Des nombres peu ordinaires

Ce qui suit est une reproduction peu modifiée d'un article paru dans le numéro 16 (juin 1998) du journal VIRUS du lycée Louis le Grand. Il est probable que certaines des ``private jokes'' dont il est parsemé aient peu de sens pour un lecteur non magnoludovicien, mais on espère que le dialogue en conservera cependant quelque intérêt.

Ceci est la version HTML du texte, également disponible au format postscript (comprimé) (produit par TeX). On n'a naturellement pas pu rendre certains éléments typographiques, comme les lettres grecques, qui ont été laissées sous forme littérale (sauf le omega minuscule, très fréquent, qui a été rendu par un w). On regrette également que ce texte soit en partie illisible par certains navigateurs qui ignorent les balises d'indices et d'exposants.

[L'ordinal 8]

Achille et la Tortue visitent une exposition d'art moderne. Ils sont en train d'admirer un tableau entièrement blanc à l'exception de huit lignes horizontales noires parallèles et équidistantes. Le titre en est ``l'ordinal 8''.

Achille : Écoute, j'aime bien la peinture, mais là, je trouve que tu dépasses les bornes. Cet Alphonse Allais...

La Tortue (amusée) : Alphonse Effin ! Surnommé Aleph'in. Alphonse Allais est un écrivain, pas un peintre.

Achille (l'ignorant) : ...il a peut-être eu une bonne idée de peindre un tableau tout blanc et de l'appeler ``l'ordinal 0''. Faire un tableau avec juste un trait et l'appeler ``l'ordinal 1'', ça allait encore. Continuer avec ``l'ordinal 2'', je veux bien. Mais là, il exagère vraiment. (Achille jette un regard inquiet vers la droite, puis détourne la tête avec effroi.) Et je constante qu'il a eu l'air inspiré par ce thème.

La Tortue : Tu es sévère, Achille. Ce sont des oeuvres de jeunesse. Si tu veux, nous allons aller plus loin : il a peint des choses plus intéressantes plus tard dans sa vie.

La Tortue se met à avancer avec une vitesse qui surprend Achille - il a presque du mal à la suivre.

Achille : Dis-donc, il en a peint tellement, des tableaux de jeunesse, pour que tu te presses comme ça ?

La Tortue : Bien Entendu : Réellement Une infinité.

Achille : Une infinité ? Mais alors on ne pourra jamais en arriver au bout.

La Tortue (très amusée) : On croirait entendre Zénon. Tu sais, le philosophe qui prétendait que tu ne pourrais pas m'atteindre à la course. Bêtises que tout cela. (Elle se met à avancer de plus en plus vite.) Il n'y a rien d'impossible à faire un nombre infini de choses en un temps fini, ou à mettre un nombre infini de choses en un espace fini. Il n'y a que les grecs pour avoir à ce point peur de l'infini.

Achille (lui jette un regard noir) : Je n'ai pas peur de l'infini ! Je crains simplement qu'il devienne ennuyeux... surtout vers la fin.

La Tortue : Rassure-toi. L'infini est très varié. Ah ! nous sommes arrivés.

[L'ordinal w]

Achille regarde autour de lui, surpris. Sans trop savoir comment cela s'est fait, il est devant un nouveau tableau, intitulé ``l'ordinal w''. Il s'agit toujours de traits fins horizontaux. Mais cette fois, ils deviennent de plus en plus resserrés vers le sommet du tableau, et on n'arrive plus bien à les discerner.

Achille : Ah oui, c'est déjà mieux. Les petits traits se rapprochent comme pour former un horizon. Je suppose qu'il y en a une infinité...

La Tortue : Bien Entendu : Réellement Une infinité.

Achille : Il me semble t'avoir déjà entendu dire ça. Je suppose que ce tableau est censé représenter la fin de la série que le peintre intitulait ``ordinaux'', et que le w signifie son désir de terminer et de passer à autre chose. Ce que symbolisent ces petits traits qui s'arrêtent sur l'horizon, et ce que rappellent les derniers vers du Faust de Goethe : Das Unzulängliche / Hier wird's Ereignis.

La Tortue (hilare) : Tu es vraiment épatant Achille ! Avant que tu ne commences à nous raconter Teilhard de Chardin, je te conseille de regarder sur ta droite.

