David Madore's WebLog: L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]

↓Entry #2795 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2795 [précédente| permalien|suivante] ↓

(vendredi)

L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné

J'écris ce billet à reculons. À quoi cela sert-il ? Tant de gens ont écrit tellement de choses sur le cloaque nauséabond qu'est devenue la scène politique française, et s'il y a beaucoup d'inanités parmi ces commentaires, je ne me crois pas spécialement capable de faire mieux : je n'ai pas de lumière particulière, ni de compétence spéciale en politologie ou telmatologie (étude des marais) à apporter. Pas plus ne crois-je à la vertu cathartique d'exposer publiquement mes angoisses : je l'avais fait pendant la pandémie, et je n'ai pas l'impression que l'exercice de style m'ait aidé à supporter la suite.

Néanmoins, le précédent billet sur les élections européennes appelle naturellement à une suite sur les législatives françaises, et j'aurais du mal à écrire à un autre sujet comme si ne rien était. Mais je ne veux pas, et je n'ai ni le temps ni la force mentale, d'essayer de construire un billet rigoureusement structuré en 4 parties et 12 sous-parties. Je vais donc essayer l'exercice d'écrire en mode « courant de conscience » en écrivant comme je le sens et en me donnant une heure limite pour publier, et tant pis si ce que je publie ne ressemble à rien (et va probablement se contredire). Personne, après tout, ne vous oblige à lire ma logorrhée.

Commençons par résumer l'histoire et la situation factuelle politique françaises pour le bénéfice d'éventuels lecteurs non français, ou d'ailleurs à des lecteurs qui retomberaient sur ce billet depuis une époque future tellement plus merdique encore que 2024 ressemblera au bon vieux temps comme je suis actuellement en train de me dire que la pandémie de 2020 c'était le bon vieux temps : je prends une couleur différente pour ce résumé que j'espère à peu près objectif, et je reviens à ma propre voix après.

Sur les institutions françaises : La France a un système politique bâtard, ni vraiment parlementaire ni vraiment présidentiel : le gouvernement est responsable devant la chambre basse du parlement (Assemblée nationale, élue pour 5 ans), c'est-à-dire qu'il peut en être renversé comme dans un régime parlementaire ; mais en même temps, ce gouvernement est nommé de façon plus ou moins discrétionnaire par un président élu directement au suffrage universel (c'est le seul à être élu directement par tous les Français, aussi pour 5 ans), et la pratique des institutions donne, de plus en plus, l'essentiel des pouvoirs (exécutif, mais aussi prééminence politique de fait) au président, au moins dans la mesure où celui-ci dispose d'une majorité au parlement, devant lequel il n'est pas responsable (comme dans un régime présidentiel), mais qu'il a le droit de dissoudre en convoquant de nouvelles élections (pas deux fois à moins d'un an d'intervalle, cependant) ; en revanche, s'il y a au parlement une majorité hostile au président, il peut en pratique lui imposer un Premier ministre qui disposera alors de l'essentiel du pouvoir exécutif, et on parle de cohabitation pour cette situation (qui s'est produite pour la dernière fois de 1997 à 2002, et qu'on pensait disparue depuis que les calendriers des élections présidentielle et législatives ont été synchronisés).

Sur le paysage politique français : Pendant longtemps (en gros de la fin des années 1970 jusqu'à 2017), le paysage politique français a été dominé par deux blocs, avec à gauche un parti essentiellement social-démocrate malgré son nom de Parti socialiste, et à droite un bloc vaguement libéral-conservateur, « gaulliste » comme on dit en référence à Charles De Gaulle, dont le nom a changé plusieurs fois, son dernier avatar étant appelé les Républicains ; entre les deux, un centre presque inexistant, qui se ralliait presque toujours avec la droite, et des écologistes à l'importance et aux positions variables ; plus loin à gauche, un parti communiste d'importance déclinante et quelques petits partis ; et plus loin à droite, le Front national, ultérieurement renommé en Rassemblement national, parti national-populiste fondé en 1972 par un rassemblement hétéroclite de jeunes néofascistes, d'anciens fascistes (dont plusieurs anciens SS), de sympathisants de l'OAS (un groupuscule terroriste opposé à l'indépendance de l'Algérie) et d'autres mouvances de l'extrême-droite : ce parti a été pris en main par Jean-Marie Le Pen, puis par sa fille Marine Le Pen en 2011 qui a changé son nom en Rassemblement national en 2018 dans le cadre d'une opération de dédiabolisation du parti.

En 2017, l'élection du président Macron a fait exploser ce paysage politique : ancien ministre du président sortant (François Hollande), du Parti socialiste, Macron s'est présenté comme centriste et a attiré à lui à la fois une bonne partie des cadres mais aussi des électeurs de ce Parti socialiste, mais aussi une partie de ceux des partis de la droite libérale. Le Parti socialiste étant ainsi réduit à presque rien, la force dominante de gauche s'est constituée autour du parti de la France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon (ancien du Parti socialiste mais qui l'a quitté en 2008), qui relève idéologiquement de la gauche anticapitaliste. Le président Macron disposait d'une importante majorité à l'Assemblée nationale lors de son premier mandat (2017–2022), mais n'a recueilli qu'une majorité relative suite à sa réélection en 2022 : sociologiquement, sinon idéologiquement, si les électeurs de Macron et de son parti en 2017 étaient à la fois de centre-gauche et de centre-droit, en 2022 ils étaient essentiellement de centre-droit. L'Assemblée nationale de 2022 comportait un bloc de gauche, surtout dominé par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, beaucoup plus important qu'en 2017 (la France insoumise et le Parti socialiste avaient réussi à s'allier pour les élections, mais leur alliance n'a pas tenu longtemps), et un groupe d'extrême-droite Rassemblement national plus important que jamais auparavant à l'Assemblée nationale ; le groupe du camp présidentiel (centre-droit, donc) disposait d'une majorité relative, mais il devait s'allier à la droite gaulliste (ou, occasionnellement, à un autre groupe) pour pouvoir faire passer les textes de loi.

Le Rassemblement national (et surtout le Front national qui est son nom antérieur) avait toujours largement été bloqué, lors des élections qui se déroulent à deux tours, par la pratique du front républicain : un accord informel aux contours flous selon lequel, si le Front national est en passe de remporter une élection, les électeurs de tous les autres camps s'unissent contre lui lors du second tour (c'est-à-dire votent pour le candidat qui lui fait face, quel qu'il soit). Mais depuis la montée en puissance de la gauche anticapitaliste de la France insoumise, les partis de droite ont largement dénoncé cet accord en qualifiant la France insoumise de parti d'extrême-gauche donc hors du champ de l'arc républicain, si bien qu'ils proposent plutôt le ni-ni au second tour (on ne vote ni pour la France insoumise ni pour le Rassemblement national, ce qui veut dire qu'on vote blanc ou qu'on s'abstient).

Sur le coup de tonnerre de la dissolution : Les élections européennes du ont donné, comme les sondages l'avaient prévu, un score très élevé de la liste d'extrême-droite du Rassemblement national (31%), suivie d'assez loin par celle de centre-droit du camp présidentiel (15%), deux listes de gauche (celle soutenue par le Parti socialiste à 14%, celle de la France insoumise à 10%), et ensuite la droite gaulliste à 7%, les écologistes à 6%, et une autre liste d'extrême-droite (d'orientation plutôt nationaliste réactionnaire) à 5%.

