David Madore's WebLog: Comment je suis devenu mathématicien

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(mercredi)

Comment je suis devenu mathématicien

Comme le billet que j'ai écrit il y a un mois sur le métier de mathématicien a suscité un certain intérêt, je me dis que je pourrais en faire un autre sur mon histoire personnelle, i.e., comment j'en suis venu, moi, à faire des maths. J'en ai dit un peu dans mon autobiographie générale mais ce texte a été écrit il y a plus de 20 ans et je ne suis pas forcément très content de la manière dont il est tourné par le David-Madore-de-2003, et par ailleurs il me semble que c'est plus intéressant de raconter les choses thématiquement : voici donc une tentative d'« autobiographie mathématique », de la petite enfance au présent.

Avant de commencer, je dois préciser que je ne prétends ni être typique ni être exceptionnel parmi les mathématiciens. Ceci est mon histoire, ou plus exactement la manière dont je vois (actuellement) mon histoire, elle ne représente que moi, et on se gardera bien d'en tirer des conclusions sur la manière dont on peut ou doit devenir mathématicien (ou pousser un enfant à devenir mathématicien), ni sur le parcours de qui que ce soit d'autre que moi. À l'inverse, je ne prétends pas non plus à une singularité particulière : par exemple, je ne suis sans doute ni un mathématicien exceptionnellement doué ni exceptionnellement mauvais selon quelque mesure de compétence que ce soit, ni même exceptionnellement éclectique (meme si sur cette dimension-là je suis probablement à plus d'un écart-type de la moyenne). Il y a par ailleurs beaucoup de points dans cette histoire où j'ai simplement eu de la chance (soit de la chance de connaître les bonnes personnes, soit de la chance simplement du hasard du moment), et ces choses ne sont simplement pas reproductibles.

(Comme mon autre billet, ce billet est censé être lisible par le grand public, même s'il est certainement plus intéressant si on a au moins une petite idée de la manière dont les mathématiques se découpent disciplinairement. Mais il est assez inévitable que je fasse ici et là des remarques d'ordre un peu plus technique : le lecteur qui ne les comprend pas n'a qu'à sauter ces passages, il n'y aura pas de questions dessus à l'examen.)

(Plan :)

☞ Conversations avec mon père

Si je dois dire très brièvement comment je suis devenu mathématicien, c'est parce que mon papa, qui était physicien théoricien, a essayé de m'intéresser à la physique. De son point de vue, c'était un échec, parce que (même si je suis indiscutablement intéressé par la physique) je ne suis pas devenu physicien, et il avait une relation compliquée avec les mathématiques (cf. notamment ce que j'ai écrit dans ce billet au sujet des relations croisées entre maths, physique et info). Mais c'était aussi indiscutablement une transmission directe de patrimoine culturel : au-delà de la distinction entre maths et physique, je me suis intéressé aux sciences parce que j'avais un père scientifique qui était prêt à me parler de toutes sortes de choses (pas juste de physique et de maths, mais aussi de chimie, de biologie, d'ingénierie, et parfois de sciences sociales[#]), et de répondre à mes questions au cours des promenades que nous faisions ensemble dans les bois ; ou, quand il ne savait pas répondre, de me dire qu'il ne savait pas et de réfléchir ensemble ou de chercher ensemble dans des livres. C'est une forme malheureusement trop courante de reproduction sociale. Mais malgré mon avertissement liminaire contre le fait de prendre mon exemple comme modèle, certains des éléments que je vais évoquer ci-dessous (par exemple de lectures) peuvent suggérer des pistes, même si on n'est pas soi-même scientifique, pour savoir si un enfant peut être intéressé par les sciences ou spécifiquement par les mathématiques.

[#] Et parfois il disait des choses fausses ou trop exagérément simplifiées, dans chacun de ces domaines, ne serait-ce que parce que c'était des choses qu'il avait apprises il y a longtemps et que les sciences avaient progressé, et que c'était avant Wikipédia donc on ne pouvait pas facilement vérifier les choses, ou encore parce qu'il avait des théories un peu personnelles sur certaines questions. Mais ce n'est pas vraiment ce qui importe : ce qu'il m'a surtout transmis c'est l'idée d'en savoir plus.

Ma mère m'a appris plein de choses aussi[#2], évidemment, mais elle n'est pas du tout scientifique. Je crois que mon père a fait des tentatives pour lui expliquer à elle (avant que je n'arrive au monde) certaines idées scientifiques, et je soupçonne vaguement ces tentatives d'avoir été contre-productives au point de rendre ma mère encore moins intéressée par la science qu'elle ne l'était au départ (ou de s'être dit ce n'est pas pour moi). Et peut-être que, symétriquement, c'est parce qu'il n'arrivait pas à parler de ces sujets à sa femme que mon père était particulièrement enclin à en parler à son fils.

[#2] Même en maths, d'ailleurs : c'est elle qui m'a appris à poser une division (mon père devait estimer que c'était un algorithme pas très intéressant, mais surtout, la notation utilisée au Canada pour le présenter est un peu différente de celle utilisée en France, et comme il me faudrait bien apprendre la présentation française à l'école, c'est ma mère qui a fait le travail pédagogique).

Mais ce que je veux dire par là (et je suis désolé pour l'enfonçage de porte ouverte) c'est qu'on ne peut pas transmettre du savoir sans réussir à transmettre d'abord l'intérêt pour la chose qu'on va transmettre. Et cet intérêt passe par une accroche qui va marcher différemment selon l'état d'esprit de la personne.

☞ Comment j'ai accroché à la science

J'essaie donc de remonter à mes plus anciens souvenirs pour retrouver ce qui a fait que j'ai « accroché » à la science, mais ce n'est pas vraiment évident. J'aimais bien raconter des histoires, imaginer des choses[#3], poser des questions : ce n'est pas clair ce qui, là-dedans, relève d'une mentalité scientifique (ou pré-scientifique : scientifique en devenir) ou d'autres aspects de ma personnalité (cf. ici), et bien sûr ce sont des traits très courants chez les enfants et la plupart ne deviennent pas scientifiques (ni à plus forte raison mathématiciens).

[#3] Quand j'avais autour de 5 ou 6 ans, j'avais un pays imaginaire, que j'appelais le pays des gros bourdons (je suis maintenant absolument incapable de dire pourquoi ce nom ; certes, maintenant que je suis adulte, je suis un grand fan des insectes du genre Bombus, mais je ne crois pas spécialement l'avoir été quand j'étais petit, et le nom du pays n'avait, je crois, que très peu de rapport avec ce que j'avais imaginé à son sujet — dont, d'ailleurs, je n'ai quasiment aucun souvenir à part que les choses étaient généralement bien mieux faites à mes yeux que dans le pays que j'habitais vraiment). Il était aussi question du pays où j'habitais avant, qui était différent du pays des gros bourdons (le premier pays où j'habitais avant était plutôt négatif, le pays des gros bourdons plutôt positif), et je crois que mes parents se sont beaucoup demandés ce que c'était censé représenter, et je suis absolument incapable de répondre maintenant.

Parmi les premières choses que mon père a fait pour stimuler mon intérêt scientifique, il m'a emmené régulièrement au Palais de la Découverte à Paris. Je ne sais pas à quoi ressemble le Palais de la Découverte maintenant[#4], mais au moment dont on parle, c'est-à-dire au tout début des années 1980, il y avait des bouts qui n'avaient quasiment pas dû changer depuis sa fondation en 1937[#5], et d'ailleurs plein de choses qui ne marchaient pas. Moi ce qui m'intéressait surtout, quand j'étais petit, c'était d'appuyer sur les boutons[#6] : au début, donc, je n'étais même pas vraiment curieux du pourquoi telle ou telle chose allait se passer, mais je voulais voir quelque chose se passer — mais à force de revenir, d'appuyer sur les mêmes boutons et de voir les mêmes choses se passer (et c'est, après tout, le premier fondement de la science que de penser que les mêmes causes tendent à produire les mêmes effets), j'ai quand même dû finir par m'intéresser aux raisons qui faisaient que ces choses se passaient. J'étais notamment assez fan des sections sur l'électromagnétisme (la présentation d'électrostatique me faisait un peu peur, mais celle de l'électroaimant ma plaisait énormément). Mon père m'a emmené dans d'autres musées de sciences, notamment le musée des Art et Métiers, le Science Museum de Londres et le Ontario Science Centre de Toronto (ville où nous avons vécu en 1984–1985), et, plus tard, la Cité des Sciences et de l'Industrie quand elle a ouvert en 1986, mais c'est vraiment le Palais de la Découverte qui m'a marqué. Peut-être simplement parce que nous y allions souvent, mais peut-être aussi parce qu'il trouvait le bon équilibre entre un musée purement historique (où on présente des artefacts anciens mais qui souvent ne sont pas en état de marche, et pour un enfant c'est juste emmerdant) et une exposition ludique (où on montre des choses rigolotes mais sans vraiment expliquer le pourquoi et le comment).

[#4] Enfin, maintenant, il est fermé pour travaux (jusqu'en juin 2025, je crois comprendre), donc la question ne se pose pas. La dernière fois que j'y suis allé, c'était en 2016, et il y avait déjà de sérieux changements par rapport au Palais de mon enfance. Mais je ne veux pas tomber dans le c'était mieux âââvant des vieux cons qui croient que les choses étaient forcément meilleures telles qu'elles étaient dans leur enfance.

[#5] Je vais essayer très fort de ne pas penser au fait qu'il s'est écoulé en gros autant de temps entre la fondation du Palais de la Découverte sous le Front Populaire et la première fois que j'ai dû y aller, qu'entre ce moment-là et maintenant, parce que c'est absolument terrifiant.

[#6] Mon papa, lui, était complètement fasciné par une expérience (dans le cadre d'une présentation sur les états de la matière) où, à un moment, on verse de l'eau froide sur un récipient scellé contenant de l'eau chaude, et ça fait que cette dernière se met à bouillir (voir une vidéo ici et une discussion ici). Moi, cependant, cette expérience me laissait complètement indifférent.

Ça c'est pour ce qui est de mon intérêt pour la science en général. Mais qu'en était-il des mathématiques ? J'ai, à vrai dire, du mal à me rappeler comment ça a commencé. Je crois que la partie consacrée aux mathématiques du Palais de la Découverte me laissait assez froid. À part peut-être la salle dédiée au nombre π avec les premiers chiffres de celui-ci écrites au plafond : comme sans doute beaucoup de gens, j'étais fasciné par l'idée de ce nombre dont les décimales ne s'arrêtent jamais, et j'en ai d'ailleurs appris 50 décimales par cœur (cf. ici). Mais est-ce que c'est des maths, d'apprendre par cœur des décimales de π ? Maintenant que je suis mathématicien, j'ai un peu tendance à regarder avec condescendance la fascination de mathématiciens amateurs pour les décimales de π, surtout en base 10[#7], peut-être que je devrais me rappeler comment j'ai moi-même débuté.

[#7] Si vous voulez avoir de la fascination pour quelque chose de ce genre, prenez au moins l'écriture binaire de √2, s'il vous plaît !

☞ Premières interrogations mathématiques

Je crois quand même que j'ai assez vite (vers 6 ou 7 ans, peut-être ?) été fasciné par les formules permettant de calculer l'aire ou le volume de différentes formes géométriques. Pourquoi l'aire d'une boule est-elle 43 π r3 , et la surface de la sphère 4 π r2 , par exemple[#8] ? D'où sortent ces formules ? Ça a été surtout ça la voie qui m'a attiré vers plus de maths. D'abord, parce que mon papa m'a acheté, peut-être au cours d'un de nos voyages à Londres, un petit livre (très amusant par son format, d'ailleurs : il devait faire environ 2cm dans chaque direction) qui était un condensé de formules mathématiques : moi ce qui m'intéressait à la base c'étaient les formules pour les aires et les volumes, mais forcément j'ai commencé à regarder d'autres choses dans ce petit livre. Je crois notamment que le triangle de Pascal a été une des choses que j'ai découvertes dedans.

[#8] Je me rappelle aussi avoir demandé à mon papa, et à d'autres scientifiques, les formules analogues pour les boules et sphères de dimension 4, 5, etc. Car je voyais bien que s'il y avait l'aire d'un disque π r2 et la circonférence d'un cercle 2 π r , le volume d'une boule 43 π r3 , et la surface d'une sphère 4 π r2 , il devait bien y avoir une formule en dimension 4 et plus, certainement avec du r n et du r n1 , ce en quoi j'avais raison, et c'était peut-être une de mes premières intuitions mathématiques sérieuses, et certainement quelque chose fois π, ce en quoi je me trompais plus ou moins (je sais maintenant, et tout le monde sait maintenant puisque c'est sur Wikipédia, que la boule de dimension 4 a volume 12 π2 r4 et que son bord la sphère de dimension 3 a — je ne sais pas ce qu'on doit dire, surface ?, volume ? 3-surface ? — qui vaut 2 π2 r3 ), et d'ailleurs je crois que j'avais fini par me dire qu'en dimension 1 c'était 2 r et juste 2 , et que c'était bizarre qu'il n'y ait pas de π là-dedans. Au final, personne ne m'a donné la formule avant longtemps, juste des réponses évasives ah ça doit se calculer avec des intégrales, et peut-être que ce mystère a beaucoup fait pour me pousser à apprendre à calculer ces choses moi-même. En tout cas, cela illustre bien ce que je disais dans l'autre billet : aimer les maths, c'est peut-être avant tout aimer généraliser les choses, et se dire qu'on ne peut pas sérieusement se contenter de des boules et sphères en dimension 2 et 3 sans se demander et au-delà ?.

Mais aussi, puisqu'on me disait que pour calculer ces formules d'aires et de volumes il y avait un outil général appelé l'intégrale, j'ai voulu savoir ce qu'était une intégrale. Mon père m'a dit qu'avant de savoir ce qu'est une intégrale, il fallait savoir ce qu'est une dérivée[#9], et j'ai donc demandé à en savoir plus à ce sujet. Je me souviens notamment que quand nous étions à Toronto (j'avais 8 ans), je me suis fait offrir une fiche plastifiée recto-verso écrite en petits caractères qui récapitulait de façon assez bien présentée les principales choses à savoir sur les intégrales. De façon plus générale, enfant, j'ai appris plein de maths, à partir du moment où je savais lire (et surtout, lire l'anglais[#10]) à travers des petits livres condensés ou des dictionnaires des termes mathématiques ou des formulaires, ou ce genre de choses. C'est-à-dire qu'à ce stade je voyais les maths surtout comme des calculs et des recettes pour mener des calculs et arriver à des résultats.

[#9] Je me rappelle que, pour m'expliquer ce que la dérivée d'une fonction, mon père m'a proposé deux approches : soit je fais une petite variation δx du paramètre, je regarde la petite variation δy qui en résulte sur la valeur de la fonction, et je cherche si δyx tend vers quelque chose ; soit je prends la tangente au graphe de la fonction au point considéré, et la dérivée est la pente, c'est-à-dire la tangente de l'angle avec l'horizontale, de cette droite. La première approche ne me parlait pas trop, mais j'aimais bien la seconde (la tangente de l'angle de la tangente).

[#10] Indiscutablement, le fait que j'aie pu lire l'anglais très tôt m'a ouvert beaucoup de portes qui eussent autrement été fermées. Certes on peut trouver de la bonne vulgarisation scientifique, et de bons livres de maths, en français, mais quand bien même il y en aurait tout autant qu'en anglais, le simple fait d'avoir plus d'options entre lesquelles choisir est un bénéfice indéniable. L'ennui c'est que ça ajoute encore au poids du capital culturel : l'enseignement scolaire public français n'arrive décidément pas à mener au fait que les lycéens puissent lire et comprendre l'anglais avec aise, donc je mesure certainement la chance que j'ai eue d'avoir pu lire des livres de maths (ou de vulgarisation) en anglais à partir de 8 ans.

