La Larme du Destin

À propos de cette édition

Contenu

Ce qui suit est le texte complet du roman La Larme du Destin, écrit entre 1994 et 1997 par David Madore. Il n'a subi que des modifications de nature éditoriale (dans la conversion du format TeX au format HTML) par rapport à la version envoyée en décembre 1997 à l'éditeur Denoël — lequel l'a refusée.

Cette édition était également accompagnée de deux cartes d'Anecdar, disponibles ci-dessous au format PostScript :

Les programmes ayant servi à produire ces cartes sont également disponibles. Ils sont livrés tels quels, sans aucune explication et sans garantie aucune. Ils s'adressent donc à des utilisateurs avertis.

Je publie également une vue de la ville de Tekir. L'original est un fichier povray qui suit de très près la description contenue dans le roman mais qui est cependant très incomplet (autrement dit, il n'y a que peu de bâtiments placés, et ce sont de simples blocs sans aucun ornement, mais leur placement est parfaitement correct). De ce fichier povray ont été tirées les vues suivantes de Tekir :

Note technique

Ce document est au format HTML et utilise des stylesheets au format CSS afin de définir la présentation. Vous pouvez le lire avec tout navigateur, mais il est recommandé d'en utiliser un qui supporte les stylesheets. Netscape Communicator 4 et Internet Explorer 5 devraient convenir. Si votre navigateur ne comprend pas les stylesheets (comme c'est le cas de Lynx) ou bien les comprend mais ignore les indications de marges (commme c'est le cas d'Amaya), le texte sera le même mais il sera difficile de voir la fin des citations débutant chaque chapitre, ce qui rendra le contenu quelque peu confus.

Vous pouvez également lire le source HTML directement. Il est censé être clair et lisible, et il vous permettra de savoir précisément quelle signification est attribuée à chaque changement de police.

Quelques petits passages (des citations en russe ou en grec) sont en Unicode. Lynx semble parvenir à transcrire le texte russe (à la différence de Netscape) — quant au grec (ancien), en raison des accents et des esprits, il paraît trop difficile pour tout le monde :-(

Copyright

Copyright © 1994–1999 David A. Madore.

La copie et la diffusion de cet ouvrage est permise suivant les termes suivants:

Ces conditions s'appliquent également à la reproduction des fichiers (cartes d'Anecdar, images de Tekir) référencées depuis cette page.

Table des matières

Apéritif

Le roman proprement dit

Digestif

Dessin

Anne Carter a eu la gentillesse de réaliser une illustration pour accompagner La Larme du Destin: il s'agit d'un dessin d'Avethas.

Le roman devrait en outre être illustré par les vues de Tekir ci-dessus.

Enfin, pour la complétude, voici une représentation de l'emblème de Tekir.

Avertissement

« Il y a dans le merveilleux, dit en 1938 John Ronald Reuel Tolkien, beaucoup plus que des elfes et des fées, et que des nains, des sorcières, des trolls, des géants et des dragons : il y a les mers, le sol, la lune, le ciel ; il y a la terre et tout ce qu'elle contient : l'arbre et l'oiseau, l'eau et la pierre, le vin et le pain, et nous-mêmes, êtres mortels, lorsque nous sommes enchantés. »

Je souhaite présenter ici mes excuses. À mon Lecteur, tout d'abord, et à mes personnages ensuite.

À mon Lecteur, car je lui demande un travail. C'est grâce à Son imagination que les mots formeront des phrases, les phrases des paragraphes, et que les paragraphes se relieront ensemble pour faire naître le monde enclos dans ces feuillets, le monde d'Anecdar. Le Lecteur est plus démiurge que moi : c'est Lui qui ajoutera à ma Création cette poudre magique qui donne la vie et sans laquelle le roman n'est rien. Le salaire de cet étrange travail de metteur en scène est un voyage dans un nouveau monde ; de ce voyage, chacun tirera ce qu'il veut : l'oubli et la distraction sûrement, l'amusement parfois, un message symbolique peut-être, un enrichissement je l'espère, ou même, pourquoi pas ? le plaisir. La réussite est dans l'œil du Spectateur.

Mais parmi les efforts que je demande à mon Lecteur, il faut compter un travail de mémorisation, je l'admets, assez important. Les personnages de ce roman sont plutôt nombreux, sans compter la complexité de la géographie. J'ai toutefois pris pitié de ceux dont la mémoire n'est plus ce qu'elle était et j'ai fourni un petit dictionnaire des noms propres, ainsi que deux cartes d'Anecdar...

D'aucuns m'affirment que la littérature fantastique n'existe pas, qu'elle n'a pas d'avenir. Ou encore qu'elle est destinée à rester une forme d'art mineure et limitée. Je n'en crois rien. Que ceux que rebute l'idée de la magie se rappellent : celle-ci est l'étoffe de nos songes. Même l'esprit le plus cartésien a déjà rêvé qu'il pouvait voler, ou qu'il était doué de pouvoirs surnaturels. Certes, le fantastique est relativement difficile à lire, car le monde qu'il présente au lecteur est différent de celui auquel nous sommes habitués ; mais n'est-ce pas le charme recherché par le voyageur que d'être dépaysé ? Et l'imagination n'est-elle pas un des dons les plus merveilleux du cerveau humain ? Du reste, il est tout à fait possible de modifier le cadre de l'action, ou d'en faire abstraction, même si on en perd ainsi la poésie. Ceux qui le désirent peuvent donc remplacer la magie par de la science, qui combien souvent nous semble aussi mystérieuse, aussi merveilleuse, aussi... magique ; l'essence dramatique restera la même.

Je demande encore pardon à mes personnages. Je porte la responsabilité entière de leurs malheurs. Et c'est un poids terrible. Je plaide coupable : je vais les voir souffrir, les entendre gémir, les savoir ployer sous le joug qui les accable, parfois mourir, parfois pire encore, tandis que je pourrais leur éviter toutes ces douleurs sans qu'il m'en coûtât rien. Ils vont jouer contre moi à un jeu terrible : la vie. La vie est un jeu dont on ignore les règles, joué à l'aveugle contre un banquier sûr de gagner et qui dispose de l'éternité pour cela. On n'en ressort jamais indemne. Pourtant, je veux qu'ils sachent que leur tourment ne sera pas inutile. La tapisserie que je brode en accablant le fil est porteuse d'un message que le fil ne voit pas mais qui n'en justifie pas moins l'existence.

Anecdar existe. Ce monde est peut-être imaginaire mais, pour ses habitants, il est aussi palpable et matériel que ce livre entre Tes mains.

À présent, Lecteur, hypocrite Lecteur, mon semblable, mon frère, tourne la page, et laisse agir la magie du Verbe !


Je dédie ce livre au monde de l'imaginaire et de la magie, aux licornes, aux sorciers, aux magiciens, aux fées, aux Elfes et à tout ce qui peuple nos contes d'enfants, aujourd'hui des créatures disparues.

Je dédie encore ce roman à ceux qui refusent de ne pas croire à ce qui n'existe pas, et à ceux qui n'ont pas perdu ce précieux pouvoir de l'esprit humain qu'est celui de rêver et de s'émerveiller.

Celui qui le premier a dit à un enfant qui pleurait après un conte de fée : « ce n'est qu'une histoire, mon petit », fut le premier malfaiteur de l'humanité.

Le roman se conclut sur la mort d'Avethas.

La narration est ponctuée par trois points d'orgue. Chacun a été indiqué par un astérisque entre parenthèses : (*). Le premier marque la fin de la première partie. Le second termine le chapitre « Le sang d'un Elfe ». Le troisième est le dernier signe de l'épilogue. Lorsque le lecteur parvient à un de ces endroits, il doit cesser sa lecture pour une journée au moins et ne la reprendre que si sa curiosité l'y pousse irrésistiblement ; car chacun de ces points pourrait fort bien terminer le récit et c'est au lecteur de décider quelle en sera la conclusion.

De nombreux personnages vont jouer un rôle ici. On peut se demander lequel mérite le titre difficile de héros. Je ne souhaite pas répondre à cette question. Toutefois, on devinera sans mal lequel de mes aventuriers a ma préférence. C'est celui qui porte le nom qui définit Prométhée. Car nous sommes tous les créatures de Prométhée.

Introduction

Concernant Anecdar

Je me propose de relater ici l'Épopée de la Larme (« Bipime dy Dishle ») d'Anecdar. Le monde d'Anecdar, bien que fort semblable au nôtre sur de nombreux points, en est également très différent. Certes, on y trouve des hommes comme nous, dont les us renvoient parfois — quoique de façon trompeuse — à notre Moyen-Âge, mais les hommes ne sont pas les seuls êtres intelligents qui le peuplent : les Elfes, pour traduire l'ancien terme (« Álves »), et les Nains (« Náeteres ») cohabitent avec les humains. De plus, la magie existe sur Anecdar et, si ceux qui la pratiquent sont assez rares, leurs pouvoirs peuvent être immenses. Du point de vue de la physique, en revanche, les différences sont négligeables ; en particulier, le ciel d'Anecdar est identique à celui la Terre : les mêmes astres l'habitent et les mêmes étoiles en constellent le firmament.

Les Elfes

Les Elfes (« Elfer » dans la langue des hommes, « Élves » dans la leur) sont très proches des hommes sur le plan biologique ; en particulier, ils peuvent s'accoupler avec eux, leurs descendants, les Demi-Elfes, étant eux-mêmes fertiles. Cette union, cependant, est rare, car réprouvée par le poids de la tradition : les Elfes sont un peuple très attaché à leurs coutumes et en général ils ne se mêlent pas des affaires des mortels. Ce dernier terme est utilisé improprement, car les Elfes eux aussi finissent tous par périr, mais après une durée fort étendue, pouvant atteindre bon nombre de siècles. Ils grandissent moins vite que les hommes, mûrissent lentement (on ne les considère adultes qu'après l'âge de cent ans) et ne vieillissent pratiquement pas. Ils ne connaissent presque aucune maladie.

Physiquement, les Enfants des Étoiles (ainsi qu'on les désigne parfois) ressemblent fort aux humains ; ils sont généralement plus grands et très souvent plus maigres. Leurs mouvements sont gracieux et fluides, leur pose noble et assez impressionnante surtout quand ils sont vieux. Leurs oreilles sont pointues, surtout celles des femmes, et leurs yeux légèrement penchés pour former un V. Ils sont toujours imberbes.

Socialement, ils constituent un peuple aux traditions inflexibles mais pas pour autant contraignantes. Ils ont une aversion toute particulière à répandre le sang des créatures conscientes (et non seulement de leurs pairs, comme on le croit souvent). C'est une nation calme, pacifique ; s'ils doivent combattre, ils préfèrent l'arc.

Les Nains

Les Nains sont peut-être moins impressionnants que les Elfes dans leurs personnes mais ils ne manquent pas d'étonner par leurs réalisations. Nettement plus petits que les hommes et portant une barbe disproportionnée (y compris les femmes), ils vivent aussi très longtemps, tout de même moins que les Elfes. Si les humains les appellent « Neiter », eux-mêmes préfèrent le terme de « Sherkarer », que l'on pourrait rendre par « Peuple des Montagnes ». Effectivement, la cité des Nains est située en bordure des Montagnes Noires, leur élément naturel. Les mineurs, forgerons et armuriers en tous genres, abondent chez eux. Ils préfèrent vivre dans des galeries souterraines plutôt que dans les villes à la surface et Mortame, leur capitale, est largement enfouie sous la terre.

De la traduction

Il faut comprendre que tous les dialogues rendus en français sont en réalité en commun, le langage des hommes, apparu aux alentours du sixième siècle de Tekir. En général, le parler des Nains (le nanique), comme le second le plus employé dans l'Empire, a été traduit en anglais, et, en note, en français. La langue des Elfes, ainsi que les Langues Anciennes ont été laissées telles quelles, pour en préserver la sonorité poétique ; les notes en rendent le sens lorsque c'est nécessaire. De rares mots de commun ou nanique ont subi le même sort.

Le mot « elfique » signifie « relatif aux Elfes ».

De la transcription

Les transcriptions occasionnelles des langues d'Anecdar sont à lire à peu près comme la prononciation restituée du latin. Les lettres a, i, o, p, b, t, d, f, v, z, k, l et m sont prononcées comme en français. Le n ne marque jamais la nasalisation de la voyelle, celle-ci étant notée par le tréma : ainsi « dë », qui signifie « dans l'empire » en Langue Ancienne, se lit-il comme « daim » en français. Le s est toujours sourd, le g toujours dur. Le w est la semi-consonne bilabiale de l'anglais. Le h est fortement aspiré lorsqu'il suit une voyelle ou se trouve au début d'un mot ; après une consonne, il en modifie le son : « th » se prononce comme le th anglais sourd, « dh » comme le th anglais sonore, « sh » comme ch en français, « kh » comme le ch allemand de « nacht », « gh » comme la variante sonore de « kh », « ph » comme en français et « bh » comme un v français. Le j est une semi-consonne comme dans « vieille » en français. Le r est roulé comme en russe. Le e est modérément ouvert, le u se prononce « ou », et le y, « u ».

L'accent aigu correspond à un accent de mot, mélodique dans la Langue Ancienne, tonique dans la langue des Elfes. Les langues des hommes et des Nains n'ont pas d'accent marqué car il est systématiquement sur la pénultième.

Tout ceci correspond à la prononciation de Tekir, qui fait référence. Les territoires au sud d'Anor ont une prononciation particulièrement ouverte des voyelles, le e étant prononcé comme le è français. À Anor, le y dérive légèrement vers le i et le a est plutôt fermé, particulièrement dans les quartiers populaires. Les villes du nord, comme Mortame, prononcent le r guttural voire uvulaire (comme en français), ce qui est ressenti comme vulgaire par les Elfes, qui le roulent avec une délicatesse toute particulière. L'accent des habitants Oluddán est remarquable, en ce que sous l'influence des Oludúlkes, ils ont perdu tous les h et prononcent le th comme un t, le dh comme un d, etc. De surcroît, ils ont importé quelques mots de la langue de l'Ouest, par exemple « Gemk » (au départ, « camp ») pour désigner une ville et « Kemigemk » comme synonyme d'« Oluddán ».

Les noms

Les coutumes à Anecdar sont tout à fait floues en ce qui concerne les noms. Chacun en reçoit normalement deux, l'un qui lui est propre, l'autre hérité de son père. Mais ce patronyme est rarement utilisé et parfois n'est même pas donné. Certains (les frères Ambroise Gwaïherst et Gaël Ardemond par exemple) reçoivent deux noms propres et sont généralement appelés par le second, sauf par leurs proches amis.

L'origine des noms propres est souvent irréductible (Artéa, Gwaïherst, Ardemond), parfois tirée des différentes langues communes à Anecdar. Les noms les plus communs ont été rendus par des équivalents approximatifs (Karine, Alphonse, Quentin), mais ceux qui avaient une sonorité ou un sens à conserver ont été simplement transcrits (Wolur, Kormor, Avethas). « Voleur de Feu » a été traduit du commun (Pormyshore) et « Silverhammer » du nanique (Ktekhirkyf). Lorsque c'était possible, j'ai tenté de préservé l'ordre de fréquence des noms, ainsi que ses variations selon les époques.

Conformément à la tradition, le roi et la reine des Elfes ont été appelés Obéron et Titania.

Quelques noms propres

Agléas
Guerrier Elfe vivant au sud de Lut-Ezhyrstjér.
Aldecor Mæzel, dit Corwin
Instructeur à Tekir.
Alexandre
Nom donné au Roi Noir.
Alexandre VI
Empereur d'Anecdar de 1443 à 1465. Père de Quentin II.
Alphonse le Sage
Membre du Conseil des Sages.
Alwin
Demi-Elfe. Membre du Conseil des Sages.
Ambre le Sage
Fondateur de Tekir et du Conseil des Sages.
Anatole II
Empereur d'Anecdar de 1225 à 1254.
Anecdar
L'Univers.
Anor
Capitale de l'Empire. Fondée par Denérdor.
Ardemond (Gaël)
Fils d'Ambre le Sage. Membre du Conseil des Sages. Détenteur de l'anneau bleu. Appelé le Magicien Blanc.
Ariel
Elfe. Précepteur en magie à Tekir.
D'Arnoncour
Ministre de la Guerre et des Armées de l'Empereur Quentin II.
Artéa Boliter
Pêcheuse de perles à Sjamkuna, amie de Wolur.
Arthur
Élève soldat à Tekir.
Astra
Déesse de la magie.
Avethas Koortheror
Elfe, fils de Sagnir Koortheror et d'Iranella.
Bois Bleu
Bois à l'ouest d'Anor, composé principalement de conifères.
Cédric
Élève soldat à Tekir.
Collines Bleues
Chaîne de montagnes très peu élevées (et non de collines) au sud de la Plaine de Tekir.
Cyril
Élève soldat à Tekir.
De Hel (Érik)
Premier ministre des Royaumes à partir de 1456, membre et trésorier du Conseil des Sages.
Denérdor
Nom donné à Anatole Premier, « fondateur de l'Empire ».
Duvernay (Éléonore)
Présidente du Sénat de l'Empire.
Egar d'Othardán
Guérisseur à Othardán.
Egarénthi
Bois sacré à l'Est de la Plaine de Tekir.
Egdemor
Fils d'Egdmor III.
Egdmor III Longbeard
Roi de Mortame.
Egdmatre
Nièce d'Egdmor III.
Elibár
Golfe du Lodiljme que domine Anor.
Elvire
Invocatrice. Membre du Conseil des Sages.
Enda
Barde et messagère des dieux. Membre du Conseil des Sages.
Enedar
Lord-Maire d'Anor.
Enordeme
La ville la plus peuplée des Royaumes. Port sur le Lodiljme Sud.
Enthidán
Capitale historique des Royaumes, au bord du Bois Bleu.
Eo
Premier roi des Elfes, de 3337 à 2081 avant Tekir.
Eoza
Magicienne des Ténèbres. Membre du Conseil des Sages.
Fengan
Forteresse, anciennement de Lwershjár, située dans les Terres Glacées.
Fenrir
Démon, serviteur d'Alexandre, nommé Fulf par celui-ci. Général en chef des Armées Noires.
Gaomel
Dieu de la mort.
Gathe
Maîtresse des Vents. Membre du Conseil des Sages.
Gérard d'Oluddán
Duc-Maire d'Oluddán.
Gomorg
Sorcière blanche. Membre du Conseil des Sages.
Gwaïherst (Ambroise)
Fils d'Ambre le Sage. Membre et Président du Conseil des Sages. Détenteur de l'anneau de diamant.
Héargir
Sorcière blanche. Membre du Conseil des Sages.
Hélène d'Anor
Sœur d'Alexandre VI, tante de Quentin II.
Hemýr
Dieu du Chaos, serviteur de Thgor.
Hexar Kelastra
Successeur d'Ambre le Sage à la Présidence du Conseil. Empereur de la magie. Père de la Princesse Invar.
Invar Kelastra
Princesse de la Magie. Membre du Conseil des Sages.
Inzentar
Capitale de l'Outre-Mer, résidence du Sultan.
Isaüs
Dieu de l'amitié.
Ishnóne
Découvreur de l'Outre-Mer.
Issarkhwélgeta
Démon.
Jules VI
Empereur d'Anecdar de 1146 à 1166.
Karine de Feuerstern
Magicienne.
Kévin
Élève soldat à Tekir.
Kormor Silverhammer
Nain, lointain cousin d'Egdmor III.
Lehyll
Déesse de l'amour.
Léo
Guérisseur. Membre du Conseil des Sages.
Lionel
Élève soldat à Tekir.
Lodiljdeme
Port sur le Lodiljme Nord.
Lodiljme
Océan séparant le Centre d'Anecdar et l'Outre-Mer.
Lurdán
La première forteresse de Lwershjár, édifiée par celui-ci après la prise de Val.
Lut-Ezhyrstjér
La grande forêt où se situe Stjertén.
Lwershjár
Demi-dieu, fils de Hemýr. Seigneur des Ombres. Mort en 1301, vaincu par le Conseil des Sages.
Marc Sendar
Fils d'Hélène d'Anor, cousin de Quentin II.
Marguerite
Fillette vivant à Oluddán.
Marguerite d'Othardán
Mère d'Alexandre VI, grand-mère de Quentin II.
Meizlo Abeldertir
Magicien. Cousin de Mizra. Membre du Conseil des Sages.
Mekand
Capitale de la partie orientale de l'Outre-Mer, résidence de l'Empereur d'Orient.
Meltano
Sorcière blanche. Membre du Conseil des Sages.
Mizra Abeldertir
Sultan de l'Outre-Mer.
Myrkor
Démon, serviteur d'Alexandre.
Mortame
Capitale des Nains, dans les contreforts des Montagnes Noires. Ville largement souterraine.
Noteriljme
Océan baignant le pôle nord.
Obéron
Roi des Elfes. Membre du Conseil des Sages.
Ogur
Druide de l'Egarénthi. Membre du Conseil des Sages.
Oluddán
La ville la plus occidentale du Centre d'Anecdar.
Omer
Magicien. Membre du Conseil des Sages.
Orb le Noir (Ambroise)
Demi-Elfe noir, ancien serviteur de Lwershjár. Membre du Conseil des Sages.
Othardán
La Cité des Splendeurs au nord du Centre d'Anecdar. Siège du Palais d'Été.
Quentin II
Empereur d'Anecdar à partir de 1465. Fils d'Alexandre VI et de Marianne la Jeune. Détenteur de l'anneau rouge.
Roi-Sorcier
Maître de Fengan, ancien serviteur de Lwershjár. Membre du Conseil des Sages.
Sær-Neroth (Elkor de)
Général de la seconde armée d'Anor.
Sendars
Dynastie impériale régnant depuis 108.
Sjamkuna
Port sur le Lodiljme Sud. Située sur l'Île Chaude.
Sméarna (Íldana)
Reine des métamorphoses. Membre du Conseil des Sages.
Stjertén
Capitale des Elfes, dans la forêt de Lut-Ezhyrstjér.
Sylvain Sendar
Fils d'Hélène d'Anor, cousin de Quentin II. Prince héritier.
Tekir
Ville de la Magie. Fondée par Ambre le Sage.
Tháli
Port sur le Woteriljme.
Thgor
Dieu de l'Ordre et roi des dieux.
Titania
Reine des Elfes, épouse d'Obéron. Membre du Conseil des Sages. Détentrice de l'anneau vert.
Uldira
Seconde d'Elvire. Membre du Conseil des Sages.
Ulrich
Frère de Marguerite.
Val
Cité mythique, la Première des Villes. Fondée par les Elfes au trente-quatrième siècle avant Tekir.
Viviane
Fée. Membre du Conseil des Sages.
Voleur de Feu
Vagabond d'Othardán.
Wolur
Vagabond de Sjamkuna, ami d'Artéa.
Woteriljme
Océan séparant les Terres Sauvages et l'Île Chaude.

Quelques dates de l'Histoire d'Anecdar

Avant Tekir :

3500
Date conventionnelle de la création du monde.
3337
Fondation de Val la Grande par les Elfes.
3011
Chute de Val et exil du roi Eo, vaincu par Lwershjár, lequel crée la forteresse de Lurdán.
2081
Prise de Lurdán, mort du roi Eo, début des Années Bénies. Les Elfes s'installent dans la forêt de Lut-Ezhyrstjér. Fondation de Stjertén, de Fengan.
2001
Fondation de Wirabár par les hommes, aidés par les Elfes.
1889
Fondation d'Enthidán par les hommes.
1871
Fondation de Mortame par les Nains.
1830
Fondation d'Enordeme (alors nommée Uthardán) par les hommes.
1799
Accords instituant la Ligue des Neuf Villes.
1321
La Guerre des Trois Peuples est déclenchée entre Elfes, hommes et Nains.
1308
Les Elfes abandonnent la guerre et se retirent dans Lut-Ezhyrstjér.
1291
Défaite des Nains devant les hommes.
1178
Les Oludúlkes, poussés par Lwershjár, s'attaquent au Centre d'Anecdar.
1177
Capitulation de Kamko, Seigneur de l'Ouest.
987
Ishnóne, dit l'Explorateur, atteint l'Outre-Mer.
533
Abolition de la Ligue des Neuf Villes, qui fait place au Royaume d'Anecdar.
168
Ambre le Sage est nommé Magicien par le roi d'Anecdar.
5
Anatole Premier, dit Denérdor, se fait couronner Empereur de l'Univers.

Après Tekir :

1
Fondation d'Anor et de Tekir. Mise en place du Conseil des Sages.
108
La dynastie des Sendars accède à la Couronne.
531
Fondation d'Othardán.
938
Mort d'Ambre le Sage. Hexar lui succède à la tête du Conseil.
988
La Guerre absurde entre Enordeme et Anor.
1021
Fondation de Tháli.
1028
L'Hiver de la Terreur.
1225
Montée sur le trône d'Anatole II.
1237
Anatole II publie la Grande Charte des Royaumes, commencée par Alexandre III.
1254
Mort d'Anatole. Offensive de Lwershjár sur le Centre d'Anecdar.
1301
Grâce à la trahison d'Orb et du Roi-Sorcier, Lwershjár est détruit. Hexar renonce à la Présidence du Conseil en faveur d'Ambroise Gwaïherst.
1315
Révolte à Enordeme.
1472
La Guerre de la Larme.

Prologue au ciel

Musique : Premier mouvement de la quatrième symphonie « Romantique » d'Anton Bruckner.

Nun gut, es sei dir überlassen!
Zieh diesen Geist von seiner Urquell' ab,
Und führ ihn, kannst du ihn erfassen,
Auf deinem Weg mit herab;
Und steh beschämt, wenn du bekennen mußt:
Ein guter Mensch in seinem dunklen Drange,
Ist sich des rechten Weges wohl bewußt. [*]

Johann Wolfgang von Goethe, Faust, première partie, Prolog im Himmel (Prologue au ciel)

Depuis la nuit sans fin du Plan Astral, quelque part au milieu de sombres étoiles, alors que le Temps lui-même n'est pas encore apparu, le Créateur regarde Sa Création.

La sphère d'Anecdar attend aux pieds du Seigneur que celui-ci mette en marche le cycle des saisons.

Mais le Destin tarde, semble hésiter à libérer Chronos. Un sentiment qui, dans la Divine pensée, se situe entre la joie et la tristesse, Le retient alors qu'Il contemple sa Terre. L'Esprit de Dieu voit tout le futur de la planète nouvellement née.

Sur cette vaste plaine recouverte de prairies verdoyantes ou de champs dorés bientôt se dresseront les hautes tours blanches de Tekir, la Ville Éternelle, le Siège du Conseil des Sages. Dieu sourit en admirant cette création de Sa Création, en appréciant l'agencement irréprochable de la Ville Blanche, son harmonie avec l'Univers, la délicate magie qu'émet l'onirique construction. Il aime le point de perfection auquel les Peuples Libres ont su arriver.

Toute l'histoire d'Anecdar se déroule dans Ses yeux. Il contemple le futur avec liesse et amertume, songe à en modifier les termes, puis S'y refuse.

Alors Dieu lance sur Sa Création un dernier regard englobant tout. Toutes sortes de sentiments naissent en Son cœur. Lentement, presque insensiblement, une goutte se détache de Son Œil. La Larme du Destin, larme de joie et de tristesse, roule dans l'Éther et tombe avec un son mélodieux dans l'Océan Woteriljme.

À ce moment, Il éclate de rire. Le son clair et chantant de Sa voix retentit dans les confins les plus reculés du Plan Astral et réchauffe la Terre d'une chaleur vivante jusque dans son centre.

Et la roue se met à tourner. Lentement au début, puis de plus en plus vite, Çiva débute sa danse éternelle, enivrante, envoûtante, toujours différente, toujours semblable, imperturbable, irrésistible. Le Temps a commencé sa marche sans fin.

Mais quelque part au fond du Woteriljme, une Larme du Destin, oubliée de tous, attend son heure.

Issarkhwélgeta, le tueur de soleil, était une de ces créatures démoniaques et inclassables qui peuplent les Mondes Inférieurs, une de ces créatures qui peuvent se permettre d'avoir des noms imprononçables parce que personne n'a envie de les prononcer.