Ceci n'était une surprise pour personne. Ce qui l'a été, cependant, est qu'Emmanuel Macron a annoncé sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale, et d'annoncer des élections législatives dans un délai extrêmement court. On peut dire que tout le monde, jusqu'à son propre camp et son propre Premier ministre, a été choqué par cette décision. La raison affichée en était de laisser les électeurs s'exprimer. L'analyse la plus plausible des intentions du président est qu'il comptait sur les désaccords au sein de la gauche (qui était partie en ordre dispersé aux élections européennes) pour espérer récupérer des sièges à ses dépens, un peu comme il l'avait déjà fait en 2017 lorsqu'il avait fait exploser le Parti socialiste, et faire pareil à sa droite, pour finalement reconstituer sa majorité seule contre le Rassemblement national.

Il s'en est suivi la semaine politique sans doute la plus folle que la France ait jamais connue. Contre toute attente, la gauche a réussi à trouver un accord, entre la France insoumise, le Parti socialiste, les écologistes et le parti communiste, sous le nom de Nouveau Front Populaire (une référence au Front populaire de 1936), au moins pour ce qui est des candidats et un programme commun qui laisse cependant de grosses zones d'ombres car les composantes du Nouveau Front Populaire sont en désaccord sur de nombreux points. La droite gaulliste des Républicains, au contraire, a explosé autour de la question de l'alliance avec le Rassemblement national (le président du parti a été exclu par son propre parti pour avoir proposé cette alliance, puis un tribunal a annulé cette explosion, et toute la séquence était complètement folle avec ce président qui s'était enfermé à clé dans son bureau). Quant au camp présidentiel, il s'est largement affaissé dans les sondages, notamment à la défaveur de l'impopularité grandissante d'Emmanuel Macron (à qui ses alliés ont demandé de rester en-dehors de la campagne pour ne pas trop les handicaper).

Les élections (qui se déroulent séparément dans 577 circonscriptions, en deux tours) ont lieu les et prochains. À l'heure où j'écris, même si tous les scénarios restent imaginables, le plus probable est soit que l'extrême-droite du Rassemblement national obtienne la majorité absolue, soit qu'il ne lui manque que peu de sièges pour ça, en tout cas il est presque certain qu'il sera le groupe le plus important à l'Assemblée, probablement suivi du groupe de gauche du Nouveau Front Populaire, du groupe de centre-droit du parti de Macron, et d'une droite gaulliste presque laminée (mais possiblement en position de « faiseurs de rois » en apportant les sièges manquants au Rassemblement national).

Ce qui est sûr, en tout cas, est qu'il y a actuellement trois grands camps en compétition dans cette élection : le Rassemblement national (extrême-droite nationale-populiste, donc), le camp du président (qui s'appelle techniquement Renaissance mais personne ne connaît ce nom ; centre-droit libéral), et l'alliance des gauches du Nouveau Front Populaire (qui va de la gauche anticapitaliste, voire révolutionnaire, à la sociale-démocratie en passant par les écologistes). Les trois se détestent mutuellement.

La situation est doublement inédite en France, parce que d'abord l'extrême-droite n'a jamais été aussi haute dans les sondages ni a fortiori en position d'exercer le pouvoir (ceci n'est pas arrivé depuis le régime collaborationniste du Maréchal Pétain en 1940–1944), et d'autre part qu'il existe un risque sérieux qu'aucune majorité ne puisse être trouvée à l'Assemblée car aucun deux des trois camps qu'on vient de dire ne pourraient surmonter leurs divergences pour soutenir un gouvernement, ce qui rendrait la question de qui gouverne la France extrêmement confuse (même si juridiquement le président peut nommer n'importe qui comme Premier ministre tant que l'Assemblée ne le renverse pas, la question politique est pleine d'incertitude).

Bon, ce qui précède est écrit de façon qui se veut factuelle, mais sans encore connaître les résultats des élections qui viennent, je pense déjà pouvoir dire ceci :

Le match est plié. L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné.

Si elle n'emporte pas une majorité suffisante pour prétendre gouverner, le pays sera gouverné par une coalition hétéroclite entre un centre-droit complètement discrédité et associé à un président profondément impopulaire, et une gauche tactiquement unie mais dont les divergences émergeront dès le lendemain des élections (et qui a écrit un programme auquel personne ne croit sérieusement parce qu'elle ne croit pas sérieusement gouverner). Ceci discréditera les forces de cette « grande coalition » et renforcera d'autant plus l'extrême-droite qui sera alors quasi-certaine de remporter les élections présidentielle et législative en 2027. Ou peut-être que le pays sera gouverné par un gouvernement « technocratique », supposément apolitique, en réalité centriste, et le résultat sera le même. Même si la coalition de gauche remportait à elle seule une majorité absolue (et ça n'arrivera pas), ses marges de manœuvre seraient tellement faibles qu'elle décevrait forcément, et là aussi, l'extrême-droite serait hégémonique en 2027.

Si, au contraire, l'extrême-droite remporte une majorité, elle ne deviendra pas pour autant impopulaire en exerçant le pouvoir. Car contrairement à la gauche qui promet des mesures économiques qu'elle n'aurait pas la latitude de prendre, l'extrême-droite promet des mesures symboliques qui sont tout à fait possibles : l'autoritarisme, la répression policière et la destruction de l'état de droit sont des choses qu'on peut beaucoup plus facilement appliquer avec succès[#] que la justice sociale. Et même pour les mesures que l'extrême-droite n'arrivera pas à prendre, ils auront beau jeu de prétendre qu'on les aura empêchés d'exercer la plénitude du pouvoir, par exemple parce que le président se sera réservé quelques prérogatives ou leur aura mis des bâtons dans les roues (ce sera peut-être un mensonge, mais peu importe), ou que le Conseil constitutionnel aura censuré une loi trop outrancière.

[#] Pour le dire de façon encore plus simple : ce que promet l'extrême-droite, c'est de faire souffrir les gens (comme les immigrés, divers groupes ethniques ou religieux, mais aussi des professions comme le monde de la culture ou les profs) qu'elle désigne comme coupables et responsables de toutes sortes de maux. Or faire souffrir les autres est une promesse qu'il n'est pas difficile de tenir, à la différence de celles de la gauche.

Autrement dit : si le Rassemblement national perd maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027, et s'il gagne maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027. Il peut perdre (ou du moins ne pas gagner autant que prévu) dans une semaine, mais il ne peut pas perdre à moyen terme. (Il finira peut-être par perdre, un jour, à long terme, si la France a encore des élections libres à ce moment-là, comme la droite polonaise a fini par céder à une coalition centriste en 2023, mais il est possible que ça n'arrive pas avant une génération — voire jamais si la France tombe véritablement dans l'autoritarisme —, et même si ça se produit, ce ne sera pas une défaite définitive.)

Je vois ça comme aussi inévitable que la pandémie de covid à partir du moment où il y a eu des cas en-dehors de la Chine (je vais revenir sur cette comparaison).

