Cette entrée est une sorte de complément
à celle que j'ai écrite sur le voyage
temporel (mais elle en est indépendante) : il s'agit d'imaginer
quelques gadgets qui pourraient servir dans le cadre d'une histoire
de SF (voire de « métaphysique-fiction »). Je commence
par en décrire deux qui ont un rapport avec l'écoulement du temps :
appelons-les le rewinder et le fast-forwarder (je
comptais initialement ne parler que de ça, puis j'ai eu d'autres idées
avec les présélecteurs
évoqués plus bas). Le premier est très
classique et apparaît dans beaucoup d'histoires, le second l'est
beaucoup moins mais il n'est peut-être pas très intéressant du point
de vue narratif.
Le rewinder sert, comme son nom l'indique, à remonter le fil
du temps : on lui donne une date dans le passé
(appelons-la t₁), et il remonte le temps à cette date-là.
Mais attention, ce n'est pas une machine qui permet de visiter cette
époque (et de s'y retrouver en double) : il fait revenir tout
l'Univers en bloc à la date t₁ indiquée, effaçant
toute l'histoire qui s'est déroulée depuis (y compris l'activation
du rewinder lui-même), pour permettre de rejouer une autre
histoire à partir de ce point-là. Là, il faut que j'insère une note
en petits caractères des fois que quelque grincheux serait susceptible
de me dire ah mais moi je crois que l'Univers est déterministe, si
bien que quand l'histoire qu'on a effacée ne pourrait que se rejouer à
l'identique
:
D'abord, vous êtes un grincheux. Ensuite, il faut modifier légèrement l'action du rewinder dans un univers déterministe : il ne se contente pas d'effacer toute l'histoire depuis l'instant t₁, il remplace l'Univers par un univers très légèrement différent, comportant une petite modification des conditions initiales au moment du Big Bang, modification choisie aléatoirement sous la contrainte d'avoir une ampleur tellement petite que l'effet reste indétectable jusqu'à l'instant t₁ où (à force que l'ampleur de la perturbation croisse exponentiellement) elle atteint tout juste l'ampleur suffisante pour qu'un papillon batte des ailes un petit peu différemment à proximité du rewinder (pour calibrer sur une différence un peu plus importante, il suffit de diminuer un tout petit peu t₁). C'est dans cet univers-là (et au temps t₁) qu'on se trouve après l'utilisation du rewinder. • Et s'il y a des méga-grincheux qui se plaignent que je parle de temps absolu, ce qui n'a pas de sens dans un univers relativiste, j'ajoute encore une note : quand je parle de t₁, il s'agit d'une hypersurface de type espace, qui, dans le mode d'utilisation par défaut du rewinder est au repos par rapport au rayonnement cosmologique fossile mais, si on veut utiliser un mode plus avancé, peut être programmé pour avoir une forme différente. Maintenant arrêtez de grincher.
On pourrait imaginer une variante du rewinder où celui qui
l'actionne se souvient de l'histoire qui a été effacée
(tandis
que tous les autres reviennent dans leur état mental antérieur), c'est
évidemment plus facile et tentant à utiliser en SF (voyez
par exemple les
films Prince
of Persia: The Sands of Time
ou Edge
of Tomorrow), mais en quelque sorte c'est moins pur
(c'est beaucoup plus ad hoc) que si on postule que tout l'Univers est
vraiment ramené à un état antérieur, l'utilisateur comme les autres.
(L'état mental de l'utilisateur du rewinder faisant partie de
l'Univers, il n'y a pas de raison qu'il soit affecté différemment.)
Je vais évoquer la question épineuse de savoir comment on peut savoir
si le rewinder fonctionne, mais auparavant, décrivons
le fast-forwarder.
Celui-ci a l'effet, au contraire, de faire sauter le temps vers l'avenir : on lui donne une date dans l'avenir (appelons-la t₁) et on se retrouve à cette date-là : l'état de l'Univers devient immédiatement ce qu'il aurait été à la date en question sans que les événements intermédiaires aient jamais eu lieu. Mais bien sûr, le fait que ces événements n'aient pas lieu n'empêche pas que tout le monde en a quand même la mémoire, puisque la mémoire fait partie de l'Univers et que l'Univers est placé exactement dans l'état où il se serait trouvé à l'instant t₁.
