David Madore's WebLog: Quelques réflexions à 0.02¤ sur les traditions du Royaume-Uni (et la chambre des Lords)

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(dimanche)

Quelques réflexions à 0.02¤ sur les traditions du Royaume-Uni (et la chambre des Lords)

Peut-être parce que je suis citoyen d'une ancienne colonie du Royaume-Uni qui en partage encore le souverain et qui en a imité une partie du cérémonial constitutionnel, j'ai une certaine fascination pour les institutions et traditions du pays qui peut se targuer d'avoir, entre autres choses, la plus vieille monnaie du monde, et probablement les plus anciennes lois encore en vigueur. Ou peut-être au contraire est-ce parce que je suis aussi citoyen d'un autre pays qui a coupé la tête à son roi et qui ne semble jamais s'en être complètement remis (et donc regarde avec envie outre-manche ces gens qui n'ont jamais eu de constitution écrite pendant que la France en a changé tous les quinze ans en moyenne depuis sa première révolution). Ou peut-être encore est-ce parce qu'à force de croiser sur Internet des citoyens des États-Unis d'Amérique si fiers d'appartenir à la plus ancienne démocratie du monde il est amusant de leur rappeler que le pays dont ils ont fait sécession avait fait sa dernière révolution quelque chose comme 88 ans avant la leur, et intéressant de leur demander depuis combien de temps, au juste, le Royaume-Uni est une « démocratie », parce que l'impossibilité de répondre à cette question illustre bien la difficulté à définir ce que signifie, au juste, la plus ancienne démocratie du monde. Ou peut-être est-ce juste que je suis un traditionaliste qui s'assume mal — à part le Saint-Siège, il n'y a vraiment que le Royaume-Uni qui peut se targuer d'une telle continuité dans ses institutions.

Mais cette dernière question, depuis quand le Royaume-Uni est-il une démocratie ?, est intéressante, parce qu'à chaque fois qu'on pose ce genre de questions s'agissant de ce pays, la réponse est toujours la même : c'est impossible de savoir exactement parce que les choses ont évolué lentement. Il est aussi difficile de dire, par exemple, à quel moment la peine capitale a été abolie au Royaume-Uni (la réponse la plus correcte semble être 1998, mais on conviendra que vu que la dernière exécution remonte, en fait, à 1964, cette date se défend aussi). Il est impossible de dire qui était le premier Premier ministre du Royaume-Uni (ou, si ça devait être avant 1707, d'Angleterre), et d'ailleurs on ne sait même pas au juste quand le terme de Premier ministre est apparu.

C'est entre autres pour ça que je suis persuadé que le Royaume-Uni, s'il devait un jour abolir la royauté, ne le ferait pas comme le font les autres pays qui font ce genre de choses (c'est-à-dire en changeant de régime), mais au contraire en gardant l'illusion de la continuité. Car les fictions juridiques, et notamment celle de la continuité, sont une clé de la tradition historique et juridique de ce pays : on n'abolit pas les choses, on les vide de leur substance pour mettre quelque chose d'autre à la place, souvent en maintenant la fiction que ces nouvelles choses sont faites par délégation pour la première. C'est ainsi que le souverain a perdu ses pouvoirs en maintenant l'illusion de les avoir encore[#] : ils ont été transférés au Premier ministre, sur le conseil duquel le souverain agit en matière constitutionnelle. Et si on devait abolir complètement la royauté, on le ferait sans doute sans abolir la couronne et sans renommer le royaume en république, mais en déclarant simplement le trône vacant et en élisant un régent qui serait de fait président et chef d'État mais de droit remplaçant d'un monarque désormais inexistant. D'ailleurs, je retrouve exactement cette idée chez un auteur de science-fiction éminemment anglais :

President: full title President of the Imperial Galactic Government. The term Imperial is kept though it is now an anachronism. The hereditary Emperor is nearly dead and has been so for many centuries. In the last moments of his dying coma he was locked in a statis field which keeps him in a state of perpetual unchangingness. All his heirs are now long dead, and this means that without any drastic political upheaval, power has simply and effectively moved a rung or two down the ladder, and is now seen to be vested in a body which used to act simply as advisers to the Emperor — an elected Governmental assembly headed by a President elected by that assembly.

