J'ai tout récemment vu deux films, Everything Everywhere All at Once et Doctor Strange in the Multiverse of Madness dans lequel le « multivers » joue un rôle central, du coup je me suis dit que je devrais en parler un peu à la manière dont j'avais précédemment parlé de voyage dans le temps (où j'ai d'ailleurs expliqué que le voyage dans le temps polychronique était essentiellement équivalent à un voyage entre univers parallèles, et où j'ai déjà évoqué certaines des idées sur lesquelles je veux revenir). Mon but n'est pas de commenter sur ces films précis, même si je peux dire au passage que j'ai bien aimé le premier qui est plutôt touchant, et que le second est un blockbuster tout à fait standard dans la ligne du Marvel Cinematic Universe (je ne dirais pas que c'est mauvais, on sait bien à quoi s'attendre). Je veux plutôt parler de l'idée générale du multivers dans la (science-)fiction (enfin, du peu de culture que j'ai en la matière). Mais bon, comme mes lecteurs réguliers en ont l'habitude, je vais digresser dans tous les sens, et je pars sans plan précis.
Pour dire d'abord quelque chose du multivers au sens
« scientifique » (je n'ose pas dire réel
, mais disons quelque
chose comme sérieusement imaginable
) avant de passer à la
fiction, je peux par exemple renvoyer
à cette vidéo dans laquelle Tony
Padilla (professeur de physique à l'Université de Nottingham) évoque
et vulgarise la classification par Max Tegmark de quatre « niveaux »
de multivers : ① ce qui est dans l'Univers au-delà de l'horizon
cosmologique, ② des bulles (post-inflation) avec des valeurs
différentes des constantes physiques, ③ les mondes multiples de
l'interprétation, et ④ l'ensemble des structures mathématiques
possibles. Je ne suis pas sûr que cette classification soit ni très
pertinente ni franchement exhaustive, mais ce n'est pas vraiment mon
sujet ici. (Plus franchement critique vis-à-vis de tout concept de
multivers, Sabine Hossenfelder ici disqualifie complètement l'idée
comme non scientifique et relevant de la religion. | Mise à
jour : celle-ci, plus récente et un peu plus longue est
encore plus sarcastique, en disant en gros la même chose.) Je voudrais
cependant évoquer au moins un type de multivers scientifiquement
sensé, qui ne rentre pas vraiment dans la classification de Tegmark,
et qui me semble plus proche de ce que la fiction semble désigner sous
ce nom, c'est juste « l'espace de toutes les possibilités »,
l'ensemble de toutes les histoires possibles de l'Univers compatibles
avec les lois de la physique. Longue digression à ce sujet (que vous
pouvez sauter si
vous ne voulez pas de métaphysique théorique) :
Si les lois de la physique sont déterministes dans les deux sens du
temps (et l'état actuel de nous connaissances ne permet ni de
l'exclure ni de le conclure, mais c'est au moins le cas de certaines
théories comme la mécanique classique), c'est-à-dire que pour
(presque) n'importe quel état U(t₀) de l'Univers
à l'instant t₀ elles prédisent un
état U(t) bien défini pour n'importe quel
temps t (qu'il soit avant ou après t₀ ; en
relativité, il faudrait plutôt parler d'hypersurface de Cauchy que
d'instant, mais laissons-ça de côté), alors toute l'histoire de
l'Univers est entièrement déterminée par son état à un
instant t₀ quelconque, et le multivers
dont je parle
(ensemble de toutes les trajectoires possibles de l'état de l'Univers)
est simplement, ou s'identifie simplement avec, l'ensemble de tous les
états possibles, lequel porte le nom standard
d'espace des
phases
, et les lois de la physique sont flot sur cet espace
(associant à chaque point l'ensemble de la trajectoire déterminée ; en
mécanique classique hamiltonienne ce flot a
une forme
bien précise définie par la structure symplectique et le
hamiltonien, mais je ne parle pas forcément de quelque chose d'aussi
précis que ça).