Pour le fast-forwarder, il est donc plus naturel de souhaiter que l'Univers soit déterministe. Si ce n'est pas le cas, on postulera simplement que le fast-forwarder place l'Univers dans un des états possibles de l'évolution jusqu'à la date t₁, avec les mêmes probabilités que ce aurait été le cas selon l'évolution normale. En revanche, l'interaction avec le « libre arbitre » (dont je n'ai jamais compris ce que c'était censé être, mais qui n'est sans doute pas exactement pareil que le non-déterminisme) est, au mieux, confuse.
Là aussi on pourrait imaginer des variantes où celui qui actionne le fast-forwarder n'est pas victime de l'illusion que l'intervalle de temps jusqu'à t₁ s'est produit, mais ce serait un handicap pour lui (cela se manifesterait comme une amnésie), donc ce n'est sans doute pas souhaitable ; on pourrait imaginer qu'il en ait connaissance tout en ayant la certitude que ces événements n'ont pas vraiment eu lieu, mais là aussi c'est un peu trop ad hoc donc je vais en rester à la forme où celui qui l'actionne est affecté comme tous les autres.
J'imagine — et j'espère — que le lecteur se dit que tout ça n'a
absolument aucun sens : quelle différence peut-il bien y avoir
entre à l'instant t₀, l'Univers devient instantanément
ce qu'il serait devenu à l'instant t₁ (y compris avec la
mémoire fictive de tous les événements entre t₀
et t₁)
et les événements
entre t₀ et t₁ se déroulent normalement
?
Comment puis-je savoir que la journée d'hier a vraiment eu
lieu et que ma mémoire de celle-ci n'est pas fausse ? Cela
a-t-il le moindre sens ? La seule chose qui existe, après tout, est
l'instant présent. Bref, le fast-forwarder ne sert qu'à nous
perdre dans un labyrinthe de questions métaphysiques sémantiquement
douteuses et n'a pas vraiment de rôle possible dans, par exemple, une
histoire de SF.
(On pourrait, cependant, imaginer une histoire de SF
où le gadget existerait et serait utilisé par des personnages
débattant de s'il a un effet ou non, mais où l'effet serait rendu, au
niveau de l'écriture, par des ellipses dans la narration à chaque fois
que le fast-forwarder est utilisé. Ça pourrait être rigolo à
lire. L'histoire se finirait, bien sûr, par un personnage qui décide
de pousser le fast-forwarder trop loin, et le chapitre suivant
dirait juste le soleil est une géante rouge
ou quelque chose
comme ça.)
Ce qui est amusant, c'est que bien que le gadget n'ait probablement aucun sens, et vraisemblablement aucun effet mesurable, je serais néanmoins parfois content d'en posséder un, pour pouvoir sauter la fin d'un événement ennuyeux ou arriver plus vite à un moment que j'attends ! (J'aurais, certes, le souvenir de m'être ennuyé ou impatienté, mais ce serait un « faux » souvenir.)
Peut-on néanmoins voir une manifestation du fait qu'un tel gadget
fonctionne ? Pour ce qui est du rewinder : le fonctionnement
de celui-ci a le bon goût d'être falsifiable : si j'ai le
souvenir d'avoir actionné le rewinder, c'est forcément que
celui-ci n'a pas fonctionné, puisque dès qu'on actionne
le rewinder on doit se retrouver dans un univers où cette
action n'a pas eu lieu. A contrario, c'est un bon signe que
le rewinder fonctionne si on n'a jamais le souvenir d'avoir eu
envie de l'actionner alors qu'on était en mesure de le faire ! (Pour
prendre un cas extrême, si je jette plusieurs fois un dé en me disant
à l'avance si je ne tombe pas sur 6, j'utilise le rewinder
pour revenir juste avant le jet
, au bout du dixième 6 d'affilée,
on pourra sérieusement se dire que le rewinder fonctionne
correctement même si on ne l'a jamais « vu » fonctionner !)
Pour le fast-forwarder, c'est autre chose… Ma réaction
instinctive a été de penser on sait que le fast-forwarder ne
fonctionne pas si on a le souvenir, après l'avoir actionné pour sauter
le passage entre t₀ et t₁, de l'avoir actionné à
un moment t₀ < t′ < t₁
, par
exemple immédiatement après t₀ (puisque ces instants sont
sautés, on n'aura pas envie de les sauter une nouvelle fois). Mais
est-ce le cas ? Non, en fait, le fonctionnement normal
du fast-forwarder est sans doute justement qu'on se retrouve
à t₁ avec le souvenir qu'on a appuyé plein de fois sur le
bouton fast-forward en pensant décidément, ce machin ne
marche pas !
