David Madore's WebLog: Les crackpots, et les fascinants délires historiques d'Anatolij Fomenko

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(mardi)

Les crackpots, et les fascinants délires historiques d'Anatolij Fomenko

J'utilise le terme crackpot (en anglais, et aussi en français parce que je n'ai pas trouvé d'équivalent qui me satisfasse ; mais peut-être que crank serait plus approprié) pour désigner quelqu'un qui croit à des théories pseudo-scientifiques ou carrément délirantes, qu'il s'agisse du fait que la Terre aurait été créée il y a moins de 6000 ans, que les pyramides auraient été construites par des extra-terrestres, que le nombre π vaudrait exactement 3.2, que l'holocauste n'aurait pas eu lieu, que l'axe des Champs-Élysées aurait été construit selon une ligne de champ magnétique Feng Shui qui passe par Jerusalem, que les tours du World Trade Center auraient été détruites par la CIA, qu'ils auraient trouvé une démonstration merveilleuse de P=NP, ou encore que le réchauffement climatique n'aurait pas de composante humaine.

Voyez cette page pour quelques signes typiques des crackpots : mais évidemment, il n'y a aucun signe infaillible, ce serait bien trop simple s'il y avait un moyen simple de distinguer le vrai du faux. Par ailleurs, il existe plein de sous-variantes et de dimensions du crackpot, selon que ses théories sont plus ou moins partagées ou au contraire personnelles, selon qu'il est plus ou moins enclin à voir des complots partout, selon qu'il est plutôt d'orientation scientifique ou politique, selon que sa théorie l'obsède complètement ou est juste une bizarrerie à laquelle il croit, et selon le degré de décorrélation avec la vérité. J'avais été fasciné, il y a quelques années, de découvrir dans le remarquable film Ancient Aliens Debunked, qui démonte méticuleusement, et avec un esprit critique extrêmement affûté, des théories crackpot sur les aliens, que son auteur est un chrétien fondamentaliste qui rejette la vision scientifique de l'évolution (il n'est peut-être pas des plus cinglés des young earth creationists, mais manifestement il croit à des choses bizarres) : en tout cas, il est clair qu'on peut être quelqu'un d'intelligent, et même doté d'un esprit critique généralement fonctionnel dans certains domaines, et être un crackpot dans d'autres. C'est le cas du mathématicien Anatolij Timofeevič Fomenko, qui en tant que mathématicien est tout à fait sérieux et respectable, mais qui a des théories complètement délirantes (et fascinantes) au sujet de l'Histoire — auxquelles il a apparemment réussi à rallier beaucoup de gens, comme le joueur d'échecs Garri Kasparov. Je vais y venir.

Pourquoi s'intéresser aux crackpots ? Pas pour croire à ce qu'ils racontent, bien sûr. On peut chercher à dialoguer avec eux pour proposer des critères scientifiques pour tester leurs théories (et, en pratique, les réfuter, ou démontrer qu'elles ne sont pas testables), c'est à peu près l'approche que prend la zététique. Et j'ai une certaine admiration pour ceux qui prennent le temps de démonter patiemment les théories des crackpots, le résultat peut être très intéressant et instructif (par exemple le film Ancient Aliens Debunked lié ci-dessus) ; j'ai rarement, cependant, la patience de me livrer moi-même à ce jeu-là. Mais la « crackpotologie » présente au moins un intérêt scientifique en tant qu'étude des crackpots eux-mêmes et de leurs thèses : arriver à comprendre par quels mécanismes sociologiques ou psychologiques on en arrive à croire à telle ou telle théorie, pourquoi elles séduisent (et quels sont les aspects qui fondent une théorie séduisante), pourquoi elles se répandent, etc. Ou simplement pour dresser la typologie et la théorie descriptive des crackpots, la filiation entre leurs idées ; ou en passant du côté simplement amusant, rechercher les plus originaux, les plus bizarres, les plus agressifs. (On peut aussi jouer à les confronter les uns aux autres : un de mes amis parlait ainsi de Large Crackpot Collider, terme que je trouve très amusant ; mais il faut avouer qu'en pratique le résultat est souvent décevant, parce que les crackpots ont surtout tendance à monologuer et à ne pas s'intéresser au retour de leur auditoire, si bien que quand on en met deux en face, on se retrouve souvent avec un simple double monologue, sans véritable interaction.)