☞ Manipulations de symboles ?

À ce point, il faut que je fasse un certain nombre de remarques, parce que à 8 ans je savais calculer des intégrales peut donner une impression totalement fausse. J'ai suffisamment dénoncé le mythe dangereux du « génie » pour ne pas savoir les dangers à ce qu'on me considère comme un « petit génie »[#11]. Donc, est-ce que je comprenais ce qu'est une intégrale et est-ce que je savais en calculer ? Oui et non, ça dépend ce qu'on met dans le mot comprendre.

[#11] Heureusement, mon papa avait le bon sens de ne pas me traiter comme ça (il n'a jamais, par exemple, essayé de faire de moi une bête à concours ou de me pousser à travailler beaucoup ou plus, et il se désintéressait d'ailleurs pas mal de mes résultats scolaires). Quand je posais des questions, il y répondait, et il cherchait avant tout à avoir des conversations intéressantes avec moi. Mais d'autres gens (amis, profs, etc.) ont réagi de façon assez variée et pas toujours très judicieuse, et ont compliqué la construction de mon image de moi. Donc je peux peut-être en profiter pour rappeler que l'esprit de compétition et l'obsession de l'excellence (dans un système éducatif, par exemple) nuit non seulement à ceux qui échouent, parce qu'il les écrase et les humilie, et à tout le monde parce que ça les stresse, mais aussi à ceux qui réussissent bien, parce que ça leur donne un complexe de supériorité qui les prépare mal au fait que, dans la vraie vie, ils ne seront pas supérieurs aux autres, et qu'ils devront déchanter.

J'ai appris très vite un certain nombre de règles de manipulation formelle des symboles mathématiques, c'est sûr. Beaucoup de ces règles (calculer une dérivée, par exemple) sont purement algorithmiques, et je ne trouve pas spécialement plus bizarre qu'on puisse les apprendre à 8 ans que d'apprendre à poser une multiplication ou une division sur des nombres écrits en chiffres ; pour calculer une intégrale, il n'y a pas d'algorithme systématique[#12], et ça faisait partie de ce qui me fascinait aussi, peut-être mon premier aperçu du mystère des mathématiques, qu'il fallait écrire des livres entiers de tables d'intégrales et qu'il n'y a des choses qu'on ne sait pas, ou qu'on ne peut pas calculer (la différence n'était sans doute pas claire pour moi). Est-ce que concrètement je savais calculer des intégrales ? À part des cas très simples, probablement pas. (En tout cas, je n'ai pas eu à ce stade la réponse à mon problème de calculer le volume de la boule de dimension 4, et de fait, si on ne sait pas comment l'aborder, c'est quand même bien difficile.) Et est-ce que je comprenais ce que je faisais ? Disons que j'avais certainement une intuition basique sur la notion d'intégrale (du niveau de « l'aire sous la courbe » ou d'une forme de sommation continue), mais je suis aussi assez sûr que je n'avais pas d'idée précise sur des questions de convergence et de divergence, ou même sur la continuité. Mon but, après tout, était de faire des calculs et peut-être de m'intéresser à la physique (enfin, ça c'était le but de mon père).

[#12] Enfin, plus ou moins si, quand même, mais ça je ne le savais pas.

Je ne dis certainement pas ça pour dénigrer le petit garçon de huit ans que j'étais : l'idée que je ne savais que manipuler des symboles sans aucun sens derrière est tout aussi fausse que l'idée que j'étais un petit génie. J'avais une connaissance et une compréhension imparfaites de certaines notions mathématiques avancées (dérivées et intégrales, exponentielles et logarithmiques, lignes trigonométriques, nombres complexes, matrices, des choses de ce genre). Et ce n'était pas un problème. Les maths sont aussi un langage. Pour apprendre une langue naturelle, on ne s'impose pas de comprendre parfaitement un mot et sa grammaire avant de passer au suivant : on peut aussi apprendre par immersion en admettant qu'on ne comprend pas forcément tout mais qu'on se fait des idées floues au départ et qui seront précisées ensuite[#13]. D'ailleurs, c'est comme ça que j'ai appris l'anglais au même âge : on m'a mis dans une école anglophone et il fallait bien que j'arrive à parler, et apparemment j'ai réussi, même si je serais assez incapable d'expliquer les processus mentaux précis[#14] qui ont fait ça.

[#13] J'ai aussi constaté, une fois adulte, que ça marchait pour les séminaires mathématiques : on peut assister à un séminaire récurrent sur un sujet et se dire, au début, je n'y comprends rien, il y a plein de références que je n'ai pas, et malgré ça, si on persiste, une partie de la petite musique finit par rentrer dans le cerveau, et on arrive à deviner pas mal d'arguments que l'orateur va invoquer, ce qui montre que je n'y comprends toujours rien n'est pas vrai. Bref, il ne faut pas renier la possibilité, même en maths, de comprendre les choses de façon assez imparfaite, approximative et mal définie : tant qu'on ne cherche pas à construire un raisonnement rigoureux mais juste de se faire une idée grossière de quelque chose, ce n'est pas grave. (Mais je sympathise aussi avec l'agacement que cette « demi-compréhension » peut provoquer et l'envie de reconstruire ses bases sur quelque chose de solide.)

[#14] Quand je repense à mon apprentissage de l'anglais, je me rappelle de moments où je ne parlais pas anglais (le premier jour de classe, notre institutrice, qu'on avait prévenue que je ne parlais pas anglais mais qui l'avait oublié, nous a demandé d'écrire notre nom sur un papier ou quelque chose comme ça, et je me sentais tout perdu, et j'ai fini par aller la voir et lui demander — en français — excusez-moi, Madame, je n'ai pas compris, qu'est-ce qu'on est censé faire sur ce papier ?), et je me rappelle de moments où je parlais anglais (et j'ai même rapidement aimé écrire des histoires en anglais), mais presque aucune étape intermédiaire, aucune forme d'apprentissage à proprement parler. Il en va un peu de même des maths : je me souviens d'avoir demandé à mon père de ce qu'était une dérivée, je me souviens de savoir calculer des dérivées, mais je n'ai aucun souvenir de comment j'ai appris. Ni, d'ailleurs, comment j'ai appris les règles encore plus basiques de manipulation des formules mathématiques (développer, factoriser, ce genre de choses).

Pour être bien clair, je ne propose pas de généraliser mon cas et je ne suis pas en train de dire que l'apprentissage des maths « par immersion » aurait un sens comme l'apprentissage des langues par immersion. (Je ne sais même pas quelle forme ça pourrait avoir : on met des enfants dans un cours à l'Université et on leur demande juste d'écouter ?) Mais ce qui est sûr, c'est que même en maths il est parfaitement possible de se faire une familiarité partielle avec certains concepts, une première idée de ce qu'ils veulent dire, sans chercher à les comprendre parfaitement, et que ça ne va pas nuire à la possibilité de les comprendre précisément plus tard. Donc on peut très bien mettre un formulaire de maths sur les intégrales dans les mains d'un enfant de 8 ans : peut-être que ça ne va pas l'intéresser (s'il n'a pas de raison de s'y intéresser et qu'on ne lui en fournit pas, en effet, ça ne va pas marcher miraculeusement), mais ça peut se faire, et si ça se fait, ça ne va pas lui abîmer le cerveau, pas plus qu'une exposition partielle à une langue étrangère.

Mais une chose dont je suis assez persuadé, c'est qu'on peut encourager les enfants à « jouer »[#15] avec les maths. Si on présente les maths comme à l'école comme quelque chose de bourré de règles et d'interdits presque moraux (telles que tu ne dois pas diviser par zéro !), c'est atrocement rébarbatif. Mais si on présente ça comme un jeu, qui a évidemment ces règles, mais avec lesquelles on peut jouer aussi (que se passe-t-il si je l'enfreins ? qu'est-ce que ça a comme conséquences ?), cela peut provoquer une certaine familiarité avec les concepts qui facilite grandement leur apprentissage formel ultérieur.

[#15] À un âge que je ne sais plus exactement replacer, mais sans doute vers 9 ou 10 ans, j'étais obsédé par l'idée de trouver une opération qui précède l'addition de la même manière que la multiplication est une addition répétée et que l'exponentiation est une multiplication répétée (je voulais donc une opération ‘∘’ telle que x∘⋯∘x (avec n répétitions de x) vaille x+n, et notamment xx = x+2, et éventuellement d'autres propriétés). Cette quête était un peu naïve, mais elle m'a permis de comprendre beaucoup de choses sur les structures algébriques. Je pense par exemple que la réponse que j'ai faite ici sur MathOverflow hérite beaucoup de réflexions que je me suis faite il y a plus de 35 ans sur la recherche d'une telle opération.

Pour donner un exemple au-delà des calculs d'intégrales, vers l'âge de 12 ou 13 ans, je suis tombé, dans un livre de vulgarisation, sur l'équation d'Einstein de la relativité générale (probablement sous la forme Gμν := Rμν 12 R gμν = 8 π 𝒢Newton Tμν et avec le commentaire qu'Einstein s'était plaint que le membre de gauche de cette équation, qui décrit la géométrie de l'espace-temps est comme un temple à la beauté stupéfiante tandis que le membre de droite, qui décrit la matière, est comme une cabane en bois), et j'ai voulu savoir ce que signifiait cette équation qui était censée être une des équations les plus fondamentales de l'Univers[#16] et qui n'avait pas l'air atrocement compliquée. Qu'est-ce que tout ça signifie[#17] ? Mon père m'a expliqué les bases, et m'a mis entre les mains le livre d'Eisenhart sur la géométrie riemannienne pour la définition précise des tenseurs de Riemann et de Ricci (c'est le Rμν dans l'équation qui précède). Donc, oui, à 13 ans je savais (au moins en principe, parce que les calculs sont vraiment fastidieux dans n'importe quel cas réel), partant d'une métrique[#18] gμν donnée dans un système de coordonnées, calculer les tenseurs de Riemann et de Ricci et vérifier si la métrique satisfait les équations d'Einstein (dans le vide, disons) : ce sont juste plein de calculs de dérivées ; et je savais aussi écrire l'équation des géodésiques[#19] et, en principe, simuler le mouvement de particules (parce que, ce qui m'intéressait, c'étaient les trous noirs, et je rêvais de faire des simulations de chute dans des trous noirs, et ce n'est vraiment que plus de 20 ans plus tard que j'ai finalement vraiment accompli ce but en mettant ces images et vidéos en ligne : croyez à vos rêves !). Est-ce que je peux dire que je comprenais la relativité générale ou la géométrie riemannienne ? Certainement je connaissais des formules et je savais faire des calculs, et j'avais au moins un minimum d'intuition sur ce qu'est la courbure (mais enfin, c'est compliqué). Mais d'un autre côté, je ne comprenais pas vraiment le sens des changements de coordonnées (qui sont quand même le cœur de la géométrie riemannienne), je n'avais aucune idée de ce qu'est une « variété », et je n'avais pas non plus d'intuition physique sérieuse permettant de simplifier des calculs ou d'avoir un comportement qualitatif ou quoi que ce soit de ce genre. Encore une fois, la compréhension n'est pas une notion binaire.

[#16] Un des serveurs dans l'un des endroits où le poussinet et moi aimons prendre le brunch a cette équation tatouée sur son bras, donc apparemment l'adolescent que j'étais n'est pas le seul à en être intrigué.

[#17] Si vous voulez une tentative d'explication à ce sujet, je recommande celle-ci de l'excellent vulgarisateur Sean Carroll, qui réussit de façon assez remarquable à expliquer pas mal de choses en une heure sur l'équation d'Einstein.

[#18] À une certaine époque, c'était une sorte de rituel : si mon père invitait un collègue relativiste à manger, le collègue était prié de me donner une métrique (une solution exacte des équations d'Einstein) avec laquelle je puisse jouer. Par exemple, quelqu'un m'a donné la métrique de Taub-NUT avec un air un peu facétieux (ha ha, dans celle-là, il a un piège !… je ne sais toujours pas très bien quel est le piège, en fait).

[#19] L'équation des géodésiques ne fait intervenir que les symboles de Christoffel (= la connexion de Levi-Civita), qui sont aussi la première étape du calcul du tenseur de Riemann, donc c'est surtout ce bout-là du calcul qui m'intéressait.

☞ Premiers livres de vulgarisation

C'est une chose d'apprendre de quoi faire des calculs et d'avoir quelques notions de maths, mais encore faut-il avoir une motivation scientifique. Dans mon cas, après les visites au Palais de la Découverte, il y a eu différentes autres choses. Par exemple, mes interactions avec les ordinateurs (dont j'ai parlé un peu ici) et mon envie de parler aux ordinateurs, c'est-à-dire de programmer. Il y a eu l'astronomie, aussi (j'étais fasciné par l'espace, et surtout par les autres planètes de notre système solaire… il faut garder à l'esprit que je parle environ de 1981–1982, là, en plein pendant la mission Voyager 2 qui a renvoyé les premières images vraiment belles de Jupiter et Saturne), et mon père avait emprunté un télescope pendant l'année que nous avons passée à Toronto (même si, à vrai dire, j'ai vite été déçu par ce qu'on pouvait y voir).

Mais ma motivation est surtout largement venue de différents livres de vulgarisation, dont il faut que je parle un peu.

Le premier que j'aie lu, ou que mon père ait lu avec moi (parce que je parlais encore mal anglais, sans doute, donc il m'aidait à décoder à la fois la langue et la science), et c'est certainement un des livres de vulgarisation scientifique les plus influents de tous les temps, et il l'a été sur moi, c'est One Two Three… Infinity de George Gamow. J'avais 8 ans, c'est l'année où nous habitions Toronto, et ce livre a fait énormément pour m'intéresser à la science. Il y est question de tout là-dedans : de maths (de grands nombres et d'infinis ; mais aussi, par exemple, de nombres complexes), de relativité, de physique nucléaire, de biologie, et de probabilités. Il y a tout un tas de choses critiquables à différents titres (certaines affirmations sont datées, d'autres sont carrément fausses par exemple la manière dont Gamow prétend expliquer les infinis ℵ₁ et ℵ₂), mais ça reste un livre de vulgarisation extraordinaire parce qu'il n'hésite pas à aborder des sujets complexes, il ne sursimplifie pas trop, et il donne vraiment envie d'en savoir plus plus qu'il ne donne l'illusion de savoir. C'est notamment là que j'ai découvert ma fascination pour l'infini.

Un autre livre qui m'a énormément marqué, c'est Cosmos de Carl Sagan[#20]. J'avais 9 ans quand on me l'a offert, et celui-là c'est mon grand-père paternel[#21] qui me l'a choisi. Là aussi, il y a divers reproches qu'on peut faire à ce livre, par exemple sur sa version de l'histoire des sciences qui présente le Moyen-Âge comme une sorte d'âge des ténèbres scientifique (voir à partir de 6′05″ dans cette vidéo pour une discussion par un historien de ce reproche[#22]) ; mais il a joué un rôle énorme pour m'intéresser à la science, et pour me faire rêver. Le livre de Carl Sagan est surtout consacré à la physique et à l'astronomie, mais il est question d'autres choses aussi, par exemple il y a une preuve du fait que √2 est irrationnel ou du fait qu'il n'y a que cinq solides réguliers[#23], et ces preuves m'ont beaucoup intéressé à l'époque.

[#20] Il s'agit du livre basé sur une série télé du même nom, diffusée en 1980–1981 et dont une sorte de remake a été faite en 2014, mais je n'ai vu les séries que bien plus tard : je parle bien ici du livre.

