Le point de grammaire(?) que je veux évoquer ici concerne surtout la terminologie scientifique, notamment mathématique, même s'il est a priori complètement général.
Normalement, quand on accole une épithète à un nom, ou en fait
n'importe quelle sorte de complément, le sens devrait être
de préciser, c'est-à-dire de restreindre, l'ensemble
des entités possiblement désignées. Par exemple, même si vous ne savez
pas ce que c'est qu'un foobar (c'est normal !), ni ce que signifie
l'adjectif cromulent
(idem), si je parle d'un foobar
cromulent
, vous pouvez conclure qu'il s'agit d'une sorte
particulière de foobar, qui a une propriété additionnelle (être
cromulent) par rapport à celle d'être un foobar. De même,
un bazqux roncible frobnicable
devrait être un type spécial de
bazqux roncible, qui est lui-même une sorte de bazqux ; et le groupe
des ptérodoncles mouffetés de Linné
devrait être un ensemble
(d'animaux ?) plus restreint que celui des ptérodoncles.
Je suis sûr que les grammairiens ou les linguistes ont un terme
précis pour ce phénomène, mais je ne le connais pas ; ou peut-être, au
contraire, un terme pour les exceptions. Car il y a bien sûr des
exceptions. Dans le langage courant, elles abondent. Un secrétaire
général n'est pas vraiment un secrétaire (et pas du tout un général,
mais ça c'est plutôt une blague). Un procureur adjoint n'est pas un
procureur, puisqu'il n'est qu'adjoint (et il en va de même d'adjectifs
comme délégué
). Un faux bourdon n'est évidemment pas un
bourdon, comme un faux acacia n'est pas un acacia : on peut s'attendre
à ce qu'un faux foobar
ne soit pas un foobar, d'un autre côté,
une fausse bonne idée
est quand même une idée, même si elle
n'est pas une bonne idée. Il y a aussi tout ce qui est nommé
par métonymie ou par métaphore : un blouson noir
n'est pas une
sorte de blouson et un visage pâle
n'est pas une sorte de
visage ; une peau de chagrin
était bien ce que ça dit jusqu'à
ce qu'un roman de Balzac donne un sens très particulier à cette
expression. Et ainsi de suite. Évidemment, les frontières des mots
dans le langage non-technique ne sont pas rigoureusement définies,
donc il n'est pas toujours possible de décider avec certitude si un
adjectif est ou n'est pas restrictif au sens du paragraphe précédent :
un tableau noir est-il un type particulier de tableau, par exemple ?
certainement si on prend tableau
au sens le plus large, mais ce
n'est pas ce qu'on entend normalement par ce mot. Un hôtel
de ville est un hôtel
pour une certaine définition
d'hôtel
, mais ce n'est plus vraiment le sens courant de ce mot.
Et je ne saurais pas vraiment dire si un coup de soleil est une sorte
de coup, ou si le clair de lune est une sorte de clair
(whatever that may be).
Dans le vocabulaire technique, on pourrait espérer que les mots
aient un sens suffisamment précis pour pouvoir éviter ces gags, mais
ce n'est pas le cas. En mathématiques, un faisceau pervers
n'est pas un faisceau et en physique, un champ quantique
n'est
pas un type particulier de champ [classique] mais un concept parallèle
dans un cadre adjacent (la théorie quantique des champs), et il est
discutable qu'une étoile à neutrons
soit une étoile. Sans
compter, bien sûr, les cas où le terme technique est une locution
indivisible : un trou noir
(terme technique) n'est pas une
sorte particulière de trou (terme non technique). La situation reste
beaucoup plus rare que dans le langage courant.
Il y a cependant une situation importante où un foobar cromulent
n'est pas une sorte particulière de foobar, et dont les matheux ont
assez souvent besoin, et peut-être aussi d'autres sciences (les
exemples ne me viennent pas trop à l'esprit, mais je suppose qu'ils
doivent exister), ce sont les cas où on veut au
contraire élargir le sens d'un mot. Autant la situation
normale est que l'adjectif restreint le sens d'un mot, et les
diverses situations évoquées jusqu'ici sont des cas où il déplace
(comme faux
, adjoint
, etc.) ou bien le transforme de
façon complètement imprévisible et figée par l'usage (blouson
noir
), la situation d'élargissement est encore un peu
autre chose.
Le cas d'usage typique pour les maths est qu'un foobar est défini
par différentes propriétés, et on veut désigner un objet qui vérifie
toutes les propriétés du foobar sauf une. On peut bien sûr appeler ça
un quasi-foobar
ou un pseudo-foobar
ou un presque
foobar
(near foobar
en anglais ; certains
grammairiens grincheux pourraient râler de voir un adverbe
— presque
— qualifier un nom), ou ce genre de choses, mais on
aura peut-être envie de parler de foobar généralisé
, et là,
l'adjectif généralisé
élargit le sens du mot.
Mais je pense que la situation la plus fréquente est celle, très
proche, où on fait tout un traité sur les foobars bleutés, alors par
flemme d'écrire bleuté
à chaque fois, on convient dans
l'en-tête du traité : le terme
. Une fois cette
convention faite, pour parler d'un foobar en général, on doit
écrire foobar
désignera ci-après,
sauf précision du contraire, un foobar bleutéfoobar non nécessairement bleuté
, et non
nécessairement bleuté
est une locution adjectivale qui a cette
propriété d'élargir le sens du mot foobar
(en retirant
la restriction bleuté
). Et comme le mot nécessairement
est lui-même long à dire, on écrit le plus souvent foobar non
bleuté
, ce qui est un abus de langage ou de logique parce qu'on
veut, en fait, dire non nécessairement bleuté (i.e., foobar
dans le sens où on retire la convention faite initialement qu'il est
sous-entendu bleuté, mais il se pourrait qu'il soit quand même bleuté
quand même). Il faut admettre que cela cause une certaine confusion,
mais je ne connais aucune façon agréable de se sortir de ce problème
de rédaction.
