J'ai tendance à penser que prendre son temps pour réfuter les affirmations paranormales (fantômes, OVNI, perception extra-sensorielle, prophéties de fin du monde, etc.) est une pure perte de temps : les gens qui croient à ce genre de choses veulent y croire — peut-être parce que le fond leur plaît, peut-être parce qu'ils ont un complexe par rapport à la science, peut-être parce qu'ils veulent devenir experts en quelque chose — et ils seront de la plus parfaite mauvaise foi si on démonte leurs idées. De même, j'ai tendance à penser que c'est une parfaite perte de temps de discuter avec les gens qui croient que la Terre est vieille de seulement quelques milliers d'années : quand quelqu'un arrive à un tel niveau d'enfermement mental, aucun argument rationnel ne le convaincra de quoi que ce soit, les rares changements d'avis seraient sans doute plutôt liés à des chocs émotionnels profonds. On ferait mieux de passer son temps à relire Le Pendule de Foucault d'Umberto Eco qu'à attaquer ce genre d'idées.
Mais je reconnais une faiblesse à ma position : c'est qu'il y a tout de même des gens indécis, ou jeunes, ou dont l'esprit critique a encore besoin d'être affûté, et c'est pour eux qu'on doit se fatiguer. Peut-être simplement que je ne trouve pas ça très intéressant et que je n'aime pas me fatiguer à démonter des idioties. Hum.
Et puis je suis tombé sur le
film Ancient
Aliens Debunked (et
le site Web associé),
et je dois dire que je suis très impressionné. Il s'agit d'une
réfutation point par point, à un niveau de précision extrêmement
soigneux, d'une série documentaire paranormalisante — que je n'ai pas
vue — produite ou au moins diffusée
par The
History Channel (et apparemment disponible
en DVD). Cette série saugrenue prétend apporter toutes
sortes de preuves de visites d'extra-terrestres sur Terre par des
traces qu'ils auraient laissées auprès de civilisations anciennes :
preuves tellement fantaisiste que j'aurais tendance à hausser les
épaules et à dire ça ne mérite même pas qu'on prenne le temps d'y
répondre, seuls des idiots peuvent y croire
. Et pourtant, le
contre-documentaire, apparemment réalisé essentiellement par un seul
passionné avec des moyens amateurs, non seulement prend le soin de le
faire de façon incroyablement méticuleuse, mais il le fait tellement
bien qu'il en devient intéressant en lui-même, et j'ai été
suffisamment captivé pour le regarder en entier (il est long de trois
heures) : on y apprend des choses pas du tout évidentes dans toutes
sortes de domaines, entre la symbolique maya, la manière de construire
les pyramides, la déforestation de l'île de Pâques, les lignes de
Nazca, la symbolique de la crucifixion et de l'annonciation, et les
péripéties rocambolesques des faux crânes de cristal. (J'imagine
qu'il doit aussi y avoir des erreurs dans le contre-documentaire, mais
vu que sur tous les domaines où j'ai des connaissances il s'en tire
remarquablement bien, il n'y en a sans doute pas des masses.) La
quantité d'efforts qui a dû être nécessaire pour se documenter sur
chacun des faits allégués par le premier film a dû être absolument
colossale, d'autant qu'il a souvent l'effort non seulement de trouver
la vérité mais aussi de trouver la source précise de telle ou telle
légende.
Mais c'est d'autant plus remarquable que l'auteur du contre-documentaire (Chris White) est lui-même un chrétien fondamentaliste, qui croit apparemment à l'exactitude du récit biblique, par exemple en ce qui concerne le déluge, et c'est ce qui le motive pour réfuter ceux qui croient aux extra-terrestres et à diverses autres idées paranormales : cela ne ressort quasiment pas dans son film (sauf dans quelques allusions, vers la fin, aux étranges coïncidences entre les légendes de différentes cultures), mais ça doit nous rappeler l'étrangeté de nos mécanismes mentaux — on peut être doté d'un esprit critique parfaitement fonctionnel et d'une intelligence soigneuse et complètement échouer à les appliquer à certaines idées auxquelles on tient. Je trouve que l'ironie qu'il y a à ce que des théories crackpotesques soient démontées de façon soigneuse, méticuleuse et intelligente par les tenants d'autres théories crackpotesques, doit faire vraiment réfléchir.
