David Madore's WebLog: L'espoir perdu dans le progrès

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(jeudi)

L'espoir perdu dans le progrès

Je ne pense pas que ce soit utile que j'écrive quelque chose sur la victoire de Trump. Ce que je disais penser de lui dans ce billet d'il y a huit ans est toujours largement pertinent (il y a trois Trump : le Trump nº1 qui a fait alliance avec la droite la plus extrême, le Trump nº2 qui a la mentalité d'un gamin caractériel, imprévisible et capricieux, et le Trump nº3 obsédé par sa grandeur, sa supériorité et sa réussite et incapable de penser à quoi que ce soit d'autre que lui). Chacune des trois facettes de sa personnalité va être encore pire pour ce second mandat (l'alliance avec les réactionnaires est plus organisée, tout ce qui pouvait ressembler à un contre-pouvoir institutionnel ou garde-fou cérémonial a sauté, il a purgé tous ceux qui ne lui étaient pas fanatiquement loyaux, il est maintenant animé d'un sentiment de vengeance encore plus profond, et, en outre, son déclin cognitif s'est accentué si bien qu'on peut encore moins compter sur la rationalité dans la poursuite de ses propres intérêts). Je le dis en blaguant, mais en ne blaguant qu'en partie : ce deuxième mandat de Trump sera bien pire que le précédent, mais on peut se rassurer en se disant qu'il sera meilleur que le troisième et le quatrième mandats[#]. (Pour une analyse un peu plus sérieuse de ce qui nous attend, cette vidéo est plutôt bien.)

[#] S'il y a besoin d'expliquer la blague, la Constitution des États-Unis interdit de faire plus que deux mandats. Mais Trump est très fort pour réussir à faire en sorte que les règles ne s'appliquent pas à lui.

Mais ce n'est pas de Trump que je veux parler, justement. Quoi que j'essaie de dire à son sujet[#2], il y aura des gens plus compétents que moi qui l'auront mieux dit. Et la raison pour laquelle il me terrifie est, fondamentalement, égoïste et pas très intéressante : je ne suis ni une femme américaine qui va perdre un peu plus le droit de disposer de son corps, ni une personne trans qui va perdre un peu plus le simple droit d'exister, je ne suis pas un immigré sans papier aux États-Unis qui risque de me faire expulser à tout moment du pays où j'ai construit ma vie, ni une personne avec la peau un peu trop sombre qui vais devoir subir un racisme toujours plus décomplexé, je ne suis pas un Palestinien qu'on va encore plus laisser tuer en masse pour expier les crimes du Ḥamas, je ne suis pas un Ukrainien qui va perdre son pays, et je ne suis sans doute pas parmi ceux les plus directement menacés par le changement climatique (même si nous le sommes évidemment tous). J'éprouve de l'empathie pour tous ces gens, du moins j'essaie, mais à vrai dire, je suis surtout préoccupé par cet énorme facteur de chaos qui augmente dramatiquement les chances que ce qui nous sert de civilisation s'effondre (par exemple parce que le président des États-Unis aurait décidé, sur un coup de tête ou sur une confusion quelconque, de raser Zagreb[#3] et que personne ne saurait lui dire euh, ce n'est vraiment pas une bonne idée ; ou parce qu'une guerre de tarifs douaniers causerait un écroulement de l'économie mondiale). Et aussi par le pouvoir accru que l'administration Trump va donner à des barons voleurs (des personnages comme Elon Musk) de piller toutes sortes de biens communs de l'Humanité (l'environnement, l'Internet, etc.).

[#2] Ou à plus forte raison sur les raisons de l'échec de Harris. Sur ce point, n'en doutons pas, il y aura énormément de gens qui vont trouver énormément de raisons et surtout de gens ou groupes de gens à accuser de la défaite ; ou bien à expliquer que si on les avait écoutés, eux, depuis le début, ce ne serait pas arrivé. Si je dois suggérer une raison à la défaite, moi, je suis justement tenté de dire que l'obsession à trouver des raisons, des boucs-émissaires d'une défaite, ou à y lire une preuve de telle ou telle ligne stratégique, avec la certitude d'avoir raison après coup, est une raison majeure (pas directement, mais emblématique d'une incapacité à se trouver des intérêts communs qui survivent au-delà d'une alliance électorale tactique, ou de faire preuve d'un peu d'humilité par rapport à la complexité de l'analyse politique).

