Méta : Je recopie ici, parce que je pense que ça peut intéresser des lecteurs de mon blog, une introspection que j'ai écrite pour un forum de discussion d'anciens normaliens, au sujet des formes de ma mémoire (j'ai un petit peu remanié le texte au passage, mais il peut rester des traces du fait que je l'ai écrit dans un contexte différent) : c'est du racontage de vie personnel, mais il serait intéressant de mettre ça en regard d'études neurologiques précises, sujet sur lequel, malheureusement, je ne sais essentiellement rien.
Je me suis longtemps dit que, pour ce qui est de la mémoire,
j'étais très « auditif » et pas du tout « visuel », essentiellement
sur la base du fait que quand j'apprends un texte par cœur (et je ne
suis pas mauvais pour ça, ma mémoire est pleine de citations assez
longues d'extraits de livres, de discours, de poésies ou de paroles de
chansons que j'ai appris presque sans y faire attention), j'entends
plutôt une voix la prononcer que je ne l'imagine écrit. Mais quand je
dis une voix
, c'est une voix assez abstraite, qui n'a pas de
caractéristiques vocales bien définies (pas de timbre, pas de texture,
pas vraiment de ton). En fait, je pense aussi que ma mémoire auditive
recoupe assez ma mémoire procédurale et que dans une certaine mesure
je m'imagine plutôt en train de prononcer le texte qu'en train de
l'entendre — mais ce n'est pas clair non plus.
Un autre signe que je suis « auditif », c'est que j'ai appris par cœur, quand j'étais petit, cinquante décimales de π, ce qui n'est pas très intéressant (et encore moins un exploit), mais ce qui est intéressant, c'est que je les ai apprises en français et par groupes de cinq. C'est une petite chanson dans ma tête : et je suis incapable de les réciter en anglais (ça demanderait de traduire au vol la petite chanson, or elle passe trop vite) ; et le fait que je les ai retenues par blocs de cinq signifie que je ne me tromperai jamais au sein d'un bloc mais que je risque d'omettre complètement un bloc ou de faire une autre erreur de ce genre entre les blocs. (En anglais, je connais seulement cinq décimales de π. En revanche, je connais mes tables de multiplication en anglais et je pense que, au contraire des décimales de π, elles ne sont pas mémorisées de façon uniquement « auditive ».)
En fait, ça fonctionne pareil pour la poésie en général : chaque vers (ou peut-être chaque hémistiche d'un alexandrin) est, dans ma tête, une unité atomique, je ne vais pas faire d'erreur au sein d'un vers[#], en revanche quand la poésie est vieille et que je commence à l'oublier, le type d'erreur que je vais faire c'est de ne plus me rappeler quel vers vient après lequel (et il m'arrive de restituer un poème avec les bons vers mais permutés de façon plus ou moins grave[#2]). Je pense que la manière dont j'ai retenu mes décimales de π est très semblable à une poésie[#3] dont les vers seraient des groupes de cinq chiffres prononcés en français.
[#] Le rythme du vers est très important pour la mémoire (même si je suis bien sûr capable de retenir de la prose), et particulièrement le tadada-tadada tadada-tadada des alexandrins : je suis toujours fasciné et irrité à la fois quand des gens déclament des alexandrins en massacrant leur rythme (notamment quand ils omettent des ‘e’ prononcés /ə/ ou ne font pas les synérèses ou diérèses demandées par la métrique) : irrité par le fait que ça casse la musique que j'ai besoin d'entendre, mais aussi fasciné par le fait qu'ils mémorisent le vers sans cette petite musique.
[#2] Pour donner un
exemple concret, il y a un poème des Trophées de
Heredia, Soir de bataille
, qui se termine par ces deux
tercets : C'est alors qu'apparut, tout hérissé de flèches, / Rouge
du flux vermeil de ses blessures fraîches, / Sous la pourpre flottante
et l'airain rutilant, // Au fracas des buccins qui sonnaient leur
fanfare, / Superbe, maîtrisant son cheval qui s'effare, / Sur le ciel
enflammé, l'Imperator sanglant.
Tant qu'on garde le premier et le
dernier vers, on peut faire n'importe quelle permutation des quatre
autres, et je ne sais jamais laquelle est la bonne (sauf
éventuellement à réfléchir à la structure des vers dans les tercets
des sonnets classiques, et encore, il reste plusieurs
possibilités).
[#3] On ne peut pas,
ici, ne pas évoquer un quatrain mnémotechnique à ce sujet : Que
j'aime à faire apprendre un nombre utile aux sages ! / Immortel
Archimède, artiste ingénieur, / Qui de ton jugement peut priser la
valeur ? / Pour moi, ton problème eut de pareils avantages.