Et il y a un autre intérêt à mes yeux, que tout le monde ne partage pas : c'est l'aspect artistique de la théorie crackpot. Car certaines peuvent être comparées à des œuvres d'art par la fascination qu'elles dégagent. C'est un côté qu'Umberto Eco a beaucoup exploré (notamment dans Le Pendule de Foucault), et sur lequel Dan Brown (s'il existe vraiment) a fait beaucoup d'argent. Je parle soit de mettre en scène des crackpots dans une œuvre de fiction, soit de considérer la théorie crackpot comme un cadre dans lequel pourrait se dérouler une œuvre de fiction (comme de la science-fiction), soit encore d'utiliser un schéma ésotérique comme base pour une règle oulipienne (voyez ce qu'Italo Calvino fait avec le jeu de tarot dans Le Château des destins croisés ; on peut faire des choses semblables avec l'astrologie, l'alchimie, etc.), soit enfin de considérer la théorie elle-même comme de l'art, obéissant à ses propres règles ; ou, bien sûr, un mélange de tout ça. J'ai déjà expliqué que les frontières entre l'art et la crackpoterie peuvent être poreuses, et aussi que la vérité n'est pas forcément ce qui est le plus intéressant du point de vue artistique. [Ajout : voir aussi cette entrée ultérieure.] Et c'est notamment sur ce terrain que je trouve les idées de Fomenko extraordinaires : refaire la chronologie de l'humanité, c'est une entreprise artistique fascinante, d'ailleurs de nombreux auteurs de science-fiction ou de fantastique s'y sont mis (pour inventer le futur, réinventer le présenter, réimaginer le passé, ou toutes sortes de combinaisons de tout ça), et de ce que j'arrive à savoir sur les théories de la Nouvelle Chronologie dont je veux parler, il ferait un excellent auteur de fiction s'il avait la bonne idée de placer ses idées sur ce terrain au lieu de s'imaginer qu'elles sont vraies.

(Remarquez cependant que même si une théorie crackpot est présentée comme une fiction, ce n'est pas forcément une raison pour ne pas s'en méfier, ou disons, pour oublier qu'il ne faut la considérer que comme une fiction intéressante. Parce que L. Ron Hubbard, par exemple, a essayé de jouer la carte d'auteur de science-fiction pour vendre les idées de la scientologie. Je ne trouve pas la mythologie scientologique très intéressant même sous l'angle purement artistique, mais si on considère qu'elle l'est, il faut bien sûr faire attention à comment on l'envisage.)

Ajout (que je ne sais pas bien où insérer dans cette entrée) : au suet des frontières entre la science et la crackpotologie (que je suis tenté de comparer aux frontières entre l'imagination et la folie), cet article (voir aussi ce fil Twitter pour une discussion) est un témoignage intéressant.

