Récemment, pendant que je faisais de la muscu, j'ai entendu deux mecs (d'environ 25–30 ans, je dirais) discuter entre eux et tenir à peu près ce discours (je paraphrase, bien sûr, parce que je n'ai pas retenu leurs mots exacts, mais j'espère ne pas trop déformer) :
— [Le premier :] Ils nous disent que l'avion s'est désintégré en touchant le sol. Mais un avion comme ça, quand il descend trop bas, il sort automatiquement le train d'atterrissage. Tu sais pourquoi ils nous disent ça ? Parce qu'Airbus c'est une compagnie espagnole, allemande et française ; et là, l'avion, il allait d'Espagne en Allemagne et il s'est écrasé en France. Alors comme ils ne veulent pas qu'on soit au courant des problèmes dans leurs appareils, ils chargent le copilote, qui, forcément, n'est plus là pour se défendre.
— [Le second :] C'est comme le pic de pollution. Ils disent que c'est les voitures, mais ils nous prennent vraiment pour des cons. Tu as vu le temps qu'il faisait ? C'est sûr, il y a un truc qui a pété quelque part, et ils ne veulent pas qu'on le sache. C'est le nuage d'un truc qui a pété quelque part.
(Pour ceux qui vivent ailleurs qu'en Europe, ou qui ont passé quelques mois dans une grotte, ou qui me lisent depuis un avenir plus ou moins lointain — ou pourquoi pas, avec une boule de cristal, depuis un passé lointain —, voici des liens pour comprendre à quoi fait référence le premier et le second.)
Voilà qui me ramène un peu à la réalité : j'ai trop tendance à fréquenter des gens qui ont tendance à n'être ni des idiots ni des crackpots, et à oublier que ce genre de connerie existe. Je me suis éloigné avant qu'ils se mettent à parler des élections, c'est sans doute mieux.
(Pour sa défense, le second dans le dialogue ci-dessus dit
peut-être moins de conneries que le premier : il est vrai que
le pic de pollution aux particules fines des dernières semaines avait
des causes multiples, et pas seulement la circulation automobile :
épandage d'engrais azotés par les agriculteurs, pollution due aux
usines à charbon allemandes et polonaises voyageant grâce à un vent
d'est, émissions de dioxyde de soufre pouvant ensuite former du
sulfate d'ammonium, et bien sûr une météo anticyclonique avec des
matins froids et humides, défavorable à la fois à la nucléation de
nuages par les particules et à leur convection verticale dans
l'atmosphère. Ceci dit, il est aussi vrai que la circulation
automobile, notamment les diesels et les freins, y participe, en
Île-de-France, de manière absolument pas négligeable, même si
personne ne semble savoir exactement combien ; et je ne crois pas que
qui que ce soit ait affirmé que c'était uniquement la faute de la
circulation ; et en tout cas, c'est du pur délire de penser
qu'un truc a pété quelque part
. Quant à la répugnante thèse du
premier, elle se passe simplement de commentaires. D'habitude, les
deux mecs en question commentent plutôt les matchs de foot récent et
analysent les raisons pour lesquelles telle-ou-telle équipe a fait
moins bien que telle-ou-telle autre : je n'y connais rien du tout,
mais je vais maintenant avoir tendance à me demander si leurs analyses
— notamment quand ils parlent de la mauvaise qualité de l'arbitrage —
sont du même calibre que celles que je rapporte ci-dessus.)
Bon, c'est un peu terrifiant, parce qu'on se dit que si les gens
sont prêts à croire à ce genre de choses, on s'inquiète de ce qu'un
homme politique pourrait leur faire avaler selon le mode on vous
ment !
. (J'avoue : j'ai toujours eu un petit faible pour la
méta-théorie du complot selon lesquelles toutes les théories du
complot sont inventées par un petit groupe de personnes qui veulent
contrôler le monde en faisant croire aux gens les conneries les plus
invraisemblables de façon à déstabiliser les démocraties.)
Mais il y a aussi un côté fascinant à la dynamique sociologique et
psychologique des croyances de ce genre. Comme l'invocation du
proverbial ils
(la troisième personne du pluriel indéfinie et
nébuleuse, qui se réfère
aux Powers
That Be plus ou moins mystérieuses) dans ils ne veulent pas
qu'on sache
, ils veulent nous faire croire
, ils nous
prennent pour des cons
, qui font partie des signes d'alerte à la
théorie du complot. Et la volonté de briller par son expertise en
montrant qu'on est plus savant et moins crédule que
le mouton moyen qui
avale ce que le proverbial ils
veut lui faire croire. (Et
d'où, comme je le disais, le niveau méta où on écrit une entrée sur
son blog pour montrer qu'on est plus savant et moins crédule que le
crackpot moyen qui avale ce que le créateur-de-théories-du-complot
veut lui faire croire. )
En fait, ce qui est peut-être le plus épatant, c'est finalement que
les gens croient que les autorités (ou je ne sais qui ils mettent
derrière le ils
proverbial) sont doués pour mentir,
alors qu'on a plutôt tendance à les trouver incompétentes pour faire
quoi que ce soit. Et de fait, quand on voit le nombre de mensonges
grossiers et absolument pas crédibles que des gouvernements ou
d'autres pouvoirs ont tenté de faire avaler à leurs administrés, je me
dis que l'incompétence est une explication bien plus crédible que la
malveillance quand jamais les deux se proposent. (Il faut dire aussi
que les légendes urbaines peuvent déformer tous les aspects de la
réalité pour créer des théories du complot : par exemple, une rumeur
persistante veut qu'on ait affirmé aux Français que le nuage
radioactif de Černobyl n'avait pas traversé les frontières — or non
seulement personne n'aurait cru ça sérieusement une seule seconde,
mais personne ne l'a jamais vraiment affirmé, il n'y a eu que des
affirmations beaucoup plus nuancées, et pas forcément fausses, qui ont
été déformées en un mensonge aussi caricatural.)