David Madore's WebLog: Le déclin des libertés fondamentales

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(vendredi)

Le déclin des libertés fondamentales

Il y a des élections européennes après-demain, et je pense que je vais voter pour le Parti pirate.

Ils n'ont absolument aucune chance d'atteindre les 5% nécessaires en France pour entrer au parlement, donc cela revient fonctionnellement presque pareil que de voter blanc (à la différence importante près que comme les 5% sont calculés sur les suffrages exprimés[#][#2], voter pour une liste qui n'aura finalement pas de siège est aussi, par rapport à voter blanc, une façon de pénaliser les listes proches de 5% : il est possible que ceci soit dans mes intentions, mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici). Il est heureusement plausible que d'autres pays envoient des députés du Parti pirate au Parlement européen (il y en a actuellement quatre, trois venus de République tchèque et un d'Allemagne ; par le passé, la Suède en a aussi envoyé) ; cela traduit d'ailleurs peut-être quelque chose sur la France[#3] qu'ils n'aient aucune chance ici alors que dans d'autres pays c'est au moins imaginable.

[#] Comme d'habitude, la loi électorale française à ce sujet est tellement mal écrite que c'est criminel. (Déjà, je me demande ce qu'elle fait à ne pas être dans le Code électoral : incompétence habituelle du législateur qui pond ses merdes sur le bas-côté sans prendre la peine de nettoyer après.) Le chiffre est en l'occurrence dans l'article 3 : cet article explique quoi faire en cas d'égalité parfaite dans les calculs, situation qui a essentiellement zéro chances d'arriver, mais n'explique pas ce qu'on doit faire si aucune liste ne dépasse les 5%, chose qui n'est pas forcément si invraisemblable que ça (même si ça n'arrivera pas ce dimanche). D'ailleurs, s'il y a une seule liste qui dépasse les 5%, veut-on vraiment attribuer tous les sièges à celle qui aurait fait 5.01% alors que toutes les autres font 4.99% ? Est-ce que les gens qui ont écrit ce texte ont un peu réfléchi à ce qu'ils écrivaient ? (Dans d'autres élections avec un seuil, par exemple pour passer au second tour, on qualifie d'office les deux candidats arrivés en tête, donc le texte pourrait prévoir une répartition entre les listes dépassant 5% ainsi que les deux [ou trois] listes ayant obtenu le plus de voix.)

[#2] Notons au sujet de ce seuil d'entrée au parlement européen qu'en Allemagne, la loi électorale prévoyait un seuil à 3% mais que la Cour constitutionnelle fédérale a invalidé cette clause en 2014 comme contraire au principe constitutionnel d'égalité électorale (elle avait déjà invalidé une clause à 5% en 2011 pour la même raison). Le raisonnement de la Cour, pour autant que je comprends, est que s'il est acceptable de mettre un seuil sur les élections à la proportionnelle pour entrer à la diète fédérale allemande (Bundestag) car il est essentiel de pouvoir former une coalition gouvernementale et que les seuils d'entrée évitent le morcellement des partis, ce raisonnement ne s'applique pas au parlement européen en l'état actuel. Je mentionne ça parce que c'est pertinent pour ce que je raconte dans ce billet : on peut trouver bizarre qu'en Allemagne il soit jugé contraire au droit fondamental d'égalité devant les élections de mettre un seuil de 5%, ou même de 3%, pour les élections au parlement européen, alors qu'en France, pour les mêmes élections au même parlement, ça ne pose apparemment pas de problème. La situation est encore compliquée par le fait que certains cherchent (ou ont cherché ? je n'ai pas compris où en est cette affaire) à faire entrer la mention d'un seuil minimal à 2% dans l'acte européen à ce sujet (lequel primerait sur le droit national, fût-il constitutionnel) : voyez ici pour un résumé de tout ce bordel.

[#3] Bon, deux des choses que ça dit c'est d'une part qu'en France il y a un bulletin par liste, à imprimer aux frais de la liste (donc le Parti pirate n'en a pas parce qu'il n'a pas les sous, donc personne ne vote pour lui parce qu'il faut imprimer son propre bulletin à l'avance), plutôt qu'un bulletin unique sur lequel on coche une case comme dans beaucoup d'autres pays ; et, d'autre part, qu'il y a ce fameux seuil de 5% sur l'élection à la proportionnelle, au sujet duquel je renvoie aux deux notes précédentes. Mais il y a sans doute d'autres facteurs qui jouent, parce que même sans seuil à 5% il est peu vraisemblable que le Parti pirate puisse élire un député européen en France. Le nom ridicule y est peut-être pour quelque chose, mais il est le même ailleurs en Europe. Il y a peut-être le fait que la France a toujours eu une attitude extraordinairement traditionaliste sur les questions de propriété intellectuelle (au motif, notamment, de la fameuse « exception culturelle française » qui fait du ministère de la culture une sorte de ministère du lobbying pour le copyright), mais je ne sais pas si cette attitude déteint vraiment sur le grand public qui, après tout, doit partager des mèmes et des vidéos sur Internet autant que dans d'autres pays. L'éléphant au milieu de la pièce, c'est surtout l'accès aux médias et, à travers eux, au discours public.

