David Madore's WebLog: La complainte des couche-tard

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(jeudi)

La complainte des couche-tard

J'écris cette entrée après avoir fait entre 2h et 3h d'insomnie pour la deuxième nuit consécutive : je pense que j'ai déjà dit tout ce qui suit ailleurs sur ce blog[#], et sans doute plus qu'une fois, mais j'espère au moins le dire différemment (et peut-être plus clairement).

[#] Quelques entrées passées sur ce sujet : #1785, #2121, #2701.

C'est peut-être un peu simpliste de diviser les gens en lève-tôt et couche-tard (ne serait-ce que parce qu'il y a des gens qui ont besoin de très peu de sommeil et qui arrivent donc à être les deux à la fois : je ne sais pas si je les envie vu combien j'aime faire des rêves, mais ça doit être au moins assez pratique), mais ce n'est certainement pas complètement faux. Et comme c'est dit assez éloquemment dans ce fil Twitter qui me sert d'inspiration, il y a une forme de shaming social des couche-tard par rapport aux lève-tôt contre laquelle je voudrais m'insurger.

L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt affirme un dicton stupide et détestable. Doublement détestable parce qu'il dénigre à la fois la valeur du repos (pourquoi pas l'avenir appartient à ceux qui se reposent correctement, par exemple ?) et parce que, même à temps d'éveil égal, il prétend dicter ce qu'on doit en faire (pourquoi pas l'avenir appartient à ceux qui veillent tard ?). Mais de fait, ce dicton est une sorte de prophétie auto-réalisatrice, parce que, de fait, notre société organise son rythme d'activités sur celui des lève-tôt, ou du moins, sur un rythme plus aisément compatible avec le leur : comme le cycle quotidien est grosso modo construit selon l'ordre sommeil → travail → loisirs → (répéter), et que le travail est socialement valorisé (chose sur quoi il y aurait tant à dire mais je ne veux pas m'étendre dessus ici), se lever tôt est donc considéré comme un signe positif (de dynamisme, ou quelque chose comme ça), tandis que se coucher tard est certainement le signe qu'on est un fêtard à la vie dissolue. (Je sais quelque chose de l'inanité de cette dernière conclusion par le fait que je ne fais essentiellement jamais « la fête », je ne vais jamais en boîte, mes dîners avec des amis se terminent vers 23h au plus tard, et quand je reste debout jusqu'à 4h du matin c'est probablement soit que j'ai trouvé comment traiter une question de maths qui m'obsédait soit qu'un de mes ordinateurs a fait des siennes et que je veux régler le problème avant d'aller au lit.)

Si tu es fatigué, tu n'as qu'à te coucher plus tôt s'entend-on régulièrement dire après une mauvaise nuit interrompue par la violence du cri strident d'un réveil. Merci, quelle idée géniale, je n'y aurais jamais pensé par moi-même. C'est du même calibre que de dire si tu te trouves trop gros, tu n'as qu'à manger moins aux personnes qui ont du mal à tenir un régime ou tu n'as qu'à faire plus d'exercice : l'idée exécrable que la volonté doit arriver à dicter au corps une discipline parfaite contre sa nature, et qu'un échec dans ce domaine est le signe d'une faiblesse. Quand bien même on ne souffrirait pas de contraintes externes (par exemple une sensibilité au bruit pour ce qui est du sommeil).

Je reconnais que ce n'est pas évident de comprendre comment le cerveau se « cale » sur un certain rythme de sommeil. (Évidemment le soleil joue un rôle prépondérant, mais les horaires des repas[#2] et autres activités doivent aussi avoir beaucoup d'influence, par exemple dans mon cas après le passage de l'heure d'été à l'heure d'hiver ou inversement je retrouve assez rapidement des heures de lever et coucher assez proches mesurées contre l'heure civile qui s'est pourtant décalée par rapport à l'heure solaire.) Mais le fait est qu'on ne peut pas simplement se « recaler » sur une heure différente, ou, si on le fait, cela ne dure pas, ou, s'il est absolument nécessaire que ça dure, ça se fait avec une violence inouie qui entraîne avec elle stress, irritabilité, fatigue, etc. (Et il est bon d'avoir ça en tête quand on juge, par exemple, les enfants et ados en âge scolaire qui ont du mal à rester attentifs en cours.)