— Douglas Adams, The Hitchhiker's Guide to the Galaxy (chap. 4)

Mais ce dont je veux surtout parler ici, c'est de la chambre des Lords. Parce que s'il y a d'autres pays européens qui sont des monarchies cérémoniales, la chambre des Lords est une institution vraiment remarquable par son archaïsme. Jusqu'en 1999(!), il y avait encore quelque 800 personnes, les pairs héréditaires du Royaume-Uni, qui avaient le droit de siéger à la chambre haute du parlement britannique du simple fait d'avoir hérité un titre de noblesse. (Je dis environ 800 personnes, mais je il doit s'agir d'essentiellement 800 hommes, parce que, normalement, les titres de noblesse héréditaires au Royaume-Uni s'héritent par primogéniture mâle[#2].) Ces pairs héréditaires, même s'ils étaient loin de 800 à siéger en pratique, formaient ainsi la majorité d'une chambre non entièrement dénuée de pouvoirs (là aussi, les choses ont évolué progressivement : depuis 1949, la chambre des Lords ne peut que[#3] retarder d'un an le passage d'une loi, mais c'est un pouvoir relativement comparable au Sénat français, le verrou constitutionnel en moins), et c'est bien parce qu'ils faisaient de l'obstruction parlementaire que Tony Blair a décidé de réformer cette chambre haute.

Depuis 1999, donc, les choses ont évolué : les pairs héréditaires n'ont conservé le droit[#4] qu'à 92 représentants à la chambre des Lords (90 élus à vie par leurs pairs de plusieurs façons différentes dans une élection compliquée, et toujours 2 — le Lord Grand Chambellan et le Comte Maréchal — qui sont spécialement exemptés d'élection ex officio et continuent donc à être là par droit héréditaire) ; la majorité est maintenant constituée de pairs à vie (c'est-à-dire, non-héréditaires), nommés par le souverain sur le conseil du Premier ministre (donc, en pratique, par le gouvernement). Mais il y a de tout dans cette chambre hétéroclite : il y a 26 évêques (dont les 2 archevêques) de l'Église Établie, i.e., l'Église anglicane, à savoir les archevêques de de Cantorbéry et York et les évêques de Londres, Durham et Winchester, ainsi que les 21 autres premiers évêques par ordre de séniorité, qui siègent aussi parmi les Lords (notons qu'en pratique, ces gens sont également nommés par le gouvernement). Et jusqu'à 2009 (lorsqu'a été créée la Cour suprême du Royaume-Uni) siégeaient aussi des juges : parce que cette chambre haute de la législature cumulait aussi des fonctions judiciaires (même si, en pratique, elles étaient complètement séparées — seuls les juges participaient aux fonctions judiciaires, et ils ne participaient aux fonctions législatives qu'à partir de leur retraite) ; et c'est ce déplaisant mélange des genres (et notamment la confusion particulière entretenue par Lord [Haut] Chancelier, membre à la fois du gouvernement, de la chambre des Lords et de sa section judiciaire) qui a poussé en 2009 à la suppression des fonctions judiciaires de la chambre des Lords et à la réforme de celles du Lord Chancelier (la Cour européenne des Droits de l'Homme étant assez sourcilleuse quant à la séparation des pouvoirs).

