Je me rappelle avoir un jour discuté avec mon poussinet des
funérailles qui avaient rassemblé beaucoup de « beau monde » (chefs
d'État ou de gouvernement et hauts dignitaires en tout genre), je ne
sais plus si le point de départ de la discussion était celles de
J. F. Kennedy, de Churchill ou de De Gaulle, mais je me rappelle avoir
dit que je voyais deux personnes dont les funérailles rassembleraient
certainement un niveau de gratin jamais égalé dans l'Histoire, et
qu'il serait intéressant de les comparer : Nelson Mandela et
Elizabeth II (au moment où je m'exprimais, les deux étaient encore
vivants). Les funérailles de Mandela ont assurément été
un événement
planétaire impressionnant ; et lundi en huit, on pourra juger pour
Elizabeth II et comparer le style et le succès mondain des deux.
(Vous êtes en droit de proposer d'autres candidats pour rivaliser —
même si c'est de mauvais goût de dire j'ai hâte de voir les
funérailles de X
— : Jimmy Carter ? le pape François ?
je n'ai pas trop de nom qui me vienne évidemment à l'esprit.)
Mais évidemment, ces funérailles ne rassemblent pas que du « beau monde » mais aussi, fût-ce à distance, des milliers d'anonymes dont la plupart n'ont jamais rencontré la personne décédée (ou peut-être de façon très fugace une fois[#]), et qui sont néanmoins véritablement émus. Dans le cas de Mandela, cette émotion s'explique assez bien par son statut de héros. Mais pour Elizabeth II, c'est plus délicat à analyser. Contrairement à Mandela, on ne peut pas dire qu'elle ait fait grand-chose : précisément, son rôle constitutionnel consiste à ne rien faire et à ne rien dire[#2], et si elle a reçu des louanges pendant sa vie c'est précisément pour avoir exceptionnellement bien tenu ce rôle de ne rien faire et de ne rien dire. (Et la série The Crown montre assez bien que ce n'est pas toujours évident ; et l'excellent film The Queen montre la manière dont elle a dû — sous la pression de Tony Blair — consentir à l'occasion de la mort de Diana à sortir de son mutisme qui lui était devenu si naturel.)
[#] Pour la petite
anecdote (puisque tout le monde en donne en ce
moment) mon papa prétendait qu'il
avait « rencontré » Elizabeth alors qu'elle visitait le Canada. Je ne
sais pas si je dois croire cette anecdote, parce que les histoires de
mon père n'étaient pas toujours de la plus grande exactitude (mais il
n'était pas non plus mythomane) : je devrais demander à ma tante ce
qu'elle en pense, et surtout, où ils habitaient à ce moment. Cela se
passe probablement en 1951 (elle n'était que princesse et représentait
son père George VI ; mon père aurait eu 13 ans à l'époque), ou
peut-être en 1959 (mais ça semble moins probable parce que mon père
semblait dire qu'il était ado), mon père se baladait près d'une voie
ferrée (Canadian Pacific, je suppose), au milieu de nulle part, et il
n'y avait personne alentours ; il voit passer un train, et sur la
plate-forme arrière de ce train il y a une jeune femme qui regarde le
paysage et qui, apercevant mon père, lui fait de grands saluts
amicaux. (Les photos
sur cette page montrent précisément le type de train
utilisé, donc mon père n'a au moins pas inventé qu'il y avait bien une
sorte de balcon à l'arrière.) Mon père lui fait de grands saluts en
retour, n'ayant aucune idée de qui était cette jeune femme, et en
rentrant chez lui a appris de qui il s'agissait. Mon père a ensuite
fait référence à cette histoire comme mon tête-à-tête avec la reine
Elizabeth
.
[#2] Avait-elle
seulement le pouvoir de faire quelque chose ? Ce n'est vraiment pas
clair. D'un côté
les prérogatives
royales du souverain britannique restent importantes, de l'autre,
la plupart (totalité ?) ne sont censées être exercées que sur le
conseil de ses ministres (ou d'autres personnes : conseil privé,
parlement…), et si jamais le souverain prenait une décision de sa
propre initiative on imagine (et on espère !) que ce serait un énorme
scandale qui conduirait à l'abolition de la monarchie. Finalement, on
ne sait pas si le souverain a vraiment des pouvoirs mais ne les
utilise pas, ou n'en a pas du tout. Encore que même le
mot pouvoir
est à définir : même à défaut de pouvoirs
constitutionnels définis, le pouvoir d'influence, de conviction, celui
de distribuer des hochets (titres honorifiques, par exemple) est
quelque chose de significatif. Beaucoup de gens se demandent
maintenant quel type de roi sera Charles III, mais la question est
aussi s'il a une quelconque marge de manœuvre. Et on tombe sur
l'aporie suivante : soit le souverain n'a aucune marge de manœuvre ou
de décision, aussi faible soit-elle, et on se demande à quoi il sert,
soit il en a, et c'est un grave problème dans une démocratie moderne
que cette marge échoie institutionnellement à quelqu'un qui n'a été
choisi que par le hasard de sa naissance. (Bon, est-ce vraiment plus
grave que tous les gens qui sont riches ou autrement privilégiés par
leur naissance, je ne sais pas, mais là ça a quelque chose de
sacralisé qui le rend plus évident.)
