David Madore's WebLog: De la beauté et symétrie de la configuration de Desargues

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(dimanche)

De la beauté et symétrie de la configuration de Desargues

Le théorème de Desargues, que je veux présenter ici, est à la fois un des plus simples et selon moi un des plus jolis et des plus importants de la géométrie plane. Simple, parce qu'il n'est question que de points et de droites (pas de distances, d'angles, de cercles ni de quoi que ce soit du genre, même pas de parallélisme ou de perpendicularité : on dit que c'est un théorème de « géométrie projective »), et parce qu'il n'y a qu'un petit nombre de points impliqués (c'est quasiment le plus simple possible). Joli pour les raisons que je vais essayer d'expliquer, qui tiennent largement à sa symétrie. Et important parce qu'il est un des axiomes de certaines présentations de la géométrie projective. Pourtant, il ne fait pas du tout partie de l'enseignement de la géométrie en France (certainement pas à l'école primaire, mais pas non plus au collège, ni au lycée, ni même dans les classes préparatoires aux grandes écoles). Je vais essayer de parler un peu[#] de ce théorème, et de la « configuration » de points et de droites qu'il définit, en faisant plus d'efforts que d'habitude pour rester compréhensible par le grand public, au moins au début de ce billet, quitte à reléguer des considérations plus techniques en appendice. (Vais-je pour autant arriver à être compréhensible ? à vous de me dire.) En plus, pour changer des billets de ce blog qui sont généralement du pur texte, vous aurez droit à des illustrations, qui, j'espère, rendent les choses plus compréhensibles ! (Que demande le peuple ?) Notez que vous pouvez cliquer sur n'importe laquelle de ces images pour l'agrandir (et comme elles sont quasiment toutes vectorielles, vous pouvez utiliser quelque chose comme control-+/control-− dans votre navigateur pour zoomer ou dézoomer).

[#] Enfin, un peu est une façon de parler, parce que j'ai passé un temps totalement déraisonnable à écrire ce billet (ce qui explique, comme souvent, que la fin soit sans doute un peu bâclée parce que j'en ai eu vraiment marre).

Table des matières

Théorème de Desargues et configuration de Desargues

☞ L'énoncé du théorème de Desargues

[Schéma illustrant le théorème de Desargues]Bon, alors que dit le théorème de Desargues ? Si on aime l'exercice de formuler les maths avec des phrases en français en évitant d'introduire des notations, on peut le dire ainsi :

Deux triangles ont un centre de perspective si et seulement si ils ont un axe de perspective.

Qu'est-ce que ça signifie ?

La figure ci-contre illustre la situation : les deux triangles ABC₁ (en rose sur la figure) et ABC₂ (en orange sur la figure) sont dits avoir un centre de perspective lorsque les trois droites reliant les sommets de même nom, c'est-à-dire les droites AA₂, BB₂ et CC₂ (en vert sur la figure), concourent[#2], leur point de concours, que j'ai appelé O, étant alors appelé le « centre de perspective » des deux triangles. (Je vais tenter de justifier ce terme, mais on peut s'imaginer que les deux triangles sont dans l'espace et que si on place son œil en O les deux triangles coïncident visuellement.) Pour ce qui est de l'autre notion, il faut considérer les intersections des côtés de même nom des triangles, c'est-à-dire l'intersection des droites BC₁ et BC₂ (appelons-la U), l'intersection des droites CA₁ et CA₂ (appelons-la V) et l'intersection des droites AB₁ et AB₂ (appelons-la W), que j'ai représentées en bleu sur la figure. Lorsque ces trois points (U,V,W) sont alignés[#3], les deux triangles sont dits avoir un axe de perspective, et l'axe en question est la droite qui les relie (la droite bleue sur ma figure).

[#2] On dit que des droites concourent en un point lorsqu'elles passent par ce point (on dit aussi qu'elles sont incidentes à ce point, ou que ce point est incident aux droites, mais le verbe concourir peut s'utiliser pour les droites seules, pourvu qu'il y en ait au moins trois : un tas de droites concourent, ou sont concourantes lorsqu'elles passent toutes par un même point, qu'on appelle fort logiquement leur point de concours).

[#3] On dit que des points sont alignés lorsqu'il y a une droite qui passe par tous ces points.

Le théorème de Desargues, donc, dit que ces deux situations sont équivalentes : si les deux triangles ont un un centre de perspective, alors ils ont un axe de perspective, et réciproquement, si les deux triangles ont un un axe de perspective, alors ils ont un centre de perspective. Une fois le théorème acquis, on peut dire que les triangles sont en perspective pour désigner cette situation.

☞ La configuration de Desargues

[Schéma illustrant la configuration de Desargues]Et lorsque c'est le cas, les 10 points de la figure, c'est-à-dire les sommets A₁,B₁,C₁ et A₂,B₂,C₂ des deux triangles, le centre de perspective O et les trois points U,V,W dont l'alignement définit l'axe de perspective, forment ce qu'on appelle une configuration de Desargues. Notons qu'il y a aussi 10 droites dans l'histoire, et il faut considérer qu'elles font elles aussi partie de la configuration : les côtés des deux triangles (i.e., les droites qui les portent), l'axe de perspective, et les trois droites dont le concours définit le centre de perspective. Donc 10 points et 10 droites, et on remarquera que chacun des 10 points de la configuration est sur 3 droites, et chacune des 10 droites de la configuration passe par 3 points. J'ai représenté la configuration (enfin, une configuration) de Desargues ci-contre à gauche, en retirant toutes les étiquettes et couleurs de la figure illustrant le théorème plus haut (et en prolongeant les droites indéfiniment), mais c'est vraiment la même que celle de la figure précédente, je vais en reparler. Ma façon de présenter la configuration à partir du théorème laisse penser que certains points ou droites jouent un rôle différent des autres (le centre de perspective a l'air très spécial), mais en fait non, et je vais tenter de l'expliquer plus bas — tous les points et toutes les droites jouent en fait le « même rôle » dans cette configuration.

☞ Histoire de la perspective et géométrie « projective »

Mais revenons d'abord un peu au théorème lui-même.

Il est nommé d'après le géomètre et architecte lyonnais Girard Desargues (1591–1661), dont on ne sait pas grand-chose, mais l'énoncé apparaît semble-t-il[#4] dans un livre sur la perspective publié en 1647 par le graveur Abraham Bosse.

[#4] Je dis semble-t-il parce que je n'ai pas moi-même trouvé quelque chose ressemblant à l'énoncé dans le texte que je viens de lier sur Gallica, mais il est vrai que c'est très difficile de s'y retrouver, surtout que le texte n'est pas cherchable, que le livre n'a pas d'index, que j'ignore quelle terminologie serait utilisée, que je ne sais pas si ce serait énoncé comme un fait général ou à travers des exemples, etc. Donc je ne peux pas donner de référence plus précise. Mais ce qui est certain, c'est que Desargues semble avoir bien compris les principes de la perspective d'une manière qui permettrait le développement ultérieur de la géométrie projective — et aussi de la géométrie descriptive. Et on trouve essentiellement la figure ci-dessus à la planche 155 entre les pages 340 et 341, ici sur Gallica, à ceci près qu'il y a deux triangles à la fois : les triangles OAB et oab, ou bien ABD et abd, de cette planche sont en perspective au sens que j'ai défini ci-dessus, le point K de la planche étant ce que j'ai appelé le centre de perspective, et la droite par les points 2,3,4,7,5,8 étant ce que j'ai appelé l'axe de perspective.

[Échiquier vu en perspective][Échiquier vu à plat]Comme je le disais plus haut, c'est un théorème de géométrie projective, c'est-à-dire qu'il n'y est question que de points et de droites, d'alignement de points (= le fait qu'ils soient sur une même droite) et de concours de droites (= le fait qu'elles passent par le même point). Pas de questions de parallélisme, encore moins d'orthogonalité, de distances, d'angles, de cercles[#5] : toutes ces choses-là c'est la « géométrie euclidienne » ; si on s'autorise seulement à parler de parallélisme c'est de la « géométrie affine », mais la géométrie projective est la plus minimaliste de toutes. (J'avais d'ailleurs consacré un billet à ce genre de questions il y a bien longtemps, mais je ne sais pas si mes explications sont terribles, et je ne recommande pas vraiment sa lecture.) L'intérêt de la géométrie projective apparaît, comme le titre du livre de Desargues nous le rappelle, en ce que toutes ses constructions valent encore si on les regarde en perspective (si on les projette sur un tableau), du fait qu'une droite projetée en perspective est encore une droite, que des points alignés se projettent sur des points alignés, etc., alors que ce n'est pas le cas pour le parallélisme[6#], encore moins les distances et les angles.

[#5] En revanche, il pourrait y avoir des coniques dans un énoncé de géométrie projective (par exemple le théorème de Pascal, six points sont situés sur une même conique si et seulement si les trois points d'intersection des paires de côtés opposés de l'hexagone qu'ils forment sont alignés, est un théorème de géométrie projective). Mais la géométrie projective a une unique notion de « conique » et ne distingue pas cercles, ellipses, paraboles et hyperboles. (Pour la petite histoire, d'ailleurs, j'ai un ami qui a fait sa leçon d'agreg sur les coniques sans parler d'ellipses, paraboles et hyperboles. Un membre du jury lui a reproché je pense que votre leçon n'aurait pas plu à Archimède, et il a répondu — tout bas — mais peut-être qu'elle aurait plu à Poncelet, Poncelet étant souvent considéré comme le père de la géométrie projective.)