[#3] Pour aucune raison (et je prends Zagreb comme exemple d'une ville au pif). C'est bien ça qui est terrifiant : on parle de quelqu'un qui tapé covfefe par hasard à la fin d'un tweet et qui, au lieu de reconnaître que c'était juste son doigt qui avait dérapé et que ça n'avait aucune importance (comme n'importe quelle personne normale l'aurait fait), il a laissé monter presque jusqu'à devenir un secret d'État le mystère de la signification du covfefe. Il est parfaitement imaginable qu'un pur malentendu le conduise à ordonner une attaque nucléaire sur Zagreb mais que, juste parce qu'il est parfaitement incapable de reconnaître une erreur aussi triviale soit-elle, il préférera ensuite s'entêter jusqu'à causer une vraie guerre nucléaire que de laisser tomber. Je ne dis pas que c'est probable, mais c'est beaucoup trop probable. Et non, il n'y a aucune sorte de garde-fou s'il fait ça, personne pour lui dire non, et d'ailleurs même pas de conséquence légale après s'il le fait, comme la Cour suprême l'a récemment rendu parfaitement clair.

Bref.

Je veux plutôt parler plus largement, et sans chercher à organiser ma pensée (qui va partir dans tous les sens), des sentiments que cet épisode suscite en moi. Il y en a un auquel j'ai donné dans un billet passé de ce blog un nom spécifique, c'est le marcellisme (je laisse le billet en question expliquer ce que c'est exactement, c'est un sentiment très spécifique mais que je ressens de manière particulièrement forte, et Kamala Harris rejoint Hillary Clinton dans la liste des personnes qui seront Marcellus, en l'occurrence l'identité de la première femme présidente des États-Unis).

Mais ce que je ressens aussi et surtout, c'est une très grande fatigue de voir le monde, année après année, devenir plus merdique. Donc c'est à ce sujet que je vais étaler mon découragement.

C'est largement le cas sur le plan politique. J'avais parlé par exemple du déclin des libertés fondamentales qui continue son petit grignotage de nos vies (par exemple, en France, l'autorisation de l'usage de la vidéosurveillance algorithmique, comme toujours sous le prétexte de lutte contre le terrorisme, qui était censée être temporaire après les jeux olympiques, mais qui croyait sérieusement à ce temporaire ?). Ce n'est pas tant une décision ou une action précise d'un gouvernement que j'ai en tête mais l'accumulation de prétextes pour faire passer des mesures contre, par exemple, les immigrés (cible toujours facile quand il s'agit de faire monter le fantasme de l'insécurité quand ce n'est pas celui de voler les emplois) ou les fonctionnaires.

Mais ce n'est pas que sur le plan politique. Prenons la technologie, par exemple. Je suis scientifique pas seulement par un amour de la théorie et de l'abstraction mais aussi parce que, à un certain niveau, je crois quand même aussi à une forme d'idéalisme (aux relents positivistes) selon lequel la science et les techniques devraient contribuer au bien-être et au bonheur de l'Humanité. Or si on excepte le cas particulier de la médecine, je ne sais pas à quand remonte la dernière découverte scientifique ou le dernier progrès technique qualitatif[#4] qui pouvait raisonnablement être dit améliorer le bonheur de l'Humanité. Pire encore, on voit maintenant des progrès techniques, comme l'intelligence artificielle, dont le but est assez ouvertement de nous apporter plus de malheurs. (Enfin, je ne sais pas si c'était vraiment le but, mais c'était une conséquence tout à fait prévisible, et c'est pour l'instant la seule qui se soit manifestée : il y a vaguement une promesse qu'Un Jour® l'IA pourra servir à quelque chose de bien, mais pour l'instant force est de constater qu'elle est insérée de force dans des produits où personne n'en veut, et qu'elle ne sert qu'à contrôler, à tromper, à semer le doute sur la notion même de vérité, et à piller les communs intellectuels donc à obliger à les protéger derrière des barrières. Donc elle fait tout à fait partie de ce qui rend le monde, d'année en année, activement de plus en plus merdique. Et même les téléphones mobiles, plus anciens et qui ont incontestablement des usages légitimes, servent de plus en plus comme instruments de contrôle sur nos vies.)

[#4] J'ajoute qualitatif parce que, oui, on a des smartphones un chouïa plus rapides qu'il y a cinq ans, ou ayant plus de mémoire, ou plus de mégapixels dans leur appareil photo, ou je ne sais quel changement incrémental du genre (honnêtement, je ne sais même pas combien de mémoire ou quel processeur a mon smartphone, et pourtant je suis un geek). Ou bien on a de la 6G au lieu de la 5G ou quelque chose comme ça (là, pour le coup, je suis sincèrement persuadé que la seule amélioration de la 5G par rapport à la 4G, c'est d'afficher un 5 au lieu d'un 4 dans le coin en haut à droite de l'écran).