Ce n'est pas que je sois parfaitement aligné avec la totalité du programme du Parti pirate (leur idée de démocratie directe, par exemple, me semble être un mirage, et j'ai déjà raconté sur ce blog ce que je pensais du referendum ; et surtout je n'apprécie vraiment pas leur positionnement en faveur des cryptoscams), programme qui part d'ailleurs parfois un peu dans tous les sens (enfin, ce n'est pas comme si tous les programmes de toutes les listes ne partaient pas dans tous les sens[#4] !). Mais j'ai quand même été très favorablement impressionné par le travail mené par le député pirate européen (envoyé par l'Allemagne) Felix Reda[#5] entre 2014 et 2019, notamment la recherche de compromis qu'il a menée sur la directive européenne sur le copyright. Vous n'avez jamais entendu parler ni de lui ni de cette directive ? Ça fait justement partie du problème que je veux évoquer ici. (Ça et l'idée répandue chez le grand public que le copyright est quelque chose d'extrêmement technique et qui ne les concerne pas du tout : ce qui montre que le grand public, qui passe quand même beaucoup de temps à créer, modifier et partager des contenus sur Internet, ne se rend pas compte de combien les lois sur le copyright le concernent, sinon directement par les contenus qu'il échange, du moins indirectement par les actions, par exemple de modération, qu'elles imposent aux plateformes sur lesquelles il partage ces contenus ou en consomme.)

[#4] Et puis quand on compte le nombre de notes et de digressions de ce billet, je suis mal placé pour critiquer ça part dans tous les sens.

[#5] Il était connu à l'époque sous un autre genre et un autre prénom (Julia — je le mentionne parce que ça peut aider à chercher).

Disons que j'ai aussi l'impression que le Parti pirate est le seul qui soit véritablement attaché aux libertés fondamentales pour elles-mêmes (et pas comme un outil commode quand elles vont dans le sens politique qu'on veut et qu'on va ensuite laisser tomber quand elles nous embêtent). C'est peut-être parce que je n'ai pas un positionnement politique très clair et que je suis plus attaché aux principes généraux que j'apprécie de voir quelque chose de ce style chez eux. C'est peut-être aussi, bien sûr, parce qu'ils n'ont jamais été au pouvoir et ne le seront sans doute jamais : il est indéniable que la réalité puante du pouvoir corrompt même des gens initialement bien intentionnés ; car quand on est au gouvernement, on découvre soudainement que les libertés fondamentales sont des protections contre vous[#6] et votre pouvoir de police. Les libertés fondamentales peuvent être un idéal quand on n'est pas au pouvoir et devenir bizarrement une nuisance quand on y est.

[#6] Point de grammaire sans rapport avec le fond : je n'ai jamais su quel est censé être la forme objet/oblique du pronom indéfini on en français. Si je prends la phrase quand nous sommes au pouvoir, nous nous rendons compte que les libertés fondamentales du citoyen les protègent contre nous, donc nous ciblent directement et que j'essaie de la formuler avec on (je parle du on indéfini, pas du on mis pour dire nous, justement), je dois dire quoi ? quand on est au pouvoir, on se rend compte que les libertés fondamentales du citoyen les protègent contre [???], donc [???] ciblent directement — c'est vraiment moche dans tous les cas, mais vous semble le moins horrible ici. (La question est évoquée par Grevisse dans Le Bon usage, §754(e), mais, comme d'habitude, sans vraie réponse.)

Prenons à titre d'exemple un point précis concernant les droits fondamentaux qu'il me semble pertinent à évoquer à l'approche des élections européennes : la proposition de chat control (= règlement CSAR) par la Commission européenne, qui consisterait à rendre obligatoire un contrôle du contenu des conversations privées par mail ou messagerie instantanée sur smartphone des Européens (je parle de Signal, Whatsapp, Telegram, ce genre de choses, et bien sûr aussi les messageries privées intégrées dans Facebook, Twitter, etc.). L'objectif affiché est de lutter contre les contenus pédopornographiques, et le moyen proposé est essentiellement de mettre en place un scan obligatoire de toutes les communications électroniques de tous les Européens pour vérifier qu'ils ne s'échangent pas de contenus illégaux. Les détails sont flous parce que, au moment où j'écris, la proposition est en cours de négociation entre la Commission, le Conseil et le Parlement européens, donc le contenu exact de la proposition change (et il est très très difficile de suivre l'avancement de ce genre de négociations), donc je vous renvoie à cette page du député européen (pirate[#7], justement) Patrick Breyer pour plus de détails, ou encore ces explications par La Quadrature du Net. Certaines versions de la proposition sont un petit peu moins dystopiques que d'autres (le Parlement européen dans sa composition actuelle ne semble pas prêt à voter les pires versions du texte), mais dans tous les cas il est question, sous prétexte de protéger les petits enfants, d'aller à l'encontre du droit du secret de la correspondance en imposant des logiciels mouchards sur tous les smartphones qui vont chercher à savoir[#8] si les images que vous échangez ne ressemblent pas[#9] à des photos d'enfants nus.

[#7] Dont j'espère qu'il sera réélu au moins pour que je puisse continuer à être informé sur ce dossier.

[#8] Le discours des partisans d'un tel contrôle est, bien sûr, que si vous n'êtes pas un pédophile vous n'avez aucune raison de vous émouvoir d'un tel contrôle (ce qui suggère d'ailleurs insidieusement la contraposée : si vous vous en émouvez, c'est suspect !). Mais rappelons que même si on n'est pas attaché au principe général du secret de la correspondance (qui, fatalement, doit s'appliquer à tous, même les criminels), de tels filtres automatisés viennent forcément avec des chances de faux positifs. Je pourrais par exemple renvoyer à cette histoire, aux États-Unis, d'un père qui a pris sur son smartphone des photos de son bambin nu pour les montrer à son médecin (parce que l'enfant avait une inflammation du pénis) : quand il a fait des sauvegardes dans le cloud, les filtres automatisés de Google on signalé ces images à la police, et même s'il n'a finalement pas fait l'objet de poursuites légales, il a subi une enquête policière et, surtout, son compte Google a été fermé définitivement (y compris son courrier GMail) : il était évidemment impossible de se faire entendre de qui que ce soit chez Google, et par ricochet il a perdu l'accès à énormément de données (comme plein d'autres photos personnelles et parfaitement innocentes), à d'autres comptes, etc. (J'ai évoqué ces problèmes de ricochet dans ce billet passé.) Bref, le discours si vous n'avez rien à cacher, vous n'avez rien à craindre, en plus d'être insidieux, est tout simplement faux, surtout si la police est faite, dans la pratique, par des outils automatisés dont personne ne comprend bien le fonctionnement, et contre lesquels il est impossible de faire appel sans tomber dans un monde parfaitement kafkaïen. Même si vous n'avez pas d'images pédophiles sur votre smartphone, vous avez peut-être des images que des IA stupides vont prendre pour des images pédophiles !