[L'ordinal w+1]

Achille obéit, et son visage se décompose à vue d'oeil lorsqu'il aperçoit un tableau intitulé ``l'ordinal w+1'', et qui représente la même chose que w, à ceci près qu'il y a un petit trait horizontal de plus, tout en haut.

Achille (effondré) : Mince alors ! Enfin, je suppose que j'aurais dû m'en douter... Et si je te demandais ce que c'est qu'un ordinal, est-ce que je le regretterais ?

La Tortue : Non. Je ne pense pas. Ce n'est pas très difficile. Un ordinal, c'est une échelle.

Achille : J'avais cru comprendre, en voyant ces affreux petits échelons. C'est tout ?

La Tortue : C'est une échelle qui te permet éventuellement de monter infiniment, mais il y a une règle absolument fondamentale, c'est qu'on ne peut pas descendre infiniment.

Achille : Je ne suis pas sûr de comprendre.

La Tortue : C'est simple, tu choisis un barreau de l'échelle, puis un autre, quelque part en-dessous, puis un autre, et tu continues comme ça - eh bien, tu t'arrêteras forcément après un nombre fini de barreaux. Par exemple, sur notre ordinal w, les barreaux sont numérotés 0, 1, et ainsi de suite (autrement dit, par les entiers naturels) : pouvoir descendre infiniment, ça reviendrait à trouver une suite d'entiers naturels strictement décroissante, et ça, ça n'est pas possible, parce que tu finis toujours par tomber sur zéro. En revanche, tu peux monter indéfiniment, par exemple avec 0,1,2,3... ou bien 1,2,4,8,..., ou encore quantité d'autres choses. Mais si par exemple tu mettais le tableau à l'envers, ce ne serait plus un ordinal, parce qu'on pourrait descendre infiniment.

Achille : Ça n'a pas l'air trop compliqué, tout compte fait.

La Tortue : Détrompe-toi ! Les ordinaux sont l'échelle qui monte au paradis mathématique, et les comprendre, c'est un peu comprendre toutes les mathématiques. Cette loi que j'ai citée, elle peut paraître simple, mais c'est elle qui donne toute leur force aux ordinaux. Et sur certains ordinaux terriblement compliqués, c'est finalement stupéfiant de constater qu'on ne peut pas descendre à l'infini.

Achille (intimidé mais moqueur) : Aïe ! Le secret des mathématiques est en haut d'une échelle ! Mais que peut-on donc faire avec ces ordinaux ?

La Tortue : Plein de choses. Tout d'abord, on peut les ajouter : pour ajouter deux ordinaux alpha et beta, on rajoute simplement l'échelle de beta au sommet de celle de alpha. On écrit ça alpha+beta.

Achille (tout content) : Et c'est ce qui se passe pour w+1 : on rajoute l'ordinal 1, qui est une échelle à un seul échelon, au sommet de l'échelle w.

La Tortue : C'est ça. Le cas particulier où on rajoute 1 à un ordinal, c'est-à-dire qu'on ajoute un seul échelon, au sommet, s'appelle prendre le successeur d'un ordinal.

Achille : Et donc w+1 est le successeur de w, parce que si je retire le dernier barreau à w+1, je tombe sur w. De même, w+2 est le successeur de w+1... Mais, dis-moi, w, il est le successeur de quoi ? De w-1 ?

La Tortue : Non. Il n'existe pas de w-1. w n'est pas le successeur de quoi que ce soit, parce que tu ne peux pas lui retirer son dernier échelon : il n'en a pas. Au-desus de chaque échelon, il y en a un autre, et il n'y en a pas de dernier. Les ordinaux, comme w, qui n'ont pas de prédécesseur, on les appelle ordinaux limites ; les autres s'appellent ordinaux successeurs. Remarque qu'il n'y a pas de lien avec le fait d'être fini ou infini : w+1 est infini, mais il est bien successeur puisqu'il a un dernier échelon, tandis que 0, l'échelle sans échelon, est fini mais est tout de même un ordinal limite parce qu'il n'a pas d'échelon du tout, donc en particulier pas de dernier échelon.

Achille : Je ne peux pas retirer de dernier échelon, mais je peux quand même en retirer un, n'importe où. Disons, le premier. Parce qu'il y a bien un premier échelon, dans w.