Certes, je ne me suis jamais imaginé que le monde serait une marche continue vers le Progrès. Déjà, venir au monde c'est se rendre compte qu'on va vieillir et mourir, donc au moins au niveau individuel on est bien forcés d'accepter que tout ne va pas aller uniformément vers le Mieux. Au niveau politique ou historique, je ne suis ni hégélien ni marxiste, je ne me suis jamais imaginé que les choses devaient forcément aller en s'améliorant. Disons cependant que je m'étais vaguement fait l'idée vague qu'il y avait un arc moral de l'univers qui était long mais penchait vers la justice.

La période de l'Histoire où ma génération a grandi était une période d'optimisme, ou du moins qui m'apparaît avec le recul comme tel. Je suis né au moment où les dernières dictatures d'Europe de l'Ouest venaient d'être renversées, et j'avais 13 ans quand le mur de Berlin est tombé à son tour, cet événement s'est gravé de façon indélébile en moi, et en peu de temps il semblait que toute l'Europe[#5] et peut-être bientôt tout le monde devait connaître la démocratie libérale. (Certains promettaient même la fin de l'Histoire.) C'est peu dire que cette prophétie ne s'est pas réalisée, et que non seulement nous ne sommes pas sur un chemin tranquille vers la démocratie partout mais même en Europe elle recule sérieusement.

[#5] Pour comprendre émotionnellement ce paragraphe, il est sans doute nécessaire d'écouter la musique de Scorpions, Wind of Change (et/ou peut-être Moment of Glory).

Mais l'optimisme des années 1980–2000 n'était pas que dans le domaine politique : j'ai aussi grandi avec la démocratisation de l'ordinateur individuel, dans lequel il était permis de voir l'espoir d'une technologie qui serait bientôt ouverte et accessible à tous ; et ensuite avec l'apparition du World Wide Web, donc la possibilité de chacun de se créer une page Web personnelle et de s'exprimer en ligne sur sa vie ou sur ses goûts. On a toujours cette possibilité, me direz-vous ? Formellement, peut-être, mais un peu comme la démocratie, cette liberté a été captée par des intérêts qui ont voulu s'en servir comme ça les arrangeait : le Web a été essentiellement privatisé par les réseaux sociaux ou les gros acteurs comme Google, et si l'ordinateur personnel existe toujours, il est de plus en plus un simple terminal vers des services tournant sur un cloud hébergé sur des centres de serveurs. Bref, la promesse de progrès et de démocratisation n'a pas été tenue.

Dans un autre domaine, j'ai vu, au cours de ma jeunesse, le regard de la société sur l'homosexualité se transformer : l'acceptation complète n'est pas là, loin s'en faut, mais par exemple les réactions de la première minute de ce documentaire sont, au moins, passées de quasi-universelles à raisonnablement rares, et surtout, plutôt mal vues par la société. Dans beaucoup de milieux il n'est plus indispensable de cacher son orientation sexuelle si elle n'est pas hétérosexuelle, et une relative égalité de droits a été acquise. Il était donc tentant d'y voir une marche inévitable vers le progrès. Las ! Si l'homophobie n'est pas revenue à la mode sous exactement les mêmes traits (mais je n'oserais plus l'exclure), la transphobie est son nouveau visage ; et elle a recyclé ses arguments de merde (ce ne sont pas des vrais hommes/femmes, c'est contre-nature, c'est une maladie, c'est une perversion, ces gens-là, on les reconnaît à leur visage, ils essayent d'enrôler les jeunes dans leur perversion, en fait, ce qu'ils veulent, c'est violer les enfants, ils veulent redéfinir les normes de la société, donc ils la mettent en péril, etc.). Il n'y a pas tant eu de progrès en direction de l'acceptation que chacun peut faire ce qu'il veut de son corps et baise comme il veut et avec qui il veut tant qu'il s'agit d'adultes consentants, qu'un simple déplacement de la frontière d'acceptabilité. (Un peu comme si on était passé du racisme contre quiconque n'est pas français au racisme contre quiconque n'est pas européen : est-ce vraiment un tel progrès ?) Et pour ce qui est de la transphobie, non seulement il n'y a pas de progrès spectaculaire, mais j'ai même l'impression qu'on est en pleine régression (enfin, c'est sans doute compliqué, disons que le sujet devient plus clivant, avec effectivement une forme de progrès qui doit être mesurée contre une transphobie ouverte, affichée et même revendiquée). Trump, et la bande de gens qui le soutiennent, est un facteur majeur dans cette régression.