[#9] Pour une certaine définition de ressembler. Je suis sûr qu'il est techniquement possible de faire des images de chats qui sont délibérément modifiées juste comme il faut pour qu'elles apparaissent comme des images pédophiles à tel ou tel filtre qui les détecte (i.e., des faux positifs adversariaux). Et ensuite s'arranger pour faire parvenir anonymement ces images à des gens dont on veut faire fermer le compte Google. C'est une sorte de forme de swatting, si on veut.

Il est fascinant de constater que — pour autant que je puisse en juger — rien n'ait été dit sur cette question qui concerne quand même les droits fondamentaux de 450M d'Européens, dans la campagne électorale française pour la législature qui doit voter ce texte. Toutes sortes de questions ont été abordées dans cette campagne qui ne sont absolument pas du ressort de l'Union européenne (ou de son Parlement), ou sur des questions de politique franco-française, mais aucune des listes susceptible de dépasser 5% n'a ne serait-ce que mentionné le sujet du chat control (corrigez-moi si je me trompe ; comme la terminologie n'est pas claire, ce n'est pas évident de faire des recherches). Et j'ai peur que ce soit vrai dans beaucoup d'autres pays de l'Union.

Encore une fois, il est vrai qu'une partie du problème vient du fait que le grand public, malgré le temps qu'il passe sur son smartphone ou devant son ordinateur à partager des contenus en ligne, considère tout sujet ayant trait à l'informatique ou à Internet comme insupportablement technique et refuse obstinément d'en entendre parler[#10]. C'est dommage pour les chances d'un parti qui fait des nouvelles technologies un des centres[#11] de son discours. C'est dommage aussi, parce que dans certains cas le citoyen lambda peut tout à fait comprendre quel est son intérêt à ce qu'on protège ses droits en matière de technologies de l'information : je pense que le RGPD européen[#12] a fini par « entrer dans les mœurs » au sens où une proportion significative du grand public a compris l'intérêt que pouvait présenter pour lui le droit de demander l'accès aux données qu'on garde sur lui. Et c'est dommage pour les utilisateurs de la messagerie sécurisée Signal (j'en fais partie), qui risquent d'apprendre post facto que les responsables de Signal ont déclaré qu'ils préféreraient se retirer complètement[#13] du marché européen que d'être forcés à participer à l'espionnage des communications de leurs utilisateurs.

[#10] On pourrait se dire que c'est parce que les jeunes ne votent pas, mais de nos jours même les seniors sont sur les réseaux sociaux (ma grand-mère, née en 1909, n'avait jamais eu d'ordinateur, donc on peut comprendre que ça ne l'ait jamais intéressée, mais les gens de la génération de ma mère, c'est-à-dire les boomers, passent beaucoup de temps sur Facebook, Twitter et compagnie).

[#11] Je mets centre au pluriel parce que le Parti pirate parle quand même d'autres choses que d'Internet, de nouvelles technologies et de copyright (raison pour laquelle il serait peut-être opportun de changer le nom), contrairement au Parti animaliste qui ramène aux animaux vraiment chacun des points de son programme. Donc ce n'est pas très juste de comparer les deux, comme je l'ai vu faire çà ou là : l'un a quelque chose qui ressemble à un projet de société, l'autre fait campagne sur un sujet unique. Mais quelle est la meilleure tactique électorale pour un tout petit parti, ça reste à déterminer.

[#12] Je le mentionne aussi pour souligner que je ne veux certainement pas jeter le bébé avec l'eau du bain s'agissant de l'Union européenne (j'avais déjà évoqué ce sujet). L'UE, comme la France, fait de bonnes lois comme elle fait de mauvaises loi. Le génie rhétorique des politiques français europhobes est de dire, à chaque fois que l'UE fait une mauvaise loi, c'est la faute de l'Europe tandis qu'à chaque fois que la France fait une mauvaise loi, c'est la faute de Macron (et à chaque fois que l'UE fait une bonne loi, la France aurait pu faire la même et à chaque fois que la France fait une bonne loi, voyez le génie de ce pays que nous aimons) : je ne veux pas tomber dans ce piège.

[#13] Les modalités ne sont évidemment pas claires, puisque rien n'est clair à ce stade, et Signal a déclaré qu'ils ne se retireraient que si on les obligeait légalement à le faire, pas juste si le règlement européen CSAR était adoptée (ils commenceraient par l'ignorer). Je pense que le plus vraisemblable est que l'application Signal serait retirée de l'App store d'Android et d'iPhone, mais probablement toujours téléchargeable directement sur le site Web de Signal (je doute quand même que l'UE se mette carrément à ordonner le blocage tous les sites Web proposant un logiciel libre permettant de la communication sécurisée). Ce qui, du coup, laisse songeur quant à l'efficacité de la mesure. Par contre, ça emmerdera clairement les utilisateurs de Signal qui, même s'ils arrivent encore à s'en servir, ne pourront pas facilement y inviter des contacts non geeks.