La Tortue : Bien entendu : tout ordinal a un premier échelon. Parce que s'il n'y en avait pas, tout échelon aurait un échelon au-dessous de lui, donc on pourrait descendre inéfiniment, or c'est interdit. La seule exception, c'est 0. D'ailleurs, le premier échelon s'appelle l'échelon 0, et l'échelon au-dessus, l'échelon 1, et ainsi de suite. Les échelons des ordinaux sont eux-mêmes des ordinaux, et ce sont précisément tous les ordinaux inférieurs à l'ordinal de l'échelle. Par exemple, les échelons de w, ce sont précisément les entiers naturels ; les échelons de w+1, ce sont les entiers naturels plus un dernier échelon, l'échelon w. Les échelons de w+2, ce sont les échelons de w+1, plus un échelon appelé lui-même w+1.

Achille : Je ne suis pas sûr de suivre. Déjà, il n'est pas clair qu'entre deux ordinaux il y en ait toujours un plus grand.

La Tortue (péremptoire) : Ce n'est pas clair, mais c'est un fait. On peut toujours comparer deux ordinaux. Et tout ordinal est précisément l'échelle formée des ordinaux plus petits que lui.

Achille (perplexe) : Avec tout ça, tu n'as pas répondu à ma question. Si je retire le premier barreau de l'échelle w, j'obtiens un ordinal plus petit...

La Tortue : Non. Tu obtiens exactement la même chose. Le fait de retirer un barreau à w n'y change rien du tout, du ne fais que changer les noms des barreaux (celui qui était le 1 devient le 0, celui qui était le 2 devient le 1 et ainsi de suite), mais l'ordinal reste w, et il ne diminue pas.

Achille : C'est fantastique ! Je retire un barreau et il y en a toujours exactement autant !

La Tortue : Non seulement il y en a autant, mais ils sont disposés de la même façon. La même chose se produit si tu rajoutes un barreau au début.

Achille : Mais tu as dit que w+1 n'était pas pareil que w...

La Tortue : C'est vrai. Mais rajouter un barreau au début, ça correspond à prendre 1+w, qui, lui, est précisément la même chose que w.

Achille : Attends ! Tu veux dire que 1+w= w alors que w+1>w ? Quand je rajoute un barreau au début, il y en a toujours autant, alors que si je le rajoute à la fin, ça en fait plus ! Est-ce toi qui est folle ou est-ce moi qui le suis ?

La Tortue : Ni l'un ni l'autre. Mais ce que tu dis n'est pas tout à fait juste. C'est vrai que 1+w=w et que w+1>w, mais ça ne signifie pas non plus que w+1 ait plus de barreaux. Un ordinal, ce n'est pas juste un ensemble de barreaux : c'est un ensemble de barreaux disposés d'une certaine façon. Si tu mélanges les barreaux n'importe comment, tu pers l'ordinal, et il ne reste que quelque chose de plus vague, le cardinal. Dans ce cas, il n'y a pas de différence entre w et w+1, ni d'ailleurs avec w+1729 : tous ces ordinaux ont le même nombre de barreaux, le même cardinal, qu'on appelle d'ailleurs aleph0. Mais ça ne les empêche pas de différer, en tant qu'ordinaux.

Achille (lassé) : Bon, soit. Je propose que nous continuions de regarder les tableaux. w+2, w+3 et compères, j'imagine bien à quoi ils ressemblent. Qu'y a-t-il ensuite ? La fin ?

La Tortue : La fin ? Idée saugrenue ? Tu n'as qu'à me suivre.

[L'ordinal w2]

Après un nouveau petit bond dans l'hyperespace, Achille et la Tortue se retrouvent devant un tableau intitulé w2.

Achille : Aha ! Il s'agit de deux ordinaux w superposés ! Et je subodore que c'est pour cela que cet ordinal s'appelle w2. N'est-ce pas aussi w+ w ?

La Tortue : Excellent, Watson ! Quelle finesse de l'observation ! Effectivement, on a bien w2=w+w. D'ailleurs, w2 signifie qu'on a remplacé chacun des (deux) barreaux de l'ordinal 2 par une copie de l'ordinal w.

Achille (impressionné) : Dis donc, ça fait beaucoup de barreaux, tout ça !