(Une longue digression dans la digression.) Ceci présente d'ailleurs le paradoxe suivant dont j'ai déjà dû parler quelque part sur ce blog (j'aurais cru dans cette entrée sur la métaphysique, mais bizarrement ça n'y est pas ; sinon, voir ce post sur Usenet que j'ai écrit il y a 20 ans), et qui est très vaguement pertinent pour ce que je veux évoquer ici, ce qui justifie que je m'étende dessus. Si on modifie un tout petit peu, mais aléatoirement, l'état U(t₀) (que nous croyons être celui) de l'Univers actuellement pour donner un état U′(t₀) macroscopiquement presque identique à U(t₀) mais néanmoins distinct (disons qu'on a juste déplacé quelques atomes), alors en vertu du déterminisme bidirectionnel, on peut tracer la trajectoire de U′ vers l'avenir ou vers le passé. L'évolution de U′ vers l'avenir sera différente de celle de U, mais plausible comme évolution de l'un ou de l'autre : il faut imaginer que la trajectoire future de U ou de U′ correspondent à des avenirs qui nous semblent plausibles, et qui « divergent » à partir du moment t₀ (ceci correspond assez bien à notre intuition de lignes d'histoire divergeant à partir d'un point dans le temps). En revanche, l'évolution vers le passé de U′ ne ressemble absolument pas à celle de U, car l'entropie va augmenter dans les deux directions du temps (je veux dire, dans U elle est croissante avec t, alors que dans U′ elle a un minimum en t₀ : ceci résulte du fait que l'évolution d'une configuration d'entropie donnée dans l'espace des phases conduit presque toujours à une configuration d'entropie plus grande : ce n'est pas le cas dans U car il est le futur d'un état « naturel » d'entropie basse au moment du Big Bang, mais dans U′ l'évolution dans les deux sens du temps à partir de t₀ fait augmenter l'entropie) ; or ceci est intéressant parce que tous les habitants de l'univers U′ sont persuadés, à partir de t₀, qu'ils vivaient dans l'univers U : puisque U′ est quasi identique à U au temps t₀, ils ont les mêmes souvenirs que les habitants de l'univers U : ils ont donc de faux souvenirs de leur passé. La question métaphysique sous-jacente est pourquoi nous sommes persuadés de vivre dans un univers de type U (où l'entropie lors du Big Bang était plus faible que maintenant, ce qui est extrêmement improbable a priori) alors que ceux de type U′ sont inimaginablement plus nombreux et donc plus probables a priori au sens bayésien ; mais ce n'est pas ce que je veux évoquer ici. ❧ Je dois néanmoins souligner qu'avec des hypothèses raisonnables sur les lois de la physique, on peut trouver un U″ tel que U″ soit proche de U en t₀ et diverge ensuite (comme pour U′) et en même temps que U″ soit proche de U pour tout temps avant t₀ (à partir du Big Bang) : par continuité du flot entre le Big Bang et t₀, il suffit pour cela de faire un changement encore beaucoup plus petit à U(tBig Bang), donnant U″(tBig Bang) assez petit pour que U″(t) diffère peu de U(t) jusqu'à t₀, et diverge ensuite. Il est imaginable qu'on ne veuille considérer comme « licites » ou « pertinents » (ou accessibles ?) dans le multivers que des univers comme U″ que je viens de décrire, qui divergent d'un univers U de référence qu'à partir d'un certain point t₀ et dont le passé remonte à (ou : découle d') un état « naturel » (d'entropie très basse, ou proche de celui de U) au moment du Big Bang, et pas des univers comme U′ qui sont des monstruosités sans nom n'ayant en t₀ pas de véritable passé mais plutôt deux avenirs dans les deux sens du temps. (Fin de la longue digression dans la digression, pour laquelle je présente mes excuses — ça mériterait d'être ailleurs.)
Si les lois de la physique ne sont pas déterministes, alors on peut
simplement appeler multivers
l'ensemble de toutes les
trajectoires qu'elles permettent dans l'espace états possibles de
l'Univers. Comme expliqué au paragraphe précédent, même des lois
déterministes (pour peu qu'elles soient chaotiques) permettent d'avoir
des trajectoires qui coïncident essentiellement jusqu'à un
instant t₀ et divergent ensuite, ce qui est la vision du
multivers en jardin des sentiers qui bifurquent
, donc en fait
le déterminisme ou le non-déterminisme des lois fondamentales de la
physique ne change essentiellement rien à cette histoire et à cette
vision du multivers.
