David Madore's WebLog: Quand le referendum est-il opportun ?

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(mardi)

Quand le referendum est-il opportun ?

On entend régulièrement, dans la vie politique française, des appels à ce que telle ou telle question soit portée à referendum. C'est une manœuvre rhétorique assez habile, parce qu'elle donne l'apparence d'une grande impartialité (du genre : « laissons le Peuple Souverain® décider »), en fait on sait très bien que l'appel ne sera pas entendu, et du coup on peut laisser comprendre que le parlement ne fait pas ce que le peuple voudrait (ou plutôt, généralement : fait ce que le peuple ne voudrait pas).

Depuis la réforme constitutionnelle de juillet 2008, on devrait pouvoir faire à ces appels la réponse suivante : Vous n'avez qu'à tenter d'organiser un referendum d'initiative populaire (puisque la Constitution le permet maintenant). Je soupçonne d'ailleurs vaguement que cette possibilité a été inscrite dans la Constitution pour permettre de faire ce genre de réponse à des gens qui appellent à l'adoption de telle ou telle mesure. En réalité, les conditions limitant le referendum d'initiative populaire sont tellement extraordinairement draconiennes (un nombre de signatures exorbitant à recueillir en un temps très court plus l'approbation d'un nombre non négligeable de parlementaires élus, un nombre de domaines très limité, et diverses autres restrictions) et son effet est absolument nul (il suffit que le parlement examine la question, il peut tout à fait la rejeter, et cela enterre le referendum), et de toute façon ces dispositions de la Constitution sont actuellement inopérantes puisque le parlement n'a jamais voté la loi organique nécessaire à leur application, si bien que là, même si je suis très très loin d'être un zélateur du referendum (comme je vais le dire), je trouve qu'on se moque un peu du monde. Et en tout cas, on ne peut vraiment pas dire tentez un referendum d'initiative populaire, cela serait de trop mauvaise foi même pour l'homme politique lambda. Bref.

En ce moment, il y a deux sujets sur lesquels on entend des appels à consulter le Peuple Souverain®, c'est l'ouverture du mariage aux couples de même sexe, et le pacte budgétaire européen (ratification du traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire signé à Bruxelles le 2 mars 2012). Dans les deux cas, ceux qui appellent à un referendum voudraient que le Peuple Souverain® refusât la mesure en question : ils veulent un referendum pour faire campagne pour le non. Dans les deux cas, ils estiment que le Peuple Souverain® pencherait effectivement en leur faveur (voterait non). Et dans les deux cas, je pense qu'ils ont raison d'estimre cela : je pense qu'un referendum sur l'un ou l'autre sujet donnerait effectivement une victoire, courte mais probable, au non. (Et dans les deux cas, je ne serais pas d'accord avec le Peuple Souverain®, puisque moi-même je voterais oui, mais ce n'est pas du tout ce dont je veux parler.)

J'ai déjà expliqué par le passé ce que je pensais du Peuple Souverain® et de cette espèce de mysticisme qui l'entoure, et que je ne suis pas trop fan de laisser le Peuple Souverain® (aka : quarante-six millions de veaux) décider tout et n'importe quoi. Mais à la limite, ce n'est pas ça le problème non plus.

Le truc, c'est que pour beaucoup de questions, il y a des gens qui sont très excités pour ou contre, et une grande majorité de gens qui ont un avis beaucoup plus mou. Cet article (qui me semble bien pensé, et d'ailleurs beaucoup plus intelligent que la plupart des choses qu'on trouve sur le site en question) explique assez bien les choses : il se trouve que si on fait des sondages sur le mariage des couples de même sexe, une majorité assez nette de Français est pour ; mais ils sont « pour » au sens où ils sont prêts à faire l'effort de donner leur avis à un sondeur qui les a appelés pour le leur demander, ça ne veut absolument pas dire qu'ils sont suffisamment motivés sur la question pour aller prendre leurs petits petons potelés un dimanche et aller jusqu'au bureau de vote mettre dans l'urne un bulletin pour permettre aux homos de convoler — parce que, dans le fond, ils s'en foutent. À part, bien sûr, ceux qui sont vraiment mobilisés sur la question, et ceux-là, ils représentent une population très différente : pas du tout clair que les homos et leurs famille (ceux qui auraient assez envie de voter oui pour se bouger vraiment) fassent le poids contre ceux qui sont motivés pour voter non. Bref, le résultat serait certainement une grosse abstention, et un résultat au mieux très incertain. Et sans doute pareil pour le pacte budgétaire : personne n'a envie de se bouger pour aller voter en faveur d'un traité qu'on considérera au mieux comme un moindre mal. En vérité, le même genre d'effet peut se produire pour à peu près n'importe quelle question.

Pour avoir un referendum sain, il faudrait trois conditions toutes plus irréalistes les unes que les autres : (1) avoir un débat public serein sur la question, où les arguments soient véritablement entendus, et qui parvienne à intéresser les électeurs, (2) que ces électeurs se mobilisent largement, même si leur avis est peu tranché (ou peut-être que le vote soit obligatoire, mais je ne suis pas sûr que ce soit très bon pour autant), et (3) que le gouvernement ne prenne pas franchement position lui-même et souhaite véritablement savoir, en toute neutralité, quel est l'avis des électeurs (autant dire qu'on croit au Père Noël, à la Mère Noël, et à toute la petite famille Noël, là).

Et à vrai dire, quand je regarde les referendums qui ont eu lieu en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale (ou depuis la IIIe République, ça revient au même puisqu'il n'y en a pas eu entre 1871 et 1944), je ne vois rien de vraiment indispensable, et je ne vois pas non plus de preuve d'une grande sagesse du Peuple Souverain®. Lequel a par exemple manqué deux occasions (mai 1946 et avril 1969) de se débarrasser du Sénat, parce que des questions politiques annexes ont parasité le débat, il a choisi un régime politique à la con (dont on ne sait pas bien s'il est présidentiel ou parlementaire) pour faire plaisir à Mongénéral, il a tergiversé sur les questions européennes et il a montré qu'il ne voulait pas se remuer si la question ne l'intéressait pas vraiment (je pense au referendum de septembre 2000). Bref, je suis peu convaincu.

La Suisse est régulièrement montrée en exemple, en France, comme l'archétype du pays dont la démocratie fonctionne à merveille (insérez ici la citation attendue d'Orson Welles), notamment à cause du bon usage du referendum (appelé « votations »). Qu'on me permette d'être sceptique. (Et ce, sans même procéder au largage de trolls évidents sur les jolis alpages : le temps qu'il aura fallu pour que les femmes aient les mêmes droits politiques que les hommes, la part de l'extrême-droite dans l'électorat, et, oh, vous avez vu le joli minaret, là ?)

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