Son occupation unique, dans son existence éternelle, était de conquérir des mondes ; et à ce titre Anecdar se présentait comme une cible de choix. Le démon, qui était un connaisseur, savait apprécier la beauté et la pureté de cet univers nouvellement créé ; il pensait au plaisir qu'il éprouverait à les détruire. Il élaborait le plan qui lui permettrait d'aboutir à ses fins ; un plan long de plusieurs millénaires car la jeune planète était encore trop parfaite pour succomber aux assauts de l'Entité.

Le Créateur était conscient de la paire d'yeux, pleins de feu noir, qui Le regardait, car la marque qu'Issarkhwélgeta avait faite sur le futur d'Anecdar était évidente. Il savait qu'Il était parfaitement à l'abri de toute action de la créature. Il était aussi conscient de ce que sa Création ne l'était que pour peu de temps. Tôt ou tard, le monde tomberait, et il semblait simplement que le bourreau fût déjà choisi. Le Démiurge savait déjà comment tout allait finir et quand exactement.

Ce que le démon ignorait.

Le Démiurge laissa alors Anecdar à elle-même. Il ne l'abandonnait pas, car Il serait toujours en quelque sorte présent, mais Il avait tout décidé, il n'y avait plus rien à y faire. Le sort était tracé. La pièce était écrite et elle n'avait plus qu'à se jouer selon les lignes fixées à l'avance par l'Auteur.

Issarkhwélgeta, qui n'avait pas cette omniscience, ignorait quelle durée de résistance était impartie à Anecdar. Il savait seulement — et jubilait en y pensant — que le Dieu lui avait laissé une porte grand ouverte, ou du moins une porte qu'il pourrait un jour ouvrir.

Le démon savait transformer une Larme du Destin en un puissant Objet du Mal.

Il n'avait plus qu'à attendre.

Et il avait tout son temps.


PREMIÈRE PARTIE : Les Deux Villes

Crépuscule de Tekir

Siège des forces vitales,
Temple de la Vérité,
Si légère et aérienne ;
La Sagesse d'Anecdar
Y a élu domicile,
Gardant du haut de la Tour
Le devenir de ce monde
Et chassant au loin l'erreur...

Souvenir...

Musique : Rêverie, dans les Scènes d'enfant de Robert Schumann.

Dans l'eau noire un par un s'envolaient les dauphins
La barque de Charon mourut dans les ténèbres
Sinistre souvenir de la veillée funèbre
Cierges évanouis chant du glas c'est la fin

Les yeux humides du garçon regardaient disparaître à l'horizon une barque noire, vide, glissant silencieusement sur le Fleuve d'Argent. Les souvenirs lui revinrent, confus et embrouillés. Tout avait commencé au milieu de wonísta 1472... Le 17 de wonísta 1472, dans le sud des Royaumes...

Prologue sous les eaux

Musique : La Cathédrale engloutie de Claude Debussy.

Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu ! Certes, sous les silences d'antan, — comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes de la mer, — je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. Mais sous celui-ci, ah ! rien qu'une affreuse oppression.

Vercors, Le silence de la mer

Les eaux chaudes du Woteriljme étaient éternellement agitées de courants, plus encore que les autres mers d'Anecdar. Depuis les immenses artères dont le débit n'avait rien à envier aux plus grandes rivières, véritables fleuves sous-marins, jusqu'au courants microscopiques et imperceptibles, toute la masse de l'Océan était vivante, animée par cette circulation permanente.

Le fond du plateau continental, recouvert par des forêts aux formes exotiques, de coraux, d'anémones, d'oursins, ressemblait à la surface étrange d'un autre monde.

Des poissons circulaient lentement entre les branches de ce paysage immobile. Leurs mouvements gracieux semblaient réglés non par le hasard des courants mais par une force extérieure, une volonté du Destin, qui les arrangeait en un ballet hypnotisant...

Lentement, grain par grain, comme ralentis par le conflit de deux forces surnaturelles qui ont choisi cet endroit pour cible, les sables se déplaçaient sous l'effet des mouvements de l'eau et se réorganisaient pour libérer de son emprise millénaire un petit objet longtemps resté enfoui dans le caves du Royaume du Silence.

Malgré la résistance de l'Océan qui tenait à garder son trésor, l'objet émergea finalement dans l'eau limpide et vint se poser sur la surface de ce qui avait été sa prison pendant tant d'années, après une longue et paresseuse danse au gré des courants.

Cela ne suffit pas à l'esprit qui animait l'objet. Il voulut une libération totale, sortir entièrement de l'Empire des Eaux. Il dut pour cela mettre plus de forces en œuvre. Un appel résonna dans l'Éther, un ordre dirigé vers une cible précise. L'objet n'eut plus alors qu'à attendre sur le fond, certain que son message recevrait une réponse, que l'esclave qu'il s'était fait viendrait le délivrer.

La ville de Sjamkuna, la dernière avant le Désert Ardent, était particulièrement réputée pour ses perles naturelles. Elle fournissait à l'Empire toutes sortes d'autres marchandises qui ne pouvaient s'obtenir que sous ces latitudes proches du tropique. Mais ce n'étaient ni les figues, ni les dates, ni les délicieuses oranges, ni même les chameaux qui venaient à l'esprit lorsqu'on parlait de Sjamkuna : c'étaient les perles, dont la forme parfaitement sphérique et la couleur nacrée inimitable faisaient pâlir celles importées de l'Outre-Mer. Leur prestige et leur succès avaient été confirmés lorsque l'Empereur avait ajouté à sa tiare une perle gigantesque : le Joyau de la Couronne d'Anor, Bolorime la Très Noire. Cette préférence donnée à Sjamkuna sur toutes les gemmes-étoiles des Elfes et toutes les réalisations des Nains, l'avait réconfortée dans son orgueil. La ville du sud était allée jusqu'à contester à Othardán son titre de Cité des Splendeurs, demande qui ne fut refusée par le Parlement de la capitale qu'à une majorité de deux voix.

Mais cette gloire pour Sjamkuna cachait bien des misères. À commencer par celle des acteurs eux-mêmes du bienfait : les pêcheurs de perles, ou plutôt les pêcheuses car c'étaient surtout des femmes. Les riches négociants de la ville tropicale s'en servaient comme des pions, leur offrant des sommes dérisoires pour un travail éprouvant, des journées passées à plonger sans cesse à la recherche d'un but le plus souvent chimérique. Celle qui avait ramassé Bolorime n'aurait gagné pour cela que dix pièces d'or si la générosité de l'Empereur Anatole ne lui avait fait accorder une récompense de cent fois cette somme, soit le cinquantième de la valeur de la perle, estimée à plus de vingt talents d'or. Et encore cette fortune soudaine avait-elle surtout profité aux marchands, qui avaient ainsi pu écarter depuis ce jour tout soupçon de révolte naissant par le souvenir des quatre talents d'argent et de la retraite dorée que la petite vieille avait gagnés.

Artéa, une des plus jeunes des pêcheuses, n'était pas encore tombée dans cette haine profonde du métier qui les touchait toutes un jour. Elle avait gardé dans ses yeux de quinze ans une fraîcheur et une vivacité qui la faisaient paraître plus jeune encore. Il est vrai qu'elle se trouvait dans une situation plus fortunée que ses amies, puisque son père était vendeur dans une petite boutique de la ville, une profession infiniment plus élevée dans l'échelle sociale rigide de Sjamkuna que celle de pêcheuse d'huîtres. Artéa elle-même ne pratiquerait probablement pas toute sa vie cette occupation. Son rêve était de devenir magicienne, rêve inaccessible bien sûr, mais que poursuivait inlassablement la jeune femme, et elle aurait à coup sûr préféré être la moindre des apprenties d'un mage que la sultane de Sjamkuna. Elle possédait, c'était là son plus cher trésor, un parchemin usé par les ans qu'elle avait dénichée chez quelque brocanteur sur lequel on pouvait apercevoir des glyphes presque totalement oblitérés par le temps. Artéa soutenait avec une inébranlable certitude que c'était un puissant sortilège et il ne passait pas une journée sans qu'elle essayât une nouvelle manière de prononcer les paroles.

Physiquement, Artéa était jolie et en train de devenir belle. Sa longue chevelure noire, qu'elle portait toujours dénouée, lui conférait un charme indéniable, et ses petits yeux sombres toujours pétillants semblaient pleins de malice. Ils étaient légèrement bridés et l'adolescente prétendait que c'était parce qu'elle avait du sang elfique dans les veines. On avait beau lui dire que ce n'était pas une caractéristique de ce peuple, elle ne voulait rien entendre. Ses fantaisies d'enfant étaient encore solides, le château de cristal que son esprit fantasque avait édifié ne s'était pas encore effondré.

Quand elle embarqua avec ses amies ce jour-là, un pressentiment indéfinissable et pourtant très net lui parcourut l'échine et lui apporta un plaisir étrange. Elle le mit sur le compte de l'idée qu'elle allait bientôt revenir à Sjamkuna.

En effet, les pêcheuses logaient dans un petit village situé à quatre-vingt milles de la grande ville, sur la côte occidentale de la péninsule du Désert Ardent. Car Sjamkuna ne donnait pas sur le Woteriljme mais sur le Lodiljme, dont les eaux beaucoup plus froides et profondes ne contenaient pas d'huîtres perlières. Chaque semaine, une des pêcheuses faisait à cheval le voyage jusqu'à la ville pour vendre ce que toutes avaient ramassé. Cette fois, c'était le tour d'Artéa. Elle brûlait d'impatience à l'idée de revoir son père... et son ami Wolur.

Quand les barques furent sur l'eau, le sentiment qu'éprouvait Artéa gagna en précision et en intensité. Elle se sentait clairement attirée vers un endroit précis de l'océan. Elle assuma donc la direction du petit groupe, ce qui surprit les autres, et s'arrêta là où l'esprit qui la conduisait le lui ordonna. Ce n'était pas un des endroits habituels mais les pêcheuses n'objectèrent rien car il semblait bon.

D'ordinaire, Artéa prenait son temps dans l'eau ; et il fallait bien admettre qu'elle pouvait se le permettre car sa récolte dépassait souvent celle des autres pêcheuses. Elle allait jusqu'à plonger parfois pour le simple plaisir de se sentir poisson et de ne pas avoir le regard incessamment tourné vers les zones susceptibles de loger les huîtres.

Mais ce jour-là, mue par une force irrésistible, dont elle était de plus en plus consciente, elle se dirigea vers l'objet dont l'appel magique l'avait attirée là. Sans un regard pour des poissons ou des coraux qu'en temps normal elle eût admirés quelques secondes au moins, elle volait vers sa destination.

Même la puissance de l'objet ne parvint pas à l'empêcher d'attendre un moment, immobilisée par l'admiration, quand elle vit ce qu'elle était venue chercher.

Devant elle, posée sur le sable comme sur un tapis de velours, attendait une petite sphère absolument parfaite, que même les yeux les plus novices auraient immédiatement reconnue comme une puissante relique. Il serait vain de vouloir décrire quelle en était la couleur, car celle-ci changeait sans cesse. Elle était tantôt transparente et laissait paraître le sable sous elle, tantôt réfléchissante, et Artéa voyait son propre reflet effaré. Elle montrait même en de brefs instants des scènes lointaines qu'Artéa ne reconnaissait pas mais qui augmentaient grandement sa fascination. Toutes ces vues ne duraient que quelques secondes mais le temps s'était figé pour Artéa et il lui semblait qu'elle passait des heures à regarder la boule. Pendant un bref instant passa l'image la plus belle qu'il fût jamais donné à la pêcheuse de contempler. Mais elle ne reconnut pas Tekir et son étonnement, à la vue de ce qu'elle croyait être une cité des dieux, redoubla.

Enfin, comme Artéa n'avait presque plus d'air, la relique vainquit l'immobilité hypnotique qu'elle-même produisait chez la jeune femme et la conduisit à s'en saisir.

Artéa prit la sphère avec un empressement qui aurait étonné quiconque la connaissait, comme si elle avait peur que l'on s'en emparât à sa place. Elle referma sa main de toutes ses forces et remonta à la surface aussi vite qu'elle le pouvait. La sphère était tiède et tout son corps s'en sentit réchauffé.

Cinq mille ans après la création du monde, la Larme du Destin avait gagné la surface...

Le Soleil de Minuit

Musique : Premier mouvement de la troisième symphonie « Rhénane » de Robert Schumann.

По оживлённым берегам
Громады стройные теснятся
Дворцов и башен; корабли
Толпой со всех концов земли
К богатым пристаням стремятся; [*]

Александр Сергеевич Пушкин (Alexandre Pouchkine), Медный Всадник (Le cavalier de bronze), Вступление (Introduction)

Othardán, avec son soleil qui en été se levait avant trois heures pour se coucher après neuf heures et inversement en hiver, faisait sur Anecdar figure d'exotisme autant que Sjamkuna mais pour des raisons opposées.

Le nom donné à la ville de « Cité des Splendeurs » était au moment de sa fondation une antiphrase, un sauvage trait d'ironie que lui lancèrent ses premiers habitants, qui n'avaient pas tous choisi d'y vivre. Certains avaient été envoyés là de force par l'autorité d'Anor. D'autres avaient été alléchés par certains avantages financiers que leur promettait le Gouvernement Impérial.

La ville avait commencé sa carrière comme un infâme amas de taudis, dont la population était constituée en bonne partie de criminels et de délinquants en tout genre.

L'Empereur Anatole, qui devait rester dans les mémoires, pour de nombreuses raisons, comme le meilleur souverain qu'eût jamais connu Anecdar, s'indigna de cette situation et décida d'y remédier. Plutôt que de prendre des mesures timides et inefficaces, Anatole s'attaqua au problème en face. Il fit de la ville sa résidence d'été, y déplaça la Cour Suprême et y fonda un Parlement permanent. L'aristocratie fut bien obligée de suivre l'humeur du souverain. En quelques années, Othardán devint véritablement digne de son titre. Les voleurs et autres malandrins émigrèrent vers le petit bourg de Vadgálg qui prit vite les caractères qu'Othardán avait eus et ne trouva pas le semblable d'Anatole pour l'en soigner.

Mais du point de vue de la Cité des Splendeurs, tout était pour le mieux. Elle était devenue une ville nouvelle et fort respectable, plus même que la capitale en raison de sa faible population, qui, bien qu'elle augmentât alors, resta toujours inférieure à la moitié de celle d'Anor. Depuis, la Cour Suprême était repartie vers la Grande Ville pour des raisons de commodité, et les Empereurs ne venaient que très rarement habiter le Palais d'Été. Mais Othardán était restée, au sens propre, splendide.

Le mois estival d'itharmánta était particulièrement agité à Othardán, puisqu'il marquait le début de la Grande Foire qui attirait de partout des marchands, des aristocrates, des aventuriers, des curieux, des bardes et, quoique en nombre assez faible, des voleurs. Le monde entier se pressait aux portes de la ville pour y trouver tout ce que les Terres Émergées avaient à offrir — ou plutôt à vendre. Tout pouvait s'acheter à cette foire, qui rivalisait même avec celle d'automne à Enordeme. Depuis les simples vivres aux plus riches bijoux, des étoffes les plus grossières aux exotiques soieries de l'Outre-Mer. Qui cherchait longtemps pouvait même dénicher un marchand d'objets magiques véritables (les faux était plus que communs), ou un libraire vendant des ouvrages à moins de vingt mines. Il ne fallait pas s'attendre au choix de la bibliothèque de Tekir mais on pouvait faire de bonnes affaires. Cependant, c'était incontestablement pour les armes, les armures et les bijoux (en particulier les gemmes) que cette foire était réputée. La proximité de Mortame, la ville des Nains, était pour elle une excellente affaire et le commerce allait bon train entre les deux peuples. En matière de produits exotiques, Othardán était fournie par Lodiljdeme, qui communiquait à travers l'océan avec l'Outre-Mer. Enfin, Tekir procurait tout ce qui avait trait au savoir. Dans l'ensemble, la foire d'Othardán était plus diverse même si moins importante en volume que celle d'Enordeme.

Tout aussi hétéroclite que la masse de marchandises proposées, était la population de clients. En temps normal déjà, la Cité des Splendeurs comptait une proportion de Nains et d'Elfes qui en faisait probablement la ville la plus « mixte » de l'Empire — si cela a un sens. En période de foire, il y avait de tout. Les marchands ne prêtaient pas attention au nombre d'yeux des visiteurs mais au volume de leur bourse. C'est ainsi que les grands seigneurs côtoyaient les mendiants, les soldats les lettrés, les mages les charlatans, et que druides du Bois Sacré, Elfes d'Orient habituellement si secrets et amazones des Terres Sauvages, se croisaient sans se remarquer. La fable voulait même qu'un demi-dieu fût venu un jour à la foire.

En tout cas, dans ce gigantesque bazar, Kormor, Avethas et Karine pouvaient, contrairement à leur habitude, passer inaperçus. À vrai dire, ils en étaient plutôt soulagés, accoutumés à trouver partout où ils allaient des regards légèrement étonnés. Ce n'était pas qu'aucun de ces trois amis fût particulièrement étrange. C'était la réunion des trois qui paraissait inhabituelle.

Kormor Silverhammer était un Nain et d'ailleurs un cousin au quatrième degré du roi de Mortame, Egdmor III Longbeard, ce qu'il ne manquait pas de faire savoir à qui le voulait. La barbe de Kormor, longue même pour un Nain, d'une belle couleur cuivrée, ce qui lui avait valu son prénom, manquait à chaque pas de se trouver justement sous son pied et donnait au Nain d'immenses difficultés, ainsi qu'une démarche comique. Ceux qui le trouvaient amusant généralement n'avaient pas tâté sa hache. Et ceux qui avaient tâté sa hache n'étaient plus là pour le raconter.

Avethas était un jeune Elfe des bois. Il avait le physique plutôt gauche ; la grâce viendrait probablement avec l'âge. En attendant, appelons-le « mignon » ; il buvait, aussi longtemps qu'il le pouvait, au plaisir de n'avoir pas encore cent ans et l'humeur mélancolique de l'immortalité. Il était grand, caractère encore renforcé par la présence de son ami Kormor, et assez maigre.

[Illustration: Avethas, vu par Anne Carter]

Le troisième compagnon était une femme. Karine était magicienne ; il ne faut du reste pas en conclure qu'elle fût faible physiquement. Au contraire, elle était costaude et surtout remarquablement agile. Pour le reste, la jeune femme était belle, mais d'une beauté qui n'avait rien d'artificiel ou d'apprêté comme celle de ces créatures outrageusement fardées qu'on appercevait ici ou là dans la ville.

Dans l'ensemble, on s'imagine donc aisément que ce trio surprenait partout où il allait. Un Nain à la barbe démesurée et aux chausses trop grandes, richement vêtu et portant une hache à ne pas négliger, accompagné d'un jeune Elfe deux fois plus haut, habillé simplement d'une tunique grise et d'une cagoule verte qu'il rejetait sur ses épaules. Enfin, une femme vêtue d'une robe pourpre, ne portant qu'un long bâton d'ébène. Le tout semblait tout droit sorti du songe d'une nuit d'été.

Ce qui n'était peut-être pas faux. Karine avait étudié à Stjertén, la ville des Elfes, auprès de Naréor le Bleu. Celui-ci lui avait conseillé, aussitôt son titre de magicienne acquis, de se mettre à l'aventure, de passer une ou deux années à simplement parcourir Anecdar sans but précis. Or c'est exactement ce qu'allait aussi faire Avethas, et ils décidèrent de voyager ensemble. Ils rencontrèrent Kormor à Mortame. Lui avait un but précis : faire fortune. Les trois compagnons, devenus rapidement trois amis, firent route vers Vadgálg, la ville la plus nordique, où ils ne passèrent que peu de temps. Puis ils mirent le cap vers Othardán, où Kormor voulait vendre un marteau de guerre qu'il avait forgé lui-même en vrai-argent et dont il comptait obtenir au moins vingt-cinq pièces de platine. Ils ne s'étaient pas accordés quant à leur destination ultérieure : Karine tenait à se diriger vers Tekir, la cité de la magie, tandis que Kormor voulait se rendre à la capitale, Anor, où il espérait avoir l'occasion de saluer l'Empereur. Pour sa part, Avethas ne se souciait que modérément de ces deux villes, et demandait à visiter le bois sacré d'Egarénthi.

Quoi qu'il en fût, ils étaient arrivés à Othardán, où ils avaient bien l'intention de demeurer passablement longtemps, car la cité plaisait aux trois compagnons. Kormor était parti tenter de vendre son marteau et pendant ce temps, Avethas et Karine déambulaient au hasard dans la ville.

Cette cité ne ressemblait à rien de ce qu'Avethas et Karine avaient jamais vu. Stjertén était une ville sylvestre, où les rires des Elfes et la majesté des chênes se mariaient harmonieusement. Mortame était en grande partie souterraine et, si les cavernes des Nains n'avaient rien à envier pour la dorure aux palais des hommes, elles n'avaient pas ce caractère grandiose et noble. Enfin Vadgálg était un simple repère de brigands, un endroit mal famé. C'est que les voyageurs n'avaient vu ni la sublime Tekir, ni l'impériale Anor, ni l'immense Enordeme, et encore moins la capitale de l'Outre-Mer, la légendaire Inzentar.

En déambulant au hasard entre les petite ruelles et les immenses avenues, Avethas et Karine se trouvèrent, dans la rue « de l'Étoile Bleue », devant une série de minuscules boutiques obscures. Sur la devanture de chacune était écrit quelque chose comme :

« La Puissante Erna, cartomancie, divination, voyance, etc. »

Il ne fallait pas être un grand clerc pour deviner que ces commerces fonctionnaient sans l'autorisation officielle d'Anor et encore moins de Tekir.

Karine n'allait pas prêter la moindre attention à ces inscriptions évidemment trompeuses, mais, voyant que le mystère avait excité la curiosité du jeune Elfe, elle lui demanda s'il désirait entrer.

« Ne peux-tu pas prédire l'avenir toi-même ? » demanda Avethas, mi-interrogateur, mi-moqueur.

Karine prit un ton grave et répondit comme si elle récitait une leçon :

« La prédiction du futur ne peut être effectuée que par les mages les plus puissants, et encore, en raison de la nature même de l'Éther, en perpétuel changement, l'avenir n'est jamais certain. De plus, le fait même d'en prendre connaissance le modifie. Dans l'ensemble, on ne peut obtenir qu'une ligne directrice très vague, et... »

Devant le sourire sarcastique d'Avethas, la magicienne interrompit le docte cours de magie et, reprenant une voix normale, conclut :

« Bref, ces échoppes ont toutes les chances d'être des escroqueries. »

« Alors, cela me plaît. Entrons. »

L'Elfe compta la septième boutique de la rue et entra d'un pas décidé. Karine soupira et le suivit.

L'atmosphère à l'intérieur avait été très soigneusement élaborée. Deux immenses cierges rouges fournissaient une lumière incertaine. Les murs étaient ornés de tapis épais dont les dessins semblaient relater une histoire, mais les légendes étaient dans une langue inconnue. De toute façon, elles étaient insuffisamment visibles dans la demi-pénombre qui baignait toute la salle. Au centre, entre les cierges, une large table de chêne massif supportait un livre monumental. Derrière la table, sur un trône d'ébène tapissé de velours, une silhouette encapuchonnée caressait un chat noir.

Comme s'il craignait que la lumière du soleil fît disparaître tout le contenu de la pièce comme un mirage, Avethas s'empressa de fermer la porte, qui grinça sous l'effort, et finit par claquer avec un bruit sourd. Karine et lui regardèrent autour d'eux cherchant un endroit où s'asseoir.

Il flottait dans la boutique une odeur d'encens enivrante.

Après avoir laissé ses clients un bon moment à attendre, le mystérieux personnage se décida à parler. Sa voix était rocailleuse et aurait aussi bien pu être masculine que féminine. Il ne se pressait pas et ne mettait aucune intonation dans ses paroles.

« Une guinée. Et je ne marchande jamais. »

Karine soupira de nouveau, sortit sa bourse et compta un par un vingt-deux sols qu'elle posa bruyamment sur la table. Le personnage énigmatique ne fit pas un mouvement pour s'en saisir, mais dit :

« Parfait. Maintenant, ouvrez le livre au hasard et lisez. »

Karine allait obéir mais Avethas la devança. Il ouvrit le gros volume, aperçut une page pleine de mots mystérieux séparés par des astérisques. Le copiste était remarquablement soigneux et il n'y avait pas une rature.

Avethas se demanda ce que le devin faisait si ses clients ne pouvaient pas lire. Il faillit poser la question, mais, voyant qu'on l'attendait, il prit une série de mots et lut à haute voix :

« Gu Sos Oh »

La voix du biblomancien se fit plus humaine lorsqu'il commenta :

« Le voyage. Votre avenir est marqué par ce signe. »

Karine sourit. Qui des clients de cet étrange personnage n'avait jamais voyagé ?

« Lisez une autre série. »

Avethas referma le livre, le rouvrit de nouveau, choisit encore quelques mots et prononça :

« Fish Vop Uh (Fi Me Nup Fu) »

« Vous êtes sous un signe puissant, jeune Elfe : le Destin, et plus précisément le Destin du Monde. Vous serez mêlé à des événements de la plus haute importance pour l'histoire de l'Univers. »

« C'est facile à affirmer. » pensa Karine.

« Rmu Suh... »

« Le pleur. Cela semble indiquer un malheur. »

« ... (Fi Fo Uh) » continua Avethas qui n'avait pas fini.

« Voilà qui est étrange : une entité puissante. Les pleurs ne sont pas les vôtres mais ceux d'un être divin. Votre futur commence à m'intéresser... »

« Comment amadouer le client. » continua mentalement Karine.

La séance dura encore longtemps mais la magicienne n'écoutait plus. Elle s'était enfermée dans ses pensées et rêvait de voyages fabuleux, de conquête d'un savoir toujours nouveau et elle se prenait même à s'imaginer un jour siégeant au Conseil de Tekir, poste que son maître Naréor avait convoité pendant des années sans jamais l'obtenir.

L'odeur de cette boutique était véritablement étrange. Elle incitait au phantasme. Karine se rendit compte soudain qu'elle était peut-être en train de commettre une erreur.

Il était trop tard. Ses pensées devenaient si nébuleuses qu'elle fut incapable de tenter quoi que ce fût. Elle poussa un petit cri et tomba par terre, sous les yeux surpris d'Avethas, qui ne tarda pas à la suivre.

Un poème de huit vers s'enfouit dans l'oubli. Des sphères de couleur dansaient dans le noir et des myriades d'étoiles se formaient entre elles. Des sons confus semblaient venir de partout, des sons qui devraient probablement avoir une signification. En même temps, le Spectateur, ignorant encore sa propre identité, était assailli par des sentiments plus vagues et plus indéfinissables, tous masqués par un seul, intense et aigu : la douleur.

Puis un nouvel objet fit son apparition et une qualité qui s'associait avec lui : mouillé. La douleur s'atténua et le Spectateur commença à rassembler la conscience qu'il lui restait.

Une paupière s'ouvrit. Suivie d'une autre. Avethas poussa un gémissement sourd.

« Il se réveille ! » annonça le vieil homme barbu qui avait posé un chiffon humide sur le front de l'Elfe.

Avethas regarda autour de lui. Il était dans une salle basse, éclairée par les derniers feux du soleil couchant, assisté de bougies. Il revint au jeune immortel un souvenir lointain de l'endroit où il était avant d'avoir perdu connaissance. Mais pas une seul seconde il n'imagina qu'il pût être dans la même pièce. Celle qu'il venait de quitter était sombre et sinistre, tandis que la chambre où gisait l'Elfe à présent était chaleureuse et agréable, et le vieillard qui l'avait secouru n'avait rien de commun avec l'effrayant devin.

« Comment vous sentez-vous ? » demanda l'homme.

« Comme si j'avais bu à moi seul toute la cave à vin de l'Empereur. »

« Si j'apprends que c'est le cas, gronda une voix derrière eux, je te ferai cher payer toute l'inquiétude que tu m'as causée ! »

C'était Kormor, qui éclata d'un rire sonore.

« Où est Karine ? » demanda Avethas, brusquement nerveux.