Ce type de multivers comme « espace de toutes les possibilités permises par les lois de la physique » est tellement basique et tellement trivial que se demander s'il existe vraiment est une question assez oiseuse : il n'y a évidemment aucune différence de prédiction observable entre la théorie qui affirme que seul existe une seule trajectoire dans l'espace des possibles (celle de l'Univers réel), et celle qui affirme que toutes les trajectoires existent simultanément et que nous en observons juste une parce que nous vivons dans celle-là. Je dirais quand même que la seconde théorie me semble plus économique, parce qu'elle nous dispense d'avoir à préciser les conditions initiales de l'Univers : tous les états possibles existent, et si nous observons celui-ci c'est jusque parce que c'est l'endroit où nous vivons dans l'espace des possibles ; alors que la première théorie, pour être complète, doit être accompagnée d'une description complète de chaque particule dans l'Univers réputé être le seul vrai. Mais bon, c'est un peu une querelle byzantine de savoir si ces deux théories sont vraiment différentes tant que les univers n'interagissent pas du tout entre eux, et c'est peut-être ça que veut dire Sabine Hossenfelder dans la vidéo liée ci-dessus où elle qualifie la question de religieuse.
(Fin de la longue digression.)
❦
Le fait qu'il existe des
univers parallèles, ou une quelconque sorte de multivers, n'a
évidemment aucune espèce d'importance (et peut-être même aucune espèce
de sens) si ces univers ne peuvent en aucune manière interagir ni même
communiquer. (Bien sûr, ça n'interdit pas à un auteur de fiction de
présenter deux histoires se déroulant dans deux mondes différents,
peut-être en alternance, même si ces histoires n'ont aucune
interaction l'une avec l'autre : peut-être qu'elles s'éclairent
mutuellement, peut-être qu'elles évoquent les mêmes thèmes, peut-être
qu'il y a une symétrie narrative entre elles, d'ailleurs je vais
revenir là-dessus plus bas, bref, il peut tout à fait y avoir des
raisons de faire appel à des univers parallèles en fiction même s'ils
ne peuvent ni interagir ni communiquer ; mais ce n'est pas vraiment ça
qu'on a en tête quand on utilise le terme de multivers
.)
Disons donc qu'on parle d'univers différents entre lesquels il est possible de voyager, ou du moins, de communiquer. Ou peut-être que seulement quelques personnages ont cette capacité. La manière dont se fait cette interaction ou ce voyage entre univers plus-si-parallèles-que-ça a fait l'objet de toutes sortes d'explorations dans la fiction (par des portails fixes ou crées, par des gadgets du type machine à remonter le temps, par des rituels magiques, par les rêves, par une forme de télépathie…). Laissons ça de côté au moins pour l'instant. Laissons aussi de côté la question de savoir si les différents univers ont les mêmes lois naturelles (différant alors juste par leur contenu), ou des lois analogues, ou si tout est permis. Mais une autre question est de savoir combien il existe de ces univers.
Il existe évidemment quantité d'œuvres de fiction qui postulent
l'existence de mondes parallèles (je ne peux
que renvoyer
à TVTropes pour plein de sous-catégories et
d'exemples), et à la limite toute histoire de fiction qui
n'est pas simplement de l'Histoire avec un grand H postule l'existence
d'un monde parallèle au nôtre, mais bon, je parle de mondes qui
peuvent interagir autrement qu'en étant une fiction l'un dans l'autre.
Assez souvent il y a juste un univers alternatif (en plus de
l'univers principal où se déroule l'histoire, qui peut lui-même être
censé être le nôtre ou pas), ou simplement un nombre « petit »,
c'est-à-dire assez petit pour qu'on puisse en faire le tour.
Peut-être qu'ils sont arrangés selon un schéma mystique, par exemple
4 univers (un pour chaque élément ?) ou 7 ou 12 ou quelque chose comme
ça. Je n'ai pas vraiment de problème avec cette forme de mondes
parallèles, mais je sais pas si ça compte vraiment comme multivers.
Faut-il dire, par exemple, que dans la série Narnia de
C. S. Lewis, Narnia est un univers parallèle au nôtre ? ou juste un
pays magique ? (il y a des éléments de multivers dans le
roman The Magician's Nephew de la série
quand les personnages découvrent le bois-d'entre-les-mondes qui est
une sorte de monde d'où on peut atteindre les autres mondes, qui est
une forme assez courante du concept de multivers dans la fiction).