[#6] On sait très bien, depuis la Renaissance et l'attention aux lois de la perspective, que des droites parallèles dans la réalité, une fois projetées sur un tableau, peuvent concourir en un point qu'on appelle un point de fuite (prenez, par exemple, les verticales de l'échiquier ci-contre dans la vue du haut). Ce point de fuite de la perspective est, en fait, la projection du point à l'infini (au sens de la géométrie projective dont je vais dire un mot) défini par la direction de droites parallèles. Ceci justifie notamment que les choses deviennent bien plus simple si on considère que les droites parallèles se coupent à l'infini (en ajoutant un point réalisant ce fait) et c'est exactement ce que fait la géométrie projective.

En particulier, les deux échiquiers représentés ci-contre sont la même figure du point de vue de la géométrie projective : elle ne voit pas la différence entre les deux — de fait, si vous prenez trois points alignés sur une des deux figures, les points correspondants sont encore alignés sur l'autre, ou si vous prenez trois droites qui concourent sur une des deux figures, les droites correspondantes concourent encore sur l'autre[#7] (à la question près du parallélisme sur lequel je dois dire un mot). Par exemple, sur les deux figures, les deux diagonales de l'échiquier s'intersectent au point qui est à quatre cases du bord dans toutes les directions (et c'est cette remarque qui est à la base de la construction qui va suivre en petits caractères).

[#7] Digression : On déduit d'ailleurs de cette idée une façon de tracer un échiquier en perspective, que je peux décrire comme suit. On part de quatre points P,Q,R,S censés représenter les quatre coins de l'échiquier vu en perspective (essayons quand même qu'ils forment un vrai quadrilatère convexe, pour ne pas obtenir une figure trop bizarre à la fin : disons pour fixer les idées que P est le coin en bas à gauche, Q en bas à droite, R en haut à droite et S en haut à gauche). On trace le point de concours C des droites PR et QS (i.e., des deux diagonales) : ceci correspond au centre de l'échiquier ; on trace le point de concours H des droites PQ et RS (i.e., des deux côtés « horizontaux ») : ceci détermine le « point de fuite horizontal » ; et on trace le point de concours V des droites PS et QR (i.e., des deux côtés « verticaux ») : ceci détermine le « point de fuite vertical ». On trace alors les droites CH et CV : ce sont les axes médians (horizontal et vertical) de l'échiquier : leurs intersections avec les côtés verticaux PS et QR et horizontaux PQ et RS correspondent aux milieux des côtés. En mettant ensemble ces quatre points avec les cinq points P,Q,R,S et C, on a maintenant neuf points qui divisent notre échiquier P,Q,R,S en 2×2=4 petits échiquiers, et on peut recommencer la procédure jusqu'à avoir les 8×8 cases individuelles (sachant que ce n'est pas la peine de recalculer les points de fuite H et V, ils ne changent pas tout au long de la construction). (Voir cette page pour des dessins vraiment pratiques, essentiellement avec la construction que je viens de décrire.) La preuve que la construction que je viens de donner fonctionne est très simple : ça marche de façon évidente sur un échiquier euclidien, c'est-à-dire si PQRS est un carré (à condition d'interpréter H et V comme les points « à l'infini » où se coupent les droites horizontales et verticales respectivement), et comme la construction ne fait intervenir que des points et des droites (i.e., à la règle seule), c'est une construction projective, donc elle marche quelle que soit la manière dont l'échiquier est vu en perspective.

La géométrie projective a parfois la réputation d'être compliquée parce qu'on ajoute des « points à l'infini » pour former le plan projectif (un point « à l'infini » dans chaque direction de droites parallèles du plan euclidien, et une droite « à l'infini » pour les rassembler tous), mais justement cette notion sert à éviter les complications et distinctions de cas pénibles de la géométrie euclidienne où deux droites peuvent être sécantes ou parallèles : en géométrie projective, c'est plus simple, deux droites distinctes se coupent toujours en un point[#8], de la même manière que deux points distincts définissent toujours une droite, on n'a pas à se poser des questions de parallélisme. La notion de « point à l'infini » simplifie donc grandement les choses plutôt qu'elle ne les complique[#9]. Mais par ailleurs, on peut aussi simplement ignorer le problème vu que toute figure euclidienne correcte est en particulier une figure projective (qui se trouve ne pas avoir de point à l'infini) : c'est ainsi que le théorème de Desargues, qui est un théorème projectif, peut en particulier se comprendre comme un théorème euclidien.

[#8] Ce point peut être « à l'infini » si les droites sont parallèles, mais ce n'est, justement, pas une notion de géométrie projective : la géométrie projective ne fait précisément pas de distinction entre les points « à l'infini » et les autres (c'est le fait de vouloir voir le plan projectif en relation avec le plan affine ou euclidien qui fait apparaître cette notion).

[#9] En outre, comme je l'évoque plus haut, elle apparaît naturellement dès qu'on regarde les lois de la perspective : les « points de fuite » d'un dessin en perspective sont les projetés des « points à l'infini » de la figure d'origine. C'est par exemple fort clair sur la construction que j'ai décrite ci-dessus de comment tracer un échiquier en perspective (à la règle seule).

Bref, on peut oublier cette histoire de points à l'infini qui est juste une distraction : l'essence de la géométrie projective, c'est la géométrie de la règle seule, i.e., toutes les constructions qu'on peut faire à la règle (non graduée !) seule, sans aucun autre moyen de construction (pas de droite graduée, d'équerre, de rapporteur, de compas).

Bien sûr, en contrepartie, les constructions de la géométrie projective ont tendance à être un petit peu plus compliquées, simplement à cause de la faiblesse des modes de construction autorisés (la règle, et rien que la règle !). En géométrie euclidienne, à partir de trois points (un triangle), vous pouvez construire plein de droites et points remarquables ; en géométrie projective, vous ne pouvez que tracer les côtés du triangle, et ça s'arrête là — il faut un quatrième point pour pouvoir faire quoi que ce soit comme construction.

☞ Le théorème de Desargues est plus simple dans l'espace

Bon, mais revenons au théorème de Desargues : comment le prouve-t-on, depuis que j'en parle ? Mettons que je veuille prouver que si deux triangles ont un centre de perspective alors ils ont un axe de perspective. Je vais donner plusieurs preuves en appendice à ce billet (ça dépend de ce qu'on prend comme point de départ), mais si je m'adresse au grand public, l'explication la plus simple (qui telle quelle n'est pas vraiment une preuve, mais qui peut se transformer en preuve complète) est assurément la remarque que le théorème devient étonnamment bien plus simple si on le considère non pas dans le plan mais dans l'espace (de dimension 3).

[Vue 3D illustrant le théorème de Desargues][Schéma illustrant le théorème de Desargues]Ce qui est bien, c'est que je n'ai même pas à changer la figure. Imaginons simplement maintenant que c'est une figure dans l'espace, où les deux triangles ne sont pas dans le même plan. Pour aider cette imagination, j'ai fait une vue 3D, ci-contre (réalisée avec PoV-Ray, le source est ici si ça vous intéresse), exactement superposable à ma figure 2D, qui devrait aider à visualiser les choses[#10].

[#10] Remarquez d'ailleurs que la figure 3D vue en perspective (donc projetée sur j'image par l'œil de l'observateur) est une configuration de Desargues 2D, mais que l'ombre de la figure 3D (projetée par la source de lumière ponctuelle par laquelle j'ai éclairé la scène sur le plan sur lequel je l'ai posée) en est aussi une, puisque ce sont exactement les mêmes mécanismes que la perspective qui font cette ombre.

L'essence de argument en 3D tient en une ligne : les points U,V,W sont dans les plans des deux triangles, donc ils sont sur l'intersection de ces deux plans, qui est une droite, donc ils sont alignés. (Autrement dit, l'axe de perspective est l'intersection des plans des deux triangles.) Je vais le dire de façon un peu plus détaillée, mais l'essence est ce que je viens de dire.

Mettons, donc, que je veuille expliquer que si les deux triangles ABC₁ et ABC₂ ont un centre de perspective, alors ils ont un axe de perspective. Avoir un centre de perspective O, ça veut dire les droites AA₂, BB₂ et CC₂ concourent en O, rien de différent par rapport à la situation plane. Pour ce qui est d'avoir un axe de perspective, il faut faire un petit peu plus attention, parce que deux droites dans l'espace ne se rencontrent pas toujours : pour ça, il faut qu'elles soient dans le même plan. Donc il s'agit de dire que les droites BC₁ et BC₂ se rencontrent effectivement, en un point qu'on peut appeler U, et que de même les droites CA₁ et CA₂ se rencontrent en un point V et que les droites AB₁ et AB₂ se rencontrent en un point W, et que ces trois points U,V,W sont alignés. On semble avoir plus de choses à prouver (il faut prouver que les points U,V,W existent avant même de pouvoir se demander s'ils sont alignés), donc c'est étonnant qu'on ait progressé !