« Elle est là ; elle s'est réveillée il y a dix minutes. »

De fait, la magicienne apparut sur le pas de la porte qui donnait à la chambre où se tenaient les trois autres et grogna, plus pour elle-même que pour qu'on l'entendît :

« Comment ai-je pu me laisser avoir comme une novice de cette manière. C'est indigne... »

Elle continua quelques secondes à pester contre elle-même, puis leva la tête et, apercevant Kormor et Avethas, demanda d'une voix plus claire :

« Peux-tu maintenant nous dire comment tu nous a retrouvés ? »

Kormor sourit légèrement. C'est qu'il aimait tout particulièrement raconter ses propres aventures, pour autant qu'on pût parler d'aventures, et il essayait de leur donner une ampleur épique, comme un récit d'Elfes au coin du feu, ce qui était presque toujours un échec absolu. Fort heureusement, cette fois, il ne tenta pas de mettre son récit dramatique en vers, ce qui l'eût vraiment rendu dramatique.

« Fresbira, le marteau incomparable auquel je donnai existence dans les forges magnifiques de Mortame la luisante, fut vendu en peu de temps dans cette foire resplendissante d'Othardán, la Cité des Splendeurs ; très rapidement, ce qui s'explique par sa grande beauté et par le prix ridicule que j'avançais. De fait, il me fut acheté pour quinze mines, ce qui est peu par rapport à sa valeur inestimable surtout lorsqu'on considère qu'il est sorti des mains d'un cousin du roi des Nains, mais assez proche du prix que j'en demandais. Le soleil n'avait pas encore atteint son zénith lorsque j'eus quitté avec regret ma création et que je me mis en quête, quête qui se révéla plus difficile que je ne l'avais imaginé au départ, de vous retrouver, mes fidèles compagnons et amis, afin de vous faire part de ce qui était advenu. J'étais en avance sur l'heure de rendez-vous que nous nous étions fixés et je ne fus pas surpris de ne pas vous trouver tout d'abord sur la place de la statue de Feu Sa Majesté l'Empereur Anatole. Mais au fur et à mesure que les minutes passaient, je m'inquiétais et me demandais s'il ne vous était pas arrivé quelque mésaventure. C'est pourquoi à midi et demie, je partis vous chercher. D'aucuns eussent dit que je n'avais aucune chance d'y parvenir dans une ville aussi étendue qu'Othardán. Mais c'est oublier combien nous les Nains... »

Karine arrêta d'une main impatiente le discours interminable qui devait suivre sur les vertus comparées des différents Peuples Libres, et exigea du Nain qu'il reprît son récit.

« Bref, je vous retrouvai grâce aux indications de différents marchands qui vous avaient vu passer le matin et vous avaient pris pour des clients potentiels, car figurez-vous que même ici, on ne vous oublie que rarement, et la ville a beau... Mais je m'emporte. Bref, je vous retrouvai... »

« Où étions-nous ? » interrompit brutalement Avethas.

« Dans une ruelle désaffectée et totalement vide. Vous étiez visiblement blessés... »

« Vide à l'exception d'échoppes où l'on pouvait se faire prédire l'avenir, n'est-ce pas ? »

« Pas du tout. La rue de l'Étoile Bleue ne comportait pas un seul commerce. »

« Mais c'est impossible ! »

Karine arrêta les exclamations d'Avethas et pria Kormor de continuer.

« Grâce à l'aide de deux gardes municipaux, qui, il faut l'avouer, sont très serviables à Othardán, je vous fis transporter ici, c'est-à-dire dans la boutique d'Egar, qui accepta de vous soigner gratis, ce qui de la part du meilleur guérisseur d'Anecdar après Léo de Tekir lui-même, est une faveur que je ne suis pas prêt d'oublier... »

Egar s'inclina légèrement, sans dire un mot.

« Nous veillâmes sur vous jusqu'à ce que vous vous réveillassiez, c'est-à-dire près de sept heures et demie, car il est neuf heures moins dix. »

« On vous a administré un soporifique très puissant, précisa le guérisseur à l'intention d'Avethas et de Karine, qui aurait pu faire plus de dommage que simplement vous endormir, si votre ami n'avait pas été là. Mais il est certain qu'on n'a pas voulu vous tuer. »

« Nous voler alors ? » demanda Karine sans grande conviction et en vérifiant machinalement le contenu de ses poches, qu'elle trouva intact.

« Mais que vous est-il arrivé au juste ? demanda Kormor. De quoi vous souvenez-vous ? »

« Mais de tout ! » s'écria Avethas, et les deux victimes commencèrent à raconter simultanément l'étrange séance de divination...

Quand les narrateurs eurent répondu à toutes les questions que leur posait leur ami, tout l'incident sembla aux yeux des trois compagnons plus étrange et inexplicable encore. Posée clairement, la question n'admettait que moins de réponses : à quoi pouvait-il bien servir de créer par magie une fausse boutique, d'attendre que quelqu'un veuille bien se présenter, de lui prédire l'avenir, de l'endormir et de le laisser dans la rue sans rien lui voler que la seule guinée qu'il vous a payée ? Et d'ailleurs, à quoi bon utiliser des sortilèges d'une complexité démesurée pour créer l'illusion d'une boutique ? Cela défiait l'entendement.

Karine était particulièrement en colère contre elle-même. En tant que magicienne, elle aurait dû s'apercevoir que la boutique était un miarge et que le devin était un mage puissant.

De toute manière, aussi obstinée qu'elle fût, elle ne pouvait que rester sur ce constat d'échec, et devait bien admettre qu'il ne servait à rien de se lamenter mais qu'il fallait plutôt se réjouir de ce qu'elle et l'Elfe fussent encore vivants et qu'on ne leur eût rien volé.

Et il ne restait plus qu'à repartir.

Les compagnons, Avethas en particulier, ne tarirent pas d'éloges et de remerciements pour Egar, le vieux guérisseur, qui était bien trop modeste pour ne pas rougir et protester en affirmant qu'il ne faisait que son métier. Avethas sauta sur l'occasion et proposa de payer mais le vieil homme refusa de nouveau, prétextant qu'il avait depuis longtemps accumulé assez d'or pour pouvoir finir ses jours tranquillement et qu'il exerçait maintenant gratuitement. En somme, on ne réussit pas à le persuader d'accepter quelque denier. Alors, ils se firent leurs adieux et les amis se mirent en quête d'une auberge acceptable et surtout, puisqu'ils voyageaient en compagnie d'un Nain, à un prix abordable.

Dans toute autre ville qu'Othardán, cela eût été contradictoire. Mais la Cité des Splendeurs avait un certain nombre de caractères paradisiaques, et la possibilité de loger dans une auberge, ou même un hôtel luxueux, à un prix modique, n'en était pas des moindres. En revanche, trouver effectivement une chambre libre était une difficulté d'un tout autre ordre. Ils s'étaient levés ce matin (sur la route entre Vadgálg et Othardán) à quatre heures vingt, mais à vrai dire, aucun des trois n'était vraiment fatigué. Kormor était un Nain, donc endurant. Avethas et Karine, eux, avaient eu leur compte de sommeil pour un certain temps. Enfin, le soleil se couchait tard en été dans ces contrées nordiques et l'on avait alors l'impression d'être moins fatigué.

Cela dit, il valait mieux ne pas l'être, car les forains prenaient pratiquement toutes les chambres disponibles et l'on était souvent obligé de dormir sur la place publique avec d'autres marchands moins chanceux, ou de nombreux acheteurs non indigènes. Kormor et Karine étaient particulièrement habiles pour trouver un bon endroit où dormir, mais Avethas se demandait si cette fois ils ne devraient pas capituler...

Mais, par un heureux hasard, et peut-être aussi par une faveur singulière du Destin, ils dénichèrent, à l'auberge du « Chat qui Danse », située à un quart d'heure de marche du centre de la ville, trois chambres, contiguës de surcroît, que Kormor s'empressa de louer (et qu'il obtint à un prix dérisoire que nous aurons la pudeur de taire).

Il était trop tard pour dîner. D'ailleurs, Kormor avait déjà mangé chez Egar et les deux autres durent admettre que leur long sommeil semblait avoir comblé leur appétit.

Ce fut en contemplant les dernières lueurs du soleil couchant que Karine s'endormit, amère après ce qu'elle considérait comme un échec majeur dans la journée.

Il était quatre heures et quart lorsque la magicienne fut réveillée par une voix qui l'appelait doucement. Elle sursauta et regarda autour d'elle. La chambre lui sembla d'abord vide, et ce n'est qu'après qu'elle se fut levée qu'elle nota la présence d'une ombre ovale sur le mur qui ne semblait portée par aucun objet présent. Elle comprit immédiatement qu'il s'agissait d'un sort de communication et qu'elle ne tarderait pas à voir apparaître là la tête du puissant mage qui avait décidé d'utiliser ce moyen coûteux pour la joindre.

« Karine, commença la voix avant même que l'image ne fût apparue, j'ai appris une nouvelle de la plus extrême gravité... »

Le mur laissait voir des tourbillons d'un blanc laiteux sur un fond bleu. Le blanc se condensa en une forme humaine. Juste au moment où le mage était arrivé au mot « gravité », il devint reconnaissable. Karine tomba à genoux, inclina la tête et murmura :

« Maître Ardemond ! »

C'était en effet Gaël Ardemond le Blanc. Ardemond, le magicien le plus âgé de l'Univers, membre du Conseil des Sages.

Ardemond, en cette époque tardive, n'était plus le justicier énergique qu'il avait été. Il sentait bien qu'aussi puissant qu'il fût, les années commençaient à prendre leur dû et que son temps arrivait immanquablement, quoique lentement, à son terme. Il tenait dans la main un long bâton d'ébène polie au sommet duquel était enchâssé un énorme cristal. Les cheveux d'Ardemond n'étaient pas blancs, mais d'un gris qui rappelait l'argent et se distinguait assez nettement de la barbe blanche du magicien. Ses yeux, bleus mais ternis par le temps, étaient perdus sous une masse de sourcils broussailleux ; de part et d'autre de son long nez, ils semblaient percer son interlocuteur jusqu'au fond de l'âme. Mais en même temps, ils n'avaient pas perdu une certaine malice qui était leur depuis huit siècles. Le visage du magicien dans son ensemble reflétait son caractère : ses colères, quoique rares, pouvaient être violentes, mais elles ne duraient jamais longtemps. Ses habits, eux, ne laissaient pas le moindre doute sur son identité. Ardemond était vêtu d'une longue robe blanche immaculée, serrée par une ceinture noire dont la boucle représentait une étoile à cinq branches ; il portait une chemise bleu-gris dont on ne voyait que les manches, mais pas de gants. À sa ceinture pendait une épée d'une taille impressionnante pour un mage ; et à son doigt brillait un anneau bleu qui avait traversé les ères. Dans l'ensemble, il paraissait majestueux mais bon, auguste mais clément. Son chef était recouvert d'un chapeau pointu qui eût paru ridicule sur toute autre tête, mais qui ne faisait qu'accentuer l'aspect vénérable du vieillard.

Ce jour-là, cependant, le Seigneur de Tekir semblait soucieux.

« Relève-toi, mon enfant. » fit-il d'un ton doux et las.

Karine se remit sur ses jambes et contempla, admirative, le maître de tous les magiciens.

« Elvire, l'invocatrice du Conseil, m'a appris une chose très étrange, Karine, que je ne peux pas te détailler maintenant, mais qui m'inquiète grandement. Je crains qu'Anecdar ne connaisse des heures sombres. Le Conseil doit se réunir. Pouvez-vous venir, toi et tes compagnons, à Tekir ? »

Karine, qui, après tout, venait de se réveiller, eut du mal à avaler une nouvelle aussi brutalement révélée : on la demandait à Tekir ? Une foule de questions se pressèrent dans sa tête et elle ne savait par où commencer.

« Mais comment avez-vous su que... D'où tirez-vous que j'ai plusieurs compagnons ? Quand j'ai quitté Stjertén... Pourquoi a-t-on besoin de moi ? Qu'est-ce qui menace Anecdar, d'ailleurs ? Comment est-ce que... »

« Paix ! interrompit Ardemond. Tout sera clair en temps et en heure. Mais nous avons besoin de votre présence d'ici onze jours au plus tard, pour le quinze d'itharmánta. Or il y a plus de six cents milles à traverser. Pouvez-vous acheter des chevaux ? »

« Je suppose que... oui... »

« Parfait. Ils vous seront remboursés par le Conseil. J'espère que tu n'auras pas de mal à convaincre tes compagnons de te suivre. »

« Je pense que non. »

« Excellent. Alors d'ici là... »

Ardemond fit un vague salut de la main et l'écran magique qui servait à la conversation commença à disparaître comme il était venu. Karine resta un moment à fixer l'endroit où il avait été, les idées incohérentes, puis secoua la tête et se mit en tâche de rassembler ses pensées.

Après s'être donné un court moment de répit, Karine alla frapper à la porte qui donnait sur la chambre d'Avethas. Elle dut cogner pendant une bonne minute avant d'obtenir une réponse sous la forme d'un grognement sourd.

« Qu'y a-t-il ? » semblait dire l'Elfe.

« Tu as déjà dormi tout ton soûl hier. Lève-toi, paresseux ! J'ai à te parler. »

Avethas émit un nouveau grognement, qui, par sa modulation subtilement choisie, semblait indiquer qu'il arrivait, et quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit.

Le jeune Elfe avait l'air particulièrement pittoresque ainsi pris au dépourvu, les cheveux en bataille, la tenue débraillée. Karine ne put s'empêcher de sourire.

« Tu m'as tiré d'un rêve magnifique ! protesta-t-il. J'étais doué de pouvoirs extraordinaires et... »

« Très bien. Tu me raconteras tout cela plus tard. En attendant, j'ai une nouvelle fantastique à t'apprendre : le Conseil nous convoque à Tekir. »

Avethas eut d'abord l'air de ne rien comprendre.

« Le Conseil ? Le Conseil des Sages ? Que nous veut-il ? »

Il fronça les sourcils, puis soudain demanda :

« Mais comment as-tu pu apprendre cela ? Tu es certaine de ne pas l'avoir rêvé ? »

Karine leva les yeux au ciel.

« Ardemond lui-même m'est apparu grâce à un sort... »

« C'est bien ce que je craignais. Tu l'as rêvé. Je crois que ces drogues d'hier étaient un peu hallucinogènes. »

« Imbécile ! »

« C'est bien ce que je disais. Tu vois des imbéciles là où il n'y a que moi. »

Karine poussa un long soupir.

« Écoute. Je suis certaine de ce que je n'ai pas rêvé. Là-bas, sur le mur, la tête d'Ardemond est apparue et il m'a parlé. C'est un sort tout à fait usuel pour communiquer entre magiciens. »

« Admettons que je te croie. Qui est Ardemond ? »

« Gaël Ardemond, ce nom ne te dit rien ? »

« Le Président du Conseil ? »

« Le frère du Président du Conseil, rectifia Karine. En personne. »

« En image. » corrigea Avethas.

« En image, si tu veux. Et Son Excellence nous convoque à Tekir. »

« Cela mérite réflexion. » admit l'Elfe.

« Cela mérite obéissance, tout simplement ! » corrigea Karine.

« J'en parlerai à mon secrétaire. Mais je trouve tout de même bien étrange que Son Excellence ait connaissance de notre existence. Ou d'ailleurs qu'il ait besoin de nous. »

« J'ai pensé la même chose. Mais il a dit que c'était très important. »

Les deux amis continuèrent à se disputer ainsi pendant quelques minutes et Avethas finit par admettre qu'après tout, il ne coûtait pas grand chose d'aller à Tekir. Quand Karine précisa qu'il fallait y aller à cheval, il fut plus récalcitrant. Mais elle réussit à le convaincre en l'assurant de ce que la visite de Tekir était si impressionnante qu'elle repayerait largement le prix d'un cheval à chacun.

Il restait à convaincre Kormor, ce qui, au départ, semblait plus difficile à Karine. Cependant, elle y parvint plus facilement qu'elle ne l'aurait cru, en jouant sur la flatterie, dont Kormor, contrairement à la plupart des Nains, tombait aisément victime.

Finalement, autour de la table du petit déjeuner (car l'auberge, qui était véritablement luxueuse, en proposait un), il fut convenu par tous qu'on irait à Tekir, mais que si personne ne les attendait, Karine payerait pour les trois chevaux. Cette dernière clause, on le devine, était principalement ajoutée à l'instigation de Kormor. La magicienne parvint même à persuader ses amis de partir dès le lendemain à l'aube. Avethas s'était pourtant pris à aimer cette ville préférée d'Anatole et Kormor lui trouvait un certain charme. Il était dommage de ne passer que deux jours dans la Cité des Splendeurs, surtout lorsqu'on en était resté cinq à Vadgálg.

Kormor fut chargé d'acheter les chevaux. Il insista pour avoir ce rôle, afin, dit-il, qu'on ne le forçât pas à monter un poney. Le Nain avait beau avoir des difficultés terribles à conduire un petit cheval, bien qu'il fût assez grand pour sa race, il ne s'abaisserait jamais à prendre un poney pour monture. C'était tout simplement inconcevable.

Karine, elle, devait s'occuper des vivres. « Une occupation qui sied aux femmes. » précisa Avethas, qui fut menacé en retour d'être changé en statue.

Pour sa part, l'Elfe se réserva le droit de ne rien faire. Il allait, dit-il, parcourir la ville à la recherche de bonnes affaires qui pourraient être utiles d'une manière ou d'une autre. C'était une façon, assez maladroite à vrai dire, de s'octroyer un jour de repos. Mais les deux autres ne protestèrent pas. Après tout, on ne voyait pas trop bien quel autre rôle on pouvait exiger d'Avethas.

Chacun donna trois cents livres à Kormor pour qu'il pût acheter des chevaux et le petit groupe se sépara, se donnant rendez-vous vers sept heures du soir pour faire les préparatifs et se coucher tôt.

Avethas, donc, était en train de flâner dans les parties les plus animées de la foire et venait de remarquer une carte d'Anecdar en vente à un prix modique, quand, cherchant sa bourse dans sa poche pour comparer son contenu avec la somme demandée pour la carte, il constata que la dite poche contenait également une main qui n'était pas la sienne et qui n'avait rien à faire là. Il s'en saisit tout en murmurant :

« Par les étoiles ! Cette ville est la cité la plus respectable des Terres Émergées. Il ne doit y avoir ici qu'un seul voleur et je suis tombé dessus ! »

Tout en continuant de tenir fermement la main de son larron, qui faisait des efforts démesurés pour se libérer, si possible en gardant la bourse, Avethas se retourna pour le voir.

« Mais ce n'est qu'un enfant ! » s'écria l'Elfe.

De fait, le petit voleur n'avait évidemment pas vingt ans. Il portait pour tous vêtements un pantalon fait d'une toile grossière et des souliers dans un état de délabrement avancé, ainsi qu'une curieuse pièce de cuir rigide, percée d'un trou pour la tête, qui lui recouvrait les épaules et ne descendait pas plus bas que les seins. Sa poitrine et son dos étaient, pour leur part, nus. Physiquement, en revanche, il ne ressemblait pas du tout à ce qu'on aurait cru. Il était de taille moyenne et de toute évidence très agile et fort. Ses yeux étaient d'un vert émeraude parfait et ses cheveux blonds mi-longs, raides, très épais, coupés très nettement, n'étaient absolument pas désordonnés. Dans l'ensemble, il avait une apparence digne et honorable. Comme un air de majesté qu'avait presque effacé de longues années de vie de chenapan et qui subsistait dans son regard. Il ne paraissait pas du tout désarçonné par sa capture.

Il fit un large sourire à Avethas.

« Alors d'autant plus honte à toi de t'être fait avoir par un enfant ! »

« Mais je ne me suis pas fait avoir. C'est toi qui as été pris, petit voleur. »

« Erreur. »

Et en disant cela, le voleur réunit en un instant toutes ses forces, tira si fort qu'Avethas lâcha prise, et s'enfuit avec la bourse.

Cependant, l'Elfe ne l'entendait pas du tout ainsi. Il partit à la poursuite du garçon avec une énergie qui le surprit lui-même. Tous deux bousculaient tout sur leur passage et la chasse prenait des allures de farce. Le voleur allait réussir à semer Avethas, quand il glissa sur un morceau de quelque chose d'indescriptible ; le temps qu'il se rétablît, son poursuivant était sur lui. L'Elfe lui serra le cou entre son avant-bras gauche et sa poitrine.

« Cette fois, je te tiens, mon petit. »

Le voleur eut du mal à répliquer vu qu'on lui écrasait la trachée artère.

« C'est (humpf) possible... »

Avethas pendant ce temps reprit sa bourse, la mit hors de portée et demanda :

« Comment t'appelles-tu ? »

« Voleur de Feu. »

« Joli nom. Depuis quand exerces-tu ce charmant métier ? »

« Depuis six ans. »

« Très bien. Que je ne t'y reprenne plus ! »

Avethas lâcha son prisonnier et lui tourna le dos pour partir. Mais à peine eut-il fait cinq toises qu'il se retourna, banda son arc et tira une flèche qui, avant de s'écraser entre les jambes d'un marchand surpris, passa à un pouce au-dessus de la tête de Voleur de Feu. Celui-ci venait en effet de dégainer une dague et s'apprêtait à frapper l'Elfe de dos.

« Elle aurait pu passer plus bas, fit Avethas d'une voix lourde de reproches. Je croyais t'avoir dit que je ne voulais plus t'y reprendre. »

« Comment as-tu su ? » demanda le voleur, d'un ton admiratif malgré lui.

« Oh, ce n'était pas trop difficile. Et cela ne me coûtait rien de me retourner. Du reste, je crois avoir fait avec la flèche ce que tu voulais faire avec ton couteau. »

« C'est vrai... » admit Voleur de Feu.

Il avala sa salive avec difficulté, tenta de rassembler les dernières parcelles de son ego en fuite et déclara d'un ton provocateur :

« Mais tu t'es fait un ennemi mortel de la Guilde des Voleurs. »

Avethas éclata de rire.

« La Guilde des Voleurs ? Il n'y a jamais eu de Guilde des Voleurs à Othardán ! Ou bien Anatole n'est-il plus Anatole ? »

« Nous sommes quinze. » avoua Voleur de Feu, sur un ton qui hésitait entre le fier et le piteux. Puis, se rendant compte du ridicule de sa situation, il leva les yeux et se mit à rire à son tour.

« Allez, je te pardonne. Va, tu peux partir. »

« Mais pas du tout. Maintenant que tu m'as apprivoisé, je te suis. D'ailleurs, j'en ai assez d'être un voleur. La vie d'aventurier me plaît mieux. Car tu es évidemment sur les routes. »

L'Elfe regarda le garçon avec un mélange d'étonnement et d'amusement, hésitant à prendre ses paroles au sérieux. Il est vrai que Voleur de Feu avait quelque chose d'un petit chien maintenant apprivoisé.

« Tu veux vraiment venir avec nous ? »

« Vous ? Vous êtes plusieurs ? Je ne suis donc pas le premier voleur que tu attrapes ainsi ? »

« Il y a d'autres façon de se faire des amis que de convertir des ennemis. »

« Bien dit. Alors je vous suis tous. »

« Tu es un peu trop rapide à te décider. Qui te dit que nous voulons de toi ? »

« Mais je ne vous laisse pas le choix. »

Avethas soupira. Ce genre de discussion pouvait durer éternellement. Mais il ne pouvait pas arriver sans préambule devant Kormor et Karine avec un nouveau compagnon. D'autant plus qu'il faudrait bien le nourrir.

« Tu vas quitter ainsi ta ville natale ? »

« Qui te dit que c'est ma ville natale ? Je n'ai pas de parents. Livré à moi-même, je suis arrivé à Othardán, âgé d'un peu moins de dix ans. Je me suis joint à une petite bande de malfaiteurs qui m'ont servi de famille. En fait, ça a toujours été mon plus grand regret de ne pas avoir de frère ou de père... »

« Et tu veux que j'en joue le rôle. »

« Tu seras mon guide, mon seigneur et mon maître. D'abord, dis-moi ton nom. »

« Je suis Avethas de Stjertén. »

« Et tu te rends ? »

« À Tekir. »

Là, Voleur de Feu sembla impressionné.

« Tekir ? La Ville Blanche ? »

« Le Siège du Conseil. Ardemond nous y convoque. »

« Mère ! Qui allais-je voler ! Un ami du Seigneur de la Magie ! »

Ces paroles n'étaient qu'à demi ironiques.

« Un ami, non. En fait, je ne l'ai jamais rencontré. »

« C'est tout comme. »

Voleur de Feu s'agenouilla devant Avethas. L'Elfe prit l'enfant par la taille et le souleva. Il amena ses yeux à son niveau. Les deux se dévisagèrent fort longtemps sans qu'un mot soit prononcé.

« Es-tu vraiment prêt ? » demanda Avethas.

Le garçon sourit et répondit par une autre question :

« Quand partons-nous ? »

« Demain à l'aube... » dit l'Elfe. Puis il ajouta brusquement : « As-tu de l'argent ? »

L'autre se mit à rire.

« Un voleur n'en a jamais. Mais la guilde est très riche... Et je sais où l'or est caché ! »

« Tu ne vas quand même pas voler... »

« L'or des voleurs ? Pourquoi non ? Ce sera mon dernier vol, alors autant que ce soit pour la bonne cause. »

« Mais il ne te le pardonneront jamais. »

« Crois-tu qu'ils ont des assassins à leur solde prêts à tuer tout fugitif ? Ils ne sont que quatorze et tu seras là pour me protéger, fier archer sans peur et sans reproche ! »

Avethas poussa un nouveau long soupir.

« Fais comme tu veux mais je ne t'accompagnerai pas. »

« Très bien, j'irai seul. Dis-moi seulement où tu loges. »

« Au « Chat qui Danse ». »

« Je t'y retrouverai. Mais n'espère pas me tromper. Je saurai te dénicher où que tu te caches. »

« J'ai dit la vérité. » conclut l'Elfe en haussant les épaules.

Et pendant que le petit voleur s'en allait en courant, Avethas restait sur place à se demander s'il devait faire confiance à cet étrange nouveau venu qu'il se surprenait à trouver sympathique.

Il rentra à l'auberge en se demandant ce qu'il allait bien pouvoir raconter à Karine et Kormor.

De son côté, le Nain avait réussi à obtenir trois chevaux qui semblaient sains et robustes, ainsi que des selles, pour la somme de quatorze mines (et le Nain calcula instantanément qu'il devrait rendre huit pièces d'or, six livres, treize sols et quatre deniers à chacun de ses compagnons).

Il y avait un mâle noir de petite taille mais à l'aspect magnifique (celui-là avait coûté vingt-deux pièces d'or), que Kormor comptait bien se réserver. Les deux autres bêtes étaient une jument d'un blanc immaculé et un hongre alezan.

Karine, pour sa part, avait examiné les différentes denrées que l'on vendait dans la foire, et se trouvait devant un choix difficile, où il fallait tenir compte du prix, du caractère périssable ou non de l'aliment, de son poids, et, tout de même, de son goût. D'ordinaire, les petits villages où les aventuriers achetaient leurs provisions ne proposaient guère de variété, mais à Othardán, la décision se faisait autrement plus complexe ! Karine remarqua même que l'on vendait là du chocolat, importé de l'Outre-Mer, et qu'elle aurait aimé goûter s'il n'avait pas coûté le prix invraisemblable de dix pièces d'or la livre, presque le prix de l'or massif.

Bref, les deux compagnons d'Avethas étaient livrés à de féroces opérations de calcul, pendant que lui était revenu à l'auberge, avait déjeuné et prenait le temps de savourer une chope de bonne bière et en attendant le retour de ses maintenant trois compagnons. Le gros hôtelier, avachi derrière son comptoir, regardait intensément son seul client présent, espérant qu'il consommerait un peu plus. Mais Avethas ne se pressait pas.

Voleur de Feu fut le premier à rejoindre l'Elfe. Apparemment, il avait oublié que l'aubergiste lui en voulait à mort.

« Sale petit morveux ! Sors d'ici immédiatement ou bien j'appelle la garde ! »

Voleur de Feu resta un instant immobile, stupéfait comme s'il s'était imaginé que le fait de renoncer à sa vie de voleur l'immunisait à l'instant contre la haine de tous ceux qui le connaissaient et le rendait aussitôt respectable.

« Aubergiste ! interpella Avethas. Ce jeune homme est le descendant d'une illustre famille noble et tu n'as pas d'ordres à lui donner. De plus, il est mon protégé et je ne supporterai pas qu'on le traite de sale petit morveux. »

L'Elfe avait choisi ses paroles un peu au hasard et en fut surpris lui-même. Il avait dès le départ trouvé en Voleur de Feu un air généreux ; mais de là à...