Le cas d'école est celui de la commutativité (et éventuellement de
l'unitarité ou de l'associativité) des anneaux : en algèbre, un anneau
est défini comme un ensemble muni d'opérations (l'addition et la
multiplication) vérifiant un certain nombre de propriétés
(l'associativité de l'addition, la commutativité de celle-ci,
l'existence d'un neutre et de symétriques pour l'addition, la
distributivité de la multiplication sur l'addition, l'associativité de
la multiplication et l'existence d'un neutre pour la multiplication ;
la dernière, voire les deux dernières n'étant pas systématiquement
incluses dans la définition) ; et les gens qui font de
l'algèbre commutative vont avoir envie d'ajouter une
propriété supplémentaire, la commutativité de la multiplication, ce qui donne
la notion d'anneau commutatif (commutatif
étant ici un adjectif
régulier, c'est-à-dire restrictif). C'est pénible d'écrire anneau
commutatif
trente-six fois par page, alors on fait souvent la
convention que anneau
signifiera désormais anneau
commutatif
(typiquement sous la forme : tous les anneaux
considérés ici seront, sauf précision du contraire, supposés
commutatifs
, et peut-être, pour qu'il n'y ait aucun doute sur la
définition utilisée, unitaires [i.e., possédant un élément neutre
pour la multiplication] et associatifs
). Mais on a quand même
envie de temps en temps de dire quelque chose sur les anneaux plus
généraux, alors on devrait écrire anneau non nécessairement
commutatif
en utilisant un adjectif qui élargit le sens du mot.
Sauf qu'en fait, il n'est quasiment jamais intéressant de parler
spécifiquement d'anneaux non nécessairement commutatifs qui ne
sont effectivement pas commutatifs (au sens où il existe
vraiment x et y tels
que x·y≠y·x), donc on dit
simplement non commutatif
pour non nécessairement
commutatif
; ce qui conduit à la situation absurde qu'un anneau
commutatif est un cas particulier d'un anneau non commutatif (puisque
ce dernier terme signifie en fait non nécessairement
commutatif). C'est agaçant, j'en conviens, mais je ne connais pas de
façon agréable de s'en sortir.
En fait, c'est très souvent le cas avec les adjectifs en non
en mathématiques : de la même manière, un automate fini déterministe
est un cas particulier d'un automate fini non déterministe (puisque ce
dernier terme signifie en fait non nécessairement
déterministe).
Le terme d'algèbre
est particulièrement merdique parce qu'il
signifie plein de choses selon le contexte : la multiplication peut
être commutative et associative, ou seulement associative, ou même
pas ; si on la suppose associative par défaut (ce qui est quand même
le plus courant), ça n'empêchera pas d'écrire algèbre de Lie
alors que le crochet de Lie n'est pas associatif (on a une autre
hypothèse à la place, l'identité de Jacobi) ; de même, si on
écrit algèbre alternative
, il faut comprendre que l'hypothèse
d'associativité a été remplacée par quelque chose de plus
faible (l'hypothèse d'alternativité / de Moufang) ; et c'est pareil
pour les algèbres de Jordan. Donc une algèbre de Lie, une algèbre
alternative et une algèbre de Jordan ne sont (en général) pas des
algèbres [associatives], ce sont des algèbres non [nécessairement]
associatives, en revanche toute algèbre [associative] est une algèbre
alternative. Et c'est sans compter la notion très générale d'algèbre
sur une monade ! Pour le mathématicien habitué, tout ça ne pose pas
trop de problème, à part un énervement certain quand on tient à la
logique, mais quand il s'agit d'enseigner, c'est vraiment
embêtant.
Certains proposent parfois des adjectifs différents pour rendre la
terminologie moins incohérente : par exemple, si on convient qu'un
corps est nécessairement commutatif (ce qui, n'en déplaise à Bourbaki,
est quasiment universellement admis), lorsqu'on veut parler de corps
non nécessairement commutatif, plutôt que d'écrire la longue
expression corps non nécessairement commutatif
ou l'abus de
langage corps non commutatif
, certains aiment écrire algèbre
à division
(avantage : c'est bien une algèbre ; inconvénient :
personne ne sait au juste ce que c'est qu'une algèbre), ou corps
gauche
(avantage : c'est relativement court et agréable à écrire ;
mais il reste que ce n'est pas un corps, et le terme n'est pas ultra
standard), voire corps-gauche
(le trait d'union permet de faire
comme si ce n'était pas un adjectif et de prétendre qu'il est
complètement normal qu'un corps-gauche ne soit pas un corps). Ça peut
marcher pour des cas précis, mais ce n'est pas une solution
universelle.
On pourrait aussi se demander ce qu'un adverbe est censé avoir
comme effet général sur un adjectif (qui lui-même qualifie un nom) :
si les foobars orgnesquement cromulents
sont censés être des
foobars, comment se situent-ils par rapport aux foobars cromulents ?
Je ne crois pas vraiment qu'il y ait de convention absolue en
mathématiques : parfois localement cromulent
implique cromulent
, parfois c'est la réciproque qui vaut,
parfois ni l'un ni l'autre.