On peut dire qu'elle était un symbole, par exemple, et certainement
c'est un des rôles d'un monarque honorifique que d'être un symbole,
mais je pense que ça rate un peu le point. D'abord parce qu'un
symbole, justement, c'est intemporel : le principe de continuité de la
Couronne, valable dans de nombreuses monarchiques et exprimé par la
célèbre formule le roi est mort, vive le roi !
(ou
bien rex nunquam moritur
: le roi me meurt
jamais
, veut
précisément que ce symbole soit toujours présent et se transmette
instantanément d'un monarque au suivant. Ensuite, parce qu'un symbole
n'est pas forcément quelque chose de très apprécié : le Royaume-Uni
n'est certainement pas terriblement populaire dans le monde entier (et
notamment dans ses anciennes colonies ou en Irlande, malgré les
efforts, y compris les efforts personnels d'Elizabeth II, pour faire
évoluer ses relations avec ces pays), disons que ce n'est pas un
symbole facile à incarner, et je pense que la reine était plus
appréciée que son royaume ne l'était. À l'inverse, quand l'actuelle
reine du Danemark décédera (qui aura régné passablement longtemps elle
aussi, même s'il est peu vraisemblable qu'elle atteigne 70 ans), et
même si le Danemark est un symbole sans doute — disons — moins chargé
à incarner que le Royaume-Uni, je pense que l'événement suscitera une
grande indifférence (beaucoup de gens découvriront à cette occasion
que le Danemark est une monarchie, et s'empresseront de l'oublier).
Bon, les choses sont compliquées par le fait qu'Elizabeth II n'était
pas reine que du Royaume-Uni, mais aussi d'Australie, de
Nouvelle-Zélande, du Canada, de
Papouasie-Nouvelle-Guinée, etc.,
mais l'explication du symbole est encore plus difficile à admettre à
leur sujet, parce que presque personne ne va répondre du nom du
monarque quand on demande un symbole du Canada (ou inversement ne va
citer le Canada quand on demande à quoi on associe ce nom), et presque
personne, même au Canada et certainement en-dehors, ne penserait à
annoncer la mort d'Elizabeth II en disant la reine du Canada est
morte
[#3].
[#3] Ce qui eût pourtant
été parfaitement correct (et peut-être même pertinent parce que, comme
l'a fait remarquer Justin Trudeau, elle a été reine pendant presque la
moitié de l'existence du Canada en tant qu'État, ce qui est tout de
même assez impressionnant). À l'inverse, quitte à être un affreux
pinailleur, ça m'énerve que les Français disent la reine
d'Angleterre est morte
: il n'y a plus eu de reine (ou de
roi) d'Angleterre
depuis
1707, ça fait un moment
que la
dernière est morte, peut-être qu'en 315 ans on pourrait
réussir à apprendre le nom d'un des pays les plus proches de la
France.
Bref. Je me suis un peu moqué sur Twitter de l'émotion que peut susciter le décès, à un âge fort canonique et de manière apparemment fort paisible, de quelqu'un que très peu de gens ont rencontré et dont le travail (accompli avec soin) consistait justement à ne rien faire et à ne rien dire, mais je me rends compte que c'est assez injuste, et ce billet de blog est une forme de mea culpa.
Ne serait-ce que parce que je n'ai moi-même pas été laissé complètement indifférent au décès de celle qui était aussi ma reine (en tant que souveraine du Canada), — même si je ne comparerais pas pour autant cette émotion à la tristesse que je peux ressentir à la mort d'un proche. (Peut-être plus de la nostalgie que de la tristesse ? Ou quelque chose qui n'a sa place que dans le Dictionary of Obscure Sorrows ?)