L'aubergiste ne parut pas remué par ces mots.

« Mais je le connais. Il est déjà venu voler ici. »

« Cela n'y change rien. Il a pu s'amender. Enfin et surtout, Son Excellence Gaël Ardemond le Blanc le demande à Tekir. »

Ce n'était pas tout à fait vrai, mais quelle importance ? Après tout, le Magicien Blanc avait demandé Karine et « ses compagnons ».

Le gros bonhomme fit une mine de totale incompréhension.

« Ce nom ne vous dit rien ? Il est vrai que vous devez ignorer sous quel Empereur nous vivons. »

L'aubergiste ne sembla pas prêt à confirmer ou réfuter cette assertion. Il demeura silencieux. Voleur de Feu s'assit alors à côté de son maître.

« J'ai pris tout ce que je pouvais porter : la moitié du magot. À savoir, quatre talents d'argent. »

Avethas parut stupéfait. La somme était colossale.

« Mais comment avez-vous pu accumuler autant d'argent ? Es-tu sûr que vous n'êtes que quinze ? »

« C'est que nous nous sommes attaqués à un peu plus haut que nous n'aurions dû... »

« Merveilleux, fit l'Elfe d'un ton amer. Je suppose que toutes les gardes d'Anecdar sont à ta recherche. »

« Presque. »

« Si on te capture à l'entrée de Tekir, tu ne viendras pas te plaindre. »

Voleur de Feu allait répondre, mais la porte s'ouvrit juste à ce moment et on entra : c'était Kormor.

« Hé, hé ! Qu'avons-nous là ? » demanda-t-il d'un ton soupçonneux mais en même temps amusé.

« Quatre talents d'argent ! expliqua Avethas, diplomate, en portant avec difficulté les sacs pleins de platine sur la table. Et celui qui nous les a procurés. Tu m'avais bien dit de chercher de bonnes affaires pouvant nous être utiles. »

Le Nain regarda alternativement les sacs et le garçon d'un air incrédule mais déjà tout à fait intéressé.

Il allait poser une question quand l'aubergiste décida de mettre son grain de sel dans l'affaire.

« L'illustre descendant d'une grande famille noble, nous dit Monsieur ! C'est un bâtard et un voleur. »

Avethas et Voleur de Feu se levèrent simultanément, sous les yeux étonnés de Kormor qui ne comprenait décidément rien à ce qui se passait.

« Veuillez nous affranchir de votre compagnie ! » cria Avethas très en colère. Il décocha une flèche qui heurta le mur juste au-dessus de l'aubergiste.

« Tires-tu toujours ainsi sur les gens qui te provoquent, mon maître ? » demanda Voleur de Feu.

Avethas ne prit pas la peine de répondre.

« Qui qu'il soit, dit-il fermement à Kormor, il nous suit. Ou du moins, il me suit. »

Kormor s'assit et reprit son souffle. Avethas l'imita.

« C'est que cinq cents couronnes ne sont pas quelque chose que l'on néglige facilement. Mais j'espère avoir droit à savoir l'histoire qui se cache sans aucun doute là-dessous. »

« Et bien... »

Mais le Nain interrompit aussitôt.

« Tu nous raconteras cela quand Karine arrivera. En attendant, viens voir les superbes destriers que je nous ai trouvés. »

Puis à l'intention de l'aubergiste, il lança :

« Hôtelier ! Fait mander l'écuyer, qu'il nous mène à l'écurie voir nos montures. Et, à propos, le garçon reste avec nous. Traite-le comme un client de classe. »

Paroles évidemment moqueuses. D'une part, le serviteur de l'auberge n'avait rien d'un écuyer. D'autre part, Kormor savait pertinemment bien où était l'écurie — il y avait mis les animaux lui-même. Mais le Nain, qui avait réussi à persuader le tenancier du « Chat qui Danse » qu'il était un grand seigneur, produisit son effet.

« Bien sûr, Monseigneur. Arthur ! Viendras-tu, paresseux ? Ces Messieurs veulent voir leurs chevaux. »

Le dénommé Arthur, un petit rouquin d'une trentaine d'années, conduisit ces Messieurs auprès des bêtes.

« Celui-ci s'appelle Sceadustede. » expliqua Kormor en désignant l'étalon noir.

Arthur regarda le cheval d'un œil incrédule. Il ne se souvenait pas avoir jamais vu aussi belle bête dans cette auberge.

« Flèche d'Azur et Ulysse. » continua le Nain en présentant les deux autres montures.

Puis, comme s'il se posait la question pour la première fois, Kormor ajouta :

« Mais il reste à décider comment voyagera ton chenapan, dont je ne sais pas même le nom. »

« Voleur de Feu pourra voyager en croupe derrière moi. Sur Ulysse, car il est inutile de te demander si tu prends Sceadustede. »

Peut-être le Nain allait-il proférer une excuse, en tout cas il n'en eut pas l'occasion, car Karine venait d'arriver. Elle ne sembla pas le moins du monde surprise par la présence de Voleur de Feu.

« Un nouveau compagnon ? Enchantée. Je m'appelle Karine de Feuerstern et je suis magicienne. Je suppose que vous connaissez déjà Avethas de Stjertén et le Chevalier Kormor Silverhammer de Mortame, proche parent du roi des Nains. »

« Je ne connaissais personne avant que je ne vous eusse vu, Madame. » répondit Voleur de Feu sur un ton d'une courtoisie exquise dont on n'aurait jamais deviné qu'il fût celui d'un voleur.

« Mademoiselle. » minauda Karine tandis que le garçon lui baisait la main.

« Je comprends que nul homme n'ait jamais été digne de votre beauté. Vous éclipsez celle des autres femmes comme le soleil les étoiles. »

« Et vos paroles seraient dignes de la Cour de Sa Majesté l'Empereur, jeune homme. Je suis certaine que vous y trouveriez votre place. »

Tandis que Kormor gardait toute sa contenance et même semblait aimer ce discours mielleux, Avethas avait du mal à ne pas éclater de rire en entendant ces paroles dans lesquelles l'ironie avait une part au moins aussi grande que la courtoisie. Le pauvre Arthur eut soudainement l'impression qu'il était entouré par des Grands Seigneurs.

« Hódures eisértâdo, wúleres ! Tekíra[*] ! » conclut l'Elfe dans sa langue natale, apportant ainsi sa part au petit jeu.

L'aubergiste regarda remonter ses clients avec des yeux plus qu'étonnés, surtout par le petit voleur.

Voyage vers le Destin

Musique : Troisième mouvement du concerto pour violon de Johannes Brahms.

Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène...

Gérard de Nerval, El Desdichado

Dans la ville d'Anor, qui pointe ses toits auréolés de gloire entre l'Elibár et le bois bleu, le souverain de l'Univers attendait impatiemment.

Anecdar avait poussé un soupir de soulagement en 1465 lorsque la nouvelle avait circulé que l'Empereur Alexandre VI était mort. Les dix dernières années de son règne autoritaire avaient été autant d'années de terreur et de suspicion depuis que l'impératrice Marianne n'était plus là pour tempérer l'humeur bilieuse du souverain. Le prince héritier avait vingt ans quand il succéda à son père sous le nom de Quentin II ; tous les regards étaient tournés vers lui, avec la crainte qu'il ne suivît les traces de son prédécesseur. Cette crainte était sans fondement : le nouvel Empereur, assisté d'un Premier ministre d'une compétence rare, se prenait pour un Justicier, et entendait bien réparer les torts causés par son père. Pris d'une admiration sans bornes pour Anatole II, il tenta d'imiter son ancêtre en tout point, avec assez de succès il est vrai. Si ses œuvres de charité envers les plus démunis furent applaudies par tous, les nouveaux impôts qu'il créait, touchant principalement les grandes fortunes, lui valurent la haine de l'aristocratie. Quentin cumula rapidement d'autres crimes à l'égard de celle-ci : il osait anoblir tous ceux qu'il désirait récompenser, il refusait de s'entourer d'une cour et il soutenait les droits du Sénat et du Parlement d'Anor. Et surtout, lorsque les Grands des Royaumes tentaient de renverser l'Empereur — ce qui s'était déjà produit à plusieurs reprises — , celui-ci ne les punissait pas par une mort honorable, mais par un châtiment humiliant comme des travaux forcés.

Quentin avait le physique qui seyait à son caractère romanesque de redresseur de torts : bientôt sept années de règne n'avaient pas ramolli son physique musclé. Ses cheveux blonds supportaient la couronne du monde — non l'imposante tiare traditionnelle mais un simple anneau de platine — avec une grâce inégalée, et ses yeux bleu-vert laissaient passer un regard fier et sauvage. On l'eût reconnu, disait-on, même déguisé en mendiant.

Et pourtant, l'Empereur restait à marier. Ce n'était pas par manque de prétendantes : sa beauté, à laquelle sa position ne gâchait rien, avait déjà séduit bien des cœurs. Mais Quentin refusait d'écouter le Sénat, qui le suppliait de prendre une épouse, et attendait sans doute que le Destin lui envoyât une femme dont la force de caractère égalerait la sienne.

Ce jour-là, cependant, ce n'était pas une femme qu'attendait le monarque, mais son Premier ministre.

Érik De Hel était celui qui avait pour tâche de démasquer les complots dirigés contre l'Empereur, ce qu'il faisait avec une efficacité stupéfiante, et accessoirement de gouverner les Royaumes. C'est à la demande insistante des Sages de Tekir qu'Alexandre VI avait appelé le membre récent du Conseil à diriger le gouvernement : la mère de Quentin venait de décéder mystérieusement, et on espérait que ce nouveau Premier ministre parviendrait à la remplacer dans son rôle d'apaisement de la mauvaise humeur du souverain. Ce fut une réussite toute relative et, malheureusement, le peuple, confondant la cause et l'effet, associa De Hel à l'atmosphère terrible de la fin du règne d'Alexandre VI, ce qui lui valut une impopularité notoire. Plus tard, Quentin II choisit de confirmer l'homme dans son poste, et de lui laisser une grande latitude pour gouverner : il s'y employa avec une intelligence et un discernement rares.

De Hel était le plus grand génie du siècle ; il avait trouvé les mathématiques à peine plus avancées que la trigonométrie et devait les transformer en une discipline vaste et riche (même si elle manquait singulièrement d'étudiants) ; à l'âge de quinze ans, il avait inventé le calcul infinitésimal et l'algèbre linéaire, et il devait avant sa mort découvrir la théorie des groupes, l'arithmétique et la variable complexe. Il en allait de même de la physique et de l'astronomie, domaines que De Hel avait à lui tout seul créés. Bien peu d'hommes comprenaient l'utilité ou la portée des travaux du savant ; Ambroise Gwaïherst, Président du Conseil, était de ceux-là, et il avait proposé à l'homme de science une place parmi les Sages. Ce qui avait valu au mathématicien d'être systématiquement considéré par tous comme un magicien, et combien de fois il avait dû répondre à cette petite phrase qui l'agaçait : « Science ou magie, quelle différence ? », phrase que même l'Empereur proférait occasionnellement pour taquiner son ami. Car quand De Hel transformait le fer en cuivre en le plongeant dans un liquide bleu, on le prenait pour un alchimiste ; quand il démontrait qu'une plume peut tomber aussi rapidement que du plomb, on le croyait sorcier ; et quand il explicait la magie en parlant de néguentropie et de déplacement de probabilités, on le tenait pour fou. Et tout ce mystère qui enveloppait le personnage n'était pas pour le rendre moins impopulaire.

Au moment précis où l'Empereur allait envoyer quelqu'un à la recherche de De Hel, celui-ci parut dans la salle du trône, et s'inclina devant le souverain.

Le Premier ministre était petit et gras. Il avait une démarche un tant soit peu ridicule et un accoutrement qui ne semblait pas de ce siècle ; il portait un lorgnon (n'était-il pas l'inventeur de la lentille ?) et ne s'habillait qu'en noir et blanc. Quant à sa figure, elle était aussi singulièrement monochrome : les cheveux de De Hel étaient grisonnants là où il en avait encore. Il portait une petite barbiche noire qui semblait curieusement ne pas vouloir blanchir. Ses pupilles étaient brunes et formaient la seule marque de couleur dans cette uniformité de noir et blanc (car la peau même de De Hel avait pris un teint presque gris). Il était impossible de donner un âge à ce pittoresque personnage ; la vérité était qu'il fêtait le jour même son cinquante-huitième anniversaire, mais que personne, pas même Quentin, ne s'en était souvenu.

« Alors, qu'avez-vous appris, mathématicien ? Que nous dit le Conseil ? »

« Rien, Sire. Gwaïherst et Ardemond refusent toute explication. Ils demandent que nous nous déplacions en personne : le quinze, le Conseil se réunira et révèlera l'affaire. Ils sollicitent votre présence, ainsi que celle de votre vassal, le sultan de l'Outre-Mer. »

« Mais ils ne daignent pas m'informer à l'avance ? fit Quentin en imitant un ton offensé. Peut-être faudra-t-il que je vienne leur rappeler qui je suis... Je pars dès aujourd'hui pour Tekir. »

Un autre Premier ministre eût peut-être tenté de retenir un autre souverain, mais De Hel connaissait assez bien Quentin pour être assuré de ce que l'Empereur savait ce qu'il allait faire.

« Alors nous nous y retrouverons dans dix jours, Sire. À propos, je viens d'apprendre que les autres invités incluent trois voyageurs venus d'Othardán... pardon, quatre voyageurs... »

De fait, à l'aube de ce même jour du cinq d'itharmánta, à près de mille cent milles d'Anor, Kormor, Avethas, Karine et Voleur de Feu avaient quitté l'auberge à deux heures et demie, dans un peu de précipitation, car le Nain s'était souvenu qu'ils n'avaient pas payé pour la nuit de Voleur de Feu et que l'aubergiste n'allait pas manquer de le leur rappeler s'il les voyait une seconde fois.

À mesure que les compagnons traversaient la Cité des Splendeurs en direction de la Porte Méridionale, depuis le quartier où ils avaient logé qui était au nord d'Othardán, menant leur chevaux au pas tant pour ne pas les fatiguer que pour la raison inavouée mais véritable de profiter du lever du soleil, l'aube cédait lentement la place à l'aurore : dans la Ville Nordique, le lever de l'Astre Roi se faisait avec une lenteur particulièrement majestueuse. La voûte céleste perdait sa couleur douteuse et ses étoiles déjà affaiblies pour se revêtir de la garance du point du jour. Le crépuscule colorait les façades de pierre et les rues vides d'Othardán de délicates teintes rose pastel ou orangées. Les voyageurs ne purent que retenir leur souffle quand ils arrivèrent au Pont de la Couronne et que le fleuve Ozerséli, semblable à une gigantesque lame étincelante, interrompit le défilé continu des bâtiments et révéla le Soleil, qui venait d'apparaître, se réfléchissant sur les eaux calmes de la rivière. Devant eux, le Palais d'Été et la statue de bronze d'Anatole prenaient une toute nouvelle dimension sous la lumière féerique du matin. Avethas avait beau préférer les tranquilles étoiles de la nuit, Kormor les étincelantes cavernes de Mortame, Voleur de Feu pouvait connaître parfaitement la ville et Karine s'être juré de ne soupirer qu'après Tekir, tous durent retenir leur souffle devant une telle symphonie de lumières.

Ce fut Kormor qui brisa le charme en s'engageant sur le pont au cri de « Vers Tekir, avec moi ! » et le reste de la ville fut parcouru au trot.

Othardán, comme pratiquement toutes les grandes villes à l'époque — à l'exception notable de Tekir qui accueillait tout voyageur — était entourée de remparts. Les règles pour le paiement de l'octroi étaient complexes et variaient selon le lieu, la période de l'année et le bon vouloir du gardien. Mais de manière générale, cette taxe ne touchait que certaines marchandises, en particulier le sel, et non les hommes, du moins le jour. En ce qui concernait la sortie de la ville, si la Grande Charte de 1237 interdisait aux cités d'y faire obstacle sauf envers un criminel de droit commun, les gardiens, en particulier durant la nuit, prenaient souvent un malin plaisir à y mettre de la mauvaise volonté.

Deux responsables alternaient à chaque porte, le veilleur de nuit et le gardien de jour, dont les horaires auraient dû suivre ceux du soleil. Comme à Othardán c'était pratiquement irréalisable en été ou en hiver, ce fut au premier de ces hommes que les compagnons eurent affaire. Kormor choisit de parler.

« Holà, mon bon ami ! Laisse passer quelques voyageurs en besoin de vitesse ! »

« Quelques ? Quel nombre est-ce donc là ? Combien êtes-vous ? »

« Trois... » commença le Nain. Il grimaça en se rendant compte que le nouveau venu serait peut-être une cause de difficultés et se corrigea : « Quatre. »

« Déclinez donc vos noms et qualités. »

« Hé ! Que t'importent nos noms puisque nous voulons sortir ? »

« C'est que nul ne doit sortir pendant la nuit que je ne sois avisé de sa personne et de ses intentions. »

« Mais le jour vient de se lever. »

« Non. C'est la nuit puisque je suis gardien de nuit. »

« La peste soit des aveugles qui ne peuvent pas même voir le soleil ! »

« Modère ta colère, mon bon ami. Je ne veux que savoir vos noms et vous pourrez sortir. Je ne désire que m'assurer de ce que vous n'êtes pas des brigands. Comme vous êtes visiblement des gentilshommes, ce ne prendra que peu de temps. »

Kormor pensa qu'après tout, le veilleur n'aurait aucune manière de vérifier ses affirmations et qu'une ou deux livres achèveraient de le convaincre.

« Je suis Kormor Silverhammer de Mortame et mes compagnons sont Avethas de Stjertén, Karine de Feuerstern et le neveu de cette dernière, Cédric. »

« Vos qualités ? »

« J'ai titre de chevalier parmi les miens et Karine est magicienne. »

« Et où allez-vous, nobles gens ? »

« Notre but est la Ville Blanche. »

« Ah ! s'écria le veilleur. Tekir ! Et qu'allez-vous y faire ? »

« Cela ne vous regarde pas. » répondit Kormor, assez agacé.

« C'est qu'il me semble connaître Madame, ou est-ce Mademoiselle, et je désirais simplement... »

« Mademoiselle, interrompit Karine. Je ne vous connais pas. »

« Pas vous mais votre frère... »

« Quelle est cette folie ? Je n'ai pas de frère, je suis fille unique et... »

Le veilleur ne lui laissa pas le temps d'achever. Il prit un sourire mauvais et commenta :

« Et une belle menteuse. Car avoir un neveu mais ni mari ni germain me semble une tâche que les Sages de Tekir, où vous vouliez aller, eux-mêmes ne sauraient accomplir. »

Avethas faillit éclater de rire, Kormor réussit de peu à se retenir de planter sa hache dans le crâne du gardien et Karine rougit énormément.

« C'est un cousin éloigné... expliqua-t-elle. Je veux dire un neveu éloigné... »

« Allons, je le connais. C'est pratiquement le seul voleur de cette ville. Pour une magicienne, Mademoiselle, vous ne semblez pas très intelligente. Mais la tête de ce garnement est mise à prix pour dix pièces d'or et on vous a dénoncés. »

« L'aubergiste ! » murmura Kormor, furieux.

« L'aubergiste, oui : un homme honnête et qui connaît ses devoirs. »

« Cela suffit ! intervint Avethas, reprenant son sérieux. J'ai pris ce garçon sous ma protection et je ne souffrirai pas qu'on mette la main sur lui. »

Mais, au grand regret de Voleur de Feu, l'Elfe ne réitéra pas sa prouesse de la flèche.

« Dans ce cas, Messire de Stjertén, vous aurez peut-être du mal. Figurez-vous que votre protégé a volé dans le trésor même du Palais d'Été et que le gouverneur s'intéresse personnellement à sa capture. Vous autres pouvez partir, je ne vous retiens pas. Mais le voleur reste. »

Seulement, le gardien avait oublié un petit détail, à savoir qu'on n'arrête pas facilement un voleur la nuit ou même au point du jour dans la ville où il habite...

Voleur de Feu était descendu d'Ulysse, le cheval d'Avethas, pendant toute cette conversation et s'était progressivement écarté du petit groupe. Au moment même où le veilleur de nuit terminait ses paroles, il cria :

« Cavaliers, après moi ! »

et s'engagea en courant dans une ruelle mal éclairée. Fort heureusement, Avethas et Kormor eurent l'esprit prompt et cavalèrent à la poursuite de Voleur de Feu, Karine suivant juste derrière. Avethas saisit le garçon quand il le rattrapa et le fit remonter sur Ulysse ; Voleur de Feu prit alors la direction du groupe et le mena à travers un labyrinthe de petites rues, si bien que le veilleur, qui n'avait pas de cheval ni de gardes montés à sa disposition, dut rapidement renoncer à la poursuite et maudire sa sottise.

« Tu nous a mis dans de beaux draps ! protesta Kormor, quand Voleur de Feu eut fait cesser la fuite. Comment allons-nous quitter Othardán maintenant ? »

« Fiez-vous à moi. »

« Tu comptes peut-être nous faire escalader la muraille ? Je te rappelle que les chevaux ne grimpent pas aux cordes. »

« Ce n'était pas mon intention, répondit froidement Voleur de Feu. Il y a une porte secrète. »

« Et non gardée, je suppose ? » demanda le Nain, en essayant d'être ironique.

« Exactement. » sourit Voleur de Feu.

Kormor poussa un juron et Karine demanda à sa place :

« Mais alors pourquoi ne pas nous y avoir menés directement ? »

« J'avais oublié qu'on me recherchait. »

Il y avait quelque chose de si sincère, si pur, si innocent dans cette réponse, que Kormor lui-même n'osa pas réprimander plus sévèrement le jeune homme.

« Fort bien. Conduis-nous. »

Le Nain eut bien raison de faire confiance à Voleur de Feu car en moins de cinq minutes toute la compagnie était arrivée devant une petite porte dans la muraille, tout juste assez haute pour que les chevaux puissent passer. Elle était camouflée au fond d'une ruelle obscure et on comprenait facilement qu'elle eût pu passer inaperçue des autorités de la ville.

Il était trois heures et quart et, même considérant la lenteur du lever du soleil dans la Cité des Splendeurs, c'était bien le jour, quand les compagnons mirent le pied en-dehors d'Othardán.

Devant eux s'étendaient d'immenses plaines recouvertes uniquement de prairies verdoyantes. Les Monts du Diamant, même à presque trois cents milles de distance, semblaient visibles, puisque des nuages malicieux, à l'horizon en prenaient la forme. Mais sur la terre même, pas un arbre, pas une colline, ne venait apporter un relief à ce paysage infini.

« Enfin sortis ! » s'exclama Voleur de Feu.

« Ne maudis pas cette ville, lui reprocha Avethas. Elle est si belle... »

« Belle, elle l'est. Mais elle est une beauté qui veut tout prendre et garder pour elle. Depuis quatre ans je ne désire qu'une chose : quitter Othardán. Enfin, je l'ai obtenue. Je suis sûr que Tekir n'est pas de ce genre. »

« Tu as raison, répondit Karine. Tekir n'emprisonne pas, elle envoûte. »

« Assez discuté ! intervint Kormor. En avant ! »

Il est vrai que le paysage qui s'offrait à la vue des voyageurs donnait, par son étendue infinie, une envie irrésistible de partir au galop à la conquête des plaines, et c'est ce qu'ils firent.

« Dis-moi, Voleur de Feu, demanda Avethas à son passager après quelque temps, n'es-tu pas allé un peu loin en volant l'Empereur lui-même ? »

« L'Empereur ! Qu'a-t-il à faire de tout cet argent ? Qui est le plus voleur des deux : celui qui laisse le Palais d'Été dépérir à l'abandon, à tel point que l'or lui-même se ternit, ou celui qui s'en indigne et reprend ces richesses pour en faire un meilleur usage ? »

La voix du garçon était enflammée. Sur un ton moins oratoire, il continua :

« Anatole II en son temps savait bien que le trésor de l'État n'était pas fait pour sommeiller dans un coffre : il avait l'intelligence d'en redistribuer l'excès à ceux qui en avaient plus besoin que lui. Depuis, pas un souverain n'a su l'imiter. »

« Il me semble que Quentin II a été loué pour... »

« Ah non ! Ne me parle pas de la prétendue charité de notre Empereur. Que sait-il de la misère, lui qui a toujours vécu dans le luxe ? S'il donne, c'est par orgueil et non par charité. Dans l'ensemble, je ne sais s'il vaut mieux que son père. »

L'Elfe fut surpris d'une réaction aussi vive. Quentin II était un Empereurs des plus universellement aimés. Cete comparaison avec Alexandre VI ne pouvait être dictée que par la colère. Sans trop savoir pourquoi, Avethas prit la défense du souverain.

Le dialogue se prolongea passablement longtemps mais nos cavaliers étaient déjà trop loin pour qu'on pût les entendre. Les rayons éclatants du soleil maintenant bien au-dessus de l'horizon avaient dissipé toute crainte de poursuite. Les chevaux galopaient avec toute l'ardeur dont ils étaient capables, comme si le désir de voir la Ville Éternelle leur donnait des ailes ; Sceadustede allait en tête, Ulysse en second et Flèche d'Azur fermait la marche. Kormor montrait une incontestable dignité, chevauchant son cheval noir, que la petite taille du cavalier ne faisait que rendre plus impressionnant ; le sang royal que portait le Nain remontait d'un sujet de boutade à une vérité manifeste. Avethas et Voleur de Feu, montés sur Ulysse, discutaient sur un ton badin. Karine, quant à elle, paraissait perdue dans ses pensées et elle ne faisait pratiquement aucun effort pour diriger le cheval, qui prenait de lui-même la suite de ses congénères.

La Plaine de Tekir était un espace vaste de trois cent cinquante millions d'arpents, s'étalant sur dix-huit degrés de latitude, largement déboisé dès l'origine. Elle était limitée à l'ouest par les Monts du Diamant qui se prolongaient vers le sud en la forêt de Lut-Ezhyrstjér où se situait Stjertén. Le sud de la Plaine était fixé par l'arc des Collines Bleues qui la séparait de la plaine de Tháli et d'Enordeme occupée en grande partie par le Désert rouge. Au nord, la Plaine de Tekir était bordée par l'Ozerséli qui passait par Othardán. La frontière est était plus floue : certain l'arrêtaient à l'Egarénthi et d'autres incluaient ce bois et étendaient la Plaine jusqu'à la côte du Lodiljme. Le bassin hydrographique du Thkyrséli, dont chacune des nombreuses méandres recueillait l'eau de quantité de petites rivières, irriguait largement cette terre riche et fertile et la transformait en une formidable aubaine, même si elle était encore peu exploitée dans le nord, pour l'agriculture d'Anecdar. Le sud de cette région, au-dessous de la latitude de Tekir, était le cœur, historique autant que géographique, des Royaumes. C'est là que dans des temps très reculés se situait la Ligue des Neuf Villes qui donna naissance au Royaume, puis à l'Empire, d'Anecdar. Sur le chemin entre Tekir et Anor se trouvait l'ancienne capitale, maintenant un petit village, Enthidán. C'était à présent une masse de petites bourgades peu espacées et séparées de champs pratiquement ininterrompus qui recouvrait le sud de la Plaine. La Ville Blanche, située sur le Thkyrséli, à cinquante-deux degrés de latitude, douze degrés à l'ouest d'Anor, dominait cette province florissante.

Mais revenons à présent à nos voyageurs d'Othardán.

Karine avait pris la tête du petit groupe, car c'était elle qui connaissait le mieux la géographie de la région, pour avoir dû apprendre en détail la structure physique de toutes les Terres Émergées pendant ses longues années d'étude. En fait, il n'était pas trop difficile de se repérer.

Les compagnons avaient commencé par se lancer vers l'ouest-sud-ouest, pratiquement dans la direction de Mortame. Ce n'était qu'après une bonne dizaine de milles parcourus au galop qu'ils avaient obliqué vers le sud pour rejoindre la route de Tekir, qu'ils avaient tout d'abord évitée par peur des poursuites. Voleur de Feu avait rassuré Kormor en lui certifiant que les autorités d'Othardán avaient bien autre chose à faire surtout à cette période de l'année où la foire se déroulait, que de lancer un détachement de gardes à la poursuite d'un voleur qui quittait les territoires soumis à leur juridiction. Le Nain, qui se comportait décidément comme le chef du petit groupe, avait alors fait ralentir l'allure à un trot rapide et avait prié Karine de les faire redescendre vers le sud. Ceci devenait d'autant plus nécessaire que les surfaces cultivées commençaient à se manifester et que Kormor ne voulait ni avoir à chevaucher à travers un champ, ni devoir rebrousser chemin s'ils se trouvaient bloqués. Suivre la route était donc évidemment la meilleure solution.