Mais de façon préoccupante, une partie du problème me semble être simplement que l'attachement des citoyens pour les droits fondamentaux est, disons, très léger et opportuniste. Et c'est surtout là que je veux en venir, parce que le but de la présente logorrhée n'est pas vraiment d'être un manifeste en faveur[#14] du Parti pirate (dont je ne suis pas membre et dont je répète que je ne suis pas forcément d'accord avec tout ce qu'ils disent, même si je les trouve de plus en plus sympathiques, au moins par contraste avec les autres).

[#14] En tout cas, ce n'est certainement pas mon but de vous dire votez pour eux. Par contre, ça peut l'être de dire ne vous arrêtez pas à leur nom un peu ridicule, et regardez leur programme (d'ailleurs, regardez tous les programmes).

Or les droits fondamentaux, pour qu'ils soient vraiment protégés dans une société, il ne suffit pas qu'il y ait des juges pour les défendre, car les cours de justice ne peuvent que si la société a confiance en leur jugement : il est essentiel qu'une grande majorité de la population y soit sincèrement attachés.

Et quand je dis y être attachés, ce n'est pas juste vouloir avoir ces droits pour soi-même ou pour les gens qu'on aime et qu'on veut défendre. Ça c'est facile. (Et même ça, je ne suis pas sûr que beaucoup de gens ne soient pas prêts à laisser leurs propres droits fondamentaux bafoués en échange d'un peu plus de beurre sur les épinards, ou, ce qui est encore plus tragique, en échange d'une quelconque application rigolote sur leur smartphone.)

Non, les droits fondamentaux, il faut y croire même pour ses ennemis.

Je veux dire, c'est facile d'être contre la peine de mort si on pense aux erreurs judiciaires dont on pourrait concevablement être victime soi-même ou bien un proche. Mais être vraiment contre la peine de mort, c'est être contre la peine de mort même quand le condamné est Hitler, Staline ou Pol Pot, ou un violeur d'enfants multirécidiviste dont il n'y a aucun doute sur la culpabilité. (Si vous n'êtes pas contre la peine de mort, pensez à l'interdiction de la torture à la place.)

Sans aller jusque là, on n'est vraiment sincèrement attaché à un droit fondamental que quand on accepte l'idée que ce droit servira à des gens qu'on n'aime pas, voire qu'on déteste, pour des usages dont on n'a pas soi-même besoin, et qu'on est quand même prêt à les défendre contre les gens qui disent que ce serait quand même bien de limiter ce droit parce qu'il pose problème à telle cause à laquelle on tient. Parce que le principe de ces droits c'est bien d'être universels et inconditionnels.

Il y a cette jolie phrase qui n'est pas de Voltaire[#15] mais qui lui est souvent attribuée à tort, et que, je pense, le philosophe des lumières n'aurait pas reniée : Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez le dire. On la cite beaucoup, mais on y adhère rarement, quand on n'est pas carrément hypocrite[#16] : lorsque les opinions politiques tiennent essentiellement du tribalisme, qui peut sincèrement dire qu'il est prêt à défendre les droits du camp opposé ?

[#15] Elle est d'Evelyn Beatrice Hall (écrivant en 1906 sous le pseudonyme de Stephen G. Tallentyre) dans The Friends of Voltaire. Donc l'original est en fait en anglais : I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it. Néanmoins, comme je le dis, je pense que Voltaire aurait effectivement beaucoup aimé cette phrase qui est censée résumer son état d'esprit, donc même si je désapprouve votre façon de le citer, je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez lui attribuer à tort cette citation.

[#16] Un exemple de l'hypocrisie la plus épatante est celui d'Elon Musk qui s'autoproclame absolutiste de la liberté d'expression et a prétendu en faire la ligne directrice de son rachat de Twitter⌫𝕏, mais qui n'arrête pas de prouver combien sa conception de la liberté d'expression sur le réseau qu'il dirige est incohérente : un moment il était interdit de lier vers un autre réseau social, un moment il a défini le mot cis (comme cisgenre, le contraire de transgenre) comme une insulte et c'était interdit de l'utiliser dans un tweet (c'est peut-être encore le cas), sans parler de la manière dont il a chassé plein de gens de Twitter, dont le compte qui rapportait les mouvements de son jet privé. Bref, la conception de la liberté d'expression de Musk c'est qu'on a le droit de dire ce qu'on veut tant que c'est ce qu'il pense aussi.

Voici un exemple : il y a un groupe de nazillons qui défile chaque année à Paris autour du 9 mai pour commémorer la mort d'un des leurs en tentant de fuir la police en 1994 ; et chaque année des gens s'indignent que quoi comment qu'est-ce qu'on laisse des néonazis manifester à Paris. Alors je comprends parfaitement qu'on s'indigne de ces néonazis ; ou encore qu'on s'indigne du « deux poids deux mesures » quand la police fait manifestement preuve de complaisance à l'égard de ceux pour qui elle doit se sentir une certaine proximité idéologique[#17] alors que des manifestations d'un camp différent sont traités avec beaucoup moins d'égards ; mais que ces gens, tout détestables qu'ils sont, aient le droit de manifester, c'est quelque chose à quoi on devrait justement s'attacher[#18], surtout que ce droit leur a été protégé par un juge[#19] (administratif) lequel a annulé l'arrêté préfectoral visant à interdire cette manifestation. Ceux qui s'indignent du « deux poids deux mesures » (et ils ont raison) devraient plutôt axer leur indignation sur les cas où le droit de manifester n'a pas été correctement respecté en France parce que la police est montre (ou feint !) son incompétence à protéger les manifestations contre les violences tout en assurant sa mission de maintien de l'ordre lors de leur déroulement.