[#21] Je ne sais pas si mon père lui a soufflé ce conseil (mon grand-père n'était pas du tout scientifique : c'était un fermier et éventuellement un homme d'affaires). Je pense que non, parce que mon père était plutôt dédaigneux envers Carl Sagan, notamment parce que Carl Sagan semblait considérer la possibilité d'un contact extra-terrestre comme pas totalement inimaginable, alors que mon père a toujours eu le plus parfait mépris pour la moindre spéculation sur l'existence de la vie extra-terrestre. (Il ne considérait pas ça comme logiquement impossible, et il n'avait certainement pas d'objection religieuse ou quoi que ce soit. Mais il avait simplement l'air totalement certain que l'apparition de la vie sur Terre était le résultat d'un concours de circonstances invraisemblablement improbable, qui ne devait concerner qu'une planète par galaxie grand maximum : c'était un des points sur lesquels il était assez bizarrement dogmatique.)

[#22] Voir aussi cette vidéo du même historien sur la grande bibliothèque d'Alexandrie, qui est pertinente ici parce que Carl Sagan a fait beaucoup pour entretenir le mythe autour de cette bibliothèque (et parce que ce mythe m'a énormément marqué quand j'étais petit).

[#23] Les solides réguliers m'ont été familiers très jeune parce que mon père avait fabriqué un mobile avec les cinq solides réguliers en carton qu'il avait accroché au-dessus de mon berceau. (Peut-être que j'aurais dû commencer mon histoire par là ? Mais sérieusement, je doute que ça ait eu beaucoup d'influence.) Comme pour l'histoire du volume de la boule, à un moment j'ai inévitablement posé la question et alors, en dimension 4, 5, etc., il y a combien de solides réguliers ? (et mon papa n'a pas été capable de répondre, ce qui est un peu triste d'ailleurs parce qu'il avait eu Donald Coxeter comme professeur à l'Université ; la réponse est 6 en dimension 4, et 3 dans toutes les dimensions ≥5).

Je dois aussi mentionner le livre sur les trous noirs de Jean-Pierre Luminet (celui-là je sais que je l'ai lu en 1989, c'est-à-dire quand j'avais 13 ans, à peu près au moment où j'apprenais à faire des calculs en relativité générale, donc l'un était une motivation pour l'autre). Il y a eu divers autres livres de vulgarisation sur, notamment, la physique des particules, un autre sujet qui me fascinait : je me rappelle par exemple le livre Quarks (Frontiers in Elementary Particle Physics) de Yoichiro Nambu (publié en 1981, et que j'ai lu dans traduction anglaise de 1985, sans doute vers 1988, et c'est là que j'ai vu l'équation d'Einstein mentionnée plus haut).

☞ Roger Penrose, Douglas Hofstadter, Martin Gardner

Mais il y a deux livres particuliers que je dois mentionner parce que, bien que je les aie lus plus tard, ils ont eu une influence très profonde sur moi, et qu'ils m'ont tourné plus vers les maths que vers la physique. (Ce sont donc peut-être ces livres qui ont vraiment fait dérailler le projet de mon père de faire de moi un physicien !)

Le premier, c'est The Emperor's New Mind de Roger Penrose (je pense que j'ai l'édition paperback de 1990, et j'aurais donc eu 14 ans quand on me l'a offert — c'était un cadeau de Brandon Carter, qui connaît bien l'auteur). J'en ai parlé dans un billet passé au sujet de l'IA (le livre de Penrose est plus ou moins une réponse au livre de Hofstadter dont je parle dans un instant, mais je l'ai lu en premier), mais ce qui m'a surtout marqué, moi, c'est toute la vulgarisation scientifique qu'il contient, et, pour une fois, plus de maths (et d'info) que de physique. Notamment, le théorème de Turing sur l'indécidabilité du problème de l'arrêt, c'est dans le livre de Penrose que j'ai appris ça pour la première fois.

Et le second, encore plus, c'est Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter (publié en 1979 et que j'ai lu, moi, en 1991, donc à 14 ou 15 ans : nous étions en vacances aux États-Unis, et mon père a mentionné à un ami que j'avais beaucoup aimé The Emperor's New Mind et cet ami a proposé que je regarde Gödel, Escher, Bach, donc je me suis jeté dessus à la bibliothèque d'Aspen, Colorado, et ensuite j'ai demandé qu'on me l'offre). Comme celui de Gamow, c'est certainement un des livres de vulgarisation scientifique les plus influents de tous les temps, et aucun livre n'a eu un impact aussi profond sur moi. (Je crois comprendre que l'auteur[#24] regrette finalement un peu qu'il ait acquis une telle renommée par cet unique livre qui a éclipsé ce qu'il a écrit ultérieurement[#25], mais c'est un fait que ce livre a profondément marqué énormément de gens, et avec eux une certaine sous-culture informatique.) Disons au moins, par exemple, que c'est par le livre de Hofstadter que j'ai appris ce que dit vraiment le théorème de Gödel. J'en avais entendu parler avant, mais je n'en avais qu'une idée très floue : le livre de Hofstadter donne aussi près que possible d'une preuve qu'on peut imaginer dans un livre de vulgarisation destiné au grand public.

[#24] J'ai ultérieurement rencontré Douglas Hofstadter en personne à deux ou trois reprises, et j'ai essayé de ne pas trop me comporter comme un groupie.

[#25] Je dois en profiter pour mentionner cette interview de Hofstadter où il commence par raconter, et c'est fort intéressant, la manière dont il a écrit ce livre (et eu l'idée d'alterner des chapitres sérieux avec des dialogues entre Achille et la Tortue) et réussi à le faire publier (ce qui n'était pas évident !). La suite de l'interview est franchement déprimante parce qu'il exprime sa dépression face à l'état de l'IA actuelle ; et ça me fend vraiment le cœur, parce que d'une part c'est un de mes maîtres à penser (et on ne peut pas l'accuser d'être ni ignorant ni incompétent ni hostile en ce qui concerne l'IA), et en même temps c'est quelqu'un de vraiment gentil, donc je suis incroyablement triste d'entendre qu'il est déprimé par les progrès récents de l'IA.

Mais il n'y a pas que les livres de vulgarisation qui ont joué. Il y aussi au moins un type particulier de texte qui a beaucoup joué pour m'intéresser spécifiquement aux maths, c'est la chronique Mathematical Games de Martin Gardner dans le journal Scientific American (1957–1981 : liste précise ici) et peut-être sa « suite », Metamagical Themas (c'est un anagramme de Mathematical Games) par le même Douglas Hofstadter (1981–1983 : liste précise ici). Martin Gardner n'était pas à proprement parler un mathématicien, mais il était un vulgarisateur extraordinaire (en plus d'être magicien et pourfendeur de pseudosciences), et cette chronique précise a certainement fait bien plus pour convaincre tout un tas de gens de devenir mathématiciens que bien des cours à l'Université (voyez l'article Wikipédia à son sujet pour une liste de grands noms des maths qui reconnaissent son influence. C'est aussi elle qui a rendu célèbre un certain nombre d'objets mathématiques, comme le « jeu de la vie » de Conway ou, justement, le livre Gödel, Escher, Bach ; et c'est notamment par Martin Gardner que j'ai entendu pour la première fois parler de cryptographie à clé publique, ou du groupe monstre.

☞ Premiers livres de maths proprement dits

J'ai parlé, là, de textes de vulgarisation. Mais j'ai aussi lu, assez tôt, des livres proprement mathématiques. Le premier qui ne soit pas un formulaire, un condensé ou un dictionnaire était, je crois, le livre Introduction to the Theory of Finite Groups de Walter Ledermann (je ne vais pas chercher à retrouver précisément l'édition, mais de toute façon c'était un vieux livre, qui avait servi à mon père, lequel me l'a mis entre les mains en me disant de voir si ça m'intéressait) : je l'ai lu quand j'avais 11 ans, celui-là (je le sais assez précisément, parce que j'en ai discuté avec mon père pendant nos vacances de l'été 1987). C'est une introduction assez pédagogique au concept de groupe fini, mais il n'a rien de particulièrement remarquable. J'ai été intéressé par ce livre parce qu'il me donnait une idée du monde des mathématiques abstraites et de ses mystères (quels sont les groupes finis d'ordre n ? comment peut-on tous les réaliser ou les comprendre ? est une question sans fin), mais je pense surtout que c'est un des premiers à m'avoir vraiment formé à la notion de preuve en mathématiques. (Certes, on faisait quelques preuves géométriques quand j'étais au collège, et certes j'avais au moins vu la preuve de l'irrationalité de √2 dans le livre de Carl Sagan, mais je pense que le petit livre de Ledermann est le premier que j'aie rencontré qui suivait vraiment la présentation normale des livres de maths, avec des définitions, des énoncés de théorèmes suivis de preuves bien délimitées.)

Je pense que le deuxième livre de maths proprement dit que j'aie lu devait être Naïve Set Theory de Paul Halmos (sans doute en 1990 ou alentours, c'est-à-dire quand j'avais environ 14 ans). C'est aussi un classique, et c'était un très bon choix parce que, comme le livre de Ledermann, il est à la fois rigoureux (et suit la présentation normale avec théorèmes et preuves) mais en même temps fait une assez bonne part à l'intuition : ce n'est pas un livre aride ni pénible à lire. Je pense donc que c'est via les deux livres de Ledermann et de Halmos que j'ai eu mon premier contact sérieux avec la rigueur mathématique, or comme je le disais tantôt (ici), intuition et rigueur sont les deux jambes sur lesquelles les mathématiques reposent. Et j'ai apprécié de découvrir cette rigueur dans le cadre de la théorie des ensembles, parce que ça me permettait de rendre moins vagues ces notions de cardinaux et d'ordinaux dont j'avais au moins entendu parler (ne serait-ce que dans le livre de vulgarisation de Gamow, mais aussi parce que mon papa connaissait au moins les mots même s'il ne savait pas répondre à des interrogations du style est-ce que ω−1 a un sens ?), et de répondre moi-même à certaines questions que j'avais, en utilisant l'approche déductive — et c'était pour moi une grande sensation de puissance que d'arriver à raisonner sur l'infini en évitant les paradoxes.

Je ne vais pas lister tous les autres livres de maths que j'ai lus, évidemment, même en me limitant à ceux que j'ai lus, disons, avant de passer le bac, et je ne sais plus exactement quels ils ont été, ni dans quel ordre. Généralement c'étaient des livres que mon père avait dans sa bibliothèque, peut-être remontant à l'époque où il était lui-même étudiant à Toronto.

J'ai quand même le souvenir d'avoir lu Measure Theory de Halmos, et de ne pas avoir trouvé ça très intéressant. (J'ai aussi mentionné plus haut le Riemannian Geometry d'Eisenhart, mais celui-là je l'ai surtout lu comme un formulaire, et il y a fort peu de théorèmes dedans.) J'ai lu General Topology de Kelley (je ne sais plus jusqu'à quel point) : au début j'étais assez peu convaincu (je me demandais notamment pourquoi on définit une topologie par ces axiomes précis, et il faut reconnaître que les livres de maths font souvent un assez mauvais boulot de motiver leurs définitions), mais finalement j'ai accroché, et je me rappelle d'ailleurs l'avoir emmené avec moi lors d'un voyage à Londres, et un mathématicien anglais ami de mon père a été assez interloqué : You're reading Kelley's General Topology… for fun? — mais oui, je trouvais assez rigolos ces raisonnements de « chasse au voisinage ». J'ai essayé de lire A First Course in Noncommutative Rings de Lam (probablement peu après sa sortie en 1991) : je me rappelle que j'avais dit à mon père que je trouvais les groupes intéressants et que je me demandais donc ce qu'il y avait à savoir sur les anneaux, mon père m'avait dit qu'il aimerait lui aussi en apprendre plus sur la question, et il a cherché ce qu'il pouvait trouver comme cours d'introduction aux anneaux, même s'il a été assez déçu de ne pas trouver de livre traitant un peu des anneaux commutatifs et un peu des anneaux non-commutatifs[#26] : mon père trouvait ce livre très bien, notamment parce qu'il donne plein d'exemples[#27] au début, mais moi je trouvais ça difficile à suivre et je trouvais que les exemples partaient dans toutes les directions, et j'ai vite été assez perdu dans le labyrinthe de notions sur les anneaux sur lesquelles je n'avais aucune intuition.

[#26] Évidemment, la convention habituelle des maths tient ici : quand on parle d'anneau non-commutatif comme dans le titre du live de Lam, il est, en fait, question d'anneau non nécessairement commutatif (i.e., non supposé commutatif), et c'est juste un raccourci de langage de dire non-commutatif (et dans le cas exceptionnel où on veut vraiment parler d'un anneau qui n'a pas le droit d'être commutatif, on va le dire explicitement anneau dans lequel la multiplication n'est effectivement pas commutative, ce n'est pas grave que ce soit long à dire parce que ça ne sert essentiellement jamais). Selon cette convention (enfin, cet abus de langage), donc, les anneaux commutatifs sont un cas particulier des anneaux non-commutatifs : juste parce que ces derniers ne sont pas supposés commutatifs mais ils ont le droit de l'être. Donc tout (ou quasiment tout) ce que Lam raconte dans son livre s'applique en particulier aux anneaux commutatifs. Mon père le savait bien, et c'est pour ça que, cherchant un livre sur les anneaux en général, il a pris celui-ci. Mais quand même, ça veut dire que ce livre ne va consacrer essentiellement aucune attention aux spécificités des anneaux commutatifs (si on veut, anneaux non-commutatifs, dans le titre d'un texte de maths, signifie anneaux non supposés commutatifs, mais qui ont quand même le droit de l'être, mais ce n'est pas ce cas qui va nous intéresser principalement), et dans certains cas le livre suppose même déjà connue tel ou tel élément de la théorie sur les anneaux commutatifs, alors que mon père aurait voulu un livre plus introductif, traitant à la fois des uns et des autres.

[#27] Mon père critiquait notamment ce défaut de l'exposition des mathématiciens, c'est de ne pas donner assez d'exemples. Je suis d'accord avec lui sur ce point. Là où je suis moins d'accord, mais son point de vue est quand même intéressant, c'est qu'il disait que pédagogiquement il vaut toujours mieux commencer par un exemple pour le généraliser ensuite, alors que les mathématiciens vont commencer par le plus général pour ensuite éventuellement consentir à le spécialiser ou donner un exemple. (Je suis d'accord que ça peut être préférable pédagogiquement, mais ce ne l'est pas toujours : parce que le prix à payer, c'est que le lecteur risque de ne plus très bien savoir ce qui est valable en général et ce qui ne l'est que dans le cas particulier qui a été exposé en premier.)

Un autre livre qui m'a marqué, et que j'ai lu pendant ces mêmes vacances en 1991 où j'ai découvert Gödel, Escher, Bach, c'est Set Theory and the Continuum Hypothesis de Paul Cohen : je ne sais d'ailleurs pas pourquoi mon père avait ça dans son bureau alors qu'il n'a jamais été spécialement intéressé par le sujet. C'est le premier vrai livre de logique que j'ai lu, il a développé mon goût pour le sujet[#28], et m'a permis d'aller plus loin que le Naïve Set Theory de Halmos. À vrai dire, je n'ai pas dû comprendre grand-chose des preuves de la cohérence et de l'indémontrabilité de l'axiome du choix et de l'hypothèse du continu qui y sont données[#29] (j'ai « vraiment » appris ça plus tard dans le Set Theory de Jech). Mais j'ai quand même compris quelques idées, et suffisamment pour me donner envie d'en savoir plus. Et j'ai aussi été fasciné par certains des concepts évoqués en passant par le livre, comme quelques unes des notions de grands cardinaux.