L'idée générale de la théorie de Fomenko est que l'histoire de l'humanité telle que nous la connaissons serait complètement fausse pour à peu près tout ce qui est antérieur à environ 1600, en partie à cause de falsifications et de réécritures effectuées à la Renaissance (et notamment par Joseph Scaliger), mais aussi à cause d'erreurs dans la reproduction et l'interprétation de manuscrits plus anciens. En fait, Fomenko avance l'idée que tout ce que nous connaissons de l'histoire est plus ou moins une déformation d'événements qui se seraient déroulés depuis l'an 1000 environ de notre calendrier, et que nous ne savons absolument rien de ce qui a pu se passer avant : que la raison pour laquelle nous pensons pouvoir dater des événements antérieurs est que les récits d'événements réels se sont retrouvés déformés de différentes façons, et que ces différentes répliques ont été ensuite imaginées comme étant des événements différents et ordonnées séparément dans la chronologie en les décalant de façon plus ou moins arbitraire (pour des raisons de commodité ou selon des motivations mystiques) par ceux qui ont construit les chronologies officielles. Fomenko avance donc l'idée d'une sorte d'« écho » dans l'écriture de l'histoire, un événement réel pouvant laisser plusieurs traces distinctes, toutes déformées, à des moments différents, alors qu'en réalité il n'y aurait qu'un seul événement raconté trois fois. Et pour soutenir cette théorie, il propose d'identifier plusieurs personnages historiques (par exemple, les rois d'Israël consécutifs seraient, selon lui, en fait les mêmes que les empereurs romains). Entre autres idées fumeuses supplémentaires, il prétend que les Mongols étaient en fait les Russes (et peut-être aussi les Turcs, je n'ai pas tout compris), que Christophe Colomb était envoyé par la Russie (dont l'Espagne était alors vassale), et que l'Ancien testament est plus récent que le Nouveau.

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur les affirmations précises, l'article Wikipédia est un bon début, ainsi que la thèse de Sheiko que je cite ci-dessous. Malheureusement, pour en savoir vraiment plus, il n'y a pas l'air mieux que de consulter les 7 volumes du Monsieur, et de préférence en russe (si on veut éviter de les acheter, on peut chercher Fomenko History sur un site pirate russe, mais comme ça fait quand même beaucoup à télécharger et à lire, je me suis abstenu).

Ces théories sont évidemment complètement délirantes, et à moins de parler russe, ça vaut à peine l'effort d'essayer de les réfuter (ou en tout cas, je vais laisser ça à des zététiciens plus patients que moi, et d'ailleurs plus compétents en histoire ; j'imagine qu'un des arguments simples qu'on peut sortir est de faire remarquer qu'on a des pièces de monnaies venant de règnes de souverains qu'il prétend identiques et qui les nomment de façon manifestement différente et qui ont des états de conservation manifestement différents). Mais ce n'est pas pour autant qu'elles ne sont pas passionnantes.

On peut entre autres se demander pourquoi ces théories ont rencontré tellement d'écho en Russie : à ce sujet, il est sans doute intéressant de lire la thèse de Konstantin Sheiko, Lomonosov's bastards: Anatolii Fomenko, pseudo-history and Russia's search for a post-communist identity (Université de Wollongong, 2004), qui est justement consacrée à cette question — je n'ai moi-même lu que l'introduction et le chapitre 2, en diagonale, mais il semble y avoir des réflexions intéressantes sur leur lecture dans le cadre du patriotisme russe et de la recherche d'une identité russe, notamment face à l'Occident et face à l'Asie, à l'ère post-communiste. (Il est juste dommage que le PDF disponible au bout du lien ci-dessus manque toutes les illustrations.)

En revanche, si comme je le suggère ci-dessus on considère les thèses de Fomenko non comme de l'histoire mais comme de l'histoire-fiction, alors il est possible qu'elles fassent un roman intéressant, ou du moins un cadre intéressant pour des romans d'histoire-fiction. L'idée des échos historiques, notamment, me semble assez géniale comme prétexte et comme mécanisme narratif. Et s'il y a moyen de trouver quelque part, débarrassé de tout l'argumentaire tendant à la « prouver », un résumé de la chronologie proposée par Fomenko (i.e., qu'est-ce qu'il imagine comme s'étant passé dans chaque siècle et chaque décennie), j'avoue que je serais intéressé à le voir.

J'aimerais aussi en profiter pour renvoyer vers la remarquable nouvelle Chronologie de la vie de deux hommes écrite par mon ami Denis Auroux il y a une douzaine d'années dans le cadre d'un petit jeu d'écriture (dont le sujet était le suivant : La nouvelle doit commencer par la mort d'un personnage. Et doit se terminer par la mort d'un personnage. Le même.).

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