Pourtant, maintenant qu'on est dans l'espace, voici comment on peut voir les choses. Considérons la figure formée de tout ce qui passe par O, c'est-à-dire les trois droites OA₁=OA₂, OB₁=OB₂ et OC₁=OC₂, et les trois plans qu'elles définissent, à savoir le plan Σu passant par O,B₁,C₁ (et donc aussi B₂ et C₂ puisque O,B₁,B₂ et O,C₁,C₂ sont supposés alignés), le plan Σv passant par O,C₁,A₁ (et donc aussi C₂ et A₂) et le plan Σw passant par O,A₁,B₁ (et donc aussi A₂ et B₂). On peut appeler cette figure un trièdre de sommet O, si on veut (c'est comme une pyramide à base triangulaire, mais sans sa base, donc s'étendant à l'infini).

On a donc un « trièdre » formé des trois droites qui concourent en O et des trois plans qu'elles définissent deux par deux. Maintenant, les deux triangles ABC₁ et ABC₂ sont obtenus en coupant le trièdre par deux plans (distincts !), appelons-les Π₁ et Π₂ respectivement. (C'est-à-dire que Π₁ est le plan du triangle ABC₁, en rose sur ma figure, et Π₂ celui de ABC₂, en orange sur ma figure.) Bref, l'ensemble de la figure dans l'espace est simplement obtenue en coupant trois plans (un trièdre : Σu,Σv,Σw) par deux plans (un dièdre : Π₁,Π).

Une fois faite cette observation, les choses sont assez évidentes : le point U existe (i.e., les droites BC₁ et BC₂ se rencontrent bien) parce que tout se passe dans le plan Σu (en géométrie projective, deux droites situées dans un même plan se rencontrent toujours, et les deux droites BC₁ et BC₂ sont bien situées dans le plan Σu) : si l'on veut, U est l'intersection des trois plans Σu,Π₁,Π₂. De même, V est l'intersection des trois plans Σv,Π₁,Π₂ et W est l'intersection des trois plans Σw,Π₁,Π₂. Enfin, les points U,V,W sont bien alignés parce qu'ils sont tous les trois situés sur l'intersection des deux plans (distincts !) Π₁ et Π₂, laquelle est, justement, une droite (deux plans s'intersectent selon une droite).

Ceci démontre une des implications du théorème de Desargues dans l'espace, dans le cas « assez général » (c'est-à-dire le cas où les plans Π₁ et Π₂ portant les deux triangles ne sont pas confondus). Je relègue à l'appendice la question de savoir comment on peut y ramener le cas où tout est dans un seul plan, et aussi comment on peut montrer la réciproque, mais l'idée est là : de façon surprenante, les choses sont plus faciles dans l'espace. Quelle morale faut-il en tirer ?

Il y a une première leçon, sur laquelle je ne veux pas trop insister ici, d'où mon passage en petits caractères (et je vais y revenir à la fin de l'appendice), qui concerne la géométrie axiomatique (ou comme on dit parfois, synthétique) : dès lors que la troisième dimension existe (ou « peut exister »), le théorème de Desargues vaut. C'est important parce que si on classifie les types de géométries projectives planes en pappienne (la plus forte/restrictive, celle qui satisfait le théorème de Pappus), desarguienne[#11] (celle qui satisfait le théorème de Desargues), petite-desarguienne (le « petit » théorème de Desargues étant le cas particulier du théorème de Desargues où l'axe de perspective passe par le centre de perspective) et complètement générale (non-desarguienne), cela nous dit que la géométrie desarguienne est la seule qui se généralise à la dimension 3 ou plus. Notamment, le plan projectif octonionique (dont j'ai parlé à l'occasion sur ce blog, en particulier ici et et surtout ), qui vérifie le « petit » théorème de Desargues mais pas le théorème de Desargues complet, est condamné à ne rester qu'un plan, et (la démonstration que j'ai donnée plus haut montre qu')il n'existe pas d'espace projectif octonionique de dimension ≥3.

[#11] Certains disent arguésienne. Autant pour Descartes → cartésien je suis convaincu par la dérivation, autant Desargues → arguésien me semble un peu tirée par les cheveux. En tout cas, en anglais, le terme Desarguian, ou éventuellement Desarguesian, semble plus fréquent que Arguesian, alors que Cartesian est quasi universel pour Descartes. Pas que les anglophones aient forcément raison, mais ça me semble plus utile de garder un parallélisme dans la terminologie mathématique que de jouer au petit jeu des dérivations bizarres. Je doute que qui que ce soit désigne le mouvement fondé par Alphonse Desjardins comme le mouvement jardinésien, par exemple.

☞ Cinq plans dans l'espace, et leurs intersections

Une leçon qu'on peut tirer de la présentation qui précède concerne la description de la configuration de Desargues dans l'espace : elle s'obtient simplement en se donnant cinq plans (« en position générale ») Σu,Σv,Σw,Π₁,Π₂, après quoi les dix points sont définis par des intersections de trois plans :

  • le point O est l'intersection des plans Σu,Σv,Σw ;
  • le point A₁ est l'intersection des plans Σv,Σw,Π₁ ; le point B₁ est l'intersection des plans Σw,Σu,Π₁ ; le point C₁ est l'intersection des plans Σu,Σv,Π₁ ;
  • le point A₂ est l'intersection des plans Σv,Σw,Π₂ ; le point B₂ est l'intersection des plans Σw,Σu,Π₂ ; le point C₂ est l'intersection des plans Σu,Σv,Π₂ ;
  • le point U est l'intersection des plans Σu,Π₁,Π₂ ; le point V est l'intersection des plans Σv,Π₁,Π₂ ; le point W est l'intersection des plans Σw,Π₁,Π₂.

Or il y a 10 façons de choisir 3 plans parmi 5 à intersecter, donc chacune donne un des points de la figure. De même, si on intersecte les plans deux à deux, on obtient les 10 droites de la figure :

  • la droite UVW est l'intersection des plans Π₁,Π₂ ;
  • la droite BCU est l'intersection des plans Σu,Π₁ ; la droite CAV est l'intersection des plans Σv,Π₁ ; la droite ABW est l'intersection des plans Σw,Π₁ ;
  • la droite BCU est l'intersection des plans Σu,Π₂ ; la droite CAV est l'intersection des plans Σv,Π₂ ; la droite ABW est l'intersection des plans Σw,Π₂ ;
  • la droite OAA₂ est l'intersection des plans Σv,Σw ; la droite OBB₂ est l'intersection des plans Σw,Σu ; la droite OCC₂ est l'intersection des plans Σu,Σv.

Et de nouveau, il y a 10 façons de choisir 2 plans parmi 5 à intersecter, donc chacune donne une des droites de la figure.

Quant à la configuration de Desargues dans le plan, elle s'obtient simplement en projetant celle de l'espace sur un plan. Les cinq plans ne se voient plus (ce qui « explique » que le théorème soit plus difficile à démontrer dans le plan que dans l'espace !), mais ils survivent dans la description des incidences de la configuration. C'est-à-dire qu'une configuration de Desargues dans l'espace s'obtient en prenant cinq plans (en position générale) et en faisant les 10 intersections possibles de trois d'entre eux (ce qui donne 10 points) et les 10 intersections possibles de deux d'entre eux (ce qui donne 10 droites) ; et dans le plan, elle s'obtient en projetant cette configuration-là.

Or une des choses qui résulte de cette présentation, c'est que la configuration de Desargues de 10 points et 10 droites est complètement symétrique : aucun des cinq plans ayant servi à la construire ne joue de rôle particulier, et il résulte qu'aucun des points ou aucune des droites ne joue de rôle particulier. (L'énoncé mathématique précis que je formule ici de façon un peu vaseuse est que le groupe symétrique 𝔖₅ sur cinq objets opère transitivement sur les points ou les droites de la configuration, en permutant les cinq plans qui ont servi à la construire.)

☞ Dix façons de voir la même configuration

La même configuration de Desargues de 10 points et de 10 droites peut donc se voir de plusieurs manières différentes comme une application du théorème de Desargues. Combien de façon ? Eh bien il y a 5! = 5×4×3×2×1 = 120 façons d'étiqueter 5 plans comme Σu,Σv,Σw,Π₁,Π₂ ; mais pour chacune de ces façons, les 3! = 3×2×1 = 6 façons d'échanger les trois plans Σu,Σv,Σw ne change pas fondamentalement les choses, pas plus que les 2 façons d'échanger les deux plans Π₁,Π₂, donc il y a 6×2 = 12 étiquetages qui donnent essentiellement le même résultat (les mêmes deux triangles). On arrive donc à 120/12 = 10 façons de voir la configuration fixée comme une application du théorème de Desargues. (Si on préfère, c'est une façon de choisir le centre de perspective, ou une façon de choisir l'axe de perspective.)