La Tortue : Bof. Exactement autant qu'avant. Tu vois, les barreaux de w2 sont ordonnés comme ceci : on a la première série, la vieille, 0,1,2,..., et après tous ceux-là, on a la nouvelle série : le premier barreau de la nouvelle série, c'est le barreau w, puis on a w+1, puis w+2, et ainsi de suite. Maintenant, supposons que je les réordonne autrement, que je mette d'abord 0, puis w, puis 1, puis w+1, puis 2, puis w+2, et que je continue comme ça... Eh bien, si je les mets dans cet ordre, je retombe exactement...

Achille : Sur w ! Ainsi, w2, bien qu'il soit un ordinal beaucoup plus grand que w, a précisément autant de barreaux.

La Tortue : C'est ça. Ils ont le même cardinal. On dit qu'ils sont tous deux dénombrables. D'ailleurs, w, c'est encore la même chose que 2w, parce que 2w, il s'obtient en dédoublant chaque échelon de w, et tu vois bien qu'on a beau faire ça, ça ne change rien ni au nombre d'échelons, ni à leur disposition.

Achille (tout surpris) : Ah oui. C'est vrai. Et après ça, on a w2+1, puis w2+2, puis w2+3, et après tout ça, je suppose qu'on a w3, qui est formé de l'empilement de trois échelles w. Et ensuite il y a w3+1 et ainsi de suite jusqu'à w4, et bien plus loin, w5, puis w6... C'est ça, les tableux d'Aleph'in ?

La Tortue : Tu as parfaitement raison. Mais ça ne s'arrête pas là.

Achille : Quoi ? ? ? Il y a d'autres choses après ?

[L'ordinal w^2]

La Tortue (qui en a assez de courir) claque dans ses doigts (ce qui, pour une tortue, est finalement presque aussi surprenant) et Achille et elle se retrouvent devant un tableau intitulé ``l'ordinal w2''. Achille le contemple avec fascination.

Achille : Je comprends ! Il est formé en empilant un w, puis un autre, puis encore un autre, et ainsi de suite à l'infini.

La Tortue : Ainsi de suite précisément w fois. Autrement dit, on remplace chaque échelon de w par une copie de w tout entier, et on obtient w2=ww. Et après ?

Achille : Il y a w2+1, puis w2+2, et ainsi de suite jusqu'à... jusqu'à...

La Tortue : Jusqu'à w2+w= w(w+1), formé en rajoutant un w au sommet d'un w2, ou encore en remplaçant chaque barreau de w+1 par un w entier.

Achille : Et je suppose que ce n'est pas la même chose que w+w2 ? Ou bien que (w+1) w ?

La Tortue : En effet ! w+w2 c'est tout simplement w2. Quant à (w+1) w, il est formé en remplaçant chaque échelon de w par une copie de w+1, et le +1 se fait absorber par le w qui vient au-dessus, donc finalement on retombe de nouveau sur w2.

Achille : À propos, j'avais oublié de te demander... Je suppose que w2, lui, il a plus d'échelons que w, tout de même ?

La Tortue : Même pas. Supposons que tu les mettes dans l'ordre suivant : d'abord le premier (0). Ensuite le premier du deuxième groupe (w) suivi du deuxième du premier groupe (1). Ensuite le premier du troisième groupe (w2) suivi du deuxième du deuxième groupe (w+1) et du troisième du premier groupe (2). Ensuite le premier du quatrième groupe, le deuxième du troisième, le troisième du deuxième et le quatrième du premier. Ensuite, le premier du cinquième...

Achille : Ça va ! Je n'y comprends rien mais je veux bien te croire qu'on tombe sur w de cette façon. Reprenons plutôt notre montée... Après w2+w, on a w2+w+1 et ainsi de suite jusqu'à w2+w2 puis w2+w3 et on continue ainsi jusqu'à w22, j'imagine.

[L'ordinal w^2 2]

La Tortue : C'est exact. Un bête empilement de deux copies de w2. Nous y voici. (Elle claque dans ses doigts.)

Achille : Très simple. Et en répétant tout cela, on a w23, puis w24 et ainsi de suite. Après tout cela vient, je suppose w2w.

La Tortue : Ce que tu vas vite ! Nous y sommes. On l'appelle plutôt w3.

[L'ordinal w^3]

Achille : Ça commence à devenir serré, là-dedans. On dirait un code-barre. Bon, je crois que je peux deviner qu'après, il y a w4 et w5. Voilà. Ce sont ça les ordinaux.