Dans le jeu de rôle Dungeons & Dragons,
il est question de plans
d'existence et pas d'univers, et même
si la porte est ouverte à une infinité de plans, il n'y a qu'un nombre
raisonnablement petit de plans décrits dans
le Manual of the Planes. (Plans intérieurs
correspondant aux éléments classiques, plans extérieurs correspondant
à des formes d'« alignement » moral, et des plans comme le plan éthéré
et le plan astral qui servent à voyager entre eux. Mais évidemment,
dès qu'on met des limites comme ça, cela peut inciter à se demander si
tout cet univers, avec son nombre fini de plans d'existence, peut
lui-même admettre des univers parallèles au sein d'un multivers : donc
on n'a fait que repousser le problème d'un cran.)
Mais souvent le multivers fictionnel est décrit, ou impliqué de
façon plus ou moins claire, comme regroupant non pas un petit nombre
d'univers bien définis, mais toutes les possibilités imaginables (parfois on nous
dit explicitement qu'à chaque fois qu'un choix est fait dans
l'univers, il y a un autre univers dans le multivers où l'autre choix
a été fait). Conceptuellement c'est peut-être plus simple (cela évite
de se demander pourquoi seulement ces 4, 7, 12 ou 1729 univers précis
existent : il est plus simple de dire tout existe
) et cela se
rapproche plus de ce qui a un sens scientifique (au moins comme
abstraction mathématique, cf. ce que je disais sur l'espace des
phases). Mais cela pose d'immense problèmes pour la cohérence et
l'intérêt narratifs.
Un problème fréquent que j'ai avec ce type de multivers, qui est
peut-être plus un problème dans ma suspension d'incrédulité que dans
le concept lui-même, a à voir avec le fait que les auteurs ne se
rendent pas vraiment compte à quel point toutes les possibilités
imaginables est immense. Par exemple, dans un des deux films
désignés ci-dessus, les personnages viennent de l'univers 616
et voyagent vers l'univers 838
: alors soit on est en train de
nous dire que trois chiffres décimaux suffisent à désigner un univers
parmi toutes les possibilités imaginables, auquel cas on a vraiment un
problème de manque d'imagination, soit c'est juste une numérotation
dans l'ordre dans lequel ils ont été découverts, auquel cas celui des
gens qui ont fait la numérotation devrait certainement
s'appeler 1
(ou, s'ils
ont meilleur goût, 0
), parce
qu'ils auront commencé par là. (Je suis peut-être bizarre, mais ce
genre de choses dérange beaucoup plus que d'imaginer des gens qui
volent ou jettent des sorts.) Mais plus largement qu'un problème de
numérotation : si vous voyagez dans un univers un peu au pif, alors
avec une probabilité absolument écrasante vous devriez aboutir soit
dans un univers absolument mort et sans intérêt (et certainement sans
aucune forme de vie), soit, si l'idée est qu'on voyage dans un univers
« adjacent », un univers ressemblant tellement au nôtre qu'on ne verra
pas la moindre différence avant des milliards d'années. Le fait de
tomber dans un univers intéressant est quelque chose
d'extraordinairement improbable selon toute notion raisonnable, et
mérite au moins une tentative d'explication interne (la plus naturelle
étant quelque chose comme : le personnage qui a le pouvoir de voyager
entre les univers a une sorte d'instinct pour ces choses et donc les
découvre naturellement ; c'est d'ailleurs l'explication qui est plus
ou moins confusément faite dans l'un ou l'autre, voire les deux, des
deux films évoqués ci-dessus).
Mais a priori il faut se dire que si l'œuvre de fiction nous dit que le multivers recouvre toutes les possibilités et nous montre un personnage en train de passer de l'univers U à l'univers V, alors en même temps, des milliards de milliards de personnages quasi identiques venant d'univers U′ quasi identiques à U vont voyager vers des univers V′ quasi identiques à V. Et en fait, si toutes les possibilités sont censées se produire, il devrait y avoir plein de U′ pour lesquels le personnage va arriver en V, donc à chaque fois qu'on change d'univers, ou d'ailleurs même quand on ne fait pas, on devrait voir une infinité de gens qui arrivent d'une infinité d'univers différents possibles et qui ont décidé de venir ici : le simple fait de ne pas voir tous les humains possibles se matérialiser simultanément dans mon bureau au moment où je parle semble prouver que le voyage entre univers n'est pas possible, ou alors que le multivers ne peut pas correspondre à tous les univers imaginables.