Il était un peu plus de cinq heures moins vingt lorsque la compagnie atteignit le Noterodhe, c'est-à-dire la route de Tekir à Othardán. Son importance ne faisait aucun doute : elle s'était permis le luxe d'être pavée, mal il est vrai, mais tout de même recouverte de pierres assez plates. Elle était un peu encaissée et bordée de peupliers à des intervalles très irréguliers. Sa rectitude, en revanche, était absolument parfaite. Aussi loin que portât l'œil, le Noterodhe, sur un terrain absolument plat, semblait conduire à l'infini.

La route était assez fréquentée, surtout dans le sens de Tekir à Othardán. Il ne se passait pas une minute sans que nos amis ne croisent un convoi plutôt important, probablement quelque riche marchand qui se rendait à la foire avec tout son attirail. Ceux qui voyageaient dans le sens opposé étaient généralement des cavaliers seuls, ou des petits groupes à pied. Certains étaient manifestement des magiciens, d'autres des pèlerins. Il y avait quelques aventuriers se rendant à Tekir pour des raisons qui leur étaient propres ; Voleur de Feu ne manquait jamais de les saluer gracieusement au passage, quand ils les doublaient. On voyait aussi occasionnellement sur le bord de la route un groupe de voyageurs qui s'étaient arrêtés pour se reposer ou qui finissaient leur nuit.

Toutes les vitesses se trouvaient dans les deux sens, du pèlerin itinérant qui marchait tranquillement en s'appuyant sur un gros bâton, à plusieurs messagers pressés qui dépassaient nos voyageurs en cavalant à une vitesse invraisemblable. Mais dans l'ensemble, le rythme général était plutôt lent et le groupe de Kormor, qui trottait assez prestement, doublait plus souvent qu'il n'était dépassé.

Tous étaient plongés dans leur pensées et chevauchaient en silence.

Voleur de Feu rêvait à la ville qu'il allait voir. Tekir ! Le garçon murmurait ce nom avec respect, comme un mot de passe ouvrant la porte d'un pays merveilleux, un monde nouveau où tout était possible ; comme une formule magique, un mantra sacré qui fairait surgir du néant une terre promise. Or justement, il semblait au jeune voleur qu'il était rentré dans une fable. Six ans de sa vie il avait été prisonnier d'Othardán et soudain, un édit des dieux l'envoyait chevaucher en direction de Tekir !

Cette méditation fut interrompue par Kormor, qui proposa un arrêt. Les voyageurs se rangèrent sur le côté de la route, se désaltérèrent, puis le Nain demanda :

« Karine, connais-tu les villages situés entre ici et Tekir qui pourraient nous servir de haltes pendant ce voyage ? »

La magicienne réfléchit un instant, puis répondit :

« Il y a un relai toutes les soixante-dix milles, huit en tout sur la route. Sans compter quelques bourgades mineures que je ne connais pas. »

« Fort bien ! Alors nous parcourrons autant chaque jour et nous arriverons à Tekir dans l'après-midi du treize. »

L'accord du groupe s'exprima tacitement.

« Nous pouvons donc ralentir la cadence. »

Ce nouveau départ se fit avec moins d'enthousiasme. Quand les voyageurs avaient quitté Othardán, ils se sentaient véritablement partir à l'aventure. Maintenant qu'ils étaient sur la route, surtout à ce rythme diminué, l'« aventure » paraissait plus fade, plus ordinaire, et ils commençaient à appréhender la longueur du voyage. Jusqu'alors, Kormor, Avethas et Karine avaient cheminé sans but précis et n'éprouvaient aucune impatience. Cette fois, l'appel de Tekir se faisait entendre aux oreilles de tous et une semaine semblait une durée interminable. C'est sans doute pour cela qu'insensiblement ils accélérèrent leur allure au cours de la journée...

Cette fois, Voleur de Feu, monté sur le dos d'Ulysse derrière Avethas, décida d'entretenir une conversation avec lui.

« Raconte-moi ta vie, maître. »

Cette demande était faite sur un ton très doux et qui semblait provenir du lointain. Avethas, d'humeur mélancolique depuis que les compagnons avaient quitté Othardán et apparemment perdu dans ses pensées, sursauta.

« Ma vie ? »

« Ta jeunesse tout au moins. »

L'Elfe prit une inspiration et commença lentement.

« Je suis né en alamánta 1443 à Stjertén... »

Mais déjà le garçon l'interrompit :

« Décris cette ville. »

Sur ce sujet, Avethas parut plus inspiré.

« La Ville des Elfes est bien différente de celles des hommes. Aucun rempart ne l'abrite, si ce n'est la forêt elle-même, bien plus solide que des murailles de pierre. Il n'y a pas de rues, et fort peu de murs ou de toits à proprement parler... »

« Mais alors ce n'est pas une ville ! »

« Peut-être. Mais les cimes des arbres nous suffisent comme toit. Si les Elfes qui choisissent de vivre entre quatre murs ou même de partir vers Tekir, Anor ou Enordeme sont de plus en plus nombreux, la plupart préfèrent encore la demeure de nos ancêtres... »

« Tu te sens coupable, Avethas ! »

L'interpellé prit un air mi-surpris et mi-triste. La remarque de son compagnon, prononcée brusquement sur un ton presque métallique, comme si le garçon avait soudain prêté sa voix à une divinité, l'avait atteint.

« J'aurais abandonné ma patrie ? Peut-être... Mais je reproche aux Elfes de trop se replier sur eux-mêmes, de s'isoler dans leur tour d'ivoire. Nous avons tendance à mépriser les mortels. »

« Qui à leur tour vous regardent comme des dieux. »

Avethas sourit doucement.

« Des dieux ? Nous en faisons pauvre figure. Je ne sais pas si nous valons mieux que les hommes ou les Nains. Toute créature renferme un fond de noirceur que nous savons seulement mieux cacher que les autres. Mais des dieux... »

« Vous êtes immortels. »

« Immortels ? Non. Seules les véritables divinités le sont : même les Sages n'ont pas le pouvoir de vivre pour toujours. Il est vrai que les Elfes ne connaissent pas la maladie et ne meurent jamais de vieillesse. Mais nous finissons tous par trépasser d'une manière ou d'une autre. »

Après un moment de silence, l'Elfe continua :

« Mon grand-père était un Demi-Elfe, fils d'un lieutenant de la garde d'Enordeme qui a déserté lorsque le Seigneur de la ville à déclaré la guerre à Anor, et s'est réfugié à Stjertén où il a rencontré mon arrière-grand-mère. Mon grand-père a pris les armes et a péri en 1255 lors de l'invasion des dragons. Ma grand-mère est astronome ; elle est encore en vie et elle connaît Son Excellence le Premier ministre Érik De Hel. Quant à mon père, il sert dans la garde du palais d'Obéron. »

« Et ta mère ? »

« Ma mère, prononça Avethas avec une nuance de dédain, est la fille de deux Elfes qui ne surent jamais parler que la langue des Elfes, qui méprisèrent toujours les autres races et dont la seule occupation pendant toute leur vie fut de chasser et chanter en ce qui concerne mon grand-père, tisser pour ma grand-mère. Ma mère, pour sa part, n'a aucun caractère. J'espère avoir hérité de mes grands-parents paternels. »

« Et c'est pour le prouver que tu as abandonné Stjertén et que tu es parti à l'aventure ? »

« C'est-à-dire que... » commença Avethas. La remarque de son ami était la vérité même.

« Je te comprends. On peut choisir ses amis mais pas sa famille. »

« Et toi ? demanda soudainement Avethas, qui semblait sortir d'une longue rêverie. Quelle fut ta vie jusqu'à maintenant ? »

« Je t'ai dit que je ne sais rien sur ma naissance. »

« Cela ne veut pas dire que tu n'as pas vécu. D'ailleurs, rajouta l'Elfe avec un clin d'œil, je suis sûr que tu as mené une existence bien plus excitante que nous autres... »

À ces mots, Voleur de Feu éclata de rire. Karine se retourna et lui jeta un regard étonné mais resta silencieuse.

« Une existence excitante ! La vie d'un voleur sans morale ni loi, qui a passé huit ans à dérober l'or le plus facile, et à se délecter dans le crime, tu appelles cela une existence excitante ! »

Avethas sourit.

« Tu me mens. Je suis certain que ton sens de la morale est sans faille, et bien supérieur à celui de nombreux honnêtes marchands d'Othardán. L'or que tu dérobais était celui des riches seigneurs de la ville, et même celui de l'Empereur : je n'appelle pas cela l'or le plus facile. Enfin, je t'imagine bien sortant en cachette le matin pour redistribuer aux pauvres ce que tes compères avaient volé. »

Voleur de Feu se contenta de répondre :

« C'est vrai. »

Il ne se produisit rien d'autre de notable dans cette journée du cinq. Le temps fut très beau toute la journée et seuls quelques cumulus venaient occasionnellement tacher l'azur ; l'air était pourtant frais et une légère brise froide et sèche soufflait de l'intérieur des Terres. La route semblait devenir moins fréquentée à mesure que les voyageurs avançaient ; les peupliers s'arrêtèrent à une trentaine de milles d'Othardán et les champs verdoyants prenaient une portion de plus en plus importante de la plaine. Seuls quelques cours d'eau occasionnels, que l'on passait généralement à gué car les ponts étaient rares, venaient briser la monotonie du paysage. Les villages étaient rares et ils ne passèrent que deux minuscules hameaux avant de parvenir à la petite ville qui devait constituer leur point d'arrêt pour cette première étape.

Le lendemain matin, il pleuvait, comme pendant les trois jours suivants. La route était bien longue et ennuyeuse dans ces circonstances. Voleur de Feu, sans doute pour se distraire, demanda à voyager successivement avec les deux compagnons d'Avethas, pour apprendre à les connaître. C'est ainsi que le dix il chevaucha sur Flèche d'Azur en compagnie de Karine, et l'interrogea longuement sur son Art. Kormor se laissa moins facilement apprivoiser : il avait décidé de se montrer taciturne, et ne répondait que par des monosyllabes aux louanges du Peuple des Montagnes que le garçon faisait pour amadouer le nain bourru. Alors, Voleur de Feu se mit à bouder lui aussi, et quand Kormor s'en rendit compte, il saisit le ridicule de la situation et rit de bon cœur. C'est finalement avec lui que Voleur de Feu eut la conversation la plus joviale : Kormor était difficile à dérider tout d'abord, mais il devenait ensuite véritablement loquace. Le Nain fit bien une description très détaillée de Mortame, mais, contrairement à toutes ses habitudes, il la fit presque comme une plaisanterie, lui qui était d'ordinaire si grave et sérieux lorsqu'il s'agissait de parler de sa ville natale.

Des journées du huit au onze il n'y a pas grand-chose à dire. Voleur de Feu reprit place sur Ulysse avec Avethas. À partir du dix, le temps fut couvert mais il ne plut pratiquement plus. La route s'élargissait insensiblement, tout en gardant la même rectitude inébranlable et irréprochable. Ce furent ces deux jours qui parurent les plus longs et les plus pénibles.

Le douze, en revanche, le départ se fit de la ville d'Ohon avec une bonne humeur indéniable. Plus qu'une journée avant Tekir : voilà quelle était la pensée qui trottait dans toutes les têtes, car le désir d'apercevoir au loin la ville qu'aucun des quatre n'avait encore vue, mais dont tous avaient tant entendu parler, atteignait son summum.

Vers huit heures, Avethas, qui avait une vue particulièrement perçante, montra l'horizon du doigt et cria :

« Regardez ! »

« Qu'y a-t-il ? » demanda Kormor après avoir vainement cherché à deviner ce qui pouvait être la cause de l'excitation de l'Elfe.

« Vous ne voyez pas ? Là-bas ! À gauche des montagnes ! »

Voleur de Feu observa longuement le lointain. Les compagnons étaient arrivés au sommet d'une colline extrêmement large et peu élevée, mais leur champ de vision s'en trouvait toutefois étendu. À droite, à l'ouest, les Monts du Diamant étaient aisément visibles à une centaine de milles ; ils semblaient légèrement mauves sous la lumière du soleil encore assez bas. Tournant son regard vers la gauche, le garçon n'aperçut d'abord rien que la plaine qui se prolongeait sans limite. Puis soudain il vit ce que l'Elfe désignait : une tache blanche, luisant d'un éclat extraordinaire, semblait collée aux dernières montagnes les moins élevées. On aurait pu n'y prêter aucune attention, mais dès qu'on l'avait remarquée, cette tache semblait à elle seule ternir tout le reste du paysage. Voleur de Feu regarda avec plus d'attention. Ce n'était pas un point mais une forme déjà assez étendue, d'au moins un degré de largeur. Mais curieusement, on ne semblait pas pouvoir y discerner de structure, comme si une aura de lumière la préservait des regards indiscrets.

« Je la vois. » fit Voleur de Feu d'un ton calme ; mais en même temps son pouls battit plus rapidement, comme il se rendait compte qu'il voyait la Cité Éternelle, qui avait un don pour apparaître subitement, bien longtemps après le moment où elle aurait dû être visible. Kormor et Karine devaient avoir aussi repéré ce qu'on leur montrait, car ils cessèrent de se plaindre de ce qu'ils ne voyaient rien. Un silence respectueux s'installa alors que les quatre amis regardaient longuement la Ville.

Ce silence fut brisé par une voix derrière eux, qui dit :

« Tekir, n'est-ce pas ? C'est donc la première fois que vous vous rendez auprès de la Cité Éternelle, Messires ? »

Tous se retournèrent pour voir qui avait parlé.

C'était un pèlerin vu son vêtement : une simple robe brune qui lui recouvrait entièrement la tête de façon qu'on ne pût voir sa physionomie. Un homme, d'après sa voix. Il était grand, mesurant à peu près deux pouces de plus qu'Avethas, et visiblement très costaud. Fort curieusement pour un pèlerin, il portait un arc et un carquois bien rempli et était monté sur un gros cheval de labour. Il chaussait de grosses bottes de cuir souple et les paumes de ses mains étaient recouvertes par des gants noirs, ou plutôt des protège-poignets. Ses doigts étaient visibles et ils paraissaient particulièrement agiles. Il portait à la main gauche un anneau rouge qui resplendissait de mille feux.

« Qui êtes-vous ? » demanda Kormor, surpris et regrettant d'être dans l'obligation d'interrompre sa contemplation de la Ville Blanche.

« Que vous importe, Monseigneur ? Un simple pèlerin. Un inconnu. »

« Et que nous voulez-vous ? »

« Voyager avec vous, si vous allez bien à Tekir et si vous n'y voyez pas d'inconvénient. »

Kormor allait répondre mais Karine le coupa :

« Certainement. Nous partons sans plus tarder. »

Et sans un mot de plus, les cinq repartirent.

Kormor dédaignait parfaitement le nouveau venu et il allait de front avec Karine. Voleur de Feu semblait perdu dans la contemplation de Tekir. Seul Avethas manifesta quelque curiosité envers l'inconnu.

« Qu'allez-vous faire à Tekir ? »

« J'y retrouverai un ami, Messire Elfe. »

« Je m'appelle Avethas. Et vous pouvez omettre le « Messire ». »

« Comme vous voudrez. »

« Vous êtes archer ? »

« Quand il le faut. Ce qui pourrait être bientôt. »

« Tout de même pas à Tekir ? »

« Si, justement. À l'occasion de l'ouverture de la session extraordinaire du Conseil des Sages, il s'y déroule une grande fête, avec en particulier des épreuves de tir à l'arc. »

« Vous tirez bien ? »

« C'est ce que nous verrons... fit l'autre mystérieusement. En tout cas, je n'oserais pas me mesurer à vous. »

« Mais vous le devrez ! Si ce que vous dites est vrai, j'ai bien l'intention de participer. Dites-moi, connaissez-vous Tekir ? »

« Quand peut-on jamais connaître une ville ? Surtout une ville comme celle-ci. »

« Je veux dire, y êtes-vous déjà allé ? »

« Souvent. »

« Est-elle si belle que l'on le dit ? »

« Bien plus. » répondit simplement le pèlerin.

Le voyage se poursuivit en silence jusqu'à ce que les compagnons arrivent, à dix heures, à un nouvelle preuve de leur proximité de Tekir.

Le Torgath !

Le Fleuve-Tigre divisait la plaine en deux de son cours ferme, rapide et majestueux. La rivière indomptable coulait presque à plat et pourtant allait absolument droit. Le lit du Torgath était fort large et plat, recouvert de pierres blanches et grises. La route faisait un détour pour traverser la rivière là où elle était moins large par un petit pont de pierre. Les voyageurs décidèrent de faire une halte d'une demi-heure et laissèrent les chevaux s'abreuver. Le pèlerin, ayant confié sa monture à ses nouveaux camarades, annonça qu'il allait se promener à pied le long du fleuve, pour admirer plus à loisir la beauté du paysage.

Voleur de Feu, voyant la pureté de l'eau, ne perdit pas une seule seconde : il se déshabilla et alla se baigner, malgré la réflexion de Karine comme quoi le courant allait à coup sûr l'emporter. Il se trouva qu'elle avait tort, curieusement.

L'eau de la rivière qui se jette dans le Fleuve d'Argent était tiède et cristalline. Sa vitesse et son débit étaient très élevés mais le garçon découvrit qu'il n'avait aucun mal à rester sur place. Les pierres du fond du Torgath ne blessaient pas non plus ses pieds. En un mot, le Fleuve-Tigre était lui aussi baigné de la douce magie d'Ambre qui faisait de toute la région un modèle du Paradis Terrestre.

Avethas, qui s'était d'abord tenu prêt à voler au secours de son ami si jamais Karine avait raison, voyant que rien de mal ne lui advenait, se laissa lui aussi séduire par le joyeux son de l'eau qui court et s'abandonna aux doigts invisibles de la déesse du Torgath. Mais Kormor prétendit qu'il ne savait pas nager (ce qui était assurément faux) et qu'il n'aimait pas l'eau (ce qui était assurément vrai) ; il resta sur la rive avec Karine qui regardait les deux grands enfants jouer dans l'eau d'un œil amusé. Peut-être pas seulement amusé, en vérité : les deux baigneurs s'étaient entièrement dévêtus. Mais le jeune homme avait dix-neuf ans de moins que la magicienne et l'Elfe n'était pas très beau... En fait, le nouveau venu au voyage aurait été bien plus au goût de Karine si seulement il ne s'était pas entièrement caché aux regards indiscrets.

Après vingt minutes, comme Kormor, pour qui une demi-heure d'attente inactive était aussi longue que trois heures du plus mortel des périples, commençait à manifester son impatience par des grognements répétés, l'inconnu reparut au loin et fit signe à ses compagnons qu'il arrivait.

Voyant cela, Voleur de Feu sursauta et, comme si l'eau lui était soudain devenue insupportable, sortit de la rivière avec toute la vitesse dont il était capable, se rhabilla (en commençant par les épaules) et se déclara prêt à partir.

« Toi, tu nous caches quelque chose ! » maugréa l'Elfe, mécontent de se trouver si brusquement comme forcé à sortir de l'onde.

Mais comme son jeune ami lui fit signe de se taire et que l'inconnu était à portée d'oreille, Avethas eut la grâce de ne rien dire.

Les cinq compagnons se remirent en selle et repartirent sans un mot de plus. Peut-être était-ce parce qu'ils savaient qu'en traversant le pont, ils pénétraient sur les territoires soumis directement à la juridiction de Tekir, la République Blanche comme on appelait cette région, sur laquelle Anor n'avait qu'un pouvoir théorique. Il y avait quelque chose de solennel dans la traversée du Torgath.

Au milieu du pont, brusquement, comme un voile qui se déchire — ou comme un acteur qui apparaît subitement sur scène —, le disque blanc à l'horizon cessa de n'être qu'un disque et révéla une très riche structure interne. L'architecture intérieure de la Ville Blanche apparut soudainement aux yeux des voyageurs.

Et ceux-ci ne purent que marquer une pause...

Autant cette apparition avait été brusque, autant l'esprit humain ne pouvait contempler cette Merveille que par degrés. Or justement la Ville Blanche se présentait comme une pyramide, dont les échelons successifs semblaient s'élever vers des niveaux plus purs de Perfection.

La base était déjà élevée, car juste un peu après Tekir le Thkyrséli — qui traversait la ville — descendait en cascade une centaine de pieds. Toutes les constructions étaient d'un blanc légèrement cassé, subtilement nacré, et semblaient luire de leur propre substance, sans pour autant éblouir le spectateur ; toutes étaient construites dans le même style, uniforme sans être monotone, qui privilégiait les droites et les arcs de cercle, les colonnades et les balcons, les fontaines et les colonnes torses, les tours et les dômes, les ponts et les canaux ; mais tous ces éléments étaient ordonnés dans un jeu inépuisable de combinaisons qui se révélait toujours plus riche lorsqu'on tournait son attention vers un point précis pour en saisir le détail. Au fur et à mesure que l'on s'élevait vers le ciel — qui semblait être la destination finale que s'était fixée la Ville, les constructions progressaient d'une beauté humaine à une majesté divine. L'air et la pierre se partageaient l'espace dans des proportions harmonieuses ; les ponts, qui ne paraissaient être soutenus par rien de solide, traversaient les éthers avec grâce et ne portaient jamais d'ombre aux rues en-dessous. D'ailleurs, à Tekir, le soleil semblait réussir toujours à inonder parfaitement la ville et aucune rue n'était plongée dans la pénombre. De splendides cascades s'écoulaient de partout, surgissaient de quantités d'orifices des murs ; cette eau claire et pure était ensuite récoltée dans les canaux qui sillonnaient la Ville. Plus haut, encore plus haut, ne régnaient que les sommets des tours, toujours plus rares à mesure que le regard montait. Enfin — La Tour !

La Haute Tour, où siégeait le Conseil, était de loin le point culminant de cette ville construite tout en hauteur. Egarthkúr était son nom.

Cette merveille architecturale éclipsait même la beauté de la ville à ses pieds. Jamais un autre édifice des Royaumes n'avait atteint un tel degré de perfection, de grâce, de simplicité, d'harmonie et d'équilibre dans ses formes. Egarthkúr avait la solide majesté d'une montagne, la légèreté d'une étoile, l'éclat du soleil, la douceur de la lune et la grandeur du Palais des dieux.

Contrairement à toutes les autres tours de la ville qui étaient parfaitement cylindriques, Egarthkúr se profilait plutôt comme un cône. Sa base était fort large et, à mesure que l'on montait, la tour devenait plus effilée. À plus de deux mille pieds, ce rétrécissement lent et progressif s'interrompait brutalement pour laisser place à une plate-forme, large de vingt toises. Mais ce n'était pas encore là le sommet : un peu décentrée vers l'ouest par rapport à la plate-forme, une aiguille s'élevait encore de près de cinquante pieds. Enfin, sur celle-ci, étincelait une pierre précieuse plus grosse que tout ce que les Terres Émergées avaient jamais vu par ailleurs : le Cœur de Tekir trônait et veillait sur la Cité qu'il surplombait. Ce joyau magique symbolisait la magie qu'Ambre le Sage avait placé dans cette région du monde. Il était le gardien de la Ville Blanche et un des symboles du Conseil.

Les cinq cavaliers reprirent leur route plus lentement, chacun contemplant mentalement cette image qui s'était gravée dans leur esprit, Tekir rayonnante.

Il était précisément cinq heures lorsqu'ils parvinrent à la dernière étape avant la Cité Éternelle. Ce soir-là, l'inconnu insista pour payer la chambre de tous. Il en demanda même cinq à l'aubergiste, qui par chance les avait, et paya deux pièces d'or. Karine fut surprise d'une telle générosité, qui (non par son existence mais par le fait qu'elle avait les moyens de s'exercer) confirmait les soupçons de la magicienne selon lesquels l'homme n'était pas un pèlerin. Mais, après tout, elle n'avait aucune raison, outre la pure curiosité, de vouloir démasquer leur hôte et elle ne tenta pas de percer plus loin le mystère de son identité.

Le lendemain, le réveil se fit de très bonne heure, à trois heures cinquante, avant le lever du soleil à Ehel. Les cinq amis partirent au galop sur le Noterodhe, qui avait cessé d'être pavé et ressemblait à présent plutôt à une piste de terre — mais cela n'avait pas d'importance, car tout le monde voyait bien où était Tekir.

Six milles après Ehel, l'horizon oriental s'enflamma. Le lever du soleil n'aurait rien eu de remarquable si ce n'est qu'il éclaira la Ville Blanche qui s'illumina tout d'un coup de bas en haut. La nuit, Tekir était semblable à la lumière de la lune ou des étoiles ; elle avait quelque chose de plus doux, de plus humain que sous son aspect diurne. Et le passage de l'un à l'autre était une véritable transfiguration. C'est ainsi qu'en recevant le premier rayon de l'aurore, la Pierre d'Argent libéra un brusque éclair, qui ne dura qu'une fraction de seconde mais pendant laquelle elle fut plus lumineuse encore que l'Astre naissant.

À ce moment, le pèlerin, qui avait pris la tête du groupe, s'arrêta. Kormor pensa d'abord qu'il se prenait à admirer Tekir, mais ce n'était pas la raison.

L'inconnu descendit de cheval. Le chemin devant les voyageurs se divisait en deux pour se rejoindre quelques toises plus loin. Le petit îlot ainsi formé, recouvert d'herbe verte et grasse, supportait une lourde stèle de granite, une tombe recouverte de mousse et de lichens, auprès de laquelle croissaient en abondance fougères et champignons ; une sépulture qui semblait avoir traversé les millénaires comme le seul point fixe de la Terre. Le pèlerin s'arrêta devant et se recueillit.

Intrigués, les quatre autres s'approchèrent silencieusement de la pierre tombale. Lorsqu'ils en lurent l'inscription, ils furent envahis d'un profond sentiment de plénitude, de satisfaction et d'achèvement. Avethas prononça à mi-voix l'épitaphe qui avait été gravée sur la pierre :


« Ici repose pour l'éternité
Ambre le Sage
Fondateur de Tekir et du Conseil des Sages
(1 alamánta 221 egi — 9 wolurmánta 938 ugi) »

Au-dessous suivait un poème à peine déchiffrable :

« J'ai lancé le Soleil sur la Terre Émergée ;
À vous Peuples Vivants je passe ce flambeau :
Toujours cherchez le Vrai et appréciez le Beau ;
Et nul ne détruira l'Œuvre que j'ai forgée. »

Le reste de la chevauchée parut particulièrement onirique à Voleur de Feu. Tout ce qu'il put s'en rappeler plus tard fut la sensation du vent sur son visage, le pèlerin devant lui qui frayait le chemin et Tekir au loin qui grandissait lentement. Pendant pratiquement sept heures, cavaliers et chevaux étaient entièrement tournés vers ce seul but, la Ville.

Enfin, ils y parvinrent. Et dès ce moment le voyage s'effaça de leur souvenir et il leur sembla qu'ils étaient arrivés là en un instant.

Comme nous l'avons dit, Tekir n'était pas entourée de murailles. La superficie de la ville, mille six cents arpents, était toutefois exactement délimitée car elle était entièrement recouverte de cette sorte de marbre blanc dont tous les bâtiments étaient aussi faits.

Le voyageur qui approchait Tekir depuis l'une des huit routes principales, comme c'était le cas pour nos compagnons, trouvait devant lui un immense portail, toujours ouvert, qui semblait lui souhaiter la bienvenue. La devise de la ville, « Artis Ædes Ad Æternam » était gravée dans la pierre en lettres anciennes dans une langue que nul ne comprenait.

Alors que de loin Tekir paraissait petite et compacte, comme formant un tout indivisible, et que sa surface était effectivement étroite (elle était presque trois fois moins étendue que la Cité des Splendeurs), au contraire à l'intérieur on était submergé par une impression d'immensité. Car si sa superficie au sol était faible, la ville savait mieux que toute autre utiliser tout l'espace, en particulier en hauteur, dont elle disposait.