La Tortue : Mais non ! Après tout ça, il y a encore ww. (Elle les y transporte.)

[L'ordinal w^w]

Achille : Alors là, ce tableau est complètement confus. Je n'y vois rien du tout.

La Tortue : C'est pourquoi les organisateurs de l'exposition ont prévu, pour ceux qui ont eu la patience d'aller jusqu'à là, un petit schéma explicatif : sur la moitié gauche, on voit ww, dont les échelons sont tous les ordinaux que nous avons rencontrés jusqu'à maintenant. Ensuite, à droite, on a marqué seulement les échelons 0, w, w2, et ainsi de suite : les multiples d'w en quelque sorte. Ce qui est amusant, c'est que l'échelle ainsi formée, qui est elle-même un ordinal, est encore ww, c'est-à-dire qu'on à beau ``diviser'' cet ordinal par w, on tombe toujours sur lui-même. Sur la colonne suivante, tu as les multiples de w2, puis les multiples de w3. Enfin, tout à droite, tu as les puissances d'w, c'est-à-dire 0, 1, w, w2 et ainsi de suite. Cette fois, l'échelle n'est plus ww mais bien w.

[Structure de w^w]

Achille : Ah oui, je crois que je commence à voir. Mais j'espère au moins que ça en vaut la peine, autrement dit, qu'il y a plus de barreaux dans ww que dans w !

La Tortue : Encore perdu. Voici une façon de les énumérer séquentiellement : on commence par énumérer 1,2,3,.... Puis, chacun de ces entiers, on le décompose en facteurs premiers : 1=20, 2=21, 3=31, 4=22, 5=51, 6=2*3, et ainsi de suite. Puis on en déduit pour chacun un barreau de w w : l'exposant du 2 correspond à la constante finale, l'exposant du 3 à un multiple de w, l'exposant du 5 à un multiple de w2, et ainsi de suite. Finalement, ça donne, dans l'ordre : 0, 1, w, 2, w2, w+1, w3, 3, w2, w2+1, et ainsi de suite. De cette façon, on a tous les échelons, dans le désordre bien entendu, mais tout de même on les a tous.

Achille (épuisé) : Je capitule !

La Tortue : Il y a une autre propriété intéressante des ordinaux, et qu'on peut bien voir ici, c'est leur cofinalité.

Achille : Allons bon. Qu'est-ce que c'est que ça ?

La Tortue : C'est la vision des ordinaux qu'ont les lapins.

Achille : Les lapins ? Qu'est-ce qu'ils ont a faire là-dedans ?

La Tortue : Ils gravissent les échelles en bondissant. Ils peuvent donc sauter des échelons - autant qu'ils veulent, même. Comme nous en ce moment dans cette exposition. Et ils cherchent à arriver au bout. Le lapin peut bondir sur tous les échelons de l'ordinal, et dans ce cas, son saut a précisément l'ordinal de l'échelle. Dans le cas de w, le lapin peut bondir seulement sur les échelons pairs. Mais il ne fait toujours pas moins qu'w. En fait, il ne peut pas faire moins qu'w parce que moins qu'w ça signifie un nombre fini d'échelons, et on ne peut pas gravir w en un nombre fini d'échelons. Alors que pour w+1 (comme tout ordinal successeur) on peut, en sautant directement sur le dernier échelon. Ce que tout lapin qui se respecte fera, puisque les lapins sont paresseux.

Achille : Et pour gravir ww, il fait comment, le lapin paresseux ?

La Tortue : Il bondit sur 1, w, w2, et ainsi de suite. C'est-à-dire sur les puissances de w, comme le montre la colonne de droite du schéma. Et de cette façon, il monte aussi haut qu'il veut dans w w avec une simple échelle en w. Comme c'est le mieux possible, on dit que ww a pour cofinalité w. De même que tous les ordinaux limites que nous avons croisés (les successeurs, par convention, ont cofinalité 1).

Achille (plus très intéressé) : Je ne savais pas que les lapins faisaient des maths. Mais après tout, si les tortues en font... Dis-moi, l'exposition continue ?