[#28] Quand j'étais en classe de seconde, je m'ennuyais en cours de maths, donc j'ai eu l'idée que j'allais noter absolument tout mon cours en notations de logique formelle que je venais d'apprendre dans le livre de Cohen (et je me demande si, pour en rajouter une couche, je n'avais pas décidé de noter les titres en latin : en tout cas, c'est le genre de choses que j'étais susceptible de faire à cet âge-là). Notre prof de maths (qui était, d'ailleurs, excellente pédagogue) venait de passer l'agrégation, elle était donc stagiaire, et une inspectrice pédagogique est venue assister à un de ses cours pour l'évaluer. L'inspectrice a ramassé des cahiers d'élèves pour juger un peu ce qui avait été fait en classe jusque là, et avec le flair particulier que doivent avoir les inspecteurs, a ramassé exactement deux cahiers : le mien, et celui d'un élève qui avait visiblement décidé que l'école ce n'était pas son truc et qui devait noter le quart de ce qui se disait. J'espère sincèrement que ma fantaisie n'a pas porté préjudice à notre enseignante. En tout cas, elle ne m'a pas engueulé (je suppose qu'elle a pu expliquer les choses à l'inspectrice), mais elle m'a gentiment signalé que dans les vrais livres de maths, à part en logique, on utilise assez peu les notations de la logique formelle.

[#29] Les preuves d'indémontrabilité par forcing sont vraiment les preuves originales, Cohen étant l'inventeur du forcing et c'est vraiment peu après ça qu'il a écrit ce livre, basé sur un cours qu'il a donné à Harvard en 1965, et le forcing a été considérablement simplifié dans sa présentation depuis. Par exemple, dans la présentation du forcing donnée par Cohen dans ce livre, forcer ¬¬P n'est pas pareil que forcer P (pourtant, c'est bien de logique classique qu'il est question, au final).

☞ Au lycée

Quand je suis arrivé au lycée, j'avais une culture mathématique assez bizarre : j'avais acquis de bonnes connaissances sur certains sujets assez pointus (comme la théorie des ensembles), et je restais très ignorant de certains sujets normalement considérés comme beaucoup plus basiques (comme l'analyse réelle ou l'algèbre linéaire — je n'en étais pas totalement ignorant, mais je savais surtout des choses lues dans des formulaires rapides ou des introductions pour physicien ou des rappels de livres sur d'autres sujets). J'ai picoré encore des choses dans des sources assez variées : par exemple, la bibliothèque de mon lycée avait de vieux livres de cours de terminale datant sans doute de l'époque des « maths modernes » (pour se faire une idée de ce que ça pouvait contenir, il y a une copie du programme de terminale C de 1971 ici[#30]). J'ai aussi trouvé dans le bureau de mon père certains volumes d'Algèbre Commutative de Bourbaki (comme le Cohen, je ne sais pas pourquoi mon père avait ça) : j'ai rapidement trouvé ça trop difficile à suivre, mais ça m'a au moins permis d'apprendre les notions de diagramme commutatif et de suite exacte.

[#30] Plus généralement, on trouve plein d'anciens programmes de maths des collèges et lycées français sur cette page (certains liens sont maintenant cassés, mais la Wayback Machine Internet Archive en a heureusement sauvegardé pas mal, donc passez par elle si vous voulez les consulter quand même). Tout ceci manque d'uniformité, et il serait souhaitable que le ministère de l'Éducation nationale fasse le nécessaire pour les retrouver de façon assez systématique et les mettre en ligne de manière commodément accessible.

Vers 1993 (quand j'étais en première, je pense), je suis tombé, à la librairie des PUF place de la Sorbonne, sur le volume 4 du Cours de Mathématiques spéciales d'Edmond Ramis, Claude Deschamps et Jacques Odoux, dont une nouvelle édition venait de sortir chez l'éditeur Masson. Il faut peut-être que je dise un mot sur cet ouvrage, parce qu'à l'époque (mais en 1993 je ne le savais pas) c'était un peu la bible des prépas d'« excellence ». Il a sans doute perdu ce statut progressivement à partir de la réforme des programmes de 1996[#31] et/ou de la sortie de l'ouvrage analogue mais plus récent de Jean-Marie Arnaudiès et Henri Fraysse ; mais vers le milieu des années 1990, le « Ramis-Deschamps-Odoux » était au faîte de sa gloire, et trônait sur les rayonnages de tous les taupins qui visaient X ou une ENS, et particulièrement au lycée Louis-le-Grand où le deuxième auteur était prof de spéciale et où sa renommée était particulièrement, euh, renommée.

[#31] La réforme qui a renommé les anciennes séries M/M′ et P/P′ (je suis moi-même passé par une M′) en MP/MP* et PC/PC* respectivement.

Il s'agit, donc, d'un cours en cinq volumes[#32] destiné aux classes préparatoires[#33] (même s'il prétend viser aussi les premiers cycles universitaires), à l'origine conforme aux programmes de 1972 et même étendu nettement au-delà alors que les programmes s'étaient surtout réduits. Ils cherchent à être assez exhaustifs dans leur traitement de n'importe quel sujet. Donc dès l'origine, et certainement quand je suis moi-même passé en prépa en 1994–1996, et à plus forte raison maintenant, le Ramis-Deschamps-Odoux couvrait bien plus que ce que les taupins étaient censés savoir (au moins officiellement). Mais d'un autre côté, ce n'est pas vraiment un livre de maths « générales », c'est vraiment un cours qui a un fort côté « taupinal », si j'ose dire : on sent qu'il a été écrit pour être un cours de prépa, ne serait-ce que dans le choix des thèmes traités[#34], fussent-ils élargis au-delà des programmes d'origine. La présentation est aussi assez idiosyncratique : on sent que les auteurs sont très influencés par Bourbaki, et veulent écrire dans un style extrêmement rigoureux et toujours viser la généralité maximale, mais on sent en même temps qu'il font quand même des efforts pour être pédagogiques (ce qui n'est pas vraiment le fort de Bourbaki) car, après tout, c'est quand même un livre qui s'adresse à des élèves, pas à des mathématiciens, ces deux volontés entrent assez souvent en tension, et le résultat n'est pas toujours à la hauteur de leurs efforts. La typographie est aussi assez spéciale, on sent qu'il y a eu des retouches un peu bricolées au fil des éditions. Bref, ce livre a une saveur assez bizarre résultant de tensions entre des objectifs un peu contradictoires, et on y trouve des notions assez abstraites sur la topologie ou les modules sur un anneau commutatif qui côtoient des considérations de calculs d'intégrales ou de géométrie vraiment poussiéreuse[#35]. Néanmoins, je ne veux pas donner l'impression qu'il est mauvais, et il m'a indéniablement appris beaucoup de maths.

[#32] La table des matières est la suivante. Volume 1 : Algèbre (440 pages : ensembles, lois de compositions, groupes, anneaux et corps, modules et espaces vectoriels, nombres complexes, polynômes, fonctions rationnelles, équations algébriques, algèbre linéaire, formes multilinéaires, déterminants, réduction des endomorphismes). Volume 2 : Algèbre et applications à la géométrie (297 pages : formes bilinéaires symétriques et quadratiques, espaces euclidiens, formes sesquilinéaires hermitiennes et quadratiques hermitiennes, espaces hermitiens, espaces affines, espaces affines euclidiens, quelques ensembles remarquables [p.ex. les coniques], torseurs [au sens de la mécanique du solide]). Volume 3 : Topologie et éléments d'analyse (370 pages : le corps des réels, espaces topologiques, espaces métriques, espaces vectoriels normés, fonctions d'une variable réelle et leur étude pratique, intégration et compléments sur les intégrales, calcul différentiel). Volume 4 : Séries et équations différentielles et intégrales multiples (326 pages : séries, suites et séries d'applications, séries entières, équations différentielles, équations différentielles linéaires, intégrales multiples, calculs des intégrales multiples, compléments sur les intégrales multiples). Volume 5 : Applications de l'analyse à la géométrie (315 pages : étude affine des arcs, étude métrique des arcs, étude affine des nappes, étude métrique des nappes et des surfaces, intégrale d'une forme différentielle, masses et centres et moments d'inertie).

[#33] Si j'ai des lecteurs qui ne sont pas français, précisons que les classes préparatoires aux grandes écoles sont le nom donné, dans certaines disciplines, à deux années d'enseignement spécifique, parallèle au système universitaire, qui prennent place après le baccalauréat (fin des études secondaires) mais qui ont lieu dans le cadre des lycées. (En maths les deux années s'appellent maths sup et maths spé, mais on dit aussi taupe, et les élèves de ces prépas s'appellent taupins.) C'est donc un enseignement relevant du supérieur mais ayant lieu dans les établissements d'enseignement secondaire, dispensé par des enseignants recrutés par les concours de recrutement des enseignants du secondaire, et avec un emploi du temps typiquement beaucoup plus lourd qu'à l'Université. Leur but est spécifiquement de former au concours d'entrée aux grandes écoles (d'ingénieurs, de commerce…), qui sont elles-mêmes un système parallèle au système universitaire. Il y a aurait énormément de choses à dire sur ce système bizarre et paradoxal (dont Pierre Bourdieu soulignait la fonction d'exclusion sociale rituelle et qu'elles enseignaient aux poissons à nager, cf. ici), mais marginis exiguitas non caperet.

[#34] Pour donner un exemple un peu plus précis de ce que je veux dire, l'intégrale traitée est l'intégrale de Riemann. Elle est traitée de façon très soigneuse (à valeurs dans un espace de Banach, en traitant à la fois les sommes de Riemann et les sommes de Darboux), mais ce n'est pas l'intégrale de Lebesgue, donc il n'y a forcément pas de mesures, pas de théorème de convergence dominée, etc. Cette espèce de dissonance est d'autant plus frappante qu'ils traitent le théorème de Lebesgue caractérisant les fonctions Riemann-intégrales comme les fonctions bornées dont l'ensemble des points de discontinuité est de mesure nulle au sens de Lebesgue, mais pour ça ils introduisent la notion d'ensemble négligeable (= de mesure nulle au sens de Lebesgue) sans vraiment la relier à rien et sans expliquer d'où elle sort.

[#35] Le plus bizarre est peut-être le cinquième volume : alors que d'autres parties du cours ont un parfum très « mathématiques modernes » et se veulent résolument bourbachiques, le cinquième, consacré aux applications de l'analyse à la géométrie, donne au contraire plutôt l'impression d'avoir été recopié d'un cours qu'aurait pu donner Gaston Darboux en 1868. Pas de notion de variété, évidemment (un arc géométrique de classe Ck est défini comme une classe d'équivalence d'arcs paramétrés de classe Ck à reparamétrage près par un Ck-difféomorphisme, et tout est d'une lourdeur infinie), en revanche on a droit à toutes sorte de choses sur la courbure normale et la courbure géodésique d'une courbe tracée sur une surface, sur les repères de Serret-Frénet et de Darboux-Ribeaucour, ou bien sur les développées et développantes d'une courbe. Pour moi qui (comme je l'ai expliqué plus haut) avais déjà un certain nombre de notions de géométrie riemannienne, ce volume était particulièrement bizarre à lire. Mais bon, en fait, essentiellement toutes ces notions étaient de toute façon sorties du programme de prépa quand j'y suis arrivé, donc la lecture de ce volume 5 du Ramis-Deschamps-Odoux était surtout un exercice de curiosité.

Bref, à peu près quand je suis entré en première, je me suis procuré le volume 4 du Ramis-Deschamps-Odoux, et j'ai été assez vexé de découvrir que j'étais loin de déjà tout savoir de ça (par exemple, je ne savais pas grand-chose sur les séries — peut-être pas le rapport entre convergence et convergence absolue, par exemple — ni en algèbre linéaire sur la réduction des endomorphismes). J'ai donc passé un certain temps à lire les cinq volumes du cours (en sautant les passages sur les choses que je savais déjà ou, au contraire, que je trouvais vraiment trop peu intéressantes). Ce cours ne m'a pas juste appris des maths, il a aussi renforcé mon intérêt pour la rigueur qu'on peut qualifier de bourbachique. Et en ce faisant, il a certainement contribué à m'écarter de la trajectoire que mon père aurait voulue pour moi, à savoir de m'intéresser aux maths pour leurs applications à la physique théorique (et donc de ne pas se préoccuper excessivement de ce que Feynman aurait qualifié de rigor mortis).

☞ Autres livres mathématiques

J'ai aussi lu d'autres livres de maths pendant cette période : par exemple je sais qu'au cours d'un voyage à Londres[#36] j'ai acheté les livres A Concise Introduction to the Theory of Numbers et Transcendantal Number Theory d'Alan Baker. Le premier m'a beaucoup plu et m'a intéressé à l'arithmétique (alors que j'avais déjà dû essayer de lire le livre de Vinogradov sur le sujet, qui m'avait, au contraire, plutôt dégoûté). Le second me fascinait a priori parce que j'étais vraiment curieux de savoir comment on prouve que e et π sont transcendants et ce genre de choses, mais il est vraiment difficile à lire, et surtout, je me suis rendu compte que les techniques de preuve utilisées dans ce domaine (où on majore et minore de façon extrêmement astucieuse en utilisant un tas de constantes choisies dans le bon ordre pour arriver au final à une contradiction entre le fait qu'une certaine quantité est censée être à la fois entière, non nulle, et strictement inférieure à 1) m'étaient totalement rébarbatives. Manifestement j'aimais bien les maths, mais pas toutes les maths, et ça aussi c'était une leçon importante à apprendre[#37].

[#36] J'évoque plusieurs fois dans ce billet les voyages à Londres que je fis assez régulièrement — typiquement sur un week-end étendu — avec mon père entre les âges de 8 et 18 ans environ, parce qu'à une époque où on ne pouvait pas acheter en ligne et où les librairies parisiennes comme Joseph Gibert étaient assez indigentes en matière de livres en anglais, et notamment de livres de science en anglais, c'était vraiment le meilleur moyen d'en acheter (nous passions beaucoup de temps à Foyles : comme le Science Museum c'était une des figures obligées de nos voyages). Et comme je n'avais pas vraiment d'argent à moi, quand je dis que j'ai acheté tel ou tel livre, ça veut dire que j'ai demandé à mon père de me l'acheter, i.e., de l'ajouter à la pile de livres qu'il achetait lui-même. Je mentionne les livres de maths parce que c'est le sujet de ce billet, mais je n'ai évidemment pas acheté — où fait acheter à mon père — que des livres de maths, ni même que des livres de sciences, au cours de ces voyages.

[#37] Il y a d'autres livres qui ne m'ont pas plu, mais c'était plutôt parce que je n'aimais pas la présentation que le livre faisait du sujet. Pour la théorie des nombres transcendants, le verdict était sans appel : c'était vraiment le type de preuves qui ne m'intéressait pas du tout (et c'est dommage parce que les résultats, eux, continuent à me fasciner).

Un autre sujet sur lequel j'ai accroché à peu près à ce moment-là, quoique de façon plus expérimentale que proprement mathématique, c'est les fractales. Je ne sais plus exactement comment j'ai entendu parler de l'ensemble de Mandelbrot pour la première fois (il en est question dans The Emperor's New Mind, mais je crois que j'avais du voir une exposition au Palais de la Découverte un peu avant et que nous avions acheté un petit livret explicatif de semi-vulgarisation), mais j'ai été fasciné par la manière dont on peut fabriquer une image aussi extraordinairement riche et compliquée par une formule si simple (en une ligne : pour déterminer si un nombre complexe c est dans l'ensemble de Mandelbrot, on itère la fonction zz²+c à partir de z=0 et on regarde si la suite reste bornée ; c'est tout !, et ça prend juste quelques lignes à programmer). J'ai fait je ne sais combien de programes calculant l'ensemble de Mandelbrot ou toutes sortes de variations, permettant de zoomer dessus, explorant différentes manières de le colorier, etc. Et quand je suis tombé sur le livre The Beauty of Fractals de Heinz-Otto Peitgen et Peter Richter (paru en 1986 mais j'ai dû l'avoir vers 1993), j'ai été fasciné à la fois par les images et aussi par les explications mathématiques qui m'expliquaient certaines choses que j'avais constatées expérimentalement.

