souligner qu'ils ont la même valeur et se complètement mutuellement. Néanmoins, ces noms sont source d'infinies confusions, d'autant plus qu'ils comportent des articles ayant les mêmes numéros (ahem) et que la répartition des sujets entre les deux traités est essentiellement aléatoire.

Du point de vue de l'ordre juridique français, le droit dérivé de l'Union européenne prend la valeur des traités (c'est-à-dire qu'il est supérieur à la loi française, mais inférieur à la Constitution ; il me semble que d'autres États membres de l'UE ont une position assez analogue). Du point de vue de l'ordre juridique européen, comme la Cour de justice de l'Union européenne l'a rappelé à plusieurs reprises, le droit européen même dérivé est supérieur au droit national même constitutionnel.

Ceci pose la question de ce qui arrive en cas de conflit entre le droit constitutionnel national et le droit européen dérivé. Les juristes aiment bien s'écharper sur cette question, qui ne me semble pas très intéressante (c'est un peu comme se demander ce qui l'emporte en cas de conflit entre les lois de la physique et les lois de la République : ben physiquement, les lois de la physique l'emportent, et juridiquement, peut-être que les lois juridiques l'emportent, mais on gère le conflit comme on peut ; il n'y a pas juste une hiérarchie des normes, il y en a plusieurs selon le point de vue qu'on a). En pratique, évidemment, la France devrait choisir entre réviser sa contribution, convaincre ses partenaires européens de modifier le texte européen posant problème, ou s'asseoir sur le droit européen et risquer les répercussions politiques que cela implique — la question est politiquement intéressante, mais je n'ai pas l'impression qu'il y ait grand-chose d'intelligent à en dire juridiquement, et que c'est donc un débat parfaitement stupide que de discuter si le droit européen est au-dessus ou en-dessous de la Constitution française.

Quoi qu'il en soit, il existe divers types de textes de droit européen dérivé. Les deux principaux sont la directive européenne et le règlement européen (oh, un troisième sens du mot règlement ! est-ce que les juristes ne peuvent pas s'acheter un dictionnaire des synonymes ?). Les deux sont des sortes de « lois européennes » et sont (dans la plupart des cas, parce qu'il y a plein de cas particuliers et de notes en bas de page) adoptées conjointement par le Conseil de l'Union européenne (où siègent les ministres des États membres chargés du sujet discuté) et par le Parlement européen (élu directement par les citoyens), la Commission européenne jouant aussi un rôle important dans le processus (elle a, notamment, le monopole de l'initiative). La principale différence entre directives et règlements est que le règlement est directement et immédiatement applicable dans toute l'Union européenne (mais le terme ne doit pas tromper : le règlement européen est plus proche de la loi française que du texte réglementaire en France) ; alors que la directive laisse plus de liberté aux États membres dans son application, elle leur fixe des objectifs juridiques qu'ils doivent ensuite transposer en droit national, généralement par l'adoption d'une loi (néanmoins, si la transposition n'a pas lieu dans les délais impartis, outre que l'État peut être sanctionné, des dispositions suffisamment claires et précises de la directives peuvent prendre effet directement).

Normes incluses par référence

Je n'ai pas cherché à savoir ce qu'il en est pour le droit français, mais la question se pose dans d'autres contextes juridiques et mérite au moins d'être évoquée brièvement : il arrive qu'un texte juridique normatif (loi, décret, arrêté, etc.) fasse référence à une norme éditée par un organisme non gouvernemental. Par exemple quelque chose comme : tous les foobars bleutés mis sur le marché doivent être conformes à la norme FOO-BAR-42 du Comité international de normalisation des bazqux. Par une telle référence, un texte émis par n'importe quel organisme, même de droit privé, peut acquérir force de loi en France. Ceci pose un problème d'accessibilité et de publicité du droit : pour pouvoir s'appliquer publiquement, la norme doit être publique (cf. plus bas). Si le Comité international de normalisation des bazqux publie ses normes, les rend accessibles gratuitement et permet leur reproduction, aucun problème (encore qu'il subsiste le problème de la pérennité de cet accessibilité) ; mais s'il faut payer (comme c'est le cas pour les standards de l'ISO), il est pour le moins problématique qu'un tel texte acquière force de loi. Il y a aussi le problème de savoir si on fait confiance au Comité international de normalisation des bazqux pour maintenir l'intégrité de ses normes et ne pas, par exemple, les modifier a posteriori. (Après tout, quand la conférence générale des poids et mesures modifie la définition du kilogramme, elle modifie tout le droit de tous les pays du monde qui font référence au kilogramme, et même si c'est inévitable en pratique, on peut se demander si c'est normal qu'elle ait une sorte de pouvoir législatif, fût-il restreint, sur tous les pays du monde.)

Je ne sais pas quelle solution le droit français a trouvé à ce problème : je sais qu'il se pose dans de nombreux contextes, et que les solutions ont été variées (reproduire intégralement les normes en annexe de la législation nationale, et notamment les publier au journal officiel ; ou bien considérer que l'existence d'une référence dans la loi à une certaine norme donne ipso facto le droit de reproduire cette norme gratuitement ; ou encore ignorer le problème c'est-à-dire abandonner le principe de de publicité des normes de droit). Il faudrait rechercher plus précisément ce qui a été écrit sur cette question dans le contexte du droit français et européen.

Quelques points plutôt d'ordre légistique

La légistique est l'art de faire et de rédiger les lois. Il y a une certaine intersection entre les questions légistiques et les questions juridiques (certaines questions de formulation ont une importance juridique, d'autres n'en ont pas et sont purement d'ordre légistique ; et bien sûr, la limite entre les deux n'est pas toujours claire). Mais bien sûr, si la légistique est l'art d'écrire des lois, en avoir quelque connaissance permet aussi de mieux lire les lois (et de naviguer dans Légifrance), donc rien que pour ça il est pertinent d'en parler.

Textes modificateurs et textes consolidés

En cas de conflit entre textes de même nature (par exemple, deux lois), la règle juridique générale est que le plus récent prévaut. Mais évidemment, ce que conflit veut dire n'est pas toujours clair (s'il est logiquement impossible ou même physiquement impossible de satisfaire les deux textes simultanément, par exemple s'ils se contredisent explicitement, le plus ancien peut certainement être ignoré ; mais si c'est juste très difficile ? ou impossible dans certains cas ?). Pour éviter qu'on se pose trop de questions, au lieu d'adopter des textes contredisant les précédents, on préfère soit abroger explicitement les anciens pour les remplacer, soit les modifier.

La modification des textes est quelque chose d'a priori tout à fait sensé, mais qui conduit parfois à des surprises dans la nomenclature. L'idée est la suivante : une loi est désignée par la date à laquelle elle a été promulguée, et on continue à la nommer par cette date même si elle a été modifiée ultérieurement. Donc on peut très bien se retrouver avec une loi de 1881 qui parle de communication audiovisuelle, ce qui est quand même délicieusement anachronique[#16], simplement parce que la loi a été modifiée plein de fois depuis, mais garde son nom de Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

[#16] J'attends avec impatience qu'un petit farceur adopte une modification de l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, dont deux articles sont censément encore en vigueur, d'abord pour qu'on puisse discuter de la question juridiquement passionnante de si cette ordonnance royale de François Ier doit être considérée comme un texte législatif ou réglementaire au sens moderne, et ensuite pour qu'on puisse dire quelque chose comme en vertu de l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, votre téléphone mobile doit vous proposer une interface en français, ce qui serait quand même Absolument Excellent.

En contrepartie de cette bizarrerie sur la date, l'intérêt de la manœuvre est que toutes les références ailleurs dans le droit à la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n'ont pas à être modifiées à chaque fois que la loi l'est. Bon, c'est quand même mieux si le texte modifié est un code, comme ça il n'y a pas de date dedans, et on s'y retrouve mieux (les codes ont un nom, par exemple Code pénal, et pas une date, c'est bien tout l'intérêt : cela montre qu'ils sont destinés à être pérennes). Mais modifier des textes datés se fait tout le temps, et à tous les niveaux, de la Constitution au modeste arrêté, et c'est pareil en droit européen.

Du coup, il y a lieu de distinguer au moins trois choses quand on parle d'un texte normatif :

  • la version initiale du texte modifié,
  • le texte modificateur qui va être rédigé comme une suite de changements à appliquer au texte modifié (mais parfois il peut aussi contenir des articles qui ont une portée indépendante),
  • la version consolidée est la version du texte modifié qui résulte de l'application des modifications apportées par le texte modificateur, et c'est elle qui est en vigueur après adoption du texte modificateur.

(Évidemment, s'il y a plein de modifications successives, on a affaire à plein de versions intermédiaires entre la version initiale et la version consolidée en vigueur.) Voici un exemple de texte modificateur sur Légifrance : on remarque que l'annexe du texte d'origine est remplacé en bloc par un nouvel annexe ; on remarque aussi que si on accède à la version consolidée, les articles modificateurs sont juste remplacés par une indication du fait qu'ils sont des articles modificateurs — il faut aller voir le texte modifié dont voici la version initiale et voici la version consolidée actuelle.

Je le redis pour être bien clair : le texte modifié a une version initiale et une version consolidée ; le texte modificateur a uniquement une version initiale. On ne modifie pas un texte modificateur[#17], on modifie directement le texte sous-jacent.

[#17] Je ne sais pas ce qui se passerait si on essayait de faire un texte modificateur qui modifie un texte modificateur. Je suppose que ça fait exploser le logiciel utilisé par les juristes ou au moins par Légifrance. Si un jour je deviens Premier ministre je ferai un décret nº1, un décret nº2 qui modifie ce décret nº1, et un décret nº3 qui modifie le décret nº2 au lieu de modifier directement le décret nº1, juste pour embêter tout le monde. Mais en tout cas, ce n'est pas du tout prévu : il n'est censé y avoir que deux couches, la couche normale et la couche modificatrice (on peut avoir plein de modifications successives, bien sûr, mais pas de modifications des modifications).

La théorie juridique, c'est que les textes qui ont force de loi sont seulement les textes publiés au Journal officiel, c'est-à-dire le texte original et tous les textes modificateurs successifs. Personne ne peut sérieusement croire ça : les textes modificateurs sont totalement illisibles, et si un jour il s'avère que les modifications ont mal été rédigées pour une raison idiote, je suis persuadé que les juges appliqueront la version consolidée que tout le monde pensait raisonnablement être applicable, et pas celle qui résulte de l'application des modifications (erronées, donc, dans mon hypothèse) telles qu'elles ont été écrites dans le texte modificateur.

(Sérieusement, j'avais recopié dans un vieux billet un bout du traité de Lisbonne de 2007, qui est un texte modificateur, et c'est presque hilarant à quel point c'est illisible. Pas que le texte consolidé des traités européens — que j'ai déjà liés ci-dessus — soit terriblement lisible non plus, mais le texte modificateur, il ressemble à une blague.)

En tout cas, c'est heureux qu'on ait maintenant accès aux textes consolidés sur Légifrance, parce qu'à une certaine époque, pour connaître le contenu du Code civil (disons), il fallait impérativement acheter la version publiée par un éditeur privé comme Dalloz si on ne voulait pas remonter à la version de 1804 et trouver tous les textes modificateurs appliqués depuis. (Bon, peut-être que pour le Code civil les éditions du Journal officiel publiaient quand même une version consolidée, mais certainement pas pour toutes les lois modifiées.) D'un autre côté, c'est aussi cette facilité d'accès qui a participé à l'inflation de production juridique, justement parce qu'on a des ordinateurs capables d'appliquer ces différences — ou, je suppose, de les rédiger en français (je ne sais pas comment ils s'y prennent, techniquement) — alors qu'autrefois ç'aurait été ingérable.