Si ce que je viens de dire n'est pas clair, les dix dessins qui suivent devraient expliquer ce que je veux dire :

[Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues] [Schéma illustrant le théorème de Desargues]

Il s'agit là de dix représentations de la même configuration de 10 points et 10 droites dans le plan, toujours la même depuis le début. ([Schéma illustrant la configuration de Desargues]Regardez bien : les points sont toujours aux mêmes endroits, et les droites sont toujours les mêmes, à ceci près qu'elles sont parfois tracées de façon incomplète. J'ai remis ci-contre à droite la figure « désétiquetée » pour qu'on puisse comparer.) Mais elle a été coloriée de dix façons différentes pour montrer à chaque fois deux triangles en perspective (coloriés en rose et en orange[#12]), avec leur centre de perspective (en vert) et leur axe de perspective (en bleu). Comme annoncé au-dessus, chaque point de la figure joue une et une seule fois le rôle de centre de perspective, et chaque droite joue une et une seule fois le rôle d'axe de perspective.

[#12] On pourrait pinailler (et on n'aurait pas tort) qu'en faisant ce choix de couleurs je distingue les deux triangles, donc je devrais doubler le nombre de figures, en représentant aussi celles qui sont obtenues en reproduisant celles ci-dessus mais en échangeant les couleurs des deux triangles. Certes. Mais je préfère quand même avoir deux couleurs distinctes pour qu'on visualise mieux les deux triangles.

Si vous préférez une version animée, j'ai ça aussi (je ne l'inclus pas directement dans le billet parce que les trucs qui bougent sont distrayants, mais c'est juste une animation qui montre ces dix images en boucle, et ça aide à se rendre compte que ce sont bien toujours les même points et les même droites).

C'est là, je pense, un bon exemple de ce qu'on peut appeler une symétrie combinatoire : la figure géométrique n'est pas symétrique, mais les rapports abstraits entre les éléments qui la composent (c'est-à-dire l'incidence entre points et droites), eux, sont symétriques. (Si on veut en savoir plus sur la structure combinatoire sous-jacente, je renvoie aux articles Wikipédia sur le graphe de Desargues qui est le graphe des 10 points et 10 droites avec la relation d'incidence entre eux, et le graphe de Petersen qui correspond juste aux points avec la relation de ne pas être reliés par une droite de la figure.)

☞ Pentagones mutuellement inscrits

Il y a une autre façon de voir la configuration de Desargues que comme une illustration tu théorème éponyme, et qui cette fois-ci illustre mieux la symétrie d'ordre 5 inhérente à la configuration : c'est comme deux pentagones mutuellement inscrits. Une figure vaut mieux que mille mots, et six figures valent mieux que six mille mots :

[Deux pentagones mutuellement inscrits] [Deux pentagones mutuellement inscrits] [Deux pentagones mutuellement inscrits] [Deux pentagones mutuellement inscrits] [Deux pentagones mutuellement inscrits] [Deux pentagones mutuellement inscrits]

Ce sont, de nouveau, toujours les mêmes 10 points et 10 droites dans le plan, mais cette fois-ci ils ont été coloriés pour former deux pentagones (éventuellement croisés), un rouge et un bleu, et ces pentagones ont la propriété d'être mutuellement inscrits, c'est-à-dire qu'il y a un sommet du pentagone rouge sur chaque arête du pentagone bleu (enfin, sur la droite qui la porte : j'ai mis des pointillés pour figurer l'extension des arêtes), et un sommet du pentagone bleu sur chaque arête du pentagone rouge.

Les dessins ci-dessus sont des preuves par eux-mêmes de l'existence de ces pentagones mutuellement inscrits (une fois constatés les alignements de la configuration de Desargues), mais il est intéressant d'expliquer comment on pouvait prédire leur existence à partir des remarques faites plus haut : le mieux pour ça est d'utiliser une nomenclature systématique pour les points et les droites.

☞ Étiquetage systématique des points de la configuration

[Schéma illustrant la configuration de Desargues avec étiquetage des points par trois indices entre 1 et 5]Mettons que je renomme les cinq plans dans l'espace (qui ont servi à construire la configuration de Desargues) en Φ₁,…,Φ₅ (peu importe lequel est lequel : on a vu qu'ils jouaient tous le même rôle, et l'intérêt du renommage est justement de souligner ce fait). Comme je l'ai signalé, les 10 points de la configuration se définissent comme les intersections de trois quelconques de ces cinq plans (éventuellement projetées ensuite sur un autre plan) : on peut noter P{i,j,k} le point défini par l'intersection des plans Φi,Φj,Φk (où les trois nombres i,j,k doivent être distincts, et les accolades dans {i,j,k} signifient que leur ordre n'a pas d'importance ; j'ai représenté un tel étiquetage ci-contre à gauche, en allégeant un peu la notation). Et de même, les 10 droites s'obtiennent comme les intersections de deux quelconques de ces cinq plans : on peut noter {i,j} l'intersection des plans Φi,Φj. cette façon systématique d'étiqueter points et droites permet de mieux comprendre la combinatoire de la configuration : ainsi, le point P{i,j,k} est situé sur les trois droites {i,j},{i,k},{j,k}, et la droite {i,j} passe par les trois points P{i,j,k}k est un des trois indices distincts de i et j (ce qui laisse bien trois possibilités).

Avec cette nomenclature, les cinq points étiquetés {1,2,3}, {2,3,4}, {3,4,5}, {4,5,1} et {5,1,2} (les deux derniers sont pareils que {1,4,5} et {1,2,5} respectivement, mais je les écrits {4,5,1} et {5,1,2} pour qu'on voie bien que j'ai choisi mes points en prenant les numéros cycliquement) sont reliés par les droites étiquetées {2,3}, {3,4}, {4,5}, {5,1} et {1,2}, et forment donc un pentagone dans la configuration ; mais ces droites portent aussi les points {2,3,5}, {3,4,1}, {4,5,2}, {5,1,3} et {1,2,4} respectivement, que je peux réarranger et réordonner sous la forme : {2,5,3}, {5,3,1}, {3,1,4}, {1,4,2} et {4,2,5}, reliés par les droites {5,3}, {3,1}, {1,4}, {4,2} et {2,5}. Et ceci définit un nouveau pentagone, divisant ainsi nos 10 points et 10 droites en deux pentagones mutuellement inscrits. De nouveau, il y a 5! = 5×4×3×2×1 = 120 façons d'étiqueter les cinq plans Φ₁,…,Φ₅, et on peut vérifier que 5×4 = 20 étiquetages donnent le même jeu de deux pentagones, ce qui laisse 120/20 = 6 façons de découper la configuration en deux pentagones mutuellement inscrits. C'est ce que j'ai représenté ci-dessus.

☞ En guise de conclusion

Une morale possible de l'histoire c'est que les symétries d'une situation mathématique ne sont pas forcément évidentes : dans le théorème de Desargues tel que je l'ai présenté initialement, on voit une symétrie d'ordre 3!=3×2×1 (on peut échanger arbitrairement les trois sommets étiquetés A,B,C, à condition de le faire sur les deux triangles à la fois, et de renommer en conséquence les points U,V,W) et une autre d'ordre 2 (on peut échanger les deux triangles, i.e., échanger les indices 1 et 2), mais la symétrie d'ordre 5 n'est pas du tout apparente : elle ne se voit ni sur le nommage des objets, ni dans la géométrie de la figure. Ce n'est qu'en interprétant de façon différente la situation (comme toutes les intersections de cinq plans en position générale dans l'espace) que la symétrie complète, d'ordre 120, est véritablement révélée. Et c'est aussi une morale possible de l'histoire : en poursuivant la symétrie, en cherchant à la dévoiler, on peut mettre en évidence de nouveaux faits (qu'on peut tracer deux pentagones, mutuellement inscrits : chose qui n'est pas évidente en soi, même quand on nous dit de penser au théorème de Desargues).

[Schéma illustrant la configuration de Desargues avec étiquetage des points par deux indices entre 1 et 5]Une autre chose que je n'ai pas vraiment signalé, mais je peux le faire rapidement maintenant, c'est la symétrie (ou plutôt : dualité) entre points et droites dans la configuration de Desargues. On peut remplacer chaque point de la configuration de Desargues par une droite et chaque droite par un point de manière à ce que les points alignés deviennent des droites concourantes et réciproquement : il y a un procédé général en géométrie projective plane pour échanger points et droites (la dualité projective, par exemple sous la forme de la polarité par rapport à une conique), mais le fait est que quand on applique ce procédé à une configuration de Desargues on obtient encore une configuration de Desargues. Une façon de s'en rendre compte[#13] est de reprendre l'étiquetage que j'ai évoqué plus haut des 10 points par les ensembles {i,j,k} de trois indices des plans qui s'y intersectent, et les remplacer par les deux indices qui ne figurent pas dans cet ensemble (cf. la figure ci-contre). Alors points et droites sont tous les deux étiquetés par des paires {i,j} d'indices dans {1,2,3,4,5}, et l'incidence est donnée ainsi : la droite {i,j} passe par le point Q{m,n} précisément lorsque les deux ensembles d'indices ne se rencontrent pas (i.e., les quatre nombres i,j,m,n sont tous distincts) : sous cette forme, c'est complètement symétrique entre points et droites, et on comprend que l'échange des deux donne une configuration de même type (au moins combinatoire).