La Cité d'Argent présentait quatre visages différents selon la partie du jour. Le matin, Tekir était éclatante et majestueuse ; étoile décrochée du firmament, elle paraissait rivaliser en éclat avec le soleil. Le jour, Tekir ressemblait plus à Anor : une cité solaire, tournée vers le ciel, que les tours faisaient une tentative toujours renouvelée pour atteindre. C'était au soleil couchant que la Ville Blanche prenait son caractère le plus humain : l'attention du visiteur se tournait des bâtisses vers les habitants, qui sortaient de leurs demeures et déambulaient dans les rues. On se rendait alors compte que le siège du Conseil n'était pas habité uniquement par des Sages. Mais c'était la nuit que Tekir était la plus enchanteresse, particulièrement les nuits d'été, quand elle appartenait aux Elfes. Elle était alors véritablement la Ville Magique et ressemblait à Stjertén dans sa douceur mystérieuse, quand le silence était tombé et que l'on n'entendait plus que le chuchotement des cascades et le clapotis de l'eau dans les fontaines et les canaux.

De l'Egarthkúr partaient, à une hauteur de mille pieds, des ponts vers les quatre points cardinaux. Ceux-ci menaient à quatre tours culminant à mille trois cents pieds de chaque part de celle où siégeait le Conseil. De ces petites tours, quatre fontaines déversaient de somptueux jets d'eau qui se jetaient, bien plus bas, dans d'immenses bassins prévus à cet effet. Le bassin de l'est faisait partie d'un jardin suspendu : y poussaient des espèces aussi variées que nombreuses, autour d'un antique Ginkgo femelle. Du côté ouest, le bassin était particulièrement étendu et servait de piscine aux habitants. La petite tour nord était au milieu d'une vaste place publique ; à l'ouest de celle-ci, on pouvait voir un grand bâtiment à coupole : l'Observatoire. La base de l'observatoire était à quatre cents pieds de hauteur. À l'est de la place se situaient l'Académie des Sciences et l'Académie des Arts, deux grands bâtiments bas entourés de colonnes, se faisant face. Au nord de la place, s'en trouvait une seconde, plus petite, l'Agora, cent pieds plus bas, vers laquelle on descendait par deux longs escaliers en spirale. Au centre de l'Agora trônait une haute fontaine dont l'eau s'échappait par de petits canaux vers un autre bassin en contrebas de la place, à l'est, au niveau du sol. L'Agora était limitée au nord par un bâtiment fort haut, que l'architecte semblait avoir composé dans un rêve et dont les étages soutenus par des colonnettes torses paraissaient n'avoir aucune fin. C'était le palais du gouverneur et l'hôtel de ville. La partie sud de la cité était moins précisément ordonnée : c'est là que se situaient la plupart des habitations.

« Et bien, nous sommes arrivés, commenta le pèlerin. Je crois que je vais vous quitter. Je suis content de vous avoir connu : quelque chose me dit que vous irez loin... Mais, ajouta-t-il à l'intention d'Avethas, puisque vous le voulez, nous nous retrouverons. »

« Sans doute, répondit l'Elfe. Et « quelque chose » me dit que la précision de votre tir est supérieure à tout ce que je peux même concevoir. Si ce n'est peut-être votre modestie ou la beauté de Tekir. »

« Vous me flattez ! » répondit l'inconnu. Puis avec un dernier adieu, il disparut dans une ruelle.

« Et maintenant, que faisons-nous ? » demanda Avethas en jetant à Karine un regard interrogateur.

« Je suppose, répondit Kormor, tout en descendant de cheval, que nous devrions nous présenter au gouverneur ou au Conseil. »

Mais le Destin avait déjà tout prévu et il leur envoya la réponse à leur dilemme.

« Cela ne sera pas nécessaire, fit une voix à leur droite. Je suis chargé de m'occuper de vous. Si vous le voulez bien, nous allons tout d'abord nous rendre à l'auberge... »

Voleur de Feu se retourna et vit un curieux personnage, d'âge indéfinissable, habillé d'une simple robe céladon, qui ne portait ni arme, ni bâton, ni baguette. Sa tête était recouverte d'un casque sans visière ni mentonnière, surmonté d'un panache rouge vif. C'était un Demi-Elfe.

« Permettez-moi de me présenter : je suis Alwin, résident de Tekir et membre du Conseil... »

Tekir

Musique : Troisième et quatrième mouvements de la première symphonie de Johannes Brahms.

Karine descendit rapidement de cheval et s'inclina devant Alwin.

« Vous êtes trop bon, Maître Vénéré. »

« Pas du tout ! protesta Alwin en relevant Karine. Mais tout d'abord, laissez-moi vous souhaiter la bienvenue dans notre ville. Messire Kormor, votre présence ici nous honore. »

« Excellence, un tel compliment me flatte mais je ne puis l'accepter. Après toutes les Grandeurs que cette Cité de Songe a vu créer et a vues mourir, je ne me sens qu'un importun qui met le pied au domaine des dieux. Me pardonnerez-vous jamais d'avoir désiré contempler la Grande Ville d'Anor avant Tekir ? »

« Qui a jamais osé dire que les Nains avaient encore à apprendre des hommes en matière de courtoisie et de raffinement ? Il ne devait pas connaître le valeureux Silverhammer ! Mais que Tekir et Anor toutes deux se cachent, elles pâlissent devant Mortame ! »

« Maître Alwin est bien trop bon, répliqua Kormor. Mais permettez-moi de solliciter de Votre Excellence de nous conduire à l'auberge. Mes compagnons et moi avons été à ce point enchantés par la Cité Parfaite que nos estomacs eux-mêmes ne sont pas parvenus à nous rappeler à la réalité et nous n'avons pas mangé. »

« Sans doute, à l'instant ! Mais auparavant, un petit détail : nous avions promis de vous payer vos chevaux... »

« C'est que nous nous sommes attachés à eux et nous ne voudrions pas les revendre. »

« Assurément ! Je n'avais pas cette idée en tête, mais de vous les rembourser. Après tout, peut-être n'eussiez-vous pas consenti à cette dépense... »

« Minime ! interrompit Kormor. Je serais un ingrat avare de compter à ce point chaque denier. »

« Comme vous voudrez, Messire. Mais allons à l'auberge ! »

Alwin marchait d'un pas rapide ; à partir de la porte orientale, il mena les quatre amis tout droit jusqu'aux jardins, qu'il contourna par le sud pour arriver à la rue de la Clef, et il tourna alors à gauche. Kormor ne cessait d'échanger des compliments avec l'original personnage, et Avethas écoutait d'une oreille amusée. Voleur de Feu et Karine semblaient perdus dans la contemplation émerveillée de la Ville. La population de la Ville Blanche était très diverse mais un certain nombre de points la distinguaient de celle des autres villes. En premier lieu, aucun mendiant ne demandait l'aumône aux intersections. Ensuite, on ne rencontrait de patrouilles de gardes que très exceptionnellement. Enfin, les vols (cela évidemment ne se remarquait pas en si peu de temps) étaient totalement inexistants, plus encore qu'à Othardán. Les commerces à Tekir étaient rares, et, hormis quelques hôtelleries, pratiquement limités à ceux ayant trait à la magie. En particulier, on pouvait bien se demander où les citadins achetaient leurs vivres.

L'auberge de la « Pleine Lune » était située sur la rue de la Clef, un passage nord-sud en pente qui aboutissait aux jardins suspendus de Tekir. En face se trouvait la boutique de « l'Art et la Manière », le marchand d'objets magiques le plus célèbre de toute Anecdar, et plus loin sur la même rue la tour de Léo de Tekir, réputé le meilleur guérisseur des Terres Émergées.

Alwin fit signe à ses protégés d'attendre une seconde au-dehors. Il revint peu de temps après, accompagné du palefrenier qui mena les chevaux à l'écurie et d'une jeune servante qui invita les hôtes du Conseil à la suivre au-dedans.

L'intérieur de l'auberge était décoré dans le style oriental. On disait en effet que le sultan de l'Outre-Mer avait séjourné à la Pleine Lune et avait exigé que ce décor fût installé afin qu'il ne se trouvât pas dépaysé. Autant l'extérieur était d'un blanc clair uniforme, autant l'intérieur présentait un riche déploiement de couleurs sombres et envoûtantes. On pénétrait tout d'abord dans un vaste vestibule à partir duquel on pouvait soit monter aux étages par un somptueux escalier de porphyre, soit descendre un peu vers la salle à manger. Celle-ci était dans un ton moins exotique mais tout de même somptueuse. Et les plats proposés par l'aubergiste n'avaient rien à envier aux festins de la Cour d'Inzentar, la capitale du sultan, ni aux banquets donnés par l'Empereur d'Anor.

« Vous voudrez probablement commencer par dîner ? suggéra Alwin. Confiez vos affaires à Juliana, ajouta-t-il en désignant la servante, qui les portera dans vos chambres ; et prenez place à table. »

Le repas dura fort longtemps, comme des serveurs apportaient plat après plat des plus raffinés, aux saveurs les plus subtiles et aux parfums infiniment délicats, accompagnés de boissons enivrantes. Kormor s'en donnait à cœur joie et finissait toutes ses assiettes jusqu'à la dernière miette. Voleur de Feu semblait éprouver quelque gêne à être traité ainsi en grand seigneur, lui qui n'avait connu que la vie de voleur à Othardán ; mais il rejoignit vite Avethas qui pressait Alwin de ses questions sur tout ce qui concernait la séance du Conseil à venir, et qui n'obtenait que des réponses vagues et imprécises. Karine ne cessait de dévisager avec envie ce mystérieux personnage aux allures si étranges (il n'avait pas même retiré son casque pour passer à table) mais auquel le titre de « Sage » conférait une distinction si élevée aux yeux d'un magicien.

Lorsque enfin, après le troisième dessert (des mandarines au chocolat, une gourmandise de princes), l'estomac du Nain même fut satisfait et que les vins délicats l'eurent égayé, Juliana conduit les quatre amis à leurs chambres, situées au premier étage.

Celles-ci étaient plus sobres que le reste de l'auberge. À vrai dire, ce n'étaient pas des suites royales, ce qui satisfit entièrement tout le monde, particulièrement Voleur de Feu. Une seule, que tous eurent la courtoisie de céder à Karine, comportait des draps de soie et un miroir cerné d'or. Les autres étaient tout à fait ordinaires. Mais après tout, offrir une chambre à chacun était déjà un luxe. Tous prirent le temps de s'installer dans leur appartement, puis se retrouvèrent dans le vestibule à une heure et demie.

« Je ne sais, exposa Alwin, comment vous désirez occuper votre après-midi. Je puis vous conduire à la bibliothèque si vous le désirez. Je sais aussi que la ville organise cet après-midi une grande fête... »

« ...avec notamment des épreuves de tir à l'arc. interrompit Avethas. Je désirerais participer. »

« Certainement. Je vais vous y mener. »

Kormor et Voleur de Feu décidèrent d'y aller aussi, pour voir leur ami concourir. Karine, elle, demanda à leur guide de la mener à la bibliothèque, qui, on s'en sera douté, avait une réputation immense dans tout l'Empire.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour qu'Avethas fût inscrit dans l'épreuve à laquelle il désirait participer. La fête se déroulait sur la grand-place de Tekir, entre l'Observatoire et l'Académie. Alwin et Karine étaient partis en direction de la bibliothèque.

Les spectateurs, parmi lesquels Kormor et Voleur de Feu, se pressaient en foule devant le cordon rouge qui les séparait des compétiteurs. Ceux-ci étaient une vingtaine environ, de tous les peuples et de toutes les origines. Un jeune noble, Geoffroy de Mécourt, le fils d'un Grand d'Anecdar, tenait la vedette. Il était en armure de pied en cap et ses yeux sombres reflétaient un immense amour-propre et la certitude de vaincre. Quelques archers d'origine plus modeste paraissaient inquiets, probablement par peur d'être humiliés s'ils ne parvenaient pas à atteindre la cible une seule fois. Certains étaient évidemment venus concourir pour le seul amour du tir à l'arc, sans avoir aucun espoir de vaincre. Un ou deux archers pouvaient déjà aligner quelques trophées à leur palmarès et étaient plutôt confiants. En bout de ligne, à l'extrémité opposée au jeune noble, se trouvait Avethas, à côté du pèlerin qu'il avait rencontré en chemin, lequel avait toujours le visage voilé.

En face de chaque concurrent se situait une cible fort petite, déjà passablement éloignée de l'archer. À chaque tour, expliqua le juge de la compétition, chacun tirerait une fois. Seuls ceux qui auraient réussi à atteindre le but passeraient au tour suivant, sans considération aucune de la distance entre la flèche et le centre. Les cibles seraient alors éloignées et le tir recommencerait, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que deux archers, pour disputer la finale.

Un coup de trompette retentit et le premier coup fut tiré. Quatre ou cinq concurrents se voyaient déjà éliminés. Geoffroy avait atteint le centre exact de la cible avec une précision redoutable. Avethas n'était pas loin non plus. L'inconnu, qui avait tiré presque sans regarder, avait planté son projectile assez loin du centre : il s'en était fallu de peu pour qu'il ne fût éliminé. Les cibles furent écartées et l'on recommença.

Le second tour fut redoutable, le troisième meurtrier, le quatrième encore plus : il ne restait après celui-ci que trois archers en ligne, Avethas, le pèlerin et Geoffroy.

Pour le cinquième tour, Avethas mit toute sa concentration dans son tir et fut plus ou moins au centre. L'inconnu tira toujours avec la même tranquillité et resta encore une fois en jeu d'extrême justesse. Geoffroy voulut imiter le flegme de son concurrent et réalisa un mauvais tir, qui n'atteignit pas son but. La finale restait donc à être disputée entre Avethas et le pèlerin. La foule se déclarait nettement en faveur de l'Elfe, mais elle gardait plus ou moins bien son silence pour ne pas déconcentrer les archers.

Une nouvelle cible fut apportée, présentant la plus classique disposition en cercles concentriques. Elle était plus grande que les précédentes mais fut aussi placée plus loin. Celui qui devait toucher le plus proche du centre était déclaré vainqueur.

Avethas fut désigné par le sort comme le premier à tirer. Il s'assit une seconde, pour recouvrer son calme intérieur, respira profondément, se positionna et visa avec toute la précision dont il était capable. Il attendit longtemps avant de tirer, puis décrocha enfin au milieu du silence de tous.

Un cri s'éleva de la multitude : la flèche avait atteint le centre de la cible. L'inconnu ne pouvait pas mieux faire.

Et pourtant, celui-ci demanda à concourir tout de même. Le juge, surpris, le lui accorda.

« J'ai eu de la chance. » murmura Avethas à son rival.

« Pas du tout. » répliqua l'autre.

L'inconnu saisit lestement son arc, choisit une flèche et l'encocha, le tout dans un mouvement parfaitement fluide et gracieux. Il pointa tout d'abord le projectile vers le sol, puis banda lentement et majestueusement son arc. Il y avait quelque chose de si merveilleusement expert dans sa façon de tenir la corde et la flèche, que la foule se tut soudainement et contempla cet homme qui jusqu'alors n'avait que médiocrement réussi.

Il demeura longtemps immobile ainsi, à fixer la cible. Ses doigts blancs, que ses gants ne recouvraient pas, paraissaient maintenir la flèche en place sans effort aucun, avec une légèreté insurpassable et une maîtrise impressionnante. Tout son corps semblait tourné vers la réalisation d'un unique but, se donnant entier pour achever la perfection de la visée. L'anneau de rubis qu'il portait à l'annulaire gauche étincelait sous le soleil. Si seulement la tête de cet Archer eût été visible, il eût permis à un artiste de quelque talent de réaliser une statue mémorable.

Après un long moment de fixité, l'Archer, tout en gardant les bras exactement dans la même position, sembla se relaxer, tourna la tête vers Avethas, lui fit un sourire qui, bien qu'on ne pût voir son visage, était clairement apparent, et libéra au même instant la flèche.

L'Elfe, les yeux rivés sur le mystérieux inconnu, aurait presque oublié de regarder la cible, si l'exclamation soudaine de tous ne l'avait pas forcé à lui accorder son attention. Et ce cri était assurément justifié, car la seconde flèche avait transpercé la première de part en part dans sa course rapide vers le centre exact de la cible.

Comme chacun dans la foule voulut communiquer à son voisin son admiration pour un tel exploit jamais vu, le cri se mua en un bourdonnement confus, qui crût soudainement et disparut comme une vague. Car l'attention de tous, après être restée sur la flèche elle-même, se porta sur l'auteur de l'exploit.

Celui-ci avait posé son arme au sol et croisé les bras, comme attendant patiemment que quelqu'un daignât faire un commentaire.

La voix d'Avethas domina le murmure de la foule. D'un ton plein de respect, de l'admiration d'un excellent amateur pour un Maître Accompli, il demanda timidement :

« Mais... qui êtes-vous ? »

L'inconnu, sans dire un mot, porta lentement ses mains à sa robe, et rabattit sa capuche d'un geste auguste ; un brusque coup de vent fit flotter ses cheveux d'or et tomber la foule à genoux, tandis qu'un seul cri se propageait de bouche en bouche à travers la Ville Éternelle :

« L'Empereur Quentin II ! Sa Majesté est à Tekir ! »

Quentin, car c'était bien lui, sans se soucier de l'excitation causée dans la foule par sa venue, se tourna vers l'Elfe, le prit par les épaules et le releva.

« Vous avez été, commenta-t-il, le meilleur concurrent qu'il m'ait jamais été donné d'affronter. »

Mais Avethas ne répondit rien : il se contenta de dévisager l'Empereur, incrédule. Quentin marcha jusqu'au juge sans un regard pour Geoffroy, prit le trophée qui était destiné au vainqueur de la compétition, à savoir une couronne de lauriers, et la déposa sur la tête de l'Elfe, après avoir pris la peine de remettre en place une mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux.

« Les dieux fassent que nous ne soyons jamais ennemis, noble Avethas, murmura l'Empereur. Qu'à jamais le vent vous soit propice. »

« Et que longtemps devant les siècles votre couronne resplendisse au soleil, Sire ; qu'Anor sous votre règne soit toujours plus florissante. » répondit Avethas avec une révérence, dans le style le plus elfique possible.

Mais Quentin n'eut pas le temps de faire de commentaire car une nouvelle sonnerie de trompettes retentit et on vit se frayer un chemin dans la foule deux vieillards. Le premier avait le crâne pratiquement chauve mais les cheveux qui lui restaient étaient encore bien noirs. Il portait une barbe épaisse quoique peu longue, et extrêmement bien soignée. Ses yeux étaient bruns et sévères. Il était à peu près de la taille d'Avethas. À sa main resplendissait un anneau transparent, incolore, étincelant de mille feux. Le second personnage, qui était plus grand d'au moins quatre pouces et dont la stature était encore exhaussée par le grand chapeau qui le surmontait, allait vêtu tout de blanc et portait une fort longue barbe de cette couleur, tandis que ses cheveux étaient plutôt gris argenté. À son doigt on pouvait voir une bague de saphir. C'étaient les frères Gwaïherst et Ardemond, qui marchaient à la rencontre du souverain temporel. Quentin, en les voyant, se précipita vers eux.

« Pardonnez-nous ce retard, Sire... » commença Gwaïherst.

Mais l'Empereur interrompit le Président du Conseil, s'inclina et baisa le gros anneau de diamant que portait Gwaïherst.

« C'est moi qui suis honoré, Maître, commença Quentin d'un ton grave, que vous ayez daigné vous déranger pour moi, vous qui avez de vos propres yeux vu mon ancêtre Anatole. À vrai dire, ajouta-t-il d'une voix enjouée, je ne suis pas mécontent de ce que vous n'arriviez que maintenant : vous auriez ruiné mon entrée en scène... »

Si Ardemond sourit à cette réflexion, Gwaïherst demeura impassible. Il en voulait quelque peu à Quentin de cette arrivée spectaculaire qui ridiculisait tant soit peu son propre rôle.

« Nous ferez-vous l'honneur d'assister à la séance du Conseil après-demain ? »

« La question est plutôt de savoir si vous daignerez m'éclaircir au sujet de ce pour quoi vous mettez ainsi tout mon Empire en émoi ! » répliqua Quentin.

Ce fut Ardemond qui prit la parole :

« Tout sera clair en temps et en heure, Sire. Pardonnez-nous ce... »

« C'est le second pardon que vous me demandez, Maîtres, coupa Quentin d'une voix douce et je réponds de nouveau que c'est à moi de vous faire mes excuses. Soyez indulgent envers la folle exubérance de la jeunesse. Vous êtes le Pilier du Monde, Ardemond ! Dix-huit générations d'Empereurs se sont appuyés sur votre sagesse ; comment pourrais-je vous reprocher de ne pas me dévoiler ce dont même certains Sages sont encore ignorants ? »

Le temps d'un regard, un sourire passa sur les lèvres du très vieux magicien et disparut.

« Le Pilier du Monde... Mais ce pilier est fatigué, Sire. Atlas Ardemond a bien du mal à porter le poids d'Anecdar. »

Un silence passa pendant lequel aucun des trois ne trouva rien à dire. Gwaïherst finit par demander, gêné :

« Et où logez-vous, Sire ? Désirez-vous que nous fassions apprêter les appartements d'honneur ? »

« Je suis à l'auberge de la Pleine Lune et cela me convient parfaitement, répondit l'Empereur. N'essayez surtout pas de me loger ailleurs. »

Kormor, depuis que Quentin s'était révélé, avait gardé les yeux braqués sur ce suzerain de son souverain et il avait pratiquement oublié la présence de Voleur de Feu. Cependant, quand le garçon entendit la réponse faite à Gwaïherst, il murmura d'une voix furieuse :

« S'il ne veut pas partir, alors c'est moi qui le ferai. »

Le Nain sursauta et se retourna, mais Voleur de Feu avait déjà disparu.

Ce qui se passa ensuite fut plus confus. Quentin suivit Gwaïherst jusqu'au palais du gouverneur de Tekir, où ils avaient, semblait-il, quelques points à débattre. Ardemond fut bien prompt à disparaître (c'était un art qu'il maîtrisait à la perfection). La foule se dispersa, à l'exception de quelques admirateurs qui restèrent pour questionner Avethas ; comme celui-ci ne fit que des réponses elliptiques et vagues, ceux-là finirent aussi par s'en aller. Geoffroy avait su s'éclipser pour éviter le déshonneur. Kormor vint trouver son ami et lui annoncer que Voleur de Feu les avait quittés.

« Oui, commenta l'Elfe d'un ton pensif. Dans son idéalisme juvénile, il nourrit une haine implacable contre l'Empereur. Mais ne t'inquiète pas, il reparaîtra sans aucun doute. »

« Je ne m'inquiète pas, fit le Nain, bougon. Mais ce garçon va nous attirer des ennuis. Surtout s'il se met à provoquer Sa Majesté... »

L'Elfe rit de bon cœur des inquiétudes de son ami.

Ensuite, Avethas et Kormor quittèrent la place où l'épreuve s'était déroulée et décidèrent de visiter la ville, et éventuellement de retrouver Alwin et leur compagne. L'Elfe insista pour qu'ils commencent par les jardins suspendus, ce à quoi le Nain consentit sans trop ronchonner. Curieusement, ce fut justement Kormor qui se déclara le plus satisfait de cette visite : Avethas jugeait qu'il y avait là quelque chose de trop ordonné et artificiel et que la nature gagnait à pousser libre. Des jardins, il n'y avait que peu de distance à parcourir jusqu'à la bibliothèque. Le Nain et l'Elfe hésitaient à y rentrer et leur dilemme prit fin de lui-même car justement la magicienne et le Demi-Elfe en sortirent.

« Alors tu as gagné ! » s'exclama Karine en voyant la couronne qui ceignait le front d'Avethas ; et elle courut l'embrasser.

« Pas tout à fait... commença l'Elfe en rougissant. En fait, je suis arrivé second. Ou peut-être premier à égalité. »

« Mais c'est tout de même très bien ! continua Karine sans perte d'enthousiasme. Et qui était l'autre vainqueur ? »

« Le pèlerin que nous avions rencontré ; il m'a laissé ce trophée... »

« ...parce que des lauriers couronnent déjà sa tête ! » se hâta de terminer Kormor.

« Que veux-tu dire ? » demanda la magicienne.

« Prépare-toi à une surprise, Karine, répondit Kormor d'une voix rêveuse : celui qui se faisait passer pour un simple voyageur, celui qui nous a accompagnés jusqu'à Tekir, celui qui nous a payé l'auberge à Ehel, n'est autre que Sa Gracieuse Majesté l'Empereur d'Anecdar. » Il y avait quelque chose de magique dans ces mots.

Pendant un moment, Karine resta muette, comme si elle essayait de donner un sens à la phrase du Nain. Et soudain elle éclata d'un fou rire irrépressible, tant l'incident était absurde.

« L'Empereur Quentin II ! articula-t-elle entre deux éclats de rire. Après Ardemond, il ne manquait plus que lui ! Nous avons rencontré Sa Majesté Impériale et Royale en personne ! »

« Je crois savoir, intervint Alwin, qui semblait lui aussi beaucoup apprécier la péripétie, que ce genre de facéties lui est coutumier. »

La fin de la journée fut encore consacrée à la visite de la Ville Blanche. Alwin mena ses hôtes partout. Des ponts les plus élevés, les amis purent voir l'immensité d'Anecdar comme déroulée sous leurs yeux, une véritable tapisserie vivante. Au Musée des Beaux-Arts, on leur montra des peintures dans le style de Tekir, ainsi que l'on nomme cette école qu'avait fondée le grand artiste Agon le Jeune et qui tendait toujours à plus de réalisme mais en même temps plus de grandeur et de majesté dans les sujets recherchés ; Avethas admira les paysages en tous genres, tandis que Kormor donnait sa préférence aux portraits. Autour du palais du gouverneur, ils purent admirer les sculptures de tous les Empereurs d'Anecdar de Denérdor à Quentin II ; Karine passa un long moment à contempler la statue du souverain actuel, dont la pose noble avait été figée dans la pierre à peine deux ans plus tôt. Au Musée des Sciences, les compagnons eurent le loisir d'admirer tout le génie du Premier ministre Érik De Hel, qui pouvait assurément se vanter d'avoir marqué son siècle. À l'Observatoire, ils regardèrent la projection faite par la lunette du disque solaire, recouvert de tâches.

« Il n'en a jamais eu autant sauf lorsque Anatole est mort assassiné, commenta Alwin d'un air sombre. Nombreux sont ceux qui y voient un mauvais présage, quoi que puisse dire De Hel à leur sujet... »

En fait, lors de toutes ces visites, Alwin omit une seule chose : il ne montra rien à ses protégés qui touchât au Conseil ; et en particulier, il ne les mena pas à l'Egarthkúr. Karine avait bien sûr remarqué cette absence mais elle ne dit rien.

Neuf heures venaient de sonner et le soleil se couchait, quand les quatre retournèrent à l'auberge. Voleur de Feu manquait toujours à l'appel et nul ne semblait s'en soucier. Ce n'était pas que le sort du jeune homme leur fût indifférent, mais ils savaient fort bien qu'il n'arriverait rien de mal à ce garçon. Comment cela se pourrait-il d'ailleurs, à Tekir ? De toute manière, il valait peut-être mieux qu'il ne rencontrât pas Quentin...

Et justement, alors qu'Alwin, Avethas, Kormor et Karine prenaient leur dîner, nettement plus frugal que le déjeuner, l'Empereur de l'Univers fit irruption dans la salle à manger. Comme à son habitude, il n'était accompagné d'aucun garde ; de toute manière, Quentin lui-même était le meilleur garde qu'on eût pu souhaiter.

Les quelques clients qui étaient présents essayèrent avec quelque succès de se comporter tout naturellement. La nouvelle de la présence du Maître d'Anor à Tekir avait fait en un instant le tour de la ville ; il était clair que Quentin voulait que l'on se comportât normalement en sa présence. Dans toute autre ville que la Cité Éternelle, il n'aurait rien pu faire pour éviter d'être entouré par des foules, mais Tekir seule pouvait respecter sa vie privée.

Karine, posant les yeux pour la première fois sur le visage de l'Empereur, retint son souffle, ressentit ce que jamais elle n'avait ressenti. Il était si pur, si beau, si viril et en même temps si jeune. Ses cheveux d'or paraissaient comme une auréole autour de sa tête à la lumière incertaine du feu. Ce personnage si mystérieux dont dépendait le destin des humains... La magicienne sut à l'instant qu'elle ne pourrait jamais effacer cette image de son souvenir.