C'est même pire que ça : si j'appelle κ le nombre d'univers dans le multivers (cardinal infini), alors si on suppose qu'il est logiquement possible à chaque instant de voyager dans n'importe quel autre univers, on doit avoir κ ≥ 2ℵ₀ × κ (parce qu'il y a 2ℵ₀ instants où on peut sauter dans un des κ univers), ce qui revient à κ ≥ 2ℵ₀, et pour peu que deux sauts soient logiquement possibles, il devrait y avoir κ personnes qui se matérialisent à chaque instant dans n'importe quel univers donné. Pire, si on suppose qu'un univers permet de faire arbitrairement un saut quelconque à chaque instant du temps, c'est même κ ≥ κ2ℵ₀ qu'on a (pour le choix d'un univers destination de saut à chaque instant du temps), ce qui implique κ ≥ 22ℵ₀, et on a plus-que-le-continuum de gens qui doivent apparaître.
Admettons que je passe sur ce problème. Il y a un problème plus profond qui est obligatoirement soulevé dès qu'on parle de multivers :
☞ Si toutes les possibilités arrivent quelque part dans le multivers, pourquoi devrions-nous nous intéresser particulièrement à celle qu'on nous raconte ? Pourquoi devrions-nous nous réjouir que les héros aient réussi à triompher de telle ou telle épreuve alors qu'il résulte de la prémisse que, dans un univers parallèle pas loin, ils ont échoué ? La simple existence du multivers ne rend-elle pas toute intrigue dénuée d'intérêt ?
Ce qui est notable avec le film Everything Everywhere All at Once, c'est qu'il reconnaît ce problème : c'est même plus ou moins le cœur de l'intrigue. Je ne sais pas si la réponse apportée est très satisfaisante (ni très compréhensible, en fait), mais comme je le dis plus haut, j'ai plutôt aimé dans l'ensemble, et en tout cas, c'est intéressant que la question soit abordée.
Parce que beaucoup de fictions impliquant un multivers, il me semble, et en tout cas certainement le Dr. Strange évoqué plus haut, ne se gênent pas pour nous montrer une dévastation causée dans d'autres univers (parfois même assez directement liée aux actions des héros), pas juste quelque chose d'un peu abstrait comme « quelque part dans un autre univers les choses se sont mal passées » mais dans des scènes qu'on nous montre, il peut y avoir des univers entier qui sont détruits, des groupes entiers de super-héros qu'on est censé apprécier (i.e., dont on est censé apprécier les correspondants) qui meurent comme des mouches, mais puisque ça se passe bien dans l'univers arbitrairement choisi comme point de départ… I guess it's all right? J'ai un peu du mal à adhérer à ça.
Bref, j'ai tendance à trouver que le multivers est un piège
narratif : dès que vous le faites apparaître dans une fiction, cela
condamne cette fiction à la médiocrité, ou du moins, il va falloir
beaucoup plus de talent pour la sortir de la médiocrité qu'il n'en
faudrait sans. (Et le pire, c'est quand on fait intervenir le
multivers
pour rétrocorriger
des problèmes passés à coup de ah oui mais en fait ça ça s'est
passé dans un autre univers
.) C'est déjà le cas du voyage dans le
temps polychronique, et j'ai expliqué que le voyage dans le temps
polychronique est essentiellement équivalent à un voyage dans le
multivers, mais les choses ont tendance à être encore plus mal gérées
dès que le mot multivers
est utilisé. La forme qui me semble
sans doute narrativement la moins nocive de multivers consiste à
imaginer quelques univers coïncidant avec l'univers de référence
jusqu'à un certain point, et qui en divergent après ce point (i.e.,
des uchronies, mais qui peut-être arrivent à communiquer ou interagir
de façon limitée).
❦
Mais il y a encore une idée fréquente autour du concept de multivers (ou d'ailleurs de voyage dans le temps) dans la fiction qu'il faut que j'évoque, et dont je n'arrive pas bien à décider si je la trouve fascinante, amusante ou horripilante, et qui est en tout cas bien ancrée dans le genre, c'est le postulat plus ou moins explicite que les gens — ou parfois d'autres concepts ou objets — qui existent dans un univers donné ont (peut-être pas systématiquement, mais au moins souvent) des « équivalents » dans d'autres univers. C'est par exemple assez central aux deux films que j'ai cités, et il me semble que c'est extrêmement répandu.
