David Madore's WebLog: Sur la naturolâtrie

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(dimanche)

Sur la naturolâtrie

Le mot naturolâtrie est de mon invention, et on peut lui reprocher d'être un hybride latin-grec (comme télévision), le terme standard (enfin, relativement plus standard) et purement hellénoglosse pour adoration de la nature étant physiolâtrie mais je trouve qu'il présente un risque de confusion avec adoration de la physique ou adoration du physique [p.ex., des gens] ce qui me fait préférer mon néologisme à moi, qui ne signifie d'ailleurs pas seulement adoration de la nature que tout un tas de choses entre engouement excessif pour ce qui est perçu comme naturel et volonté de se conformer aux règles de la Nature personnifiée.

Qu'est-ce que j'entends par naturolâtrie, donc ? Disons qu'il s'agit d'un regroupement de tout un tas d'idées autour du principe général et approximatif que :

Si c'est naturel, alors c'est bien.

— ou peut-être plutôt : Si c'est naturel, alors c'est mieux que si ce n'est pas naturel. Ce n'est pas tout à fait pareil que le principe suivant, même si cela peut le recouper pas mal, et surtout, peut être confondu avec : Si cela préserve (ou fait du bien à) la nature, alors c'est mieux (qui est nettement plus raisonnable, mais on notera bien la différence qui tient au fait que ce qui est naturel ne préserve pas forcément la nature et vice versa).

Toute la question, bien sûr, est ce que signifie naturel là-dedans, et la réponse est souvent ce que la personne qui invoque ce principe a dans la tête, mais elle tient à dépendre d'une lecture d'une sorte de volonté de la Nature, ou d'ordre de ce qui est naturel.

Pour la définition que j'aurais moi-même tendance (peut-être un poil facétieusement) à utiliser de naturel, l'obéissance à l'ordre naturel est une tautologie : c'est naturel signifie (selon moi facétieux, donc) aucune loi de la nature, i.e., de la physique, n'a été enfreinte. Je peux donc fièrement annoncer que j'ai vécu une existence 100% naturelle : j'ai pris grand soin de ne jamais dépasser la vitesse de la lumière, j'ai toujours respecté scrupuleusement la conservation de l'énergie, et je m'en tiens toujours au principe de moindre action, bref, je n'ai jamais été coupable de la violation des lois de cet Univers et de son ordre naturel.

Mais plus sérieusement, naturel est pris ici dans le sens d'un certain ordre des choses qui s'oppose à l'ordre artificiel imposé par l'humain, et souvent à géométrie variable selon ce qui arrange le naturolâtre qui l'invoque.

Par exemple, certains homophobes justifient leur condamnation de l'homosexualité en expliquant que ce n'est pas naturel, c'est-à-dire que les rapports homosexuels sont contraires à leur vision de l'ordre naturel des choses qui passe par la reproduction hétérosexuelle. Le truc avec ce genre de bêtises c'est qu'il y a tellement de choses foireuses là-dedans qu'on ne sait pas par quel bout les attaquer : il est à la fois faux que les actes sexuels entre individus du même sexe n'existent pas ailleurs dans le règne animal (et laissons de de côté la question foireuse de si ce sont des « erreurs », il y a diverses théories pouvant expliquer que l'existence de tels comportement, au moins chez les espèces sociales, soit bénéfiques pour la reproduction de tel ou tel trait, ou soit simplement corrélée à d'autres phénomènes qui le sont), mais en même temps l'identification de constructions sociales humaines complexes comme l'hétérosexualité ou l'homosexualité avec des comportements observés ailleurs dans le règne animal n'est pas moins foireuse, et de toute façon le principe même que parce que ce ne serait pas naturel ce ne serait pas bien est encore plus foireux. Donc on est obligé de répondre : si, si, c'est naturel, sauf que naturel ne veut rien dire ici, et quand bien même ça voudrait dire quelque chose, il n'en résulte pas que ce soit souhaitable — et à attaquer trois bêtises à la fois la réfutation perd de sa force (mais si on n'en attaque qu'une on semble implicitement accepter que les autres n'en sont pas).