(compter le nombre de lettres de chaque mot pour obtenir les quelques
premières décimales de π). J'aimerais bien savoir quelle est l'origine
de ce poème, parce que c'est assez fort, comme exercice oulipien,
d'avoir construit un quatrain vaguement sensé, en alexandrins
irréprochables, aux rimes impeccables, et dont le nombre de lettres
des mots donne les premières décimales
de π. Ici
on a une proposition de variation+suite, mais la versification laisse
à désirer (il y a des alexandrins dont la césure manque, des rimes qui
sont pour moitié singulières et pour moitié plurielles, etc.).
Parlant de poésie, je suis encore capable de réciter un passage assez long de l'introduction du poème de Pouchkine, Le Cavalier de bronze (Медный всадник), en russe. Et ce qui est amusant, là, c'est que j'ai oublié le sens de pas mal de mots (je sais quel est le sens global, mais plus toujours ce que tel ou tel terme, ou telle ou telle expression signifie exactement). Autrement dit, la mémoire (auditive ou procédurale) du son des mots a subsisté plus longtemps que la mémoire de leur sens.
[Cf. aussi cette vieille entrée, que j'avais complètement oubliée — c'est ironique pour une entrée sur la mémoire — et qui recoupe largement ces quelques derniers paragraphes.]
Je me suis longtemps dit que j'avais une mémoire visuelle toute pourrie parce que je n'arrive pas à former des images très précises dans ma tête, ou alors elles sont dénuées de détails et ça demande beaucoup d'efforts pour en ajouter. (Ce n'est pas de l'aphantasie, mais les images que j'ai dans la tête ne correspondent pas vraiment à quelque chose que je verrais : elles sont pour ainsi dire très pâles en comparaison ; ce sont plutôt des esquisses dans lesquelles je code plus ou moins les détails que je veux retenir, mais de façon plus figurée que vraiment visualisée.) D'un autre côté j'ai un plutôt bon sens de l'orientation et je n'ai pas spécialement de problèmes d'orthographe. Et mon cerveau est parfaitement capable de former des images, parce que quand je rêve, c'est surtout en images, et pour le coup, elles sont assez précises (et même si elles disparaissent rapidement après que je me suis réveillé, avant qu'elles le fassent elles sont peut-être plus vivaces que des souvenirs réels).
Quand j'apprends une nouvelle langue, je me rends compte qu'il faut
un certain temps pour que les nouveaux phonèmes que cette langue
comporte prennent une place dans ma mémoire. Autrement dit, dans un
premier temps j'apprends à prononcer le son, puis j'apprends à le
distinguer à l'oreille de sons qui ressemblent, et c'est seulement
ensuite, après encore assez longtemps, que j'arrive à
distinguer dans ma mémoire ces différents sons. Par exemple,
quand j'ai appris un peu d'arabe, même une fois que j'avais appris à
distinguer à l'oreille le ‘t’ « normal » (non pharyngalisé,
/t/, ت
) et le ‘t’ pharyngalisé
(/tˤ/, ط
), ils restaient fusionnés dans ma mémoire,
et je sentais bien que les mots étaient retenus comme deux
informations séparées, une prononciation réduite d'une part (où ces
deux sons sont mémorisés comme des ‘t’) et une information
additionnelle me disant que tel ou tel ‘t’ du mot était ou non
pharyngalisé ; et ce n'est qu'en gros quand j'ai arrêté d'étudier
l'arabe que je commençais tout juste à retenir ces informations en
bloc et à ne plus considérer mentalement les deux consonnes comme deux
variations d'une même lettre (ce que, du point de vue de l'arabe,
elles ne sont pas du tout). Mon expérience des tons du chinois a été
vaguement analogue (si ce n'est que mes tentatives se sont arrêtées
encore plus tôt). Du coup, ceci remet en doute l'idée que ma mémoire
soit véritablement « auditive », ou en tout cas, si elle l'est, ça
montre qu'il y a une belle couche de compression qu'il n'est pas
évident de recâbler.
Parlant du chinois, là où je me suis rendu compte que j'étais
vraiment mauvais, c'est pour retenir la forme des caractères (en même
temps, je n'ai pas fait énormément d'efforts, me disant par principe
que je serais mauvais pour ça et que j'en ferais le strict minimum,
apprenant surtout le chinois via le pinyin). Déjà pour apprendre les
syllabaires japonais, qui ne sont pas très gros, j'ai eu énormément de
mal dès qu'il y avait des caractères vaguement ressemblants (お
et な
et ね
par exemple, ou は
et ほ
; et
pour les katakanas c'est pire) et je les ai oubliés à une vitesse
folle.