Évidemment, ça fait longtemps que n'importe qui peut observer la progression de leurs résultats électoraux, donc qu'on peut se dire qu'ils vont forcément finir par arriver au pouvoir. Mais ce qui a vraiment changé, ce ne sont pas les ~35% de votants qui votent pour le RN, c'est que l'accord de « front républicain » a explosé : tant qu'il y avait une majorité de votants prêts à souscrire à l'idée je vote pour n'importe quel adversaire s'il y a un RN au second tour de l'élection, l'arrivée au pouvoir du RN était essentiellement bloquée. Ce front républicain a bien fonctionné à l'élection présidentielle de 2002 (Jacques Chirac ayant recueilli 82% des voix au second tour contre 18% pour Jean-Marie Le Pen), nettement moins en 2017 (66% pour Macron contre 34% pour Marine Le Pen) et encore moins en 2022 (59% contre 41% entre les mêmes protagonistes)[#2]. Et encore, il s'agit là de duels droite contre extrême-droite : savoir si le front républicain a jamais vraiment fonctionné en faveur de la gauche est plus douteux, en tout cas il est quasiment sûr que maintenant ce n'est plus le cas (et cet effet ne peut pas être attribué qu'à l'effet repoussoir de Jean-Luc Mélenchon).

[#2] Pour ce que ça vaut, une bête extrapolation linéaire de ces chiffres prédit l'élection d'un Le Pen en 2030.

On peut pointer du doigt beaucoup de choses dans cette faillite du front républicain (et beaucoup de pointage de doigts il y a effectivement eu). La gauche dira que le front républicain n'a jamais marché qu'en faveur de la droite et jamais vraiment dans l'autre sens. La droite peut rétorquer à ça que si le spectre politique français est organisé selon un axe de dimension 1[#3] avec la gauche, le centre-droit et l'extrême-droite, et que chacun vote en fonction de sa proximité relative aux candidats, il est quand même plus évident que la gauche vote pour le centre-droit contre l'extrême-droite que que le centre-droit vote pour la gauche (disons que ça va dépendre de la position de l'électeur au sein du centre-droit). Ce à quoi on peut contre-rétorquer que le spectre politique est peut-être plutôt un triangle[#4] et que les dimensions des côtés de ce triangle sont à déterminer. Même si c'est en effet plausible que les centristes soient généralement gagnants de Condorcet et qu'un scrutin par ordre de préférence leur donnerait un fort avantage. La droite prétend également que la France insoumise est aussi extrême à gauche que le Rassemblement national l'est à droite, et ne peut donc pas prétendre bénéficier du front républicain (et parfois elle prétend même que le Parti socialiste, en s'intégrant dans une alliance avec la France insoumise, s'est lui aussi mis en-dehors, ce qui revient à dire que le front républicain, c'est nous et seulement nous). Dès lors qu'on en arrive à ergoter de cette manière, le front républicain n'existe plus, c'est clair.

[#3] Bon, c'est moi qui formule ça comme ça : bizarrement, les politiques ne disent pas les choses de cette manière.

[#4] Je veux dire que la terminologie gauche-droite, que j'utilise parce qu'elle est habituelle, est trompeuse : si on parle plutôt d'un triangle dont les sommets sont les anticapitalistes, les libéraux et les nationalistes, déjà on s'étonne moins que parfois les extrêmes se rejoignent, c'est juste qu'un triangle a trois côtés et que les trois côtés sont effectivement habités comme l'est aussi le milieu, et dès lors on voit que la question qui se pose vraiment est celle de la géométrie de ce triangle (quel côté est le plus étroit, par exemple).

D'autres pourront dire que c'était une erreur dès le début de chercher à faire barrage au parti, et que le problème était de lutter contre les idées inadmissibles du Rassemblement national au lieu de cibler le parti de façon essentialiste[#5]. Et en effet, on peut penser que le front républicain n'a plus de sens dès lors que les idées en question ont percolé au-delà du Rassemblement national : car peu importe que le Rassemblement national arrive au pouvoir si ses idées sont déjà au pouvoir ? Or des voix à gauche n'ont pas hésité à qualifier Emmanuel Macron d'extrême-droite, par exemple concernant la répression des manifestations contre sa politique. Maintenant, si on est de gauche et qu'on considère que le parti de Macron est d'extrême-droite[#6], il y a en effet bien peu de raison de se déplacer pour voter en sa faveur en cas de second tour l'opposant au Rassemblement national.

[#5] Les partis politiques sont des bateaux de Thésée, sans cesse changeant de nom, de dirigeants, d'idées. On ne devrait les attaquer pour leurs idées passées que si on montre qu'il y a une continuité idéologique entre alors et maintenant.

[#6] Le souci si on tient ce discours, c'est que si le parti d'Emmanuel Macron est aussi d'extrême-droite, alors ce n'est pas ~35% des votants Français qui sont pour l'extrême-droite, c'est quasiment 60%, donc la légitimité démocratique de l'extrême-droite n'est que plus forte.

Le problème à dire que ce sont les idées de l'extrême-droite qui sont inadmissibles et pas le parti lui-même (et bien sûr il faut détailler quelles idées : sur la « préférence nationale », sur l'immigration, sur la souveraineté nationale, sur le rejet de l'état de droit et du rôle des juges, sur l'autoritarisme et le rôle de la police, sur l'obsession nationaliste qui se transforme volontiers en réécriture historique, sans parler des régressions sociales, etc.), c'est que cela permet au parti de se « dédiaboliser » en maquillant ses idées les plus inacceptables sous un vernis de respectabilité. C'est ce qu'ils ont fait au sujet de l'Union européenne en renonçant pour la façade à l'idée d'une sortie de l'UE (dont, effectivement, les Français ne semblent pas vouloir) pour paraître moins inquiétants, alors qu'il est difficile de croire que l'application de leur programme n'y conduirait pas, tant il s'oppose en de nombreux points à l'acquis communautaire. On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment — comme l'écrivait le cardinal de Retz que Mitterrand aimait citer.

Tous les programmes politiques, bien sûr, sont des mensonges qui n'engagent que ceux qui y croient. Ce sont des suggestions de directions dans lesquelles pourrait s'exercer le pouvoir de celui qui émet ce programme, mais, comme un profil sur un site de rencontre, bien fol est celui qui s'y fierait. Le programme sert à séduire des électeurs, le but ensuite n'est pas de l'appliquer mais de conquérir puis de conserver le pouvoir (ou, dans certains cas, de rester dans l'opposition permanente, ce qui est un jeu différent), donc pour savoir ce que fera un parti, il ne faut pas regarder son programme, mais quelle sera sa stratégie pour continuer à faire la cour à l'électorat qui l'a porté au pouvoir. Cet électorat est surtout défini de façon sociologique, mais il l'est aussi par le fait que le parti a réussi à lui faire avaler une soupe idéologique adaptée à cette sociologie. C'est ça qu'il faut examiner pour savoir ce que fera le parti une fois au pouvoir.

Le cœur d'électorat de la droite libérale est assez facile à cerner : ce sont des personnes assez fortunées, ou imaginant le devenir (façon « millionnaires temporairement dans l'embarras »), séduites par l'idée d'un système économique qui leur permet de conserver leurs avantages tout en les justifiant par le fait que les chances étaient égales à l'origine (et donc que les pauvres le sont pour ainsi dire par leur propre faute, sans pour autant le dire explicitement). Pour ce qui est de la droite conservatrice, il s'agit plutôt de préserver un capital symbolique (valeurs morales, religieuses, patriotiques, etc.). Dans les deux cas, on imagine assez bien le programme politique ayant cet électorat comme clientèle : il s'agit essentiellement de maintenir leur position, tout en gérant de façon « rigoureuse » l'économie du pays.