J'ai pris l'exemple de l'homosexualité, mais de nos jours et dans nos pays c'est peut-être plus à la mode d'attaquer les personnes trans ou non-binaires pour cette supposée violation de l'ordre naturel idéalisé et qui serait, en l'occurrence, instancié par la binarité et l'immutabilité du sexe biologique, ce qui, de nouveau, est faux, mais, là aussi, même si c'était vrai ça ne changerait rien. Quand quelqu'un invoque une idée simpliste sur la biologie (qu'il s'agisse de toutes sortes de poncifs sur les différences hommes-femmes ou de considérations racistes ou physiognomoniques) pour en tirer des injonctions sur l'ordre social, faut-il avant tout démonter ces idées simplistes ou réfuter le principe même que ces affirmations biologiques, fussent-elles vraies, eussent à dicter l'ordre social ? (Logiquement, si quelqu'un affirme P et PQ pour conclure Q, et que les deux sont faux, on peut réfuter n'importe lequel des deux, mais rhétoriquement, comme je le dis ci-dessus, soit on n'en attaque qu'un, ce qui peut laisser penser qu'on admet l'autre, soit on réfute les deux et la réfutation se disperse.)

Pour réfuter l'idée selon lequel si ce n'est pas dans la nature alors ce n'est pas bien, ce n'est pas vraiment difficile : la personne qui tient implicitement cet argument vit certainement ailleurs que dans une grotte, porte probablement des vêtements, peut-être même des lunettes pour corriger un défaut de ses yeux « naturels », et probablement à un moment ou un autre de son existence (ou de celle d'un de ses proches) a eu recours à la médecine pour soulager les maux dont nous inflige la « nature » ; il suffit donc de montrer du doigt son hypocrisie. Préfère-t-elle la vie nasty, brutish and short (pour voler les mots célèbres de Hobbes) de l'homme dans la « nature » ?

Mais je ne veux pas partir dans un débat philosophique oiseux (Hobbes contre Rousseau !) ou des considérations sur la nature humaine, le bonheur dans l'état de nature et ce genre de choses.

Disons juste que les sciences naturelles ne sont pas prescriptives, elles sont descriptives : c'est évident pour la physique comme je l'ai dit plus haut (ce n'est pas bien de rester en-dessous de la vitesse de la lumière, c'est juste… comme ça que c'est), donc on n'y pense même pas, mais c'est aussi le cas pour la biologie. Chercher à tirer des conséquences morales de ce qui est naturel est donc une erreur de catégorie, un passage injustifié du descriptif au prescriptif.

Le fait que nous autres êtres vivants soyons un truc que les gènes ont trouvé pour se reproduire (au travers, s'agissant des mammifères, la reproduction sexuée, la gestation et l'allaitement), par exemple, c'est peut-être le ❝but❞ que les gènes avaient pour nous si on attribue aux gènes une téléonomie, mais ce n'est pas une prescription que nous devons faire nôtre : les humains n'ont pas d'obligation morale à faire des enfants, ni les femmes à allaiter le leur, par exemple, il n'y a pas d'impératif moral croissez et multipliez-vous et remplissez la Terre dans la nature pas plus qu'il n'y en a à la survie des plus aptes, c'est juste une description de la manière dont la nature fonctionne. Cette confusion entre description et prescription, entre loi naturelle et impératif moral, est particulièrement hasardeuse s'agissant de ce mécanisme de l'évolution biologique qu'est la sélection naturelle par la survie des plus aptes (apte étant apte à reproduire ses gènes, pas une aptitude morale quelconque) : car c'est ici presque le fondement de notre morale, justement, d'aller à l'encontre de ce principe : nous construisons une société humaine essentiellement pour nous payer le luxe de ne pas avoir à lutter perpétuellement pour notre survie, et pour que cette survie s'étende à autre chose qu'aux plus aptes.

