David Madore's WebLog: L'esprit d'équipe et les opinions politiques

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(samedi)

L'esprit d'équipe et les opinions politiques

Commençons par un peu de complotisme facile. Si j'étais à la tête d'une organisation secrète qui gouverne le monde dans les coulisses, ce que je ne suis pas du tout, faites-moi confiââââânce, une des manière dont je manipulerais les gens serait de les convaincre de rejoindre des camps arbitrairement opposés occupés à des activités totalement futiles de façon à distraire l'attention des vrais enjeux auxquels la société est confrontée. Par exemple, je pourrais prendre des groupes d'une dizaine ou d'une douzaine de millionnaires (mettons onze, ça fait un bon nombre, ça, onze), dire aux gens voilà, ces gens représentent votre pays ou votre ville, et les faire courir après un objet sphérique auquel ils chercheraient à imprimer une trajectoire particulière, pour un résultat essentiellement aléatoire qu'on perdrait son temps à essayer d'interpréter. Mais bon, personne n'aurait l'idée d'un truc pareil, n'est-ce pas ?

Sérieusement, je suis fasciné par la manière dont les gens arrivent à se sentir émotionnellement impliqués par les résultats d'une compétition sportive dans laquelle ils ne sont pas personnellement inscrits, comment ils arrivent à avoir la sensation d'avoir gagné quand « leur » équipe gagne, et d'en être véritablement heureux. C'est quelque chose d'à la fois merveilleux, terrifiant, et absolument inexplicable (enfin, c'est peut-être explicable scientifiquement par des mécanismes de psychologie évolutive, mais je veux dire que c'est incompréhensible lorsqu'on ne ressent pas soi-même le phénomène — même si on le ressent pour quelque chose d'extrêmement proche).

J'avais un copain qui me racontait qu'en 1998, quand la France avait gagné la coupe du monde de football association et que des gens fous de joie criaient dans les rues on a gagné ! on a gagné !, il s'était amusé à faire l'ingénu : ah, vous avez gagné quelque chose ? félicitations !, qu'est-ce que c'est ? du football ? ah, vous jouez au football ? et vous avez gagné contre qui ? (etc.) — les réactions étaient apparemment intéressantes.

Pour que les choses soient claires, je ne veux pas faire mon Sheldon Cooper sur le mode ha, ha, regardez ces créatures simples qui s'émerveillent des lois de la mécanique classique appliquées au mouvement d'une sphère et aux tactiques qui en résultent. Le fait que les résultats soient essentiellement aléatoires, je l'ai déjà signalé. À la limite, je suis plutôt jaloux qu'on arrive à éprouver ainsi du bonheur par procuration. Mais surtout, je n'ai aucun doute que ce phénomène général s'applique aussi à moi, simplement pas dans les circonstances précises d'un match sportif entre villes ou pays (déjà, il est possible que si on faisait chanter à l'équipe l'Ode à la joie plutôt que la Marseillaise ça marcherait mieux sur moi : mais je n'en sais rien, personne n'a jamais essayé). Par ailleurs, je trouve plutôt impressionnant le niveau d'expertise que tant de gens sont capables d'atteindre quand il s'agit de commenter les matchs passés : qu'il s'agisse de retenir les résultats de matchs passés, de discuter tactique ou technique, ou de développer des analyses complexes et construites, la France se remplit d'experts en un clin d'œil dès qu'on met vingt-deux gus sur un terrain : quelle capacité cérébrale sous-exploitée ! Non, sérieusement, je ne suis pas sarcastique en écrivant ça — je suis vraiment admiratif, je me désole juste que tant d'esprit d'analyse ne soit pas tourné vers quelque chose ayant plus de portée.

J'en viens donc à la politique. Qu'est-ce qui fait, au juste, que la politique semble avoir moins d'attrait que le sport ? On prétend parfois que c'est parce que les hommes politiques paraissent inaccessibles et hors de portée pour le citoyen moyen : mais c'est une blague, un footballeur professionnel qui gagne plus en un mois que le Français moyen en toute sa vie doit être autrement plus déconnecté de la réalité qu'un député. Les politiques eux-mêmes prétendent parfois ne pas vouloir parler de « politique politicienne » (i.e., de tactiques et de petits calculs) parce que ce, disent-ils, ce n'est pas ça qui intéresse leurs électeurs, ce sont les vrais problèmes de fond. Mais est-ce vrai ? En ce qui concerne le foot, beaucoup ont l'air de se fasciner, au contraire, pour les tactiques et les petits calculs de qui peut gagner quoi et comment. Et dans un autre registre, la série Game of Thrones a beaucoup de succès, et il s'agit essentiellement d'intrigues politiques ; or, à part les dragons, je ne vois pas vraiment ce qu'elle a de plus que la comédie de dupes qui se joue en ce moment du côté de Londres (où, à droite, Mr. Johnson a poignardé dans le dos Mr. Cameron avant de se faire lui-même poignarder dans le dos par Mr. Cove qui va peut-être succomber aux coups de Mrs. May, et, à gauche, tout le monde essaye de poignarder Mr. Corbyn : sortez le popcorn et essayez de deviner qui sera le dernier à rester vivant !).

