Commençons par un peu
de complotisme facile. Si j'étais
à la tête d'une organisation secrète qui gouverne le monde dans les
coulisses, ce que je ne suis pas du tout, faites-moi confiââââânce,
une des manière dont je manipulerais les gens serait de les convaincre
de rejoindre des camps arbitrairement opposés occupés à des activités
totalement futiles de façon à distraire l'attention des vrais enjeux
auxquels la société est confrontée. Par exemple, je pourrais prendre
des groupes d'une dizaine ou d'une douzaine de millionnaires (mettons
onze, ça fait un bon nombre, ça, onze), dire aux gens voilà, ces
gens représentent votre pays ou votre ville
, et les faire courir
après un objet sphérique auquel ils chercheraient à imprimer une
trajectoire particulière, pour un résultat essentiellement aléatoire
qu'on perdrait son temps à essayer d'interpréter. Mais bon, personne
n'aurait l'idée d'un truc
pareil, n'est-ce pas ?
Sérieusement, je suis fasciné par la manière dont les gens arrivent à se sentir émotionnellement impliqués par les résultats d'une compétition sportive dans laquelle ils ne sont pas personnellement inscrits, comment ils arrivent à avoir la sensation d'avoir gagné quand « leur » équipe gagne, et d'en être véritablement heureux. C'est quelque chose d'à la fois merveilleux, terrifiant, et absolument inexplicable (enfin, c'est peut-être explicable scientifiquement par des mécanismes de psychologie évolutive, mais je veux dire que c'est incompréhensible lorsqu'on ne ressent pas soi-même le phénomène — même si on le ressent pour quelque chose d'extrêmement proche).
J'avais un copain qui me racontait qu'en 1998, quand la France
avait gagné la coupe du monde de football association et que des gens
fous de joie criaient dans les rues on a gagné ! on a gagné !
,
il s'était amusé à faire l'ingénu : ah, vous avez gagné quelque
chose ? félicitations !, qu'est-ce que c'est ? du football ? ah, vous
jouez au football ? et vous avez gagné contre qui ? (etc.)
— les
réactions étaient apparemment intéressantes.
Pour que les choses soient claires, je ne veux pas faire
mon Sheldon
Cooper sur le mode ha, ha, regardez ces créatures simples qui
s'émerveillent des lois de la mécanique classique appliquées au
mouvement d'une sphère et aux tactiques qui en résultent
. Le fait
que les résultats
soient essentiellement aléatoires,
je l'ai déjà signalé. À la limite, je suis plutôt jaloux qu'on arrive
à éprouver ainsi du bonheur par procuration. Mais surtout, je n'ai
aucun doute que ce phénomène général s'applique aussi à moi,
simplement pas dans les circonstances précises d'un match sportif
entre villes ou pays (déjà, il est possible que si on faisait chanter
à l'équipe l'Ode à la joie plutôt que
la Marseillaise ça marcherait mieux sur moi : mais je
n'en sais rien, personne n'a jamais essayé). Par ailleurs, je trouve
plutôt impressionnant le niveau d'expertise que tant de gens sont
capables d'atteindre quand il s'agit de commenter les matchs passés :
qu'il s'agisse de retenir les résultats de matchs passés, de discuter
tactique ou technique, ou de développer des analyses complexes et
construites, la France se remplit d'experts en un clin d'œil dès qu'on
met vingt-deux gus sur un terrain : quelle capacité cérébrale
sous-exploitée ! Non, sérieusement, je ne suis pas sarcastique en
écrivant ça — je suis vraiment admiratif, je me désole juste que tant
d'esprit d'analyse ne soit pas tourné vers quelque chose ayant plus de
portée.
J'en viens donc à la politique. Qu'est-ce qui fait, au juste, que la politique semble avoir moins d'attrait que le sport ? On prétend parfois que c'est parce que les hommes politiques paraissent inaccessibles et hors de portée pour le citoyen moyen : mais c'est une blague, un footballeur professionnel qui gagne plus en un mois que le Français moyen en toute sa vie doit être autrement plus déconnecté de la réalité qu'un député. Les politiques eux-mêmes prétendent parfois ne pas vouloir parler de « politique politicienne » (i.e., de tactiques et de petits calculs) parce que ce, disent-ils, ce n'est pas ça qui intéresse leurs électeurs, ce sont les vrais problèmes de fond. Mais est-ce vrai ? En ce qui concerne le foot, beaucoup ont l'air de se fasciner, au contraire, pour les tactiques et les petits calculs de qui peut gagner quoi et comment. Et dans un autre registre, la série Game of Thrones a beaucoup de succès, et il s'agit essentiellement d'intrigues politiques ; or, à part les dragons, je ne vois pas vraiment ce qu'elle a de plus que la comédie de dupes qui se joue en ce moment du côté de Londres (où, à droite, Mr. Johnson a poignardé dans le dos Mr. Cameron avant de se faire lui-même poignarder dans le dos par Mr. Cove qui va peut-être succomber aux coups de Mrs. May, et, à gauche, tout le monde essaye de poignarder Mr. Corbyn : sortez le popcorn et essayez de deviner qui sera le dernier à rester vivant !).
