David Madore's WebLog: Quelques questions soulevées par le Brexit

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(dimanche)

Quelques questions soulevées par le Brexit

Dans l'entrée précédente, j'ai essayé de résumer la situation fort confuse du Brexit jusqu'à maintenant (et ça a été beaucoup plus long que prévu). Entre temps, les choses sont devenues encore plus confuses et chaotiques : d'un côté, la CJUE a confirmé que le Royaume-Uni avait bien le droit d'annuler unilatéralement sa décision de quitter l'Union européenne, de l'autre, le gouvernement de Sa Majesté a annulé le vote qui était prévu (et semblait parti pour perdre) devant faire avaliser par le Parlement l'accord de divorce trouvé avec l'UE, et on ne sait pas du tout ce qu'il compte faire maintenant. Toutes les possibilités restent actuellement concevables : ratification de l'accord qui est sur la table, un accord différent suite à une prolongement de la période de négociations, no-deal (= sortie brutale sans accord), un second referendum (dont les termes restent complètement à préciser), ou sans doute encore d'autres choses, en passant bien sûr par un changement de Premier Ministre ou de majorité. Pour une sorte de compte-rendu de la situation politico-diplomatique, je peux aussi signaler ce discours très intéressant tenu le par Ivan Rogers à l'Université de Liverpool où il évoque neuf « leçons » du Brexit jusqu'à présent. Par ailleurs, l'union européenne a commencé à planifier des mesures à appliquer en cas de no-deal, le Royaume-Uni prétend s'en préoccuper aussi, mais il est clair que la tâche de leur côté est tellement immense qu'ils ne peuvent pas faire quoi que ce soit de sérieux en les quelques mois qu'il leur reste si l'accord obtenu n'est pas accepté.

Une chose au moins est certaine : le Royaume-Uni n'en a pas fini de parler du Brexit : quoi qu'il arrive, ce débat et la division de la société qu'il a révélée vont continuer à hanter le pays pendant longtemps. (Dans ce micro-documentaire, un journaliste italien imagine une réécriture de l'Enfer de Dante où le Royaume-Uni est condamné à débattre indéfiniment du Brexit. Voir aussi cet article sur les dangers liés au fait que le débat est à la fois important et ennuyeux.)

Dans cette entrée-ci, je voudrais proposer quelques questions politiques générales qui me semblent suggérées par la situation, mais pas forcément par ses évolutions toutes récentes. Comme j'ai pris énormément de temps pour l'écrire, mes idées sur ce que je voulais dire ont changé plusieurs fois, et le résultat n'est peut-être pas très cohérent, et certainement pas très équilibré. Mais comme le temps passé dessus commence à s'éterniser et que j'en ai marre de penser au Brexit, je publie ça comme ça. Tant pis, ça vaut ce que ça vaut.

La plus évidente, bien sûr, que je ne veux pas vraiment discuter, mais je ne peux pas ne pas au moins l'évoquer, c'est si l'on pense que le Brexit est souhaitable. C'est une question pour les Britanniques, évidemment, qui sont manifestement très divisés à ce sujet (et ne le sont pas moins au lendemain du referendum qu'ils ne l'étaient à sa veille). Si j'étais moi-même Britannique[#], je n'ai absolument aucun doute sur le fait que l'eurobéat que je suis aurait voté pour rester, et aurait été absolument effondré[#2] des résultats du vote. Mais c'est un avis personnel et, à un certain niveau, je comprends ceux qui ont l'impression d'avoir été dépossédés de la grandeur de leur pays[#3] par ce qu'ils ressentent comme un léviathan bureaucratique contre lequel ils espèrent take back control. Même sans être Britannique, on peut se demander si et dans quelle mesure quitter l'UE peut être une bonne chose pour le Royaume-Uni : économiquement je suis persuadé que c'est une idée désastreuse, mais je saisis l'agacement de voir l'économie prendre une importance démesurée en politique, et je ne crois pas que ce soit une saine tactique que de dire aux électeurs qu'ils ont le choix entre A et B mais qu'ils doivent choisir A parce que B serait un désastre économique (c'est essentiellement ce que je disais ici). Nettement plus intéressante est la question de savoir si le Brexit peut être une bonne chose pour l'UE, mais je ne vais pas en parler ici[#4].

[#] Dans la mesure où ce genre de conditionnelles a un sens, du moins.