Toute cette question de texte modificateur et de texte modifié relève purement de la légistique, et n'est pas à proprement parler juridique (sauf au cas assez improbable, que j'ai évoqué plus haut, de contestation de l'application des modifications), mais en fait elle peut quand même soulever des questions juridiques. En voici un exemple :

L'exemple de la censure du délit de harcèlement sexuel

La Loi nº2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale (article 179(IV)) a modifié l'article 222-33 du Code pénal, qui disait auparavant :

Le fait de harceler autrui en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15000 euros d'amende.

— pour supprimer les mots en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves après autrui et par une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions après sexuelle, ce qui donnait juste :

Le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle est puni d'un an d'emprisonnement et de 15000 euros d'amende.

En 2012, le Conseil constitutionnel a décidé que cette nouvelle formulation ne définissait pas suffisamment les éléments constitutifs de l'infraction et méconnaissait donc le principe de légalité des délits et des peines et l'obligation de clarté et de précision de la loi, et il l'a censurée. Mon propos n'est pas ici de commenter le fond de cette décision (elle l'a été abondamment, voyez par exemple ici, ici et ici), ni d'évoquer les évolutions ultérieures (la Loi nº2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel, article 1, a rétabli un article 222-33 au Code pénal, avec une définition plus précise du harcèlement sexuel) ; mais je veux plutôt de me poser la question : logiquement, qu'est-ce que ça devrait impliquer de censurer comme inconstitutionnelle une disposition résultant d'un texte modificateur ?

Le Conseil constitutionnel, qui ne veut pas se poser en législateur de substitution, considère qu'il ne peut pas modifier un texte contraire à la Constitution : il peut l'abroger ou, à la rigueur, poser une réserve d'interprétation. Ici il considérait qu'il y avait lieu d'abroger. Oui mais abroger quoi ?

La lecture choisie par le Conseil constitutionnel a été : Ⓐ le texte contraire à la Constitution est l'article 222-33 du Code pénal tel qu'il résulte de la modification effectuée par l'article 179(IV) de la loi nº2002-73 du 17 janvier 2002 ; donc si on l'abroge, on se retrouve sans article 222-33 du Code pénal, et donc sans délit de harcèlement sexuel. Mais une autre interprétation possible aurait été de dire : Ⓑ le texte contraire à la Constitution est l'article 179(IV) de la loi nº2002-73 du 17 janvier 2002 (parce que c'est lui, finalement, qui méconnaît le principe de légalité des délits et des peines et l'obligation de clarté et de précision de la loi), donc on abroge cet article modificateur, et du coup, l'article 222-33 du Code pénal revient à sa version in statu quo ante, c'est-à-dire avant l'application de cet article modificateur.

À ma grande déception, aucun juriste n'a commenté sur ce choix de la solution Ⓐ par rapport à la solution Ⓑ, laquelle m'aurait quand même semblé à la fois moins problématique quant aux conséquences pratiques de la décision et plus conforme à l'idée théorique que c'est le texte modificateur qui fait foi (le texte consolidé n'existant que pour la commodité du lecteur). Il est vrai que, dans d'autres circonstances, la solution Ⓑ présentait ses propres inconvénients : si plusieurs modificateurs avaient survenu entre temps (si bien que ce n'est pas évident de comprendre ce qui se passe si on en supprime une dont les suivantes dépendent), ou si le retour rétroactif à la version antérieure de la loi avait posé d'autres problèmes juridiques. Néanmoins, il aurait été intéressant d'en discuter, parce que c'est un impact réel de la légistique sur le juridique (je veux dire que si on n'abrogeait pas les lois antérieures mais qu'on se contentait d'en empiler et de les supposer implicitement abrogées par la contradiction, la solution Ⓑ s'imposait naturellement).

La numérotation des articles

Heureusement pour les juristes qui (à raison !) aiment bien tout numéroter, et en particulier les articles des textes, les entiers naturels ne sont pas une ressource rare.

Quand on insère ou supprime des articles dans un code, il va de soi qu'on ne veut pas renuméroter les articles existants : ce serait casser toutes les références à des articles par leur numéro. Pour la suppression, pas de problème, on va juste laisser un trou (les entiers naturels ne sont pas une ressource rare !). Mais pour l'insertion ?

La prudence voudrait, quand on crée un nouveau code, de sauter préventivement plein de numéros[#18] de manière à faire de la place pour des articles qu'on peut vouloir insérer ultérieurement. En fait, on peut faire mieux : les codes récents essaient de garder une correspondance entre numéro de l'article et position dans le plan, donc un article législatif dans le chapitre III du titre II du livre I aura typiquement un numéro du style L123-nn. Malheureusement, en 1804, sans doute parce que les maths n'étaient pas encore aussi avancées que maintenant, on pensait encore que les entiers naturels devaient être économisés, et les articles du Code civil, par exemple, comme beaucoup de codes un peu anciens, sont numérotés de façon bêtement consécutive tout au long du code.

[#18] Les gens qui comme moi sont assez vieux pour avoir programmé en BASIC savent ce que je veux dire quand je parle de numéroter en sautant généreusement des numéros pour permettre des insertions ultérieures. Mais on peut aussi évoquer la numérotation dans les rues (les Américains ayant compris, à la différence des Européens, que ça ne sert à rien de s'obstiner à utiliser chaque numéro comme si c'était du gâchis d'en sauter pour prévoir de possibles insertions ultérieures ou pour synchroniser les numéros pairs et impairs). Un jour les gens comprendront qu'il faut utiliser toujours et partout une numérotation métrique. (Le problème de la numérotation dans une rue est, il est vrai, moins embêtant que dans un texte juridique ou un programme informatique parce qu'il est impossible d'insérer indéfiniment des nouveaux bâtiments dans un espace qui ne peut pas s'étendre.)

Donc que faire si on veut insérer un ou plusieurs articles entre le 42 et le 43 ? Peut-être qu'à une certaine époque on a choisi d'utiliser des numéros comme 42bis, 42ter, etc., mais ce système peu systématique trouve rapidement ses limites. La solution plus systématique de les numéroter 42-1, 42-2, 42-3 et ainsi de suite. Si on veut en insérer entre le 42-1 et le 42-2, ce sera naturellement 42-1-1, 42-1-2, 42-1-3 et ainsi de suite. C'est ce que font les services gouvernementaux français.

Mais si on veut plus tard insérer un article, voire plusieurs, entre le 42 et le 42-1 ? Alors le plus raisonnable serait de les numéroter 42-0-1, 42-0-2 et ainsi de suite. C'est-à-dire qu'en gros il conviendrait que les articles fussent numérotés par des suites finies d'entiers naturels ne finissant pas par 0, ordonnées lexicographiquement (i.e., on compare deux numéros en comparant le premier point où ils diffèrent, et en classant une absence de numéro avant ‘0’). On voit facilement que ce système permet d'insérer des articles entre n'importe quelle paire d'articles consécutifs[#19]. (Entre le 42 et le 42-0-1, par exemple, on peut insérer le 42-0-0-1 ; et entre le 42-0-1 et le 42-0-2 on peut insérer le 42-0-1-1. Bon, ce serait encore plus prudent de commencer par appeler 42-5 un article inséré entre le 42 et le 43, comme ça si on a besoin d'en ajouter plein de fois juste après le 42, on a moins de chances de se retrouver avec un article 42-0-0-0-0-1, mais enfin, ce que je viens de dire est garanti toujours marcher.)

[#19] Je veux dire qu'un théorème qui devrait intéresser les services légistiques du gouvernement est le suivant : l'ensemble des suites finies d'entiers naturels ne finissant pas par 0, ordonnées lexicographiquement, est un ensemble totalement ordonné dénombrable dense sans extrémité, donc, en vertu d'un théorème bien connu, isomorphe à celui de l'ensemble ℚ des rationnels. (Certes, ce serait encore plus rigolo de numéroter les articles directement par des nombres rationnels, mais bon, voilà, quoi.) A contrario, si on prend l'ensemble de toutes les suites finies d'entiers naturels, toujours ordonnées lexicographiquement, ce n'est pas bon, parce qu'il n'y a rien entre 42 et 42-0.

Sauf que ça n'a pas l'air d'être exactement ce que font les services gouvernementaux français. Entre le 42-1 et le 42-2 ils ont bien l'air d'utiliser 42-1-1, 42-1-2, 42-1-3 et ainsi de suite. Mais si on veut insérer un unique article entre 42 et 42-1, la tentation est grande de numéroter juste 42-0. Et si on fait ça et qu'on a besoin d'insérer encore un article entre le 42 et le 42-0, on se rend compte qu'on a été très bête et que ça aurait été mieux d'écrire 42-0-1. Par exemple, dans le Code général des collectivités territoriales je vois un article R3334-0, ce qui montre que quelqu'un n'a pas bien pensé les choses, et ça va être compliqué d'en introduire un juste avant. Quant à la numérotation des articles dans le Code général des impôts, elle est complètement délirante et part dans tous les sens. Non, sérieusement, je ne veux pas savoir comment ils se sont retrouvés à avoir un article 150VHbis, ni comment ils appelleront l'article qu'ils auront certainement un jour besoin d'insérer entre le 150VH et le 150VHbis, mais c'est épouvantable.

Beaucoup de codes (mais pas tous) ont à la fois une partie législative et une partie réglementaire. Dans ce cas, la convention est qu'une lettre au début du numéro de l'article indique de quel type de texte il s'agit : ‘L’ pour un article législatif (voire ‘LO’ s'il a la nature d'une loi organique), ‘R’ pour un décret en Conseil d'État, ‘D’ pour un décret simple, et quelque chose comme ‘R*’ et ‘D*’ s'ils sont aussi en conseil des ministres (à moins que ce soit une étoile pour un décret pris par le président de la République et deux étoiles pour un décret en conseil des ministres ?), et je crois qu'on trouve aussi ‘A’ pour un arrêté (mais je ne trouve pas d'exemple de code ayant de tels articles, donc peut-être que j'ai rêvé). Les articles de même nature sont regroupés ensemble (la convention n'est pas la même selon le code), et on tente de leur donner des numéros « parallèles », mais bon, ça n'a pas l'air vraiment systématique non plus.

Le visa des textes, l'exposé des motifs, etc.

Les textes réglementaires commencent par un certain nombre d'incantations propitiatoires concernant les autorités qui ont été consultées et les textes qui s'appliquent. Pour un décret, ça ressemble à ceci :

Le Premier ministre,
Sur le rapport du ministre des foobars et de la corgification,
Vu le code de la frobnication, notamment son article L.1729-42 ;
Vu l'avis du Conseil supérieur de la blarfitude en date du 29 février 2025 ;
Le Conseil d'État (section des foobars bleutés) entendu,
Décrète :

Pour un arrêté, ce serait plutôt Le ministre des foobars et de la corgnification,↵Vu [gnagnagna],↵Arrête : (comme je l'ai expliqué plus haut, le Premier ministre ou le président de la République décrètent, les autres ministres — ainsi que les préfets, maires, etc. — arrêtent).