[#17] Ce qui est quand même ironique quand ces gens prétendent manifester contre le résultat de la violence policière à leur égard. Mais passons, ce n'est pas la cohérence qui étouffe tous ces gens.

[#18] Certains invoquent ici, souvent en prenant une voix prétentieuse, le paradoxe de la tolérance (en une phrase : si une société tolère l'intolérance, l'intolérance dominera sur la tolérance et la détruira). Et indéniablement, c'est une question complexe de savoir quelles limites placer sur la liberté d'expression. Mais déterminer les contours précis de ces limites, c'est le travail de la loi et du juge ; et si un juge tranche que ceci fait partie du périmètre de telle ou telle liberté fondamentale, ce n'est vraiment pas avoir le beau rôle que de prétendre qu'il a mal jugé.

[#19] C'est peut-être ce qu'il y a de plus grave dans la perte de l'attachement aux droits fondamentaux que le peu de cas donné à l'avis des juges. Lorsque des questions de droit(s) complexes sont posées, la plupart des gens devraient ne pas avoir d'avis et s'en remettre à la décision des tribunaux, dont c'est le rôle d'être impartial, et d'écouter soigneusement les arguments contradictoires avant de trancher. C'est-à-dire qu'on devrait généralement penser : je ne saisis pas toutes les subtilités de la question, mais les juges ont pris le soin d'y réfléchir, donc je fais confiance à leur sagesse. À tout le moins, lorsque le juge dit que telle ou telle action entre dans le cadre protégé par un droit fondamental, on devrait au moins les croire dans ce sens-là (dans l'autre sens, il est plus normal d'être critique, et c'est pour ça qu'il y a des appels possibles). Hélas, pour toutes sortes de questions modérément politiques, quasiment personne ne s'en remet à la sagesse des juges : tout le monde semble avoir une préconception de ce que devrait être (ou ce qu'aurait dû être) le jugement, ceux qui voient que leur camp a gagné sont heureux, ceux qui voient que leur camp a perdu sont furieux (et accusent les juges d'être partiaux), mais quasiment personne ne se laisse convaincre par le jugement. Or les juges sont les gardiens de l'état de droit qui protège les libertés fondamentales : si personne ne leur fait confiance autrement que dans les cas où ils confortent tel ou tel avis a priori, l'état de droit lui-même est compromis.

[Dessin représentant l'oncle Sam ayant acheté une boîte étiquetée « control of Internet Speech » ; le vendeur portant un label « corporate media » demande « how would you like this wrapped? » ; derrière lui, deux emballages cadeau, l'un étiqueté « anti-terrorism » et l'autre, « protect kids »]Il y a un dessin de John Jonik, qui semble dater des années 2000 mais je ne sais pas exactement la source[#20], et qui est encore parfaitement d'actualité, qui se moque de la manière dont on utilise alternativement la lutte contre le terrorisme (j'en ai parlé incidemment ici) et celle contre la pédocriminalité pour justifier toutes sortes de mesures de restrictions des libertés fondamentales, notamment sur Internet. Parce qu'évidemment, à partir du moment où on avale l'idée que les libertés fondamentales c'est quand même pas pour les méchants (les néonazis, les terroristes, les pédophiles, etc.), on peut vendre n'importe quelle restriction de ces libertés comme une façon de lutter contre ces méchants, et si vous protestez vous allez passer pour ces méchants (quoi, tu es pour le droit des nazis à manifester ? tu dois être un naziquoi, tu ne veux pas que la police puisse nous protéger contre les terroristes ? tu dois être du côté des terroristesquoi, tu ne veux pas protéger les petits enfants des gens qui veulent les violer ? tu me dégoûtes). En vérité, les mesures restrictives de liberté sont très rarement efficaces dans le but qu'elles mettent en avant (ce qui ne veut pas dire qu'elles seraient acceptables même si elles étaient efficaces !), et, sans tomber dans le complotisme, on peut les soupçonner d'être souvent un prétexte pour grignoter les libertés fondamentales de façon générale. (Voilà pourquoi il est important d'être attaché aux libertés fondamentales de façon inconditionnelle.)

[#20] La recherche images inversée par Google est devenue totalement nulle. Si vous avez plus de précisions sur cette image (notamment un lien vers la source originale), dites-le moi (et dites-moi comment vous les avez trouvées !) que je les ajoute.

Il y a une fameuse citation de Ben Franklin qu'il est bon de rappeler[#21] ici : Those who would give up essential Liberty, to purchase a little temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety.Ceux qui renonceraient à la liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni la liberté, ni la sécurité. — À quelles libertés fondamentales sommes-nous trop facilemnt prêts à renoncer au nom d'un peu de sécurité immédiate ?