En fait, ce qui semble faire que des gens s'intéressent
effectivement à la politique est peut-être bien le même mécanisme que
ce qui fait que certains s'intéressent aux sports comme le foot :
l'esprit d'équipe (de façon moins charitable, on pourrait
dire l'instinct grégaire
, mais je vais rester sur l'esprit
d'équipe
).
Il y a de nombreux mécanismes qui font que rejoindre un groupe politique — je ne veux pas forcément dire un parti, mais plutôt un courant de pensée, un ensemble informel de gens de mêmes opinions — s'apparente à rejoindre les supporteurs d'une équipe sportive. Nous aimons entendre que quelqu'un a la même opinion que nous, et nous réconforter mutuellement dans cette opinion ; à l'inverse, un changement d'opinion est ressenti comme une forme de trahison ; et nous avons tendance à fabriquer collectivement des domaines de pensée unique séparés par des no-man's-lands dont sont exclues les opinions plus nuancées, complexes, intermédiaires, inattendues et rejetées par les « équipes ». Bref, il y a une pression sociale forte pour rejoindre des opinions pré-délimitées et pour s'investir émotionnellement dans ces opinions. (Et encore plus largement que des « équipes » associées à des courants politiques, le phénomène peut se retrouver sous forme de « tribus » sociologiques dans lesquelles nous nous inscrivons et sur lesquelles nous modelons notre comportement.)
Les réseaux sociaux sont sans doute un bon endroit pour observer ce
genre de comportements, et pour les étudier si on est un sociologue
sérieux (ce que je ne suis pas, je ne fais qu'exploser les portes
ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans une potion de banalités).
Par exemple la manière dont les amis sur Facebook partagent et se
renforcent leurs opinions politiques. Ou sur Reddit dont se
développent des sortes de guerre entre camps bien délimités : comme
pro-gun vs. anti-gun (ou d'autres plus restreints, bizarres ou
incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas plongé dans le bouillon de
culture qu'est Reddit, comme The Red Pill
contre
les féministes ; j'avais
aussi évoqué les GayBros
contre /r/lgbt
). Parfois tous les groupes sauf un sont
réduits à devenir inaudibles : on parle alors de
la hive mind (image d'un essaim qui pense comme
un seul individu, souvent dans le contexte d'une action punitive) ou
de circlejerk (image d'une bande de gens qui se
masturbent les uns les autres). Voir
aussi cette
vidéo expliquant rapidement certains des mécanismes en œuvre.
Ceci peut bien sûr déborder du cadre de Reddit. (Par exemple, les
supporteurs de l'« équipe » Bernie Sanders sont, ou en tout cas
étaient jusqu'à récemment, extrêmement vocaux sur Internet, et par
exemple toute vidéo vaguement favorable à Hillary Clinton sur, disons,
YouTube, reçoit un nombre impressionnant de votes négatifs. Ceci peut
surprendre un observateur un peu extérieur qui se demanderait s'il ne
serait pas plus cohérent d'attaquer Donald Trump, mais poser cette
question revient à oublier, dans la métaphore footballistique, quel
est le match en cours. Passons.) Voir
également ce
texte vers lequel j'avais déjà fait un lien.
En vérité, l'Internet est un mécanisme très fort pour promouvoir la pensée pré-moulée, voire unique, non pas par l'action malicieuse ou coordonnée de qui que ce soit, mais simplement par notre tendance naturelle à constituer des équipes et à réagir de façon hostile aux opinions discordantes ; quelle(s) opinion(s) domine(nt) finalement est plutôt le fruit du hasard par effet « boule de neige » que d'autre chose. Mais bon, Internet n'est ici que l'amplificateur de tendances que nous avons naturellement. Les médias traditionnels fonctionnent de façon plus lente et moins réactive, mais je ne vois pas vraiment de raison de croire que la mécanique serait différente : si leurs opinions se répartissent très mal dans le spectre des opinions possibles, ce n'est pas forcément le signe qu'il y ait complot ou manipulation active, cela peut s'expliquer simplement par cette tendance de la popularité et du succès à s'auto-amplifier jusqu'à percoler en « équipes », voire en pensée unique.