À la contemplation de ce dernier exemple, on comprend aisément que les traditions multiséculaires anglaises ou britanniques ne cadrent pas toujours parfaitement avec les principes du droit européen, et que cela peut causer une certaine tension. S'agissant du droit héréditaire patrilinéaire d'être représenté spécialement au parlement, c'est un peu un euphémisme de dire que ça pose un problème vis-à-vis de l'égalité entre citoyens consignée dans les différents textes de droits de l'homme. Même s'il y a évidemment d'autres considérations (économiques, politiques, pour ne pas dire démagogiques) qui interviennent, la volonté de l'actuel Gouvernement de Sa Majesté de réformer l'Union européenne ou d'en sortir, mais aussi la volonté, peut-être moins connue, de supprimer la loi qui oblige les cours de justice britanniques, dans la mesure où c'est logiquement possible, à interpréter les lois de façon à les rendre conformes à la Convention européenne des Droits de l'Homme et aux arrêts de la Cour qui en dit le sens, relèvent manifestement de ce conflit. (Les décisions précises de la Cour qui sont probablement le plus critiquées par ce Gouvernement, comme Chahal c. Royaume-Uni ou surtout Vinter et autres c. Royaume-Uni, ne peuvent pas vraiment être considérées comme des conflits concernernat des institutions ou des traditions anciennes du Royaume-Uni, mais la question sous-jacente de savoir qui a vraiment la souveraineté est indiscutablement présente dans la tension qu'elles soulèvent.)

Mais je reviens sur quelque chose : j'ai remarqué ci-dessus que le pouvoir de la chambre des Lords était faible (sur le papier). Le pouvoir du souverain est peut-être encore plus faible (là, le problème est justement qu'il n'y a pas de papier sur lequel la Constitution anglaise soit écrite, donc on ne sait pas exactement quels sont les pouvoirs qui restent au souverain — mais on se doute qu'ils doivent être bien minces). Mais il faut souligner que même un pouvoir cérémonial est une forme de pouvoir. Par cela je veux dire que par exemple si le seul pouvoir qui reste au grand mamamouchi est de nommer des délégués-mamamouchis qui n'ont eux-mêmes aucun pouvoir, il se peut qu'il y ait quand même assez de gens intéressés par le titre de délégué-mamamouchi pour que cela donne un pouvoir réel, par influence, au grand mamamouchi. Et le simple fait d'avoir le titre officiel de grand mamamouchi peut donner à celui qui le porte un poids (le terme anglais que je cherche est : clout) que n'a pas l'individu lambda. (Il est d'ailleurs arguäble qu'une bonne partie des pouvoirs du président de la République française viennent non pas de ce que la Constitution lui réserve directement, mais des postes auxquels il peut nommer, ou simplement du fait qu'il a de l'influence parce les gens se disent qu'il doit logiquement être le chef.) Définir quel est, au juste, le pouvoir du souverain du Royaume-Uni est donc extrêmement difficile, et ce l'est quasiment autant pour la chambre des Lords.

Mais voici une autre question difficile : quel devrait être son pouvoir ? À quoi sert, au juste, la chambre haute du parlement, qui représente-t-elle, et comment devrait-elle être choisie ? La chambre des Lords, bien sûr, est une bizarrerie historique comme il convient à l'ancêtre de tous les parlements, et non-démocratique. Le Sénat des États-Unis a montré la voie d'une réponse possible : représenter les entités fédérées dans le cadre d'un état fédéral — voie qui a été suivie, entre autres, par le Reichsrat/Bundesrat allemand ou le Conseil de l'Union européenne[#5], ou encore le Sénat australien (mais pas vraiment, par exemple, le Sénat canadien). Mais à part dans ce cas-là, personne n'a vraiment de réponse à la question[#6]. Peut-être devrait-on s'en débarrasser complètement ?