Ce que je veux dire, c'est qu'on aime bien imaginer que dans un univers parallèle, même un univers qui postule un changement assez profond et radical du fonctionnement même de la nature (par exemple un univers parallèle où la magie existe mais la physique fait partie de l'ésotérisme), il y a quand même quelque chose d'analogue à tel ou tel personnage de l'univers de référence (ou du nôtre), ou d'analogue à telle ou telle ville, telle ou telle œuvre d'art, ou autre objet identifiable. Même si Shakespeare est un personnage de fiction, ou Isaac Newton était archevêque de Cantorbéry, il reste qu'« il y a » un Shakespeare, et « il y a » un Newton. Et si notre héros décide de voyager dans un univers parallèle, il va souvent découvrir que dans cet univers parallèle « il y a » un personnage qui lui correspond, peut-être que ce personnage est déjà mort, ou qu'il a une occupation complètement différente, ou (ce qui me semble plus logique mais est rarement utilisé) qu'il est lui-même parti voyager dans encore un autre univers parallèle (ou peut-être celui dont le héros original vient), mais toujours est-il qu'il y a un correspondant, un analogue, un pendant, du héros dans l'univers parallèle.
Tout ça est par exemple assez bien développé et explicité dans le roman The End of Eternity d'Isaac Asimov (au sujet du voyage dans le temps), mais ce n'est sans doute pas le seul : je n'en dis pas plus pour ne pas divulgâcher, mais c'est assurément un roman à lire si on veut réfléchir autour du concept de voyage dans le temps et/ou d'altérations de la réalité.
Parfois, les personnages « équivalents » à un personnage donné dans les différents mondes possibles peuvent se rencontrer et se parler (voire s'aider ou se combattre) ; parfois ils se confondent plus ou moins, peut-être par exemple que quand un personnage voyage entre les mondes il « devient » son alter ego dans l'autre monde ; parfois les choses sont très confuses et on ne sait pas ce qui vaut.
Ce genre de correspondance symbolique, même si elle n'est pas rendue explicite, est intéressant du point de vue narratif, c'est un jeu littéraire extrêmement fécond. (Par exemple, j'aime bien l'idée, qui a certainement été exploitée de toutes sortes de manières — on peut dire que The Hours de Michael Cunningham est un peu comme ça, et j'avais moi-même plusieurs fois pensé écrire un roman dans ce genre —, d'avoir plusieurs histoires qui s'entremêlent sans vraiment interagir, des histoires qui se déroulent à des moments différents ou même dans des univers différents, peut-être dans des genres complètement différents, des histoires qui, sans directement s'impacter l'une l'autre, s'éclairent l'une l'autre simplement parce qu'on sent bien qu'un certain personnage dans une histoire « correspond » à un certain personnage dans l'autre. Par exemple, on peut imaginer un roman où un chapitre sur trois serait dans un monde médiéval-fantastique, un chapitre sur trois dans un univers proche du nôtre, et un chapitre sur trois dans un univers de science-fiction, et qui raconte en fait la même histoire dans trois versions différentes, mais où chaque scène est décrite uniquement dans un des trois cadres, laissant le lecteur deviner ce qui s'est passé dans les deux autres, sur la base des correspondances qu'on doit voir entre eux.)
Et c'est aussi sans doute notre mode de pensée des mondes possibles
ou hypothétiques. Il y a un article assez intéressant de Douglas
Hofstadter quelque part où il s'interroge sur le sens que nous donnons
aux affirmations conditionnelles : j'avais
aussi évoqué le sujet ici avec des
exemples plus ou moins rigolos de conditionnelles ; reprenons cet
exemple que cite Hofstadter : quelqu'un avait (sérieusement) écrit
quelque part que si Léonard de Vinci avait été une femme, le
plafond de la chapelle Sixtine n'aurait sans doute jamais été
peint
, et quelqu'un d'autre a répondu de façon humoristique
que si Michel-Ange avait été des frères siamois, le travail aurait
été fini deux fois plus vite !
. Est-ce que ces phrases
conditionnelles ont le moindre sens et ont une valeur de vérité ?