[#13] J'ai décrit la configuration de Desargues en prenant cinq plans en position générale dans l'espace, en considérant toutes les intersections de deux ou trois d'entre eux, et en projetant éventuellement sur un plan la figure ainsi formée. Mais on peut aussi considérer cinq points en position générale dans l'espace, tracer toutes les droites reliant deux de ces points ou plans reliant trois de ces points, et intersecter tout ça avec un plan : ceci donne aussi une configuration de Desargues. Et ces deux moyens de la construire sont duaux l'un de l'autre. (Pour rendre ça encore plus évidents, on peut aussi monter en dimension 4 : considérer soit cinq hyperplans en position générale, soit cinq points en position générale, et intersecter avec un hyperplan fixé pour redescendre en dimension 3, voire projeter en dimension 2.)

Bien sûr, je n'ai fait là que gratter la surface de tout ce qu'on peut dire au sujet du théorème de Desargues et de la configuration associée. (Comme souvent en maths, un théorème n'est pas la fin de l'histoire : c'est plutôt la porte ouverte à plein de nouvelles questions.) Par exemple, j'ai fait tous mes exemples avec les mêmes points et les mêmes droites, i.e., la même configuration de Desargues ; mais on peut chercher à la faire bouger, et se demander de combien de façon on peut le faire (combien de degrés de liberté a la configuration de Desargues ? il me semble qu'elle en a 11 dans le plan, c'est-à-dire qu'il y a 10×2 − 11 = 9 contraintes indépendantes sur les 10 points ; mais peut-on passer continûment de n'importe quelle configuration de Desargues à n'importe quelle autre, sans jamais la faire « dégénérer » ? peut-on passer continûment d'une configuration de Desargues à elle-même mais en permutant les points ? ceci permet-il de réaliser n'importe laquelle des 120 symétries combinatoires de la configuration ? voici des exemples de questions auxquelles je n'ai pas trop réfléchi mais qui sont potentiellement intéressantes, et sans doute déjà étudiées). J'avais évoqué par le passé l'idée d'animer des configurations de points et de droites dans le plan pour faire quelque chose d'artistiquement joli en même temps que physiquement pertinent et mathématiquement intéressant ; je ne l'ai pas fait (mais je me réserve le droit d'y revenir un jour) parce que je n'ai pas vraiment trouvé de mouvement qui satisfasse mes idées d'élégance (notamment pour ne pas briser la symétrie entre points et droites), mais la configuration de Desargues est un candidat naturel de configuration à animer.

Une autre question naturelle à se poser est de savoir si on peut rendre géométriquement manifeste la symétrie d'ordre 5 de la configuration de Desargues, dont j'ai expliqué l'existence combinatoire : peut-on, par exemple, trouver deux pentagones mutuellement inscrits et qui soient tous les deux symétriques d'ordre 5 (c'est-à-dire soit un pentagone régulier soit une étoile régulière à cinq branches). Il n'est pas difficile de se convaincre que la réponse est non (en tout cas dans le plan euclidien). Mais peut-être y a-t-il quand même des configurations de Desargues possédant des symétries intéressantes.

Appendice : quatre preuves du théorème de Desargues

Je donne dans cet appendice quatre preuves différentes du théorème de Desargues (et je conclurai en disant un mot sur l'intérêt de ces quatre preuves et ce qu'elles nous apprennent).

☞ Un avertissement préalable sur les dégénérescences

Je dois cependant prévenir que chacune de ces preuves est possiblement incomplète.

En effet, un des problèmes des énoncés géométriques traditionnels (qu'ils soient euclidiens, affines ou, comme ici, projectifs) est que les figures, quelles qu'elles soient, peuvent dégénérer de toutes sortes de manières : c'est-à-dire que tel point qui n'étaient pas supposé situé sur telle droite peut s'avérer être dessus, voire coïncider avec un autre point, ce qui fait que la droite qui les relie n'est plus définie. (Or l'étude précise de ces dégénérescences est possiblement très compliquée : vu par un géomètre algébriste, c'est la question de comment compactifier l'espace des configurations dont l'ouvert général est présenté par la figure.)

Pour faire des preuves rigoureuses, il faut d'abord préciser quels cas de dégénérescences sont autorisés dans les hypothèse (quand j'écris un triangle est-ce que je suppose que ce triangle n'est pas plat, c'est-à-dire que ses trois sommets ne sont pas alignés ? quand j'écris deux triangles est-ce que je suppose que leurs ensembles de sommets sont disjoints ? leurs ensembles d'arêtes ?) et, dans la preuve, considérer toutes les dégénérescences qui peuvent affecter les constructions : à chaque fois qu'on trace un point ou une droite, vérifier qu'il n'y a pas une dégénérescence qui peut la rendre indéfinie (les deux points qu'on relie sont confondus ou les deux droites qu'on intersecte sont identiques). C'est… excessivement fastidieux[#14], et comme ceci est un billet de blog et pas une preuve formelle en Lean, je n'ai pas fait cet effort. C'est d'ailleurs assez standard pour les preuves en géométrie (Euclide, il me semble, ignore régulièrement les dégénérescences de ses figures). N'ayant même pas rendu mon énoncé du théorème de Desargues parfaitement précis, il m'est difficile d'être parfaitement précis sur les preuves.

[#14] J'ai des flashbacks cauchemardesques des difficultés que m'ont causées pendant ma thèse les points d'Eckardt sur les surface cubiques : un point d'Eckardt (cf. ici pour un dessin) sur une surface cubique est un point où trois droites sur cette surface se rencontrent (ce qui « normalement » n'arrive pas, donc c'est une forme de dégénérescence d'avoir des points d'Eckardt). L'existence de ces points fait échouer toutes sortes d'arguments qu'on voudrait pouvoir appliquer (du style : je relie un point variable de cette droite-ci à l'intersection de ces deux-là, et je considère le troisième point de la surface cubique sur la droite ainsi formée… enfer et damnation, si les trois droites se rencontrent, l'argument s'effondre).

Normalement les dégénérescences ne posent pas de problème sérieux : souvent, le résultat est plutôt plus facile si on a une incidence accidentelle, ou alors il y a juste à reformuler un petit peu. Mais parfois elles soulèvent une difficulté substantielle : c'est le cas pour la preuve de Desargues dans l'espace qui est plus simple que celle dans le plan dans le cas « assez général » (i.e., non dégénéré), c'est-à-dire que la dégénérescence « tout est dans un seul plan » complique la preuve du théorème de Desargues.

Je crois avoir fait le travail nécessaire dans les cas qui importent, c'est-à-dire que chacune de mes quatre « preuves » doit pouvoir se compléter sans trop de difficulté (mais ça reste fastidieux), par un examen attentif de tous les cas dégénérés, en une preuve rigoureuse. Notamment, dans la preuve à partir de Pappus, j'explique pourquoi le cas du « petit théorème de Desargues », c'est-à-dire lorsque le centre de perspective se trouve sur l'axe de perspective, est à traiter spécialement (même si je ne fais qu'esquisser une preuve dans ce cas). Dans la preuve à partir de la géométrie euclidienne (en envoyant l'axe de perspective « à l'infini »), je ne passe pas sous silence le cas où le centre de perspective est lui-même à l'infini (ce qui correspond de nouveau au cas du petit théorème de Desargues). Et bien sûr, dans la preuve dans l'espace, je distingue bien le cas où les deux triangles ne sont pas coplanaires (le cas « assez général », facile) et le cas où ils le sont (le cas plan, dégénérescence du précédent, où il faut travailler pour relever la figure au cas général). La preuve calculatoire est la plus propre : elle fonctionne par exemple sous les hypothèses que les quatre points O,A₁,B₁,C₁ sont distincts et que trois quelconques d'entre eux ne sont pas alignés, et de même pour O,A₂,B₂,C₂, et que A₂,B₂,C₂ ne coïncident pas avec A₁,B₁,C₁ respectivement (on peut être un peu plus économique, mais ces hypothèses feront l'affaire), donc on peut prendre ça comme hypothèses pour un énoncé précis du théorème de Desargues.

Mais je n'exclus pas du tout d'avoir marché sur une grosse crotte de ragondin en chemin : si c'est le cas, on va dire que c'est laissé en exercice au lecteur de la détecter et de la nettoyer.