Il y a plein de règles de légistique, dont certaines ont une vraie portée juridique mais d'autres pas, sur la manière d'écrire ces incantations (pour les détails je renvoie au Guide de légistique déjà lié plus haut, section 3.1.5) : sur l'ordre dans lequel les textes sont cités et les tournures exactes utilisées (il y a même l'air d'avoir des règles sur le choix d'une virgule ou d'un point-virgule en fin de ligne, que j'ai essayé de reproduire ci-dessus[#20], mais qui ne semble pas documenté dans ce guide de logistique). Les textes cités par vu (qui, soit dit en passant, est invariable : ils écrivent vu la Constitution alors que moi j'écrirais vue la Constitution) s'appellent le visa du texte — ou peut-être que l'ensemble du bloc incantatoire s'appelle visa, je ne sais pas bien — et les textes en question sont dit visés. En gros ce sont les textes qui s'appliquent, qui soit donnent pouvoir à l'exécutif de prendre ce texte réglementaire soit appellent à être précisés par lui. (Il semble que ce ne soit pas un motif d'irrégularité d'avoir manqué de viser un texte applicable, donc en général le visa est plutôt indicatif que juridiquement significatif.)

[#20] Je crois comprendre que, par exception aux règles de typographie française habituelle, la virgule est ici plus séparatrice que le point-virgule : c'est-à-dire que dans l'exemple fictif que j'ai imaginé, on a quatre parties séparées par des virgules (Le Premier ministre, Sur le rapport du ministre des foobars et de la corgification, la totalité du visa, et enfin Décrète), et qu'au sein du visa, c'est le point-virgule qui joue le rôle de séparateur. (Voyez par exemple ici pour un vrai exemple : c'est très clair qu'il faut d'abord séparer au niveau des virgules en fin de ligne, et ensuite, au sein du bloc de visa, séparer celui-ci au niveau des points-virgules en fin de ligne.)

Il y a des incantations qui ont une signification spécifique : quand le texte dit vu la Constitution, notamment le second alinéa de son article 37 (cet alinéa dit : les textes de forme législative intervenus en ces matières [autres que celles qui sont du domaine de la loi] peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d'État), c'est une façon pour de dire que le texte est un décret qui modifie une loi mais que cette loi n'aurait pas dû être une loi parce qu'elle touche sur un domaine qui n'est pas du domaine de la loi (soit parce que la loi est antérieure à la Ve république, soit parce que le gouvernement a demandé son déclassement au Conseil constitutionnel). Quand le texte dit vu la Constitution, notamment son article 37-1, il s'agit d'un texte expérimental.

Comme je l'ai expliqué plus haut, si le texte dit le Conseil d'État entendu, c'est un décret en Conseil d'État, et s'il dit dit le conseil des ministres entendu (ce qui se place après, et apparemment le conseil des ministres n'a pas pas droit à une majuscule alors que le Conseil d'État si), c'est un décret en conseil des ministres : ces formules sont juridiquement contraignantes, alors que si le gouvernement a consulté le Conseil d'État sans vouloir faire du décret un décret en Conseil d'État la formule utilisée est après avis du Conseil d'État (a contrario, dans les rares cas où le gouvernement doit recueillir un avis conforme du Conseil d'État, il est indiqué : sur l'avis conforme du Conseil d'État).

Les lois n'ont pas de visa dans le même style que les textes réglementaires. L'incantation propitiatoire au début d'une loi ressemble plutôt à :

L'Assemblée nationale et le Sénat ont délibéré,
L'Assemblée nationale a adopté,
Vu la décision du Conseil constitutionnel nº 2025-999 DC du 29 février 2025 ;
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

(Ces mots ne font d'ailleurs pas partie de la loi elle-même, je pense, mais plutôt de la promulgation de la loi. Et comme je l'ai dit plus haut, je ne sais pas si le terme de visa est approprié ici.)

Les tournures l'Assemblée nationale et le Sénat ont délibéré et l'Assemblée nationale a adopté indiquent que le texte a été délibéré dans les deux assemblées mais que le gouvernement a donné le dernier mot à l'Assemblée nationale (donc le Sénat n'a pas adopté). En revanche, si les deux chambres ont adopté, ce sera indiqué : l'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté. (Noter qu'un texte que le gouvernement a fait adopter à l'Assemblée nationale en engageant sa responsabilité au moyen de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution est tout de même considéré comme ayant été adopté par l'Assemblée nationale.)

La référence à une décision du Conseil constitutionnel est insérée en cas de contrôle de constitutionnalité a priori : il s'agit de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a vérifié que la loi est bien conforme à la Constitution.

À défaut de visa, les projets et/ou propositions de loi ont généralement un exposé des motifs qui vient se placer avant le texte de la loi, et qui explique la raison pour laquelle les auteurs du texte ont jugé utile de légiférer. Contrairement aux textes européens (directives et règlements) qui conservent les motifs dans le texte lui-même (sous forme de considérants), l'exposé des motifs est excisé lors de la publication de la loi française (sans doute pour renforcer l'idée que ces motifs ne doivent pas avoir de valeur juridique ? ou parce que ce sont les motivations de l'auteur initial mais qu'ils ne tiennent pas compte des amendements parlementaires introduits en cours de route ?). Pour les retrouver, il faut chercher dans le dossier législatif, et l'emplacement exact du document n'est pas toujours facile à retrouver parce que ce sera différent pour un projet de loi et une proposition, et selon que le texte a été déposé à l'Assemblée nationale ou au Sénat.

Les signatures

Je n'ai pas le courage d'écrire ici grand-chose sur les signatures d'un décret. Disons juste que le signataire principal est soit le président de la République soit le Premier ministre, mais qu'il y a normalement des contreseings ministériels (c'est-à-dire des ministres qui signent en-dessous du signataire principal). S'agissant du président de la République, un petit nombre de ses pouvoirs s'exercent par un décret sans contreseing (nomination et révocation du Premier ministre, convocation d'un referendum, dissolution de l'Assemblée nationale, et toutes mesures prises au titre des pouvoirs exceptionnels prévus par l'article 16 de la Constitution) ; les autres décrets présidentiels, qu'il soient ou non délibérés en conseil des ministres (voir une note plus haut), nécessitent le contreseing de ministres responsables. S'agissant du Premier ministre, ses décrets sont contresignés par les ministres chargés de leur exécution, notion apparemment subtilement différente des ministres responsables, mais j'avoue que la différence m'échappe un peu.

Concernant les lois, leur promulgation est faite par le président de la République, qui signe à la fin (ce n'est pas vraiment la loi qu'il signe, je pense, mais la promulgation de la loi — même si la différence est un peu byzantine) ; et là aussi, il y a un contreseing par des ministres responsables, et comment sont choisis ces ministres responsables n'est pas clair (pour moi en tout cas[#21]).

[#21] Ce qui ne m'a pas empêché de faire récemment un rêve étonnamment précis à ce sujet (voir ici sur Twitter ou ici sur Bluesky), rêve qui est d'ailleurs un peu à l'origine de l'écriture de ce billet.

La curieuse question des accents sur les capitales

Je termine cette partie sur la légistique par une question bien curieuse : celle des accents sur les capitales. En typographie française, normalement, il est bien admis que les capitales prennent des accents comme les minuscules — donc on écrit État et pas Etat. Mais pour une question de tradition(‽), le Journal officiel de la République française ne met pas les accents sur les capitales : donc ce sera, par exemple, le Conseil d'Etat (j'ai déjà dit plus haut qu'ils mettent une majuscule à conseil ici). Sauf quand le mot est entièrement écrit en capitales.

C'est même assez étrange, parce que quand le parlement vote les textes (ce qu'on appelle les petites lois), les accents sont bien présents sur les capitales, et donc quelque part après, soit au niveau de la promulgation par le président de la République soit au niveau de l'édition par le Journal officiel, ces accents disparaissent. Pourquoi et comment, il faudrait enquêter de façon plus approfondie[#22] pour le savoir.

[#22] Ma tentative pour imaginer une raison : historiquement, les lois ont été typographiées sans accents sur les capitales parce que c'était techniquement problématique. Cette raison, évidemment, n'a plus cours maintenant, mais elle est maintenue parce que si on commence à en mettre, dès qu'il y a du copier-coller il va falloir décider si on remet tous les accents manquants ou pas — ou, dans le cas d'un texte modificateur, comment on rédige la modification (on fait comme si ça ne faisait aucune différence ? ou on écrit les modifications en ajoutant graduellement les accents manquants ?). Il est plus simple de maintenir les textes sans accents sur les capitales que de commencer à ouvrir ce sac de nœuds.

Ce serait tout de même très amusant si cette histoire servait comme point de départ d'un contentieux administratif (au motif que la loi promulguée n'est pas celle qu'a votée le parlement, ou, de façon un peu moins irréaliste, qu'un texte modificateur n'a pas été correctement appliqué ou bien que l'absence d'accents cause une ambiguïté).

La publication des textes

Il existe un organe officiel de la publication des textes normatifs pour la France : pendant longtemps (1793–1870) ça a été le Bulletin des lois, depuis 1870 c'est le Journal officiel de la République Française (lui-même plus ou moins héritier d'un autre journal, Le Moniteur universel, qui publiait les comptes-rendus des débats parlementaires), ou JO ou JORF en abrégé. Depuis 2016, le Journal officiel ne fait plus l'objet d'une publication papier mais seulement en ligne, sur le site Web Légifrance (noter que Légifrance propose aussi la version consolidée, cf. ci-dessus, de beaucoup de textes ; mais le JO publie, et c'est ce dont je parle ici, le texte initial, éventuellement modificateur d'un autre texte). Il y a plusieurs éditions du Journal officiel (documents administratifs, débats parlementaires…), mais celle dont on parle ici est l'édition Lois et décrets.

Tous les textes parus au JO, même édition Lois et décrets, ne sont pas des textes normatifs (il y a, par exemple, des informations parlementaires avec l'ordre du jour des débats ou les déclarations politiques des groupes parlementaires — par exemple, dernièrement, ceci ; mais aussi des avis de postes à pourvoir dans certaines administrations). Mais inversement, est-ce que tous les textes normatifs paraissent au JORF ? Non ! (même sans compter les textes européens qui paraissent au Journal officiel de l'Union européenne).

Les lois sont forcément publiées au Journal officiel quand elles sont promulguées. Les textes réglementaires, eux, ne le sont pas forcément : pour ça, on met un article final qui dit quelque chose comme le ministre des foobars et de la corgnification et le ministre des zorglubs argentés sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret, qui sera publié au Journal officiel de la République française.

La publication du texte réglementaire n'est pas nécessaire pour qu'il fasse effet, mais elle est nécessaire pour qu'il soit opposable (il doit y avoir un principe avec un nom percutant, parce que les juristes aiment bien les principes avec des noms percutants, mais je ne le connais pas ; cf. cependant ici) : on ne peut pas vous reprocher de ne pas respecter un texte dont vous ne pouviez pas avoir connaissance, évidemment. Mais un arrêté nominatif ou un texte de droit interne à une administration n'a pas besoin d'être publié au Journal officiel : il peut être notifié à la personne intéressée ou à l'administration intéressée, publiée dans un bulletin officiel spécifique à un ministère, etc. (A priori, cela reste un document administratif, donc le public peut en demander communication — tant qu'il n'y a pas une raison qui s'y oppose, par exemple des éléments confidentiels.)