Le cœur d'électorat du Rassemblement national français (car sur ce point les différentes extrêmes-droites européennes ne sont pas complètement interchangeables) est essentiellement formé de personnes s'estimant déclassées, souvent plus sur le plan du capital culturel (p.ex., le niveau d'études) qu'économique, et qui souffrent d'un sentiment de perte de puissance ou de prestige[#7], soit individuelle, soit pour un groupe auquel elles s'identifient (p.ex., les Français, les blancs ou Européens « de souche », les hommes, les hétérosexuels). Il est facile de faire basculer ces personnes dans l'impression de persécution (par les étrangers/immigrés, les « élites », le « système »), pouvant aller jusqu'au complotisme, ou au moins une sensation d'insécurité. La plupart des mesures qui découlent du fait de courtiser cet électorat sont symboliques : il peut s'agir d'attaquer presque rituellement l'ennemi perçu ou du moins prendre des mesures pour l'humilier (un exemple pourrait être une politique pénale très dure, même vindicative, la question n'étant pas posée de son efficacité, mais simplement de ne pas « se laisser faire »), ou simplement de renforcer la fierté des électeurs (le patriotisme étant une façon d'y arriver à peu de frais). À un certain niveau, le but est même en soi de passer des mesures qui mécontenteront les autres groupes politiques (en mode vous nous avez fait souffrir, maintenant souffrez à votre tour).

[#7] Ce sentiment de déclassement ou de perte de prestige peut prendre tellement d'aspects différents qu'on a des catégories sociales extrêmement différentes, entre, par exemple, les laissés pour compte du monde du travail et les militaires nostalgiques d'un temps où la France était plus respectée militairement. Mais ça explique pourquoi Marine Le Pen et sa nièce Marion Maréchal ne chassent pas exactement sur les mêmes terres.

La gauche… c'est plus compliqué, parce que la gauche est beaucoup plus hétérogène, et de là il résulte qu'elle n'arrive pas facilement à s'entendre. Entre les agents publics qui ont un intérêt évident à voter pour la gauche au moins en ce sens que les deux autres camps politiques que je viens de nommer ont des raisons de les maltraiter, ou les milieux de la culture, mais aussi les bourgeois qui ont un complexe du sauveur ou un complexe de supériorité morale ou un besoin de théoriser autour de la lutte des classes[#8] ou la sauvegarde de la planète, et bien sûr, dans le tas, d'authentiques prolétaires[#9], notamment syndicalistes, et aussi des groupes qui s'identifient comme persécutés en rapport à des conflits sur la scène géopolitique. Mais à un certain niveau, j'ai envie de dire que la gauche est définie de façon réflexive : les gauchistes (au moins les militants gauchistes) sont ceux qui voient le fait d'être de gauche comme une vertu morale et qui cherchent toujours à se défendre qu'ils le sont[#10][#11]. Mais de là il est difficile d'en tirer une conclusion sur la politique qu'elle cherchera à appliquer.

[#8] J'ai toujours été amusé que le concept de lutte des classes soit devenu une idée de gauche alors que c'est quand même François Guizot, l'éternel Président du Conseil de la monarchie de Juillet, qui l'a théorisé en premier.

[#9] Quoi que les mots bourgeois et prolétaire veuillent dire maintenant. La circonscription où je vote est extraordinairement bobo (bourgeois bohème, le genre de gens qui prennent des brunchs vegan en lisant des adaptations en BD de l'œuvre de Deleuze), et s'apprête à donner un score stalinien à un candidat LFI, mais je ne sais pas si beaucoup de ces bobos sont propriétaires de moyens de production ni employeurs de la force de travail des autres.

[#10] Comme je l'ai dit ailleurs, il vaut mieux ne jamais se définir de gauche quand on parle à un gauchiste, parce qu'au moindre désaccord sur n'importe quoi il vous dira ah en fait tu es de droite sur un ton de supériorité morale. (Il ne faut jamais non plus se définir de gauche quand on parle à quelqu'un de droite, parce qu'on va inévitablement avoir droit à une pontification méprisante sur le fait que l'URSS a été une faillite monstrueuse. En fait, il ne faut jamais se dire de gauche quand on parle politique.) Mais sérieusement, les arguments les plus convaincants que j'ai jamais entendus pour voter à droite viennent des gauchistes tenant à me rappeler que je suis un bourgeois et que je suis de droite.

[#11] Ce n'est pas pareil pour les autres courants que j'ai cités. Les libéraux se définissent comme libéraux mais ils ne se croient pas moralement supérieurs en cela, ils se croient intellectuellement supérieurs, parce qu'ils considèrent les gauchistes comme des débiles. Les nationalistes se définissent comme ni de gauche ni de droite mais comme patriotes : ils y voient une supériorité morale, mais pour eux elle n'est pas d'ordre politique.

Néanmoins, une chose curieuse quand on regarde la gauche française et la politique qu'elle mène, et le regard que la droite porte dessus, c'est que la gauche du passé semble toujours plus « acceptable » que la gauche du présent : Gambetta, Briand, Blum, Mendès-France, on conteste très rarement leur héritage, parfois même la droite reconnaît explicitement que c'étaient de grands hommes et affirme que la gauche les aurait ensuite trahis (Sarkozy en 2007 par exemple: la gauche d'aujourd'hui [n'a] plus grand-chose à voir avec la gauche de Jaurès). Pourtant, à son époque, le Front Populaire de 1936 (dont personne aujourd'hui ne semble contester sérieusement l'héritage) a été perçu comme une sérieuse menace (voyez caricature de Sennep pour les Républicains nationaux, avec le slogan: Français ! si vous voulez être mangés par les communistes, marchez et votez avec les radicaux-socialistes et les socialistes!) ; de même, lors de l'élection de Mitterrand en 1981, Plantu se moquait de la peur du rouge avec une caricature faisant dire à quelqu'un ça alors ‽ le président est socialiste et la tour Eiffel est toujours à sa place ‽ (et certes, Mitterrand n'est pas assez loin dans le passé pour être apprécié de la droite, mais on commence à convenir que la peur de voir les chars russes défiler sur les Champs-Élysées était un peu exagérée). Or si à chaque fois que la gauche semble pouvoir arriver au pouvoir la droite pense que c'est la fin du monde mais que la gauche du passé n'est pas jugée si sévèrement, on peut penser qu'il y a un effet de perspective ; et il est permis de penser que ce n'est pas tellement la gauche qui change que le regard qu'on porte sur elle (Mélenchon a été ministre sous Jospin et est fervent admirateur de Mitterrand ; Mitterrand avait été ministre de Mendès-France, Mendès-France devait beaucoup de son engagement à gauche à Herriot, Herriot a été ministre du cabinet Briand, Briand était proche de Jaurès[#12], etc.).

[#12] Cette filiation apostolique (si on me pardonne l'expression) est intéressante parce qu'elle vient assez facilement. À droite, à part De Gaulle (qui d'ailleurs tenait parfois des propos qui pourraient bien donner des boutons à des gens de droite de nos jours), il n'est pas évident de trouver de telles références. Qu'est-ce que la droite française actuelle pense de Guizot et de Thiers, par exemple ?

Le fait est surtout que, sans doute parce qu'elle voit dans le fait d'être de gauche une vertu morale et veut vendre du rêve, la gauche semble toujours promettre beaucoup plus, et beaucoup plus à gauche, que ce qu'elle accomplit finalement quand elle arrive au pouvoir. Elle promet d'arracher les tripes du dernier des patrons avec un couteau à l'effigie de Joseph Proudhon, mais quand elle arrive au pouvoir elle augmente plutôt de 0.3% le taux marginal de la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu. J'exagère un petit peu mais vous voyez l'idée : la droite aime (se) faire peur avec la gauche, mais quand on regarde ce que la gauche a fait par le passé, même dans l'opinion de la droite elle-même, cette peur ne tient pas vraiment.