(puisque l'Univers est censé, justement, suivre le
cours qu'il aurait eu si le fast-forwarder ne faisait
rien). On peut conclure que le fast-forwarder ne
fonctionne pas lorsqu'on est actuellement à un
moment t₀ < t′ < t₁, mais cette
conclusion devient invalide ultérieurement… un labyrinthe
métaphysique, donc, dans lequel, encore une fois, la seule conclusion
sensée est peut-être que le fast-forwarder n'a tout simplement
aucun effet ni aucun sens (mais de là à conclure que le temps lui-même
n'a pas de sens, il n'y a qu'un tout petit pas ; cf. aussi plusieurs
des remarques que j'avais
faites ici, notamment dans
la note #5).
(Une présentation alternative du fast-forwarder est qu'il transforme son utilisateur en zombie philosophique mais uniquement pendant l'intervalle entre t₀ et t₁, et là aussi, c'est tout un labyrinthe de questions que de se demander si c'est pareil que ma présentation initiale ou si la notion de zombie philosophique a un sens. Mumble mumble conscience mumble physicalisme mumble mumble <vigoureux agitage de mains> mumble.)
*
Maintenant, pour en revenir au rewinder, si la seule
indication qu'on peut avoir du fait qu'il fonctionne bien est qu'on
n'a aucun souvenir de l'avoir jamais activé, on peut imaginer une
variante épurée du même gadget : je vais appeler ça
le présélecteur négatif
.
Le présélecteur négatif est une boîte munie d'un bouton. Discuter de ce qui se passe quand on appuie sur le bouton n'a pas de sens parce que la clé du fonctionnement du présélecteur négatif est justement que :
L'Univers est tel que le bouton n'est jamais actionné.
Vous pouvez imaginer ça comme une Prophétie Ancienne (le bouton
ne sera jamais actionné
), écrite au moment du Big Bang : si on
croit au déterminisme, l'Univers a été choisi tel que le bouton du
présélecteur négatif ne soit jamais utilisé ; si on ne croit pas au
déterminisme, on conditionnera les lois de probabilités déterminant
l'évolution de l'Univers au fait que la Prophétie ci-dessus soit
réalisée. (J'appelle ça présélecteur
parce que je sous-entends
que l'Univers a été présélectionné pour remplir la Prophétie.)
Comment un tel gadget peut-il être utile ? Exactement comme
le rewinder, en fait : je peux, par exemple, jeter un dé en
décidant de façon ferme si le dé tombe sur autre chose que 6,
j'appuie sur le bouton
: l'explication la plus simple du fait que
la Prophétie doive s'accomplir est que le dé tombe sur 6. Donc le dé
tombe (très vraisemblablement) sur 6.
Plutôt que de parler d'explication la plus simple
, on peut
formaliser ça avec un raisonnement bayesien sur les probabilités (qui
devient ici prédictif) : le dé a a priori 1/6 chance
de tomber sur chaque face, mais s'il tombe sur un nombre entre 1 à 5,
j'ai a priori, disons, 999/1000 chances d'appuyer sur le bouton
(il faut admettre qu'il y a toujours une possibilité que je ne tienne
pas ma résolution, par exemple si je fais une tombe mort foudroyé au
mauvais moment, je vais y revenir), tandis que s'il tombe sur 6
j'ai a priori, disons, 1/1000 chances d'appuyer sur le bouton
(peut-être que je me trompe en lisant la face ou que je fais un faux
mouvement) : ceci donne des probabilités a priori de 333/400
pour l'événement le dé tombe sur une face 1–5 et j'appuie [comme
prévu] sur le bouton
, 1/6000 pour le dé tombe sur la face 6 et
j'appuie [par erreur] sur le bouton
, 5/6000 pour le dé tombe
sur une face 1–5 et je n'appuie [pourtant] pas sur le bouton
et
333/2000 pour le dé tombe sur la face 6 et [comme prévu] je
n'appuie pas sur le bouton
; mais en conditionnant par la
Prophétie, il reste une probabilité de
(333/2000) / (333/2000 + 5/6000) = 999/1004, soit environ 995/1000,
que le dé tombe sur la face 6.