À ce sujet, il est sans doute pertinent de réexaminer une très célèbre citation de Churchill (que j'ai déjà évoquée), et surtout, de se rappeler dans quel contexte elle a été prononcée. La citation est : No one pretends that democracy is perfect or all-wise. Indeed, it has been said that democracy is the worst form of government except all those other forms that have been tried from time to time. Elle a été prononcée le 11 novembre 1947 (Churchill était alors chef de l'opposition conservatrice au gouvernement travailliste de Clement Attlee) lors du débat sur ce qui allait devenir le Parliament Act 1949 dont le contenu essentiel est de limiter le pouvoir de blocage dont dispose la chambre des Lords (laquelle avait déjà perdu le pouvoir de rejeter totalement une loi par le Parliament Act 1911). L'argumentaire de Churchill (avec lequel je ne prétends pas forcément être d'accord, surtout s'il s'agit de proposer la chambre des Lords comme contre-pouvoir plutôt que, disons, des juges[#7], mais qui est néanmoins intéressant) consiste à défendre l'idée qu'il est utile que la chambre basse et le gouvernement, censés refléter la volonté immédiate de l'opinion publique, disposent de contre-pouvoirs efficaces, qui puissent l'obliger au moins à réfléchir à deux fois même si dans une démocratie le peuple souverain finit par avoir le dernier mot. Voici quelques extraits tirés du compte-rendu intégral des débats :

No Government in time of peace has ever had such arbitrary power over the lives and actions of the British people, and no Government has ever failed more completely to meet their daily practical needs. Yet the right hon. Gentleman and his colleagues are avid for more power. No Government has ever combined so passionate a lust for power with such incurable impotence in its exercise.

The whole history of this country shows a British instinct — and, I think I may say, a genius — for the division of power. The American Constitution, with its checks and counterchecks, combined with its frequent appeals to the people, embodied much of the ancient wisdom of this island. Of course, there must be proper executive power to any Government, but our British, our English idea, in a special sense, has always been a system of balanced rights and divided authority, with many other persons and organised bodies having to be considered besides the Government of the day and the officials they employ. This essential British wisdom is expressed in many foreign Constitutions which followed our Parliamentary system, outside the totalitarian zone, but never was it so necessary as in a country which has no written Constitution.

The right hon. Gentleman spoke about Parliament, about the rights of Parliament, which I shall certainly not fail to defend. But it is not Parliament that should rule; it is the people who should rule through Parliament. That is the mistake he made, an important omission. […]

The object of the Parliament Act [of 1911], and the spirit of that Act, were to give effect, not to spasmodic emotions of the electorate, but to the settled, persistent will of the people. […]

All this idea of a group of super men and super-planners, such as we see before us, “playing the angel,” as the French call it, and making the masses of the people do what they think is good for them, without any check or correction, is a violation of democracy. Many forms of Government have been tried, and will be tried in this world of sin and woe. No one pretends that democracy is perfect or all-wise. Indeed, it has been said that democracy is the worst form of Government except all those other forms that have been tried from time to time; but there is the broad feeling in our country that the people should rule, continuously rule, and that public opinion, expressed by all constitutional means, should shape, guide, and control the actions of Ministers who are their servants and not their masters.

Churchill défend ensuite l'idée (et là, je ne suis vraiment pas d'accord avec lui, parce que je trouve qu'il est franchement de mauvaise foi, mais c'est néanmoins toujours intéressant à lire) que cette seconde chambre devrait être conservatrice par nature, en la comparant à un frein :

However, it is argued that the present Second Chamber is a biased and unrepresentative body; that it does not act evenly between the two sides or parties in the State. Let me just look into that dispassionately. There is, of course, a difference between the two sides in our political life. Temperament, conditions, upbringing, fortunes, interests, environment decide for every individual in a free country which side he will take. One side claims to be the party of progress, as if progress was bound to be right, no matter in what direction. The other side emphasises stability, which is also very important in this changing world. But no one would rest content with that. This is an unreal and far too narrow a dichotomy. I heard that word 40 years ago as a debating rejoinder from Mr. Asquith. I went home and looked it up in the dictionary, and I do not think that it has been used in this House until now. Both progress and stability are needed to make a happy country. But the right hon. Gentleman complains that the present Second Chamber has, from its composition, an undue bias in favour of stability.