[#2] J'ai beaucoup pleuré suite à l'élection de Trump, je pense que voir mon pays quitter l'UE me ferait un effet considérablement plus fort. J'avais notamment expliqué ici (et ) que je sentirais la même violence symbolique à perdre la citoyenneté européenne qu'à être déchu de ma nationalité pour une autre raison.

[#3] Quelque chose comme ça, peut-être ? (Si je n'étais pas modérément agoraphobe, j'assisterais bien à la Last Night of the Proms à Hyde Park, parce que je trouve un charme indéniable — un peu comme l'esthétique steampunk, peut-être — à ces airs patriotiques anglais ou britanniques que sont Land of Hope and Glory, Jerusalem, Rule, Britannia! et d'ailleurs aussi I Vow to Thee, My Country (ça ne m'empêche pas d'en trouver les paroles éminemment détestables politiquement, je souligne : mon appréciation est purement esthétique). Faites-moi penser à parler un jour de la très bizarre liste de textes et paroles de chansons que je connais par cœur sans très bien savoir pourquoi, et parmi laquelle on trouve pas mal d'hymnes nationaux ou patriotiques ou encore L'Internationale.)

[#4] Entre autres parce que je ne sais pas ce que j'en pense (et je ne sais donc toujours pas si, au bout du compte, je souhaite pour l'UE que le Brexit ait lieu). Certainement, quelqu'un comme moi qui comme Victor Hugo rêve des États-Unis d'Europe, sait que quand Winston Churchill les appelait aussi de ses vœux, il pensait au continent sans le Royaume-Uni, et je rends ce pays en bonne partie responsable d'avoir transformé les idées fédéralistes de Spaak et de Monnet en un vaste espace de libre-échange économique des Canaries jusqu'à la Laponie et des Açores jusqu'à Chypre — ce qui n'est pas mon rêve à moi. D'un autre côté, les progrès de l'Histoire viennent parfois des endroits où on ne les attend pas : les traités de Rome doivent beaucoup à l'invasion soviétique de la Hongrie et à la nationalisation par Nasser du canal de Suez.

Une question plus générale et inquiétamment prégnante en cette époque est de savoir ce que doivent faire des dirigeants politiques si une idée complètement fausse se répand dans l'opinion des électeurs. Je ne parle pas ici de l'idée pour le Royaume-Uni de quitter l'UE ni même de celle de rompre à terme tous les liens avec elle, mais de la représentation des conséquences d'un no-deal.

Il ne fait aucun doute pour toute personne raisonnablement informée que ce scénario serait catastrophique pour le Royaume-Uni (sans préjuger du fait que ce soit aussi très mauvais pour l'Union européenne) ; mais l'idée s'est répandue auprès d'une large partie de l'électorat que les annonces de catastrophes à venir dans ce cas seraient non seulement exagérées (ce qui n'est pas complètement à exclure) mais, sous le nom de project fear, purement et simplement inventées pour manipuler l'opinion, pour repousser le Brexit, pour forcer un mauvais accord, ou quelque chose de ce genre. Il y a toutes sortes de variations autour de cette idée, par exemple l'idée que le Royaume-Uni pourrait très bien se contenter d'un managed no-deal (ou le délicieux oxymore qu'est le no-deal deal), une sorte d'accord a minima ; ou même, que le cadre général de l'OMC suffit largement en tant qu'accord commercial ; ou encore, la théorie que l'Union européenne aurait elle-même tellement à perdre en cas de no-deal que ses intimidations seraient du bluff (sous-variante : les constructeurs automobiles allemands obligeraient le gouvernement allemand à obliger la Commission européenne à revenir à la table des négociations pour ne pas se couper du marché anglais). Je n'ai pas le temps de réfuter toutes ces idées, qui sont stupides à différents degrés, mais le fait général est qu'elles relèvent d'un déni de la réalité pour coller avec les idées politiques qu'on a qui me semble terrifiant : c'est le même genre de mécanisme qui fait que certains nient la réalité du changement climatique et rejettent la recherche scientifique à ce sujet parce qu'elle ne cadre pas avec ce qu'ils ont envie de croire ; et cela vire rapidement au complotisme dans lequel toute opinion contraire est perçue comme une manifestation supplémentaire du Complot.