Je pense que c'est un facteur prépondérant dans la manière dont nous forgeons nos opinions politiques (et je m'inscris ici dans la continuité de ce que j'écrivais, de façon modérément provocatrice, dans l'entrée précédente) : une fois écartés les facteurs évidents comme l'intérêt personnel rationnel, nous rejoignons une « équipe » politique non pas par conviction intellectuelle mais, justement, par esprit d'équipe : par la séduction que l'équipe en question exerce sur nous, l'attrait moral qu'elle exerce (la supériorité qu'elle semble avoir étant jugée, circulairement, par le fait qu'il s'y trouve des gens qui nous paraissent moralement supérieurs). Il est possible que l'adhésion individuelle suive un mécanisme cognitif semblable à l'adhésion collective (peut-être bien qu'il y a des groupes de neurones qui se « battent » pour forger mon opinion, décider quelle équipe je vais rejoindre, et que la victoire de l'un est déterminée par des dynamiques assez semblables que ce qui se joue sur Internet). Ensuite, nous fixons nos opinions à ce qu'elles sont par une charge émotionnelle, et notamment par la certitude qu'en changer serait les trahir, comme marquer contre notre équipe.
Toutes ces platitudes étant exposées, la question importante, maintenant, est logiquement la suivante : comment aller à l'encontre de ce phénomène ? Il y a deux dimensions à cette question : primo, comment aller collectivement à l'encontre de ce phénomène, i.e., comment pourrait-on construire un espace de discussion collective qui encourage la discussion constructive et décourage la formation d'« équipes », à l'encontre du penchant naturel des participants. (Si on met en place un système de vote sur des contenus sur Internet, par exemple, la moindre des choses serait que l'on ne soit autorisé à voter que sur des contenus tirés au hasard, non annotés et non eux-mêmes sélectionnés par les résultats du vote des autres. Cela ne suffirait pas à écarter les biais, mais ce serait déjà un pas pour atténuer l'effet boule de neige.) Mais aussi, secundo, et cela m'intéresse beaucoup plus, à titre individuel, comment puis-je me forcer à réévaluer mes croyances (pas seulement politiques, mais tout ce qu'il y a d'adjacent : sociales, morales, etc.), pas forcément pour les abandonner, mais pour mieux comprendre leur origine, perdre au moins la certitude qu'elles sont supérieures, les nuancer et finalement (on espère) les enrichir. (Pour que les choses soient claires, je ne cherche pas à défendre la thèse que la politique est arbitraire et dénuée de sens et qu'on ferait mieux de s'en désintéresser, ni celle selon laquelle les opinions se valent toutes puisqu'elles sont absolument arbitraires : tout au contraire, mon propos et de chercher à y voir clair.)
Mon but n'est pas d'apprendre à mieux convaincre, bien au contraire : mon but est d'apprendre à mieux être convaincu, ou au moins d'apprendre à vouloir, ou au minimum accepter, d'être convaincu. Car une discussion politique n'a pas grand intérêt si le but de chacun est de convaincre l'autre : au mieux, ça peut être une sorte de match de foot argumentatif. Elle en aura forcément beaucoup plus si l'effort est inversé : i.e., si je cherche à utiliser le point de vue de mon interlocuteur pour me débarrasser de mes biais. Si j'arrive avec des opinions politiques, mais que mon but est de découvrir ce qui fait marcher l'autre, et arriver à me débarrasser à la fois du maillot de l'équipe de mon interlocuteur et du maillot de l'équipe « adverse » — et des émotions que je peux ressentir pour ces maillots.
Une comparaison avec la religion sera peut-être éclairante. Les
athées (dont je fais partie) ont tendance à s'amuser que les tenants
de telle ou telle religion puissent arriver à penser
sérieusement ma religion est la bonne, et toutes les autres sont
dans l'erreur
quand il y a autant de religions mutuellement
contradictoires sur Terre. Mais le schéma mental n'est-il pas très
semblable pour les opinions politiques ? On peut essayer de se
persuader que ce n'est pas du tout pareil, que les religions prennent
position sur ce qui est tandis que les courants politiques
prennent position sur ce qui devrait être, et que ce
qui devrait être est évidemment et éminemment question
d'opinion, donc il est normal qu'il y ait une grande variété d'avis ;
mais cette distinction de façade, si elle n'est pas entièrement
absurde, est très largement exagérée : aussi bien les religions que
les courants politiques se positionnent à la fois sur ce qui est et
sur ce qui devrait être. Et dans une discussion politique, quelle que
soit la manière dont on le déguise sous des habits oratoires parfois
bien minces, chacun a généralement tendance à penser que les autres
ont tort, pas simplement qu'ils font des choix
différents. Dès lors, la forme d'hubris face à la diversité de la
pensée est la même : arriver à se dire qu'on a raison et que les
autres sont dans l'erreur. Je pense que cette immodestie ne peut
s'expliquer que par la sensation d'adhésion à une « équipe ».
Ajout () : cette vidéo, bien qu'orientée spécifiquement vers les Américains dont le système politique est encore plus binaire, est assez pertinente.
Ajout : cette réflexion sur le spectre politique, écrite sept ans après le billet ci-dessus, vient en quelque sorte le continuer.