[#2] Je sais qu'en ce qui me concerne, me forcer à être dans une lumière vive, et/ou manger, à l'heure H d'un jour donné, va avoir très fortement tendance à faire que je me réveille à l'heure H le jour suivant (voire celui d'encore après). Malheureusement, ça n'assure pas forcément que j'aurai bien dormi avant (ni même que je me sentirai fatigué à H−8).

Ce n'est pas une question de préférence pour telle ou telle partie de la journée : en ce qui me concerne, j'aime beaucoup le matin, l'air frais et encore chargé de rosée, la lumière du soleil bas mais moins rouge que celui du soir, j'aimerais avoir plus souvent l'occasion d'en profiter, mais ce n'est pas ça qui m'aide à me lever plus tôt pour en profiter.

Un bout d'explication que je proposais au fait que je suis couche-tard est que, si j'aime bien dormir, je ne prends pas plaisir à me coucher, alors que je prends plaisir à prolonger mon sommeil le matin. Ceci est dû (dans mon cas) à une différence de nature et de qualité de sommeil (cf. cette vieille entrée) : mon sommeil au début de la nuit est lourd, engourdi, confus, plutôt assommant que reposant, et finalement désagréable, donc je le ressens comme une obligation, alors que le sommeil à la fin de la nuit (enfin, du cycle de sommeil, parce qu'en ce qui me concerne, c'est souvent la matinée justement) est riche en rêves complexes et intéressants, je fais souvent des rêves lucides, je vole, j'explore des labyrinthes, je libère des empires, je fais de la magie, je résous des énigmes, j'accompis des quêtes cosmiques, bref, cette partie-là est bien plus plaisante et j'ai envie de la faire durer. (Et je note que presque à chaque fois que j'ai parlé à des lève-tôt ils ne comprenaient pas du tout, ou en tout cas ne partageaient pas, cet attrait que peut exercer sur moi le sommeil-de-la-fin-de-nuit-chargé-de-rêves.) Mais évidemment cette explication ne peut être que partielle, parce que ce que j'ai dit explique que je sois tenté de me coucher plus tard la nuit N+1 que la nuit N, mais au bout d'un moment il y a quand même une limite : si je me couche vers 5h du matin, je ne me sens pas bien du tout, ni quand je me couche, ni quand je me lève (donc je comprends quand même la non-tentation à se coucher de plus en plus tard), et finalement, en l'absence de contraintes externes, j'ai tendance à converger vers un rythme d'environ 1h–10h, avec de grosses variations cependant (et souvent une insomnie au milieu, cf. ci-dessous).

(Peut-être que la température est un élément explicatif ? Je sais que je dors d'autant mieux qu'il fait froid, et la courbe des températures, qui est en retard par rapport à celle de la lumière solaire, colle grosso modo à la courbe de mon sommeil au sens où j'ai tendance à dormir aux heures les plus fraîches de la journée, centrées autour de quelque chose comme 5h du matin — par opposition aux heures les plus sombres, centrées autour de quelque chose comme 2h du matin. Sinon, un autre bout d'explication est dans les repas : j'aime bien avoir le temps de digérer correctement après mon dîner, et il y a plein de raisons pour lesquelles il n'est pas aisé, en France, de dîner à 19h.)

Pourquoi je ne me couche pas plus tôt, alors ? Parce que cela provoque simplement de l'insomnie.

J'ai distingué ci-dessus le sommeil de début de nuit, appelons-le S1 (lourd, déplaisant, avec peu de rêves), et le sommeil de fin de nuit, appelons-le S2 (avec beaucoup plus de rêves). Cette distinction n'est évidemment pas rigoureuse, mais grosso modo disons que je fais 4h de S1 et 4h de S2, avec un réveil entre les deux. Si je me couche plus tôt, je ne vais généralement pas avoir de mal à m'endormir, simplement je vais me réveiller à la fin de S1, plus vraiment fatigué, avec plein de pensées qui me tournent dans la tête, et faire de l'insomnie : me coucher plus tôt décale S1 mais pas S2, et entre les deux je fais juste de l'insomnie. (Tout ceci est très simplifié, évidemment, et pas vraiment exact, mais c'est l'idée : j'ai tendance à faire du sommeil diphasique, et quand je tiens une nuit complète, c'est juste que les deux phases sont immédiatement adjacentes. Or S2 est beaucoup plus difficile à bouger que S1.)