☞ Fin du lycée

Je donne sans doute l'impression que je n'ai rien appris comme maths à l'école. Ce n'est pas complètement exact (par exemple pas mal de notions de combinatoire[#38] et de dénombrement, je pense que je les ai vraiment apprises en classe avec tout le monde), mais c'est quand même vrai que je m'étais arrangé pour avoir déjà appris largement plus que le programme de maths de la classe n quand j'arrivais dans la classe n. Mes profs ont heureusement, dans leur grande majorité, réagi intelligemment. Mon institutrice à Toronto a bien compris, par exemple, qu'il valait mieux me faire travailler mon anglais que mes maths pendant le temps normalement prévu pour les maths (elle m'a aussi demandé d'aider mes copains de classe, ce qui était une bonne façon de me faire interagir avec eux). Ma prof de maths en terminale me laissait apporter le Ramis-Deschamps-Odoux en cours et lire dans mon coin pendant qu'elle faisait un cours que j'écoutais fort distraitement[#39]. Il y a bien un prof de maths au collège qui avait proposé de me faire sauter une classe, mais j'étais persuadé que ça ne me causerait que des tracas, et j'ai catégoriquement refusé (ne serait-ce que parce que, si je n'apprenais quasiment rien en maths, j'apprenais bien des choses dans d'autres matières).

[#38] C'est peut-être paradoxal parce que je connaissais le triangle de Pascal avant huit ans, mais je n'avais toujours pas bien compris tout ce à quoi il servait.

[#39] Notre première interaction a été un peu bizarre : à un des tout premiers cours, elle défini entre autres la notion d'ensemble dénombrable, et elle a donné des exemples habituels (ℕ et ℤ) et un contre-exemple (l'ensemble ℝ des réels), puis elle a mentionné que l'ensemble ℚ des rationnels n'était pas dénombrable parce qu'entre deux rationnels il y en a toujours un troisième, donc on ne peut pas les énumérer. J'étais quand même un peu scié, parce que je savais très bien que ℚ est dénombrable, et que c'est même un des exemples habituels qu'on donne pour illustrer la notion (ou la différence entre ℚ et ℝ). Comme je suis timide, je n'aimais vraiment pas l'idée d'interrompre la prof devant tout le monde (et puis, je ne la connaissais pas encore, je ne savais pas si elle était du genre à me dire écoutez, jeune homme, c'est moi qui enseigne, et vous apprendrez ce que je dis), mais en même temps j'avais vraiment du mal à laisser passer ça. J'ai levé la main et dit qu'il me semblait que, si, ℚ était dénombrable, elle m'a demandé comment c'était possible, j'ai demandé à passer au tableau, j'ai esquissé l'argument habituel (faire un tableau avec les numérateur et dénominateur et parcourir le tableau par exemple avec une spirale), et heureusement elle a bien réagi, elle a reconnu que ce qu'elle avait dit était faux, que j'avais raison, que ℚ était bien dénombrable. Je ne comprends toujours pas ce qui avait pu se passer (ce n'est pas un truc exotique, c'est vraiment un exemple standard que tout le monde donne d'un ensemble dénombrable). Avait-elle vraiment oublié ? Était-ce une sorte de test pour savoir s'il y avait un petit malin dans la classe (aurait-elle corrigé un peu plus tard en disant voyez, en maths, il ne faut pas croire tout argument qui a superficiellement l'air convaincant) ? Quand j'ai raconté cette histoire à mes parents, mon père était assez estomaqué (et pourtant, comme je l'ai dit, il n'était pas trop porté sur la rigueur mathématique, mais il a dit à ma mère que c'était comme si un prof de philo avait qualifié Kant de grand philosophe allemand du Moyen-Âge) alors que ma mère m'a plutôt conseillé d'arrêter de faire le malin en cours.

En terminale on m'a présenté au Concours général en maths et en physique (et comme j'ai eu un prix en maths, on a ensuite voulu m'envoyer aux olympiades internationales de maths[#40]). Je ne sais pas si ces épreuves sont très intéressantes ni très révélatrices de quoi que ce soit. Les exercices d'olympiades, notamment, m'horripilent carrément, ce sont de petits puzzles plein d'astuces qui ont, à mon avis, bien peu de rapport avec les maths, où au contraire, quand on comprend bien les choses il ne devrait plus y avoir de place pour l'astuce[#41]. Mais elles m'ont quand même appris à me confronter à des exercices pas évidents, et à trouver mes propres preuves (parce que, jusqu'à présent, j'avais beaucoup lu et appris de maths, mais j'avais très peu eu l'occasion d'essayer de résoudre des exercices et d'écrire des preuves par moi-même). La préparation qui a été faite pour le Concours général de maths aux quelques élèves du lycée d'Orsay dont je faisais partie et qui y étions présentés était assurée par les deux profs de prépa du lycée (dont un des trois frères Lafforgue — celui qui se prénomme Thomas), et elle m'a appris pas mal de choses sur la manière d'aborder et de résoudre un problème de maths difficile.

[#40] Je n'ai pas pu, parce que mon prix en physique m'avait valu un voyage dans un labo aux États-Unis qui avait lieu en même temps que les olympiades de maths. (Brookhaven National Laboratory avait décidé de rassembler un étudiant de chaque état des États-Unis, ainsi que de quelques autres pays dont la France, pour leur offrir un stage de recherche en physique. C'était intéressant parce que ça a été une occasion pour moi de faire un peu de physique expérimentale. Et à vrai dire j'étais plutôt soulagé d'avoir une excuse pour éviter la corvée des olympiades.)

[#41] Il y a une métaphore faite par Grothendieck dans Récoltes et Semailles (et devenue célèbre ensuite) sur deux façons d'attaquer un théorème difficile, présenté comme une noix qu'il s'agit d'ouvrir : soit on l'attaque frontalement, au burin, en tapant fort, là où on croit avoir repéré une aspérité ; mais la deuxième approche consiste à plonger la noix dans l'eau pour que la coquille ramollisse, ou même, on laisse simplement la noix mûrir, et avec le temps, la noix s'ouvre pour ainsi dire toute seule. Ce qu'il veut dire par là n'est pas totalement clair (il y a plusieurs façons de comprendre les deux termes de la comparaison), mais peut-être bien qu'il dénonce les preuves astucieuses. Disons au moins que quand il semble y avoir dans une preuve mathématique une astuce qui tombe du ciel, c'est qu'on n'a probablement pas bien compris le fonctionnement de cette partie de l'univers mathématique.

Quand il s'est agi de faire une classe prépa, j'étais plutôt partisan de rester au lycée d'Orsay que je connaissais bien (et dont je connaissais les profs de prépa puisque je viens de dire qu'ils m'ont préparé au Concours général), notamment parce que je n'avais pas envie de déménager à Paris (et encore moins d'être en internat) ni de faire des allers-retours Orsay-Paris fréquents. Mon père était plutôt de mon avis : il était persuadé que je réussirais les concours où qu'on me mette, parce que je savais très bien apprendre par moi-même. Ma mère, elle, pensait que les profs du lycée Louis-le-Grand à Paris seraient sans doute meilleurs, et que la prépa d'Orsay était encore toute neuve (il n'y avait notamment pas de « vraie » classe de M′), donc qu'il fallait m'envoyer à Paris. Le lycée Louis-le-Grand faisait aussi une certaine pression pour recruter tous les lauréats du Concours général. Quoi qu'il en soit, j'ai fini par décider d'aller là.

☞ Classes préparatoires

À Louis-le-Grand, mon prof de maths en maths sup, Stéphane Hoguet, dont j'ai déjà parlé dans un billet précédent de ce blog, était vraiment quelqu'un de remarquable. Son cours était très méticuleux, à la fois très clair, très systématique, et très poussé ; mais là où j'ai surtout appris grâce à lui, c'est par les feuilles d'exercices et les devoirs à la maison qu'il nous donnait[#42] : les exercices portaient une indication de difficulté et obligeaient souvent à réfléchir beaucoup, et les devoirs à la maison déroulaient souvent en une succession de questions le début d'une théorie ou la preuve d'un théorème important (par exemple, il y avait eu un devoir à la maison sur la dualité de Stone entre algèbres de Boole et espaces topologiques compacts totalement discontinus, et un autre aboutissant à la preuve du théorème de la progression arithmétique de Dirichlet).

[#42] Et je m'en veux beaucoup de les avoir tous perdus.

Mais (comme je le raconte dans le billet lié au paragraphe précédent), Stéphane Hoguet est décédé du SIDA en cours d'année. Il avait eu le courage incroyable, sachant que ça allait se produire, de prévoir avec l'administration du lycée et l'Inspection générale l'organisation d'un remplacement (le remplaçant prévu ayant agi comme colleur pendant ce temps), si bien que nous n'avons perdu aucune heure de cours. Au demeurant, le remplaçant, Emmanuel Goldsztejn, était aussi un excellent enseignant, même s'il commençait dans des conditions difficiles, et n'avait pas encore eu le temps de constituer un catalogue d'exercices et de problèmes aussi remarquable que Hoguet.

Au moins une mesure de la qualité exceptionnelle de ces enseignants (et je ne veux pas oublier notre prof de physique, Nicolas Rémi Barbet-Massin), c'est son taux de réussite complètement hallucinant au concours d'entrée de l'ENS de l'année suivante : sur 41 élèves de cette classe de HX1 de Louis-le-Grand en 1994–1995, nous sommes 8 à être entrés à l'ENS (Ulm) sur le concours maths (qui s'appelait alors C/S) en 1996, et encore au moins 1 était classé à un rang intégrable (il a choisi d'aller à Polytechnique), et encore 1 est entré par le concours physique (D/S). Pour un concours qui recrutait 43 élèves[#43] sur quelque chose comme 2000 inscrits (et probablement de l'ordre de 6000 taupins sur environ 150 classes), c'est une stat complètement dingue : ça veut dire que presque le cinquième de ma promo de maths à l'ENS venait de cette unique classe de cet unique lycée[#44], et notamment trois des quatre premiers au classement (sur la liste qui est ici, il s'agit des rangs 1, 3, 4, 10, 13, 17, 21, 23bis et 46 du concours C/S et le rang 33 du concours D/S).

[#43] Il y avait 41 places de fonctionnaire ouvertes au concours, mais deux ont été recrutés en surnombre parce qu'ils étaient de nationalité étrangère à l'UE (dont, justement, un de cette classe).

[#44] Oui, bien sûr, comme je l'ai dit plus haut, le lycée Louis-le-Grand fait une forte sélection à l'entrée en sup et essaye de mettre la main sur tous les lauréats du Concours général, donc ça n'a rien de surprenant qu'ils aient de bons résultats : c'est juste de la sélection à l'entrée. Mais ensuite, pour autant que je sache, il les répartit (ou au moins, à cette époque il les répartissait) au hasard entre les quatre classes de sup. Je n'ai pas les listes d'élèves des autres classes du lycée pour comparer (je pense que le chiffre typique pour ce lycée est plutôt de l'ordre de 3–4 admis sur une classe de 40), mais au moins c'est mathématiquement certain qu'aucune autre classe n'a pu réussir à placer trois élèves dans les quatre premiers du concours. Donc il est assez peu crédible que la sélection à l'entrée soit le seul facteur explicatif : on avait peut-être pêché des poissons, mais on leur avait bien appris à nager derrière..

Mon prof de maths de maths spé, Daniel Mollier, était lui aussi un bon enseignant, mais je crois surtout que j'ai apprécié le fait qu'il n'avait pas la tendance des autres profs de spéciale de ce lycée de ne pas se prendre pour leur logarithme (pour reprendre une expression que mon père aimait bien) : les profs de sup de Louis-le-Grand étaient globalement jeunes et plein de motivation, les profs de spé avaient tendance à devenir d'insupportables mandarins parce qu'ils étaient arrivés au sommet de leur carrière, et Mollier, justement, n'avait pas ce défaut.

Mais si j'ai beaucoup appris à Louis-le-Grand, c'est aussi grâce aux autres élèves. Mon copain Péter (un des 9 de la classe de sup à entrer à l'ENS) et moi passions plein de temps à réfléchir ensemble à des questions de maths ou de physique, soit dans un cadre vraiment scolaire (résoudre les problèmes que Hoguet nous donnait), soit plus largement parce que nous étions curieux. J'ai déchiffré avec un autre copain de classe la preuve du paradoxe de Banach-Tarski (lue dans le livre de Stan Wagon sur le sujet), parce que nous voulions vraiment comprendre comment c'était mathématiquement possible qu'on découpe une boule en un nombre fini de morceaux et qu'on réarrange les morceaux pour faire deux boules de la même taille. J'ai écrit (sous le pseudonyme d'EVT1729[#45]) un certain nombre d'articles de maths ou de sciences pour le journal du lycée, souvent, en reprenant l'inspiration de Douglas Hofstadter, sous forme de dialogues entre Achille et la Tortue (si vous voulez voir à quoi ça pouvait ressembler, il y en a un ici sur les ordinaux et un (scanné) sur les trous noirs).

[#45] EVT comme Espaces Vectoriels Topologiques, le volume de Bourbaki que je lisais au moment de choisir ce pseudo, et 1729 en référence à une fameuse anecdote entre G. H. Hardy et S. Ramanujan (où ce dernier a fait remarquer au premier qu'il s'agit du plus petit entier exprimable de deux façons différentes comme somme de deux cubes).

En parallèle des cours, j'ai aussi continué à lire des livres de maths divers que je pouvais maintenant trouver chez Gibert (ils s'étaient améliorés de ce point de vue-là). Je ne veux pas que ce billet tombe au catalogue de tous les livres de maths que j'ai lus avant 20 ans, mais au moins quelques uns d'entre eux m'ont particulièrement marqué. D'abord, le Set Theory de Thomas Jech[#46], dans lequel j'ai enfin compris comment fonctionne le forcing, et les preuves d'indépendance de l'axiome du choix et de l'hypothèse du continu que j'avais censément lues bien avant dans le livre de Cohen mais sans y comprendre grand-chose. D'autre part, A Classical Introduction to Modern Number Theory de Kenneth Ireland et Michael Rosen, qui a beaucoup fait pour me pousser vers l'algèbre et la théorie des nombres. Je peux peut-être aussi mentionner l'introduction à la géométrie algébrique de Daniel Perrin (que j'ai achetée à sa sortie en 1995, et pour une fois c'est un livre en français), qui m'a fait découvrir le sujet et commencer à l'aimer. Je me souviens aussi d'avoir lu et bien aimé Lectures on Algebraic Topology d'Albrecht Dold (que Springer venait de rééditer), même si j'ai fini par caler en le lisant, et aussi Basic Number Theory d'André Weil (mêmes remarques).

[#46] Je parle ici de l'édition de 1978, qui est beaucoup plus lisible que celle, plus encyclopédique et plus technique, qu'il a publié bien plus tard avec le sous-titre Third Millennium Edition.

Ah, et puis je peux mentionner le livre d'Andrew Bruckner, Differentiation of Real Functions, pour illustrer le fait que je ne m'intéresse pas qu'à la logique et à l'algèbre/arithmétique. En fait, dès la sup, une question qui m'avait beaucoup intriguée, c'est peut-on caractériser les fonctions ℝ→ℝ qui sont une dérivée (c'est-à-dire, qui sont la dérivée en tout point d'une fonction dérivable)[#47] : mon copain Péter et moi y avions beaucoup réfléchi, j'avais posé la question à notre prof (Hoguet), qui m'a dit qu'il ne savait pas. Mais en flanant dans une librairie à Toronto à l'été 1995, je suis tombé par hasard sur le livre en question, qui est essentiellement consacré à « tout ce qu'on peut dire sur les dérivées des fonctions dérivables, et de leur continuité, et de questions adjacentes »[#48], et j'ai constaté à ma surprise en le lisant qu'on n'a pas vraiment de réponse satisfaisante à la question de caractériser de façon satisfaisante les dérivées (évidemment, la question n'est pas très précise, donc c'est difficile de dire ce que ça signifie de donner une caractérisation satisfaisante). C'est d'ailleurs très largement grâce à ce livre précis que j'ai eu plus tard 19.25/20 à mon oral d'Analyse à l'agrégation : j'avais eu la chance de tomber sur le sujet continuité et dérivabilité des fonctions réelles d'une fonction réelle et j'avais plein de choses à raconter là-dessus.