L'extrême-droite, c'est tout le contraire, elle cherche à présenter son programme comme le plus modéré possible : voyez, nous sommes un parti normal, un parti comme les autres, il ne faut pas nous appeler l'extrême-droite, nous sommes démocrates et nous sommes victimes d'une persécution injuste. Mais quand on voit les valeurs qui le fondent et le peu d'égards qu'elle a généralement pour l'état de droit, il est permis d'en douter. Et il y a bien sûr l'argument récurrent : on n'a pas essayé. Il est facile de rétorquer que, si, on a essayé, de 1940 à 1944, et qu'on en a un plutôt mauvais souvenir. Admettons que c'est un petit peu de mauvaise foi — mais seulement un petit peu, parce que l'obsession pour l'ordre, l'autorité et le conservatisme moral, pour le travail, la famille et la patrie, comme valeurs constitutives de cette partie du spectre politique, n'ont pas l'air d'avoir tant changé que ça. Reste quand même que on n'a jamais essayé est, en soi, un argument aussi persuasif que celui qui amène à essayer de guérir un cancer par le pouvoir des cristaux : c'est-à-dire profiter de la crédibilité des personnes que le désarroi sincère rend d'autant plus vulnérables aux arnaqueurs.

Bien sûr, comme je le dis plus haut, le succès à venir du RN n'est pas simplement l'œuvre des électeur qui votent pour lui avec conviction. C'est aussi celle des gens d'une droite censément plus modérée qui sont prêts à sauter sur cette alliance pour rester au pouvoir ou pour empêcher les dangereux gauchistes d'arriver au pouvoir, ou du moins, s'ils ne sont pas encore directement prêts à voter pour le RN en cas de second tour avec la gauche, prônent le ni-ni[#13] dans cette configuration.

[#13] C'est-à-dire en fait le vote blanc (ou l'abstention). Attitude assez hypocrite, en fait, parce qu'à part pour le symbole, voter blanc équivaut exactement à voter dans les proportions des autres électeurs de la circonscription.

Je pourrais essayer de convaincre ces gens terrifiés par les mesures économiques (il est vrai probablement irréalistes[#14]) du programme du Nouveau Front Populaire en rappelant, comme je l'ai fait plus haut, que la gauche n'applique jamais son programme consistant à arracher les tripes du dernier des patrons avec un couteau à l'effigie de Joseph Proudhon ; ou bien en signalant que même s'il lui prenait la fantaisie d'essayer, elle n'y arriverait pas pour des raisons de simple faisabilité pratique, et/ou parce qu'il y a dans cette alliance hétéroclite suffisamment de gens qui n'ont pas envie d'appliquer ce programme simplement destiné à montrer une union de façade ; ou surtout, enfin, que contrairement au Rassemblement national, le Nouveau Front Populaire n'a essentiellement aucune chance d'avoir une majorité à lui seul pour gouverner. Donc même si on considère le RN et LFI comme également dangereux et nuisibles, il est plus logique, dans les circonstances présentes, de voter pour la gauche lors d'un choix binaire entre les deux (équilibrer les maux pour les neutraliser).

[#14] Une petite salutation au passage pour le sérieux épistémologique des sciences économiques révélé par le fait qu'il y a de très brillants économistes pour nous dire que ce programme est parfaitement irréalistes et de tout aussi brillants économistes pour nous dire qu'il est parfaitement sensé (cf. par exemple cet article, publiquement lisible ici). Ce genre de dispute me fait surtout conclure que les économistes ne sont pas des gens très sérieux et qu'on devrait peut-être moins les écouter si leurs conclusions censément scientifiques sont simplement le reflet de leurs opinions politiques.

Mais en fait, ça n'a aucun intérêt d'essayer de convaincre les gens comme ça. Et en fait, comme je le dis plus haut, je considère la partie comme déjà jouée (et gagnée par le RN même s'ils ne gagnent pas maintenant). Ce n'est pas une raison pour ne pas justifier ma démarche.

J'aime bien dire qu'il y a deux erreurs dont il faut simultanément se garder en politique au sujet de la notion de moindre mal :

  1. la première est d'oublier que le moindre mal est moindre,
  2. la seconde est d'oublier que le moindre mal est un mal.

Beaucoup de gens tombent dans la seconde en voulant éviter la première, mais peut-être encore plus nombreux sont ceux qui tombent dans la première en voulant éviter la seconde.

Tactiquement, cela veut dire que le vote pour le moindre mal ne doit être ni exclu ni automatique : s'il est exclu ou automatique, le politique qui sera vu comme moindre mal n'a aucune raison de prendre en compte les intérêts des votants qui le considéreront comme tel (certains ne voteront jamais pour lui, d'autres voteront toujours pour lui, mais dans les deux cas ça ne dépend pas de lui). Mais ni exclu ni automatique, ici, cela signifie que la décision doit se prendre en fonction de différents paramètres, notamment combien le moindre mal est mal, mais aussi combien le plus grand mal l'est.

Voter, c'est toujours, à un certain niveau, avaler des couleuvres (enfin, il y a peut-être des gens qui sont très contents d'un des choix, mais si on en juge par le niveau de satisfaction[#15] des Français de leurs politiques, ils ne doivent pas être nombreux). Je pense que ce billet rend assez clair mon mécontentement[#16] devant cet avalage de couleuvres, et aussi quelle couleuvre je suis plus prêt à avaler[#17] que quelle autre.

[#15] Il est d'ailleurs intéressant de noter que les trois leaders que sont Jean-Luc Mélenchon à gauche, Emmanuel Macron au centre-droit et Marine Le Pen à l'extrême-droite, sont essentiellement les personnalités politiques les plus détestées des Français. Ils ont cependant une réaction différente vis-à-vis de leur détestation : Marine Le Pen en est consciente et cherche à la gommer en essayant de paraître plus présentable ; Emmanuel Macron n'arrive pas à comprendre qu'il est détesté notamment pour son arrogance ; quant à Jean-Luc Mélenchon, il en est conscient et en est fier et cherche à se faire détester encore plus, tant il aime cela. Néanmoins, chaque camp a dû sortir quelqu'un d'autre d'un peu moins détestable pour apparaître dans la campagne : Marine Le Pen a son Jordan Bardella, Emmanuel Macron a son Gabriel Attal, et la gauche a par exemple François Ruffin. Mais parfois je me dis que ce serait intéressant d'avoir un système analogue à l'ostracisme dans la Grèce antique : tous les ans, les politiques dont le nom aurait fait l'objet d'une pétition recueillant je ne sais combien de milliers de signatures, seraient mis au vote, et ceux qui remporteraient une majorité des suffrages en faveur de leur bannissement seraient chassés de la vie politique pendant dix ans (i.e., inéligibles à toute fonction élective) : voilà qui nous débarrasserait aisément au moins des plus détestables du lot, c'est-à-dire les hommes providentiels et les leaders autoritaires.

[#16] J'espère aussi qu'il mécontentera les autres, parce qu'il n'y a rien de plus communicatif que la colère.

[#17] Enfin, ce que je suis prêt à faire n'a aucune importance, en fait, parce que ma circonscription est imperdable pour la gauche.

