David Madore's WebLog: Sur les adjectifs qui élargissent le nom qu'ils qualifient

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(dimanche)

Sur les adjectifs qui élargissent le nom qu'ils qualifient

Le point de grammaire(?) que je veux évoquer ici concerne surtout la terminologie scientifique, notamment mathématique, même s'il est a priori complètement général.

Normalement, quand on accole une épithète à un nom, ou en fait n'importe quelle sorte de complément, le sens devrait être de préciser, c'est-à-dire de restreindre, l'ensemble des entités possiblement désignées. Par exemple, même si vous ne savez pas ce que c'est qu'un foobar (c'est normal !), ni ce que signifie l'adjectif cromulent (idem), si je parle d'un foobar cromulent, vous pouvez conclure qu'il s'agit d'une sorte particulière de foobar, qui a une propriété additionnelle (être cromulent) par rapport à celle d'être un foobar. De même, un bazqux roncible frobnicable devrait être un type spécial de bazqux roncible, qui est lui-même une sorte de bazqux ; et le groupe des ptérodoncles mouffetés de Linné devrait être un ensemble (d'animaux ?) plus restreint que celui des ptérodoncles.

Je suis sûr que les grammairiens ou les linguistes ont un terme précis pour ce phénomène, mais je ne le connais pas ; ou peut-être, au contraire, un terme pour les exceptions. Car il y a bien sûr des exceptions. Dans le langage courant, elles abondent. Un secrétaire général n'est pas vraiment un secrétaire (et pas du tout un général, mais ça c'est plutôt une blague). Un procureur adjoint n'est pas un procureur, puisqu'il n'est qu'adjoint (et il en va de même d'adjectifs comme délégué). Un faux bourdon n'est évidemment pas un bourdon, comme un faux acacia n'est pas un acacia : on peut s'attendre à ce qu'un faux foobar ne soit pas un foobar, d'un autre côté, une fausse bonne idée est quand même une idée, même si elle n'est pas une bonne idée. Il y a aussi tout ce qui est nommé par métonymie ou par métaphore : un blouson noir n'est pas une sorte de blouson et un visage pâle n'est pas une sorte de visage ; une peau de chagrin était bien ce que ça dit jusqu'à ce qu'un roman de Balzac donne un sens très particulier à cette expression. Et ainsi de suite. Évidemment, les frontières des mots dans le langage non-technique ne sont pas rigoureusement définies, donc il n'est pas toujours possible de décider avec certitude si un adjectif est ou n'est pas restrictif au sens du paragraphe précédent : un tableau noir est-il un type particulier de tableau, par exemple ? certainement si on prend tableau au sens le plus large, mais ce n'est pas ce qu'on entend normalement par ce mot. Un hôtel de ville est un hôtel pour une certaine définition d'hôtel, mais ce n'est plus vraiment le sens courant de ce mot. Et je ne saurais pas vraiment dire si un coup de soleil est une sorte de coup, ou si le clair de lune est une sorte de clair (whatever that may be).

Dans le vocabulaire technique, on pourrait espérer que les mots aient un sens suffisamment précis pour pouvoir éviter ces gags, mais ce n'est pas le cas. En mathématiques, un faisceau pervers n'est pas un faisceau et en physique, un champ quantique n'est pas un type particulier de champ [classique] mais un concept parallèle dans un cadre adjacent (la théorie quantique des champs), et il est discutable qu'une étoile à neutrons soit une étoile. Sans compter, bien sûr, les cas où le terme technique est une locution indivisible : un trou noir (terme technique) n'est pas une sorte particulière de trou (terme non technique). La situation reste beaucoup plus rare que dans le langage courant.

Il y a cependant une situation importante où un foobar cromulent n'est pas une sorte particulière de foobar, et dont les matheux ont assez souvent besoin, et peut-être aussi d'autres sciences (les exemples ne me viennent pas trop à l'esprit, mais je suppose qu'ils doivent exister), ce sont les cas où on veut au contraire élargir le sens d'un mot. Autant la situation normale est que l'adjectif restreint le sens d'un mot, et les diverses situations évoquées jusqu'ici sont des cas où il déplace (comme faux, adjoint, etc.) ou bien le transforme de façon complètement imprévisible et figée par l'usage (blouson noir), la situation d'élargissement est encore un peu autre chose.

Le cas d'usage typique pour les maths est qu'un foobar est défini par différentes propriétés, et on veut désigner un objet qui vérifie toutes les propriétés du foobar sauf une. On peut bien sûr appeler ça un quasi-foobar ou un pseudo-foobar ou un presque foobar (near foobar en anglais ; certains grammairiens grincheux pourraient râler de voir un adverbe — presque — qualifier un nom), ou ce genre de choses, mais on aura peut-être envie de parler de foobar généralisé, et là, l'adjectif généralisé élargit le sens du mot.

Mais je pense que la situation la plus fréquente est celle, très proche, où on fait tout un traité sur les foobars bleutés, alors par flemme d'écrire bleuté à chaque fois, on convient dans l'en-tête du traité : le terme foobar désignera ci-après, sauf précision du contraire, un foobar bleuté. Une fois cette convention faite, pour parler d'un foobar en général, on doit écrire foobar non nécessairement bleuté, et non nécessairement bleuté est une locution adjectivale qui a cette propriété d'élargir le sens du mot foobar (en retirant la restriction bleuté). Et comme le mot nécessairement est lui-même long à dire, on écrit le plus souvent foobar non bleuté, ce qui est un abus de langage ou de logique parce qu'on veut, en fait, dire non nécessairement bleuté (i.e., foobar dans le sens où on retire la convention faite initialement qu'il est sous-entendu bleuté, mais il se pourrait qu'il soit quand même bleuté quand même). Il faut admettre que cela cause une certaine confusion, mais je ne connais aucune façon agréable de se sortir de ce problème de rédaction.