Well, Mr. Speaker, if you have a motor car — and I believe some are still allowed — you have to have a brake. There ought to be a brake. A brake, in its essence, is one-sided; it prevents an accident through going too fast. It was not intended to prevent accidents through going too slow. For that you must look elsewhere, to another part of the vehicle; you must look to the engine and, of course, to the petrol supply. For that there is the renewed impulse. To prevent your going too slow you must look to the renewed impulse of the people's will; but it is by the force of the engine, occasionally regulated by the brake, that the steady progress of the nation and of society is maintained, and tens of millions of humble people are given steady conditions in which they can live their lives and make all their plans for their homes, their families and for bringing up their children, and have a chance of bettering themselves, and, at the same time, forwarding the cause of the whole community.

S'ensuit une attaque assez amusante contre le gouvernement qui préfère limiter les pouvoirs de la chambre de Lords plutôt que de changer sa composition, ou se livrer à une réflexion plus profonde sur ce qu'elle devrait être :

I must say that the Government themselves seem to be a little more reconciled to it than they used to be, judging by the number of Socialist hereditary nobles who are being created. If they do not like the character of the brake, why do they not propose the reform of the Second Chamber? We are quite ready to confer with them and to help them in such a task. As the Socialist Government now stand, they maintain the hereditary principle. The hereditary Chamber is to have one year's suspensory veto but not two. One year's suspensory veto by a hereditary assembly is the true blue of Socialist democracy; two years is class tyranny. One is astonished that the human mind can be constrained into such silly postures.

Toujours est-il que cette réforme a finalement été faite, par un autre gouvernement travailliste, celui de Tony Blair. Je suis tombé sur cette vidéo (le documentaire The Lords' Tale de Molly Dineen), qui raconte de façon étonnamment intéressante comment les personnes concernées par cette réforme, c'est-à-dire les pairs héréditaires qui siégeaient à la chambre des Lords avant d'en être retirés, ont vécu ce changement. Précisons bien : personne ne contestait sérieusement qu'il fût devenu totalement absurde et anachronique (en 1999) que des gens aient le droit de siéger au parlement du simple fait de leur naissance. Le débat porte plutôt sur la manière dont ces membres devraient être remplacés, et sur la nécessité d'une réflexion approfondie sur ce que pourrait être une chambre censée servir de contre-pouvoir au gouvernement, réflexion qui n'a pas vraiment plus eu lieu en 1999 que cinquante ans auparavant.

J'apprends au hasard de ce documentaire que Bertrand Russell était de la noblesse héréditaire anglaise, et j'ai un peu honte vu qu'il s'agit de quelqu'un pour qui j'ai énormément d'admiration (comme philosophe, mathématicien, et militant de plusieurs causes que j'apprécie). Son grand-père (qui a été plusieurs fois Premier ministre et descend d'une famille déjà célèbre plusieurs siècles plus tôt) a été créé comte Russell en 1860 par la reine Victoria, et a effectivement siégé à la chambre des Lords. Bertrand lui-même a hérité du titre en 1931 à la mort de son frère, il a notamment prononcé un discours devant la chambre des Lords le 28 novembre 1945 sur la nécessité de contrôler internationalement l'armement atomique. Son fils à lui, Conrad Russell, historien spécialiste du 17e siècle, devenu à son tour (cinquième) comte Russell en 1987, a été le premier parlementaire libéral-démocrate du Royaume-Uni, dès la création de ce parti, et il intervient à plusieurs reprises dans le documentaire dont je parle. Il a été un des 90 pairs héréditaires élus à conserver leur siège à la chambre des Lords suite à la réforme de 1999 — ce qui est un peu ironique vu qu'il était parmi les premiers à proposer la suppression de cette chambre pour la remplacer par un Sénat élu. (Sa nécrologie, publiée par le Guardian, est ici.) Ses deux fils qui ont successivement hérité le titre de comte Russell (les numéros pairs semblent porter malheur, dans cette famille) se sont aussi engagés en politique (côté travailliste pour le 6e comte Russell, et côté libéral-démocrate pour le 7e, celui qui est encore vivant), mais n'ont pas siégé chez les Lords.