[#21] Une digression sur cette citation. Le problème ici est un peu le contraire de la citation-qui-n'est-pas-de-Voltaire plus haut : les mots sont (probablement) bien de Franklin, écrivant au nom de l'Assemblée de Pennsylvanie en 1755, mais le sens dans lequel on utilise maintenant cette citation n'est pas vraiment celui dans lequel Franklin l'a écrite. Pour Franklin (cf. ici pour les détails), essential Liberty c'est le pouvoir de l'Assemblée de taxer des propriétés, et temporary Safety c'est un échange proposé par le gouverneur de renoncer au droit de les taxer (pour financer la défense de l'état) en échange d'une somme d'argent pour se défendre immédiatement. Comme je l'explique dans un long fil Twitter (lisez-le plutôt ici sur ThreadReaderApp si vous n'avez pas de compte Twitter⌫𝕏), le sens qu'on donne maintenant a cette citation a été successivement influencé par Franklin D. Roosevelt dans son discours de l'État de l'Union dit des Quatre Libertés le pour défendre l'abandon de l'isolationnisme américain, puis par Friedrich Hayek dans Der Weg zur Knechtschaft (1943) comme attaque contre l'interventionnisme étatique, et enfin peut-être par Edward Snowden dans le contexte de la dénonciation de la « guerre contre le terrorisme » et de la surveillance de masse. Donc la citation a maintenant une superposition de tous ces sens. Mais il me semble que, quoi que puissent dire ceux qui pestent contre la déformation du sens de la citation ou son usage erroné et approximatif (comme les pédants prescriptivistes qui ont écrit cet article Wikipédia), l'esprit reste quand même toujours semblable : sacrifier une valeur fondamentale pour un gain à court terme courra à la perte des deux. Et surtout, je rejette la doctrine originaliste, aussi bien en droit que pour ce qui est des citations : si je réutilise les mots de Franklin, je ne suis pas contraint par le sens étroit que Franklin voulait leur donner, pas plus que la portée d'une loi n'est arrêté au sens étroit que les législateur voulaient lui donner quand ils l'ont écrite — ou pas plus que tout mot français est limité à son sens étymologique étroit. Au contraire, une citation est quelque chose de vivant, et au lieu de juger que c'est une erreur de s'écarter du sens initial, on doit se réjouir qu'il s'enrichisse par l'apport des réutilisations ultérieures. (Par contre, effectivement, il vaut peut-être mieux ne pas dire qu'on cite Franklin, mais qu'on cite à la fois Franklin et Roosevelt et Hayek et peut-être Snowden. D'ailleurs Hayek — quelque antipathique que le personnage me semble — ajoute de façon à mes yeux très éloquente : It is essential that we should re-learn frankly to face the fact that freedom can be had only at a price and that as individuals we must be prepared to make severe material sacrifices to preserve it.)

Dans un billet écrit au début de la pandémie, j'ai écrit au sujet du confinement ma peur de ce que ce précédent impliquerait sur les libertés fondamentales à l'avenir :

Les dommages causés à notre société seront irréparables. L'empressement avec lequel la société a accepté, sans broncher, sans qu'une voix discordante se fasse entendre, des mesures dignes de ce qu'il y a trois mois j'aurais qualifié de ridicule fiction dystopienne, au motif qu'il faut sauver des vies, est absolument terrifiant. Le fait de découvrir, pour commencer, que les gouvernements ont ce pouvoir que de mettre toute la population en arrêt à domicile, sans même avoir besoin de passer par une loi, est déjà en soi une blessure dont la démocratie ne se relèvera jamais : on savait déjà que le prétexte bidon du terrorisme justifiait des entraves démesurées aux libertés publiques (confinement à domicile sans procès pour des personnes arbitrairement qualifiées de « dangereuses », par exemple, justement), mais on a franchi un bon nombre d'ordres de grandeur. Peu importe que ç'ait été fait avec les meilleures intentions du monde, peu importe que ç'ait été le moins mauvais choix dans les circonstances. Un droit, dit un adage classique, ce n'est pas quelque chose qu'on vous accorde, c'est quelque chose qu'on ne peut pas vous retirer : nous savons donc, maintenant, que le droit de circuler librement était une illusion : quand le confinement sera levé (et il le sera probablement, un jour, sous une forme), ce fait restera. Le monde ancien est mort.

(Il faut mentionner à ce sujet, parce que je pense que cette info n'a pas été très largement diffusée alors qu'elle me semble importante, que le Tribunal constitutionnel espagnol a déclaré le confinement du pays de mars à juin 2020 inconstitutionnel, et toutes les amendes perçues pour violation du confinement ont dû être remboursées. Certes cette décision a été rendue tardivement, et certes elle repose plus sur une distinction légale entre différents niveaux d'état d'urgence, mais c'est heureux qu'il y ait au moins un message de la part des juges que le gouvernement ne peut pas, sous prétexte de circonstances exceptionnelles, abolir n'importe comment les libertés fondamentales.)

Au moins les confinements, puis le pass sanitaire, avaient-ils cette intention louable que de sauver des vies : mais c'est aussi pour ça que beaucoup de gens n'ont pas osé s'indigner des atteintes qu'ils représentaient contre les libertés fondamentales. Même moi qui ai beaucoup écrit contre les confinements de façon plus ou moins égoïste parce que j'ai moi-même été poussé au bord du suicide par l'impact psychologique de ces mesures, je n'ai, tout aussi égoïstement, pas dit grand-chose (à part ce billet mollement critique) contre le pass sanitaire parce que moi-même il ne me dérangeait pas, j'avais de toute façon envie de me faire vacciner et je m'en foutais un peu de devoir le montrer partout : comme je n'ai pas de sympathie pour les antivax, je n'étais pas tellement prêt à m'indigner en leur nom. Et c'est justement à cause de ce genre d'attitude égoïste que les libertés fondamentales déclinent (i.e., je m'inclus dans les reproches que je fais dans ce billet).

Or justement, quelques années plus tard, le gouvernement français, et cette fois pour le prétexte parfaitement futile d'une compétition sportive, se sent parfaitement aise de décider (certes sur une zone géographiquement limitée) de nouvelles mesures de restriction de circulation et des contrôles de sécurité sur la base de QR-codes qui, je pense, auraient été inconcevables avant 2020. Cette fois le prétexte n'est pas on va sauver des vies mais juste c'est plus commode pour la sécurité (de cette compétition que personne ne les obligeait à héberger, et surtout à héberger là, s'ils n'ont pas les compétences pour en assurer sereinement la protection).