[Cf. aussi ce que j'écrivais ici, qui recoupe largement ces deux derniers paragraphes, avec plus de détails.]
Je me suis longtemps dit que j'étais très mauvais en reconnaissance
des visages. (Je sais que quand je regarde un film, ça m'arrive
souvent de me demander : hum, est-ce que ce personnage est celui
qu'on a déjà vu ou est-ce que c'est un autre ?
) Mais en fait ça
doit être plus compliqué que ça, parce que, par exemple, à l'occasion
de je ne sais plus quel sommet européen où le poussinet et moi
regardions la télé qui diffusait des images des chefs d'état et de
gouvernement et autres responsables d'institutions en train de se
saluer, j'étais capable d'identifier beaucoup de gens (en tout cas
nettement plus que le poussinet). Il m'arrive aussi assez souvent de
croiser quelqu'un dans la rue et de me dire hum, mais je connais
cette personne, qui est-ce donc ?
et de passer un certain temps à
me gratter la tête avant d'abandonner ou de conclure que c'est un
serveur dans tel restaurant où je vais de temps en temps, ou un
caissier dans le supermarché que je fréquente, ou quelque chose comme
ça : je ne sais pas si c'est un signe que j'ai plutôt mauvaise mémoire
(il me faut beaucoup de temps pour retrouver quand je vois la personne
hors contexte, et parfois je n'y arrive pas du tout) ou bonne
(j'arrive quand même à identifier des gens que je vois finalement
assez rarement). Mais à côté de ça, si on me demande si un collègue
que je fréquente tous les jours porte des lunettes, ou quelle est la
couleur de ses cheveux, je vais être incapable de répondre. On dirait
que mon cerveau stocke juste
un haché du visage, à partir duquel
il est impossible d'extraire des informations précises.
J'ai une mémoire du même genre pour les odeurs. J'ai plusieurs fois fait des tests où on fait sentir un parfum classique (du style vanille, poivre, clou de girofle, coriandre, ce genre de choses) dans une bouteille sans marquage et on demande d'identifier ce que c'est : je ne suis pas trop mauvais, mais quand j'y arrive je me rends compte que c'est plus ou moins en parcourant une longue liste de trucs vaguement plausibles et à chaque fois en essayant de matcher : ma mémoire ne fait pas vraiment l'association parfum↦nom mais plutôt (parfum,nom)↦vrai-ou-faux, et c'est vaguement pareil pour les visages. Si j'essaie d'imaginer, là, comme ça, le parfum de la vanille ou de la cannelle, j'ai une cheap plastic imitation, qui sont effectivement différentes l'une de l'autre, mais c'est à peu près tout.
Pour la musique, je suis peut-être meilleur. Quand j'ai un air qui me trotte dans la tête et que j'essaie de l'identifier, ce qui arrive souvent, j'arrive généralement à le siffler ou à le transcrire à la flûte : la transcription n'est pas terrible, mon sens du rythme est tout pourri, c'est embarrassant, mais pas au point que l'air soit impossible à reconnaître. Exemple concret avec un air que j'ai transcrit comme ceci et qui était en fait ceci ; et finalement ça m'est revenu ce que c'était alors que ça faisait longtemps que je ne l'avais pas écouté, le concerto pour piano de Schumann.
Enfin, il y a un type de mémoire qu'il ne faut pas omettre de
mentionner, c'est la mémoire procédurale. Je n'ai jamais fait de
piano, par exemple (je sais où sont les touches et je sais lire une
partition, mais vraiment pas assez vite pour « jouer », et
certainement pas quand il faut jouer plus qu'une note à la fois), mais
il y a quand même des petits morceaux simples que j'ai mémorisés de
façon purement mécanique. Et ce qui est amusant avec la mémoire
procédurale, c'est que c'est des successions d'actions qui ne doivent
surtout pas être interrompues : en tout cas pour moi, si je
m'interromps pour me demander où est-ce que j'en étais, au
juste ?
, c'est foutu. Et j'ai un peu ça avec les vers des poésies
(cf. ci-dessus) : si je commence à trop réfléchir je vais me planter
dans l'enchaînement des vers. Mais je me rends compte aussi en
apprenant à conduire [cf. par exemple ce que
j'écrivais ici] qu'il y a toutes
sortes de niveaux d'automatismes auxquels on peut « apprendre »
quelque chose procéduralement, donc la mémoire procédurale a toutes
sortes de subdivisions que je suis loin de bien comprendre.
Bref, C'est Compliqué®.