La Tortue : Bien entendu. Mais les tableaux deviennent de plus en plus complexes et difficiles à décoder. Après w w, en répétant toutes les étapes longues et pénibles que nous avons faites jusqu'à maintenant, on arrive à ww2, puis encore une fois, à ww3, et ainsi de suite jusqu'à www, qui est un autre nom de ww+1. Si on répète toute la montée jusqu'à celui-, on tombe sur ww+12, et puis sur ww+13 et ainsi de suite. Après, il y a ww+1w qui n'est autre que ww+2. Je suppose que tu peux deviner comment fonctionnent ww+3 et ainsi de suite, jusqu'à ww+w, c'est-à-dire ww2. Tu en empiles w de comme ça et tu as ww2+1, et tu continues jusqu'à arriver péniblement à ww3. De la même manière, tu aurais ww4, et tu peux continuer comme ça. Après tout cela, il y a ww2. Et ainsi de suite, et ainsi de suite, tu arrives à ww3. Et à la limite, tu as www. Ensuite, tu peux jouer à empiler les w : à la limite de la suite w, ww, www, etc, tu ne peux plus utiliser w comme notation, et il faut recourir à un nouveau symbole : on note ça epsilon0. C'est en général à ce niveau-là que l'imagination des gens se met à faire des tours et qu'ils commencent à se prendre pour Napoléon. Donc nous n'allons pas voir ce tableau, j'ai peur que tu nous fasse un petit syndrome de Stendhal.

Achille (époustouflé) : Mais ça doit être absolument gigantesque, ce epsilon0 !

La Tortue : Bof. Les lapins peuvent toujours y arriver très rapidement en sautant sur w puis sur ww et ainsi de suite. Donc il a pour cofinalité w. Et il est toujours dénombrable, malgré les apparences... On a bien entendu wepsilon0=epsilon0, mais en revanche, on peut considérer la limite de la suite epsilon0, epsilon0epsilon0, epsilon0epsilon0epsilon0, etc. C'est la même que la limite de la suite epsilon0+1, wepsilon0+1, wwepsilon0+1, etc. On l'appelle epsilon1. Et de même on peut définir epsilon2, puis epsilon3 et ainsi de suite jusqu'à epsilon w. Seulement, tu t'en doutes, notre génial peintre ne s'est pas arrêté là. Parce qu'on peut continuer avec epsilonepsilon 0, et epsilonepsilonepsilon0, puis continuer sur cette suite- jusqu'à un ordinal auquel, à ma connaissance, personne n'a jamais donné de nom, mais qui est toujours de cofinalité w, et même dénombrable.

Achille (anéanti) : Mais alors, ça ne s'arrête jamais ?

La Tortue : Pourquoi voudrais-tu que ça s'arrêtât ? Que la source des mathématiques pût se tarir ou cessât de couler ? Il y a encore des ordinaux dénombrables en quantité... La seule existence de certains a des conséquences miraculeuses - mais on ne peut pas les écrire ou les calculer. Et tout ceci, ce ne sont que les ordinaux dénombrables, ce qui revient à dire qu'on peut théoriquement les dessiner comme le fait notre génial, et fou, peintre. Mais après TOUS ces ordinaux-là, il y en a un qui n'est plus dénombrable. Le plus petit, on l'appelle w1, ou bien, dans certains vieux textes, Omega. Son cardinal, quant à lui, se note aleph1, et se prononce ``aleph 1''. Cet ordinal-là est vraiment qualitativement plus grand que tous les ordinaux que j'ai mentionnés jusqu'à maintenant, y compris les horreurs avec des epsilon. Il est radicalement nouveau, parce qu'aucun lapin ne peut l'abréger. C'est précisément le type d'échelle qu'on obtient quand on empile toutes les oeuvres picturales d'Alphonse Effin, c'est-à-dire la longueur de l'exposition que nous sommes en train de regarder.

Achille (effondré) : Mais c'est cauchemardesque !

La Tortue : Oh oui. J'ai parfois eu cette vision de l'enfer : c'est une échelle, ou un escalier, semblable à Omega : au sommet, il y a quelque chose d'admirable. Mais on a beau disposer de l'éternité pour monter, on a beau pouvoir monter aussi vite que je nous ai transporté dans cette exposition, on ne peut pas approcher le sommet. Autrement dit, si tu choisis une suite quelconque d'échelons de w1, elle est toujours bornée, c'est-à-dire qu'il y a un échelon qui est plus haut que tous ceux que tu as choisis. De même qu'avec un ensemble fini de barreaux tu ne peux pas approcher le sommet de w, avec un ensemble dénombrable de barreaux tu ne peux pas approcher le sommet de w1.