Un journal allemand avait inventé le terme d'absurdistan autoritaire pour décrire la France pendant la pandémie : mais une fois qu'on rentre dans l'absurdistan autoritaire, c'est difficile d'en sortir. Les circonstances spécifiques de la pandémie sont passées, mais le gouvernement a compris qu'il pouvait disposer de pouvoirs de police qui auraient été totalement impensables à une autre époque, et c'est tellement commode de s'en servir pour se simplifier la gestion de la sécurité d'un grand événement, alors pourquoi s'en priver ?

Le problème des gouvernements impopulaires, c'est que comme les peuples se méfient d'eux, ils se méfient aussi du peuple (ça ressemble à une blague de The Onion et d'ailleurs ç'en est une, mais c'est aussi la vérité) : quand on se méfie du peuple, on se méfie des libertés qui lui sont accordées, à commencer par celle de manifester. Je connais quantité de gens, loin d'être des gauchistes sanguinaires le couteau entre les dents, qui auraient eu envie de manifester leur colère ou leur opposition à telle ou telle politique au cours des ~10 dernières années, et qui n'osent pas, parce que le fait de manifester (sauf quand on est un groupe de néonazis à la discipline militaire ?), en France, maintenant, signifie s'exposer à une répression policière (gaz lacrymos[#22], techniques de nasse, projectiles non létaux, coups… sans compter l'intimidation judiciaire sur les chefs d'accusation fantaisistes d'outrage ou rébellion) véritablement dissuasive. Il est difficile de dire avec certitude dans quelle mesure cette répression sert simplement à masquer l'incompétence crasse de la hiérarchie du maintien de l'ordre à, précisément, maintenir l'ordre, ou vise délibérément à intimider les manifestants potentiels, mais la régression effective du droit de manifester est indéniable. (Évidemment, cette incapacité à assurer la sécurité signifie aussi que les manifestations deviennent plus violentes en même temps que ça inquiète les manifestants les plus tranquilles, ce qui entretient le cycle vicieux.) Une petite touche d'absurdistan supplémentaire est ajoutée par des épisodes cocasses, comme vers avril 2023 où on en arrivé à interdire les dispositifs sonore portatifs ou encore le petit jeu où la préfecture de police « publiait » des interdictions de manifester en les affichant en catimini, à la dernière minute sur sa façade, sans même les mettre sur son site Web (ce n'est pas moi qui invente ça, voyez communiqué de presse du Tribunal administratif de Paris), de manière à empêcher les recours et pouvoir poursuivre les manifestants pour participation à une manifestation non autorisée. Le visage de la France, pays autoproclamé des droits de l'homme, qui ressort de cet état de choses, n'est pas bien reluisant.

[#22] Je rappelle que l'actuel ministre de l'Intérieur français, en mars 2013 (quand il ne l'était pas encore) écrivait sur Twitter : Pour maîtriser des familles qui manifestent, les gaz lacrymogènes sont lancés #scandaleux. Je demande la démission du préfet de police. C'est assez gouleyant (et assez épatant qu'il n'ait pas effacé le tweet, d'ailleurs, quand il s'est mis à faire exactement ce qu'il dénonçait), mais ça reste vrai sur le fond : il y a eu ce bref moment (à l'occasion de l'ouverture du droit du mariage aux couples de même sexe) où c'étaient les conservateurs qui manifestaient (et tel doit être leur droit), ils ont découvert à leur surprise que ce droit n'était pas si évident à exercer en France, mais manifestement la mémoire de cet épisode ne leur est pas restée longtemps, alors que la situation a considérablement empiré entre 2013 et 2023.

Mais je ne veux pas donner l'impression de faire porter au(x) gouvernement(s) français (actuel ou passés) la totalité de la responsabilité de la régression des libertés fondamentales, pas plus que je ne veux l'attribuer aux circonstances particulières de la pandémie (qui a surtout joué le rôle de catalyseur d'un mouvement bien enclenché). Pas plus que je ne veux donner l'impression que le phénomène est limité à la France. Il y a bien une tendance mondiale. Si j'en crois ces données de OurWorldInData (qui valent ce qu'elles valent, tous ces indicateurs de démocratie sont à prendre avec énormément de pincettes, et démocratie n'est d'ailleurs pas synonymes de droits de l'homme, mais ils peuvent au moins suggérer une tendance), l'année 2010 était en gros le point culminant de la démocratie mondiale, et énormément de pays ont décliné depuis.

Je peux proposer toutes sortes d'éléments conjecturaux d'explication, tirés de mon chapeau et dont je ne saurais dire l'importance. Je soupçonne par exemple qu'une perte d'espoir dans l'avenir (elle-même explicable de diverses manières, notamment par le changement climatique) tend à la fois à accentuer l'insatisfaction des citoyens et donc la méfiance mutuelle des gouvernements et des peuples (ce qui induit fatalement des régressions des droits fondamentaux) et aussi à diminuer l'attachement des peuples eux-mêmes pour leurs droits fondamentaux (parce qu'ils s'inquiètent pour des choses encore plus basses dans la pyramide de Maslow).