[#] Un des symboles de ce phénomène est, d'ailleurs, le fait que l'État, dans les royaumes du Commonwealth, s'appelle la Couronne. Cela cause une certaine confusion, mais la Couronne, c'est tout simplement la personnalité juridique du Royaume-Uni (resp. du Canada, resp. de l'Australie, etc.), le souverain n'en est que le symbole. Il ne faut pas confondre, d'ailleurs, avec le Crown Estate, ou états de la Couronne, qui est un portefeuille de propriétés essentiellement foncières dont on maintient la fiction juridique qu'elles appartiennent au souverain et que, depuis George III, en chaque début de règne, celui-ci en délègue la charge, la gestion, et l'usufruit, à, euh, à la Couronne justement, à travers le parlement. (Il y a aussi des choses que le souverain possède en propre, comme le château de Balmoral.) C'est expliqué par CGP Grey dans cette vidéo, mais, contrairement à son habitude, je trouve qu'il a été un peu imprécis (notamment en n'expliquant pas cette distinction entre la propriété personnelle du souverain, le Crown Estate, et la Couronne).

[#2] Les règles de chaque titre sont définies par les lettres patentes l'ayant créé, sauf s'il est très ancien, mais le mécanisme normal est que seuls les fils peuvent hériter, par ordre de primogéniture ; s'il y a un unique enfant vivant et que c'est une fille, elle pourra hériter aussi, mais s'il y a plusieurs filles et pas de fils (vivants), le titre tombe en abeyance (c'est un mot normand, donc on devrait dire abéance, je suppose, mais personne n'a l'air de l'utiliser), c'est-à-dire qu'il est partagé entre toutes les héritières, mais aucune ne peut le porter (ni, du coup, siéger à la chambre des Lords). Je ne suis pas certain d'avoir tout compris (encore moins ce qui se passe si le titre est ainsi partagé entre deux sœurs, et que l'une meurt avec une fille et l'autre avec un fils).

[#3] Il y a cependant quelques pouvoirs qu'a la chambre des Lords dans le cadre de l'Union européenne, et qui valent sans doute la peine d'être mentionnés puisque j'évoque les relations bizarres entre les traditions anglaises et le droit européen (tiens, saviez-vous que la reine d'Angleterre avait le droit de voter aux élections européennes ?, mais qu'elle ne le fait pas parce que la tradition veut qu'elle ne vote pas). Notamment, dans le cadre de ce qu'on appelle le mécanisme de contrôle de subsidiarité (et informellement, les cartons jaunes et orange), l'article 6 du protocole nº2 permet à tout parlement national ou toute chambre de l'un de ces parlements de saisir la Commission lorsqu'il ou elle considère qu'un projet n'est pas conforme au principe de subsidiarité ; il y a un système un peu compliqué pour attribuer les cartons « jaunes » et « orange », mais pour résumer disons qu'on compte le nombre de chambres qui demandent le réexamen (en comptant pour doubles les parlements unicaméraux). Du coup, dans cette procédure (dont il faut admettre qu'elle est assez anecdotique), la chambre des Lords du Royaume-Uni, avec ses 92 membres héréditaires et ses évêques de l'Église anglicane et autres bizarreries, dispose d'un pouvoir égal à la chambre des Communes.

[#4] Pour la petite anecdote, en échange de la perte de leur droit à siéger à la chambre des Lords, les pairs héréditaire du Royaume-Uni ont au moins regagné le droit de voter pour, et d'être élus à, la chambre des Communes, s'ils ne font pas partie des 92 qui restent siéger à la chambre des Lords.