En fait, ce qui semble faire que des gens s'intéressent effectivement à la politique est peut-être bien le même mécanisme que ce qui fait que certains s'intéressent aux sports comme le foot : l'esprit d'équipe (de façon moins charitable, on pourrait dire l'instinct grégaire, mais je vais rester sur l'esprit d'équipe).

Il y a de nombreux mécanismes qui font que rejoindre un groupe politique — je ne veux pas forcément dire un parti, mais plutôt un courant de pensée, un ensemble informel de gens de mêmes opinions — s'apparente à rejoindre les supporteurs d'une équipe sportive. Nous aimons entendre que quelqu'un a la même opinion que nous, et nous réconforter mutuellement dans cette opinion ; à l'inverse, un changement d'opinion est ressenti comme une forme de trahison ; et nous avons tendance à fabriquer collectivement des domaines de pensée unique séparés par des no-man's-lands dont sont exclues les opinions plus nuancées, complexes, intermédiaires, inattendues et rejetées par les « équipes ». Bref, il y a une pression sociale forte pour rejoindre des opinions pré-délimitées et pour s'investir émotionnellement dans ces opinions. (Et encore plus largement que des « équipes » associées à des courants politiques, le phénomène peut se retrouver sous forme de « tribus » sociologiques dans lesquelles nous nous inscrivons et sur lesquelles nous modelons notre comportement.)

Les réseaux sociaux sont sans doute un bon endroit pour observer ce genre de comportements, et pour les étudier si on est un sociologue sérieux (ce que je ne suis pas, je ne fais qu'exploser les portes ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans une potion de banalités). Par exemple la manière dont les amis sur Facebook partagent et se renforcent leurs opinions politiques. Ou sur Reddit dont se développent des sortes de guerre entre camps bien délimités : comme pro-gun vs. anti-gun (ou d'autres plus restreints, bizarres ou incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas plongé dans le bouillon de culture qu'est Reddit, comme The Red Pill contre les féministes ; j'avais aussi évoqué les GayBros contre /r/lgbt). Parfois tous les groupes sauf un sont réduits à devenir inaudibles : on parle alors de la hive mind (image d'un essaim qui pense comme un seul individu, souvent dans le contexte d'une action punitive) ou de circlejerk (image d'une bande de gens qui se masturbent les uns les autres). Voir aussi cette vidéo expliquant rapidement certains des mécanismes en œuvre. Ceci peut bien sûr déborder du cadre de Reddit. (Par exemple, les supporteurs de l'« équipe » Bernie Sanders sont, ou en tout cas étaient jusqu'à récemment, extrêmement vocaux sur Internet, et par exemple toute vidéo vaguement favorable à Hillary Clinton sur, disons, YouTube, reçoit un nombre impressionnant de votes négatifs. Ceci peut surprendre un observateur un peu extérieur qui se demanderait s'il ne serait pas plus cohérent d'attaquer Donald Trump, mais poser cette question revient à oublier, dans la métaphore footballistique, quel est le match en cours. Passons.) Voir également ce texte vers lequel j'avais déjà fait un lien.

En vérité, l'Internet est un mécanisme très fort pour promouvoir la pensée pré-moulée, voire unique, non pas par l'action malicieuse ou coordonnée de qui que ce soit, mais simplement par notre tendance naturelle à constituer des équipes et à réagir de façon hostile aux opinions discordantes ; quelle(s) opinion(s) domine(nt) finalement est plutôt le fruit du hasard par effet « boule de neige » que d'autre chose. Mais bon, Internet n'est ici que l'amplificateur de tendances que nous avons naturellement. Les médias traditionnels fonctionnent de façon plus lente et moins réactive, mais je ne vois pas vraiment de raison de croire que la mécanique serait différente : si leurs opinions se répartissent très mal dans le spectre des opinions possibles, ce n'est pas forcément le signe qu'il y ait complot ou manipulation active, cela peut s'expliquer simplement par cette tendance de la popularité et du succès à s'auto-amplifier jusqu'à percoler en « équipes », voire en pensée unique.

