Stéphane Hoguet était mon professeur de mathématiques en hypotaupe (l'année scolaire 1994–1995, il y a neuf ans, donc).
Ses cours se lisaient comme un livre. Il arrivait dans la classe,
divisait le tableau en deux (toujours en deux, toujours au même
endroit : nous nous étions amusés à prolonger ce trait, « le trait
d'Hoguet », sur le plafond et le plancher jusqu'au fond de la classe,
et en voyant ça il avait déplacé son trait de cinq centimètres vers la
gauche), puis il commençait son cours : il écrivait d'une écriture
parfaite (quoique un peu petite), sans se tromper (il lui arrivait
d'hésiter, mais quand il notait quelque chose au tableau, c'était
toujours juste), sans rien effacer avant d'être arrivé au bout du
tableau, presque sans consulter ses notes. Il en disait à peine plus
que ce qu'il écrivait, ce qui se suffisait : vraiment, ses leçons
s'apparentaient à la lecture d'un traité systématique. Le niveau
dépassait largement le programme attendu en math sup (par exemple, il
nous avait fait une belle introduction à la théorie des nombres, et en
devoir maison il nous faisait démontrer la loi de réciprocité
quadratique et étudier le prolongement analytique des fonctions
L associées aux caractères de Dirichlet afin de démontrer
le théorème de la progression arithmétique). Il y avait une réelle
reconnaissance de la beauté des mathématiques dans ce cours —
qui était sans doute bien difficile à suivre pour ceux dans la classe
qui ne connaissaient pas déjà l'essentiel du programme de taupe en
arrivant, ou qui n'avaient pas, du moins, une certaine habitude du
raisonnement mathématique et un certain pouvoir d'abstraction
(célèbre phrase tirée de l'introduction des Éléments de
mathématique de Nicolas Bourbaki, sous l'égide de laquelle
Stéphane Hoguet nous avait placés en la citant lors du premier
cours).
Un jour il n'est pas venu donner son cours. C'était le samedi
veille des vacances de février (le 1995-02-18, précisément), et nous
avons donc conclu qu'il s'était donné un jour de congé de plus (même
si cela ne lui ressemblait pas, mais le personnage était assez
énigmatique). Ces vacances, je les ai passées au Maroc aux frais du
CIC (la banque),
qui offrait un voyage à tous les franciliens ayant eu la mention
très bien
au baccalauréat (l'année précédente), et nous étions
plusieurs de ma classe de sup à nous y retrouver.
À la première heure à la rentrée (un cours de dessin industriel), le proviseur adjoint nous attendait ainsi que notre professeur de physique, accompagnés de l'inspecteur général André Warusfel (ancien prof de taupe du lycée, il venait d'être promu IG), qui nous a annoncé que Stéphane Hoguet était décédé. Du SIDA. Le 1995-03-03.
La tragédie inattendue a glissé sur nous : l'effet de surprise était si grand qu'il n'y a pas eu de réaction. D'abord, les professeurs ne sont pas censés mourir pendant l'année scolaire : ce n'est tout simplement pas quelque chose qu'on envisage (à moins d'avoir quelque indice objectif laissant penser que cela pourrait se passer, bien sûr) — c'est presque une faute de goût, en fait. Mais ici, Hoguet avait fait preuve d'un courage qui laisse sans voix : se doutant qu'il ne finirait pas l'année, il avait demandé à l'administration de prévoir un remplacement (Emmanuel Goldsztejn), lequel avait joué le rôle de khôlleur entre temps. (Il est vrai que le lycée Louis le Grand ne doit pas avoir trop de mal à trouver un prof de prépa. Au demeurant, Emmanuel Goldsztejn était aussi un très bon enseignant.) La situation n'avait dû être facile pour personne, mais nous ne nous étions doutés de rien. Tout au plus avions-nous constaté que Hoguet avait l'air vraiment très fatigué (et il mettait un temps considérable à corriger nos devoirs sur table — mais nous mettions cela sur le compte du perfectionnisme — et il n'a jamais corrigé nos devoirs maison). Certains pensaient que c'était parce qu'il n'arrêtait pas de faire la fête. Autant dire qu'apprendre la vérité a été un choc.
Ensuite, le SIDA était une maladie dont on entendait
évidemment beaucoup parler, mais dont personne n'était censé mourir.
Je veux dire, personne qu'on connaît : c'est l'effet ça n'arrive
qu'aux autres
, enfin surtout aux autres qui sont loin et qu'on ne
fréquente pas. Des rumeurs insistantes circulaient dans la classe
depuis le début de l'année selon lesquelles Hoguet était homosexuel
(et sans doute y avait-il objectivement des raisons de le croire, si
on se fie à certains clichés ; il avait une façon vraiment très
butch de s'habiller, et une voix très douce), mais ces rumeurs
font partie du « paysage ».
Je n'arrive pas à resituer mes propres émotions dans tout cela ; le garçon que j'étais en taupe m'est désormais fort éloigné, je n'arrive plus à m'identifier à lui. Je savais avec certitude que j'étais pédé (et j'en pincais en secret pour les beaux yeux verts d'un garçon de la classe, Cyril). J'admirais passionnément les cours de Hoguet qui répondaient exactement à ma façon de concevoir et d'aimer les maths. Mais que ressentais-je pour l'homme ? Je suis incapable de le dire. Je me rappelle avoir pensé, au cours d'une messe donnée à sa mémoire à la chapelle du lycée (ses parents étaient d'ailleurs, à ce que j'ai pu comprendre, très croyants), que pour bien se souvenir de lui il faudrait commencer par réussir à le connaître tel qu'il était vraiment, non pas seulement à travers ses cours ou les cérémonies commémoratives. Quelquefois je me suis dit que j'aimerais rencontrer ceux qui l'ont connu autrement : ses amis, ses confidents… (du moins ceux qui sont encore en vie). Mais comment les trouver ?
Telle est la vie des hommes. Quelques visages aperçus, très vite remplacés par d'irrémédiables absences. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants.