Mon poussinet et moi étions à Londres ce week-end. Notre hôtel,
sans doute un hôtel pour hommes d'affaires et banquiers friqués qui
fait des prix le week-end pour remplir ses chambres avec les péquenots
de touristes comme nous qui ne peuvent payer que 150£ la nuit, était
situé juste en face
de Saint
Paul[#], dans
la city
of London. Si certains de mes lecteurs ne savent pas ce que
la city a de remarquable à part d'être « le
quartier d'affaires », et ont la flemme de lire l'article Wikipédia,
je recommende l'excellente vidéo de CGPGrey
(première
partie, deuxième
partie). Indiscutablement, la city, plus
ancienne que la couronne d'Angleterre elle-même, et dont la reine doit
demander permission avant de
franchir la
limite, fait partie de ces institutions héritées des temps
immémoriaux et dont l'Angleterre a la spécialité de préserver la
bizarrerie et l'archaïsme. Pendant mon voyage en Eurostar, j'ai
essayé de comprendre l'organisation administrative de Londres (ou, en
fait, des divisions locales de l'Angleterre), et j'avoue avoir
renoncé : entre les
32 boroughs
(non comptée la city), et
les districts
dont je ne sais pas bien ce qu'ils ont d'officiel et dont les
frontières ne collent pas toujours avec celles
des boroughs,
et Greater
London qui chapote tout ça (sauf, dans une certaine mesure,
justement, la city), c'est déjà confus. (Par
exemple, le boroughs de Westminster, comme
la city of London, a
un Lord
Maire[#2], peut-être parce
que c'est aussi
une city,
mais pas les autres boroughs. Quelques uns,
aussi, ont le droit de s'appeler royal borough
.)
Quand j'ai appris qu'il y avait, en plus,
des sortes
d'enclave à l'intérieur même de la city of
London, j'ai conclu que le Club Contexte
avait indiscutablement élu domicile
dans ce pays qui aime tellement les bizarreries et fictions
juridiques[#3].
Bref, nous étions à Londres notamment pour voir ce genre d'institutions préservées dans le formol de la Tradition avec un grand ‘T’.
C'est ainsi que nous avons mangé à Simpson's-in-the-Strand, un restaurant où j'allais déjà occasionnellement avec mon papa quand j'étais petit, et qui est tellement semblable à lui-même que l'article Wikipédia peut énumérer quasiment chaque changement qui a été fait sur le menu depuis plus d'un siècle. Ce que j'ignorais jusqu'à récemment, c'est que c'est dans cet endroit (à l'époque un club d'échecs, dont ils ont gardé le logo au dessin d'un cavalier) que s'est jouée, en 1851, celle qui est sans doute la plus célèbre partie d'échecs de tous les temps, l'Immortelle (entre Anderssen et Kieseritzky, célèbre surtout pour le nombre impressionnant de sacrifices qu'y fait Anderssen avant de gagner) : j'ai été ému de l'apprendre parce que, bien que n'étant pas du tout féru d'échecs (et au demeurant complètement nul), je ne suis pas insensible à l'intérêt artistique de cette partie[#4].
Nous sommes ensuite allés voir la pièce The Mousetrap d'Agatha Christie, dans un théâtre près de Cambridge Circus où elle est donnée sans interruption depuis plus de 60 ans[#5]. En fait, je l'avais déjà vue, mais il y a suffisamment longtemps pour avoir oublié l'essentiel de l'intrigue. Que je ne révélerai pas (ils demandent aux spectateurs, à la fin, de ne pas divulguer le nom du meurtrier ; mais je signale que l'article Wikipédia contient tous les spoilers possibles). Je dirai juste qu'il y a un architecte qui s'appelle du même nom que Christopher Wren, ce qui nous ramène à Saint-Paul.
Pour aller avec ce tour des institutions de Londres, nous avons aussi acheté nombre de livres à Foyles. Qui n'existe que depuis 110 ans, mais c'est tout de même pas mal.
[#] Nous n'en avons pas profité pour nourrir les pigeons (mais la chanson me trottait sans arrêt dans la tête — il faut dire qu'elle est particulièrement belle).
[#2] Par contre, il semble que, contrairement au Lord Maire de Londres, le Lord Maire de Westminster n'a pas le droit au titre the Right Honourable.
[#3] Parfois ça fait
rire (comme toutes
les fictions
ridicules qu'on invente pour contourner ou rendre inopérante une
règle sans jamais l'abolir parce que c'est une Tradition ; ça a
quelque chose de délicieusement talmudique). Mais pas forcément.
C'est, après tout, au nom des bizarreries juridiques britanniques que
les habitants de Gibraltar (qui est considéré comme
un territoire
britannique d'outre-mer mais pas comme faisant partie du
Royaume-Uni), bien que faisant partie de l'Union européenne par une
mention ad hoc dans les traités, n'ont pendant longtemps pas eu
le droit d'élire des députés au parlement européen. (Il a fallu que
la Cour européenne des Droits de l'Homme rende un arrêt, en 1999,
condamnant le Royaume-Uni parce qu'elle n'a pas était convaincue par
la mauvaise foi de la distinction byzantine territoire d'outre-mer
britannique ne faisant pas partie du Royaume-Uni mais faisant quand
même partie de l'Union européenne
.)
[#4] Je m'en suis servi comme fil directeur dans un roman que j'ai écrit quand j'étais jeune ; en contrepoint d'une autre partie, jouée, elle, en 1850, à Paris au café de la Régence, entre Schulten et le même Kieseritzky.
[#5] Soit plus longtemps que La Cantatrice chauve au théâtre de la Huchette.