C'est une idée (je l'évoquais d'ailleurs dans une entrée passée, et elle a été suivie de commentaires) que je traîne depuis un moment. Depuis plus de vingt ans, en fait : quand j'avais treize ans on m'a prêté le livre de Jean-Pierre Luminet sur les trous noirs (je vois d'ailleurs qu'il est encore édité, et c'est une bonne chose, parce que c'est de l'excellente vulgarisation à mettre entre toutes les mains) — et j'ai été complètement fasciné, en particulier par la description des trous noirs en rotation, ceux qui sont modélisés par une solution des équations de la relativité générale appelée la métrique de Kerr.
Il faut dire que la métrique de Kerr est riche en gadgets qui
titillent l'imagination. Un trou noir qui ne tourne
pas[#] (ou trou noir de
Schwarzschild), c'est assez tristounet, il y a une sphère autour de
lui, appelée l'horizon des événements, passée laquelle il est
impossible de revenir en arrière, et quand on tombe dedans on est
inexorablement amené à toucher la singularité centrale : ce n'est pas
bien passionnant. (En fait, je suis injuste, il y a quantité de
choses à dire même sur le trou noir de Schwarzschild, par exemple sur
la stabilité des orbites ou sur la sphère de photons, ou sur
l'extension analytique maximale.) Mais le trou noir de Kerr, lui, il
est vraiment rigolo : il n'y a pas un horizon mais deux ; il y a aussi
des bricoles appelés les limites statiques ; et il y a une singularité
en anneau, à travers laquelle on peut passer et arriver dans un espace
mystérieux appelé l'espace négatif ; il y a une sorte de machine à
remonter le temps au cœur du trou noir ; et par-dessus le
marché, on peut passer à travers le trou noir pour relier des univers
parallèles (et ça, s'il y a un gadget qui a servi à la
science-fiction, c'est bien ce phénomène de trou de ver
). Du
moins, ce que j'énumère là, c'est ce qui m'a semblé fascinant, en tant
que garçon de treize ans, dans la vulgarisation que j'en ai lue.
Mais ce n'est pas la même chose d'être fasciné et de bien comprendre. J'aurais voulu savoir un peu plus précisément comment ça se passe, quand on rentre dans un trou noir de Kerr et qu'on va regarder tous ces gadgets. Qu'est-ce qu'on voit, quand on traverse un trou de ver ? Comment est-ce qu'on peut voir ces univers parallèles que le trou noir de Kerr relie ? Ils apparaissent sur une carte de Penrose, mais cela ne parle pas vraiment à l'imagination. Par où faut-il passer, au juste, pour les atteindre ? Voilà des choses que j'aurais voulu savoir. (Et dès lors, je me comportais en fait plus en matheux qu'en physicien : parce que le physicien est fondé à répondre que tous ces gadgets, notamment les univers parallèles, n'existent que dans le trou noir de Kerr en tant qu'idéalisation mathématique d'un trou noir éternel ; un vrai trou noir physique ne relie probablement pas des univers parallèles, ou en tout cas pas de la façon élégante et symétrique que propose la métrique de Kerr.)
Je n'étais pas sans arme pour répondre à ces questions : je
connaissais déjà un peu de relativité générale (avant même d'être mis
en contact avec le livre de Luminet, je connaissais la métrique de
Schwarzschild), et par ailleurs un des très bons amis de ma famille
est
l'astrophysicien Brandon
Carter, dont la renommée est à plusieurs titres liée aux trous
noirs de Kerr (il en a décrit l'extension analytique maximale,
c'est-à-dire justement ce qu'on vulgarise en parlant d'univers
parallèles ; il a découvert que les géodésiques en
sont complètement intégrables, ce qui simplifie immensément
le calcul de trajectoires dans cet espace ; et il a participé à la
preuve
du théorème no
hair
, qui prédit que les trous noirs sont complètement décrits
par un tout petit nombre de paramètres physiques, et donc que le trou
noir de Kerr est tout à fait typique). On m'a donc donné la métrique
de Kerr (je veux dire, on m'a écrit sa forme mathématique), et j'ai
essayé de faire des calculs dessus. J'ai essayé, parce que c'est
faramineusement compliqué, surtout que je ne savais pas bien m'y
prendre (je connaissais un peu de relativité générale, ai-je dit, mais
uniquement la formulation classique à la Riemann-Christoffel, pas la
formulation à la Cartan qui peut énormément simplifier les calculs ;
et je ne connaissais pas les fameuses intégrales premières du
mouvement) ; j'ai mis à contribution plusieurs logiciels de calcul
formel, mais à l'époque (je parle du tout début des années '90), ils
n'étaient pas bien doués pour faire grand-chose.