[#47] Toute fonction continue est une dérivée, mais une dérivée n'est pas nécessairement continue : la dérivée de x x2 sin 1x vaut 2 x sin 1x cos 1x en x0 , et 0 en 0, et elle n'est pas continue en 0 bien que la fonction y soit tout à fait dérivable. (Quand j'ai parlé de ce contre-exemple à mon père, il a eu l'air scandalisé qu'on s'intéresse à des choses aussi pathologiques, et m'a répondu qu'il considérait que pour lui dérivable voulait dire continûment dérivable.)

[#48] À titre d'exemple, une dérivée ne peut pas être discontinue partout, parce qu'elle est forcément continue sur un Gδ dense, mais elle peut être discontinue presque partout au sens de la mesure de Lebesgue. Voir aussi cette réponse que j'ai faite sur MathOverflow, elle aussi tirée du livre de Bruckner, sur le fait qu'une dérivée peut n'avoir aucun maximum ni minimum local sur un intervalle compact.

☞ À l'ENS

À l'issue des concours en fin de prépa, je suis entré à l'ENS[#49] en 1996, et là mon problème a été (et est toujours, depuis) qu'il y avait trop de choses à faire sur trop de choses à la fois. J'ai un talent incroyable pour me disperser parce que je m'intéresse à trop de sujets, et à l'ENS j'avais trop de sujets qui appelaient mon attention : au sein même des maths, mais aussi en-dehors des maths (par exemple, les salles informatiques en libre-service où j'ai pu apprendre à me servir d'Unix m'ont beaucoup appris de choses… mais certainement au détriment des maths que j'aurais pu faire pendant le même temps). D'où une sorte de paradoxe que maintenant que j'étais entré à un endroit où j'étais vraiment officiellement censé devenir mathématicien, j'ai sans doute passé une bien plus faible partie de mon temps à faire des maths.

[#49] Si j'ai des lecteurs perdus par la terminologie spécifique de l'enseignement supérieur français, les ENS (Écoles normales supérieures) sont des établissements de formation à l'enseignement supérieur et à la recherche auxquels on accède par un concours intégré au système des classes préparatoires. Celle dont je parle (officiellement la seule qui s'appelle ENS tout court) est celle de Paris, située rue d'Ulm, donc parfois appelée Ulm par métonymie (la rue est nommée d'après la ville allemande, mais l'école est bien à Paris). À l'époque où j'ai passé les concours des ENS il y en avait deux autres, une à Lyon (en fait, il y avait deux parties séparées à Lyon, une pour les sciences et une pour les lettres et sciences humaines correction : une à Lyon pour les sciences et une à Fontenay-aux-Roses pour les lettres et sciences humaines, qui avaient leur origine dans la même et ont refusionné plus tard), et une à Cachan. Maintenant, il y en a toujours une à Lyon (les deux parties ont fusionné), celle de Cachan a créé un rejeton à Rennes et a ensuite déménagé à Triffouilly-lès-Saclay. Donc il y a maintenant quatre ENS en France : « Ulm » (Paris), Lyon, « Paris-Saclay » (en fait, Gif-sur-Yvette), et Rennes (en fait, Bruz, mais elle doit déménager). On peut aussi mentionner la Scuola Normale Superiore de Pise, qui est une cousine.

En première année à l'ENS nous avions des cours spécifiques, dispensés à l'École même : en 1996–1997, j'ai suivi un cours d'algèbre de Jean-François Mestre, un cours d'analyse de François Golse, un cours de logique de Jean-Louis Krivine, un cours de probas de Gérard Ben Arous, un cours d'algèbre plus avancé de Lawrence Breen, un cours d'analyse complexe de Michel Duflo[#50], un cours de géométrie différentielle de François Labourie, et un « groupe de lecture »[#51] du livre Representation Theory: A first course de Fulton et Harris animé par Vincent Lafforgue. (Il y avait aussi un cours d'analyse plus avancé que je n'ai pas suivi mais je me suis quand même pointé à l'examen en ayant lu en vitesse le livre de Haïm Brézis, et je l'ai eu de justesse.) Aucun de ces cours ne m'a spécialement marqué[#52], même si j'ai beaucoup aimé le livre de Fulton et Harris. Nous avions aussi l'obligation de suivre au moins un cours non-mathématique : plutôt que celui d'algorithmique (par Jean Berstel et Jacques Stern) que suivaient la plupart des autres matheux s'ils ne préféraient pas un cours de physique, je me suis inscrit à celui d'architecture des systèmes d'exploitation et des ordinateurs de Jacques Beigbeder, où j'ai appris énormément de choses sur Unix, qui n'ont pas été directement très pertinentes pour les maths que j'ai faites mais qui m'ont servi à plein de choses y compris indirectement pour faire des maths[#53].

[#50] Si le nom semble familier à certains, il est le père de la lauréate du prix pseudo-Nobel d'économie Esther Duflo.

[#51] C'est-à-dire que nous nous répartissions les chapitres pour les exposer les uns aux autres.

[#52] Je peux en profiter pour raconter une autre petite anecdote qui a certainement sa place dans cette autobiographie mais que je ne sais pas où insérer. Vers 1995 ou 1996, le directeur de l'IHÉS, Jean-Pierre Bourguignon, a invité mon père (qui le connaissait bien) à un dîner à l'IHÉS avec un petit groupe de gens (il y avait notamment Dennis Sullivan), dont le grand Izrail' Moiseevič Gel'fand (moi à l'époque je ne savais pas vraiment qui il était, donc je n'étais pas spécialement impressionné). On a raconté à Gel'fand que j'aspirais à devenir mathématicien et que je voulais ou allais entrer à l'ENS (je ne sais plus si j'avais déjà passé le concours au moment où ce dîner a eu lieu), il a demandé qui enseignait à l'ENS, Bourguignon lui a listé les noms, et Gel'fand a un peu levé les yeux au ciel en disant qu'il ne les connaissait pas. Puis il m'a demandé si je préférais l'algèbre ou l'analyse, j'ai imprudemment répondu que je préférais l'algèbre, et il a pris un air un peu désolé et m'a fait cette réflexion que je me rappellerai toujours parce qu'elle me semble à la fois hilarante et très profonde : ah, je n'ai jamais compris les algébristes… m'a dit Gel'fand : en analyse on écrit a<b, mais en algèbre il est toujours question de a=b, mais si a=b alors a et b sont la même chose, donc c'est juste a=a, et pourquoi l'écrire ? (Je me souviens aussi qu'il m'a posé un petit problème mathématique, que j'ai résolu très rapidement parce que je connaissais déjà ce genre de truc, mais je m'en veux de ne plus être capable de me rappeler ce que c'était qui l'avait favorablement impressionné.)

[#53] C'est dans ce cours que j'ai appris à programmer en Perl, et je continue à me servir de Perl pour plein de choses (je sais que les jeunes générations préfèrent Python, un langage que je déteste surtout pour l'enthousiasme pénible avec lequel les zélotes de Python veulent vous persuader qu'il est meilleur que n'importe quel autre), y compris pour plein de petits calculs ou pour toutes sortes de scripts ou de petites manipulations sur les textes que je rédige.

En fin de première année à l'ENS nous faisions un petit mémoire par groupe de deux sous la direction d'un chercheur. Le mien était encadré par Yves Laszlo, et il portait sur le théorème de Belyj (et son application à l'étude du groupe de Galois absolu de ℚ, qui se plonge dans le groupe profini libre à 3 générateurs). Le sujet m'avait bien plu, et m'a aussi poussé à aller vers la géométrie arithmétique. (Le bref mémoire que nous avons écrit est ici.)

L'année suivante (1997–1998), j'ai fait à la fois un DEA (l'équivalent de ce qu'on appelle maintenant un M2), et passé l'agrégation de maths. Pour le DEA, au premier semestre de 1997–1998 j'ai suivi un cours de théorie algébrique des nombres (et de théorie du corps de classes) par Loïc Mérel à Jussieu et un autre de géométrie algébrique (qui devait avoir un nom excessivement modeste comme introduction au langage des schémas) par Luc Illusie à Orsay (j'avais aussi commencé à suivre un cours de théorie analytique des nombres par Étienne Fouvry et Guy Henniart(?), mais j'ai vite conclu que ce sujet n'était pas trop pour moi, j'étais rapidement perdu dans les estimations asymptotiques). Les deux cours de Mérel et d'Illusie m'ont beaucoup plu, mais j'avais quand même l'impression de ne les comprendre qu'en surface et de passer à côté de tout le contenu profond[#54]. Le cours d'Illusie, notamment, était vraiment dur[#55] en même temps que fascinant. Au second semestre, j'ai notamment suivi un cours de Laurent Clozel sur la conjecture de Taniyama-Weil (le grand théorème de Fermat avait été prouvé peu avant par Andrew Wiles et je voulais en savoir plus sur la magie derrière), mais je n'ai pas compris grand-chose. Et un groupe de travail animé par Luc Illusie sur la cohomologie étale, et là aussi j'ai vite été complètement largué par le manque d'intuition et d'exemples[#56].

[#54] Encore maintenant je ne sais pas vraiment expliquer ce que « dit vraiment » la théorie du corps de classes (je sais en énoncer deux-trois résultats, mais je ne saisis pas vraiment pourquoi ils sont intéressants, ce qu'ils nous apprennent vraiment, comment on les utilise, quels rapport ils ont avec la cohomologie des groupes, ce qui est dur ou facile dans la démonstration, etc.). J'ai entendu des gens très savants (Serre ou Cartier, je ne sais plus) qualifier cette théorie d'assez triviale (la vraie théorie profonde étant le programme de Langlands), et je n'ai aucune idée de pourquoi cette théorie serait assez triviale. Je me souviens qu'un copain de promo, qui suivait le même cours, m'a demandé si L/K est une extension de corps de nombres et que a est un élément de K qui est localement en toute place une norme pour cette extension, est-ce qu'elle est globalement une norme ?, et nous n'avions aucune idée de la réponse [au fait, elle est négative, mais positive si l'extension est cyclique : cf. Koch, Algebraic Number Theory (1992/1997, EOMS 62), théorème 2.87 et commentaire suivant], et nous étions vraiment embêtés parce que tout l'objet du cours semblait être de savoir répondre à ce genre de questions (de normes, de principes locaux-globaux, etc.), mais nous n'avions aucune idée de comment elle s'articulait en rapport aux théorèmes que nous avions.

[#55] Et autant l'enseignant était remarquablement clair dans son exposition générale, autant il ne faisait pas vraiment d'efforts pour nous aider à nous former une intuition sur les notions définies. Par exemple, une des premières choses qu'il a définies est la notion de module plat : si je dis qu'un A-module M est plat lorsque pour toute application A-linéaire NN′ injective entre A-modules, l'application MAN → MAN′ est encore injective, la définition est claire (dès qu'on sait ce qu'est un produit tensoriel de modules), mais… on n'a absolument aucune idée de l'intuition derrière cette notion (j'en ai parlé spécifiquement dans la note #29 de ce billet). Or il me semble quand même que ça fait partie du travail de l'enseignant que d'essayer de communiquer une intuition sur les concepts enseignés (même si, personnellement, je suis loin d'être sûr que j'y arrive).

[#56] Déjà je n'avais compris que très superficiellement la cohomologie des faisceaux cohérents (disons que j'avais compris la définition, mais que signifie le H¹(X,𝒪X) d'une variété, par exemple ? quelle information nous donne-t-il ? comment peut-on l'imaginer ? est-il calculable algorithmiquement ? voilà toutes sortes de questions sur lesquelles je n'avais aucune idée — et je continue d'ailleurs à ne pas en savoir grand-chose). Et je ne savais pas grand-chose (à part quelques chapitres du livre de Dold) sur la cohomologie en topologie algébrique pour baser mon intuition ; ni ce qu'est une suite spectrale. Et je n'avais guère d'intuition sur la notion de morphisme étale (qui demande déjà tout un fatras de géométrie algébrique à définir). Mais voilà qu'on nous dit coup sur coup que : en fait, la cohomologie des faisceaux cohérents c'est très naïf, il ne faut pas utiliser ça ; d'ailleurs, on va commencer par utiliser une autre topologie, la topologie étale, qui n'est même pas une topologie ; ah, et puis, en fait, il faut tout calculer dans un truc appelé la catégorie dérivée, parce que les Hi et les Rif* ils sont quand même bien naïf, il faut regarder des f* dans la catégorie dérivée parce que vous savez bien que les suites spectrales gnagnagna ; oh, et au fait, voici six opérations très importantes qu'on va noter f*, f*, f!, f!, ⊗ (mais attention, hein, un produit tensoriel dérivé, pas le produit tensoriel naïf que vous avez appris à l'école maternelle) et Hom (pareil, c'est en fait un RHom évidemment, mais on ne va pas le noter comme ça parce qu'on est grands maintenant). Tout ça sans un seul exemple illustratif. Alors quand on vous dit que f*Rip* → Rip*f* est un isomorphisme dans certaines conditions et que vous avez zéro intuition sur ce que les deux extrémités de cette flèche représentent ni même lequel est censé donner de l'information sur l'autre, ce n'est pas très parlant. Il n'est pas faux de dire que je n'ai quasiment rien compris à ce moment-là. Si j'ai fini par comprendre certaines choses sur la cohomologie étale, c'est bien plus tard, et peut-être surtout en coencadrant un doctorat sur le sujet (grâce aux explications à la fois du coencadrant et du doctorant).

☞ Incertitudes et doutes

J'ai vraiment eu l'impression qu'il y avait un gros trou pédagogique : en première année à l'ENS (licence/maîtrise, ce qu'on appelle maintenant L3/M1) nous avions eu des cours que j'avais trouvés assez planplans (qu'est-ce que c'est qu'un groupe ou un module, que la mesure de Lebesgue, que les espaces Lp, qu'une variété différentiable ; et encore, je crois que personne ne nous a fait de cours sur la topologie générale, par exemple), et en DEA (M2) tous les enseignants semblaient supposer bien connues plein de notions sur lesquelles nous n'avions eu aucun cours (apparemment nous étions tout d'un coup censés être parfaitement à l'aise avec la cohomologie des groupes ou la topologie algébrique). J'aurais sans doute dû attirer l'attention de quelqu'un sur le sujet, mais je ne l'ai pas fait.

Je ne veux pas non plus donner l'impression que je ne lisais plus de maths de mon côté[#57]. Par exemple, c'est vers 1997–1998 que je suis tombé sur le livre de MacLane et Moerdijk, Sheaves in Geometry and Logic, qui m'a complètement fasciné parce qu'il faisait le lien entre deux sujets qui me passionnaient : la géométrie algébrique et la logique. Le bouquin contient à la fois des preuves de l'indépendance de l'axiome du choix et de l'hypothèse du continu (dont j'ai déjà dit que j'avais lu des versions racontées par Cohen et par Jech) mais aussi des explications sur les topologies de Grothendieck. C'est là que j'ai pour la première fois entendu parler de maths constructives (et complètement fasciné par le fait qu'on puisse construire un monde mathématique dans lequel toutes les fonctions réelles sont continues). Bref, j'ai été emballé par ce livre (et je me suis mis à essayer de penser la géométrie algébrique par le point de vue interne dans les topos de faisceaux : en fait, j'aurais voulu lire — ou écrire ! — ce texte d'Inglo Blechschmidt, mais à l'époque il n'existait pas). J'ai essayé de monter un petit groupe de travail entre élèves à l'ENS pour réfléchir sur des questions de logique apparentées, mais il n'est pas allé très loin.