Les lois de la nature, qu'il s'agisse des lois de l'évolution, de celles de la thermodynamique ou de la gravité, ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni douces ni cruelles, elles sont juste ce qu'elles sont ; mais on a le droit de trouver qu'elles nous emmerdent et de chercher, puisqu'on ne peut pas les abolir, au moins à les contourner (s'agissant de la gravitation, par exemple, en inventant le ballon dirigeable et l'avion). Vouloir faire des lois de la biologie une source de morale — et par exemple s'en servir pour défendre la binarité du sexe ou l'importance de la reproduction — est aussi idiot que de vouloir le faire pour la gravitation et d'estimer qu'il est moralement préférable de stocker les objets plus près du sol parce que c'est ce que cherche à faire la nature. Au contraire, toute notre société est basée sur le principe de contourner celles des lois de la nature qui nous emmerdent (ce qui ne veut pas dire qu'elles nous emmerdent toutes tout le temps, ni que ce soit bien en soi de s'en affranchir).

Bref.

La naturolâtrie prend toutes sortes de visages. J'ai mentionné celui, répugnant, qui prend pour prétexte les lois (souvent déformées ou inventées) de la biologie pour défendre une morale puritaine notamment en matière sexuelle. Il y en a de plus inoffensifs, comme celui qui croit que parce qu'un ingrédient dans un produit est d'origine naturelle cela le rend préférable, moins dangereux ou plus opérant. (Parfois c'est juste idiot, comme quand on ignore qu'une molécule de X d'origine naturelle est juste une molécule de X et que c'est même un principe important de la physique quantique qu'on ne peut pas les distinguer, au pire on se rend victime de greenwashing et de publicités manipulatrices ; parfois cela peut être plus problématique car on préfère une substance X à une substance Y sous prétexte que X est plus naturelle, comme si ça la rendait forcément meilleure, ou moins dangereuse, ce qui est simplement faux dans l'absolu ; et parfois ça tourne carrément au crackpotisme comme tout ce qui a trait au biodynamisme.)

Et bien sûr la naturolâtrie a tendance à se rapprocher du luddisme (que je prends ici, bien sûr, non pas dans son sens historique étroit mais dans le sens plus général de rejet — souvent éminemment sélectif — de la technologie). Là aussi, ce serait partir dans des digressions trop copieuses pour la taille que je veux donner à cette entrée de chercher à parler plus précisément du luddisme et de ses différentes formes, mais je suis persuadé qu'au moins une partie significative du rejet de la technologie nucléaire (je me suis déjà exprimé à ce sujet), par exemple, n'est pas tellement due à une peur précise de ses dangers qu'à l'idée diffuse que ce n'est pas naturel de casser l'atome pour en tirer de l'énergie (alors que l'énergie que le soleil et le vent nous fournissent semble mise à notre disposition par la nature ; peu importe que l'uranium vienne de processus tout aussi naturels, et, d'ailleurs, qu'il existe des situations — certes tout à fait exceptionnelles — de réacteurs nucléaires naturels).

Mais la conception de la nature par les différentes formes de naturolâtrie est, ironiquement, aussi très sélective quand il s'agit de la préservation de la nature elle-même.

Malgré la conviction que j'ai que mes lecteurs habituels ne sont pas du genre à déformer mes propos, prenons le soin d'enfoncer des portes que j'espère parfaitement bien ouvertes en soulignant qu'il n'est pas une seconde mon intention de nier, de minimiser ni d'excuser la multiplicité des catastrophes écologiques dont l'humanité est responsable : émissions de gaz à effet de serre à un rythme sans précédent, modification profonde des écosystèmes conduisant à une extinction de masse des espèces, fonte des calottes polaires et acidification des océans, etc. Ce n'est évidemment pas une erreur de s'en affoler, bien au contraire.