Preuve calculatoire

La preuve la plus bête du théorème de Desargues consiste à introduire un système de coordonnées projectives : on note (t:x:y) les coordonnées homogènes d'un point dans le plan. Si on ne sait pas ce que coordonnées homogènes (= coordonnées projectives) signifie, il faut (par exemple) comprendre (t:x:y) comme ⓐ le point de coordonnées usuelles (= affines) (x/t, y/t) lorsque t≠0, ⓑ le point à l'infini dans la direction de pente y/x lorsque t=0 mais x≠0, et ⓒ le point à l'infini dans la direction verticale lorsque t=0 et x=0 mais y≠0 (et les trois coordonnées n'ont pas le droit d'être simultanément nulles). En fait, la définition du plan projectif est qu'il s'agit des (t:x:y) avec t,x,y non tous les trois nuls, et en identifiant (t:x:y) avec (tλ : xλ : yλ) lorsque λ≠0 est quelconque (i.e., trois coordonnées non toutes nulles, définies à multiplication près par une constante). Symétriquement, notons [s:u:v] la droite d'équation s·t + u·x + v·y = 0 : là aussi, cette droite est définie par s,u,v non tous les trois nuls, et ne dépend d'eux qu'à multiplication par une constante. On peut alors se convaincre (par exemple par les formules de Cramer) que la droite reliant (t₁:x₁:y₁) et (t₂:x₂:y₂) est donnée par [xy₂−yx₂ : yt₂−ty₂ : tx₂−xt₂], et que symétriquement le point d'intersection de [s₁:u₁:v₁] et [s₂:u₂:v₂] est donné par (uv₂−vu₂ : vs₂−sv₂ : su₂−us₂) c'est-à-dire exactement la même formule qui est d'ailleurs celle du produit vectoriel dans l'espace. Le fait que trois points soit alignés, ou que trois droites soient concourantes, se traduit par l'annulation du déterminant 3×3[#15] de leurs coordonnées.

[#15] Si on ne sait pas ce que déterminant 3×3 signifie, je dis que (t₁:x₁:y₁) et (t₂:x₂:y₂) et (t₃:x₃:y₃) sont alignés lorsque (t₃:x₃:y₃) est situé sur la droite [xy₂−yx₂ : yt₂−ty₂ : tx₂−xt₂] définie par (t₁:x₁:y₁) et (t₂:x₂:y₂), c'est-à-dire lorsque xyt₃ − yxt₃ + ytx₃ − tyx₃ + txy₃ − xty₃ s'annule, et c'est cette quantité qui s'appelle le déterminant 3×3.

Bref, la preuve qui va suivre s'applique si le plan projectif est défini par des coordonnées (comme je viens de le dire) sur un corps (ou même, si on est un peu plus soigneux que je vais l'être, sur un « corps gauche »).

Quitte à effectuer des transformations linéaires (inversibles) sur les coordonnées, ce qui ne change rien au problème, on peut s'arranger pour choisir les coordonnées de façon à avoir A₁=(1:0:0), B₁=(0:1:0), C₁=(0:0:1). Appelons aussi A₂ =: (tA:xA:yA), B₂ =: (tB:xB:yB) et C₂ =: (tC:xC:yC) (le déterminant 3×3 de la matrice des coordonnées en question n'est pas nul car les trois points A₂,B₂,C₂ ne sont pas alignés, hypothèse implicite dans l'utilisation du mot triangle). Les droites AA₂, BB₂ et CC₂ sont respectivement par [0:−yA:xA]. [yB:0:−tB] et [−xC:tC:0], donc le fait qu'elles soient concourantes équivaut à la condition algébrique xA·yB·tCyA·tB·xC = 0. Ceci traduit le fait que les triangles aient un centre de perspective. Les droites BC₁ et BC₂ sont respectivement données par [1:0:0] et [−yB·xC + xB·yC : yB·tCtB·yC : −xB·tC + tB·xC], ce qui donne point le point U les coordonnées (0 : xB·tCtB·xC : yB·tCtB·yC), et symétriquement, V et W ont coordonnées (tC·xAxC·tA : 0 : yC·xAxC·yA) et (tA·yByA·tB : xA·yByA·xB : 0). Donc le fait qu'ils soient alignés équivaut à la condition algébrique (yB·tCtB·yC) · (tC·xAxC·tA) · (xA·yByA·xB) + (xB·tCtB·xC) · (yC·xAxC·yA) · (tA·yByA·tB) = 0. Le membre de gauche se réécrit après un petit calcul comme (xA·yB·tCyA·tB·xC) · (−yA·xB·tC + xA·yB·tC + yA·tB·xCtA·yB·xCxA·tB·yC + tA·xB·yC), c'est-à-dire le produit de xA·yB·tCyA·tB·xC dont on vient de dire que l'égalité traduit le concours des droites AA₂, BB₂ et CC₂ et le déterminant 3×3 de la matrice des coordonnées des trois points A₂,B₂,C₂ dont on a expliqué qu'il n'était pas nul. Bref, l'alignement des points U,V,W équivaut au concours des droites AA₂,BB₂,CC₂ et ceci prouve le théorème de Desargues.

On pouvait éventuellement simplifier un peu l'aspect calculatoire de cette preuve : par exemple, si on suppose que les deux triangles ont un centre de perspective et qu'on veut montrer qu'ils ont un axe de perspective, on peut choisir les coordonnées pour que, en plus d'avoir A₁=(1:0:0), B₁=(0:1:0), C₁=(0:0:1), on ait aussi O=(1:1:1). Ceci permet d'écrire que A₂ est sur la droite [0:1:−1] donc de la forme (tA:1:1), et de même B₂ de la forme (1:xB:1) et C₂ de la forme (1:1:yC), si bien qu'on trouve U = (0 : xB−1 : −yC+1) et V = (−tA+1 : 0 : yC−1) et W = (tA−1 : −xB+1 : 0), et ces points sont bien alignés. (La réciproque peut s'obtenir en échangeant points et droites.)

Si on est assez soigneux, on peut se convaincre que cette preuve (celle du paragraphe précédent) marche même si les coordonnées sont prises dans un « corps gauche » (c'est-à-dire non supposé commutatif), ceci peut servir à montrer que le plan projectif quaternionique vérifie bien le théorème de Desargues, mais je ne sais pas le faire de façon aussi bête que sur un corps, parce que les formules faciles que j'ai données pour calculer la droite passant par deux points ou l'intersection de deux droites ne marchent pas sur un corps gauche. Néanmoins, le résultat est correct.

Preuve en envoyant l'axe de perspective à l'infini

La preuve qui suit utilise les principes suivants sur le plan projectif :

  • il est obtenu en ajoutant une « droite à l'infini » au plan euclidien (i.e., les points non situés sur cette droite s'identifient au plan euclidien, et on suppose connus les résultats classiques de la géométrie euclidienne à leur sujet, notamment le théorème de Thalès et le fait qu'une homothétie ou une translation envoie une droite sur une droite parallèle à elle),
  • le choix de la droite à l'infini est arbitraire, i.e., n'importe quelle droite du plan projectif peut jouer ce rôle.

Il n'est pas très clair quelle construction du plan projectif conduirait à croire à ces principes (le second peut se déduire du premier correctement formulé, mais je ne le ferai pas parce que ce n'est pas mon propos), mais en tout cas, si on les admet, la preuve du théorème de Desargues est très simple :

[Schéma illustrant le théorème de Desargues lorsque l'axe de perspective est à l'infini]Je veux prouver que si les deux triangles ABC₁ et ABC₂ ont un centre de perspective, ils ont un axe de perspective. Par la liberté de choix de la droite à l'infini, je peux supposer la droite UW est la droite à l'infini, c'est-à-dire que les droites AB₁ et AB₂ sont parallèles (ceci exprime le fait que W est à l'infini), ainsi que BC₁ et BC₂. Si les triangles ont un centre de perspective O, et si je suppose en outre qu'il n'est pas situé à l'infini, alors le théorème de Thalès montre que l'homothétie de centre O envoyant A₁ sur A₂ envoie B₁ sur B₂, et que l'homothétie de centre O envoyant B₁ sur B₂ envoie C₁ sur C₂, donc l'homothétie de centre O envoyant A₁ sur A₂ envoie C₁ sur C₂, et donc CA₁ et CA₂ sont parallèles, c'est-à-dire que le point V est aussi à l'infini, donc bien aligné avec U et W. Dans le cas restant où O est lui-même situé à l'infini, c'est encore plus simple car les triangles sont simples translatés l'un de l'autre plutôt qu'homothétiques : la translation envoyant A₁ sur A₂ envoie B₁ sur B₂, et la translation envoyant B₁ sur B₂ envoie C₁ sur C₂, donc la translation envoyant A₁ sur A₂ envoie C₁ sur C₂, et donc CA₁ et CA₂ sont parallèles.

La réciproque est analogue : je suppose que les deux triangles ont un axe de perspective, et je prends celui-ci comme droite à l'infini, c'est-à-dire que je suppose que AB₁ et AB₂ sont parallèles, ainsi que BC₁ et BC₂, et aussi que CA₁ et CA₂, et je veux prouver que les trois droites AA₂,BB₂,CC₂ concourent. En appelant O le point de concours de AA₂ et BB₂, et en supposant dans un premier temps qu'il n'est pas à l'infini, le théorème de Thalès montre que l'homothétie de centre O envoyant A₁ sur A₂ envoie B₁ sur B₂, donc la droite BC₁ sur la droite BC₂ (car elle lui est parallèle), or cette homothétie envoie aussi AC₁ sur la droite AC₂ (car elle lui est parallèle) ; donc elle envoie C₁ (intersection des droites BC₁ et AC₁) sur C₂ (intersection des droites BC₂ et AC₂), et ceci montre que O,C₁,C₂ sont alignés. Le cas où O est à l'infini (i.e., si AA₂ et BB₂ sont parallèles) est, de nouveau, encore plus simple : la translation envoyant A₁ sur A₂ envoie B₁ sur B₂, donc la droite BC₁ sur la droite BC₂ (car elle lui est parallèle), or cette translation envoie aussi AC₁ sur la droite AC₂ (car elle lui est parallèle) ; donc elle envoie C₁ sur C₂, et ceci montre que CC₂ est parallèle aux droites AA₂ et BB₂.