(On retrouve le même genre de paradoxes et de raisonnements sur les explications probables que ce que j'avais raconté dans mes histoires autour du voyage dans le temps monochronique dans l'entrée déjà liée ci-dessus. C'est aussi ce que j'avais exploré dans cette petite histoire : je ne fais ici que formaliser un peu plus les choses.)
Évidemment, si je décide inconditionnellement d'appuyer sur le bouton, je me mets en grave danger : quelque chose devra m'en empêcher, et le quelque chose le plus probable est sans doute un accident très mauvais pour moi.
Il faut d'ailleurs noter que même si je ne décide d'appuyer sur le
bouton que conditionnellement, je me mets en quelque sorte en danger :
en décidant d'appuyer sur le bouton si la face tirée par le dé n'est
pas 6, le raisonnement probabiliste ci-dessus suggère que ma
probabilité d'avoir un accident dans l'intervalle est multipliée par
environ 5 ou 6 (il y a environ 5/1000 chances que je ne tienne pas ma
résolution au lieu de 1/1000 dans les hypothèses faites a
priori). Et ces probabilités se cumulent : si je suis tenté de
jeter plein de fois le dé en décidant à chaque fois j'appuie sur le
bouton si la face tirée n'est pas 6
, je me mets en danger dès
la première fois. Le présélecteur négatif est une sorte de pacte
faustien assez complexe avec les probabilités.
Ceci étant, il y a un plot twist : c'est que
si je crois vraiment au fonctionnement du présélecteur et que je jette
le dé et qu'il tombe sur 1, je n'oserai pas essayer d'appuyer sur le
bouton sachant que ça risque très fortement de me tuer avant que j'y
arrive. Mais du coup, l'explication la plus plausible n'est plus que
je meure, c'est simplement que je n'ose pas ! Et du coup, le
présélecteur négatif, si on y croit, devient un simple bouton
sur lequel personne n'ose appuyer. (Et de fait, si je crois vraiment
à la Prophétie vous n'appuierez pas sur ce bouton
, il serait
stupide d'essayer d'appuyer dessus pour tenter de la défier, si bien
que la Prophétie devient auto-réalisatrice.)
Il y a sans doute quelque chose d'intelligent à dire sur le rapport
exact entre le rewinder et le présélecteur négatif (et de
savoir si, au fond, ils sont « la même chose » ou non ; il semble que
le rewinder permette de façon moins dangereuse d'obtenir qu'un
dé tombe un grand nombre de fois sur la face 6 en décidant à chaque
fois de revenir en arrière
si ce n'est pas le cas, car
le rewinder a le concept de date cible t₁ ; mais je
n'exclus pas d'avoir raté quelque chose). Je n'ai pas les idées très
claires, surtout parce que j'ai la flemme d'y réfléchir attentivement
et de faire un modèle probabiliste qui se tienne : c'est plus rigolo
de ranter dans mon blog et de laisser d'éventuels lecteurs motivés
faire le boulot à ma place.
Sinon, on peut imaginer d'autres sortes de gadgets apparentés. Le
présélecteur positif, par exemple, est associé à la Prophétie
que vous appuierez (un jour) sur le bouton. Il est peut-être moins
puissant que le négatif (une fois qu'on a appuyé sur le bouton, il
devient totalement sans effet ; et il est difficile de résoudre je
n'appuierai jamais
: au mieux, on se débarrassera du gadget, mais
il est facile de trouver des explications sur pourquoi on ne le fera
pas), mais sans doute aussi moins dangereux. On peut éventuellement
s'en servir en résolvant quelque chose comme je n'appuierai sur ce
bouton qu'une fois que j'aurai eu une vie assez longue et d'une
qualité qui me satisfasse pleinement
. Le présélecteur positif
réarmable à date limite permet d'entrer un nombre quelconque de
« promesses » formées d'un nombre quelconque et d'une
date t₁, et il garantit que le nombre sera saisi (une
nouvelle fois) sur le pavé numérique, avant la date t₁, en
accomplissement de la promesse. Peut-être qu'il y a moyen de donner
un sens à ce que j'avais appelé ma réaction instinctive
au fast-forwarder sous forme d'un présélecteur négatif
réarmable à date limite, mais je ne suis pas convaincu qu'il ait un
intérêt quelconque par rapport à un présélecteur négatif tout bête.
En tout cas, je suis sûr qu'il y a plein d'histoires
de SF rigolotes à écrire avec ces différents gadgets. Je
suis sûr, en fait, qu'elles ont déjà été écrites si bien que je n'ai
pas à me fatiguer à le faire.