Mon but aurait été de faire des simulations de mouvements autour d'un trou noir de Kerr, pour arriver si possible à « comprendre » comment celui-ci fonctionnait. J'ai bien réussi à faire quelques simulations simples, mais il y avait toutes sortes de problèmes (numériques, notamment : d'une part je ne connaissais pas la méthode de Runge-Kutta pour la résolution numérique des équations différentielles, ou peut-être que je n'en avais pas saisi l'intérêt ; d'autre part, dans la métrique de Kerr, je ne connaissais que les coordonnées de Boyer-Lindquist, qui sont les plus simples mais ne permettent en aucun cas de simuler des trajectoires traversant des horizons : du coup, il était totalement désespéré d'espérer comprendre comment on passerait à travers un trou de ver dans cette histoire). J'ai laissé tomber, mais j'ai gardé l'idée dans un coin de la tête : il devrait être possible non seulement de faire de telles simulations, mais même de faire une animation montrant ce que voit un observateur traversant le trou noir. (Calculer une image ou une animation demande de faire du raytracing, sauf qu'il s'agit d'un raytracing particulièrement compliqué où chaque pixel de chaque image demande de dérouler l'équation différentielle des géodésiques de l'espace-temps du trou noir pour suivre la trajectoire du photon en question. C'est donc un calcul numérique particulièrement intensif que de toute façon les ordinateurs de l'époque auraient été parfaitement incapables de mener — en tout cas ceux que j'avais à ma disposition.)
Fast-forward jusqu'en 2008 (cela devait être pendant l'été et je
m'ennuyais), où je ne sais plus comment, je suis retombé sur un livre
de relativité et sur la métrique de Kerr, et je me suis dit que
peut-être que, les ordinateurs ayant progressé et mes connaissances en
géométrie aussi, je pouvais reprendre le projet que j'avais abandonné
quinze ans plus tôt. J'ai lu les articles de Brandon Carter de 1966
et 1968, et le livre de Barrett O'Neill sur la géométrie de la
métrique de Kerr. Je ne vais pas rentrer dans les détails techniques
(en tout cas pas dans cette entréee-ci), mais après avoir affronté
toutes sortes d'instabilités numériques affreuses, et d'erreurs dans
les signes et dans les changements de coordonnées, j'ai produit un
programme extrêmement robuste pour simuler les trajectoires autour,
dans et à travers le trou noir. C'est à cette occasion que j'ai
compris comment fonctionnait le système d'univers parallèles, et que
pour passer de l'un à l'autre (pour faire fonctionner le trou de
ver
) il faut non pas jouer avec la singularité mais simplement
franchir les horizons en sens inverse, car cela est bien possible.
J'ai repris un peu les choses en 2009, parce que mon premier programme
utilisait des coordonnées polaires qui étaient numériquement instables
quand on passait trop près de l'axe, et j'ai pu corriger ce problème.
Mais mon programme restait très laid, et je n'avais pas le courage
d'en faire une version pour le raytracing.
J'ai encore une fois mis les choses au chaud. Et je les ai ressorties récemment pour faire enfin une version qui calcule des images. Après avoir passé tellement de temps à raconter l'historique de tout ceci, je n'ai plus le temps de décrire de quoi il s'agit au juste, donc ce sera pour une prochaine entrée [ajout : c'est la suivante; voir aussi celle-ci et cette introduction aux trous noirs, ainsi et surtout que cette page à part consacrée aux trous noirs de Kerr où j'ai rassemblé toutes mes images], mais en attendant voici quand même une image d'un trou noir de Kerr :
(Il s'agit de deux images prises quasiment sur le plan équatorial, à une distance de 12.5 rayons de Schwarzschild, pour un trou noir de Kerr tournant à 80% de la maximalité, et zoomées à deux niveaux différents. La grille rouge correspond à une grille en longitude et latitude placée sur l'horizon externe, côté « trou blanc », dont on remarquera que les deux pôles sont simultanément visibles. Le vert correspond à l'horizon interne, mais il y en a en fait deux différents, visibles à gauche et à droite. La grille bleue est une grille polaire identique placée à assez grande distance du trou noir. Enfin, la toute petite tache violette à peine visible au centre de l'image est bordée par la singularité. J'en dirai plus une autre fois. Mais pour un vrai trou noir physique, on ne verrait bien sûr que du noir… à la place de tout le rouge et le vert.)
J'ai commencé à mettre une vidéo sur YouTube (vous la trouverez sans doute facilement), mais je me suis rendu compte que j'avais oublié de faire tourner les grilles sur les horizons, ce qui est navrant (un trou noir qui tourne mais qui ne tourne pas, c'est ridicule), donc il faut que je recalcule. J'en ferai donc la pub ultérieurement.
[#] Je passe sur les trous noirs chargés comme celui de Reissner-Nordström, parce qu'ils ne sont pas très réalistes physiquement, et parce qu'à mes yeux ajouter l'électromagnétisme dans l'histoire retire à la pureté de la relativité générale.