Et je me suis concentré, là, sur les textes réglementaires pris par le gouvernement de la République française. Mais il y a aussi toutes sortes d'autorités locales qui peuvent prendre des arrêtés : les préfets et les maires, notamment. Et là, la manière dont ils sont publiés est… folklorique pour dire le moins. Chaque préfecture, chaque mairie, chaque autorité qui peut prendre des arrêtés a sa propre façon de les publier, parfois c'est un site Web (sur lequel les documents publiés peuvent être un PDF avec un scan moche et pas du tout accessible d'un document papier que le préfet a signé), parfois c'est juste affiché sur la porte de la mairie de Saint-Triffouilly-lès-Glinglin.

C'est une honte et un scandale qu'en 2024 l'État n'ait pas mis en place un système centralisé unique pour toute la République (une extension de Légifrance) sur lequel n'importe quelle autorité administrative française puisse — et dans un second temps, ait le devoir de — publier ses textes, avec une interface Web offrant une fonction de recherche unifiée, la possibilité de trier par autorité, etc.

Du coup, trouver les actes pris (publiquement) par le ministère de l'Intérieur est raisonnablement facile ; mais par la préfecture de Police de Paris, c'est véritablement indigent — et je parle là de la préfecture de Police de Paris, qui n'est même pas la mairie de Saint-Triffouilly-lès-Glinglin. Et surtout, une loi devrait préciser que ne sont opposables que les textes qui ont été déposés sur ce système centralisé.

J'ai déjà mentionné dans un billet passé la manière dont, à l'occasion de manifestations en avril 2023 contre le pouvoir, la préfecture de Police de Paris avait joué au jeu parfaitement scandaleux de publier à la dernière minute des arrêtés portant des interdiction de manifester, en les affichant en catimini sur sa façade et sans les mettre sur son site Web : ceci lui avait valu un rappel à l'ordre du juge administratif. Mais ceci montre un peu les problèmes qui peuvent se poser avec cette question de publicité des textes réglementaires.

Un autre cas spécifique à mentionner est celui du droit routier : il va de soi qu'on ne peut pas exiger que l'automobiliste qui passe à Saint-Triffouilly-lès-Glinglin soit au courant de l'arrêté du maire qui met la rue Vinton Cerf en sens unique entre la place Bill Gates et le boulevard Linus Torvalds, même si ledit arrêté a été affiché au moment où il a été pris sur le panneau devant la mairie — il faut[#23] qu'il y ait un panneau routier indiquant le sens interdit pour que l'arrêté soit opposable. Néanmoins (je dis ce que je crois avoir compris, parce que je n'ai jamais trouvé d'explication super claire à ce sujet) ce n'est pas le panneau qui fait le droit, le droit est fait par un arrêté pris dans les formes par l'autorité compétente ; et le principal travail des avocats du droit routier va être, en cas d'infraction, de demander à voir l'arrêté (que, souvent, la mairie sera incapable de produire parce que ses archives sont désorganisées), et éventuellement contester les formes dans lesquelles il a été pris (le signataire était-il bien dépositaire du pouvoir de police sur cet endroit, par exemple). Il y a aussi probablement beaucoup de panneaux routiers qui ne correspondent pas à des textes normatifs : c'est certainement le cas pour les panneaux d'avertissement, mais je pense aussi pour certains panneaux d'interdiction (par exemple, dans une sortie de d'autoroute, il va y avoir des panneaux limitant la vitesse à 90, puis 70, puis 50 : je suis convaincu qu'il n'y a pas un arrêté pris par — je ne sais même pas qui a le pouvoir de police sur les autoroutes, d'ailleurs — disant que du mètre tant au mètre tant après la sortie la vitesse est limitée à 90, puis de tant à tant à 70, etc. : ces panneaux sont là pour aider l'automobiliste, mais je soupçonne que ce n'est pas une infraction de ne pas les respecter ; par contre, la limite à 50 après la phase de décélération graduelle, elle est très certainement appuyée par un arrêté, par exemple fixant les limites de l'agglomération ; enfin, je répète que tout ça est de la spéculation de ma part).

[#23] Enfin, j'espère ! Je reconstitue quelque chose que je devine, ici : pour qu'une règle de police de la circulation fasse effet, il faut qu'il y ait à la fois un arrêté valablement pris par le titulaire de l'autorité de police administrative sur l'axe routier concerner, et un panneau routier qui informe les usagers de la règle en question. Mais je n'ai aucune référence précise pour ce principe, donc si quelqu'un peut m'en fournir une, ce sera mieux.

Le droit non textuel

Si on a une approche d'informaticien, on a envie d'imaginer que le droit est juste un ensemble de textes normatifs tels que je les ai présentés jusqu'à présent, et que, mise à part la question inévitable qu'il peut y avoir des difficultés de compréhension du texte, comprendre le droit c'est juste trouver quel texte s'applique dans une circonstance donnée, de même que pour tout comportement d'un programme informatique il y a un bout de code qui doit l'expliquer. Or il n'en est rien ! On a beau se moquer des anglais et de leurs traditions constitutionnelles non écrites, on en a aussi beaucoup en France. Mais avant d'en parler, je dois parler des juges.

Les différentes sortes de juges

Dès qu'il y a un texte normatif, il vaut mieux qu'il y ait un juge pour l'interpréter et le défendre. Parce que n'importe quel texte écrit en français pose des problèmes d'interprétation, il y a des passages qui seront ambigus ou mal écrits, ou des trous évidents dans le texte, voire des contradictions, et un des rôles du juge est de dire le droit. Pour citer un des plus célèbres arrêts du monde (qui ne s'applique évidemment pas à la France, mais qui explicite la notion philosophique du rôle du juge) :

It is emphatically the province and duty of the judicial department to say what the law is.

Mais il ne s'agit pas que d'interpréter, il faut aussi que le juge ait des remèdes a sa disposition. Ou pour dire les choses autrement, un texte juridique qui n'a pas un juge capable de le défendre est plus une suggestion qu'une loi.

En France, on ne manque pas de juges. Alors que dans un pays comme les États-Unis il y a deux sortes de juges à cause du fédéralisme (ceux des états fédérés et ceux de l'état fédéral), en France on a deux ordres de juridiction selon une division complètement arbitraire du droit : l'ordre judiciaire et l'ordre administratif ; à ceux-là il faut encore ajouter un tribunal spécial (le Tribunal des conflits) pour arbitrer les conflits entre ces deux ordres, une quasi-cour constitutionnelle qui n'est pas exactement une cour, à savoir le Conseil constitutionnel, et bien sûr les cours prévues par des traités internationaux qui lient la France parmi lesquelles les deux plus importantes sont la Cour de justice de l'Union européenne (siégeant à Luxembourg) et la Cour européenne des droits de l'homme (siégeant à Strasbourg). Donc là où les États-Unis ont une seule et unique Cour suprême, la France a six trucs qui peuvent plus ou moins prétendre être une sorte de cour suprême pour la France : la Cour de cassation (pour l'ordre judiciaire), le Conseil d'État (pour l'ordre administratif), le Tribunal des conflits (pour les mettre d'accord le cas échéant), le Conseil constitutionnel (qui n'est pas vraiment une cour mais un peu quand même mais pas vraiment bref c'est compliqué), la CJUE (pour le droit européen) et la CEDH (pour la Convention européenne des droits de l'homme).

De façon très sommaire, l'ordre judiciaire juge les litiges entre individus ou personnes morales (par exemple, le droit civil, mais aussi le droit de la famille, le droit commercial, le droit du travail, etc., qui peuvent avoir leurs spécificités), mais il s'occupe aussi du droit pénal qui bien qu'assez à part relève quand même de l'ordre judiciaire ; tandis que l'ordre administratif est compétent pour les litiges entre les administrés et l'Administration, l'Administration désignant, ici, non seulement l'État mais aussi les autres pouvoirs publics. De façon très sommaire, si vous voulez obtenir réparation parce que votre banque vous a prélevé des frais indus, c'est auprès du juge judiciaire qu'il faut voir, tandis que si vous voulez obtenir réparation parce que l'État a mal calculé vos impôts, c'est auprès du juge administratif qu'il faut voir.

Devant l'ordre administratif, c'est toujours l'administré qui attaque l'Administration (ou éventuellement une administration qui en attaque une autre, par exemple si un maire porte un recours contre la préfecture dont il dépend). Ce n'est pas symétrique, parce que l'Administration a des pouvoirs exorbitants : ses décisions sont exécutoires, c'est-à-dire que si elle veut faire quelque chose contre un administré (concrètement, par exemple, si ce sont les services fiscaux de l'État qui pensent que vous n'avez pas bien payé vos impôts), elle peut simplement le faire, directement (dans le cas des impôts : vous infliger une amende, voire prélever l'argent sur votre compte par une saisie à tiers détenteur), elle n'a pas besoin de passer par un juge. Le juge administratif est donc là pour contrôler et mettre des limites aux pouvoirs de l'Administration, ce qui est fondamentalement asymétrique. Le type de recours le plus fréquent, le recours pour excès de pouvoir, consiste à demander au juge administratif d'annuler une décision prise par l'Administration (par exemple, annuler un décret ou un arrêté), par exemple pour vice de forme, vice de procédure, incompétence, erreur de fait, erreur de droit ou excès/détournement de pouvoir.

Ça c'est la version pour enfants, et, évidemment, la pratique est invraisemblablement plus compliquée parce qu'il y a des exceptions dans tous les sens et que, fondamentalement, qu'est-ce que l'Administration ? est une question très difficile[#24], surtout que parfois l'Administration agit comme Administration (et relève du juge administratif) mais parfois pas (et elle relève alors du juge judiciaire). Et comme c'est très compliqué, il y a un tribunal archi spécial, le Tribunal des conflits, qui est censé mettre les ordres de juridiction d'accord quand ils ne sont pas d'accord sur qui doit juger quelque chose (plus exactement, il peut s'agir d'un conflit positif, quand l'ordre judiciaire s'est déclaré compétent juger quelque chose, auquel cas l'Administration peut demander au Tribunal des conflits de la déclarer incompétente, ou d'un conflit négatif ou d'un conflit sur renvoi, quand les deux ordres se sont déclarés incompétents, ou enfin d'un conflit sur le fond).

[#24] Exemple de difficulté qui peut survenir : celle de la possibilité de recours devant le juge administratif de litiges relatifs aux actes parlementaires. Voyez par exemple ici.

Au sein de chaque ordre de juridiction (administratif et judiciaire), il y a des tribunaux de première instance (dans l'ordre administratif ce sont les tribunaux administratifs, dans l'ordre judiciaire c'est un peu compliqué mais en général ce sont les tribunaux judiciaires, qui remplacent les anciens tribunaux d'instance et de grande instance), des cours d'appel (cours administratives d'appel pour l'ordre administratif, cours d'appel pour l'ordre judiciaire), et une unique Cour de cassation, c'est-à-dire qu'elle veille au respect et à l'unité du droit de son ordre de juridiction, à savoir le Conseil d'État pour l'ordre administratif et la Cour de cassation pour l'ordre judiciaire.

