David Madore's WebLog: Géométrie plane : I. Géométrie projective

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(samedi)

Géométrie plane : I. Géométrie projective

Comme promis, je vais tenter, en une série de posts dans ce blog, de faire un peu de vulgarisation de la géométrie plane, et je commence par parler de la géométrie projective.

Alors, qu'est-ce que c'est que la géométrie projective ? C'est un terme qui fait souvent peur (par exemple à mes agrégatifs 😉), et je n'arrive pas à comprendre pourquoi : la géométrie projective, au contraire, c'est la plus simple qui soit, parce qu'il n'y est question ni d'angles ni de distances, ni même de droites parallèles, mais uniquement de droites qui se rencontrent et de points alignés. La géométrie projective, donc, c'est celle que vous faites si vous avez pour seul instrument une règle non graduée (et un papier et un crayon, d'accord) : vous pouvez relier deux points par une droite, vous pouvez trouver le point d'intersection de deux droites, mais vous ne pouvez rien faire d'autre. Cela semble très facile ? Pourtant, on entre déjà dans un monde assez riche.

Avant d'en dire plus, il faut que je torde le coup à un des trucs qu'on associe typiquement à la géométrie projective : les points à l'infini. Si vous voulez faire de la géométrie projective, disons, sur une feuille de papier (qui est plutôt un modèle de la géométrie euclidienne), vous allez régulièrement tomber sur des droites qui se coupent loin hors de votre feuille de papier : ça ce n'est pas grave, vous savez qu'elles se coupent quand même (enfin, ce sera peut-être pénible pour faire la figure si vous devez relier ce point d'intersection à un autre, mais il y a des astuces pour y arriver quand même) ; et parfois les droites seront carrément parallèles, c'est-à-dire qu'elles ne se coupent pas dans le monde euclidien. Mais en géométrie projective (plane, bien sûr), deux droites sont censées toujours se rencontrer : alors pour faire quand même de la géométrie projective à partir d'un truc euclidien, on rajoute un point fictif, qu'on appelle point à l'infini, dans chaque direction de droite possible, et c'est le point où se coupent toutes les droites parallèles ayant cette direction. Vous pouvez l'imaginer très très loin dans un sens, ou aussi bien dans l'autre puisque, après tout, seule la direction de la droite compte, pas son sens. Et on regroupe tous ces points à l'infini sur une droite fictive, la droite à l'infini. Mais notez bien que la notion d'être à l'infini n'existe pas en géométrie projective : pour celle-ci, ces points à l'infini ou cette droite à l'infini n'ont rien d'inhabituel ou de différent des autres, c'est uniquement parce qu'on cherche à représenter la géométrie projective dans un contexte euclidien (ou, plus exactement, affine) qu'il y a des choses qui partent à l'infini.

[Figure géométrique] [Figure géométrique] [Figure géométrique]Pour essayer de donner une première image de la géométrie projective, je commence par les trois figures ci-contre (à gauche). La première est une figure euclidienne typique : une grille régulière, avec cinq droites parallèles horizontales (rouges) régulièrement espacées, cinq droites parallèles verticales (vertes) qui leur sont perpendiculaires et qui sont aussi régulièrement espacées, et neuf droites diagonales (bleues) toujours régulièrement espacées. Mais, je répète, aucune de ces notions (parallèles, régulièrement espacées, perpendiculaires) n'est une notion projective. La figure de droite est, pourrait-on dire, la vision qu'a la géométrie projective de la figure de gauche : projectivement c'est exactement la même figure (cinq droites rouges qui concourent, cinq droites vertes qui concourent, et neuf droites bleues, correspondant aux diagonales des 25 intersections, qui concourent aussi). Pour passer d'une figure à l'autre, on a appliqué ce qu'on appelle une transformation projective ; simplement, le point de rencontre des droites vertes, ou des droites rouges, ou des droites bleues, qui étaient à l'infini sur la figure de gauche, a été ramené à distance finie (je répète que projectivement ceci n'a pas de sens, j'explique simplement en quoi diffèrent les représentations de la même figure projective) ; la droite en pointillés est celle qui était à la droite à l'infini sur la première figure : on a la confirmation que les points de rencontre des droites rouges, des droites vertes et des droites bleues sont bien alignés (ceci confirme qu'on a raison de décréter que les points à l'infini constituaient collectivement une droite à l'infini). Et la figure du milieu, alors ? Je l'ai mise là pour comparaison, c'est la vision qu'a de la figure de gauche la géométrie affine, dont je ne parle pas plus aujourd'hui. (Pour résumer, en géométrie euclidienne, les trois figures sont distinctes ; en géométrie affine, les deux de gauche sont la même et la troisième est distincte ; et en géométrie projective les trois sont la même.)