Mais pour que ce soit bien clair, disons-le explicitement. Il y a plein de choses qui me déplaisent dans le programme ou dans l'attitude de la gauche à toutes sortes d'égards : leur programme est encore plus insincère que les autres (je veux dire que ce n'est de l'affichage que personne ne prend au sérieux, le fait de promettre des choses qu'ils ne pourraient pas tenir témoigne d'ailleurs du fait qu'ils ne vont pas vraiment au combat dans l'espoir de gagner mais d'être les premiers opposants au RN) ; l'autoritarisme de Jean-Luc Mélenchon au sein même de son propre parti est d'autant plus scandaleux qu'on parle d'un camp politique qui veut se positionner contre l'autoritarisme (et pour l'insoumission) ; les accusations d'antisémitisme ou de communautarisme contre certains éléments ou attitudes au sein de LFI sont sérieuses[#18] alors que la gauche devrait être universaliste avant tout ; les écologistes ont sur de nombreux sujets une attitude véritablement sectaire, anti-scientifique ou naturolâtre (on peut évidemment évoquer le nucléaire mais c'est loin d'être le seul sujet) ; et l'obstination de la gauche de toujours voir toute la société sous l'angle du travail les empêche d'envisager des mesures qui permettraient justement d'atténuer la dépendance au travail[#19]. Je pourrais continuer longtemps. Je pourrais continuer encore bien plus longtemps sur le camp présidentiel, mais ce serait une perte de temps ici[#20]. Et bien sûr aucun de ces camps n'a le moindre début de commencement de réflexion sur les technologies de l'information et la propriété intellectuelle (à part une sorte de délire de la gauche sur la « sobriété numérique »). Mais tous ces reproches sont insignifiants par rapport à la répulsion que provoque chez moi[#21] les idées du Rassemblement national : j'ai des désaccords politiques avec la gauche[#22], j'ai de forts désaccords politiques avec le centre-droit, mais avec l'extrême-droite ce ne sont même plus des désaccords politiques, c'est le fondement même de la notion de société qui nous sépare.

[#18] Sérieuses au sens qui mérite une discussion nuancée que je n'ai pas envie de faire ici : mais indiscutablement, ces accusations sont aussi instrumentalisées (et généralisées) pour servir des adversaires qui, souvent, n'ont fondamentalement rien à faire de l'antisémitisme (quand elles viennent du RN, notamment, c'est assez drôle) et veulent juste une arme pour attaquer la gauche.

[#19] Comme on ne voit probablement pas de quoi je parle : tant qu'à promettre de raser gratis, autant mettre au programme un revenu universel, ou quelque chose qui y ressemble, plutôt qu'une augmentation du SMIC et de 42 aides sociales différentes.

[#20] Juste une petite mention au passage sur sa petite sortie perfidement transphobe en qualifiant d'ubuesque la proposition fort raisonnable du Nouveau Front Populaire de simplifier le changement de sexe à l'état-civil. Pour le coup c'est une mesure dont on ne peut pas dire qu'elle coûtera une blinde à l'État, donc la fiction d'un Macron censé être économiquement libéral mais sociétalement progressiste tombe. (Enfin, lui-même n'a certainement aucune idée sur la question, il s'en fout, mais visiblement il chasse des électeurs qui ne sont pas sociétalement progressistes.)

[#21] Même logique chez le parti pour lequel j'ai voté lors des européennes.

[#22] Enfin, je veux parler là des idées de la gauche avec lesquelles je suis en désaccord. Pour ce qui est de la réciproque, je suppose que les gauchistes considéreront tout ce billet comme l'expression de la peur geignarde et égoïste d'un intellectuel petit bourgeois confortablement installé qui cherche à se faire passer comme n'étant ni de gauche ni de droite parce qu'il n'assume pas d'être de droite, et qui se pose plus ou moins en victime alors que les vraies victimes sont les personnes racisées. Oui, oui, gros bisous, vous êtes mignons aussi quand vous me détestez.

Le Rassemblement national aime rappeler qu'ils sont démocrates puisque ce sont par des élections qu'ils arrivent au pouvoir (encore heureux !), voire plus démocrates que les autres puisqu'ils proposent de soumettre plein de questions au peuple par referendum. C'est une façon habile de justifier la tyrannie de la majorité : nous sommes en démocratie, donc si nous avons une majorité prête à opprimer ou priver de leurs droits telle ou telle minorité, ne venez pas avec vos juges vos constitutions et vos conventions de droits de l'homme vous mettre dans le chemin du Peuple Souverain !. Voilà pourquoi j'évite de porter le débat sur la démocratie (dont déjà sous l'antiquité on avait mesuré les limites et les problèmes) mais sur l'état de droit : l'état de droit est une notion bien plus subtile que la démocratie, dont la démocratie est un élément constitutif et aussi un moyen pour l'atteindre, mais qui ne se limite pas la démocratie — il y a aussi la protection des droits fondamentaux comme l'égalité devant la loi et l'égalité d'accès aux fonctions publiques, et la protection, justement, contre la tyrannie de la majorité. Je ne reviens pas sur ce que j'ai déjà écrit il y a longtemps et plus récemment aussi, et je ne vais pas citer une nouvelle fois Tocqueville (voyez ici) ou rappeler comment la démocratie athénienne a très démocratiquement décidé de massacrer la population de Mélos, parce qu'on va dire que je radote vraiment, mais pour résumer, la démocratie n'est pas une fin en soi, ou en tout cas n'est pas la seule fin à avoir, la démocratie est juste le seul moyen que nous avons trouvé qui marche pour avoir quelque chose comme un état de droit, mais celle qui marche le mieux est une démocratie construite sur un équilibre entre les pouvoirs et où l'appel au « peuple souverain » est encadré. Car s'il est difficile de s'opposer à une décision votée par le peuple souverain après une réflexion sérieuse et approfondie, force est de constater que ce peuple est facilement dupé[#23] ou mal renseigné, et, de fait, y compris dans l'histoire de France, la destruction de la démocratie s'est souvent faite par la démocratie (ou au moins par le plébiscite).

[#23] Ne serait-ce qu'en observant combien il change facilement d'avis (ce qui est normal quand les majorités se prennent à 50% plus epsilon : il suffit que 2×epsilon changent d'avis pour que la majorité soit dans l'autre sens) : entre les Athéniens qui changent d'avis le lendemain au sujet du sort à faire subir à Mytilène, et les Britanniques qui regrettent maintenant majoritairement d'avoir voté pour le Brexit, les exemples ne manquent pas. En France, on peut remarquer la vitesse avec laquelle les présidents nouvellement élus deviennent impopulaire (alors même que leurs actions sont éminemment prévisibles eu égard à ce qu'on savait d'eux au moment de leur élection) : même en oubliant qu'il peut prendre des décisions absurdes, injustes ou contraires aux engagements passés, c'est difficile de construire tout un mythe autour du Peuple Souverain quand le Peuple Souverain, de toute évidence, ne sait vraiment pas ce qu'il veut.

Bref, je n'accuse pas le Rassemblement national de ne pas être démocrate dans ses moyens, je l'accuse de vouloir attaquer l'état de droit, et sans doute plutôt à la manière de Napoléon III (qui a été élu président de façon démocratique, et n'a pas hésité à recourir au plébiscite pour légitimer ses coups de force) que de Pétain.