Parmi les bizarreries complètement gratuites du droit qui servent juste à le rendre plus pénible et plus difficilement intelligible, mentionnons que les décisions des cours ont des noms différents : pour les tribunaux de première instance on parle de jugement, pour les cours d'appel des deux ordres ainsi que la Cour de cassation et le tribunal des conflits on parle d'arrêt, pour le Conseil d'État il semble qu'on doive proprement parler de décision, mais en fait les juristes eux-mêmes disent souvent arrêt (au moins quand on parle des grands arrêts du Conseil d'État). En tout cas, si vous voulez passer pour un plouc, parlez de jugement du Conseil d'État et les juristes se sentiront très contents de vous regarder avec mépris.

Un peu d'histoire

Bon, mais pourquoi cette séparation en deux ordres de juridiction ? À quoi ça sert d'avoir séparé les juges en juges administratifs et juges judiciaires ?

L'histoire (forcément simplifiée) est en gros la suivante. Sous l'Ancien régime il n'existait aucune séparation des pouvoirs, le roi ayant des pouvoirs à la fois législatifs (même si ce n'est pas aussi flagrant que ce qu'on peut croire), exécutifs (ainsi que militaires, religieux, etc.) et judiciaires (c'est même peut-être le sens le plus sacré de la fonction de roi que de rendre la justice et donc de dire le droit). Comme le roi ne pouvait évidemment pas juger toutes les affaires en son royaume, la justice royale était déléguée à des agents royaux (prévôts en première instance, baillis ou sénéchaux en appel), mais pouvait aussi être retenue par le roi qui, n'étant pas spécialiste de droit, allait néanmoins s'entourer de conseillers juridiques ou consulter leur avis : ces conseils de juristes sont devenus les parlements, qui ont ainsi reçu à leur tour une justice déléguée, souveraine (sur une certaine région du royaume) tant que le roi lui-même n'intervenait pas en son conseil. Les parlements (composés de conseillers titulaires d'une charge vénale) étaient donc plus ou moins des cours de justice, mais ils avaient aussi une fonction législative (enregistrer les ordonnances royales, et éventuellement refuser de les enregistrer en faisant usage de leur droit de remontrance) ; et parfois à la frontière entre le législatif et le judiciaire, par le biais des arrêts de règlement[#25] qui tranchaient un point de droit en l'absence de contentieux : on voit là aussi l'absence totale de séparation des pouvoirs. Je n'ai ni le temps ni la compétence d'évoquer ici la complexité des rapports entre roi et parlement à la fin de l'Ancien régime (ou le coup de force de Maupeou), ni le rôle que ça a joué dans la Révolution française.

[#25] Oh, encore un sens subtilement différent du mot règlement : après les règlements des assemblées parlementaires, les actes réglementaires pris par l'exécutif et les règlements européens, voici les arrêts de règlement des cours de justice. Décidément, les juristes auraient vraiment besoin d'un dictionnaire des synonymes.

Toujours est-il que les révolutionnaires étaient excessivement méfiants vis-à-vis des juges. Ils ont voulu d'une part, pour les séparer du pouvoir législatif, leur retirer toute marge d'interprétation de la loi, et d'autre part, pour les séparer du pouvoir exécutif, soustraire complètement l'Administration à leur contrôle. C'est par exemple assez frappant dans la constitution du Directoire (article 203 de la constitution du 5 fructidor an III) : Les juges ne peuvent s'immiscer dans l'exercice du Pouvoir législatif, ni faire aucun règlement. Ils ne peuvent arrêter ou suspendre l'exécution d'aucune loi, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. La première phrase interdit les arrêts de règlement, la seconde retire complètement l'Administration au contrôle du juge, c'est-à-dire ici le juge judiciaire.

Comme il faut quand même qu'il puisse y avoir un semblant de protection contre la toute-puissance de n'importe quel membre de l'Administration, l'idée était de renvoyer les problèmes à la voie hiérarchique : c'est-à-dire que le ministre ou bien le chef de l'État (selon les régimes) était juge (administratif, donc) de l'administration placée sous son contrôle (le ministre étant lui-même éventuellement, et selon le régime, placé sous le contrôle du parlement, mais il s'agit là d'un contrôle politique et non juridictionnel). C'est la théorie du ministre-juge.

Mais à ce moment se reproduit le même schéma qu'avec le roi sous l'Ancien régime : le ministre peut exercer la justice administrative retenue sur son administration, mais n'étant pas juriste, il la délègue à des spécialistes de droit, comme le roi de l'Ancien régime l'avait délégué aux parlements ou, dans certains cas, à son propre conseil (notamment le conseil des parties), qui se met à juger de façon autonome. Or une formation de spécialistes du droit pour conseiller le gouvernement, plus ou moins héritière du conseil du roi, existe : c'est le Conseil d'État (voir plus haut). Au cours des années 1870–1890, le Conseil d'État passe donc progressivement de conseiller du ministre-juge à délégataire de celui-ci, et finalement à juge administratif à part entière : c'est ainsi qu'est consacrée l'indépendance de l'ordre administratif, qui acquiert une valeur constitutionnelle dans les années 1980 avant d'être explicitement inscrite dans la Constitution en 2008.

Donc la France se retrouve avec deux ordres séparés de juridiction. Est-ce un problème ? Pas forcément : une fois acquise l'indépendance de son ordre, il n'y pas lieu de faire moins confiance au juge administratif qu'au juge judiciaire comme gardien de l'état de droit et des libertés fondamentales. On peut même penser qu'il est plus protecteur puisqu'il a, justement, comme fonction spécialisée de protéger l'administré contre les abus de l'Administration, ce qui implique qu'il prend cette tâche au sérieux, et peut-être que les formes de procédure particulières aux juridictions administratives (procédure essentiellement écrite, gratuité) sont aussi plus appropriées à ce type de litige. À l'inverse, on peut aussi penser que la complication inhérente à ce double système de juridiction (ce ne sont pas les mêmes termes, pas les mêmes textes, pas les mêmes procédures, pas les mêmes avocats, pas la même jurisprudence), sans parler de son coût et du débordement de la justice administrative, rendent la justice plus inaccessible aux citoyens. En tout état de cause, une chose est sûre : c'est un peu agaçant qu'on hérite de ce système par les accidents de l'histoire, par des décisions prises il y a plus de 200 ans mais pas de manière démocratique, et certainement pas par un débat rationnel sur la meilleure méthode d'organiser la justice et de protéger les administrés contre les abus de pouvoir de l'Administration.

La jurisprudence et les « principes généraux du droit »

Comme je le disais plus haut, quel que soit le système juridique, quand un juge est chargé d'appliquer un texte (que ce soit la Constitution, une loi, ou autre chose), il va se présenter des situations où le texte n'est pas clair, mais aussi et surtout des situations où le texte n'est pas complet. Il doit interpréter, interpoler, voire extrapoler à partir du texte.

Les juristes donnent des noms différents à cette activité du juge, et ces noms sont assez confus et mal expliqués : jurisprudence, principes généraux du droit

De ce que je comprends (mais, encore une fois, les explications sont vraiment confuses), la jurisprudence désigne de façon générale la manière dont les cours de justice disent le droit : a priori cela concerne tous les juges (du premier degré comme de tous les degrés d'appel ou de cassation au-dessus d'eux), mais comme l'avis qui importe surtout est celui des juges d'appel et de cassation, c'est surtout eux qu'on considère comme créateur de jurisprudence, chacun pour son domaine de compétence respective. Historiquement (sous l'antiquité romaine), la jurisprudence désignait l'avis des spécialistes du droit (des juristes renommés, appelés jurisconsulte, qui prodiguaient des conseils à titre gratuit, et dont les avis ont été historiquement considérés comme déterminants), c'est-à-dire pas des juges[#26] mais des experts.

[#26] Les juges n'étaient d'ailleurs pas, à Rome, des gens de métier. Pour décrire très sommairement ce que j'ai compris du procès romain, le litige était d'abord tranché en droit par le préteur (un magistrat, c'est-à-dire un élu), qui nomme ensuite un juge (simple citoyen, normalement choisi sur l'accord des deux parties) pour trancher sur les faits selon les instructions du magistrat.

On a tendance à distinguer le droit anglo-saxon (common law) où le précédent établi par les cours supérieures lie automatiquement les cours inférieures (par exemple, aux États-Unis, une fois que la Cour suprême des États-Unis a dit un point de droit, tous les juges doivent appliquer cette interprétation), et le droit romano-germanique où la jurisprudence des cours supérieures ne lie pas formellement les autres juges. Honnêtement, je ne comprends pas le sens de cette distinction, que tout le monde répète sans plus d'explication : dans le common law, c'est le juge lui-même qui va décider si tel ou tel précédent d'une cour supérieure le lie, il ne risque pas de sanction s'il a jugé à tort que ce précédent ne s'applique pas, juste que le jugement soit annulé en appel, et inversement, dans le système romano-germanique le juge, qui n'est pas « lié » par le précédent, s'il ne suit pas la jurisprudence des cours supérieures, son jugement sera quand même annulé en appel ou en cassation. Du coup quelle est la différence, au fond ? J'ai l'impression que ça revient exactement au même : dans les deux cas, le juge tranche comme il peut, mais il sait qu'il a intérêt à suivre l'avis des cours supérieures s'il ne veut pas que son jugement soit annulé ou cassé par elles. Ça ressemble vraiment à des distinctions byzantines que les juristes aiment faire mais dont ils n'expliquent jamais clairement ce qu'elles signifient vraiment au fond.

Toujours est-il qu'en France, la jurisprudence (créée par les cours d'appel et surtout la Cour de cassation, ou, s'agissant de l'ordre administratif, le Conseil d'État) ne lie pas formellement le juge de première instance, mais il va probablement s'y conformer quand même.

Un type de principe particulier dégagé par la jurisprudence en cas de silence de la loi sur un domaine est ce qu'on appelle les principes généraux du droit.

Comme je l'ai dit plus haut dans mon rappel historique, les parlements de l'Ancien régime faisaient parfois des arrêts de règlement par lesquels ils annonçaient trancher d'une certaine manière une certaine sorte de question, ce qui leur donnait une sorte de pouvoir législatif (la distinction est assez bidon, et elle était encore plus inexistante sous l'Ancien régime). Les révolutionnaires, qui se méfiaient des juges (et qui avaient une fascination à la limite de l'idolâtrie pour la Loi, avec ‘L’ majuscule), ont voulu leur interdire cette pratique, et même leur interdire d'inventer quoi que ce soit qui ne soit pas dans la Loi. Le juge est lié par une double interdiction : celle de refuser de se prononcer parce que la loi est obscure ou insuffisante (article 4 du code civil : Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice) et celle de faire des arrêts de règlement (article 5 du code civil : Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ; article 203 de la constitution du 5 fructidor an III, que j'ai déjà cité : Les juges ne peuvent s'immiscer dans l'exercice du Pouvoir législatif, ni faire aucun règlement).

Mais que faire dans le silence de la loi ? Une solution qui a été tentée à un certaine époque (en gros de 1790 à 1837) est que, dans ce cas, le juge demande au législateur de combler les lacunes de la loi par une loi interprétative : on appelle ça le référé législatif. Sans aller fouiller dans l'histoire de ce mécanisme (que je ne connais pas bien), on peut dire qu'il n'a pas tenu, et il n'est plus en vigueur en France.

