David Madore's WebLog: Piranesi de Susanna Clarke

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(mardi)

Piranesi de Susanna Clarke

Piranesi (publié en 2020) n'est pas un roman très long (il fait 245 pages pas spécialement grandes ni écrites petites, ça doit représenter environ 350k signes), et de toute façon je ne lis que très rarement des romans longs, mais même eu égard à sa taille, et compte tenu du fait que je lis plutôt lentement[#], il est assez remarquable que je l'aie lu en deux jours tellement j'ai accroché.

[#] Normalement la manière dont je lis consiste à poser le livre dans mes toilettes qui font aussi office de cabinet de lecture, et même si ça rallonge un peu la durée de mes commissions, forcément, je n'y consacre pas un temps fou. Mais quand j'« accroche » assez, comme ça a été le cas ici, alors le livre m'accompagne ailleurs.

J'en avais entendu parler via une connaissance sur Twitter, qui cite l'extrait suivant (proche du début du roman) lequel m'a suffisamment intrigué pour me donner envie de lire le livre :

Since the World began it is certain that there have existed fifteen people. Possibly there have been more; but I am a scientist and must proceed according to the evidence. Of the fifteen people whose existence is verifiable, only Myself and the Other are now living.

[Gravure “L'arc gotique” des “Prisons imaginaires” de Giovanni Battista Piranesi]Il est vrai aussi que j'aime énormément les gravures de Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranesi (j'en reproduis une ci-contre), qui ressemblent beaucoup à mes rêves[#2], dont le titre a aussi attiré mon attention. Bon, le roman de Clarke n'a pas vraiment de rapport avec l'artiste italien éponyme ; mais le cadre a énormément à voir avec l'ambiance labyrinthique qui est évoquée dans ces gravures (ainsi qu'avec l'architecture classique représentée dans ses Vues de Rome).

[#2] Je souligne, et vous pouvez vérifier, que le tweet que je viens de lier date d'avant le roman de Clarke, donc certainement avant que j'en aie entendu parler : je ne triche pas, j'avais vraiment dit ma fascination pour l'architecture labyrinthique des gravures de Piranesi avant que quelqu'un ait l'idée d'écrire un livre appelé Piranesi dont l'ambiance s'inspire de ses gravures à l'architecture labyrinthique.

Et quiconque a parcouru un peu ce blog sait ma fascination pour les labyrinthes (cf. ici et , ainsi que les petits jeux en JavaScript ici et qui sont liés et commentés depuis ces deux entrées).

Borges, un de mes auteurs préférés, est connu pour avoir écrit une nouvelle intitulée La biblioteca de Babel qui fait référence à une bibliothèque, à la structure labyrinthique, sinon infinie du moins démesurément grande qui contient non seulement tous les livres réels mais tous les livres possibles (d'un format donné : avec les informations données par Borges — 25 signes possibles, 80 signes par ligne, 40 lignes par page et 410 pages par livre — on peut d'ailleurs déduire qu'il y en a 251 312 000 ≈ 2×101 834 097). Ce texte a ensuite inspiré de nombreux autres auteurs, par exemple Umberto Eco dans Le Nom de la Rose (dont l'intrigue tourne autour d'un livre caché dans une bibliothèque labyrinthique gardée par un bibliothécaire irascible appelé Jorge de Burgos).

Le roman de Clarke se déroule dans un espace lui aussi immense et labyrinthique (le narrateur l'appelle the House, la Maison) : comme la Bibliothèque de Babel, il est constitué de salle après salle apparemment sans limite, et on ne sait pas exactement comment elles sont organisées ni pourquoi ; mais à la différence de la Bibliothèque, les salles de la Maison, à l'architecture classique, ne sont pas remplies de livres mais ornées de statues apparemment toutes différentes. Bon, à vrai dire, on n'a pas une description très précise de la Maison (et certainement pas de plan, fût-il partiel ; le narrateur utilise une numérotation des salles très idiosyncratique, probablement l'ordre dans lequel il les a visitées), mais ce qu'on a est puissamment évocateur. Le niveau inférieur est inondé par la mer (ou peut-être les niveaux inférieurs ? la description n'est pas claire sur le fait qu'il y en ait un ou plusieurs), le niveau supérieur est en ruine (ainsi que certaines salles des autres niveaux), donc seul le niveau intermédiaire est vraiment explorable, ce qui fait qu'on a affaire à un labyrinthe essentiellement 2D.