J'y ai repensé tout à l'heure en voyant qu'un platane pas loin de
chez moi (assez majestueux et possiblement aussi âgé qu'Elizabeth II
même si les platanes poussent vite donc je trompe peut-être dans
mon estimation) venait d'être coupé (je suppose qu'il était pourri de
l'intérieur), et que j'en étais attristé : indiscutablement ce platane
était au moins aussi bon qu'Elizabeth II pour ce qui est de remplir la
mission de ne rien faire et ne rien dire, et indiscutablement nous
n'avons jamais parlé ensemble (je n'ai pas l'habitude de parler aux
arbres, et même si je les qualifie parfois de gentil nanarbre
,
les arbres ne me répondent jamais) : donc je dois me rendre à
l'évidence, on peut être attristé par la disparition d'un
être vivant qui ne faisait rien et ne disait rien et avec lequel on
n'a eu aucun échange. Il faisait juste partie du paysage et j'avais
tendance à m'imaginer, sans vraiment y réfléchir, qu'il serait
toujours là.
Ce n'est peut-être pas très flatteur de comparer Elizabeth II à un platane (même si les platanes sont de gentils nanarbres), alors j'en tente une autre : je repensais aussi à l'incendie de l'église Notre-Dame de Paris, qui a aussi suscité une grande émotion dans le monde, pas forcément tout à fait évidente à comprendre. Y compris pour des gens qui, n'étant pas catholiques voire étant hostiles au catholicisme, ne voient pas forcément d'un bon œil le symbole qu'est un siège épiscopal. Mais cette église est autre chose : une œuvre d'art, bien sûr, mais aussi et plutôt, je crois, en l'occurrence, un monument.
Je ne sais pas exactement ce que c'est qu'un monument
(aucune des définitions données par les dictionnaires ne me plaît
complètement), mais peut-être que ça pourrait ressembler à une
chose qui fait partie du paysage et qui devient célèbre ; et dont la
disparition nous surprend, et nous émeut d'autant plus que ça faisait
longtemps qu'elle était là
.
Quelque chose qui fait partie du paysage : je repense au fait (je
l'avais dit par exemple justement à
propos de l'incendie de Notre-Dame) que, le 11 septembre 2001,
j'avais été finalement plus ébranlé par la disparition des deux tours
jumelles qui faisaient partie de la skyline emblématique de New York
que par la mort des gens qui avaient péri dans l'attentat.
Certainement la reine Elizabeth II faisait partie du paysage
britannique : même si on ne pouvait pas la voir en personne, on peut
voir son palais (les gens viennent voir son palais), et son effigie
était partout, des billets de banque aux cartes postales vendues aux
touristes.
Quelque chose qui est là, silencieusement, et qui finalement
devient le témoin de ce qui se passe autour : quand on admire un vieil
arbre on aime se dire que cet arbre a pu connaître Napoléon, ou
Louis XIV ou que sais-je encore.
(Le plus
vieil arbre de Paris, un Robinia pseudoacacia qui est
d'ailleurs un des plus anciens et pour ainsi dire l'ancêtre de tous
les robiniers faux-acacia de France ou peut-être d'Europe puisqu'il a
été importé par le jardinier Jean Robin auquel le nom du genre rend
hommage, a été planté en 1601, et il a donc connu Henri IV. Je pense
qu'on peut sans difficulté qualifier cet arbre de monument
, et
certainement beaucoup de gens seront inconsolables s'il meurt. Dans
le même genre, je pense aussi à l'émotion qui a été ressentie quand
l'aubépine de
Glastonbury a été vandalisée, qui est censée avoir été plantée à
l'origine par Joseph d'Arimathie même s'il faut prendre
l'identité de cet arbre avec des
pincettes, parce que la vraie, si tant est que c'était la vraie, a été
brûlé sous Cromwell. Dans la fiction, je peux aussi mentionner
l'arbre
de Gondor.) Bref, ce que je cherche à dire avec tout ça, c'est
qu'on attend d'un monument, et certainement d'un monument vivant comme
un arbre, qu'il soit témoin muet du monde autour de lui, même
si être témoin
se limite à ce qu'on puisse s'émouvoir en se
disant que cet arbre a connu tel ou tel personnage ou tel ou tel
événement.
Et c'est justement une des choses qui revient le plus souvent quand on parle de la reine Elizabeth II : on ne peut pas dire qu'elle ait fait quoi que ce soit d'intéressant, mais elle a vu beaucoup d'histoire et beaucoup de gens. On nous rappelle qu'elle a eu 15 Premiers ministres (je parle là juste pour le Royaume-Uni, parce que comme je l'ai évoqué au-dessus elle a aussi été la souveraine de 12 des 23 Premiers ministres qu'a jamais eus le Canada), et que le premier était Winston Churchill (qui est d'ailleurs né presque exactement un siècle avant l'actuelle Liz Truss), et il faut reconnaître que c'est impressionnant[#4]. Elle a aussi connu un nombre faramineux de présidents américains, français, etc. (Et quand on dit qu'elle les a connus, c'est qu'elle les a vraiment rencontrés en tant que reine, ce n'est pas juste qu'elle a été vivante pendant qu'ils étaient présidents.) On ajoute souvent que, du coup, elle avait une expérience politique incroyable pour avoir discuté (et souvent reçu à dîner) tous ces gens, et c'est sans doute vrai, mais là on s'éloigne de ce qui la rend exceptionnelle aux yeux du public : car cette sagesse politique, elle n'en faisait profiter que ses premiers ministres[#5], mais ce qui importe ce n'est pas ce qu'elle a pu leur dire, c'est ce qu'elle a vu. Et de façon liée à ça, la séniorité qu'elle avait acquise parmi les chefs d'État du monde entier (on pense par exemple à ces images assez épatantes de la cérémonie pour les 70 ans du Débarquement, où Obama, Poutine, Hollande font figure de petits jeunes par rapport à Elizabeth II qui, si elle n'était pas encore reine à ce moment-là, avait fait la guerre).
[#4] Il y a toujours un
côté assez impressionnant ou émouvant à avoir des chaînes assez
courtes vers des personnages ou des époques qui semblent
impossiblement reculées :
je signalais
ici une interview
de Bertrand
Russell qui raconte calmement, dans une interview filmée,
que son
grand-père, qu'il a connu et qui l'a élevé, était membre du
parlement sous les guerres napoléoniennes (il a plus tard été Premier
ministre de la reine Victoria) et a rencontré Napoléon (l'oncle, pas
le neveu — enfin, il a certainement rencontré le neveu aussi, mais
c'est moins impressionnant) : je dois dire que j'ai été suffisamment
précis pour me dire que c'était forcément une erreur, que ce n'était
pas possible qu'il y ait une interview filmée de quelqu'un qui a été
élevé par quelqu'un ayant rencontré Napoléon, et j'ai vérifié les
dates. (Dans une autre interview, ou d'autres bouts de la même, il
raconte qu'il — le petit-fils, pas le grand-père — a rencontré
Gladstone, et Lénine, et encore plein d'autres choses assez
épatantes.) ❧ Il y a aussi
l'anecdote malheureusement
fausse (mais que j'évoque parce que cela illustre l'intérêt
qu'on peut avoir pour ces choses)
de Jeanne de
Lavaulx, épouse du maréchal de Richelieu (petit-neveu du
cardinal), filleul de Louis XIV, qui (selon la légende, mais c'est ça
qui est faux, même si ce serait tout à fait possible) aurait vécu
jusque sous le second empire et aurait dit à Napoléon III comme le
disait le bon roi Louis XIV à mon défunt mari lors de son premier
mariage
, ce qui a indiscutablement une certaine classe. ❧ Sinon,
dans la même ligne d'idées (même si ça ressemble à une digression de
plus en plus anecdotique), il semble qu'il y a (ou il y avait encore
tout récemment, parce qu'à cet âge-là l'information se périme assez
vite) un petit-fils
du dixième président
des États-Unis, John Tyler (né en 1790) qui est actuellement
vivant, et se dire que le petit-fils d'une personne née au XVIIIe
siècle peut être vivant au XXIe est assez fou.
[#5] Mais bon, qui sait ?, peut-être va-t-on découvrir qu'Elizabeth Windsor tenait un journal secret qui finira par fuiter, et on y apprendra que Kennedy avait essayé de la draguer, ou que Nixon sentait mauvais, ou d'autres choses de ce genre : peut-être qu'alors même qu'elle ne disait jamais rien tout haut, la reine n'en pensait pas moins et notait toutes sortes de ragots ou de perfidies sur ses invités dès le soir tombé. Ce serait délicieux.