Question, donc : comment les politiques doivent-ils réagir dans cette situation ? Comment doivent-ils se comporter face à ceux qui entretiennent ce genre de complotisme et face à ceux qui y sont sujets ? (J'avais exposé ici mes préconisations sur la manière de parler à de telles personnes individuellement, mais ces préconisations s'appliquent dans le cas d'une conversation d'individu à individu : ce que doit faire la parole publique est bien différent.) On peut bien sûr respecter l'opinion de quelqu'un qui serait raisonnablement bien informé sur les conséquences probables d'un no-deal, resp. du changement climatique anthropogène, et qui déciderait que pour telle ou telle raison on devrait accepter ces conséquences plutôt que de chercher à en combattre la cause ; mais bizarrement, ce type d'opinion ne semble pas vraiment exister : on préfère toujours croire que les conséquences sont fausses que de défendre explicitement l'idée de faire malgré elles.

Bon, mais une autre question qui se pose, puisque beaucoup de voix appellent à un second referendum au sujet du Brexit (et même si la Première Ministre continue de prétendre qu'il n'en est pas question), est de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions il est légitime, suite à un referendum, de reconsulter l'électorat. Cette question m'intéresse beaucoup.

Les partisans du Brexit sont évidemment souvent[#5] de l'avis que, une fois que le peuple britannique a tranché la question lors du referendum du , il n'est plus légitime de reposer la même question. Et dénoncent la manœuvre consistant à répéter une question en espérant obtenir un résultat différent. (Pourquoi, demandent-ils, le second referendum serait-il plus légitime que le premier ? Pourquoi ne pas en faire un troisième ?) C'est aussi l'argument par lequel Theresa May refuse d'entendre parler[#6] d'un second referendum qui déchirerait encore plus le pays.

[#5] Il est frappant de constater à quel point l'opinion qu'on peut avoir sur une question déteint sur l'opinion sur la question méta : si tout le monde était de bonne foi sur les questions politiques, il ne devrait y avoir aucune corrélation particulière entre la question est-ce que je trouve que X est une bonne chose ? et la question étant donné que le peuple a voté et décidé lors d'un referendum que X est une bonne chose, est-ce que je trouve qu'il est légitime de lui redemander son avis ? — ces questions n'ont aucun rapport et ne devraient pas déteindre l'une sur l'autre. Le fait qu'elles le fassent aussi massivement (même s'il existe évidemment des gens qui ont voté remain et pensent qu'on ne doit pas appeler à un second referendum et, réciproquement, des gens qui ont voté leave et pensent qu'on peut légitimement le faire), est un signe de combien nous sommes si facilement de mauvaise foi dès que nous parlons politique.

[#6] La question de savoir dans quelle mesure le Parlement britannique peut lui forcer la main est complexe et pleine de subtilités procédurales (qui m'ont évidemment inspiré ici).

Indiscutablement, l'Union européenne a une certaine habitude, qui lui fait mauvaise presse, à être impliquée dans des referenda[#7] où on repose la question une seconde fois si la première n'a pas donné le résultat « attendu ». Ça a été le cas au Danemark pour le traité de Maastricht les et  ; et en Irlande pour le traité de Nice les et et de nouveau pour le traité de Lisbonne les et (j'en ai peut-être raté d'autres[#8]).

[#7] Oui, Ian Dunt, j'écris referenda comme pluriel de referendum et je maintiens ce choix (referendum = une chose qui doit être référée à l'électorat ; et s'il y a plusieurs choses, ce sont des referenda).

[#8] Il y a aussi le cas, à mes yeux nettement plus problématique, de la France qui a rejeté par referendum le le traité « Constitutionnel » européen mais qui a néanmoins ratifié le traité de Lisbonne, très proche, par voie parlementaire ; j'en avais vaguement parlé ici. (Il faut néanmoins préciser que ces traités ne sont pas identiques : notamment, j'avais entendu un certain nombre de Français ayant voté contre le traité « Constitutionnel » expliquer qu'ils avaient été spécifiquement choqués par (A₁) la phrase concurrence libre et non faussée, (A₂) le terme constitutionnel et (B) le fait de devoir approuver toutes sortes d'annexes qui n'avaient rien à faire dans une Constitution. Le traité de Lisbonne a (A) supprimé la phrase concurrence libre et non faussée des objectifs de l'Union et toute référence à une constitution, et (B) renoncé à refondre tous les traités en un seul, pour ne pas réapprouver toutes les annexes. Même si je ne suis pas persuadé que ça suffise, il est néanmoins faux de dire que les objections des électeurs français ont été purement et simplement ignorées.)