« Puis-je m'asseoir avec vous ? » demanda le jeune monarque aux convives de la table d'Alwin, sans remarquer (ou feignant d'ignorer) l'intensité du regard que lui portait Karine.

« Nous en étions au dessert, Sire, répondit le Demi-Elfe. Mais votre présence parmi nous serait un immense honneur. »

« Moins de formalités, je vous en prie, Maître Alwin ! s'exclama Quentin en riant. Je vais regretter de m'être laissé reconnaître. »

Sur ces mots, il posa son arc et se laissa tomber sur la chaise. L'Empereur désirait faire connaissance plus avant avec ceux en compagnie desquels il avait voyagé pendant deux jours ; il se montra fort curieux au sujet de la raison qui avait pu pousser un Elfe, un Nain et une magicienne à se trouver ensemble à Othardán. Il eut le bon goût (aux yeux de Kormor) de ne pas trop poser de questions au sujet du garçon : il se contenta d'apprendre qu'il était venu de la Cité des Splendeurs et nommé « Voleur de Feu ».

La glace qui avait d'abord enserré la conversation disparut progressivement au fur et à mesure que les verres de vin étaient avalés et c'est l'Empereur qui finit pressé de questions de toutes parts : Kormor voulait tout savoir sur la Cour d'Anor, les exploits militaires de Quentin et surtout le Trésor Impérial. Avethas partageait avec lui la même passion pour le tir à l'arc. Le souverain répondait avec enthousiasme et bonne humeur à toutes les interrogations qui lui étaient soumises. Karine parlait peu, mais avait sans cesse les yeux braqués sur l'Empereur...

Cette discussion se prolongea assez tard dans la nuit : il était plus que onze heures quand enfin chacun admit qu'il était fatigué et monta se coucher. Alwin quitta l'auberge pour rentrer chez lui. Quentin était installé dans une simple chambre au second étage, tandis que Kormor, Avethas et Karine étaient au premier. Ceux-ci notèrent par ailleurs que leur jeune compagnon était revenu et dormait déjà paisiblement.

Kormor s'endormit dès qu'il entra au lit et devait faire de splendides rêves d'or et de pierreries car il garda toute la nuit un sourire béat aux lèvres. Karine, malgré l'excitation qu'elle ressentait à être pour la première nuit dans la Ville Maîtresse de la Magie et surtout d'avoir dîné en présence de l'Empereur, s'endormit aussi rapidement.

En revanche, Avethas se retourna maintes fois dans ses draps avant de parvenir à fermer l'œil. Ce n'est qu'à minuit que la main noire de Morphée se saisit soudainement de lui et qu'il tomba dans un sommeil agité.

[Ich bin] Ein Teil von jener Kraft,
Die stets das Böse will und stets das Gute schafft. [*]

Johann Wolfgang von Goethe, Faust, première partie

Musique (pour le passage) : Quatrième mouvement « Marche au Supplice » de la symphonie « Fantastique » d'Hector Berlioz.

L'Elfe courait dans un corridor étroit mais extrêmement haut, dont les murs de marbre noir supportaient des torches qui brillaient d'une flamme pourpre et glaciale. Il courait et pourtant n'avançait pas d'un pouce. Et la sueur coulait de son visage brun.

Brusquement, un coup de cloche retentit dans cet immense couloir sans fin. C'était comme un coup du destin qui ébranla les murs et prit une éternité à s'assourdir. Il fut suivi d'un second, puis d'un troisième...

Treize fois la cloche lugubre sonna et treize fois Avethas sentit comme un poignard lui déchirer le cœur. Au dernier son, il se trouva soudainement devant une immense porte de bronze oxydé en un vert sinistre.

Le portail, qui ne s'était pas lentement approché mais était apparu brusquement, occupait toute la taille du corridor. Il était recouvert de têtes gravées, dont les sourires figés pour l'éternité avaient quelque chose d'horriblement inquiétant. Leurs yeux moqueurs paraissaient luire dans la pénombre d'une infernale teinte rouge.

« Ouvre la Porte ! résonna une voix. Ouvre la Porte, Avethas de Stjertén ! Ouvre la Porte et accomplis ton Destin ! »

C'était la voix que l'Elfe avait entendue à Othardán, la voix de l'étrange personnage qui lui avait prédit l'avenir.

Avethas fit un effort démesuré pour résister, mais ses membres obéirent malgré lui à l'injonction de la Voix : il toucha le métal et une douleur fulgurante lui traversa le corps, en même temps qu'elle lui procurait un étrange plaisir.

Les deux grands vantaux se rabattirent lentement. Derrière se trouvait une salle immense dans toutes les dimensions. L'obscurité y était totale et le froid extrême. L'Elfe pénétra dans ce lieu étrange, sa douleur croissant toujours. La porte se ferma d'elle même avec un bruit sourd et, en même temps, la lumière se fit : un courant de bien-être envahit Avethas.

La salle était semblable à une grotte naturelle, mais le mur en face de la porte avait été soigneusement taillé et poli. Il soutenait un gigantesque trône, haut d'au moins cinq cents pieds. L'attention de l'Elfe se focalisa sur un seul point : l'occupant du trône.

Celui-ci était une créature de même taille que son siège, difficilement descriptible car ses contours changeaient sans cesse. Un attribut en tout cas lui était constant : il était complètement noir. Y compris ses yeux, lorsque l'Elfe parvenait à les distinguer.

« Je suis Issarkhwélgeta ! » expliqua la créature d'une voix semblable au tonnerre.

L'Elfe encore une fois ne put s'empêcher de s'allonger sur le ventre. Il dit d'une voix minuscule :

« Maître ! »

Mais Issarkhwélgeta n'était pas de cet avis.

« Non ! C'est toi qui peux être mon Maître si tu le veux. Je t'offre, sans aucune demande en échange, une puissance devant laquelle tremblera Anecdar dans son entier ! Sois mon Maître et le Seigneur du Monde ! Règne immortel sur un empire de ténèbres ! »

« Que me faut-il faire ? »

« Il te suffit de dire oui. »

La lutte interne fut alors plus intense que jamais en Avethas. Il parvint à ne pas répondre.

« Dis oui ! cria le Démon. Accepte et ce trône sera le tien ! »

Encore une fois, l'Elfe réussit à garder le silence.

« Et cette pierre sera la tienne ! »

Issarkhwélgeta ouvrit la main et Avethas y vit une étoile. Un globe argenté dans lequel se succédaient sans fin des scènes du passé, du présent et du futur d'Anecdar. L'objet avait une perfection absolue et exerçait un charme irrésistible sur celui qui posait les yeux dessus.

Alors tous les efforts de l'Elfe furent vains. Il regarda avec tristesse ses mains qui commençaient à noircir, puis le trône, puis de nouveau la pierre.

Et il articula lentement :

« Oui. »

Un rayon de lumière vint chatouiller le dormeur...

Voleur de Feu se retourna dans son lit trop confortable, ouvrit un œil et constata que le soleil brillait déjà haut et clair dans le ciel : il apparaissait juste dans l'ouverture de la fenêtre. Le jeune homme eut l'agréable sentiment de n'avoir aucun devoir. Les souvenirs des jours précédents, de sa vie à Othardán, semblaient si loin. Il se souvenait à peine de son lieu actuel : il aurait pu être en Élysée...

Un oisillon rouge et or, comme Voleur de Feu n'en avait jamais vu, se posa sur le rebord de la fenêtre et jeta un regard sur l'occupant de la pièce. La vitre de la fenêtre était merveilleusement claire et fine, une spécialité de Tekir justement. Le volatile chanta quelques notes et le garçon sursauta en reconnaissant la mélodie : c'étaient les premières mesures de l'Hymne Impérial !

Effrayé du mouvement, l'oiseau s'enfuit. Son plumage encore une fois étonna Voleur de Feu : il avait quelque chose du Phénix. Mais le Phénix était un oiseau unique et vivait sur l'île de Rieno. L'oisillon tenait aussi de l'Aigle : il devait être parent tant de l'Oiseau de Feu que de l'Insigne Impérial.

Voleur de Feu éclaircit ses pensées et se retourna pour faire face à la porte. Il eut la surprise d'y trouver un paquet inconnu. En étant à sa troisième surprise le même matin, il en vint à douter de s'être réellement réveillé.

Mais il ne dormait pas : quelqu'un, pendant la nuit, avait silencieusement déposé là un objet assez long et mince, enveloppé dans de la toile blanche et maintenu en place par des ficelles solides. Le garçon s'approcha et fit le tour de ce mystérieux colis avant de se décider à l'ouvrir. Aucun indice ne laissait deviner l'identité de l'expéditeur.

Sans parvenir à réprimer un léger tremblement de curiosité, Voleur de Feu ouvrit méticuleusement le paquet...

Quelques instants plus tard, il frappa à la chambre de l'Empereur.

« Entrez ! » répondit la voix riche de Quentin.

Voleur de Feu poussa la lourde porte de chêne et trouva le Maître du Monde assis à côté d'un bureau chargé de parchemins. À côté, un page un peu plus jeune que lui attendait immobile ; il faisait probablement partie du personnel du gouverneur de Tekir. L'Empereur était vêtu le plus étrangement du monde, d'habits amples de coton, un pantalon et un chandail noirs, simples et sans ornements, décorés d'une simple bande bleu roi au niveau de la poitrine. Il semblait venu d'un pays lointain, ou plutôt d'une époque lointaine. Le souverain ne portait par ailleurs aucune insigne marquant son rang.

Sur le mur, au-dessus du bureau, trônait le blason de la Famille Impériale, qui était aussi celui d'Anor : de pourpre au soleil d'or, supporté par une licorne d'argent et un lion d'or, et surmonté d'une couronne fermée d'or, avec le cri « Anor thi Den[*] ! » et la devise « Sol lucet omnibus ».

Quentin regarda son visiteur d'un regard inquisiteur.

« Que désires-tu, mon petit ? » demanda-t-il d'un ton doux.

Voleur de Feu prit ombrage d'être appelé ainsi. Il fronça les sourcils et jeta à l'Empereur un regard si noir que le sourire de Quentin mourut sur ses lèvres, et ce dernier parut s'attrister.

Alors Voleur de Feu tira du fourreau qui pendait à son côté une épée impressionnante. Forgée en Vrai-Argent par un Grand Maître il y a des ères, les plus valeureux guerriers étaient à peine dignes d'elle. Freskore était son nom et c'était l'épée d'Anatole le Juste. Son fil ne s'était pas le moins du monde émoussé depuis les siècles. Rapide et puissante, elle était aussi légère et maniable — et solide comme les os de la Terre.

Voleur de Feu brandit le glaive haut et clair ; pendant de bonnes secondes, nul ne souffla mot. Un rayon de soleil vint frapper l'épée et illuminer le visage de Quentin. Le page recula d'un pas, se demandant si on attaquait son souverain et s'il fallait appeler la garde, mais l'Empereur le retint d'un geste.

Enfin, Voleur de Feu rengaina et détacha la ceinture qui maintenait le fourreau accroché.

« Est-ce bien vous qui êtes responsable de ce présent, Sire ? » demanda le garçon à Quentin d'un ton plein de reproches.

L'Empereur, semblant perdu dans un rêve, murmura :

« Freskore ! Lame insurpassable venue du fond des âges ! Épée de la Justice ! »

Voleur de Feu parla alors d'un ton hésitant entre l'ire terrible et le calme reproche :

« Est-ce ainsi que vous dilapidez les trésors des Royaumes, Sire ? N'y a-t-il aucun soldat dans vos armées qui puisse s'en montrer digne ? Vous-même, faites-vous si pauvre figure devant votre ancêtre que vous deviez offrir son épée au premier voleur venu, car vous ne méritez pas de la porter ? Votre Majesté, vous ne pouvez pas offrir ce qui ne vous appartient pas. Reprenez donc Freskore. Si vous ne connaissez personne qui puisse soutenir sa pureté, enfoncez-la dans la pierre et attendez qu'un Juste soit capable l'en sortir ! »

Quentin reprit ses esprits devant de tels reproches. Il ne se courrouça cependant pas.

« À vrai dire, tu ressembles étrangement à Anatole. Si tes cheveux étaient seulement plus longs et un tout petit peu plus bouclés comme les miens... Tu es, n'est-ce pas, celui qui a pillé le Palais d'Été et qui as gravé sur les murs de la salle au trésor cette phrase d'Anatole II : « L'argent qui vient du peuple doit servir au bien du peuple et non à la jouissance du souverain. » Ne réponds pas, je le vois bien. Et tu as eu raison. Je suis sûr que tu es celui qui peut porter Freskore. Je ne suis peut-être pas un monarque parfait, mais je crois du moins pouvoir juger un homme. Maintiens-tu ton refus ? »

« La violence est le dernier recours de l'incompétence, Sire. Je ne porte plus d'arme depuis que j'ai quitté Othardán. Dans la Justice je suis la Balance et non le Glaive ! »

« Certainement, acquiesça l'Empereur d'une voix froide. Trois gardes massacrés lors du vol du palais... Je sais qui tu es, Voleur de Feu. Figure-toi que si tu as pu quitter Othardán sans encombre, c'est par ma décision. Ce n'est que parce que tu te rendais à Tekir que je t'ai laissé fuir. Le dernier recours de l'incompétence ? Sans aucun doute. »

« La mort des gardes n'était pas mon fait ! » rugit le garçon.

« Tu aurais pu l'empêcher. »

« Peut-être. Je me le suis souvent reproché... » admit Voleur de Feu, pitoyable. Puis il reprit une voix claire et triomphante : « Mais maintenant, je ne suis plus le même ! »

« Et c'est précisément pour te permettre de chasser les spectres du passé que je t'ai offert Freskore. La violence, même la guerre, ne doit pas être condamnée lorsqu'elle sert une cause juste. »

Pendant un bref instant, un éclair fugace, Voleur de Feu regarda l'Empereur avec des yeux qui n'étaient pas totalement hostiles.

« Non ! s'exclama-t-il enfin. Je hais les armes et je hais la guerre. Il n'y a pas de guerre juste ; il n'y a qu'une mascarade ignoble et sanglante, un jeu grotesque où les pions tombent par millier pour de sinistres joueurs occupés à préserver, non la Justice, mais une notion absurde et ridicule qu'ils nomment « honneur ». La guerre peut toujours être évitée. »

La colère obscurcit un moment le visage de Quentin, puis il se reprit.

« En effet, tu ne sais pas ce que c'est, l'honneur. Et je vais te le dire. L'honneur, c'est ce que ressent le soldat qui continue à se battre alors que son compagnon déserte ; et il se bat parce qu'il sait que sa cause est juste, qu'il s'agit, non pas de tuer son ennemi, mais de protéger des innocents. L'honneur, c'est encore le sentiment du général qui ordonne à ses troupes de ne pas poursuivre l'adversaire en déroute. Ou du roi qui propose la paix alors que ses armées sont victorieuses car son but n'est pas de conquérir. Éviter la guerre est toujours possible, mais si la paix doit se payer par la tyrannie ou l'injustice, ce n'est pas une victoire que d'y être parvenu. Tu peux m'insulter tant que tu le veux ; mais quand tu déclares que la guerre est inutile, alors tu outrages la mémoire de ceux qui sont tombés au champ d'honneur, et cela, je ne te le laisserai pas faire ! »

Quentin se calma soudainement et ajouta d'un souffle à peine audible :

« Enfin, ce n'est pas la guerre que tu détestes, mais bien moi... »

Il termina d'une voix neutre :

« Tu es fait pour Tekir, mon garçon. Pardonne mes faiblesses humaines, Voleur de Feu ; les Sages eux-mêmes ne sont pas parfaits. Adieu, tu peux sortir. »

Voleur de Feu regarda Quentin avec des yeux pleins d'admiration et de haine, jeta l'épée sur le lit et quitta la pièce en claquant la porte.

Lorsque Alwin, toujours habillé de manière aussi baroque (seule la couleur de sa robe avait changée, passant du vert au grenat), rejoignit les trois compagnons, Voleur de Feu était déjà revenu et avait fait un récit elliptique au plus haut point de son entrevue avec le Maître du Monde.

Le Demi-Elfe avait l'air essoufflé.

« Son Excellence Ambroise Gwaïherst, Président du Conseil, désire vous parler, Messieurs. » annonça-t-il d'une voix importante mais non dénuée d'un certain sarcasme. « Êtes-vous prêts ? »

« Sans doute, Maître Vénéré ! répondit Karine. Conduisez-nous auprès du Président. »

Gwaïherst attendait les compagnons de Kormor dans ses appartements privés. Ceux-ci étaient situés assez loin du centre de Tekir, sur la rive droite du Thkyrséli. Un bassin artificiel rectangulaire, alimenté par deux canaux qui formaient une dérivation du fleuve, supportait une île couverte de saules, au milieu desquels se trouvait la demeure. L'ameublement en était riche mais non luxueux. Tout y était blanc et plutôt froid, mais en même temps une délicate senteur florale, une fragrance subtile et à peine perceptible, flottait dans l'air et embaumait la construction. C'est là aussi que les deux précédents Présidents du Conseil avaient vécu.

Gwaïherst n'avait pas de serviteurs ; il était venu lui-même ouvrir la porte. Kormor lui trouva meilleure mine que la veille, où il avait paru fatigué des enfantillages de l'Empereur. En particulier, son regard était moins sévère et rébarbatif. On reconnaissait plus en lui son frère Ardemond.

Tous sauf Alwin s'inclinèrent profondément.

« Non, non ! protesta le vieux Président. Si les événements se précipitent comme ils risquent de le faire, ou plutôt comme mon frère le prévoit, ce sera bientôt à moi de m'agenouiller devant vous. »

Les hôtes de Tekir franchirent le pas de la porte et pénétrèrent dans la résidence du Président de Séance.

« Asseyez-vous, j'ai à vous parler. » déclara celui-ci.

Seul Gwaïherst avait un véritable siège, de marbre blanc soigneusement poli. Les autres devaient s'asseoir sur le sol, recouvert de riches soieries et coussins orientaux, parfaitement blancs (couleur pour le moins inhabituelle pour des soieries de l'Outre-Mer). Seul Alwin resta debout.

Face aux coussins, derrière Gwaïherst, accrochée au mur, était une des seules notes de couleur de la demeure : la bannière de Tekir. Trois anneaux sur fond d'argent, de gueules, de sinople et d'azur, liés de manière à ce qu'en en retirant un seul, on déliât les deux autres, et la devise « Artis Ædes Ad Æternam ». Le tout était surmonté d'une gemme d'argent.

Gwaïherst remarqua le regard fasciné de Voleur de Feu pour l'étendard, aussi expliqua-t-il :

« Le cercle rouge, à gauche, symbolise la puissance de la magie, l'anneau bleu la connaissance ultime. Le vert surplombant les deux autres représente la Volonté, sans laquelle puissance et connaissance sont vaines. Remarquez que le rouge est devant le bleu car la connaissance n'est qu'une forme de pouvoir ; l'anneau vert est devant le rouge car la puissance doit servir la volonté et lui obéir ; le cercle bleu est devant le vert car la connaissance doit guider la volonté. La bague de rubis est détenue par Quentin II : les Empereurs d'Anecdar l'ont reçue du Roi-Sorcier quand celui-ci a accepté la souveraineté d'Anor. Ardemond possède l'anneau de saphir qui lui a été légué par le défunt Empereur de la Magie, le père de la Princesse Invar, qui a succédé à Ambre le Sage à la Présidence du Conseil. C'est la famille royale elfique qui possède la bague d'émeraude. Lorsque Ambre le Sage a unifié les Forces Cosmiques et fondé Tekir, il a créé un quatrième anneau, l'Orbe de Diamant, que voici ! »

Le Président de Séance retira de son annulaire un bijou qu'il fit miroiter à la lumière, avant de le replacer à son doigt.

Après quelques secondes de silence, Gwaïherst prit une voix grave et concernée et annonça :

« Comme vous allez l'apprendre demain, un événement d'une extrême gravité menace, ou du moins peut menacer, l'équilibre d'Anecdar tout entière. Nous ne savons pas encore ce qu'il signifie mais il est certain qu'il faudra faire quelque chose. Il nous faudra agir et pour cela, des héros nous seront nécessaires. Vous devinez que c'est pour cela que nous vous avons fait appeler. Pourquoi vous, demanderez-vous. Ceci sera éclairci demain. Mais en attendant, la question que je vous pose est : accepterez-vous de remplir une mission, qui, je ne vous le cache pas, pourrait être particulièrement difficile et périlleuse, pour le compte de Tekir ? Quant aux récompenses... »

À côté du siège du Président, une petite sphère armillaire d'or et d'argent était passée inaperçue. Lorsque Gwaïherst prononça le mot de « récompense », un rayon de lumière la frappa et l'éclat mêlé des métaux du Soleil et de la Lune illumina un bref instant la pièce.

« Quant aux récompenses, le Trésorier du Conseil, Érik De Hel, Premier ministre des Royaumes, saura se montrer généreux. »

Karine fut la première à répondre :

« Je suis prête à tout pour mon ordre, que vous représentez. »

Gwaïherst leva l'index et réprimanda la magicienne :

« Tekir ne représente pas les Magiciens, Madame, mais bien tous les Peuples Libres de l'Univers. D'autre part, n'utilisez pas le terme d'« ordre ». Enfin et surtout, ne soyez pas prête à tout. C'est ce genre d'attitude qui mène, hélas trop souvent, d'une bonne intention au fanatisme. »

« Pardon, ô Maître Vénéré. » s'excusa humblement Karine.

« Je suis aussi prêt ! s'exclama Kormor d'une voix franche. Mon honneur me l'impose ! »

« Il n'y a pas de honte à céder à la difficulté si celle-ci est trop grande, Messire Silverhammer. Ne vous sentez lié par aucun serment. »

Kormor allait peut-être répondre, mais Avethas parla alors, d'une voix pensive :

« Dans la mesure de mes capacités... » commença-t-il. Il eut soudain l'air inquiet car une voix résonnait dans sa tête, une voix qu'il lui semblait avoir déjà entendue :

« Il te suffit de dire oui. »

« Oui ! » s'exclama soudain l'Elfe, puis il fronça les sourcils et tenta de mettre ses pensées en ordre.

« Partout où mon Maître va, je vais ! » conclut joyeusement Voleur de Feu.

« Je ne t'ai jamais demandé de tel serment ! » protesta Avethas.

« L'Elfe a raison, approuva Gwaïherst. Ne laisse jamais personne décider de ton destin à ta place, mon garçon. Tu pourrais avoir à le regretter. »

« L'Amitié est sacrée. » déclara Voleur de Feu, un demi-sourire aux lèvres.

Gwaïherst alors se leva et déclara :

« Messires, je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Je vous remercie d'être venus, à Tekir d'abord, ici ensuite. Vous êtes invités à la Séance Plénière du Conseil des Sages qui aura lieu demain, aux aurores, sur l'Egarthkúr. »

« Nous serons très honorés d'être présents. » répondit Kormor en s'inclinant.

Ils avaient à peine franchi le seuil de la porte qu'ils rencontrèrent Ardemond qui allait rendre visite à son frère.

« Méfiez-vous de Gwaïherst, avertit le vieux magicien. Il n'est pas aussi bête qu'il en à l'air ! Il m'arrive de m'y méprendre moi-même. »

Mais il ne leur laissa pas le temps de répondre : il disparut aussitôt par la même porte que les amis venaient de quitter.

Les compagnons s'attardèrent en retournant à l'auberge, si bien qu'il était onze heures et demie lorsqu'ils l'atteignirent, et ils décidèrent de déjeuner.

« Son Excellence voulait clairement nous faire passer un test et nous avons tous réussi. » déclara joyeusement Kormor.

« Au contraire, corrigea Voleur de Feu, un sourire mystérieux aux lèvres. Nous avons tous échoué. »

Avethas approuva du regard.

Musique (pour le passage) : Festival à Bagdad, dans Schéhérazade de Nikolaï Rimski-Korsakov.

Bien loin de là, à peu près à la latitude d'Enordeme, mais trente degrés de longitude à l'est d'Anor, de l'autre côté du Lodiljme, à environ huit cent soixante milles de Lodiljdeme, l'après-midi passait sur Inzentar, la légendaire capitale du sultan de l'Outre-Mer, la ville rivale de Sjamkuna par ses fastes exotiques, sa splendeur orientale.

Le Palais du sultan n'avait rien à envier à celui des Empereurs pour la magnificence et le luxe : l'architecte de la fantasmagorique construction avait le goût de la grandeur jusqu'à la démesure. Les formes en elles-mêmes rappelaient plutôt celles de la Ville Blanche, mais le palais était infiniment plus baroque que les tours de Tekir. À l'inverse de la sobriété que la Cité Éternelle manifestait dans ses teintes, c'était là un véritable festin de couleurs et de matériaux. La bâtisse juxtaposait les formes labyrinthiques de marbre et d'albâtre, de porphyre et de cristal, d'or et de platine, de gemmes étincelantes et de métaux flamboyants, si bien qu'elle paraissait issue d'un rêve agité du Créateur et méritait bien le nom de « légendaire » qu'elle avait acquis à travers les contes de Ce Côté de la Mer. Ses inépuisables arabesques, ses riches damasquinages et tous les autres ornements orientaux trompeurs pour l'œil et inconnus à Anor, avaient un effet sensationnel sur les rares citoyens des Contrées Occidentales qui avaient l'occasion de contempler le Palais.

Quoiqu'il fût officiellement vassal de l'Empereur d'Anor, le sultan d'Inzentar jouissait en réalité de la plus totale liberté politique et la majorité des citoyens de l'Outre-Mer ignoraient jusqu'au nom d'Anor. Celui de « Tekir », en revanche, ne leur était pas étranger, puisque les fables de ces contrées lointaines identifiaient la Ville Éternelle avec la Citadelle Merveilleuse d'Ardán, où les dieux résidaient lorsqu'ils ne siégeaient pas sur l'Olympe. Chacune des deux parties du monde transformait donc la principale ville de l'autre en un lieu merveilleux ; ce qui n'était peut-être pas mal pour inculquer aux peuples le respect des autres...

Le sultan Mizra, âgé de quinze ans de plus que son suzerain théorique, était assis sur un des nombreux balcons du Palais d'Inzentar, perdu dans une avalanche de soieries et de parures incomparables. Derrière lui, les coupoles de la Demeure Royale affirmaient leur supériorité sur la ville. Devant lui, Inzentar se dévoilait nue à la vue de son Prince. À la gauche de Mizra, sa fidèle épouse Zea, elle aussi noyée sous une mer de cachemire. Et à la droite du sultan, le vizir Arsgod, qui remplissait les fonctions de Premier ministre pour l'Outre-Mer.

Les deux hommes et la femme attendaient, non sans quelque impatience, la venue d'un autre.

« Cousin ! » s'exclama Mizra, voyant arriver l'objet de leur attente.

« Majesté ! » répondit Meizlo, cousin de Mizra, son Premier Magicien et son confident. Il fit une courbette, puis ajouta quelques paroles traditionnelles : « Prince d'entre les souverains, Monarque semblable aux dieux, le ciel te donne longue vie ! » Meizlo rajouta ensuite à l'intention de Zea et d'Arsgod : « Altesse, bonne journée. Excellence, à vous aussi. »

« Vanité des vanités, soupira Mizra, et tout est vanité. Ne m'appelez pas ainsi, cousin. Vous savez combien je hais le cérémonial ! Pensez, comme sultan après sultan a régné son heure ou deux... et est parti. »

Meizlo sourit faiblement. Il savait que les paroles de son cousin étaient vaines. En premier lieu, il ne vivait que par le cérémonial : il avait passé quarante-deux années cloîtré dans le Palais et ignorait toute autre forme de vie. Il n'avait jamais eu d'autre compagnie que celle de sa femme, de son vizir et de quelques conseillers (plus évidemment les gardes du palais, mais ceux-là ne comptaient pas). Naturellement, c'était Arsgod qui dirigeait l'Outre-Mer et seul Meizlo s'en rendait véritablement compte. Il est vrai que le vizir était un sage dirigeant et que la Contrée était florissante ; mais le magicien aurait préféré voir le sultan régner effectivement sur ses territoires. Cependant, Arsgod n'avait jamais fait, comme on pourrait le croire, aucune tentative pour éliminer ni le souverain ni son cousin. Pour celui-là, il ne désirait pas tuer la poule aux œufs d'or. Quant à celui-ci, Meizlo était membre du Conseil des Sages et Arsgod savait pertinemment que les personnages, aussi éloignés fussent-ils, d'Ambroise Gwaïherst et d'Érik De Hel étaient une bonne garde contre l'Empereur d'Anor, en cas où celui-ci viendrait à vouloir dominer un peu plus directement la province d'Inzentar. Enfin, Meizlo était un magicien et Arsgod n'osait pas s'attaquer à lui, même de biais. Quant à la Princesse, elle était une sotte, incapable d'autre chose que de serrer le sultan dans ses bras (contrairement à ce que croyaient généralement les habitants de Ce Côté de la Mer, les sultans d'Inzentar n'avaient qu'une épouse — encore qu'il fût d'usage qu'ils prissent plusieurs maîtresses, et, sur ce point, Mizra échappait à la règle).