Preuve à partir de l'axiome de Pappus

On appelle géométrie pappienne la géométrie qui prend pour postulats :

  • par deux points distincts passe une et une seule droite,
  • deux droites distinctes s'intersectent en un et un seul point [en fait, l'unicité ici découle de l'unicité au point précédent],
  • des axiomes de non-dégénérescence : il existe trois points non situés sur une même droite (i.e., un triangle), et toute droite contient au moins trois points,
  • l'énoncé de Pappus.

L'énoncé (ou axiome, ou théorème parce que dans d'autres cadres c'est un théorème) de Pappus affirme que :

Si P,Q,R sont trois points situés sur une même droite , que P′,Q′,R′ sont trois autres points sur une autre droite ′ (ces six points étant supposés distincts les uns des autres, et aussi distincts de l'intersection des deux droites), et que P″ désigne l'intersection de QR′ et RQ′, et de même Q″ l'intersection de RP′ et PR′ et R″ l'intersection de PQ′ et QP′, alors les trois points P″,Q″,R″ sont alignés.

L'affirmation est que le théorème de Desargues découle de ces postulats, c'est-à-dire que tout plan pappien est desarguien.

[Schéma illustrant la preuve]Une preuve du théorème de Desargues est la suivante. Je veux prouver que si les deux triangles ABC₁ et ABC₂ ont un centre de perspective O, ils ont un axe de perspective. Définissons les points suivants, où le symbole ‘∧’ désigne l'intersection de deux droites :

  • soit G := OA₁∧UV,
  • soit H := OUVC₁,
  • soit K := BC₂∧GC₁,
  • soit L := OB₁∧GC₁, et enfin
  • soit W₀ := HLUV.

J'écris maintenant Pappus(P,Q,R; P′,Q′,R′) ⇒ P″,Q″,R″ alignés pour indiquer l'application du théorème de Pappus avec les notations données plus haut. Alors il suffit d'appliquer trois fois le théorème de Pappus :

  • Pappus(V,G,U; O,C₂,C₁) ⇒ K,H,A₂ alignés
  • Pappus(H,O,U; G,C₁,L) ⇒ B₁,W₀,A₁ alignés
  • Pappus(H,O,U; G,K,L) ⇒ B₂,W₀,A₂ alignés

On a donc W₀ situé à la fois sur la droite AB₁ et sur la droite AB₂, donc W₀=W. Mais comme W₀ a été construit sur la droite UV, ceci montre que U,V,W sont alignés.

Pour la réciproque, je veux prouver que si les deux triangles ABC₁ et ABC₂ ont un axe de perspective O, ils ont un centre de perspective. Il n'y a pas à changer la figure, mais la définition des points :

  • soit O := AA₂∧BB₂ (on cherche à prouver qu'il est sur CC₂),
  • soit G := OA₁∧UV,
  • soit L := OB₁∧GC₁,
  • soit H := WLVC₁, et enfin
  • soit K := BC₂∧HA₂.

On applique trois fois Pappus :

  • Pappus(B₁,W,A₁; G,C₁,L) ⇒ H,O,U alignés
  • Pappus(B₂,W,A₂; H,O,U) ⇒ G,K,L alignés
  • Pappus(V,G,U; K,H,A₂) ⇒ O,C₂,C₁ alignés

On a donc O situé sur la droite CC₁, ce qui montre que les trois droites AA₂,BB₂,CC₂ concourent.

Cette preuve peut sembler un peu magique. Je la tire de cet article que j'ai traduit dans le contexte et avec les notations de ma figure. L'idée est que le théorème de Desargues traduit le fait que la composée des projections AA₂ V CC₂ U BB₂, où le note  X m la projection[#16] de la droite sur la droite m de centre X, est égale à la projection AA₂ W BB₂. Or le théorème de Pappus, lui, traduit le fait que la composée de deux projections PQ P PR′ R QR′ (avec P,Q,R alignés) donne PQ Q QR′ et précisément R″ ↦ Q′ ↦ P″. (Les deux théorèmes traduisent le fait que la composée  X m Y n de deux projections est encore une projection  Z n à condition que le point d'intersection n soit laissé fixe ; mais la différence cruciale entre Desargues et Pappus c'est que Desargues concerne le cas où ,m,n sont concourantes, alors que Pappus concerne le cas où elles ne le sont pas.) La preuve de Desargues par Pappus que j'ai donnée consiste donc essentiellement à réécrire la composition AA₂ V CC₂ U BB₂ d'abord comme AA₂ V CC₂ U GC₁ U BB₂ (ça c'est évident), puis comme AA₂ H GC₁ U BB₂ (par une première application de Pappus pour A₂ ↦ C₂ ↦ K) et enfin comme AA₂ W BB₂ (deux applications de Pappus, une pour A₁ ↦ C₁ ↦ B₁ et une pour A₂ ↦ K ↦ B₂).

[#16] C'est-à-dire la transformation M ↦ XMm qui à un point M de associe l'intersection des droites XM et m.

[Schéma illustrant le petit théorème de Desargues]Il y a cependant une lacune dans ce que j'ai dit : la preuve que j'ai dite est valable pour le cas « assez général », mais il faut considérer les dégénérescences possibles de la figure. Si on suppose implicitement que O est distinct de tous les points A₁,B₁,C₁,A₂,B₂,C₂, il n'y a en fait qu'une seule dégénérescence qui pose problème, c'est lorsque O est situé sur la droite UV (on parle de « petit » théorème de Desargues pour ce cas de figure où le centre de perspective est situé sur l'axe de perspective : cf. la figure ci-contre) : dans ce cas, G=L=O et la preuve que j'ai donnée ne permet pas de conclure car les droites HL et UV sont confondues. Une façon de s'en sortir (il y en a certainement plein) consiste à exploiter la symétrie combinatoire que j'ai évoquée de la configuration de Desargues pour mettre la dégénérescence à un autre endroit. C'est-à-dire plus précisément qu'on change les noms des points selon une des permutations qui préserve les incidences de la configuration de Desargues générale, on se retrouve dans une situation où il y a certes toujours une incidence accidentelle (du style : W est situé sur la droite CC₂) mais elle n'est pas problématique : on peut alors appliquer le cas démontré (i.e., centre de perspective non situé sur l'axe de perspective) à la figure renommée et en déduire le théorème même dans ce cas problématique. (Ce que j'ai dit ne constitue pas une preuve complète, certes, car il faudrait expliquer à la fois qu'on peut toujours trouver un renommage tel que l'axe de perspective ne passe pas par le centre de perspective, i.e., la configuration ne peut pas dégénérer totalement, et aussi qu'on peut déduire le théorème de Desargues de n'importe lequel de ses permutations où il manque juste une incidence. On va dire que je laisse les détails au lecteur.)

Preuve en passant dans l'espace

La dernière preuve consiste à passer dans l'espace. J'ai déjà donné l'idée essentielle de l'argument mais il reste à remplir les trous.

[Vue 3D illustrant le théorème de Desargues][Schéma illustrant le théorème de Desargues]Supposons que les deux triangles ABC₁ et ABC₂ dans l'espace ont un centre de perspective O, c'est-à-dire que les trois droites AA₂, BB₂ et CC₂ concourent, et je veux montrer que les intersections des droites BC₁ et BC₂ (appelons-la U), des droites CA₁ et CA₂ (appelons-la V) et des droites AB₁ et AB₂ (appelons-la W) existent (ce n'est pas évident dans l'espace) et sont alignées.

L'existence du point U est due au fait que les droites BB₂ et CC₂ se rencontrent (en O), donc sont situées dans un même plan (disons Σu), donc les quatre points B₁,B₂,C₁,C₂ sont dans Σu, donc les droites BC₁ et BC₂ sont dans ce plan Σu, donc elles se rencontrent. L'existence de V et W se démontre de la même manière.

Le cas « assez général » est celui où les plans Π₁ du triangle ABC₁ et Π₂ du triangle ABC₂ sont distincts. Le point U est dans Π₁ car il est situé sur la droite BC₁, et sur Π₂ car il est situé sur la droite BC₂, donc il est sur la droite intersection de ces deux plans. Il en va de même de V et W, donc les trois points sont bien alignés.