De toute façon, il me semble qu'il n'y a pas de vraie bonne solution : si la loi était silencieuse (ou obscure ou contradictoire) au moment du litige, chacune des parties du litige pouvait estimer de bonne foi être dans son droit, et quelle que soit la manière dont on tranche le litige, il y aura forcément une forme d'injustice (je trouve que c'est quelque chose qu'on ne souligne pas assez, et qui plaide pour l'importance de la clarté et de la lisibilité du droit). Que ce soit le législateur ou le juge qui le fasse n'est pas le plus important : le législateur a sans doute plus de légitimité pour imaginer une règle pour l'avenir, le juge a plus de compétence pour en dégager une qui soit juste dans le cas précis qui est devant lui, mais aucune issue ne sera pleinement satisfaisante.

Mon avis personnel (à moi que j'ai) est que la moins mauvaise solution est que le juge tranche sur l'affaire en cours et que le législateur soit ensuite chargé (lorsque le silence de la loi est tel qu'on peut penser que ce type de cas se reproduira) de compléter la loi pour l'avenir, typiquement en suivant l'avis du juge, éventuellement en l'infirmant (ce qui ne remettra pas en cause l'affaire précise qui a suscité la question, sauf peut-être en matière pénale où toute ambiguïté de droit doit bénéficier à l'accusé), mais en tout cas en inscrivant un nouveau principe dans la loi, de préférence sous forme de règle générale claire, à un endroit approprié d'un code. Autrement dit, je plaide pour une sorte de référé législatif mais a posteriori, où on utiliserait chaque décision importante d'une juridiction suprême comme une injonction faite au législateur à éclaircir le droit pour qu'on puisse se passer de la jurisprudence la prochaine fois que ce type de situation se reproduit : que la règle soit claire en lisant le texte la prochaine fois[#27]. (On ne réparera jamais tous les trous de la loi, évidemment, mais on peut au moins éviter que le même silence se produise régulièrement, et on peut ainsi éviter que la moitié du droit soit contenue dans des principes généraux non écrits.)

[#27] Et dans le cas d'une jurisprudence constitutionnelle, me demanderez-vous ? On ne peut pas réunir le parlement en congrès à chaque fois que le Conseil constitutionnel rend une décision, pour incorporer tel ou tel principe général dans la Constitution ! Certes, mais je peux proposer la petite astuce suivante : on peut mettre ce principe dans une loi ordinaire, et la faire contrôler par le Conseil constitutionnel : si la loi en question reprend précisément la jurisprudence qu'il a posée, il sera bien obligé de la déclarer conforme à la Constitution, et dans le cas contraire, il sera amené à préciser sa jurisprudence, et on recommence jusqu'à ce qu'il soit d'accord.

Mais refermons cette digression. La situation actuelle du droit français est qu'il n'existe plus de référé législatif, ni même la solution intermédiaire que j'appelle de mes vœux au paragraphe précédent : quand la loi est silencieuse, la jurisprudence invoque les principes généraux du droit.

Les principes généraux du droit, donc, ce sont des principes dégagés par le juge dans le silence de la loi.

Les juristes font toutes sortes de nœuds sur la question de savoir si ces principes généraux du droit sont inventés, imaginés, créés, dégagés, découverts ou autre chose (utilisez votre dictionnaire des synonymes) par le juge. Je trouve que c'est une question aussi stupide et inintéressante que de discuter du sexe des anges : je ne sais même pas ce que la question signifie. (Bon, peut-être que je suis de mauvaise foi parce que je suis fermement de l'avis que les mathématiques sont découvertes et pas inventées, donc je devrais avoir de la sympathie pour les juristes qui pensent que les principes généraux du droit sont découverts par les juges et pas inventés par eux… mais quand même, cette question n'est pas très sérieuse.) Il est quand même clair que le juge n'est pas censé faire n'importe quoi : il est sans doute censé s'inspirer de l'esprit de la loi, de considérations d'équité, ou de traditions, ou de ce qui se fait ailleurs (dans d'autres domaines du droit français, ou ailleurs dans le monde), même si ce serait bien de savoir plus précisément sur quoi il est censé se fonder.

Ce sont donc des principes à valeur législative (au-dessus des actes réglementaires, cf. plus bas sur la hiérarchie des normes), mais qui ne sont écrits nulle part, justement parce qu'ils interviennent dans le silence de la loi. Mais ils ne sont pas censés aller à l'encontre du texte de la loi, et si le législateur n'en est pas content, il peut les annuler par une loi qui comble la lacune de la loi antérieure et qui contredit (ou confirme) l'interprétation de la jurisprudence.

Il y a des principes généraux du droit dans les différents ordres juridictionnels : le terme de principes généraux du droit s'applique notamment pour l'ordre judiciaire et l'ordre administratif ; mais ils ont plus d'importance dans l'ordre administratif[#28] (c'est-à-dire que le Conseil d'État crée/dégage/découvre/quidlibet plus de principes que la cour de cassation ne le fait) parce que la loi est généralement moins précise sur le droit administratif, notamment à cause de l'histoire que j'ai évoquée plus haut, et aussi parce que le pouvoir exécutif est protéiforme ce qui explique qu'il faille sans arrêt inventer de nouveaux principes pour y mettre des limites. (Je veux bien être clair sur le fait que je ne reproche pas au Conseil d'État d'imaginer des nouveaux principes, surtout quand il s'agit de défendre les administrés contre les abus de l'Administration. Je trouve juste que ce serait bien de mettre, autant que possible, ce genre de principes explicitement et expressément dans la loi[#29], à la fois dans l'intérêt de son intelligibilité et pour éviter de possibles retournements de jurisprudence.)

[#28] À l'inverse, en droit pénal, il n'est pas censé exister d'infraction non écrite : le droit pénal est d'interprétation stricte, c'est-à-dire qu'on ne peut pas inventer un crime, un délit, une contravention, qui ne soit pas définit dans un texte écrit (on parle aussi de principe de légalité des délits et des peines). Ceci est en réaction au système judiciaire pénal de l'Ancien régime, dans lequel le juge avait toute liberté pour imaginer les peines et même les infractions.

[#29] On ne peut pas me dire que ce serait impossiblement long : les manuels de droit administratif (disons, le Chapus) sont longs, mais ils ne sont pas ingérablement longs pour un code législatif. Il n'y a donc aucune raison pratique de ne pas faire bosser des juristes pour reformuler les grands arrêts du Conseil d'État, à droit constant, sous forme de texte de nature législative, et faire voter ça au parlement comme un code de droit administratif.

À titre d'exemple, s'agissant du droit administratif, des principes comme la possibilité de recours pour excès de pouvoir (CE, 26 novembre 1875, nº47544, Pariset ; CE Ass., 17 février 1950, nº86949, Dame Lamotte), le principe du contradictoire dans la procédure administrative (CE Ass., 12 octobre 1979, nº01875 etc., Rassemblements des nouveaux avocats de France), le principe de non-rétroactivité des actes administratifs (CE Ass., 25 juin 1948, nº94511, L'Aurore), ou le principe de sécurité juridique (CE, Ass., 24 mars 2006, nº288460, KPMG) sont des principes qui ont été créés/dégagés/découverts/quidlibet par le Conseil d'État et qui ne figurent pas dans la loi. D'ailleurs, c'est même en vertu d'un tel principe que le Conseil d'État s'est initialement érigé en juge administratif à part entière et a mis fin à la théorie du ministre-juge (CE, 13 décembre 1889, nº66145, Cadot). On parle de grands arrêts de la justice administrative pour de telles décisions (typiquement du Conseil d'État ou éventuellement du tribunal des conflits) considérées comme créatrices de principes généraux du droit (il y en a une liste ici, chacun accompagné d'un commentaire quand même sacrément plus lisible que la décision elle-même, liste qui a au moins ceci d'officiel qu'elle est sur la page Web du Conseil d'État lui-même, mais évidemment il n'y a pas de liste exhaustive et parfaitement claire de ce qu'est un grand arrêt).

Si les décisions importantes concernant l'interprétation de la loi vont de toute façon être prises par la juridiction suprême de l'ordre, il est un peu absurde de laisser le juge de premier instance proposer sa solution, qui sera de toute façon contestée en appel et en cassation. Pour gagner du temps, on a donc imaginé (en 1987 s'agissant de l'ordre administratif, et en 1991 pour l'ordre judiciaire) un procédé par lequel le juge inférieur peut saisir la juridiction suprême de son ordre pour lui demander d'éclaircir une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges. (Dans l'ordre judiciaire on parle de saisine pour avis de la cour de cassation, et dans l'ordre administratif on parle de renvoi, parce que ce serait quand même trop simple d'utiliser le même mot dans les deux cas, n'est-ce pas les juristes ? Cette page explique bien les choses.) On se rapproche donc de l'arrêt de règlement que les Révolutionnaires avaient voulu bannir à jamais : le juge estimant être face à une difficulté de droit se tourne non pas vers le législateur comme dans le cas du défunt référé législatif, mais vers la juridiction suprême de son ordre, et lui demande de dire le droit. En principe, cet avis ne lie pas le juge de première instance qui l'a demandé ; en pratique, on peut imaginer qu'il est presque toujours suivi, car s'il ne l'était pas ce serait une invitation évidente à une des parties de se pourvoir en cassation.

La notion de principe général du droit existe aussi en droit de l'Union européenne. Notons à ce sujet que c'est le juge national qui a la charge d'appliquer le droit européen (il n'y a pas de juges européens de premier ressort comme il y a, aux États-Unis, des juges fédéraux de premier ressort), mais la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a pour mission de maintenir l'unité du droit européen : là aussi, donc, quand le juge national est confronté à une difficulté concernant le droit européen (soit le texte des traités eux-mêmes soit le droit dérivé de l'Union européenne), il peut former un renvoi préjudiciel devant la CJUE pour lui demander d'éclaircir soit l'interprétation soit la validité d'une norme du droit européen. Là aussi, on peut considérer qu'il s'agit d'une forme d'arrêt de règlement (mais une différence avec le cas évoqué au paragraphe précédent est que la décision rendue par la CJUE lie le juge national — encore que j'ai fait remarquer plus haut que la distinction entre jurisprudence qui lie ou ne lie pas le juge inférieur est une distinction un peu bidon).

Depuis 2018 (protocole nº16 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales), le même type de renvoi préjudiciel (je suppose que les juristes ont inventé encore un nom différent pour ça, je ne sais pas bien) est possible devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il semble d'ailleurs que le Conseil d'État se soit montré particulièrement réticent à utiliser cette procédure (parce que, je suppose, les juges aiment bien leur pré carré).

Enfin, au rayon des principes généraux du droit, il faut évoquer le cas du droit constitutionnel. Là aussi C'est Compliqué™, et le sujet est d'autant plus épineux que quand le juge constitutionnel crée/dégage/découvre/quidlibet un nouveau principe, il a valeur constitutionnelle, ce qui le rend essentiellement impossible à contester ou à modifier (on a vu que c'est quand même difficile de changer la Constitution française, et c'est bien le principe, s'il s'agit de protéger contre l'arbitraire de la loi et la tyrannie de la majorité). On parle de principes à valeur constitutionnelle pour l'analogue des principes généraux du droit mais au niveau constitutionnel (j'avais par exemple évoqué à la fin de ce billet le sujet du principe de fraternité), créés/dégagés/découverts/quidlibet par le Conseil constitutionnel, auxquels il faut ajouter les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qui sont des principes contenus dans une loi antérieure à la constitution de 1958 et auxquels le Conseil constitutionnel accorde une valeur constitutionnelle en vertu de certains critères (principe général et important pris par une loi votée par un régime républicain et ayant fait l'objet d'une application continue).