[#57] Je ne veux pas non plus donner l'impression que je ne réfléchissais pas à mes propres idées mathématiques, parfois un peu farfelues. J'ai par exemple eu une période où j'ai voulu développer ma propre approche de la géométrie algébrique non-commutative. (Mon père est connu pour avoir étudié la géométrie non-commutative dans ses applications à la physique, et il a au moins réussi à me convaincre que c'était une question intéressante.) J'ai même essayé de raconter ça à Pierre Cartier quand j'étais en première ou deuxième année à l'ENS (bon, le problème avec Pierre Cartier c'est qu'il était lui-même tellement bavard et avait tellement de choses intéressantes à raconter que c'était un peu difficile d'en placer une, et peut-être qu'en l'occurrence ça vaut mieux, parce que ce que j'avais à lui expliquer n'était pas vraiment passionnant alors que ce qu'il m'a raconté l'était).

En revanche, ce qui est vrai, c'est que je me suis laissé un peu trop facilement porter vers la géométrie algébrique sans vraiment réfléchir sérieusement à ce que je voulais faire comme maths, ni au sein des maths en général, ni même au sein de la géométrie algébrique. Il y avait un côté « voie toute tracée » qui m'a trop facilement séduit : Michel Raynaud avait un sujet de mémoire de DEA à me proposer, et on m'a dit que Gérard Laumon avait un sujet de thèse pour moi derrière, alors moi j'ai été — connement — partisan du principe du moindre effort et j'ai bêtement suivi le chemin le plus évident.

Le paragraphe précédent ne signifie en rien que je regrette d'avoir fait de la géométrie algébrique, ni que je ne m'intéresse pas à la géométrie algébrique. (Même si j'ai beaucoup d'intérêt pour la logique ou en calculabilité, les sujets de thèse que j'aurais pu trouver en logique ne me fascinaient pas forcément des masses. Peut-être qu'idéalement j'aurais voulu faire une thèse sur le sujet qu'Ingo Blechschmidt a pris bien plus tard, cf. le lien ci-dessus, mais je n'aurais trouvé personne pour m'encadrer dessus à l'époque.) En revanche, ce qui est certain, c'est que j'aurais dû réfléchir plus au lieu de prendre ce qui me tombait un peu du ciel.

Mon mémoire de DEA avec Michel Raynaud (le mémoire en est ici[#58], dans lequel j'ai essentiellement rédigé des résultats que Raynaud avait prouvés mais pas publiés) ne s'est pas mal passé, même si là aussi j'ai l'impression d'être passé à côté du sens profond de ce que ça racontait. En revanche, quand il s'est agi de commencer ma thèse avec Gérard Laumon, j'étais à la fois très intimidé (il s'agit du directeur de thèse, entre autres, de Laurent Lafforgue) et pas vraiment terriblement intéressé par le sujet (portant en gros sur le cas SO1,n du programme de Langlands[#59]), et je n'ai pour ainsi dire rien fait — jusqu'à ce qu'en septembre 1999 il me mette à la porte[#60].

[#58] Je l'ai exposé dans le cadre d'une conférence à Luminy et il a été publié à ce titre comme chapitre 18 du recueil Courbes semi-stables et groupe fondamental en géométrie algébrique (Luminy 1998) (édité par Jean-Benoît Bost, François Loeser and Michel Raynaud ; 2000) des actes de la conférence.

[#59] La première tâche était de lire et comprendre le livre The Zeta Function of Picard Modular Surfaces (édité par Langlands et Ramakrishnan), et je n'ai pas dû réussir cette étape, parce que, maintenant en tout cas, je n'ai que très peu d'idée de ce qu'est une surface modulaire de Picard ou ce qu'on peut dire sur leurs fonctions zêta.

[#60] Enfin, lui a dû écrire un mail à un des responsables du magistère de l'ENS pour demander en substance bon, il fait quoi, Madore ?, et j'ai atterri dans le bureau d'Yves Laszlo, qui était mon tuteur, et qui m'a fait comprendre que cette thèse était morte (et qui m'a aidé à trouver un sujet qui me motive plus). Je ne veux pas donner l'impression que j'en veux à Gérard Laumon, qui a été parfaitement correct avec moi de tout point de vue, c'est moi qui n'aurais pas dû accepter le premier sujet de thèse qu'on me proposait sans me demander ⓐ si le sujet m'intéressait vraiment, et ⓑ si le style d'encadrement me convenait (Laumon n'étant pas du genre à demander des comptes réguliers à ses étudiants, mais plutôt à attendre qu'ils trouvent dans leur coin et qu'ils viennent avec des résultats ou des questions). J'ai vu d'autres doctorants ou potentiels doctorants tomber dans les mêmes erreurs que moi, et maintenant je mets en garde à chaque fois que je le peux quand quelqu'un parle de commencer une thèse : demandez-vous bien si le sujet vous intéresse, demandez-vous bien si l'encadrant vous convient, et demandez-vous aussi si on style d'encadrement est celui qui vous permettra de travailler.

☞ L'agrégation

En 1998, j'ai aussi passé l'agreg[#61] de maths. C'était assez habituel à l'époque pour les normaliens en maths (au moins à Ulm) de le faire, et de le faire avec une préparation minimale (et en même temps qu'un DEA) : il n'y avait que les gens visant un poste en prépa qui consacraient vraiment leur année à préparer l'agreg (souvent en s'inscrivant à la prépa agreg de l'ENS de Cachan, beaucoup plus sérieuse). À Ulm, nous avions eu juste deux-trois cours de préparation aux écrits et on nous avait proposé la possibilité de faire des oraux blancs. Je crois que j'ai fait un seul oral blanc[#62], mais j'avais préparé quelques développements originaux possibles sur plusieurs sujets, notamment autour des opérations de nim. J'ai trouvé l'agrégation assez intéressante à passer, mais j'ai surtout bien réussi pour deux raisons. D'abord, j'ai eu la bonne idée de choisir l'option informatique[#63] à l'écrit, le sujet portait sur des questions de langages formels dans un monoïde partiellement commutatif, j'ai trouvé ça très joli et très intéressant[#64], c'était vraiment le genre de choses qui me plaisait, et j'ai eu 20/20 à cette épreuve. Ensuite, à l'oral d'Analyse, comme je l'ai raconté plus haut, je suis tombé sur un sujet (la continuité et la dérivabilité des fonctions réelles) qui me passionnait et sur lequel j'avais beaucoup réfléchi depuis que j'étais en prépa et sur lequel j'avais lu (et apporté dans ma valise de livres) le livre parfaitement adapté.

[#61] Il s'agit d'un concours de recrutement pour la fonction publique française des enseignants du second degré (lycée) et des classes préparatoires. Ce n'est pas un diplôme même s'il est considéré dans certaines conditions comme un quasi-diplôme.

[#62] Sur un sujet qui devait être exemples d'espaces compacts. J'ai proposé comme développement le théorème suivant : un ensemble totalement ordonné et muni de sa topologie de l'ordre est compact si et seulement si toute partie de X a une borne inférieure, ou, de façon équivalente, que toute partie a une borne supérieure (je crois que je l'avais trouvé tout seul, celui-là ; il n'est pas bien difficile). Et j'ai ensuite passé plein de temps à me disputer avec le jury de l'oral blanc sur le fait que mon énoncé était correct (du style mais pour la partie vide ça ne marche pas !si, la borne inférieure de la partie vide est le plus grand élément de X puisque tout élément de X minore ∅, donc le plus grand minorant c'est bien le plus grand élément de Xmais si ce plus grand élément n'existe pas ?justement, la condition d'existence de la borne inférieure assure que X a un plus grand élément, etc.).

[#63] Le rapport entre l'informatique et l'agreg de maths a toujours été un peu compliqué. Il y avait une option informatique (enfin, mathématiques de l'informatique) parmi les quatre options proposés à l'écrit entre 1988(?) et 1998 (les trois autres étant : analyse numérique, probabilités et mécanique ; la plupart de mes copains normaliens plutôt algébristes avaient choisi analyse numérique, et je ne comprends pas ce choix, parce que ça demandait des connaissances vraiment spécifiques et pas trop dans les cordes d'un algébriste, alors que les maths de l'info étaient souvent des maths discrètes pas terriblement compliquées à apprendre). En 1999 les options sont passées à l'oral et l'informatique a disparu (ainsi que mécanique : il n'y avait plus qu'analyse numérique et probas je crois). En 2006 l'option informatique a réapparu (à l'oral, donc) en même temps qu'une nouvelle option algèbre. Et en 2022, l'option informatique de l'agreg de maths a de nouveau disparu parce qu'il a été créé une agreg spécifiquement d'informatique. Je pense que ces fluctuations entre oui et non reflètent beaucoup l'indécision sur la place de l'informatique par rapport aux maths.

[#64] Il faut que je demande à Jacques Sakarovitch si ce n'est pas par hasard lui qui aurait écrit ce sujet (le texte est ici, à partir de la page 43), parce que ce sont vraiment les choses qu'il aime faire.

☞ Doctorat

Pour ce qui est de ma thèse, finalement, je l'ai faite avec Jean-Louis Colliot-Thélène (le mémoire que j'ai écrit est ici), sur différentes questions en lien avec l'arithmétique des variétés rationnellement connexes[#65] et des hypersurfaces cubiques en particulier. Ça a duré assez longtemps puisque j'ai commencé vers 1999 et que j'ai soutenu en avril 2005. J'ai apprécié plusieurs choses dans ce travail de thèse : le fait de poursuivre une multiplicité de buts différents (ma thèse est constituée de cinq ou six parties qui ont été publiées isolément) qui convenait très bien à mon esprit facilement dispersé, notamment ; mais aussi le fait de rester sur des questions qui ne mettent pas en jeu des constructions incroyablement sophistiquées : finalement, on parle quand même d'étudier des équations algébriques souvent de degré 3, ça reste un peu « tangible ». Colliot-Thélène m'a d'ailleurs prévenu : votre thèse n'impressionnera jamais les Français parce qu'il n'y a pas de cohomologie dedans. Mais aussi, Colliot-Thélène a fait preuve d'une immense patience avec moi, et il savait me faire travailler alors que je n'étais pas toujours un étudiant facile ; je veux par exemple dire que j'arrivais parfois avec des questions qui n'avaient rien à voir avec ma thèse parce que je m'étais dispersé sur une voie complètement divergente.

[#65] En simplifiant abusivement quelques points techniques, une variété algébrique (c'est-à-dire un objet géométrique défini par un système d'équations polynomiales en plusieurs indéterminées) est dite rationnellement connexe lorsque, sur un corps algébriquement clos, on peut relier deux points quelconques (point désignant une solution des équations polynomiales considérées) par une courbe rationnelle (i.e., un jeu de solutions paramétré par des fractions rationelles en une indéterminées qui, évaluées en 0 — disons — donnent un des deux points considérés et en ∞ donnent l'autre). On peut en fait les caractériser par l'existence d'une courbe « très libre » tracée sur la variété, ce qui signifie très grossièrement qu'il est possible de la déformer. C'est notamment le cas des hypersurfaces cubiques, c'est-à-dire des variétés de dimension ≥2 définies par une seule équation de degré 3 (là aussi je simplifie énormément de choses : il faut au moins ajouter les mots projectif et lisse ; voir ce bref texte pour des explications précises). Le type de questions qu'on peut se poser est le suivant : on suppose que la variété est rationnellement connexe (sur un corps algébriquement clos, donc) et qu'on dispose de deux points définis sur un corps plus petit, peut-on encore les relier par une courbe sur ce corps plus petit ?

Après quatre ans d'enseignement à la fac d'Orsay (en 2000–2004, d'abord comme allocataire-moniteur puis comme demi-ATER), j'ai eu un poste d'agrégé-préparateur (« caïman ») à l'ENS[#66] en 2004. (C'était un coup de chance : le département de maths avait cherché à recruter une amie[#67], qui avait refusé, mais qui m'avait transmis la proposition en m'encourageant à candidater, ce que je n'aurais jamais fait sinon.) Ça m'a permis de finir ma thèse dans de bonnes conditions, et aussi de découvrir un enseignement différent[#68] : j'ai assuré les TD du cours d'algèbre de Marc Rosso (en 2004–2006) puis Bernhard Keller (en 2006–2007) (les feuilles d'exercices que j'ai conçues sont ici ; il faudrait d'ailleurs que je les remette en ligne plutôt que de me contenter d'un lien vers l'Internet Archive), et c'était vraiment mathématiquement intéressant parce que j'ai appris plein de choses en enseignant ça (par exemple comment on s'y prend vraiment pour calculer un groupe de Galois). J'ai aussi géré opérationnellement la prépa agreg de l'ENS (qui avait une forme un peu plus sérieuse que quand j'étais moi-même normalien) et notamment la mise en place de la nouvelle option algèbre à l'oral à partir de 2006.

[#66] Donc je suis revenu à l'ENS en 2004, mais cette fois comme enseignant. Ceci dit, en vrai, je ne l'avais jamais vraiment quittée : j'ai passé les années 2000 à 2004 à y être un peu tout le temps fourré, ne serait-ce que parce que j'y connaissais plein de gens, et entre autres je trouvais excuse sur excuse pour demander à conserver mon compte informatique (et l'adresse @ens,fr qui allait avec). On a pu craindre (et j'ai craint moi-même) que je tombe dans le syndrome de certains anciens normaliens qui n'arrivent pas à lâcher le sein de leur alma mater. Mais en fait, d'avoir été caïman m'a justement, je pense, aidé à couper le pont après, en mettant un nouveau terme à mes années « rue d'Ulm ».

[#67] Qui, elle, a fait avec succès sa thèse avec Gérard Laumon.

[#68] Je ne veux pas impliquer que les TD que j'ai faits en DEUG (actuels L1) à Orsay en 2000–2004 ne m'ont pas énormément appris, mais j'y ai surtout appris sur le plan de la pédagogie, alors qu'en enseignant à l'ENS j'ai surtout appris scientifiquement.

☞ Recrutement

J'ai tenté des concours de recrutement sur des postes d'enseignant-chercheur à deux reprises : en 2006 (où j'ai été auditionné à Paris VI, Caen et l'ENS de Lyon) et en 2007 (où j'ai été auditionné à Rennes, de nouveau l'ENS de Lyon, Strasbourg, Paris VIII, Télécom Paris et Bordeaux I). Je ne sais plus exactement où j'avais candidaté, mais je crois que j'ai été auditionné presque à chaque fois, sauf à Paris VI en 2007. Les résultats étaient assez bizarres : j'ai été classé deuxième avec une fréquence vraiment agaçante (à Paris VI en 2006 ; et à Rennes, l'ENS de Lyon, et Bordeaux en 2007), à chaque fois bien sûr derrière quelqu'un de différent. Il faut préciser que dans ce genre de concours, être classé deuxième ou plus est essentiellement honorifique : il n'y a qu'un poste, et le premier le prend, donc le classement des quatre suivants est plus ou moins de la décoration ; en principe le premier peut se désister parce qu'il a un poste ailleurs, mais en pratique les commissions ne classent pas quelqu'un qui a déjà un poste ailleurs, sauf à avoir une raison très forte de penser qu'il préfère venir chez eux. Et j'ai eu des messages par canaux officieux qui n'étaient pas moins surprenants : à l'ENS de Lyon en 2006 on m'a fait savoir que, certes ils ne me classaient pas, mais mon exposé d'audition avait fait une impression extrêmement favorable et ils me proposaient un poste d'agrégé-préparateur (du même type que j'avais à l'ENS de Paris), et je ne sais pas très bien comment je devais comprendre cette offre (j'ai beaucoup hésité, mais finalement j'ai décliné — le fait que je venais de trouver un copain à Paris n'y était pas pour rien) ; à Paris VIII on m'a fait savoir qu'on ne me classait pas parce qu'ils trouvaient que ce serait insultant de me classer deuxième, et là aussi, je ne sais pas bien comment je devais comprendre ce message.