Mais l'erreur des naturolâtres, devant de telles catastrophes écologiques, c'est de se dire que nous menaçons la nature. Or, à moins de prendre une définition ridiculement étroite de la nature (l'état de la biosphère tel qu'elle existe maintenant), la nature n'est absolument pas menacée par nous, et il est complètement hors de notre pouvoir de le faire — ce qui est menacé par la destruction de notre environnement, c'est nous, nous en tant qu'individus, nous en tant que civilisation et même nous en tant qu'espèce.

Oh bien sûr nous pourrions peut-être provoquer l'extinction de plus d'espèces qu'il n'en a disparu pendant la grande extinction (Permien-Trias : certains estiment que plus de 90% des espèces animales ont disparu à cette occasion, et la cause n'en est toujours pas terriblement claire). Mais même s'il devait ne subsister que 1% (fût-ce même 0.01%) des espèces vivantes, un petit paquet de millions d'années plus tard et l'évolution de la vie aurait créé autant de diversité qu'il en existait avant. C'est la nature même de la vie que de connaître des cycles réguliers de grandes extinctions, et on peut décider de se lamenter de la fin des dinosaures ou des trilobites, la nature, elle, elle s'en fout. (Enfin, bien sûr, l'Univers est de toute façon indifférent à jusqu'à l'existence même de la vie, mais ce que je veux dire c'est que même si on prend l'existence et la diversité de la vie sur Terre comme objectif de ce qu'on appelle la Nature, celles-ci ne sont en aucune manière menacées.) Quant au dérèglement climatique que nous provoquons, il n'est d'aucune conséquence à l'échelle géologique : nous n'allons pas transformer la Terre en Vénus, à l'échelle d'une poignée de millions d'années, le cycle carbonate-silicate y mettra bon ordre. C'est une forme d'hubris de s'imaginer que nous pourrions sérieusement menacer la vie sur Terre, ou le climat, ou quelque chose d'aussi énorme, sur le long terme. L'ennui c'est que nous, sur le long terme, pour reprendre le mot de Keynes, nous sommes tous morts, et que nous sommes en train d'augmenter très efficacement les chances que ça nous arrive sur le court terme en sciant la branche sur laquelle nous sommes assis.

On pourrait trouver que je fais là un pinaillage sémantique sans importance : d'accord, ce n'est pas la vie sur Terre à long terme qui est menacée par notre action, c'est notre espèce, et certainement notre civilisation, voire les individus actuellement vivant sur Terre (surtout les plus jeunes), mais si nous sommes d'accord sur le constat de catastrophe, est-ce vraiment important de savoir ce que la catastrophe menace ? Oui, je le pense. Je pense que c'est essentiel de prendre conscience que le but de l'écologie n'est pas de sauver un truc abstrait appelé la Nature ou la Planète (donnons-leur des majuscules, tiens), mais quelque chose de bien précis : nous (ou tout ce que nous aurons décidé mérite d'être sauvé : si nous voulons nous payer le luxe frivole d'essayer de sauver cette espèce inepte qu'est le panda géant, nous pouvons essayer, mais ce n'est pas la Planète ou la Nature qui nous le demandent, la Planète et la Nature n'ont rien à faire de la disparition de nous, du panda géant, ou même de 99% des espèces vivantes).