Je pense que c'est un facteur prépondérant dans la manière dont nous forgeons nos opinions politiques (et je m'inscris ici dans la continuité de ce que j'écrivais, de façon modérément provocatrice, dans l'entrée précédente) : une fois écartés les facteurs évidents comme l'intérêt personnel rationnel, nous rejoignons une « équipe » politique non pas par conviction intellectuelle mais, justement, par esprit d'équipe : par la séduction que l'équipe en question exerce sur nous, l'attrait moral qu'elle exerce (la supériorité qu'elle semble avoir étant jugée, circulairement, par le fait qu'il s'y trouve des gens qui nous paraissent moralement supérieurs). Il est possible que l'adhésion individuelle suive un mécanisme cognitif semblable à l'adhésion collective (peut-être bien qu'il y a des groupes de neurones qui se « battent » pour forger mon opinion, décider quelle équipe je vais rejoindre, et que la victoire de l'un est déterminée par des dynamiques assez semblables que ce qui se joue sur Internet). Ensuite, nous fixons nos opinions à ce qu'elles sont par une charge émotionnelle, et notamment par la certitude qu'en changer serait les trahir, comme marquer contre notre équipe.

Toutes ces platitudes étant exposées, la question importante, maintenant, est logiquement la suivante : comment aller à l'encontre de ce phénomène ? Il y a deux dimensions à cette question : primo, comment aller collectivement à l'encontre de ce phénomène, i.e., comment pourrait-on construire un espace de discussion collective qui encourage la discussion constructive et décourage la formation d'« équipes », à l'encontre du penchant naturel des participants. (Si on met en place un système de vote sur des contenus sur Internet, par exemple, la moindre des choses serait que l'on ne soit autorisé à voter que sur des contenus tirés au hasard, non annotés et non eux-mêmes sélectionnés par les résultats du vote des autres. Cela ne suffirait pas à écarter les biais, mais ce serait déjà un pas pour atténuer l'effet boule de neige.) Mais aussi, secundo, et cela m'intéresse beaucoup plus, à titre individuel, comment puis-je me forcer à réévaluer mes croyances (pas seulement politiques, mais tout ce qu'il y a d'adjacent : sociales, morales, etc.), pas forcément pour les abandonner, mais pour mieux comprendre leur origine, perdre au moins la certitude qu'elles sont supérieures, les nuancer et finalement (on espère) les enrichir. (Pour que les choses soient claires, je ne cherche pas à défendre la thèse que la politique est arbitraire et dénuée de sens et qu'on ferait mieux de s'en désintéresser, ni celle selon laquelle les opinions se valent toutes puisqu'elles sont absolument arbitraires : tout au contraire, mon propos et de chercher à y voir clair.)

Mon but n'est pas d'apprendre à mieux convaincre, bien au contraire : mon but est d'apprendre à mieux être convaincu, ou au moins d'apprendre à vouloir, ou au minimum accepter, d'être convaincu. Car une discussion politique n'a pas grand intérêt si le but de chacun est de convaincre l'autre : au mieux, ça peut être une sorte de match de foot argumentatif. Elle en aura forcément beaucoup plus si l'effort est inversé : i.e., si je cherche à utiliser le point de vue de mon interlocuteur pour me débarrasser de mes biais. Si j'arrive avec des opinions politiques, mais que mon but est de découvrir ce qui fait marcher l'autre, et arriver à me débarrasser à la fois du maillot de l'équipe de mon interlocuteur et du maillot de l'équipe « adverse » — et des émotions que je peux ressentir pour ces maillots.

Une comparaison avec la religion sera peut-être éclairante. Les athées (dont je fais partie) ont tendance à s'amuser que les tenants de telle ou telle religion puissent arriver à penser sérieusement ma religion est la bonne, et toutes les autres sont dans l'erreur quand il y a autant de religions mutuellement contradictoires sur Terre. Mais le schéma mental n'est-il pas très semblable pour les opinions politiques ? On peut essayer de se persuader que ce n'est pas du tout pareil, que les religions prennent position sur ce qui est tandis que les courants politiques prennent position sur ce qui devrait être, et que ce qui devrait être est évidemment et éminemment question d'opinion, donc il est normal qu'il y ait une grande variété d'avis ; mais cette distinction de façade, si elle n'est pas entièrement absurde, est très largement exagérée : aussi bien les religions que les courants politiques se positionnent à la fois sur ce qui est et sur ce qui devrait être. Et dans une discussion politique, quelle que soit la manière dont on le déguise sous des habits oratoires parfois bien minces, chacun a généralement tendance à penser que les autres ont tort, pas simplement qu'ils font des choix différents. Dès lors, la forme d'hubris face à la diversité de la pensée est la même : arriver à se dire qu'on a raison et que les autres sont dans l'erreur. Je pense que cette immodestie ne peut s'expliquer que par la sensation d'adhésion à une « équipe ».

Ajout () : cette vidéo, bien qu'orientée spécifiquement vers les Américains dont le système politique est encore plus binaire, est assez pertinente.

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