[#5] Il ne faut pas confondre le Conseil (de l'Union européenne), qui est une sorte de chambre haute du parlement, avec le Conseil européen, qui est une sorte de chef d'état collégial de l'Union européenne. (Même si, dans les deux cas, les membres du Conseil viennent directement des États membres de l'Union : ministres dans un cas, chefs d'État ou de gouvernement dans l'autre.) Il ne faut pas non plus le confondre avec le Conseil de l'Europe qui est une institution séparée de l'Union européenne. Quelqu'un a vraiment dû s'amuser à inventer ces noms (sérieusement, j'aimerais savoir qui a le premier eu l'idée d'avoir un Conseil et un Conseil européen, et comment ça se fait qu'on ne lui a pas dit c'est une blague ou tu es complètement cinglé ?). Remarquez, c'est sans doute la même personne qui a décidé que la Cour de justice de l'Union européenne serait une institution tripartite, dont une des parties s'appellerait la Cour de justice (de l'Union européenne). Toujours est-il que ces subtilités devraient logiquement bien plaire aux Anglais, eux qui ont à la fois un Lord Chancellor et un Chancellor of the Exchequer : pensez à mettre en avant cet argument dans le futur referendum sur l'adhésion du Royaume-Uni à l'Union européenne, ils ont des institutions au nom tout aussi absurdement confusant que les nôtres.

[#6] Voici une proposition qui me semble intéressante, et qui ne semble pas avoir jamais été explorée (même si elle n'est pas si différente de ce que la chambre des Lords est en train de devenir) : renouveler la chambre haute par petites fractions, peut-être 1/5 à chaque fois, à la fin de chaque mandat de la chambre basse, en faisant élire les nouveaux membres par la chambre basse sortante (et de façon proportionnelle). L'idée étant de représenter à la chambre haute les différentes majorités qui se sont succédé à la chambre basse. S'il s'agit de forcer un gouvernement à réexaminer des lois, ou de ne modifier la Constitution que d'une main tremblante, représenter les majorités précédentes semble être une façon non dénuée de sens de s'y prendre. • Encore une autre idée consiste à tirer ses membres au hasard : il y a toutes sortes de gens qui trouvent que la vraie démocratie consiste à tirer les gens au hasard, comme le faisaient les anciens Grecs — ils ont peut-être raison, mais je ne crois pas que cette « vraie démocratie » soit souhaitable (et le modèle de gens qui votent pour détruire Mélos, et qui votent pour détruire Mytilène et changent d'avis le lendemain, n'est pas vraiment un modèle à suivre). [Ajout : sur ce sujet, voir cette entrée ultérieure.] L'idée du tirage au sort est cependant sans doute plus défendable dans le cas et dans le cadre d'une seconde chambre du parlement, ou d'une partie de celle-ci (même s'il y a quelque chose de délicieusement ironique à remplacer une chambre dont les membres proviennent du hasard de leur naissance par une autre dont les membres proviendraient du hasard d'un tirage au sort public).

[#7] Disons que le plus gros problème avec la (non-)constitution britannique me semble être non pas au sein du parlement, mais le principe de la souveraineté parlementaire, c'est-à-dire l'idée que le parlement peut légiférer absolument n'importe quoi et que les juges doivent s'y plier et appliquer les lois en question, aussi idiotes ou répugnantes fussent-elles. (A contrario, la Constitution des États-Unis d'Amérique et ses amendements successifs pose des limites : sur ce que le Congrès fédéral peut légiférer vis-à-vis des États fédérés, sur ce que le Congrès fédéral peut légiférer vis-à-vis des individus, et, essentiellement depuis 1925, sur ce que les législatures des États fédérés peuvent légiférer vis-à-vis des individus ; et la Cour suprême des États-Unis est, depuis qu'elle l'a elle-même décidé dans son célèbre arrêt Marbury contre Madison, la gardienne de ces limites. En vue de cette opposition, je trouve que Churchill est assez culotté de prétendre que the American Constitution, with its checks and counterchecks […], embodied much of the ancient wisdom of [Great-Britain].)

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