Peut-être les figures ci-dessus vous évoquent-elles un dessin en perspective, avec des points de fuite. C'est tout à fait normal : la géométrie projective est le cadre naturel pour tout ce qui concerne la perspective (à ceci près qu'ici je parle de géométrie plane alors que la perspective est l'opération — projective — qui consiste à effectuer une projection de trois vers deux dimensions). D'ailleurs, si la géométrie projective a été développée au XIXe siècle à l'instigation de Jean-Victor Poncelet, elle avait été en quelque sorte préfigurée par les travaux de Gérard Desargues, au XVIIe siècle, qui cherchait à mathématiser les règles de la perspective (telles que dégagées à la renaissance).

La géométrie projective peut être présentée de façon axiomatique : on a deux types d'objets, les points et les droites, et une relation possible entre eux, l'incidence (l'incidence d'un point avec une droit veut dire, tout simplement, que le point est sur la droite — ou que la droite passe par le point, si on préfère ; soit dit en passant, il n'y a pas spécialement plus de raison de considérer qu'une droite est l'ensemble de ces points que de considérer qu'un point serait l'ensemble des droites passant par lui : on suppose juste qu'on a cette relation d'incidence). Les axiomes, donc, affirment (1) que par deux points passe toujours une droite, qui est unique si les points sont distincts, (2) que deux droites se rencontrent toujours [et si elles sont distinctes, le point par lequel elles passent toutes deux est unique, d'après l'axiome précédent], (3) qu'il existe quatre points dont trois quelconques ne sont pas alignés (ça ce n'est pas bien passionnant). Est-ce tout ? Ça dépend.

[Figure géométrique]Dans la géométrie projective qu'on considère normalement (celle qui se lie avec la géométrie euclidienne, par exemple), il y a une autre propriété fondamentale, qui ne découle pas des axiomes (1), (2) et (3) ci-dessus, et qu'on va donc prendre pour axiome (4) : le théorème de Pappus (ça s'appelle théorème de Pappus même si on le prend pour axiome, parce que dans d'autres cadres, par exemple en géométrie euclidienne, ça pourrait être un théorème). Le théorème de Pappus est illustré par la figure ci-contre, constituée de neuf droites et de neuf points marqués, avec toutes sortes de symétries remarquables. Que dit-il au juste ? En fait, il dit à peu près tout ce que vous voudrez lire sur cette figure : prenez un quelconque parmi les neuf points de la figure, ou une quelconque parmi les neuf droites, et retirez-le mentalement de la figure, faites pour hypothèses tout ce que vous avez comme incidence parmi les points et les droites restantes, et la conclusion du théorème c'est celle qui correspond au point ou à la droite que vous avez retiré, autrement dit, c'est que les trois droites qui ont l'air d'y passer sont bien concourantes (si vous avez choisi un point) ou que les trois points qui ont l'air de s'y situer sont bien alignés (si vous avez choisi une droite). Si cette explication n'est pas claire, voici un énoncé précis : si u, v et w sont trois points alignés, et si u′, v′ et w′ en sont trois autres, alors le point u″ d'incidence de (vw′) et (wv′), le point v″ d'incidence de (wu′) et (uw′), et le point w″ d'incidence de (uv′) et (vu′), sont alignés. Avec les axiomes (1), (2), (3) et (4), vous avez ce qu'on considère le plus usuellement comme (le fondement axiomatique de) la géométrie projective : ou, si on veut être précis, la géométrie projective pappienne.