Le cas d'école est celui de la commutativité (et éventuellement de l'unitarité ou de l'associativité) des anneaux : en algèbre, un anneau est défini comme un ensemble muni d'opérations (l'addition et la multiplication) vérifiant un certain nombre de propriétés (l'associativité de l'addition, la commutativité de celle-ci, l'existence d'un neutre et de symétriques pour l'addition, la distributivité de la multiplication sur l'addition, l'associativité de la multiplication et l'existence d'un neutre pour la multiplication ; la dernière, voire les deux dernières n'étant pas systématiquement incluses dans la définition) ; et les gens qui font de l'algèbre commutative vont avoir envie d'ajouter une propriété supplémentaire, la commutativité de la multiplication, ce qui donne la notion d'anneau commutatif (commutatif étant ici un adjectif régulier, c'est-à-dire restrictif). C'est pénible d'écrire anneau commutatif trente-six fois par page, alors on fait souvent la convention que anneau signifiera désormais anneau commutatif (typiquement sous la forme : tous les anneaux considérés ici seront, sauf précision du contraire, supposés commutatifs, et peut-être, pour qu'il n'y ait aucun doute sur la définition utilisée, unitaires [i.e., possédant un élément neutre pour la multiplication] et associatifs). Mais on a quand même envie de temps en temps de dire quelque chose sur les anneaux plus généraux, alors on devrait écrire anneau non nécessairement commutatif en utilisant un adjectif qui élargit le sens du mot. Sauf qu'en fait, il n'est quasiment jamais intéressant de parler spécifiquement d'anneaux non nécessairement commutatifs qui ne sont effectivement pas commutatifs (au sens où il existe vraiment x et y tels que x·yy·x), donc on dit simplement non commutatif pour non nécessairement commutatif ; ce qui conduit à la situation absurde qu'un anneau commutatif est un cas particulier d'un anneau non commutatif (puisque ce dernier terme signifie en fait non nécessairement commutatif). C'est agaçant, j'en conviens, mais je ne connais pas de façon agréable de s'en sortir.

En fait, c'est très souvent le cas avec les adjectifs en non en mathématiques : de la même manière, un automate fini déterministe est un cas particulier d'un automate fini non déterministe (puisque ce dernier terme signifie en fait non nécessairement déterministe).

Le terme d'algèbre est particulièrement merdique parce qu'il signifie plein de choses selon le contexte : la multiplication peut être commutative et associative, ou seulement associative, ou même pas ; si on la suppose associative par défaut (ce qui est quand même le plus courant), ça n'empêchera pas d'écrire algèbre de Lie alors que le crochet de Lie n'est pas associatif (on a une autre hypothèse à la place, l'identité de Jacobi) ; de même, si on écrit algèbre alternative, il faut comprendre que l'hypothèse d'associativité a été remplacée par quelque chose de plus faible (l'hypothèse d'alternativité / de Moufang) ; et c'est pareil pour les algèbres de Jordan. Donc une algèbre de Lie, une algèbre alternative et une algèbre de Jordan ne sont (en général) pas des algèbres [associatives], ce sont des algèbres non [nécessairement] associatives, en revanche toute algèbre [associative] est une algèbre alternative. Et c'est sans compter la notion très générale d'algèbre sur une monade ! Pour le mathématicien habitué, tout ça ne pose pas trop de problème, à part un énervement certain quand on tient à la logique, mais quand il s'agit d'enseigner, c'est vraiment embêtant.

Certains proposent parfois des adjectifs différents pour rendre la terminologie moins incohérente : par exemple, si on convient qu'un corps est nécessairement commutatif (ce qui, n'en déplaise à Bourbaki, est quasiment universellement admis), lorsqu'on veut parler de corps non nécessairement commutatif, plutôt que d'écrire la longue expression corps non nécessairement commutatif ou l'abus de langage corps non commutatif, certains aiment écrire algèbre à division (avantage : c'est bien une algèbre ; inconvénient : personne ne sait au juste ce que c'est qu'une algèbre), ou corps gauche (avantage : c'est relativement court et agréable à écrire ; mais il reste que ce n'est pas un corps, et le terme n'est pas ultra standard), voire corps-gauche (le trait d'union permet de faire comme si ce n'était pas un adjectif et de prétendre qu'il est complètement normal qu'un corps-gauche ne soit pas un corps). Ça peut marcher pour des cas précis, mais ce n'est pas une solution universelle.

On pourrait aussi se demander ce qu'un adverbe est censé avoir comme effet général sur un adjectif (qui lui-même qualifie un nom) : si les foobars orgnesquement cromulents sont censés être des foobars, comment se situent-ils par rapport aux foobars cromulents ? Je ne crois pas vraiment qu'il y ait de convention absolue en mathématiques : parfois localement cromulent implique cromulent, parfois c'est la réciproque qui vaut, parfois ni l'un ni l'autre.

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