S'agissant de ces « doubles referenda » de l'Union européenne, j'ai plusieurs choses à remarquer. La première, c'est que c'est la manière normale de procéder à une négociation diplomatique entre parties : on propose un accord, et si une partie le rejettent, on essaie d'améliorer l'accord (minimalement !) pour le rendre acceptable par cette partie : le fait qu'une partie (un pays) s'exprime ici par referendum (c'est-à-dire que le gouvernement du pays en question) ait mal estimé son opinion publique dans les négociations intergouvernementales, ne change pas fondamentalement la donne. Or les referenda rejetés ont effectivement donné lieu à des concessions : le Danemark a obtenu le droit de ne pas rejoindre la monnaie unique, l'Irlande a obtenu la garantie que son droit sur l'avortement ne serait pas remis en cause au niveau européen. Il est normal, dans une négociation, qu'après qu'on propose une concession on redemande l'avis de la partie à laquelle on a proposé la concession.

La seconde remarque, c'est que la question de savoir si le Royaume-Uni doit voter une nouvelle fois au sujet du Brexit ne vient pas de l'Union européenne (par exemple des 27 autres pays réunis en Conseil européen) mais de certains électeurs britanniques. On ne peut donc pas mettre cette question dans le même sac que le double referendum danois ou les doubles referenda irlandais : au contraire, l'Union européenne, incarnée par le Conseil européen et la Commission, a cherché à faire valoir devant la CJUE que le Royaume-Uni n'avait pas le droit de changer d'avis.

*

Ceci étant, cela importe peu sur la question sous-jacente : dans quelle mesure est-il légitime de faire revoter le peuple sur une question qu'il a déjà tranchée ? En droit, il existe (dans certaines juridictions et dans certains cas) une doctrine du stare decisis qui demande aux juges de ne pas changer d'avis sur une question qu'ils ont déjà tranchée : doit-on étendre cette doctrine à des questions politiques soumises à referendum ?

À vrai dire, je ne vois pas de problème fondamental. Je peux donner toutes sortes de précédents ou de comparaisons, mais le plus intéressant est sans doute le cas du débat (rapporté par Thucydide) entre les orateurs athéniens Cléon et Diodote au sujet du sort à réserver à la ville de Mytilène qui s'était révoltée contre l'autorité athénienne : l'Ecclésia athénienne commence par voter à la quasi-unanimité pour condamner à mort tous les hommes adultes de Mytilène (et décide de vendre les femmes et enfants en esclavage), puis, le lendemain, se ravise, écoute le débat entre Cléon (partisan de la peine de mort) et Diodote (partisan de la clémence, non tant au nom de l'équité mais pour obtenir d'autant plus de respect), et vote en faveur de Diodote : un bateau plus rapide est envoyé pour annuler l'ordre expédié la veille, et finalement Mytilène est sauvée de la destruction. Était-il oui ou non légitime de faire revoter l'Ecclésia sur la même question que la veille ? Je ne crois pas comprendre que Cléon ait invoqué l'argument du stare decisis (enfin, διαμένειν ἐπὶ ταῖς κρίσεσιν ou quelque chose comme ça, si on me pardonne mon grec de cuisine) pour refuser un nouveau vote : il argumente sur le fond, et pas contre le principe de rejouer le vote. Et de fait, la différence entre les deux résultats illustre bien le problème que l'opinion publique est quelque chose d'assez quantique, qui ne se définit que quand on l'observe.

Si on considère qu'il n'est pas légitime de rejouer un referendum, il faut au moins mettre une limite dans le temps à cela : personne ne prétendra sérieusement que la République française est illégitime parce que les Français ont voté, le (et à quelque chose comme 99.9%, c'est dire !), pour être dirigés par un empereur hériditaire. Plus sérieusement, tout le monde trouve normal qu'une démocratie puisse changer d'avis tous les cinq ans environ dans le gouvernement dont elle prétend se doter : si elle peut changer d'avis sur un programme politique ou l'élection d'une personne, on voit mal pourquoi elle ne pourrait pas changer d'avis sur une question substantielle particulière. Et, je l'ai illustré avec l'exemple de Mytilène, elle peut très bien changer d'avis du jour au lendemain[#9].

[#9] Ce n'est pas forcément idiot : le simple fait de connaître les résultats du vote peut donner envie de changer son propre vote ! il y a eu beaucoup d'exemples, après le premier tour de la présidentielle française le portant Jean-Marie Le Pen au second tour, de personnes ayant déclaré publiquement avoir regretté leur vote, ce qui suggère qu'un nouveau vote le lendemain aurait concevablement pu donner un résultat différent.