[Figure géométrique]Une des conséquences des axiomes (1), (2), (3) et (4) est le théorème de Desargues, qu'on va appeler (4†), qui assure que si uvw et uvw′ sont deux triangles tels que les droites (uu′), (vv′) et (ww′) (droites vertes sur la figure ci-contre) soient concourantes en un point o, alors le point w″ d'incidence de (uv) et (uv′), le point u″ d'incidence de (vw) et (vw′), et le point v″ d'incidence de (wu) et (wu′), sont alignés (sur la droite bleue sur la figure ci-contre). Le théorème de Desargues (4†) a lui-même pour conséquence le petit théorème de Desargues[Figure géométrique], (4‡), qui est le même énoncé en supposant, en plus, que u″ et v″ sont alignés avec o (et la conclusion, c'est que w″ est aligné avec tout ce beau monde) — autrement dit, le petit théorème de Desargues affirme la même chose que le grand mais dans le cas particulier où la droite d'alignement passe par le point de concours.

Pour résumer, en plus des axiomes (1), (2) et (3), on peut prendre un quatrième axiome, qui peut être (4) (le théorème de Pappus), ou des choses plus faibles : (4†) (le théorème de Desargues), (4‡) (le petit théorème de Desargues), ou rien du tout. On définit ainsi la géométrie projective pappienne, desarguienne, petite-desarguienne, ou sans hypothèse desarguienne, en allant du plus particulier au plus général (tout ce qui est vrai en géométrie desarguienne l'est en géométrie pappienne, tout ce qui est vrai en géométrie petite-desarguienne l'est en géométrie desarguienne, etc.) ; je ne peux pas vous montrer des figures dans une géométrie qui ne soit pas pappienne, parce que dans le plan projectif réel le théorème de Pappus est vrai ; cependant, on sait qu'il existe des modèles de la géométrie desarguienne non pappienne (comme le plan projectif quaternionique), petite-desarguienne non desarguienne (comme le plan projectif octonionique) ou complètement non desarguienne (comme le plan de Hughes). Les géométries pappiennes, desarguiennes et petites-desarguiennes, sont fortement liées à des structures algébriques qui sont les corps (commutatifs), les algèbres associatives à divisions, et les algèbres alternatives à divisions ; la géométrie non desarguienne, elle, relève sans doute plutôt de la combinatoire et elle est encore assez mal comprise.

Chose intéressante, à partir de la dimension 3, le théorème de Desargues est automatique (c'est-à-dire qu'il découle des axiomes analogues de (1), (2) et (3) et que je ne chercherai pas à énoncer précisément. C'est donc uniquement en géométrie plane qu'on peut considérer des structures moins que desarguiennes.

Mais si on a dans l'idée de s'intéresser à la géométrie plane réelle, alors le théorème de Pappus est bien l'axiome à prendre, donc je referme cette parenthèse (et j'adopte l'axiome (4)).

Ajout : 17(!) ans plus tard, j'ai consacré ce billet au théorème de Desargues (et, entre autres choses, à sa preuve à partir du théorème de Pappus).

[Figure géométrique][Figure géométrique]Cette note est déjà bien trop longue, mais avant de la conclure je voudrais évoquer la dualité points↔droites : car il n'aura pas échappé au lecteur attentif que, en géométrie projective (plane !), points et droites jouent des rôles remarquablement symétriques. C'est tellement vrai que tout théorème de géométrie projective se dualise, c'est-à-dire que lorsque vous avez un théorème vous avez automatiquement un théorème dual obtenu en remplaçant les points par des droites et les droites par des points (l'affirmation qu'une droite passe par un point devient celle qu'un point soit sur une droite ; l'affirmation trois points sont alignés devient celle que trois droites concourent ; etc.) : c'est le cas, tout simplement, parce que tous les axiomes se dualisent. C'est d'ailleurs cette idée de dualité points↔droites qui a mis Poncelet sur la piste de la géométrie projective. En fait, il s'avère que non seulement les théorèmes se dualisent mais même les figures individuelles le peuvent : à droite ci-contre, par exemple, j'ai représenté la figure duale de celle de gauche : chaque droite de la figure de gauche correspond à un point de celle de droite (si ce n'est que certains sont hors du cadre du dessin) et vice versa. Je laisse le soin au lecteur de retrouver ce qui est associé à quoi ; et dans une prochaine note je parlerai des coniques (qui permettent, justement, cette merveille).

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