Ceci m'a aussi fait repenser à un livre que j'ai lu, quand j'étais
au collège (en 6e ou en 5e, je ne sais plus
bien), donc quand mon esprit critique n'était sans doute pas encore
très développé, sur le triangle des Bermudes. Le livre n'était pas
très bien fait, et d'ailleurs assez brouillon, et ce n'est pas très
clair (en tout cas quand j'y repense maintenant) s'il prétendait
affirmer qu'il y avait un mystère ou au contraire le démonter, ou
donner un point de vue censément « neutre » sur la question. Mais le
fait est au moins qu'une bonne partie du livre recensait toutes sortes
de phénomènes paranormaux qui se seraient produits dans la région (et
relatés sans guère de recul), et tout d'un coup un autre chapitre
changeait de beaucoup la perspective et expliquait qu'un
bibliothécaire de je ne sais plus où avait démonté énormément de ces
légendes de la façon la plus simple possible, c'est-à-dire qu'il ne
s'était tout simplement rien produit du tout. Ce livre a produit un
effet assez profond sur moi, parce que j'avais été assez frappé par la
première partie — comme j'étais néanmoins plutôt rationnel et peu
enclin à croire au surnaturel, je cherchais mentalement des
explications aux phénomènes présentés, mais je voyais bien qu'elles
étaient compliquées, tordues et peu plausibles — et tout d'un coup je
pris conscience qu'il y a quelque chose de bien plus simple à remettre
en cause, c'est qu'à peu près tout ce qui pouvait passer pour
vaguement mystérieux pouvait être une pure invention, et qu'il ne
fallait pas croire tout ce que je voyais écrit dans un livre
simplement parce que c'était écrit dans un livre. Finalement
le fait qu'un livre commence par présenter toutes sortes d'histoires
pour dire ensuite ha, ha, vous nous avez cru ?
(ce qui n'était
sans doute même pas son intention, mais ce qui a été l'effet sur moi)
a été un certain choc et m'a amené à repenser à ce que j'acceptais
comme fait ou comme preuve.
Je pense également au remarquable faux documentaire Opération Lune de William Karel (lui aussi visible — en anglais malheureusement — sur YouTube : 1, 2, 3, 4, 5, 6 ; ajout : en français ici), présenté par Arte en 2002, qui cherche ostensiblement à prouver la théorie selon laquelle les images de la lune censément tournées par Apollo XI auraient en fait été réalisées en studio par Stanley Kubrick : on est pris dans un savant mélange entre le vrai et le faux. (La veuve de Kubrick était peut-être complice du canular, ce n'est pas très clair ; il y a aussi des images prises hors contexte des conseillers de Nixon — Henry Kissinger, Richard Helms, Alexander Haig et Lawrence Eagleburger — et aussi de Donald Rumsfeld et de Vernon Walters, qui proviennent d'un vrai documentaire du même réalisateur qui est d'ailleurs justement passé avant-hier sur LCP ; les autres personnages sont des acteurs. La confusion entre le vrai et le faux devient vraiment troublante comme le faux documentaire parle justement de faire de fausses images pour quelque chose de vrai — ils ne suggèrent pas que l'alunissage n'a pas eu lieu, seulement que les images sont fausses — et utilise savamment le vrai — comme le tournage de 2001 qui a effectivement précédé de peu la mission Apollo XI. Le fait que Vernon Walters soit vraiment mort entre son interview au documentaire et le montage de celui-ci ne fait qu'augmenter la confusion.) Bref, on ne sait plus trop quoi croire au fur et à mesure que le film part dans le délire complet et on est obligé d'admettre, à la fin, qu'on est bien en face d'un canular. Ceci devrait aussi nous faire réfléchir sur ce que nous acceptons comme vrai (notamment, mais pas uniquement, de la part de journalistes). Mais j'aurais peut-être préféré un faux documentaire moins humoristique à la fin, construit pour démontrer une fausse thèse claire et qui, tout d'un coup, change de ton et explique tous les mensonges qu'il a pu utiliser.
Toujours est-il que je me demande dans quelle mesure on peut — et on doit — enseigner l'esprit critique aux enfants ou aux ados, je veux dire enseigner spécifiquement l'esprit critique (par opposition à simplement dispenser des connaissances qui aident à développer l'esprit critique). Est-ce que ce genre de documentaires, et de façon générale est-ce que présenter une thèse vaguement crédible et ensuite la démonter en expliquant à quoi on aurait pu repérer qu'elle était fausse, aiderait dans ce sens ? Ou est-ce que ce serait au contraire source de confusion ? (L'esprit critique, ça ne consiste pas non plus à ne plus rien accepter et à voir le mensonge partout : c'est un travers presque aussi dangereux.)