Il faut aussi évoquer la question adjacente de l'irréversibilité des décisions politiques. Certaines décisions sont plus facilement réversibles que d'autres : si l'électorat décide de porter la durée du mandat présidentiel à cinq ans au lieu de sept, par exemple, il n'y a rien de logiquement problématique à revenir en arrière, c'est une décision aisément réversible ; alors que si on décide de tuer tous les habitants de Mytilène, une fois que la décision a été exécutée(!), ce n'est plus possible de revenir en arrière. Le cas particulier des referenda concernant l'indépendance d'une région est « plutôt » irréversible : même s'il est logiquement possible pour une région devenue indépendante de réintégrer le pays dont elle s'est séparée, le cas doit être vraiment exceptionnel, il est juridiquement compliqué, et on doit considérer qu'une décision d'indépendance est essentiellement irréversible. Je suis d'avis que, dans n'importe quel contexte mais notamment en politique, plus une décision est irréversible, plus elle devrait être prise avec prudence et, notamment, quand il s'agit de quelque chose soumis à referendum, il me semblerait légitime d'exiger plusieurs referenda espacés dans le temps et allant tous dans le même sens (de cette décision irréversible) pour qu'il n'y ait pas de doute sur la volonté de l'opinion publique. La raison étant que la décision irréversible engage non seulement la génération qui la prend mais toutes les générations à venir (alors qu'une décision réversible peut être simplement annulée ensuite).

Or dans les faits, lorsqu'un referendum qui proposait un changement irréversible conclut au maintien du status quo, on n'a guère de scrupule à le rejouer, notamment en matière de votes pour l'indépendance. À titre d'exemple, le , le Québec a voté négativement dans un referendum visant à lui accorder son indépendance, et cela n'a pas empêché, quinze ans plus tard, un nouveau referendum d'avoir lieu, le , auquel il a de nouveau répondu négativement. Le cas de la Nouvelle-Calédonie est encore plus étrange : les accords de Nouméa prévoient la possibilité d'organiser jusqu'à trois referenda pour l'indépendance, étant entendu que la Nouvelle-Calédonie devient indépendante si l'un quelconque des trois donne un résultat positif. Manifestement, cela ne choque pas profondément qu'on puisse ainsi reconsulter l'opinion publique, y compris de façon asymétrique favorable à l'option irréversible.

*

Tout ceci étant dit, on peut chercher à délimiter des conditions rendant plus légitime, ou moins illégitime, le renouvellement d'un vote qui a déjà eu lieu dans le but de l'annuler éventuellement. Outre la confirmation de principe d'une option irréversible (cf. ci-dessus), j'en vois principalement trois sortes :

  • des irrégularités de forme (de campagne ou de dépouillement) dans le premier vote,
  • la modification de circonstances ou la découverte d'informations nouvelles (un peu comme les conditions permettant l'ouverture d'un procès en révision),
  • des signes crédibles que l'opinion publique a changé de façon significative.

On peut penser que ces trois conditions sont effectivement vérifiées s'agissant du Brexit (pour les irrégularités de campagne, voir par exemple ici ; la modification des circonstances, c'est qu'il y a maintenant un accord concret à entériner, ce n'est plus une décision à prendre sur une sortie théorique dont les modalités restent à définir mais sur un texte d'accord précis ; mais il y a aussi des informations nouvelles, à savoir qu'on sait plus précisément comment le Brexit est susceptible de se passer, comment l'Union européenne négocie, etc. ; enfin, le signe que l'opinion publique a changé est alimenté par différents sondages, voir par exemple ici).

Ceci étant, on pourrait aussi imaginer qu'il y ait des contraintes sur le second referendum visant à retourner la décision du premier : par exemple, que la décision ne soit retournée de plein droit que si le nombre total de votes en faveur du retournement serait supérieur au nombre de votes dans le sens contraire lors du premier referendum (dans le cas « ambigu », on envisagerait, par exemple, un troisième vote encore plus tard), ou autre condition de ce type. (Dans le cas des trois « doubles referenda » européens que j'ai cités ci-dessus — un au Danemark et deux en Irlande —, il me semble que le second referendum, celui qui a été positif, a eu (a) plus de participation que le premier, (b) une proportion de « oui » plus importante que la proportion de « non » au premier, et du coup (c) un nombre absolu de « oui » plus important que le nombre absolu de « non » au premier. Ça lui donne au moins une certaine légitimité à renverser le résultat du premier vote.)