Cette idée que j'exprime que nous étions censés aller vers un monde meilleur et que, d'une certaine manière, la promesse a été rompue, me rappelle ces mots que Stefan Zweig, un siècle avant moi, exprime dans les premières pages de son livre Le Monde d'hier : souvenirs d'un Européen en 1942 (la traduction est de moi, cf. ce billet passé sur un sujet proche, où je citais déjà ce texte, pour la version originale) :

Le dix-neuvième siècle, dans son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu d'être sur la voie rectiligne et infaillible vers le « meilleur des mondes ». C'est avec mépris qu'on considérait les époques antérieures, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, comme un temps où l'humanité était encore mineure et insuffisamment éclairée. Ce n'était désormais qu'une question de décennies jusqu'à ce que le dernier mal et la dernière violence soient définitivement surmontés, et cette croyance en un « Progrès » ininterrompu et irrésistible avait véritablement en ce temps-là la force d'une religion ; on croyait en ce « Progrès » déjà plus qu'en la Bible, et son évangile semblait irréfutablement démontré à travers les merveilles quotidiennement nouvelles de la Science et de la Technique. De fait, une ascension générale, à la fin de ce siècle paisible, devenait toujours plus visible, toujours plus rapide, toujours plus variée. Dans les rues, la nuit, au lieu des lumières pâles, brillaient des lampes électriques ; les magasins portaient leur nouvel éclat tentateur depuis les grandes artères jusque dans les faubourgs ; déjà, grâce au téléphone, les hommes pouvaient parler à distance, déjà ils s'y élançaient dans des voitures sans chevaux avec une vitesse nouvelle, déjà ils se projetaient dans les airs en accomplissant le rêve d'Icare.

(Je n'ai pas besoin d'expliquer qu'en 1942 il était assez clair que la voie rectiligne et infaillible vers le « meilleur des mondes » n'était pas aussi rectiligne et infaillible qu'on l'avait pensé.)

Ces mots (et le fait que leur auteur s'est suicidé peu de temps après avoir écrit ce livre) n'ont jamais cessé de me hanter depuis qu'on me les a fait lire en cours d'allemand au lycée (d'ailleurs, je les connais par cœur en allemand), comme une sorte de mise en garde contre la foi dans le Progrès, que je n'arrive jamais à prendre assez au sérieux, et dont je suis obligé de me rendre compte de la portée.

Il faut néanmoins que je me demande si ce n'est pas juste moi qui vois les choses comme ça, et si je ne porte pas en moi les germes de mon propre malheur.

Une citation parfois attribuée à Napoléon et qui, comme toutes les meilleures citations, est certainement apocryphe[#6], mais qui n'en demeure pas moins bien trouvée, veut que : pour comprendre l'homme, il faut savoir ce qui se passait dans le monde quand il avait vingt ans. Est-ce que ce serait juste ma définition du progrès qui est celle des années 1990, et que je ne reconnais plus les progrès actuels parce que je suis resté coincé dans le modèle mental de cette décennie ?

[#6] En tout cas c'est mon hypothèse par défaut vu qu'aucune page qui lui attribue cette citation ne dit de quel texte exactement (ou par les souvenirs de qui) elle est tirée.

Il est difficile pour moi de réfuter cette suggestion de façon convaincante. C'est certainement un biais mental répandu que de faire d'une certaine époque passée un âge d'or (en oubliant tout ce qu'elle avait de merdique pour n'en retenir qu'une version idéalisée[#7]), et de s'imaginer que les choses étaient forcément mieux âââvant, dans cet âge d'or en bonne partie fantasmée. Et cet âge d'or est souvent le moment où la personne qui s'exprime avait environ 20 ans, probablement parce qu'elle l'associe à sa jeunesse et donc au bonheur d'être jeune (qui est lui-même souvent une reconstruction fallacieuse, parce qu'on retient ce que la jeunesse avait de bien en oubliant plein de choses merdiques). Pour les boomers, ce seront souvent les trente glorieuses : pour moi ce seraient les années 1990 ?

[#7] À titre d'illustration, cette vidéo sur la version fantasmée des années 1950 mérite d'être vue.