Ils ne vont pas organiser des pogroms ni mettre le pays du jour au lendemain sous loi martiale[#24], et la France ne va pas devenir demain une dictature[#25] : ils vont grigoter sournoisement, lentement mais sûrement[#25b], l'autorité des juges et tous les contre-pouvoirs, comme beaucoup d'autres gouvernements de gauche comme de droite l'ont fait avant eux et leur ouvrant la voie, mais ce sera de façon plus efficace et plus déterminée. Ils trouveront des moyens de contourner le Conseil constitutionnel quand celui-ci les embête (la Constitution de 1958 est suffisamment floue et mal écrite pour qu'un gouvernement bien déterminé y arrive), ils refuseront d'appliquer les mesures du droit européen et international qui les dérangent, ils utiliseront leur pouvoir de nomination pour mettre au pas d'autres autorités censément indépendantes et la loi pour détricoter leur autorité.

[#24] Marine Le Pen le pourrait sans problème si elle est élue présidente : elle aurait la justification constitutionnelle (cet article 16 de la Constitution qui est une bombe atomique prête à servir à un autocrate) et la popularité auprès de l'armée. Mais elle ne le fera pas, parce qu'elle est plus subtile que ça.

[#25] On m'a signalé cet article de Vox de 2017 intitulé Life in authoritarian states is mostly boring and tolerable, au titre provocateur mais au contenu intéressant, sur la manière dont l'état de droit se finit souvent non pas par un gros coup mais par une régression graduelle : en exerçant son pouvoir, le régime autoritaire veille à ne pas rendre la vie de la majorité trop insupportable, car elle pourrait s'agiter.

[#25b] Ajout : ce fil Twitter par Anna Colin Lebedev (lisible ici sur ThreadReaderApp si vous n'avez pas de compte Twitter) est très intéressant sur les mécanismes d'installation d'un pouvoir liberticide. Je recopie ici les principaux points : (1) Un pouvoir liberticide s'installe petit à petit, de manière quasiment imperceptible. (2) Les premières réformes liberticides sont souvent techniques, opaques, mineures, sur des sujets qui intéressent peu les citoyens ordinaires. (3) Un pouvoir liberticide promet du confort, de la sécurité, et du pouvoir d'achat. (4) Un pouvoir liberticide s'assure la loyauté des institutions les plus vulnérables. (5) Un pouvoir liberticide s'installe en s'appuyant non seulement sur nos peurs les plus profondes, mais aussi sur nos meilleurs sentiments. L'amour de se famille, l'attachement à sa culture, l'amour de son histoire, le désir d'un monde meilleur pour ses enfants. (6) Un pouvoir liberticide promet de l'efficacité en échange de la liberté. La liberté n'est pas palpable, tant qu'elle n'est pas perdue. L'efficacité peut se comptabiliser, elle est tangible, elle parle le langage du succès, des bénéfices, de la croissance. (7) Un pouvoir liberticide ne demande pas la mobilisation de la population ; il s'appuie au contraire sur la démobilisation et la dépolitisation. Il invite les gens à se recentrer sur leur vie privée, leur travail, leurs passions ; à se désintéresser de la politique. (8) Une partie du monde associatif, notamment les groupes qui s'engagent pour une qualité de vie meilleure ou pour certaines causes environnementales/sociales, est assez vulnérable face aux promesses protectionnistes ou traditionalistes du pouvoir liberticide. (9) Un pouvoir liberticide ne s'appuie pas sur la répression mais sur l'adhésion. La répression ne vient qu'en dernier recours. Elle est un outil coûteux et dangereux pour le pouvoir qui ne peut se la permettre qu'une fois solidement installé. (10) Il faut du temps, parfois beaucoup de temps, avant que le prix à payer ne devienne visible.

Une illustration assez brillante de ces intentions, et pour prouver que ce n'est pas moi qui fantasme, est fournie par une interview absolument fascinante de l'avocat Pierre Gentillet (actuellement candidat Rassemblement national aux législatives) donnée en avril 2022 à la chaîne de télé en ligne (identitaire et complotiste) TV Libertés : la vidéo est ici, je suis désolé de lier vers cette chaîne mais c'est extrêmement intéressant à écouter justement parce qu'il expose ouvertement (et très clairement) la position de l'extrême-droite sur l'état de droit versus la souveraineté : c'est cette position qui est pour moi la racine de mon aversion pour ce parti et qui résistera à toute tentative de dédiabolisation (et c'est d'autant plus fascinant que Pierre Gentillet part des mêmes analyses que moi sur certains points). Pour résumer, il accuse l'état de droit d'être une fiction inventée pour faire obstacle à la souveraineté nationale ; puis il constate que les mesures d'exception prises pendant la crise sanitaire du covid ont été faites, au prétexte de l'urgence, en dépit de l'état de droit, c'est-à-dire que les juges censés être les gardiens des libertés fondamentales n'ont pas joué leur rôle (et je suis d'accord avec lui sur ce point) ; et dans un tour de logique spectaculaire, il en déduit que puisque c'est le cas, l'extrême-droite, une fois arrivée au pouvoir, pourra utiliser la même arme pour passer en force sur l'état de droit. Précisément, à 13′40″, il tient les propos suivants :

Au nom de cette situation d'urgence, on peut mettre le droit en-dessous. Ça veut dire qu'à l'occasion de cette crise le politique est vraiment revenu au-dessus du juridique. Donc, c'est pour ça que je suis optimiste : si demain nous voulons nous affranchir par exemple de certains traités — et il n'y a pas que les traités de l'union européenne mais d'autres —, de certaines normes qui nous empoisonnent, eh bien à la condition de mettre au pas, c'est vrai, le Conseil constitutionnel, nous pourrons tout faire. Le politique revient maintenant au sommet de la hiérarchie des normes. Et c'est ça la bonne chose.

Si je simplifie : nos adversaires politiques ont tordu le cou à l'état de droit (et donc montré que c'était une chimère) à l'occasion de la pandémie, nous allons donc pouvoir faire la même chose pour bafouer les lois fondamentales. (La manière dont il explique ensuite vouloir mettre au pas le Conseil constitutionnel est intéressante aussi, et là aussi je dois convenir que je suis d'accord avec lui — et je crois que tout le monde l'est, en fait — sur le fait que son processus de nomination mérite d'être revu pour le rendre moins politique. Mais il se trompe gravement en s'imaginant que mettre des magistrats de carrière au Conseil constitutionnel le rendra enclin à accepter que l'état de droit n'existe pas et que le politique a le droit de tout faire.)

En tout cas, ce n'est pas moi qui invente en disant que le Rassemblement national veut lutter contre l'état de droit : ce Monsieur le dit très clairement, il explique parfaitement bien pourquoi (pour remettre le politique au-dessus, au nom du Peuple Souverain) et comment (en utilisant l'argument de l'urgence, et en contournant ou supprimant le Conseil constitutionnel).

Cette vision est absolument terrifiante. C'est exactement l'opposition dont parle Tocqueville entre la justice et la tyrannie de la majorité. (Et je suis aussi sidéré d'avoir eu à ce point raison d'écrire en 2020, au sujet du confinement : Peu importe que ç'ait été fait avec les meilleures intentions du monde, peu importe que ç'ait été le moins mauvais choix dans les circonstances. Un droit, dit un adage classique, ce n'est pas quelque chose qu'on vous accorde, c'est quelque chose qu'on ne peut pas vous retirer : nous savons donc, maintenant, que le droit de circuler librement était une illusion. C'est exactement ce raisonnement que Pierre Gentillet invoque pour dire que, forts de ce précédent, ils auront le droit de tout faire.)