Achille (terrassé) : Et cette fois, c'est le dernier ordinal ! Rassure-moi, ça ne va pas continuer.

La Tortue : Pour les tableaux, c'est fini. On ne peut plus peindre w1. Mais ça ne l'empêche pas d'exister. Et avec lui tous les ordinaux qui ont autant de barreaux que lui, les ordinaux de cardinal aleph1, qui ont une structure incroyablement plus compliquée que celle des ordinaux dénombrables (qu'on dit aussi de cardinal aleph0). Ne serait-ce que parce que cette fois il en existe de trois types : les successeurs, ceux qui ont cofinalité w, et ceux qui ont cofinalité w1. Après w1, on monte tranquillement jusqu'à w1+w, qui est de cofinalité w, puis, en répétant tout le processus de montée jusqu'à w1, on arrive à w12 qui est de cofinalité w1, puis w13, et ainsi de suite jusqu'à w1w, qui, pour sa part, est de cofinalité w. En remontant à nouveau tous les ordinaux dénombrables, on arrive à w12, qui est de cofinalité w1, puis...

Achille (hurle) : ÇA SUFFIT ! J'EN AI ASSEZ MAINTENANT !

Un gardien s'approche.

Le Gardien (à la Tortue) : Ce garnement vous ennuie, Madame ?

La Tortue : Ce n'est pas un garnement, c'est un demi-dieu, et le roi des Myrmidons. Je crois que je lui ai trouvé un autre point faible que son talon... Je lui ai simplement proposé de visiter l'exposition d'Alphonse Efdeux, surnommé Aleph'deux.

Le Gardien : Ah oui, il y en a à qui ça fait cet effet, la peinture contemporaine. (Il s'éloigne.)

La Tortue : Allons, Achille, il ne faut pas se mettre dans des états comme ça ! Tu es prêt à affronter la guerre de trois, mais pas la guerre d'aleph deux ? Pourtant, aleph deux, c'est le troisième plus petit cardinal infini.

Achille (d'une voix minuscule) : Pardon ?

La Tortue : Ben oui, ces ordinaux que j'étais en train d'énumérer, ce n'étaient que les échelons d'w2, le plus petit ordinal de cardinal supérieur à aleph1. On note encore aleph2 ce cardinal. Et puis après aleph2, il y a aleph3, et ainsi de suite jusqu'à alephw. Ce qui est rigolo avec aleph w, c'est qu'il est singulier, c'est-à-dire que sa cofinalité est plus petite que lui, et c'est précisément w, parce qu'un lapin peut sauter jusqu'à ww, tout grand qu'il est, en sautant sur w puis sur w1, puis sur w2, et ainsi de suite. Après, il vient alephw+1, et on peut bien sûr continuer ce petit jeu jusqu'à alephwww et ainsi de suite, après quoi on tombe sur le cardinal du plus petit ordinal alpha tel que alpha=walpha. Il est encore de cofinalité w. Il faudrait que je te parle encore des cardinaux inaccessibles, qui sont beaucoup plus grands que tous ces cardinaux-là, puisqu'on ne peut même pas montrer qu'il en existe... Ce sont, naturellement, les plus petits des ``grands cardinaux''. (On entend un grand bruit. La Tortue, emportée, ne fait pas du tout attention.) Les cardinaux inaccessibles sont aux cardinaux plus petits à peu près comme les cardinaux infinis par rapport aux finis. Puis il y a les cardinaux hyperinaccessibles, et superhyperinaccessibles, et ainsi de suite, mais tous ceux-là sont beaucoup plus petits que les cardinaux Mahlo. Il y a autant de cardinaux inaccessibles en-dessous d'un cardinal Mahlo que de cardinaux tout court. Ça, ce sont les ``petits grands cardinaux'', parce qu'il y a des ``grands grands cardinaux'' comme les cardinaux mesurables, et... (Elle s'interrompt brutalement, en se rendant compte que plus personne ne l'écoute.) Achille ! (très inquiète) Mais tu t'es évanoui ! Achille !

Achille (revient lentement à lui) : J'ai eu une vision de l'enfer... J'étais en bas d'un escalier...