Je soupçonne que j'avais auprès de certaines personnes dans certains jurys de sélection une réputation de personnage excentrique, voire carrément de guignol : parce que j'avais arrêté ma thèse avec Laumon, ou parce que je m'intéressais à la logique (ou juste à trop de choses à la fois), ou parce que j'avais un site Web sur lequel je racontais ma vie, ou pour je ne sais quelle autre raison encore. Le problème avec ces recrutements en période de pénurie de postes, c'est que tous les candidats sont scientifiquement bons, donc le comité de sélection va devoir faire son choix sur des critères largement subjectifs, et que n'importe quelle impression négative, pour quelque raison que ce soit, sur un membre du comité, peut suffire à descendre le candidat (une impression positive n'existe pas : si un membre du jury a une impression positive pour une raison triviale, les autres vont lui dire de l'ignorer ; mais une impression négative même mineure, si tous les candidats sont également bons, ça suffit à faire la différence, parce qu'on ne veut pas prendre de risque), donc le mieux est de ne laisser d'impression forte sur personne, et je crois que ce n'est pas trop mon truc. Ceci étant, le département de maths de l'ENS m'avait fait comprendre qu'ils ne me mettaient pas à la porte (le poste d'agrégé-préparateur était pour trois ans renouvelable deux fois), donc j'avais la chance de ne pas être sous une pression forte pour trouver un poste rapidement, et c'est pour ça que je n'avais candidaté qu'à des endroits où j'étais sûr de vouloir aller si j'obtenais le poste.

☞ À Télécom

Toujours est-il que j'ai candidaté à Télécom Paris, où au moins deux autres normaliens matheux que je connaissais bien étaient déjà, et c'est là que j'ai eu un poste. L'école a ses spécificités, notamment administratives[#69], mais fonctionne largement comme une petite université. Évidemment, les enseignements sont largement tournés vers l'informatique, ce qui ne me déplaît pas tant que je peux enseigner l'informatique théorique[#70]. Pour ce qui est de la recherche, j'ai « vendu » la géométrie algébrique comme ayant des possibilités d'application à la cryptographie et aux codes correcteurs d'erreurs (après tout, les hypersurfaces cubiques sont une généralisation des courbes elliptiques, qui ont indiscutablement plein d'applications dans ces domaines), mais comme toujours, mes intérêts se dispersent dans toutes les directions. Ce qui est embêtant, c'est que Télécom Paris n'a pas de département de maths : il y a un certain nombre de matheux dans l'établissement, mais nous sommes dispersés entre les départements de l'école (informatique et réseaux, images, données, signal et communications et électronique) ; je suis, moi, dans le département informatique et réseaux.

[#69] Les enseignants-chercheurs permanents des universités ont un statut de fonctionnaire. Ceux de Télécom Paris (et des autres écoles du groupe Mines-Télécom) sont sur des contrats à durée indéterminée de droit public. (Je suis quand même fonctionnaire, parce que je suis agrégé, mais je suis détaché de mon poste d'agrégé pour occuper mes fonctions à Télécom Paris.) Cette différence entraîne des différences de rémunération, mais surtout des différences de mode de calcul de la rémunération : les personnels de Télécom Paris ne sont pas sur une grille fixe mais reçoivent des augmentations et un « bonus » annuel déterminé, dans le cas des enseignants-chercheurs, par leur chef de département, ce qui est extrêmement stupide et malsain comme façon de faire pour les raisons que j'ai expliquées ici, et ce qui a la conséquence néfaste supplémentaire de changer la nature de la relation avec le chef de département (qui, à l'Université, est un collègue mais à Télécom Paris est un supérieur hiérarchique, une notion qui pose de sérieux problèmes par rapport au fonctionnement du milieu académique).

[#70] Et pour ce qui est des maths, je suis aussi responsable d'un cours de théories des jeux (qui va de la théorie classique des jeux à la théorie combinatoire des jeux, en passant par des jeux infinis et une introduction aux ordinaux) et d'un cours d'introduction à la géométrie algébrique (officiellement appelé courbes algébriques), donc je peux enseigner pas mal de choses qui me plaisent.

Quand je suis arrivé à Télécom Paris, j'ai donc rejoint la petite équipe de matheux dans ce département informatique et réseaux, intéressés par des questions qu'on peut classifier comme relatives aux maths de la communications au sens très large, allant de l'algèbre à la combinatoire et aux maths discrètes. Il y avait notamment Gérard Cohen, spécialiste de la combinatoire et des codes correcteurs, qui était sans doute le point central de l'équipe, Olivier Hudry, spécialiste des graphes, Hugues Randriam, que je connaissais bien depuis l'ENS et qui fait surtout de la géométrie algébrique, Jacques Sakarovitch, spécialiste des automates, et plus tard Bertrand Meyer, qui est plutôt intéressé par l'algèbre effective et algorithmique ; il faut encore ajouter à cette liste quelques chercheurs au CNRS ou d'autres gens qui passaient régulièrement à l'école à divers titres (par exemple János Körner venait nous rendre visite quelques semaines tous les ans). Même si nous étions une petite équipe, je trouvais qu'elle fonctionnait très bien.

Il y a un aspect de la vie du mathématicien que je n'ai pas abordé dans mon autre billet et qui est à mes yeux très important : c'est le café après le repas. Je ne veux pas parler du café en tant que boisson (certains préfèrent le thé[#71], ce n'est pas le point), c'est le fait de de réunir entre collègues pour parler de maths de façon informelle. C'est-à-dire, de se raconter un théorème rigolo dont on a entendu parler récemment, de se poser un petit problème peut-être façon énigme (dans ce style-là), en tout cas rigolo à poser ou à résoudre, d'essayer de communiquer l'intuition ou l'étonnement qu'on peut avoir par rapport à tel ou tel aspect des maths, ou évidemment parler de n'importe quel autre sujet qui peut avoir un rapport avec les maths (ou pas, mais les matheux sont assez forts pour trouver moyen de mathématiser n'importe quoi). Pour moi, ce moment de la journée est vraiment celui qui justifie la fameuse blague de Rényi décrivant le mathématicien comme dispositif à transformer du café en théorèmes. Parce que plein d'inspirations naissent de ce moment de partage café, petits gâteaux et devinettes mathématiques. D'ailleurs, on entend souvent un matheux dire un collègue m'a raconté ça autour d'un café. Béla Bollobás a écrit un livre The Art of Mathematics sous-titré Coffee time in Memphis parce qu'il rassemble essentiellement des problèmes posés entre collègues à l'université de Memphis (a sine qua non was that the problem should be enjoyable). D'ailleurs, une des questions qu'Olivier Hudry m'a posées autour d'un café (quel est le maximum du nombre minimal de couleurs nécessaires pour colorier un arrangement de polyèdre convexes dans l'espace de manière que deux polyèdres adjacents par une face ne soient pas coloriés de la même couleur ?) trouve sa réponse dans le livre de Bollobás (problème nº128 : pour tout n on peut trouver n polyèdres convexes dans ℝ³ d'intérieurs disjoints mais dont deux quelconques partagent une face), et c'est cette question qui m'a donné l'inspiration de la question qui a conduit à ce papier.

[#71] Au département de maths de l'ENS, c'était plutôt le thé hebdomadaire (une heure le mercredi) que le café quotidien après le repas qui jouait ce rôle de sociabilisation des matheux.

Et c'est vraiment quelque chose qui marchait très bien dans cette équipe, je trouve (et d'autant plus qu'elle était petite mais avec des intérêts tout de même variés) : les conversations autour du café.

☞ Et maintenant ?

Malheureusement, plusieurs choses sont venues mettre fin à cette ambiance d'équipe. D'abord, Gérard Cohen est décédé, puis, peu de temps après, l'école a déménagé à Triffouilly-lès-Saclay, et du coup plein de gens sont partis ailleurs (Hugues a trouvé un poste à l'ANSSI, Jacques, qui est de toute façon émérite, utilise un bureau à Paris VII, et les gens qui passaient occasionnellement ont évidemment cessé de venir). En plus de ça, il y a eu une sorte de dispute bizarre entre le CNRS et le laboratoire de Télécom Paris qui a conduit à la désassociation (dé-UMR-isation) du laboratoire, du coup tous les personnels CNRS ont été envoyés ailleurs. Un autre collègue a plus ou moins arrêté la recherche pour se consacrer à l'enseignement et à la coordination des enseignements, et un autre à changé d'équipe.

Du coup, je me retrouve maintenant essentiellement tout seul. Je ne veux pas dire que mon équipe est réduite à un singleton : d'autres gens ont été recrutés, mais c'est maintenant une équipe qui fait vraiment de la crypto, pas « des maths éclectiques en rapport possible avec la crypto », et sans nier que ce qu'ils font m'intéresse à un certain niveau, la réciproque n'est sans doute pas vraie, et en tout cas, il n'y a plus de café où on parle de maths et de petits problèmes de maths rigolos. Et je me rends compte que ça me manque énormément[#72].

[#72] Si quelqu'un se demande pourquoi je ne cherche pas un poste ailleurs, disons pour simplifier que la rigidité des structures administratives et la lourdeur des procédures de recrutement dans l'enseignement supérieur et la recherche français font que c'est impossible. Si j'avais déjà une réputation d'excentrique au moment de mes candidatures en 2006–2007, cette réputation ne peut que s'être accrue. C'est idiot, mais les comités de sélection ne s'intéressent pas à la qualité de vos enseignements, à ce que vous pouvez apporter comme idées et discussions intéressantes à l'équipe (notamment autour d'un café), à ce que vous faites comme vulgarisation, à vos contributions sur MathOverflow ou ailleurs : ils regardent presque exclusivement le nombre de publications, or je publie très peu (je ne reviens pas là-dessus).

J'ai en partie compensé mon manque d'interactions mathématiques autour d'un café dans le monde réel en contribuant de façon assez importante au site MathOverflow (il faut que je consacre un billet de blog à en parler, mais disons en bref que c'est un site de questions-réponses en maths pour mathématiciens professionnels, donc de très haut niveau, et qu'il marche — pour l'instant[#73] — vraiment remarquablement bien). Donc MathOverflow me sert à la fois d'exutoire à mon éclectisme mathématique, à contribuer de façon effective à la recherche mathématique, et aussi à remplacer une table de café avec collègues que je n'ai plus à Télécom.

[#73] On voit régulièrement des gens venir essayer de le pourrir en postant des réponses (ou même des questions) générées par IA, qui sont évidemment purement nuisibles parce qu'elles ont superficiellement l'air vaguement correctes et qu'on perd pas mal de temps à essayer de comprendre ce qu'elles disent, et à se gratter la tête parce que ça a l'air incohérent (et évidemment ça l'est, parce qu'en fait la réponse ne veut rien dire, mais elle est vachement bien imitée et on peut vraiment perdre un effort dingue à essayer de la comprendre).

Je n'ai coencadré qu'une seule thèse à ce jour. L'autre encadrant est mon ami Fabrice Orgogozo, que je connais depuis la prépa, qui a suivi essentiellement les mêmes cours que moi en DEA, et dont la spécialité est l'étude de la cohomologie étale : nous avions collaboré (cf. ici) pour montrer que cette dernière est algorithmiquement calculable sous des hypothèses assez générales[#74], mais avec un algorithme tellement inutilisable en pratique que ç'en est hilarant[#75]. Notre étudiant, Christophe Levrat, a prolongé notre travail dans le cas particulier des courbes algébriques (et, dans une certaine mesure, des surfaces), qui est bien plus restrictif, mais en contrepartie il a obtenu des algorithmes bien plus efficaces (et aussi un peu plus généraux, puisqu'il parvient à calculer non seulement les groupes de cohomologie mais aussi directement les objets dans la catégorie dérivée). Cette thèse a été une expérience intéressante pour moi (et j'espère, pas trop désagréable pour le doctorant, qui a d'autant plus de mérite qu'il l'a faite en plein pendant la pandémie) et m'a permis de mieux comprendre, voire de comprendre tout court, le sens de toutes sortes de choses que j'étais censé avoir apprises en DEA. Le fait de coencadrer a aussi été une bonne décision, je pense, parce que les regards que nous avions tous les deux étaient complémentaires[#76]. Je ne me sens pas prêt à prendre la responsabilité d'encadrer seul un doctorant, j'ai déjà assez de mal à structurer ma propre recherche, mais je suis tout à fait partant pour renouveler une expérience de co-encadrement (donc si par hasard un collègue travaillant sur des sujets qui peuvent m'intéresser voit ça, qu'il n'hésite pas à me contacter…).

[#74] Ce qui répondait enfin, au moins partiellement, à l'insatisfaction que j'avais ressentie (cf. la note #56), quand on m'avait défini la cohomologie étale en DEA, de n'avoir aucune idée de comment on peut la calculer : maintenant on sait que c'est un problème décidable.

[#75] Notamment, du point de vue de la complexité, nous n'avons pas été capables de prouver que c'était ne serait-ce que primitivement récursif. Notre algorithme utilise souvent des recherches non bornées, c'est-à-dire qu'on dit on sait pour des raisons théoriques qu'il existe un objet géométrique vérifiant telles et telles conditions, qui sont algorithmiquement testables : pour le trouver, on va donc se contenter de parcourir bêtement et systématiquement toutes les équations polynomiales possibles, et pour chacune d'elles, tester si elle correspond à l'objet recherché, et on sait que la recherche finira par aboutir (du point de vue algorithmique c'est l'utilisation de l'opérateur μ de Kleene ; du point de vue des maths constructives, c'est un appel au principe de Markov ; du point de vue de la complexité, ça empêche de trouver des bornes).

[#76] Nous nous voyions (presque) toujours à trois, histoire d'éviter que la thèse se retrouve fragmentée en parties qui auraient été effectivement encadrées par des personnes différentes. Ça prend plus de temps, mais je pense que c'est la bonne façon de faire.

En ce moment, je suis de plus en plus intéressé par les maths constructives (les lecteurs de ce blog savent d'ailleurs que j'ai commencé à écrire une série de billet sur le sujet, notamment ici, et ). Comme mes intérêts mathématiques sont très fluctuants (c'est le revers de la médaille de l'éclectisme), je ne sais pas si ça durera, mais c'est au moins un sujet qui m'intéresse de façon récurrente depuis longtemps puisque je peux au moins le faire remonter à la lecture du livre de MacLane et Moerdijk mentionné plus haut, et cet intérêt a été ravivé dans mon esprit par la rencontre (en rapport avec les recherche sur la calculabilité de la cohomologie étale) avec Henri Lombardi et Claude Quitté qui ont écrit un remarquable livre d'algèbre commutative constructive (on peut l'acheter ici et je le recommande). Je réfléchis vaguement à écrire moi-même un livre[#77] sur les maths constructives (à la fois sur le point de vue « interne » des maths constructives proprement dites et sur le point de vue « externe » avec la construction de divers modèles, comme le topos effectif, vus depuis un univers classique), où je pourrais rédiger tout un tas de résultats mineurs que j'ai récoltés ou découverts et qui paraissent difficilement mériter une publication séparée.

[#77] Il ne faut pas que je le dise trop fort, parce que mon ami Fabrice Orgogozo va me rappeler que nous avons aussi commencé il y a bien longtemps — en 2008 — un livre sur la théorie de Galois (titre de travail : La théorie de Galois et ses ramifications ; nous l'avons mis en pause au moment de faire notre travail sur le calcul de la cohomologie étale) et que ce serait bien de le finir avant que nous soyons à la retraite.

Comme d'habitude, je ne sais pas bien comment conclure mes billets de blog, donc je vais arrêter là le récit de ma carrière un peu en mouvement brownien (en ce qu'on ne sait pas trop où elle va).

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