*

Dans tous les cas, il ne faut pas se leurrer : même si on met en avant toutes sortes d'arguments comme ceux que j'ai cités ci-dessus, ceux qui ont voté leave en juin 2016 seront nombreux à ressentir un second referendum comme une profonde trahison, surtout s'ils le perdent. Et même si intellectuellement je pense qu'ils ont tort (pour les raisons que j'ai données ci-dessus), même s'il me semble essentiel qu'une démocratie puisse changer d'avis et ne pas massacrer Mytilène, je ne peux pas ne pas comprendre ce sentiment (que je suis tenté de rattacher au « marcellisme »). Tout démocratique que sera le procédé, les leavers nourriront un profond ressentiment, d'où émergera une impression de complot, qui ne se résorbera pas facilement. Je ne vois pas de solution : je ne vois pas quel serait le chemin de la réconciliation. Et dans une démocratie, on ne peut pas simplement ignorer le ressentiment d'une partie de l'électorat. Ceux qui, comme Tony Blair, appellent à un second referendum devraient réfléchir longuement là-dessus.

D'un autre côté, s'il est certain qu'un second referendum laisserait le pays profondément divisé et meurtri par cette division (quelle que soit l'issue du vote), le premier referendum a déjà laissé le pays profondément divisé et meurtri par cette division, qui ne semble pas s'estomper, au contraire. On doit au moins retenir la leçon qu'espérer qu'une décision majoritaire tranche un débat et fasse taire la minorité qui a perdu est tout simplement idiot.

Je suis tenté de proposer facétieusement un referendum pour savoir si un second referendum doit être tenu — comme ça, la caution démocratique serait imparable, et le méta-referendum serait lui-même légitime puisque sa question serait fondamentalement différente. Et tant qu'à faire, les deux pourraient avoir lieu en même temps : question (1), pensez-vous qu'il faille reconsidérer la question du Brexit, question (2), dans l'éventualité où l'électorat aurait répondu favorablement à la question (1), votre opinion sur le fond est que (…). Je plaisante, mais seulement à moitié : il est concevable que cela change vraiment les choses de procéder ainsi.

Une des difficultés posées par le Brexit, bien entendu, est que s'il y a essentiellement une seule façon de rester dans l'Union, il y a quantité de manières de la quitter. C'est ce qui m'amène à mes autres questions, à commencer par celle de savoir qui a la légitimité pour interpréter une décision de l'électorat qui en admet beaucoup. Un referendum est généralement une simple question oui/non, et révèle donc essentiellement un bit d'information : le bulletin de vote ne permet pas à l'électeur d'exprimer ses motivations pour approuver ou désapprouver la proposition qui lui est proposée ni ses préférences circonstancielles. Il échet aux dirigeants de se débrouiller comme ils peuvent avec un mandat obscur : à la différence d'une élection « normale » où les dirigeants sont élus avec leur programme, ils héritent ici d'un choix qu'ils n'approuvaient pas forcément (et qu'ils sont obligés de faire semblant d'approuver puisque le Peuple Souverain a parlé), voire, que quasiment personne dans la classe politique n'approuvait. Et ils doivent ensuite sortir leur boule de cristal pour essayer de comprendre ce que le peuple voulait vraiment.

Theresa May a considéré que le mandat principal qu'elle avait reçu n'était pas seulement de quitter l'Union européenne mais de mettre fin à la libre circulation des personnes (en l'occurrence, des citoyens de l'UE vers le Royaume-Uni). Différents sondages suggèrent que c'était en effet probablement une motivation importante des leavers : pour autant, quels sacrifices fallait-il concéder à ce but ? Indépendamment de toute question de réalisabilité pratique, aurait-ce été satisfaire le mandat du que de proposer une sortie de l'UE « à la Norvège », c'est-à-dire en continuant d'accepter la libre circulation des biens, services, capitaux et personnes ?

Question suivante, celle de savoir dans une démocratie, lorsque l'opinion publique est divisée sur une question, dans quelle mesure ou dans quelles conditions il faut rechercher un compromis, ou au contraire donner tout le pouvoir à la majorité (laquelle peut être fluctuante ou même complètement incohérente).