(D'ailleurs, nous ne sommes même pas la première espèce vivante à provoquer une catastrophe écologique finissant en extinction massive. Il y a quelque deux milliards d'années — bon, c'était avant l'apparition de la vie pluricellulaire — des bactéries ont eu l'idée géniale d'utiliser la lumière du soleil comme source d'énergie et de balancer dans l'atmosphère un gaz hautement corrosif et toxique pour la plupart des formes de vie à l'époque ; et elles ont réussi non seulement à provoquer la disparition d'un nombre incalculable d'espèces mais, ce que nous ne ferons pas, à transformer irréversiblement l'atmosphère de la planète et ainsi à modifier durablement la chimie de la vie, et comme le monde est injuste elles n'ont même pas elles-mêmes disparu dans la catastrophe écologique inouïe qu'elles ont provoqué. Ce gaz a un nom, c'est le dioxygène que nous respirons, et les bactéries en question non seulement existent toujours mais sont entrées dans une relation symbiotique avec d'autres cellules pour devenir ce que nous appelons maintenant les plantes. Je ne sais pas bien quelle est la morale de l'histoire, mais le fait est que la vie sur Terre ne se porte pas plus mal après cette catastrophe écologique qu'a été la crise de l'oxygène. • Ajout () : au sujet de cette catastrophe de l'oxygène, je recommande cette vidéo qui explique très bien ce qui s'est passé.)

Bref, je rejette vivement cette vision qui est au cœur d'une certaine forme de naturolâtrie que celle de l'homme qui par ses actions irresponsables menace la Nature ou la Planète : l'homme, par ses actions irresponsables, se menace lui-même en sciant la branche sur laquelle il est assis, il menace aussi plein d'autres espèces, mais la Planète et la Nature, la vie sur Terre, n'en ont rien à foutre ni de l'homme, ni de ces espèces, ni des grandes extinctions, elles sont bien plus robustes que ça.

Du coup, c'est notre responsabilité de décider ce qui est important et ce qui mérite d'être sauvé (on a le droit de trouver que l'homme lui-même ne devrait pas l'être, évidemment, mais en tout cas c'est à nous de décider, la Nature, je le répète, s'en fout complètement, même si on part du principe que la Nature veut la vie et la biodiversité). Et soit dit en passant, si nous voulons faire des choix intelligents, c'est-à-dire qui participent à une logique d'ensemble, on devrait sans doute être plus préoccupés par la disparition de plein d'espèces de petits insectes que par le panda géant.

Le rapport avec les exemples précédents (les gens qui considèrent que l'homosexualité n'est pas naturelle donc n'est pas bonne), le trait d'union entre ces différentes formes de naturolâtrie, c'est de croire que la Nature a une volonté et qu'il faut chercher à s'y conformer. Or, en vérité, la nature n'a pas de volonté, ou si on lui en attribue une de façon conventionnelle (p.ex., la préservation de la vie sur Terre), cette volonté a assez peu de rapport avec ce que nous devons faire. Ce qui, une fois de plus, ne signifie pas que nous ne devons pas, dans notre propre intérêt ou de notre propre décision, préserver notre environnement naturel, ne serait-ce que parce qu'il nous maintient en vie (ou simplement parce que nous l'aimons et que ça nous crève le cœur de voir tant de choses disparaître).

Loin de moi l'idée de critiquer le fait d'avoir, par exemple, un attachement romantique pour la Nature (Freude trinken alle Wesen an den Brüsten der Natur comme le dit si bien l'Ode à la Joie) : ce n'est pas ce que j'appelle de la naturolâtrie. J'aime moi-même énormément me promener dans les bois, j'aime photographier les cerisiers en fleurs, et j'aime même de temps en temps m'approcher d'un arbre et le tapoter sur le tronc en disant gentil nanarbre ! (parce que c'est un gentil nanarbre). Il est même parfaitement légitime d'invoquer cet attachement romantique pour la Nature comme motif pour protéger ce qui l'inspire (en plus du motif principal qui est que nous dépendons de notre environnement écologique). Ce que j'appelle naturolâtrie, ce n'est pas d'aimer la nature, c'est d'imaginer qu'elle a une volonté qui nous donne des ordres, que ce qu'elle nous prodigue ou ce qui émane d'elle est forcément bon. C'est un peu comme la différence entre s'émerveiller des beautés du cosmos et croire à l'existence d'un Dieu créateur de (ou incarné sous la forme de) ce cosmos.