Ce qui marche mieux pour me avancer mon sommeil S2, c'est d'interrompre mon sommeil au cours de S2 et de me lever plus tôt : la nuit suivante, S2 va avoir lieu plus tôt (donc si en plus je me suis couché plus tôt, ça me recale, au moins temporairement). Mais le prix à payer, c'est une journée ou je suis complètement crevé, ou surtout, ou j'ai les idées confuses. Et le résultat n'est vraiment pas durable, parce que la moindre perturbation de la nuit va redécaler mon sommeil dans le sens du retard.

En plus de ça, et je l'ai déjà dit, les réveils m'empêchent de dormir : je ne veux pas juste dire, évidemment, qu'ils m'empêchent de dormir quand ils se déclenchent, ça c'est le but, mais le fait de savoir que j'ai mis un réveil rend mon sommeil bien plus mauvais, parce que je n'arrête pas de savoir qu'il va être interrompu, je pense à cette interruption pénible à venir, et cette pensée m'empêche de bien dormir. Quand je dois absolument me lever à, disons, 7h du matin, et donc mettre un réveil pour cette heure-là, ce que je fais est généralement de prévoir large (je me couche vers 22h, même 21h si j'y arrive, ce qui rend les insomnies moins stressantes parce que je peux me dire même si je fais de l'insomnie j'aurai quand même bien dormi parce que j'ai prévu large), je prends un peu de doxylamine (un antihistaminique vendu sous le nom commercial de Donormyl® : j'en prends typiquement entre ~2mg et 7.5mg, pour ne pas m'abrutir mais quand même m'aider un peu), et globalement j'y arrive ; mais j'y arrive en me faisant violence, et si cette violence persiste jour après jour, j'en ressens clairement les conséquences (déjà, je ne prends jamais l'antihistaminique plusieurs jours d'affilée, parce que ça ne marche en gros qu'une fois). Bref, je peux ponctuellement me lever plus tôt, mais ça a un coût important, alors que si je dois ponctuellement me coucher plus tard, je n'en ressens pratiquement aucune conséquence.

(Ceci dit, je ne nie pas non plus que ce prix vaut parfois la peine d'être payé, même en l'absence de contraintes extérieures, parce que j'apprécie quand même bien de voir un vrai matin de temps en temps.)

On m'a dit plusieurs fois que la clé d'un bon sommeil était la régularité : se lever tous les jours précisément à la même heure, et se coucher quand on est fatigué. Mais je peux dire que ça n'a jamais marché pour moi, ou en tout cas, si ça marche, c'est en calant cette régularité sur mon rythme « naturel » et pas en essayant de le forcer à autre chose. (Bon, d'abord, c'est vraiment difficile de se lever tous les jours précisément à la même heure, parce que ça va vouloir dire de trouver l'heure la plus avancée à laquelle on ait jamais besoin de se lever, qui est quand même souvent assez ridiculement tôt. Ensuite, même si on se dit, disons, 7h tous les matins, le problème est que le vendredi et samedi soir il y a des gens qui font du bruit bien au-delà de l'heure à laquelle on sera fatigué. Mais surtout, je sens rapidement un déficit de S2 et le fait de me coucher plus tôt ne m'aide pas vraiment à le combler. Si je trouve une régularité, c'est souvent une régularité où je me couche extrêment tôt, je fais une énorme insomnie après S1, et S2 est quand même interrompu, et j'ai l'impression de me bousiller la santé.)

Bref, si vous faites partie des gens qui arrivent bien à dormir, ou surtou, qui arrivent bien à dormir aux heures que la société a tendance à imposer, tant mieux pour vous, mais soyez gentils d'arrêter avec le slumber shaming qui consiste à s'imaginer que quelqu'un qui se lève à 10h, ou 11h, ou même midi, est un paresseux ou que cette personne n'a aucune hygiène de vie. Et si vous faites partie des gens qui programment des réunions ou des cours de 8h à 10h du matin, imaginer que vous ayez à faire une série de réunions de 23h à 1h du matin vous permettra peut-être de comprendre que ce n'est pas si évident.

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