En un certain sens, Theresa May a refusé tout compromis : comme je le disais plus haut, elle a pris le message de la nécessité de mettre fin à la libre circulation des personnes comme la volonté de la majorité et a cherché le meilleur accord possible compte tenu de cette contrainte (au lieu de rechercher le compromis consistant à quitter l'UE en préservant la libre circulation, quitte, éventuellement, à s'en séparer plus complètement plus tard). Mais en un autre sens, son accord et tout de même un compromis : un compromis entre le fait pour le Royaume-Uni de rester plus ou moins attaché à l'UE et le no-deal économiquement désastreux.

Le propre des compromis, c'est de ne plaire à personne.

Mais toute la difficulté pour une démocratie, du coup, c'est de savoir se montrer assez adulte pour accepter les compromis qui sont tout de même nécessaires à vivre en collectivité ; et de se donner les moyens de gouvernance nécessaires pour parvenir à ces compromis.

C'est une des raisons pour lesquelles je n'aime pas les referenda : je pense de façon abstraite qu'ils ne facilitent pas la recherche ni la découverte du compromis, ni n'aident la minorité à accepter la position majoritaire — et la situation politique britannique actuelle me paraît confirmer cette inquiétude.

Pour finir, il faut que j'évoque la question de savoir comment on peut légitimement faire un vote entre plus que deux options. Ici, on a au moins trois options légitimement en course : le gouvernement propose un accord avec l'Union européenne (l'accord de May), et si cet accord ne plaît pas à l'électorat, il y a au moins deux autres possibilités : que le Royaume-Uni quitte l'UE sans accord (un no-deal), ou l'annulation pure et simple du Brexit ; mais il y en a possiblement d'autres, comme celle de demander une extension du délai pour négocier un accord différent (l'UE a prévenu que ce ne serait pas possible, mais ce ne serait pas possible avec les mêmes contraintes : un accord différent peut certainement être conclu avec des contraintes différentes). Si on considère que l'électorat doit être interrogé pour départager au moins certaines de ces options, lesquelles et comment le faire ?

Certains considèrent qu'un referendum ne peut légitimement se faire que sur une question oui/non — c'est-à-dire sur le choix d'approuver ou non un projet précis, avec pour défaut le maintien du status quo ante —, ou en tout cas entre deux options et pas plus. Mais ici ce n'est pas clair ce que devraient être les deux options, chaque responsable politique a envie de faire un choix tactique qui augmenterait les chances de victoire de son option préférée, et il ne semble pas possible de faire un unique vote vraiment sincère entre deux options. Faire plusieurs votes binaires en cascade pose aussi le problème de choisir lesquels et comment (approuvez-vous l'accord proposé par Theresa May ? si non, le gouvernement doit-il chercher un nouvel accord ? si non, le Royaume-Uni doit-il quitter l'Union européenne sans accord ?).

Une autre possibilité est de demander aux électeurs de trier les options par ordre de préférence. C'est théoriquement ce qu'il y a de mieux, mais la théorie n'est pas forcément la pratique : beaucoup d'électeurs ont du mal à ne serait-ce qu'imaginer quel serait leur second choix si le premier ne passe pas (cf. ce que je disais plus haut à propos des compromis). Il n'est pas exclu de tomber sur ce qu'on appelle un paradoxe de Condorcet, c'est-à-dire qu'il y a une majorité qui préfère A à B, une majorité qui préfère B à C et une majorité qui préfère C à A. (Cela a même été signalé sur ce cas précis mais, finalement, c'était une erreur de transcription des chiffres.) Mais même s'il n'y a pas de paradoxe de Condorcet, c'est-à-dire, s'il y a un gagnant de Condorcet (une option qu'une majorité préfère à n'importe quelle autre), il n'est pas absolument acquis que ce soit le bon choix à faire. (Imaginez que 49% des électeurs soient très contents de A et très mécontents de B ou C mais très légèrement moins mécontents de B, que 48% des électeurs soient très contents de C et très mécontents de A ou B mais très légèrement moins mécontents de B, et que 3% préfèrent B à A et légèrement A à C : manifestement, B est gagnant de Condorcet puisque 51% le préfèrent à A et 52% le préfèrent à C, mais ça n'empêche pas 97% des électeurs d'en être très mécontents, et on peut se demander si c'est vraiment le bon choix à faire. C'est une situation probablement assez typique lorsque B est un « compromis pourri » entre A et C, ce qui nous ramène à la question précédente.)

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