Est-ce que je tiens à l'état de droit, à la liberté de l'information et de l'informatique, et au droit à disposer de son propre corps, simplement parce que c'était une idée en vogue à l'époque où j'ai grandi ? Est-ce que le manque de progrès que je vois maintenant est simplement dû au fait que les générations suivantes cherchent une forme différente de progrès que je n'arrive pas à reconnaître comme tel ? Qu'est-ce qui fait rêver les gens de jours meilleurs, maintenant ?

C'est un peu la question. Y a-t-il encore des choses qui fassent rêver ? Y a-t-il encore la possibilité d'un espoir dans des jours meilleurs ? Même si sur certains plans l'Humanité va vers le pire (par exemple pour ce qui est du climat ou de l'écologie en général), il est légitime de se dire que ce ne sera pas forcément le cas dans tous les domaines.

J'ai l'impression (mais c'est peut-être là aussi un effet de perspective dû à ma propre position dans le temps) que diverses tendances politiques eurent su, par le passé, comment présenter leur idéologie comme une possibilité de progrès, et qu'elles ont oublié comment « vendre du rêve ». Or nous avons besoin, ou du moins moi j'ai besoin, d'au moins une certaine forme d'espoir[#8], fût-il hypothétique et vague, pour continuer à exister.

[#8] Ce qui est psychologiquement révélateur, c'est la manière dont je me suis accroché, pendant la pandémie, à l'idée que nous allions vers des jours plus heureux. Évidemment, une fois la pandémie finie, toutes les merdes de l'existence que j'avais mentalement mises de côté sont revenues frapper à la porte de ma pensée.

Il fut un temps où on pouvait, d'un côté du spectre politique, croire au rêve communiste d'arriver à une société sans classe, et ce rêve se vendait à coup de maximes qui vantaient des jours meilleurs (les derniers mots de L'Internationale, si je veux remonter jusque là, sont : le soleil brillera toujours) ; et dans un autre bout du spectre politique, on pouvait croire au rêve de prospérité de la société capitaliste, l'American dream si on veut. Il me semble qu'aucune idéologie politique fait ne serait-ce qu'essayer de promettre du progrès : elles promettent plutôt une protection contre les dangers perçus ou imaginés du présent ou de l'avenir : protection contre les multinationales, contre la mondialisation, contre la guerre, contre les immigrants, contre l'insécurité, contre la faillite financière, contre le changement climatique.

Si je prends l'exemple de l'écologie politique, justement, c'est une idéologie qui pourrait très bien mettre en avant une vision de progrès et de jours meilleurs (il y a toute une iconographie qualifiée de solarpunkcherchez dans Google Images si le mot ne vous parle pas — qui pourrait être convoquée au renfort d'une telle vision positive, au moins comme aspiration à proposer), mais tout ce que les écologistes semblent vouloir évoquer ou offrir est un tas de sacrifices (des transports tellement merdiques qu'on en est à promouvoir le vélo comme mode de déplacement, une alimentation faite de restrictions et d'interdits, une consommation énergétique à rationner ce qui implique d'avoir froid en hiver et chaud en été, une science et une technologie dont on se méfie, un déclin inexorable de toutes les activités humaines, voire la fin assumée de la liberté individuelle, etc.), bref, un ascétisme culpabilisant[#9]. Certains l'ont intériorisé comme une nécessité, mais je doute que qui que ce soit le voie comme un avenir radieux. Il est possible qu'ils aient raison, notez bien : s'il n'y a pas d'autre avenir possible que du sang, de la sueur et des larmes, je ne dis pas qu'il faut mentir[#10] à ce sujet, mais c'est bien la question que je pose — tout progrès est-il définitivement mort ? J'ai pris l'exemple des courants écologiques parce que c'est chez eux que c'est le plus frappant, mais on pourrait dire des choses semblables, je crois, de toutes les autres parties du spectre politique : austérité ici, repli sécuritaire là, colère et révolte éventuellement (voire, revanche), et peut-être une limitation de certaines injustices, mais pour ce qui est du progrès proprement dit[#11], plus personne n'en vend ne serait-ce qu'une étincelle d'espoir.

[#9] L'ascétisme culpabilisant n'est pas que chez les écologistes, bien sûr. L'austérité budgétaire est sans doute de la même nature. Il faut croire qu'il y a un véritable tropisme dans ce sens, parce que pendant la pandémie de covid, quand on a pu vraiment bénéficier d'un progrès scientifique sous la forme d'un vaccin, il s'est immédiatement trouvé des gens, et je ne parle pas des complotistes antivax mais bien de gens qui pensaient que le vaccin marchait, pour expliquer qu'il était hors de question de profiter de ce vaccin pour relâcher notre pénitence hygiéniste. Comme si c'était scandaleux qu'un progrès scientifique serve à quelque chose, il fallait (selon ces gens) immédiatement revenir dans la voie de la culpabilisation et de la mortification du « zéro covid ».