C'est amusant, parce que le premier programme que j'ai écrit quand j'ai appris le C (il y a environ 30 ans ; je l'ai perdu depuis, malheureusement) était un jeu d'exploration qui simulait un espace immense constitué simplement de salles (je suppose 232×232 d'entre elles), qui avaient chacune un nom, une couleur, une décoration particulière, mais il n'y avait rien à faire à part visiter des salles et y trouver de (très rares) objets. J'avais fait attention à ce que l'espace créé par le jeu soit toujours précisément le même, si bien qu'il aurait été en principe possible d'explorer ce labyrinthe unique, d'en dresser un plan avec les noms et descriptions des salles, etc., sauf qu'il était bien trop grand s'il avait 18 milliards de milliards de salles (même si ça reste beaucoup plus petit que la Bibliothèque de Babel). Ce monde de mon petit jeu était donc remarquablement semblable à celui du roman de Clarke.

Dans le monde du roman n'évoluent (apparemment) que deux personnes : le narrateur, et celui que le narrateur appelle l'Autre (qui, en retour, appelle le narrateur Piranesi). Le narrateur s'est donné pour mission d'explorer la Maison, tandis que l'Autre semble être à la recherche d'une connaissance bien précise, qu'il soupçonne d'y être cachée. À part eux, il n'y a que treize squelettes pour seuls habitants connus de la Maison.

Je n'en dis pas plus. On est évidemment curieux de savoir ce que ces gens font dans ce monde, comment ils y sont arrivés et d'ailleurs comment ils y survivent, et toutes sortes d'autres choses qui paraissent initialement bien mystérieuses. C'est ce côté énigmatique qui m'a poussé à continué à lire (mû à la fois le désir d'avoir la clé de l'énigme et l'inquiétude que tout ça finisse en queue de poisson comme la série Lost) : je ne veux pas divulgâcher, mais pour les gens qui, comme moi, voudraient savoir à quoi s'attendre, disons qu'à la fin on a au moins des réponses satisfaisantes à un certain nombre de questions (en gros celles qu'ai formulées), que tout n'est pas exactement comme il semble, et que le livre tourne vaguement au policier. (Mais il ne faut pas non plus s'attendre à avoir une réponse à tout, en particulier concernant la nature exacte de la Maison, ni à ce que tout soit rationnel.)

Comme j'aime bien les énigmes en plus d'aimer les labyrinthes, on peut difficilement imaginer un roman qui donne autant l'impression d'avoir été écrit pour moi (même si cf. celui-ci). La fin est peut-être un peu plus faible que le début (ou disons, moins originale, moins captivante), peut-être que la toute dernière partie aurait pu être omise (c'est une sorte de coda post-climactique : moi j'aime bien, mais je suis sûr qu'il y a des gens qui trouveront que ça prolonge inutilement), mais ce ne sont pas des reproches graves. Globalement j'ai beaucoup aimé.

Suzanna Clarke est connue pour avoir précédemment écrit le roman Jonathan Strange & Mr. Norrell, une histoire de magiciens dans l'Angleterre du début du XIXe siècle d'une histoire alternative où la magie existe. Je ne l'ai pas lu (même si ce livre s'est matérialisé dans ma bibliothèque sans que je sache comment il est arrivé là parce que je ne l'ai jamais acheté, ce qui est quand même assez significatif s'agissant d'un livre sur la magie), mais j'ai vu la mini-série qui en a été tirée : il y a quelques aspects que j'ai bien aimés, mais j'ai surtout été assez fortement agacé par le fait qu'au final on n'avait aucune idée des motivations des personnages essentiels (et surtout deux puissants rois-magiciens qui dominent l'histoire et qui sont le King of Lost-Hope et le Raven King, dont on ne comprend même pas s'ils sont plus ou moins alliés ou plus ou moins ennemis ou indifférents l'un à l'autre, ni quels sont leurs pouvoirs, ni s'il faut craindre ou espérer que l'un ou l'autre « gagne »). Peut-être que le roman n'a pas ce défaut, mais en tout cas Piranesi ne l'a pas, et je le souligne pour quiconque aurait été agacé par la même chose que moi : ici, les personnages ont, au final, des motivations passablement claires, et leurs actions sont raisonnables compte tenu de ces motivations (et de leur connaissance / ignorance).

Bref, je recommande vivement Piranesi pour tous les gens qui ont des goûts proches des miens (et si vous lisez mon blog, c'est peut-être au moins en partie le cas).

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