La première étape à prévoir sera évidemment une attaque sur la liberté de manifester (déjà bien entamée par le président Macron : là aussi, il est plus commode de s'engager dans les brèches ouvertes par d'autres). Vraisemblablement, les élections législatives seront suivies de manifestations. Forcément, soit que ça arrive spontanément soit que ce soit le fait d'agents provocateurs, ces manifestations auront tendance à dégénérer, et le pompier pyromane à l'Élysée n'aide certainement pas les choses en parlant de menace de guerre civile. Or quoi de meilleur prétexte que des manifestations qui dégénèrent pour imposer des lois autoritaires au calendrier d'une assemblée nouvellement élue ? Tout ceci a la fatalité transparente d'une tragédie grecque.

Je vois l'autoritarisme comme une sorte de virus, une infection[#26] de la pensée.

[#26] Le parallèle avec la pandémie de covid n'est pas que dans les mécanismes. Je suis aussi dans le même état mental que début 2020 : on sait que le désastre va arriver, on le voit approcher, on ne peut rien faire pour l'éviter ni le ralentir, et en même temps la vie « normale » continue, et ça en est presque plus insupportable. Je dors extrêmement mal en ce moment, et j'ai sans cesse des rappels du traumatisme de 2020.

Comme je le fais remarquer plus haut, ce virus est sournois parce qu'il avance masqué : l'idée n'est certainement pas de transformer un pays du jour au lendemain en dictature (si on rend la vie de la majorité soudainement insupportable, on risque de graves problèmes) : il faut convaincre les citoyens d'abandonner volontairement leurs libertés essentielles en leur promettant un peu de sécurité temporaire, et doser habilement l'échange pour pouvoir le pousser toujours plus loin. Autrement dit, le virus de l'autoritarisme avance lentement pour passer sous le radar du système immunitaire de la société démocratique, et l'infecter progressivement, en attaquant en premier les minorités (ethniques, religieuses, sexuelles, etc.).

Et comme je l'ai dit ailleurs, je pense que cette infection par le virus de l'autoritarisme est une tendance de fond des sociétés occidentales. Peut-être qu'elle se produit maintenant parce que le niveau d'immunité contre l'autoritarisme qu'avaient induit certains événements historiques (à commencer par la seconde guerre mondiale) s'estompe dans la population : une trop longue période de démocratie paisible dans certains pays d'Europe occidentale a peut-être émoussé notre vigilance. Je ne sais pas. Mais je suis convaincu que ça ne va pas s'arrêter là. Comme nous l'avons appris par le covid, les infections progressent par vagues et parfois refluent, mais elles finissent quoi qu'on fasse par déboucher sur un état endémique dont le niveau dépend, avant tout, de la durée et de la solidité de l'immunité au pathogène.

Je n'ai aucune consolation à vous offrir, je n'ai aucune action à proposer en remède (je peux vous dire de voter, mais seuls les gens déjà convaincus m'écouteront, et de toute manière ça ne changera rien sur le moyen terme). Vous pouvez mettre tous les cordons sanitaires que vous voulez, ça ne marchera pas et ça n'a jamais marché. Je suis, pour ma part, profondément désespéré.

Pour finir cette longue logorrhée, et comme j'arrive à la deadline que je me suis imposée, je suis amené à m'interroger, puisque l'extrême-droite attache tellement d'importance à cette identité nationale, sur ce que signifie pour moi le fait d'être français[#27].

[#27] Si tant est que j'aie le droit de le rester à part entière, parce que (même si l'ambiguïté stratégique de leur programme toujours mouvant fait qu'on ne sait pas très bien s'ils entendent interdire la double nationalité, ou « juste » chasser les binationaux de la fonction publique, ou de quelques postes « stratégiques », ou simplement s'agiter pour rien) les binationaux sont d'ores et déjà considérés comme suspects. À ce sujet, je renvoie pour ma réaction à deux fils que j'ai écrits sur Twitter, ici et , également lisibles ici et sur Bluesky (la lecture sur Bluesky ne demande pas de compte) ou ici sur ThreadReaderApp pour le premier.

Bien sûr, c'est impossiblement difficile de se sentir comptable de l'ensemble de l'histoire de France[#28], avec toutes ses horreurs et ses gloires, ses groupes et courants de pensée qui se sont affrontés, ce serait là un héritage trop lourd à porter et trop inextricablement complexe. Mais je ne crois pas à l'héritabilité ni de la culpabilité ni du mérite (cf. ce billet à ce sujet).

[#28] Les limites temporelles du mot France étant d'ailleurs extrêmement confuses. Je crois comprendre que le Rassemblement national, ressuscitant en quelque sorte un mythe national de la IIIe République, voudrait nous faire considérer Vercingétorix comme un Français ou du moins un précurseur des Français, ce qui est quand même ironique vu que je m'exprime dans une langue qui descend de celle de César, langue qui porte elle-même, comme le pays, le nom d'un peuple germanique arrivé bien plus tard. On pourrait presque dire que, des Gaulois aux Romains et des Romains aux Francs, l'histoire de ce qui allait devenir la France est faite de mélanges voire de (grands ?) remplacements…

Néanmoins, il y a bien une chose pour quoi je me sens capable d'être fier d'être français : ce n'est pas une victoire militaire ou une œuvre d'art ni même une découverte scientifique, c'est une aspiration que nous nous sommes donnée, une ambition à laquelle nous n'avons pas toujours su nous conformer, très loin s'en faut, mais qui reste magnifique à mes yeux, au moins en tant qu'idéal pour peu qu'on essaie de le prendre vraiment au sérieux. Cet idéal, c'est la devise de la République : Liberté – Égalité – Fraternité[#29].

[#29] J'insiste : ce n'est pas Identité – Autorité – Nationalité ; ce n'est même pas Propriété – Sécurité – Prospérité : c'est vraiment Liberté – Égalité – Fraternité, vous pouvez vérifier.

Et si je mentionne ça, c'est notamment parce que le Conseil constitutionnel, dans une magnifique décision de 2018 (censurant le délit de solidarité en reconnaissant un principe à valeur constitutionnelle de fraternité), a magistralement rappelé à la nation qu'on ne peut pas étaler aux yeux du monde entier une devise sans qu'il n'en résulte une obligation, juridiquement contraignante, de respecter un minimum les principes énoncés par cette devise. La France ne peut pas afficher Liberté, Égalité, Fraternité sur tous ses bâtiments officiels et ne pas s'en sentir liée : ces mots ne sont pas là que pour décorer le fronton de nos mairies et le papier à lettres du gouvernement. Le Conseil en a tiré une conséquence juridique tout à fait modeste (ce n'est même pas une obligation de fraternité, c'est juste qu'on ne peut pas pénaliser un acte gratuit et désintéressé de fraternité — et encore, c'est un principe qu'il appartient au législateur de concilier avec d'autres — donc c'est tout sauf une décision radicale, c'est juste dire que les mots ont un minimum de sens), mais cela a suffi a donner une jaunisse à l'extrême-droite xénophobe. L'interview de Pierre Gentillet liée plus haut (il parle précisément de cette décision vers la fin) est représentative de cette jaunisse.

Voici donc l'abîme qui nous sépare. La France donc je suis fier est celle qui essaie de se montrer à la hauteur de l'idéal qu'elle s'est choisi. La France dont j'ai honte est celle qui le renie. Et en ce moment, j'ai bien du mal à me sentir fier d'être français, j'ai bien du mal à savoir où est passée la France que j'aime.

↑Entry #2795 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2795 [précédente| permalien|suivante] ↑

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]