[#10] La ligne de crête est étroite si on pense que l'avenir est irrémédiablement noir. Donner un faux espoir est plus criminel et cruel que de n'en donner aucun. Mais nier tout espoir, même hypothétique, n'est pas moins problématique (peut-être qu'il faut utiliser des citations simplement aspirationnelles comme celle par laquelle je clos ce billet). Quoi qu'il en soit, mon propos n'est pas ici de donner aux politiques des conseils de communication, mais de se demander ce que les différentes parties du spectre politique pensent, au fond, de l'avenir.

[#11] Évidemment, il faut catégoriser quelque part l'idéologie (politique ? sociétale ?) des techbros en mode nous allons confier vos vies à des IA qui contrôleront le monde et décideront tout pour vous. Je ne sais pas s'il y a vraiment des gens qui voient ça comme une forme de progrès, mais ça cherche à s'en donner les atours. Parfois au point de se transformer en religion (avec des termes ridiculement prétentieux comme eschaton pour désigner un moment où le monde est tellement transformé par l'IA qu'il en devient totalement méconnaissable — il s'agit donc littéralement d'eschatologie) : à ce sujet, ce texte sur le parallèle entre OpenAI et scientologie est fort intéressant. Bref, si la seule chose qui ressemble à une croyance en le progrès vient d'une bande d'illuminés quasiment sectaires, c'est assez inquiétant.

C'est là que j'en reviens à Donald Trump. Parce que dans l'absence de perspective de progrès, ou même d'aspiration idéalisée à un progrès, nous avons tendance à nous replier vers le passé, vers un âge d'or perçu comme meilleur et auquel il faudrait retourner : souvent un âge d'or où le pays était plus puissant, plus prospère ou plus respecté, où les valeurs morales semblaient moins décadentes ou la hiérarchie plus forte, où on n'était pas forcé d'endurer la présence de telle ou telle population. Il me semble que c'est le fondement électoral de l'attrait de Trump et de son slogan Make America Great Again : cf. ce que j'écrivais au début de ce billet.

Et donc, je dois inévitablement me poser la question : est-ce que je veux vraiment quelque chose de différent d'eux ? Si les partisans trumpistes s'accrochent à l'époque partiellement fantasmée où l'Amérique était puissante, prospère et respectée, est-ce que je ne suis pas moi-même en train de fantasmer un retour à une époque révolue, celle où j'ai grandis, que j'aurais mentalement assimilée à ma jeunesse et à laquelle je voudrais revenir ? Est-ce que mes aspirations à l'état de droit et à la liberté individuelle dans certains domaines ou encore à une forme bien précise de progrès technologique ne seraient pas simplement que le reflet des idéaux qui ont flotté en Europe occidentale au moment de ma formation émotionnelle et intellectuelle ? Et mon impression que le progrès est mort le refus de comprendre que ces idéaux sont caducs[#12] dans le monde de demain ? Est-ce que je suis en train de devenir moi-même un vieux réac qui n'arrive pas à voir les formes nouvelles que prand le Progrès ?

[#12] Un peu à la manière dont l'« espoir » que certaines religions prétendent porter d'une vie après la mort m'est largement étranger. Je ne veux pas juste dire que je ne crois pas en leur eschatologie, mais que la forme de vie après la mort qu'ils vendent ne correspond même pas à mon aspiration. Peut-être sont-ils tout étonnés que je rejette leur message « porteur d'espoir », et peut-être, symétriquement, que le genre d'espoir que je voudrais avoir dans l'avenir paraît tout à la fois naïf et sans attrait.

Je ne sais pas comment conclure ce billet à vrai dire franchement déprimé (et dont la comparaison avec celui-ci d'il y a 20 ans suggère que finalement je n'ai pas fait de progrès dans ma méditation sur l'absence de progrès), mais pour terminer quand même sur une évocation de la possibilité d'un espoir, je reprends ces propos de celle qui a perdu avant-hier et qui elle-même cite Martin Luther King, Jr. :

There's an adage, a historian once called a Law of History. True of every society across the ages. The adage is: only when it is dark enough can you see the stars.

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