Nous sommes capables mentalement de construire un univers parallèle
dans lequel Léonard de Vinci est une femme, et d'imaginer quel impact
cela peut avoir sur la vie de Michel-Ange, ce qui sous-entend qu'il
existe dans cet univers une personne que nous identifions à
Michel-Ange : qu'on arrive à modifier un certain paramètre de notre
univers (le sexe de Léonard de Vinci) mais garder constante l'identité
de Michel-Ange.
Scientifiquement, cela pose un grave problème : si on considère un univers qui diverge du nôtre vers 1451 ou 1452, de manière à avoir un Léonard de Vinci féminin (ou du moins, de manière à ce que les parents de Léonard de Vinci aient une fille à cette date-là, qu'on peut peut-être considérer comme l'analogue de Léonard de Vinci), a priori, toute la suite de l'histoire de l'Univers va différer de façon plus ou moins aléatoire. Et notamment, toutes les personnes nées après 1452 (enfin disons 1453 voire 1454 pour prendre un peu de marge) devraient selon toute probabilité être remplacées par des gens différents, qui n'ont pas grand rapport, parce qu'au moment de leur conception c'est probablement un spermatozoïde différent qui va féconder l'ovule dont ils seraient nés. Donc a priori, Michel-Ange n'existe tout simplement pas, il y a peut-être quelqu'un qui est né en 1475 des parents de Michel-Ange (qui, eux, existaient peut-être bien parce qu'il est possible qu'ils soient nés avant 1452), mais il ou elle n'a pas plus de raison de ressembler au Michel-Ange de notre monde que n'importe quel frère ou sœur.
(Évidemment, rien n'interdit de rechercher, dans l'espace de tous les mondes possibles, un monde dans lequel Léonard de Vinci serait remplacé par une femme, mais où toutes les autres naissances qui ont lieu après donnent quand même un résultat extrêmement proche de celui que nous avons dans notre monde, ou du moins, qui peut être considéré comme analogue. On peut toujours imaginer ce qu'on veut, mais il est difficile de prétendre que c'est un résultat « typique » d'un changement dans le passé vers 1451. C'est un peu la même chose qu'avec mes univers U′ versus U″ dans la longue digression plus haut.)
[Ajout / digression : concernant les conditionnelles, j'ai lancé un petit sondage Twitter (résultats à venir dans une semaine) pour demander de juger si différentes affirmations conditionnelles de la plus sérieuse à la plus farfelue sont vraies, fausses, incertaines ou dénuées de sens.]
Ajout : Sean Carroll vient de publier dans BigThink une note intitulée The power of regret fuels our love of the Multiverse où il fait justement ce lien entre le multivers des mondes possibles dans notre imagination, et notre capacité à regretter ou à envisager des affirmations conditionnelles (cf. les exemples liés depuis l'ajout juste au-dessus).
Bref, je ne sais pas quoi penser de tout ça. Mais je pense au minimum que tout auteur qui veut faire quelque chose avec un multivers devrait se demander un peu sérieusement quelles sont les règles, quelles sont les possibilités de variations entre les univers, ce que ça veut dire que tel ou tel personnage « corresponde » à un autre dans un autre univers et quel effet ça a, etc., si on ne veut pas que ça ressemble un un vaste gloubi-boulga dans lequel on peut se tirer de toute difficulté en changeant d'univers.
Ce qui est amusant, c'est qu'au final, la morale de beaucoup
d'histoires de voyage dans le multivers, comme de voyages dans le
temps, c'est souvent en fait, on n'aurait pas dû
(quand on
cherche à changer le passé on découvre que ça ne fait qu'empirer les
choses, quand on cherche à trouver un monde meilleur on découvre
qu'ils ont tous un problème et l'enjeu devient de retrouver le monde
de départ, en mode there's no place like home,
etc.). On en vient presque à se dire que c'est une forme de repentir
des auteurs qui ont introduit le gadget « multivers » dans leurs
fictions sans avoir réfléchi aux règles précises qu'ils voulaient lui
donner, ni aux conséquences que ces règles entraînent.
Bref, pour refaire la même blague que je fais à chaque fois, les
enfants, arrêtez de voyager entre univers parallèles, sinon vous allez
vous retrouver dans un monde où, parce que Léonard de Vinci était une
femme, Isabelle de Castille aura décidé de ne pas financer
l'expédition de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde, celui-ci aura
été atteint en premier par Amerigo Vespucci, et du coup il portera un
nom complètement ridicule comme Amérique
.