Le contrôle de constitutionnalité, en France, est particulièrement compliqué, parce que la Constitution prévoyait initialement uniquement un contrôle a priori par le Conseil constitutionnel[#30], entre le vote de la loi par le parlement et sa promulgation : initialement, ce contrôle ne pouvait s'exercer qu'à la demande du président de la République, du Premier ministre, du président de l'Assemblée nationale ou du président du Sénat, et c'était essentiellement une arme donnée à l'exécutif contre le législateur (il n'y a guère que sur la saisine par le président du Sénat que le Conseil constitutionnel a pu prendre des décisions un peu embêtantes pour le pouvoir) ; en 1974, cette saisine a priori a été étendue à un groupe suffisant de parlementaires (donc, essentiellement, à l'opposition). Mais ce n'est que depuis 2010 que la France s'est dotée d'une véritable possibilité de recours juridique (donc a posteriori) en inconstitutionnalité contre la loi, par le mécanisme de la question préliminaire de constitutionnalité (QPC) qui permet à tout justiciable, devant l'ordre judiciaire comme l'ordre administratif, d'invoquer l'inconstitutionnalité de la loi, qui sera alors tranchée par le Conseil constitutionnel (si la juridiction suprême de l'ordre juge la question suffisamment sérieuse pour la lui transmettre — c'est un peu une usine à gaz mais c'est un compromis raisonnable entre efficacité et accessibilité). Il faut dire que la situation juridique d'avant 2010 était complètement absurde : le juge acceptait d'écarter l'application de la loi contraire à un traité mais pas de la loi contraire à la Constitution[#31], c'est-à-dire que la Constitution, réputée être le texte le plus élevé dans la hiérarchie des normes, n'était finalement pas opérant devant le juge !

[#30] Comme je l'ai dit dans une note plus haut, il faut garder à l'esprit que les rédacteurs de la constitution de 1958 voulaient un pouvoir exécutif fort. Le Conseil constitutionnel était initialement surtout censé être, outre une maison de retraite dorée pour Messieurs Auriol et Coty, une arme de l'exécutif contre le législatif. Il a largement réussi à évoluer en un vrai juge constitutionnel et gardien des libertés publiques, mais il reste des traces de cette bizarrerie initiale, et notamment dans son très problématique mode de nomination (tout le monde est d'accord que les anciens présidents ne devraient pas en être membres à vie, mais même le mode de nomination des autres membres, fût-il avec un soupçon de contrôle parlementaire, reste problématique : le Conseil constitutionnel devrait être choisi de façon plus isolée du pouvoir politique, et ses membres devraient avoir l'obligation d'être des anciens juges judiciaires ou administratifs).

[#31] Pour illustrer l'absurdité de cette situation, j'avais proposé que la France signe un traité avec les îles Tuvalu dans laquelle elle (la France) s'engageait à respecter sa propre Constitution, en échange de quoi les îles Tuvanu s'engageaient à ce que 2+2=4 (pour que la réciprocité soit évidente) : ceci aurait permis d'invoquer ce traité pour écarter la loi française anticonstitutionnelle. (Les juristes à qui j'en ai parlé n'ont pas trouvé très convaincante ma proposition, ce qui illustre que nous ne raisonnons pas de la même manière.)

Quelques éléments de débat

Comme je l'ai laissé entendre, cette création/découverte/quidlibet de règles par le juge n'est pas sans soulever des questions philosophiques, politiques et juridiques. De quel droit le juge, qui n'a aucune légitimité démocratique, peut-il inventer/créer/dégager/découvrir/quidlibet des règles qui ne sont écrites nulles part ? En fait, il y a deux questions un peu différentes qu'il ne faut pas mélanger.

La première question est celle de la latitude que le juge doit avoir pour interpréter la loi. Comme je l'ai dit, différentes solutions ont été tentées, visant à supprimer au juge toute latitude d'interprétation (référé législatif) ou, au contraire, à lui en laisser beaucoup (arrêt de règlement). De toute façon, le débat sur les pouvoirs du juge est un peu théorique (comme, je le disais plus haut, la question de savoir si le précédent des cours supérieurs le lie juridiquement ou s'il a juste intérêt à les suivre s'il veut que ses jugements soient préservés en appel) : in fine, c'est bien le juge qui dit le droit, y compris combien le juge a le droit de dire le droit !

Et comme je l'ai dit plusieurs fois, j'aime bien, personnellement, que le juge (qu'il soit administratif, constitutionnel, ou spécialisé en droits de l'homme) ait de larges pouvoirs pour créer/dégager/découvrir/quidlibet des principes qui protègent le justiciable contre l'arbitraire de l'État et la tyrannie de la majorité, parce que je fais généralement plus confiance au juge, justement parce qu'il n'est pas élu et qu'il a le devoir moral d'être impartial, donc que sa seule légitimité est dans l'accomplissement sérieux de sa fonction, pour protéger contre les abus, qu'aux élus qui par définition ne sont pas impartiaux, et qui par définition représentent la majorité donc ne peuvent pas protéger contre la tyrannie de la majorité.

J'avais écouté Robert Badinter, qui était venu à l'ENS s'exprimer il y a bien longtemps sur une autre question, et il avait fait cette remarque en passant (je n'ai malheureusement pas noté ses mots exacts, et 20 ans après ma mémoire risque de déformer un peu) que quand on donne à un juge la mission spécifique de protéger des droits fondamentaux et l'indépendance qui va avec, alors ils prennent leur mission au sérieux et dégagent une jurisprudence appropriée à elle.

Mais il va de soi qu'il ne faut pas non plus idéaliser le rôle des juges : il ne peut être correctement rempli que s'ils prennent vraiment au sérieux à la fois leur mission d'impartialité et de défense de l'état de droit, et aussi leur devoir de neutralité politique (qui reste, forcément, un objectif inatteignable, mais le point important n'est pas qu'on l'atteigne, juste que les juges fassent un effort sérieux et honnête pour s'y conformer dans la mesure de leur conscience). Indiscutablement, la Cour suprême des États-Unis a beaucoup moins réussi à s'isoler de la politique que les différentes sortes de cours suprêmes de la France, et il est intéressant de s'interroger sur les raisons de ces différences (mode de nomination ? étendue de son autorité et de sa mission ? faiblesse du nombre de juges ? publication d'opinions signées de leur nom ?), mais ceci déborderait trop du cadre de ce billet.

Dans le sens inverse, je peux mentionner par exemple Laurent Wauquiez qui dans un entretien au Point en 2023 (présentement lisible ici) déclarait, dans une sorte de plaidoyer pour redonner du pouvoir au gouvernement contre toutes sortes d'autorités qui peuvent représenter un contre-pouvoir :

Le second obstacle vient du « coup d'État » organisé par les cours suprêmes. Je ne parle pas des juges qui font leur travail dans des conditions extrêmement difficiles, mais des cours suprêmes qui, dans les années 1970 et 1980, se sont arrogé le pouvoir d'écarter la loi. Elles ont plus de pouvoir aujourd'hui que des élus choisis par le peuple, alors qu'elles n'ont aucune légitimité démocratique ! Je pense à la Cour de cassation, au Conseil d'État, à la CEDH [Cour européenne des droits de l'homme, NDLR], à la Cour de justice de l'Union européenne et, en partie, au Conseil constitutionnel. Lorsqu'il contrôle la constitutionnalité des lois, il est dans son rôle. Pas quand il fait de la politique, comme Laurent Fabius, son président, qui exhume un prétendu principe permettant de s'asseoir sur les règles de la République pour accueillir des étrangers en situation irrégulière. Dans quel principe républicain est-ce écrit ?

C'est le propre d'une décision judiciaire que de toujours mécontenter une partie et d'en contenter une autre, donc le fait que l'homme politique qu'est Laurent Wauquiez, et qui, forcément, veut le maximum de pouvoirs pour les postes où il s'imagine arriver, se plaigne des cours suprêmes (bon, s'agissant de la Cour de cassation, c'est un peu surréaliste, mais passons) me suggère que ces cours font globalement bien leur travail (ce qui ne veut pas dire que j'approuve forcément 100% des décisions qu'elles rendent).

Mais une deuxième question qu'il ne faut pas laisser de côté est celle de la lisibilité du droit. Et là la création/découverte/quidlibet de principes non écrits par le juge pose véritablement un problème d'accessibilité à plusieurs titres :

  • Toutes les décisions du juge ne sont pas forcément publiées, encore moins accessibles en ligne. Bon, on peut me rétorquer qu'il n'est même pas clair que les lois en vigueur soient toutes accessibles en ligne, mais disons que le taux d'accessibilité en ligne des décisions de la Cour de cassation et du Conseil d'État est clairement bien moindre.

    Je n'ai pas cherché à savoir ce qu'il en était pour la Cour de cassation, mais s'agissant du Conseil d'État, la référence pour les juristes est une série d'ouvrages appelée le recueil Lebon (il y en a un gros pavé par an, si je comprends bien), qui est publié par un éditeur privé (Dalloz). Les volumes du Lebon vieux de plus de 70 ans (durée du droit d'auteur…) sont mis en ligne sur Gallica en version scannée. Les arrêts vraiment récents (je ne sais pas depuis quand) sont sur Légifrance, ainsi que, si je comprends bien, toutes les décisions nouvelles. Certains arrêts jugés particulièrement importants le sont aussi. Mais il y a des trous, et ces trous ne sont pas du tout anecdotiques.

    Par exemple, comme la France a en ce moment un gouvernement d'affaires courantes, j'ai demandé au nom de quel principe juridique le gouvernement démissionnaire garde compétence pour l'expédition des affaires courantes alors que le président de la République a mis fin à ses fonctions. La réponse est apparemment dans une décision du Conseil d'État (CE, Ass., 19 octobre 1962, nº59252 et 59253, Brocas, Lebon p. 553) : selon un principe traditionnel du droit public, le Gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu'à ce que le Président de la République ait pourvu par une décision officielle à son remplacement, pour procéder à l'expédition des affaires courantes. Cette décision, dont je répète qu'en tant que principe général de droit public elle a essentiellement valeur de loi, n'est pas disponible en ligne, ou en tout cas pas gratuitement, pour autant que je puisse en juger (sauf si on compte ce tweet avec un scan des pages correspondantes du Lebon), et comme on le voit, elle est extrêmement pertinente pour la situation politique actuelle. C'est un peu problématique !

    (Soit dit en passant, je suis particulièrement confusé par cette question de droit d'auteur, parce que je ne vois pas qui aurait le droit d'auteur sur des décisions du Conseil d'État ni ce qui interdirait de scanner et de reproduire intégralement des milliers de pages du Lebon, au moins en l'absence de commentaires des décisions.)

  • L'autre problème, même en supposant une parfaite couverture des décisions pertinentes, c'est celle de l'intelligibilité.