Le problème avec la naturolâtrie, finalement, ce n'est pas le rapport avec la Nature (la Nature, elle s'en fout de l'homme, que l'homme la vénère ou pas). c'est le rapport à l'Humanité. Nous faisons de graves erreurs en ne gérant pas correctement les ressources qui sont à notre disposition sur cette planète (et notamment en les traitant comme si elles étaient illimitées), et en ce sens il est assurément vrai que nous gagnerions à mieux respecter la nature ; mais il est aussi vrai que dans quantité de domaines nous avons gagné à nous en affranchir. À commencer par le contrôle de notre propre population : la transition démographie prend du temps, certes, sans doute trop, mais elle a lieu, et notre situation serait bien pire si nous suivions jusqu'au bout notre inclinaison naturelle à — c'est quoi déjà l'expression ? ah oui — croissez et multipliez-vous et remplissez la Terre. Ce que je veux dire là, c'est que la tendance à se multiplier jusqu'à consommer toutes les ressources disponibles, les naturolâtres ont tendance à oublier qu'elle est, justement, une des règles de la nature, et que si les écosystèmes arrivent quand même à un équilibre, c'est par le contrôle des prédateurs ou du manque de nourriture, c'est-à-dire par une vie pourrie dont on aimerait justement affranchir l'homme, et c'est quand même un bel exploit que d'avoir réduit la croissance de notre population (peut-être pas assez, peut-être trop tard) autrement que sous l'effet de telles contraintes.

(Une petite digression à ce sujet. Le taux de fertilité mondial est tombé d'environ 5 enfants par femme dans les années 1960 à 2.3 en 2021, source ici. Je trouve que c'est une réussite, pas tellement parce que je serais malthusien — même s'il faut bien d'une manière ou d'une autre que la croissance exponentielle de la population prenne fin —, mais justement parce qu'on peut considérer que c'est une victoire sur « la nature ». C'est un sujet fascinant par les idées préconçues que beaucoup de gens ont sur la question, d'ailleurs : parce que j'avais moi-même une idée fantaisiste sur sa valeur, j'ai fait l'essai de demander à diverses personnes — certes pas de façon très contrôlée ni scientifique — à combien ils estiment le taux de fertilité du Bangladesh, et il est très largement surestimé dans les réponses : la réponse correcte est de 1.95, c'est-à-dire essentiellement le même qu'en France. Voyez cette page pour des sources de ces chiffres. Tant que j'y suis à digresser, une autre victoire intéressante sur la nature est que la transition démographique s'est faite malgré, ou peut-être justement grâce à, une baisse phénoménale du taux de mortalité infantile : il a été divisé par environ 6 globalement entre 1950 et maintenant, avec une baisse spectaculaire dans toutes les régions du monde, par exemple la mortalité infantile en France en 1950 était deux fois supérieure à celle du Bangladesh maintenant, encore un chiffre qui pourrait peut-être surprendre, cf. cette page.)

Le problème avec la naturolâtrie, donc, c'est qu'en créant une vision idéalisée de la Nature, elle ignore ou feint d'ignorer toutes sortes de victoires que nous avons remportées sur la nature, et même s'il y en a dont on peut douter que ce soient de bonnes choses, d'autres en sont assez incontestablement, et pas juste le fait d'avoir cessé de nous reproduire « comme des lapins » et de ne plus avoir une mortalité infantile comme des animaux, mais aussi, par exemple, des victoires (relatives, certes, et toujours précaires) contre la faim et la malnutrition, malgré une population toujours plus nombreuse.

Dans les pays développés, malgré le poncif consistant à prétendre qu'on mange de la merde, et malgré la mauvaise presse qu'a l'industrie agro-alimentaire, le nombre de morts par intoxication alimentaire a chuté de façon vertigineuse en un demi-siècle. (Je ne retrouve plus les chiffres que j'avais trouvés à l'appui de cette affirmation, c'est pénible, mais ce document [tableau 1 page 561] place 44‰ des décès en France sur la période 1968–1974 dans la catégorie malnutrition, intoxication alimentaire, toxicomanie, allergie et immunologie, qui est un peu éclectique, mais si si les intoxications alimentaires représentent une fraction non ridicule de ce total, la comparaison à ce document qui les place à moins de 1‰ des décès en 2008–2013, même si je n'ai pas de chiffre plus précis faute de bien connaître le dénominateur, montre une très forte baisse.)