Et du coup, les monuments, plus ils sont vieux, plus leur disparition nous émeut (alors que normalement, quand on perd un proche, c'est plutôt d'autant plus triste que la personne est décédée prématurément) : quand un arbre plusieurs fois centenaire meurt, ou quand un bâtiment très ancien est détruit par un incendie, ou quand une personne célèbre qui a côtoyé énormément de gens qui nous paraissent maintenant très éloignés dans le temps s'éteint à son tour, nous avons l'impression d'une perte irrémédiable. Je ne prétends évidemment pas que c'est la seule explication de l'émotion ressentie suite au décès d'Elizabeth II, il y a certainement beaucoup de gens, notamment parmi ses sujets britanniques (voire ailleurs) qui la considéraient par exemple comme une sorte de grand-mère et qui se sentent maintenant orphelins, et il n'est pas défendu d'avoir de l'admiration pour elle en tant que personne, mais je pense que pour beaucoup, et en tout cas pour moi dans la mesure où je suis ému, l'émotion ressentie n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'elle pouvait symboliser (le Royaume-Uni, l'impérialisme britannique), ni avec ce qu'elle a pu faire ou dire (rien, justement), ni même grand-chose à voir avec Elizabeth II en tant qu'être humain ayant des pensées et des émotions (sur lesquelles on ne sait pas grand-chose, et il pourrait tout aussi bien s'agir d'un arbre ou un bâtiment qui n'en ont pas), mais simplement avec son existence comme monument, passablement ancien, à la fois témoin et marqueur d'une époque, et avec le fait que cette époque est maintenant révolue puisque le monument a cessé d'être. Une page s'est tournée.
Par ailleurs, s'agissant du Royaume-Uni, en plus du monument (vivant) qu'était Elizabeth II en tant que personne, il y a aussi le monument (immatériel) que sont les institutions britanniques : de même que c'est impressionnant de se dire que tel arbre a pu connaître Henri IV, c'est impressionnant de se dire que tel cérémonial est inchangé depuis le Moyen-Âge ou que telle loi (la Magna Carta) de cette époque est toujours en vigueur : les institutions, les règles et les coutumes sont aussi une forme de monument qui tire son prestige de la continuité de ses formes. (Cf. cette entrée passée au sujet ce monument-là. Les autres pays monarchiques, à l'exception notable du Japon, n'ont pas un tel niveau de « cérémonial monumental ».) Ce monument-là survit à Elizabeth et investit maintenant Charles III, mais je pense que le regret des Français d'avoir fait table rase en 1789 (quelque raison qu'ils ont eu en cela), non pas d'avoir coupé la tête à un roi, après tout les Anglais en ont fait de même, mais d'avoir coupé la tête de la monarchie[#6], explique probablement la fascination étrange des Français pour la monarchie britannique en général et pour Elizabeth II en particulier (qui cumulait ces deux formes de monumentalité, la personnelle et l'institutionnelle). Je pense qu'Emmanuel Macron a vu assez juste en disant que si pour les Britanniques Elizabeth II était leur reine, pour les Français elle était la reine.
[#6] Ajout
() : Je répète souvent ça (je l'avais déjà
dit ici et j'en ai ajouté une
couche sur
Twitter), mais si jamais le Royaume-Uni décidait de se débarrasser
de sa famille royale, je suis sûr qu'ils ne le feraient pas en
devenant une République mais simplement en déclarant le trône vacant
(à perpétuité), en nommant un régent (ou lieutenant du Royaume, ou
quelque chose du genre) pour tenir la position effective de chef
d'État, et en restant un Royaume sans roi (comme
ça a été le
cas de la Hongrie entre les guerres, même si je ne crois pas que
ce soit un bon modèle à suivre sur d'autres plans). Une raison (que
je mentionne dans le mini fil Twitter que je viens de lier) est que
les Britanniques ont été traumatisés par Cromwell comme les Romains
avaient été traumatisés par Tarquin le Superbe au point de ne jamais
plus vouloir de rois (même s'ils sont finalement passés sous une
monarchie elle a gardé formellement les institutions antérieures).
Mais une autre est simplement l'attachement pour ce « monument » que
sont leurs institutions et traditions : avoir un royaume sans roi
permettrait de continuer tout le cérémonial qui va avec et de
prétendre qu'il s'agit de traditions ancestrales qui n'ont jamais
changé. Bref, je pense que les quelques Britanniques qui se
proclament républicains
n'ont pas compris leur propre pays (à
la différence des Australiens, pour qui la monarchie n'est pas un
monument, et qui s'en débarrasseront sans doute dans pas si
longtemps).
PS : Je n'arrive pas à décider si
je préfère écrire Elizabeth
ou franciser le nom en
en Élisabeth
. Je constate que les journalistes ont l'air de
préférer Elizabeth
donc je vais m'aligner là-dessus, mais
peut-être que la faire entrer dans l'histoire passerait par
l'écriture Élisabeth
: il me semble que quand on parle de la
reine homonyme qui a régné de 1558 à 1603, on francise régulièrement
le prénom (et on fait ça pour plein d'autres gens : on
dit Catherine II de Russie
pas Ekaterina
, par
exemple).