    Je n'ai pas cherché à savoir ce qu'il en était pour la Cour de cassation (ça doit être assez semblable), mais s'agissant du Conseil d'État, il s'exprime de manière délibérément incompréhensible. Je pense que la raison est à chercher dans un mélange de diverses considérations : la peur d'être accusé de faire des arrêts de règlement (s'il exprimait des principes trop généraux de façon trop claire), une sorte de tradition juridique de recherche de la concision, une forme d'élitisme (nous nous savons comprendre ces phrases sibyllines), un rejet de la tradition juridique anglo-saxonne, et peut-être même une volonté assumée d'empêcher l'accès au droit du plus grand nombre (cf. la parabole bien connue de Kafka) ou de protéger la fonction d'avocat. Toujours est-il que si une personne sans formation juridique lit un arrêt du conseil d'État, elle ne comprendra rien à ce dont il est question : alors que si elle lit une opinion de la Cour suprême des États-Unis, elle comprendra tout, tant les éléments nécessaires à la compréhension sont rappelés et discutés. La Cour européenne des droits de l'homme ou la Cour de justice de l'Union européenne occupent une position intermédiaire en lisibilité. La loi française est irrégulièrement lisible (le Code pénal, par exemple, est globalement clair, le Code de la route est techniquement merdique, et le Code général des impôts est abominable, mais c'est aussi juste parce que le sujet lui-même est très technique), mais dans tous les cas elle est plus clair qu'une décision du Conseil d'État.

    Le problème essentiel est que le Conseil d'État rend sa décision sous forme d'une phrase absolument interminable rythmée par le mot considérant (on parle donc des considérants de la décision, chaque considérant introduisant un point de fait ou de droit qui contribue à la décision finale) : ça commence par un visa (les textes appliqués), puis par des considérants, puis par la décision elle-même qui dit simplement que ceci est admis et que ceci est rejeté, et que la décision sera notifiée aux parties. Et les considérants sont eux-mêmes écrits de façon extrêmement elliptique, du style considérant que l'institution par le décret attaqué d'une procédure de frobnication des zorglubs ne contrevient pas, en lui-même, au principe de protection des foobars. Pire que ça : ces tournures peuvent contenir une jurisprudence nouvelle de façon complètement cachée ; par exemple, la phrase que je viens d'imaginer pourrait signifier — de façon complètement codée, donc — que le Conseil d'État fait évoluer sa jurisprudence pour accepter le principe de protection des foobars comme un principe général du droit : même si c'est caché dans un considérant qui dit que, justement, le décret attaqué ne contrevient pas à ce principe, le fait que le principe soit évoqué dans ce considérant est un signal codé pour dire désormais, le Conseil d'État va reconnaître ce principe. C'est donc, dans les faits, une sorte d'arrêt de règlement, mais codé parce qu'on n'a pas le droit de faire des arrêts de règlement.

    Autant j'ai expliqué plus haut que je trouve normal que le juge administratif suprême ait cette sorte de quasi pouvoir législatif, autant le faire d'une manière aussi codée est véritablement scandaleux. (Et c'est une des raisons pour lesquelles je défendais, plus haut, l'idée que le législateur s'empare systématiquement des principes importants dégagés par le juge pour les transcrire dans la loi, qui est quand même plus lisible que ce charabia.)

    Ceci dit, il y a quand même un effort récent pour rendre les décisions un peu plus lisibles ou, disons, moins délibérément incompréhensibles. Le Conseil constitutionnel (et je crois comprendre que c'est Laurent Fabius qui a vraiment poussé dans ce sens) rédige maintenant ses décisions dans un style déjà plus lisible en commençant par le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit et en suivant par un nombre de paragraphes numérotés sans se sentir obligé de tout mettre dans une seule phrase interminable. Le Conseil d'État juste a fait un tout petit pas en acceptant au moins de numéroter(!) ses considérants. Je ne sais pas ce qu'il en est côté Cour de cassation (je sais juste que ce ne sont pas des considérants, ce sont des attendus, parce qu'on ne va quand même pas espérer que les juges administratifs et les juges judiciaires acceptent de se mettre d'accord sur un mot).

    Mais surtout, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État accompagnent certaines décisions d'un communiqué de presse et/ou d'un commentaire officiel, qui explique un peu ce qu'il faut y lire. J'ai aussi mentionné que le Conseil d'État avait fait un effort louable pour rendre (certaines de) ses grandes décisions accessibles en ligne, avec commentaire explicatif.

    Évidemment, ceci pose de nouvelles questions, par exemple sur le statut juridique du commentaire, ou sur sa pérennité (les sites Web, comme on le sait, ont tendance à être refondus, et les liens disparaissent), donc je ne trouve pas que ce soit un véritable palliatif pour une décision illisible, mais c'est néanmoins un élément à prendre en compte.

La hiérarchie des normes

C'est un peu la tarte à la crème de tout cours de droit français, mais je ne sais pas vraiment pourquoi cette expression de hiérarchie des normes est spécifiquement liée au droit français alors que c'est évident que tout système juridique a forcément quelque chose du genre (le règlement intérieur des parcs municipaux ne peut pas écarter l'application des lois ou de la Constitution du pays : il y a forcément une hiérarchie des normes, c'est une évidence). C'est peut-être parce qu'en France elle est tellement finement graduée ou tellement codifiée ou juste parce que les juristes français sont particulièrement contents de l'expression (qui, pourtant, est due à un Autrichien).

Quoi qu'il en soit, cette hiérarchie des normes est le principe que les sources de droit (textes normatifs, mais aussi, comme je l'ai dit, droit non écrit) sont organisées selon une hiérarchie (ou pyramide, parce qu'il y a probablement de moins en moins de normes au fur et à mesure qu'on monte), et que, en cas de contradiction entre deux normes de niveaux différents, la plus élevée dans la hiérarchie prévaut (tandis qu'en cas de contradiction entre deux normes de même niveau, typiquement la plus récente prévaut, mais parfois c'est la plus spécifique qui prévaut, en tout cas ce n'est pas vraiment le sujet de la hiérarchie). En droit français, les niveaux sont, en gros :

  • la Constitution et le « bloc de constitutionnalité »,
  • les traités internationaux, notamment les traités européens,
  • le droit européen dérivé,
  • les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, et autres principes à valeur constitutionnelle,
  • les lois organiques,
  • les lois ordinaires,
  • les principes généraux du droit,
  • les décrets (peut-être eux-mêmes hiérarchisés, avec une supériorité des décrets en Conseil d'État sur les décrets simples),
  • les arrêtés.

(On peut peut-être mettre, encore en-dessous, les contrats, mais ce n'est pas certains que ce soit le même type de hiérarchie. Et comme je l'ai dit en passant plus haut, on pourrait aussi s'amuser à discuter de la question de si les lois de la physique ou des mathématiques sont encore au-dessus de la Constitution dans la hiérarchie des normes : j'évoque ça un peu comme un jeu intellectuel, mais il n'empêche que si une loi ou même la Constitution prescrit quelque chose qui est matériellement impossible, il faut bien qu'un juge décide quelque chose s'il est amené à juger à ce propos.)

Les détails de cette hiérarchie ne sont pas forcément très clairs : la supériorité du niveau m sur le niveau n n'est pas vérifiée de la même manière à chaque fois, donc en gros il faudrait faire un tableau pyramidal avec toutes les cases possibles que se passe-t-il quand une norme de niveau n contredit une norme de niveau m ? et une discussion du remède à appliquer dans chaque cas. J'ai signalé plus haut, par exemple, qu'avant la réforme constitutionnelle de 2008 (et son entrée en vigueur effective en 2010), la Constitution avait beau être tout en haut de la hiérarchie des normes, il n'était pas possible de l'invoquer devant le juge pour écarter l'application d'une loi, alors que c'était possible depuis un moment s'agissant des traités, qui sont pourtant censés être plus bas dans la pyramide. Il n'est pas non plus totalement clair (en tout cas pour moi, avec les renseignements que j'ai pu trouver par-ci par-là) ce qui se passe en cas de conflit entre une loi organique et une loi ordinaire (la loi organique doit sans doute l'emporter, mais est-ce au juge ordinaire de le constater ou est-ce réservé au juge constitutionnel ?), ni entre la loi organique et un traité (bon, on peut imaginer que ce cas est très rare).

J'ai aussi mentionné que dans l'ordre juridique européen (i.e., selon l'interprétation de la CJUE) le droit européen même dérivé est supérieur au droit national même constitutionnel des pays membres, et que dans l'ordre juridique français, la Constitution est au-dessus : j'ai dit plus haut que la question théorique ne me semble pas très intéressante (le cas échéant, la France sera condamnée par la CJUE, et il faudra bien régler le conflit) ; mais quand même, pour rendre le conflit le moins probable et le moins étendu possible, le Conseil constitutionnel semble admettre que le droit européen l'emporte sur toute autre principe constitutionnel que ce qui est explicitement écrit dans la Constitution, et pas les différents principes qui en découlent, i.e., il n'admettra de recours en inconstitutionnalité contre une loi transposant une directive européenne que si elle contredit une provision explicite de la Constitution.

Le cas des conflits entre traités est, évidemment, assez épineux, parce qu'on ne peut pas trop admettre l'idée que le plus récent l'emporte. (Je crois comprendre de ce discours que le juge essaie de concilier comme il peut, en préservant quand même l'unité du droit européen.)

Cette hiérarchie des normes laisse en suspens une question que j'ai forcément envie de poser en tant que matheux : de quel type de norme relève la hiérarchie des normes elle-même ? et quel type de texte serait nécessaire pour créer un niveau intermédiaire dans cette hiérarchie, ou pour modifier l'ordre des niveaux ? A priori cela ressemble à une disposition de nature constitutionnelle (certainement l'ordre sur les échelons les plus élevés doit l'être), mais la primauté du traité sur la loi même postérieure a été constatée par le juge judiciaire et administratif, lesquels ne sont censés pouvoir créer que des principes généraux du droit et pas des principes constitutionnels. Ceci montre que l'édifice n'est pas aussi joliment structuré que ce qu'on voudrait nous faire croire.

Plein de choses dont je n'ai pas parlé

Ce billet est trop long donc je vais m'arrêter là. Il y a plein d'autres sujets dont j'aurais éventuellement pu parler aussi, et j'ai envisagé de le faire, comme la notion de personnalité juridique (qu'est-ce qu'avoir une personnalité juridique de droit privé ? de droit public ?) ou encore l'incompréhensible division administrative du territoire français avec ses exceptions tellement absurdes et hilarantes qu'on a envie de se frapper la tête contre les murs[#32].

[#32] Saviez-vous que la métropole de Lyon n'est pas une métropole ? (C'est aussi grotesque et absurde que l'université de Paris-Saclay qui n'est pas une université.) La métropole de Lyon est une collectivité territoriale à statut particulier. Et elle n'est plus dans le département du Rhône (qui y a pourtant son siège), mais elle reste quand même dans la circonscription départementale du Rhône. On a parfois l'impression que les Français sont jaloux des bizarreries juridiques britanniques mais que, ayant détruit à la Révolution la tradition séculaire qui pouvait justifier ces bizarreries, ils en éprouvent le regret et se sentent obligés de les recréer, parfois sous le prétexte paradoxal de « simplification », d'une manière qui ne s'appuie pas sur l'héritage de l'Histoire mais simplement sur la fantaisie d'un législateur qu'on a omis de soumettre au contrôle d'un adulte responsable.

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