Je prends ici l'exemple de la nourriture parce qu'il me semble qu'il est assez typique chez les tenants de certaines formes de naturolâtrie de prétendre qu'on mange mal, plus mal qu'avant où nous étions plus en contact avec la nature, et que c'est la raison pour toutes sortes de maux modernes, or en vérité l'homme a passé des siècles à tomber, comme les animaux, régulièrement malade de ce qu'il mangeait, et la victoire contre la nature (car Clostridium botulinum c'est la nature lui aussi) d'avoir drastiquement réduit ce nombre de morts doit à des normes rigoureuses sur la qualité de nos aliments mais aussi à l'industrie qui est derrière et qui permet de rendre normes abordables à un nombre considérable malgré leur complexité, bref, la rengaine sur le fait qu'on mangerait de la merde m'énerve énormément, et il me semble qu'elle a une certaine consanguinité avec le sujet de ce billet.

Et bien sûr, l'agro-alimentaire n'est qu'un exemple : le fait que nous vivions plus longtemps, plus confortablement, et en meilleure santé, dans le monde entier (malgré des inégalités criantes) que pendant les siècles ou simplement quelques décennies passées, tout cela représente des conquêtes importantes sur une nature qui n'est pas le paysage rose d'écosystèmes équilibrés que les naturolâtres aiment se représenter.

Ce qui ne veut pas dire que je ne sois pas favorable, par exemple, à des normes bien plus strictes sur l'abattage des animaux (indépendamment du fait que nous devrions manger moins de viande pour toutes sortes de raisons), mais justement parce que nous payer le luxe de nous soucier de la souffrance des individus d'autres espèces est quelque chose de profondément humain et de pas du tout naturel. Il y a certes des formes d'altruisme dans le monde animal, on peut même discuter de possibilités d'altruisme inter-espèces (coopération, c'est sûr, mais où la coopération devient-elle altruisme, c'est compliqué), mais la compassion est une émotion humaine dont l'existence dans la nature est, au mieux, complètement anecdotique. (C'est d'ailleurs intéressant que les sociétés protectrices des animaux dans les pays de langue anglaise s'appellent humane society.)

Bon, j'arrive au bout du temps que je m'étais alloué (i.e., la fin du mois) pour finir cette entrée que je traîne depuis trop longtemps un peu comme un albatros mort autour du cou sans arriver à trouver un vrai fil directeur, donc je termine ici en queue de poisson — et sans conclusion — juste avant cette deadline auto-infligée. Je ne sais pas quelle devrait être la conclusion de ce rant désorganisé, d'ailleurs, mais pour résumer au moins le message que j'essaie de faire passer, s'il s'est perdu entre les digressions, il est essentiellement le suivant : ① qu'il n'est pas besoin de faire appel à une volonté ou bonté de la Nature pour justifier des choses comme l'importance de préserver notre environnement (notre propre survie devrait suffire comme motivation) ou le choix de protéger tels et tels animaux ; et ② que la naturolâtrie que représente cette idéalisation de la volonté ou bonté de la Nature peut conduire aussi bien à des sottises scientifiques (penser que les substances d'origine naturelle sont forcément plus saines que les synthétiques, par exemple) qu'à des préconisations morales détestables (comme la transphobie au motif que le masculin et le féminin sont dans la nature).

[Ajout () : j'aurais dû faire un lien vers ce billet du bloggueur Piece of a Larger Me, plus structuré et moins dispersé que celui ci-dessus, qui rejoint largement mes réfexions ici et m'a sans doute inspiré dans l'écriture de ce qui précède.]

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