Ou peut-être que c'est l'éloignement des horreurs de la seconde guerre mondiale, et la disparition des gens qui ont directement connu cette période, qui fait que l'attachement aux droits fondamentaux devient moins fort, parce qu'ils paraissent « évidents » dans les sociétés démocratiques, si bien qu'on oublie qu'ils ne sont jamais acquis au point qu'on ne doive pas surveiller leur respect. Après la grande phase « des lumières » qui a vu à la fin du XVIIIe siècle (et en fait la même année, 1789) l'écriture de la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen et des 10 premiers amendements (déclaration des droits) à la Constitution des États-Unis, de grands textes sur les droits de l'homme sont apparus dans le monde issu de la seconde guerre mondiale, notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948, sans valeur légale si ce n'est comme référence) et la Convention européenne des droits de l'homme (1953), ou encore le préambule de la constitution française de 1946 (qui a toujours valeur constitutionnelle en France). Il n'y a pas énormément eu de nouveau textes de ce style depuis, même si on peut quand même citer la Charte des droits fondamentaux de l'UE[#23] (2000, ayant reçu valeur légale en 2007) ou la déclaration de droits très approfondie qui constitue le chapitre II de la Constitution de l'Afrique du Sud post-apartheid (1996). Bref, peut-être que la période des années 1950 était vraiment spéciale. (J'étais tombé sur cette vidéo, qui vaut ce qu'elle vaut, suggérant un peu cette idée. Mais ce qui est sûr, c'est que dans la mesure où les années 1950 étaient un moment d'intense réflexion autour des droits de l'homme, tout le monde était loin d'en profiter, notamment aux États-Unis avant la fin de la ségrégation raciale.)

[#23] Le Club Contexte vous remercie de bien distinguer la Convention européenne des droits de l'homme (qui concerne le Conseil de l'Europe, et est invocable devant la Cour européenne des droits de l'homme siégeant à Strasbourg) et la Charte des droits fondamentaux de l'UE (qui concerne l'Union européenne spécifiquement, et est invocable devant la Cour de Justice de l'Union européenne siégeant à Luxembourg). La Charte des droits fondamentaux de l'UE a valeur légale mais uniquement contre l'UE elle-même, pas contre ses États membres, sauf dans la mesure où ceux-ci appliquent le droit européen (oui, c'est compliqué !). Ce qui signifie quand même qu'elle peut être invoquée contre, disons, une directive qui imposerait la surveillance des communications au niveau de l'UE… sauf que le secret de la correspondance ne fait pas partie des droits énumérés par la Charte. <soupir>

Toujours est-il que je pense qu'on ne peut pas entièrement défausser notre responsabilité sur nos gouvernements et leurs tendances autoritaires, en tout cas pas dans un pays qui reste au moins un petit peu démocratique, ni sur le rôle de filtre des médias : comme les droits fondamentaux visent aussi à protéger les minorités contre la majorité[#24][#25], c'est aussi notre responsabilité à chacun de nous inquiéter du respect des droits fondamentaux autour de nous, et pas seulement de ceux qui nous concernent ou qui s'alignent avec nos idées politiques[#26]. Car même s'il n'est pas vrai que les peuples ont les gouvernements qu'ils méritent, il est quand même vrai qu'ils les influencent au moins un peu, et qu'il est plus facile de violer un droit quand tout le monde s'en fout que quand tout le monde s'en indigne. Comme je l'ai dit plus haut, au moins, quand un juge protège les droits de quelqu'un, il est important que les citoyens acceptent ce jugement au lieu de pester contre ces juges qui protègent les néonazis/terroristes/immigrés ou empêchent le gouvernement de nous en protéger.

[#24] Je regarde très fort la Suisse (vous savez, le pays dont la constitution interdit la construction des minarets), notamment le demi-canton suisse d'Appenzell Rhodes-Intérieures a réussi l'exploit de voter en 1990(!) contre(!!!) le droit de vote des femmes (décision qui a été retournée la même année par le Tribunal fédéral suisse), un excellent exemple pour nous rappeler que la démocratie directe est loin d'être un rempart contre les violations des droits fondamentaux, et que ce ne sont pas que des gouvernements oligarchiques et avides de pouvoir qui les piétinent, et que c'est utile d'avoir des juges pour protéger les minorités (enfin, minorité de >50% ici…) contre la majorité. Mais je me suis déjà exprimé sur ce genre de questions ici.

[#25] Allez, je ne résiste pas à l'envie de citer une nouvelle fois Tocqueville au sujet de la tyrannie de la majorité :

Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?

Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c'est la justice.

La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.

Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d'appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois ?

Quand donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.

— Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (2e volume, chapitre VII, section Tyrannie de la majorité)

[#26] Un exemple d'attitude qui me paraît extrêmement néfaste ici est celui consistant à systématiquement lire les décision de justice dans ce domaine à travers un prisme politique. L'exclamation mais tout est politique ! est peut-être malheureusement vraie s'il s'agit d'une observation résignée, mais si c'est une prescription c'est une façon d'empoisonner le puits de la justice en discréditant le travail d'impartialité de tous les juges à tous les niveaux, et en encourageant les autres camps politiques à ne pas respecter vos propres droits.

Je conclus ce billet très brouillon en citant un grand juge qui nous rappelle que le droit meurt dans les petits grignotages qui semblent inoffensifs (enfin, je ne sais pas s'il voulait vraiment dire ce que je lui fais dire ici, mais comme Benjamin Franklin, ce n'est pas ça qui va m'arrêter) :

The tests of character come to us silently, unawares, by slow and inaudible approaches. We hardly know they are there, till lo! the hour has struck, and the choice has been made, well or ill, but whether well or ill, a choice. The heroic hours of life do not announce their presence by drum and trumpet, challenging us to be true to ourselves by appeals to the martial spirit that keeps the blood at heat. Some little, unassuming, unobtrusive choice presents itself before us slyly and craftily, glib and insinuating, in the modest garb of innocence. To yield to its blandishments is so easy. The wrong, it seems, is venial. Only hyper-sensitiveness, we assure ourselves, would call it a wrong at all. These are the moments when you will need to remember the game that you are playing. Then it is that you will be summoned to show the courage of adventurous youth.

— Benjamin Nathan Cardozo, Law and Literature (1931), The Game of the Law and Its Prizes

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