Maintenant, que faire si Π₁ et Π₂ sont confondus (autrement dit, comment déduire le théorème de Desargues plan de celui dans l'espace) ? Appelons Ω un point non situé dans ce plan Π:=Π₁=Π₂ : imaginez que ce point Ω est la position de l'œil de l'observateur qui regarde la figure plane. On cherche à relever la figure plane en une figure dans l'espace en déplaçant les points B₁,B₂ (disons) en-dehors de leur plan : je ne fais pas de nouvelle figure, mais imaginez simplement que tous les points qui portent un tilde sont situés en-dehors du plan de la figure initiale mais sur la droite qui les relie à l'œil, donc ils apparaissent au même endroit sur la figure. Bref, appelons B₁˜ un point quelconque sur la droite ΩB₁ mais non situé sur Π ; et soit B₂˜ le point d'intersection de ΩB₂ et OB₁˜ : ce point existe bien car tous les points Ω,O,B₁,B₂,B₁˜ et donc aussi B₂˜ sont dans le plan contenant la droite BB₂ et le point Ω. Maintenant les triangles AB₁˜C₁ et AB₂˜C₂ ont toujours O pour centre de perspective (puisque la droite B₁˜B₂˜ passe encore par O par construction de B₂˜), mais ils ne sont pas dans un même plan car le plan contenant les quatre points A₁,C₁,A₂,C₂ est le plan Π dans lequel B₁˜ n'est pas situé. Donc on est bien dans le cas qu'on a étudié ci-dessus, donc les points U˜,V,W˜ définis comme les intersections qu'on pense existent et sont alignés (il n'y a pas de tilde sur le V parce qu'il ne fait pas intervenir les points B) : soit ˜ la droite en question (c'est-à-dire l'axe de perspective de AB₁˜C₁ et AB₂˜C₂). Maintenant, les points point Ω, U et U˜ sont sur l'intersection des plans ΩBB₂=ΩB₁˜B₂˜ et ΩAA₂, donc ils sont alignés, c'est-à-dire que U est sur ΩU˜ ; et de même W est sur ΩW˜. Donc les trois points U,V,W sont situés sur la droite intersection du plan Π et du plan passant par Ω et par la droite ˜ (qui relie U˜,V,W˜). Donc ils sont bien situés sur une droite.

Et la réciproque ? Supposons que ABC₁ et ABC₂ dans l'espace ont un axe de perspective , c'est-à-dire que les trois points U,V,W définis comme d'habitude existent et sont alignés (sur ).

Le fait que les deux droites BC₁ et BC₂ se rencontrent (en U) montre qu'elles sont situées dans un même plan (disons Σu), donc BB₂ et CC₂ sont dans ce plan, donc se rencontrent : c'est le même raisonnement que ci-dessus : appelons Ou ce point de rencontre. De même, CC₂ et AA₂ se rencontrent, disons en Ov, et AA₂ et BB₂ se rencontrent, disons en Ow.

De nouveau, le cas « assez général » est le plus facile : si les deux triangles ne sont pas dans le même plan, on a trois droites, AA₂, BB₂ et CC₂ dans l'espace, non situées dans un même plan, qui re rencontrent deux à deux. Mais ceci n'est possible que si elles se rencontrent toutes : car si les trois points Ou,Ov,Ow étaient distincts, les droites AA₂, BB₂ et CC₂ pourraient aussi s'écrire Ov,Ow, Ow,Ou et Ou,Ov respectivement, donc elles seraient toutes les trois dans le plan OuOvOw mais on a supposé que tout n'était pas dans un même plan. Donc forcément les trois points Ou,Ov,Ow sont confondus (c'est évident que si deux sont confondus le troisième l'est aussi).

Si les triangles ABC₁ et ABC₂ sont dans le même plan Π, on procède un peu comme ci-dessus, mais cette fois au lieu de déplacer la droite BB₂ on va déplacer le triangle ABC₂. On appelle Ω un point non situé dans le plan Π, et Π˜ un plan distinct de Π et passant par la droite UV. On appelle A₂˜,B₂˜,C₂˜ les projetés de A₂,B₂,C₂ respectivement sur Π˜ de centre Ω, c'est-à-dire que A₂˜ est l'intersection de la droite ΩA₂ et du plan Π˜ et mutatis mutandis pour les deux autres. Alors la droite B₂˜C₂˜ passe toujours par U : en effet, les points Ω,U,B₁,C₁, donc aussi B₁˜,C₁˜, sont dans le plan contenant la droite BC₁ et le point Ω, et les points U,B₁˜,C₁˜ sont aussi dans le plan Π˜, donc ils sont sur la droite intersection de ces deux plans, donc ils sont alignés. Le même raisonnement montre que V est sur la droite C₂˜A₂˜ et que W est sur la droite A₂˜B₂˜. Donc les deux triangles ABC₁ et A₂˜B₂˜C₂˜ ont un axe de perspective, et ils ne sont pas coplanaires, donc par le cas qu'on a considéré, ils ont un centre de perspective, c'est-à-dire que les trois droites AA₂˜, BB₂˜ et CC₂˜ se rencontrent, en un point qu'on peut appeler O˜. Appelons O la projection de O˜ sur Π de centre Ω, c'est-à-dire l'intersection de Π avec la droite ΩO˜. Alors O est sur la droite AA₂ : en effet, les points Ω,A₁,A₂,A₂˜,O˜, donc aussi O, sont dans le plan contenant la droite AA₂˜ et le point Ω, et les points O,A₁,A₂ sont aussi dans le plan Π, donc ils sont sur la droite intersection de ces deux plans, donc ils sont alignés, c'est-à-dire que O est sur la doite AA₂. De même O est sur la droite BB₂ et sur la droite CC₂, donc ces trois droites se rencontrent bien en un point.

(Pour résumer, la manière dont on démontre le théorème de Desargues plan à partir du cas assez général de ce théorème dans l'espace, c'est qu'on relève les points P de la configuration plane à l'espace en des points que j'ai notés P˜, toujours de manière à ce que Ω,P,P˜ soient alignés, c'est-à-dire que P˜ se projette en P par la projection sur le plan Π de centre Ω, et en faisant attention que les incidences de la configuration de Desargues qu'on a comme hypothèse soient toujours vérifiées dans l'espace, puis on applique le théorème dans l'espace, et on reprojette sur le plan Π, toujours par la projection de centre Ω, ce qui va préserver les incidences qu'on a obtenues dans l'espace.)

Que nous apprennent ces quatre preuves ?

L'idée d'avoir quatre preuves différentes n'est pas de rendre le théorème de Desargues « quatre fois plus vrai », mais vrai dans des situations un peu différentes, ou à partir de principes ou constructions un peu différentes. Si on appelle géométrie desarguienne la géométrie (projective) formée à partir des axiomes « bêtes » (par deux points distincts passe une et une seule droite, deux droites distinctes s'intersectent en un et un seul point, il existe trois points non situés sur une même droite, et toute droite contient au moins trois points) et de l'énoncé de Desargues pris comme postulat, alors ces preuves nous apprennent que :

  • la géométrie construite à partir de trois coordonnées homogènes prises dans un corps, ou même, si on fait plus attention, un corps gauche (c'est-à-dire un corps non nécessairement commutatif, p.ex., les quaternions) est desarguienne ;
  • la géométrie euclidienne (une fois rendue projective par l'ajout d'une droite de points à l'infini) est desarguienne (en fait, elle est même pappienne) ;
  • la géométrie pappienne (c'est-à-dire celle qui postule le théorème de Pappus en plus des axiomes « bêtes ») est desarguienne ;
  • toute géométrie plane qui s'étend de façon raisonnable en une géométrie dans l'espace (avec des axiomes d'incidence « bêtes » que je n'écris pas) est nécessairement desarguienne.

Pour cette raison, il existe quatre niveau plus ou moins sympathiques de géométrie projective plane :

  1. la géométrie pappienne (axiomes « bêtes » et énoncé de Pappus), dont on peut montrer qu'elle équivaut à celle définie par des coordonnées homogènes prises dans un corps : c'est le cas de la géométrie euclidienne usuelle (complétée par une droite à l'infini) ;
  2. la géométrie desarguienne (axiomes « bêtes » et énoncé de Desargues), dont on peut montrer qu'elle équivaut à celle définie par des coordonnées homogènes prises dans un corps gauche (p.ex., la géométrie projective sur les quaternions) ;
  3. la géométrie « petite-desarguienne » (c'est-à-dire qui vérifie, en plus des axiomes « bêtes », le théorème de Desargues dans le cas particulier dégénéré où le centre de perspective est situé sur l'axe de perspective) ou géométrie de Moufang, vérifiée par exemple, par le plan projectif sur les octonions (pas évident à définir !) ;
  4. et enfin, le cas général où on ne dispose que des axiomes « bêtes », et on ne peut pas dire grand-chose (on en a plein d'exemples, comme celui-ci, mais ce sont plus des structures combinatoires que géométriques).

La dernière preuve que j'ai donnée montre que, quand on passe à la dimension 3, les deux derniers cas de figure cessent d'être possibles : l'existence d'une troisième dimension fait disparaître les géométries non-desarguienne. (En particulier, il est vain d'essayer de construire un espace projectif de dimension 3 sur les octonions, vu que le plan projectif sur les octonions ne vérifie que le « petit » théorème de Desargues et pas le théorème complet.)

La deuxième preuve nous apprend en outre que le théorème de Desargues (dans le sens « réciproque ») est une sorte d'équivalent projectif du fait euclidien (enfin, affine) que si deux triangles ont les côtés parallèles deux à deux, alors ils sont homothétiques ou translatés l'un de l'autre, et que le « petit » cas correspond à la situation « translatée ».

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