« Majesté, je viens vous demander si vous êtes prêt à partir... » commença Meizlo.

« Puis-je parler, Majesté ? » intervint Arsgod.

« Certainement, mon vizir ! » répondit Mizra.

« Je ne pense pas, expliqua Arsgod, qu'il soit bon que notre souverain parte pour Tekir. Son absence pourrait être prolongée et il est mauvais que la sultane Zea doive s'occuper trop longtemps seule du Palais. Si un événement grave venait à se déclarer, la sûreté du royaume en serait menacée. Nous devrions plutôt envoyer un ambassadeur à Tekir. »

Meizlo ne put retenir un sourire en entendant de si piètres excuses pour retenir Mizra.

« Excellence, Sa Majesté ne sera absente que pour quelques jours au plus. Deuxièmement, il me semble que ce n'est pas la première fois au monde qu'un souverain s'absente. L'Empereur lui-même quitte Anor pour l'occasion. Et bien des sultans ont déjà traversé la mer. Troisièmement, nous nous rendrons dans la Ville Éternelle par la magie : on peut aller et revenir en fort peu de temps. Je ne vois donc pas quel est le problème : le sultan pourrait aussi bien être juste à côté. Quatrièmement, vous-même serez là au cas où un événement quelconque venait à se produire, et pour assister la souveraine dans les tâches qui lui incomberont. Enfin et surtout... »

La voix de Meizlo se fit soudainement grave et importante.

« Enfin et surtout, Sa Majesté l'Empereur de l'Univers, Quentin II le Bien-Aimé appelle Son Altesse le Sultan d'Inzentar à venir à Tekir. Le message m'a été communiqué par Son Excellence Ambroise Gwaïherst, Président de Séance du Conseil des Sages. Vous ne suggérez tout de même pas, Excellence Arsgod, que nous allions à l'encontre des ordres de notre Empereur ? »

Zea fit une petite moue, car elle n'aimait pas entendre qu'il y avait homme plus haut placé que son mari. Arsgod se mordit la langue : il savait qu'il pouvait contrer tous les arguments sauf le dernier. Le vizir avait peur que le sultan n'ouvrît les yeux sur son propre aveuglement lors de son séjour à Tekir qui devait être le premier en-dehors du Palais. Bien des Premiers ministres avant lui avaient eu la gorge tranchée par un souverain devenu soudain lucide.

Mais Meizlo avait touché juste : Mizra aimait s'imaginer comme un noble paladin au fidèle service de son Seigneur et Maître Quentin II. Les mots ronflants du magicien avaient su trouver le chemin dans le cœur du sultan.

Mizra embrassa son confident et déclara :

« J'irai. »

Et à cela il n'y eut plus rien à redire.

Certes, Meizlo avait forcé la vérité. Traverser les milliers de milles qui séparaient Inzentar de Tekir n'était pas une chose aisée. Il était impossible, même aux meilleurs magiciens du monde, de se téléporter à volonté n'importe où. Un des associés d'Ambre le Sage, alors magicien du sultan, avait patiemment établi une « connexion éthérée » entre Tekir et Inzentar, pour permettre la communication instantanée. Néanmoins, le transport d'objets ou de personnes demeurait extrêmement difficile. Le magicien devait (ce que Meizlo venait de faire) passer plusieurs jours à préparer l'Éther, pour écarter tout risque d'accident de parcours. Cependant, Meizlo avait eu l'idée géniale, pour exciter encore plus l'imagination du sultan et de son vizir, de donner au sortilège la forme d'un tapis volant, objet fabuleux déjà mentionné dans tant de contes. Il n'y avait qu'à espérer que nul ne remarquerait que ce tapis ne pouvait se rendre qu'à deux endroits et qu'il prenait un temps bizarrement court pour traverser la mer...

Alwin était reparti, le repas avait été pris entre nos quatre compagnons à la Pleine Lune, en l'absence de Quentin : celui-ci ne s'était pas manifesté à nos amis depuis son entrevue avec Voleur de Feu. Puis chacun était retourné dans sa chambre, pour tuer le temps comme il le pouvait.

Au début de l'après-midi, une exclamation fit le tour de l'auberge en une seconde : le sultan d'Inzentar venait d'atterrir en tapis volant sur le toit. Kormor et ses amis se rendirent aussitôt dans le vestibule, où ils trouvèrent Mizra et son cousin, à la rencontre desquels l'aubergiste se précipitait suivi de la servante Juliana. Le sultan paraissait totalement perdu ; le magicien, épuisé. Kormor allait se précipiter à la rencontre du Seigneur de l'Outre-Mer, quand la porte de l'auberge s'ouvrit pour faire place à Gwaïherst suivi d'Ardemond et de la Reine des Elfes, Titania.

Voleur de Feu sursauta en voyant cette dernière, dont il reconnut immédiatement l'identité. La Maîtresse des Étoiles était très grande, plus encore qu'Ardemond. Sa silhouette était fine et délicate. Les cheveux souples et ondoyants de Titania descendaient jusqu'à ses hanches ; leur couleur d'or laissait paraître des reflets cuivrés ou d'hyacinthe. Le teint de la reine n'était pas excessivement pâle comme se plaisaient à se montrer maintes nobles humaines, mais rose et frais ; ses yeux de chat et ses oreilles en pointe donnaient à son visage une grâce toute particulière, où se mariaient la magie du Peuple des Étoiles et la douceur maternelle à la majesté du sang royal. La reine était vêtue d'une robe cyan simple mais belle. À sa main gauche resplendissait un feu smaragdin, l'Anneau Vert.

Avethas baissa respectueusement la tête devant la Dame des forêts. Karine salua également d'une courbette les trois membres du Haut Conseil. Kormor s'inclina bas devant tous les souverains présents. Voleur de Feu, s'imaginant transporté soudain au beau milieu d'une fable, restait parfaitement immobile, les yeux ébahis.

Après un échange ordinaire de politesses, Gwaïherst s'enquit :

« Sa Majesté est-elle prévenue de l'arrivée de Son Altesse le sultan ? »

« J'ai envoyé... » commença l'aubergiste.

Mais il fut coupé par une voix qui venait du haut de l'escalier, derrière nos quatre compagnons :

« On vient de me l'annoncer. Bienvenue de Ce Côté de la Mer, Noble Sultan Mizra ! Le ciel te donne longue vie ! »

Quentin, car c'était bien lui, avait ajouté aux habits noirs dans lesquels Voleur de Feu l'avait vu le matin même une large tunique jaune or au tissu fin et délicat ; sa tête portait cette fois la légère couronne que l'Empereur avait adoptée. Il passa à côté des quatre compagnons en leur envoyant un sourire légèrement ironique, auquel Voleur de Feu répondit par un regard de dédain et Karine par des yeux pleins d'amour, puis fit face à son vassal, qui s'inclina et lui baisa la main.

« Je fais vœu de vous servir toujours et de vous obéir en tout, mon Empereur. »

« Mais vous avez le droit à plus d'égards que moi, Mizra. Trois membres du Conseil des Sages viennent vous accueillir ! Vous n'étiez pas là pour me souhaiter la bienvenue à Tekir, Titania. »

« Votre venue, du moins, était plus imprévisible, Quentin, reprocha la Reine des Elfes, employant, comme à son habitude, le prénom de l'Empereur. Mais rassurez-vous, je ne suis pas venue pour Mizra mais pour ces quatre héros qui nous regardent discrètement du haut de l'escalier. »

Et elle montra les compagnons de Kormor d'un geste de la main.

« Dans ce cas, ironisa l'Empereur, méfiez-vous du garçon ! Il est retors. »

« C'est vous qui ne savez pas lui parler, Quentin. »

L'Empereur allait répondre mais il remarqua le regard étonné de Mizra, qui était sans doute habitué à ce que le monde gravitât autour de lui.

« Aubergiste ! ordonna-t-il. Montrez à Son Altesse sa chambre. Nous l'y suivons. »

Mizra, Quentin et Gwaïherst se rendirent donc dans les appartements du sultan pour discuter.

« On peut légitimement se demander quel sera leur sujet de conversation, étant donné que le Conseil refuse obstinément de donner aucune information utile avant demain. » murmura Voleur de Feu.

« On peut se le demander, chuchota Ardemond en réponse. L'interrogation est la sagesse naissante. »

Le vieux mage disparut ensuite aussi soudainement qu'il était apparu ; Meizlo déclara qu'il désirait passer l'après-midi à errer dans Tekir, comme il n'avait pas vu la Ville Blanche depuis fort longtemps. Il ne restait donc dans le vestibule que nos quatre amis, ainsi que la Dame des Elfes.

« Devons-nous vous conduire à nos chambres, Ma Dame, demanda Kormor, afin que nous y puissions converser tout à loisir ? »

« Il est d'autres lieux, répondit doucement la Reine, plus appropriés à la discussion. Par exemple, ceux que notre imagination nous fournit. »

À mesure que la Reine prononçait ces mots, l'auberge s'estompait progressivement de toutes les vues, pour laisser place à un paysage exquis, un décor de féerie...

Musique (pour le passage) : L'oiseau comme prophète, dans les Scènes de la forêt de Robert Schumann.

...les cinq êtres déambulaient depuis un temps peut-être éternel sur une plage dont le sable avait à la fois l'apparence de l'or et le toucher soyeux de la plume ou du duvet. À leur droite, un océan étendait à perte de vue sa masse liquide ; le déferlement régulier et monotone des vagues était rendu incandescent par les feux éblouissants d'un soleil couchant.

« Couchant ? sursauta Kormor. Où dans l'Univers connu peut-on observer un coucher de soleil sur la mer ? Sommes-nous sur les rivages du légendaire Océan Occidental ? »

Comme pour répondre à sa question, une vague, giclée de feu liquide, vint éclabousser les pieds du Nain, qui se rendit alors compte que ceux-ci étaient nus. D'ailleurs, tous les cinq étaient vêtus d'une simple robe blanche et sans ornements.

« C'est à vous d'en décider, Kormor, répondit Titania. Ce monde vous appartient, car il est celui de vos rêves et de vos phantasmes, de vos songes et de vos désirs. L'océan sera ce que vous voudrez qu'il soit. »

« Mais où sommes-nous ? » demanda Karine, étonnée malgré sa connaissance de la magie.

« Au fond de vos esprits ! répondit la Dame. Ou à Tekir, si vous voulez. Nous ne l'avons jamais quittée. Ce monde n'existe pas mais, pour ses habitants, il est aussi palpable et matériel qu'un livre entre vos mains. »

Alors Voleur de Feu s'agenouilla devant l'Océan, remplit ses mains d'eau enflammée, les ferma l'une contre l'autre et souffla dessus. Lorsqu'il les rouvrit, un oiseau aux couleurs du soleil couchant s'en échappa et partit en direction du ponant. Le même qu'il avait vu en se réveillant.

« Le soleil est lointain, chuchota Titania. Il n'est pas facile de l'atteindre. Mais une chose est certaine : ceux qui ne font pas une tentative pour y parvenir ne réussissent pas. »

« Cet endroit ne convient pas à un Elfe, murmura Avethas, plaisantant à moitié. Je veux des étoiles. »

Il avait à peine prononcé ces mots que le paysage se transforma pour laisser place à une forêt immense aux arbres centenaires, baignée par la lumière cristalline des étoiles.

Titania cependant laissa une légère moue de reproche naître sur ses lèvres. Mais elle se tut car Karine parlait à son tour :

« Sagesse et lumière ! exigea la magicienne. Je veux la Connaissance Ultime ! »

Comme toute réponse, ce fut un tombeau qui apparut, au milieu d'une clairière de la forêt mystérieuse. Il était éclairé par une clarté incertaine, qui ne semblait venir ni de la lune (qui n'était nulle part dans le ciel), ni des étoiles, mais de la pierre tombale elle-même. Les amis reconnurent immédiatement la sépulture d'Ambre le Sage. L'épitaphe avait reçu une nouvelle strophe :

« Que, même si le Mal les douleurs insurgées
Lançait contre Anecdar pour la mettre en lambeaux,
Que nul ne me dérange au fond de mon tombeau,
Et la Terre des maux sera bientôt purgée. »

Avethas fit alors un mouvement du bras et les arbres recouvrirent la clairière et la tombe disparut. Puis l'Elfe souffla dans ses mains comme Voleur de Feu l'avait fait et quand il les rouvrit, tous ne virent qu'une clarté aveuglante issue de sa paume. Tous avaient à peine cligné des yeux, éblouis, que déjà la radiance fugace s'était évanouie. Mais il y avait plus : l'Elfe lui-même avait disparu. Une tache de ténèbres à forme vaguement humanoïde, une obscurité surnaturelle, avait pris la place de l'Enfant des Étoiles. Tous avancèrent d'un pas et la tache émit un rire sardonique tout en commençant à s'étendre. Le noir remplit en un instant tout le champ visuel des spectateurs, en même temps qu'une foule de sensations les envahissait, qu'il serait vain de tenter de décrire ici, car elles n'existent que dans ce monde fictif créé par leur imagination...

Le chaos le plus absolu seul était perçu par les sens des observateurs, rumeurs confuses de mort, de désolation, de destruction. C'était comme la cloche d'un couvent maudit. Seule persistait l'obscurité environnante, qui opprimait Kormor et ses compagnons comme un pesant linceul noir.

Soudain, une voix ferme domina la tempête. D'un ton calme, sûr de soi et en même temps amical et conciliateur, Voleur de Feu appela :

« Avethas de Stjertén ! »

En réponse à cette injonction apparut, dissipant les ténèbres, devant les yeux du jeune homme une pierre concentrant toute la lumière qu'il avait vue dans la paume de l'Elfe. Au même instant, l'oiseau de feu fut de retour. Il descendit sur la gemme, la saisit et l'emporta dans les airs. L'obscurité s'estompa ; la dernière vision qu'eurent les compagnons de Voleur de Feu avant de se réveiller de cette contrée étrange fut celle d'Avethas, gisant épuisé sur le sol et ouvrant tout juste un œil, tandis que loin au-dessus de lui, l'aigle-phénix, auréolé d'or, tenait la Larme du Destin entre ses serres triomphantes.

Le retour à Anecdar ne fut pas sans douleur. Les compagnons ouvrirent des yeux hagards sur l'auberge de la Pleine Lune. Ils étaient assis sur l'escalier. Titania se dressait devant eux, plus belle et mystérieuse que d'habitude.

Avethas paraissait le plus durement touché des quatre ; son visage était d'une pâleur excessive. Karine semblait avoir eu une extraordinaire révélation, dont elle se remettait avec peine. Voleur de Feu avait le visage serein ; pendant qu'il s'employait à réconforter son maître, une lueur d'admiration pour la Reine des Étoiles se lisait dans ses yeux. Kormor, au contraire, dissimulait mal sa colère.

« Ma Dame ! explosa le Nain. Quelle est cette sorcellerie ? Et quels sont vos buts ? Si vous désirez savoir ou obtenir quelque chose de nous, je préférerais une méthode plus découverte à ces charmes maléfiques ! »

Karine posa une main sur l'épaule de son ami, qu'elle sentit tremblante sous l'effet de l'adrénaline : Kormor avait bien cru sa dernière heure venue pendant la Tempête Noire.

« Ne dis pas de mal de la Maîtresse de Stjertén, chuchota la magicienne. Et ne traite pas de charmes maléfiques la douce magie des Elfes. C'est la Vérité qu'elle a révélée à nos yeux, même si elle est difficile à accepter. »

Titania fit un sourire et secoua doucement la tête.

« Je ne suis pas responsable, expliqua-t-elle d'un ton calme et maternel, de ce que vous venez de vivre. C'est vous, votre imagination, votre Volonté, qui ont donné forme à un monde fictif informe que j'ai soumis à votre esprit. Considérez que vous vous êtes faits oracles de votre propre futur et de celui d'Anecdar. »

Avethas frissonna en entendant ces paroles. Kormor, pour sa part, abandonna son visage hostile et déclara :

« Je vous prie, Ma Dame, d'excuser mes paroles hâtives et vaines. J'ai parlé sous l'emprise de la colère et de la peur. Oubliez ces mots infortunés. »

« Je comprends, Seigneur Silverhammer, et votre trouble et votre colère. »

La Reine des Elfes se tourna alors vers son sujet.

« Quant à toi, Avethas fils du valeureux Sagnir Koortheror... » commença Titania.

« Hélas ! s'exclama Avethas. Mon âme est noire et mauvaise ! Je suis indigne d'être votre sujet, ma Reine ! »

« Regarde-moi ! » commanda Titania.

Tous levèrent les yeux en même temps et retinrent leur souffle. Elle semblait entourée d'une aura mystérieuse et impénétrable. Tout l'esprit de Tekir était en cet instant présent en elle.

« Il n'appartient qu'au dieux, Avethas, de formuler de tels jugements. Même les sages ne peuvent voir toutes les fins. Aucune prophétie n'est inévitable, tant que la Volonté survit. Ne te sens pas condamné par les sombres présages que tu as vus. Quand bien même tu devrais être un instrument des Ténèbres, je suis sûre que tes intentions primitives seront bonnes. »

La Reine plongea longtemps son regard perçant dans les yeux d'ébène de l'Elfe. Avethas la sentait explorer les recoins de son âme, mettre son esprit à nu. Titania finit par déclarer :

« Ton cœur est pur et sans souillure. L'homme se trompe tant qu'il va de l'avant. Ce n'est pas là qu'est la Faute. »

Avethas sembla troublé par les paroles étranges de la Dame, mais néanmoins réconforté.

« Les augures sont favorables, conclut Titania contre toute attente. Tekir sera sauvée. »

Et sans dire un mot de plus, la Reine quitta l'auberge, ne laissant derrière elle qu'une insaisissable odeur de fleur d'amandier et quatre aventuriers en proie à une foule de sentiments contradictoires et tentant désespérément de mettre de l'ordre dans leurs pensées. Quelques secondes plus tard, l'Empereur de l'Univers descendait l'escalier, suivi du Président de Séance du Conseil des Sages, qui allaient accueillir un nouveau visiteur à Tekir : le Roi-Sorcier !

Tekir elle-même s'ébranla, comme sous le choc d'une bataille entre les Titans. De lourds nuages noirs recouvrirent le ciel et la Ville Blanche fut plongée dans une pénombre surnaturelle.

Gwaïherst leva les bras et prononça un court mantra. Le Président maîtrisait si bien cette ville qui était celle de son père, qu'il pouvait utiliser sa magie pour se rendre instantanément en tout point de Tekir : Quentin et Gwaïherst furent donc devant la porte occidentale.

Devant eux, sur le chemin qui reliait Mortame à la Ville Éternelle, un cavalier, monté sur un étalon obscur qui portait un chanfrein également noir, chevauchait lentement en direction de la porte. Ce voyageur, qui n'était autre que le Roi-Sorcier, était accompagné d'un chien au poil sombre et à l'aspect dangereux, mais obéissant envers son maître.

Le Roi-Sorcier était en armure et la visière baissée de son casque empêchait qu'on vît autre chose de sa tête que deux yeux jaunes étincelants. Une longue cape noir ébène recouvrait le dos du cavalier. Une épée à la poignée rouge sang pendait à son côté, dans un fourreau brun sombre. L'immense bouclier qui protégeait le flanc du Seigneur des Terres Glacées était frappé du même insigne que sa cotte d'arme grise sur la poitrine : le blason de Lwershjár, une main à trois doigts sable, surmontée d'une comète de même, sur fond argent. Un seul mot figurait sur l'insigne, un mot dont la signification s'était perdue au fond des âges : « Styx ».

Le Roi-Sorcier avait autrefois trahi et tué son maître, Lwershjár, Seigneur des Ténèbres, et rejoint Tekir, où il avait été accepté comme membre du Conseil. Plus tard, il avait aussi accepté la souveraineté d'Anor sur les Terres Glacées où il régnait. Mais bien qu'il eût officiellement ainsi rejoint le Bien, ce personnage énigmatique se plaisait à montrer un caractère ambigu ; il allait toujours vêtu comme lorsqu'il avait commandé l'armée des dragons aux ordres de son seigneur, Lwershjár, et sa forteresse Fengan, de l'autre côté des Montagnes Grises, en terrifiait plus d'un. On le disait maudit par les dieux tant du Bien que du Mal, tant par Thgor que par Hemýr, et lui-même ne faisait aucun effort pour démentir cette rumeur.

Lorsque le cavalier était arrivé au niveau de Gwaïherst et de l'Empereur, le ciel était d'un violet inquiétant qui annonçait l'approche imminente d'une violente tempête. Au moment exact où le Roi-Sorcier posa le pied sur le sol de Tekir, un violent éclair déchira les éthers. Ni Gwaïherst ni Quentin ne parut surpris.

Le Seigneur de Fengan s'agenouilla lentement devant l'Empereur et retira son heaume. Quentin regarda avec étonnement son vassal, qu'il contemplait pour la première fois.

Le Maître des Ombres était d'une pâleur excessive : il avait passé presque toute sa vie dans la même carapace d'acier et sa peau, qui ne jouait plus aucun rôle et qui ne voyait jamais le soleil, avait perdu toute couleur et toute vitalité. Pourtant, aucune barbe n'était née sur les joues du Roi-Sorcier et ses cheveux, plutôt que de croître démesurément, étaient tous tombés. Il ne restait plus qu'un visage qu'on aurait pu qualifier de cadavérique s'il n'y avait pas cette flamme jaune éblouissante au fond de ses yeux.

Puis, toujours sans un mot, le Roi-Sorcier se releva, embrassa l'Anneau que portait Gwaïherst, replaça son casque sur sa tête et remonta à cheval.

Enfin, le Président se décida à parler.

« Bienvenue à Tekir. » dit-il calmement.

Le Roi-Sorcier émit alors un son. Il prononça une syllabe, une seule, de sa voix rauque et métallique, semblant provenir d'Outre-Tombe.

« Orb ! » cria-t-il.

Son appel traversa la plaine comme un coup de tonnerre et se répercuta faiblement sur les montagnes lointaines.

En réponse, un tourbillon ténébreux se forma autour du chien, pendant qu'une nappe d'un brouillard épais envahissait toute la partie ouest de Tekir et des plaines environnantes. Lorsque le tourbillon magique se fut dissipé, le chien avait fait place à un personnage tout aussi intrigant et inquiétant que le Roi-Sorcier et encore plus mystérieux, même s'il n'avait pas la même réputation.

C'était Orb, autre serviteur de Lwershjár, qui l'avait pareillement trahi, et avait également été admis au Conseil. Il était le fils d'un Elfe des Ténèbres, et d'une sorcière-amazone des Terres Sauvages du Sud-Ouest. Sa peau était noire ; toute sa physionomie dégageait un aspect méphistophélique soigneusement étudié. Ses sourcils fins et légèrement bifides surmontaient des yeux petits et toujours en mouvement ; son menton était fin et proéminent, recouvert d'une fine barbiche où trois seuls poils d'or paraissaient incongrus dans cette galerie de teintes noires. Orb était vêtu le plus élégamment possible, mais d'une distinction d'une autre époque, plus semblable à celle qui caractérisait la tenue d'Érik De Hel. Ses habits étaient tous en soie et presque tous noirs, à l'exception de sa chemise blanche et de sa longue cape, qui, à la différence de celle du Roi-Sorcier, paraissait plus lourde et était doublée à l'intérieur de velours cramoisi. Le curieux personnage tenait à la main une courte baguette noire ; il ne portait en revanche ni arme ni armure.

Quentin ne parut pas effrayé, ni même étonné outre mesure de cette apparition. À vrai dire, l'Empereur voyait, avec raison, dans tout ce cérémonial, principalement une mise en scène, destinée à l'intimider. Il ne fit que murmurer entre ses dents :

« C'était donc cela le cœur du chien ! »

Orb s'était à peine détaché du nuage de poussières tourbillonnantes qui lui avait donné naissance, qu'une voix tonna derrière Quentin et Gwaïherst, venue de l'intérieur de Tekir. C'était une voix féminine sonore et mélodieuse, mais son ton était dur et plein de reproches.

« Vous espérez nous impressionner ? » demanda-t-elle, sans préciser si elle parlait au Roi-Sorcier ou à son fidèle compagnon.

L'Empereur se retourna et fut sidéré par la beauté de la créature qui se tenait en face de lui. Éclairée d'un seul rayon de soleil apparu uniquement pour elle, une femme au port gracieux et altier se tenait fièrement face au Roi-Sorcier.

Son désir manifeste de s'opposer au Seigneur des Ombres apparaissait dans ses vêtements blancs, légers et aériens, une gaze élégante et raffinée. Elle portait ses cheveux châtain clair enroulés en chignon derrière sa tête, qui supportait par ailleurs un diadème resplendissant. Dans sa main, une baguette de cristal étincelait au soleil.

« Veuillez réserver vos puériles manifestations météorologiques à quelques fidèles ignares, Seigneur ! » continua sur le même ton la Diane indignée.

Elle leva vaguement une main vers le ciel et, en un instant, un puissant vent d'altitude chassa une grande partie des nuages, permettant au soleil de percer de nouveau.

Le Roi-Sorcier resta aussi immobile qu'une statue équestre. Ce fut Orb qui choisit de relever la provocation. Il parlait d'une voix mielleuse mais en même temps piquante et malicieuse.

« Il me semble pourtant, Princesse, que c'est en premier lieu à nos fidèles qu'il importe de montrer la Vérité. Mais peut-être agissez-vous différemment avec les vôtres ? Il me semble aussi qu'entre Sages, un tel auxiliaire métaphorique peut nous aider à affirmer notre identité, sans nécessairement représenter une provocation que vous choisissez de qualifier de « puérile ». Je suppose qu'il est dû à un pur hasard que vous vous soyez entièrement vêtue de blanc aujourd'hui et non de bistre ? »

« Du moins je ne prive pas ainsi de soleil les habitants... »

« De Tekir ! interrompit Orb, plus violemment. Du soleil ! Mais ils en ont tous les jours de l'année, du matin au soir sans interruption ! Les avez-vous d'abord consultés ? Pensez-vous... »

Ce fut alors Gwaïherst qui coupa le Maître des Ruses :

« Paix ! Dans la tâche qui incombe au Conseil, surtout en ces jours troublés, nous n'avons pas de temps à perdre en luttes intestines. Les forces de l'Ordre et du Chaos doivent également coopérer. Est-ce ainsi que nous montrons à Sa Majesté la sagesse de la Ville Blanche ? »

Le Seigneur des Ombres descendit alors de nouveau de cheval, s'avança au-devant de la princesse, baissa la tête en signe d'humilité et dit :

« Pardonnez-moi, Princesse, mon arrivée théâtrale et les paroles de mon ami. »

« J'ai eu tort de vous reprocher de telles matières insignifiantes. »

Au moment où la forte main gantée du Roi-Sorcier saisissait celle, délicate et blanche, de la princesse, Gwaïherst vit avec joie naître dans les éthers un élégant arc-en-ciel.

Meizlo s'éloigna de la boule de cristal qui redevint transparente. Le magicien était revenu à l'auberge lorsqu'il avait senti que le Roi-Sorcier approchait, de façon à pouvoir observer son arrivée par les moyens divinatoires qu'il connaissait. Il avait proposé aux compagnons de Kormor de l'accompagner et tous les cinq avaient donc assisté à la scène.

« Qui est-elle ? demanda enfin Voleur de Feu. Et en quoi est-elle princesse ? »

« Elle est, expliqua le cousin du sultan, Princesse de la Magie. Son nom est Invar, elle siège au Conseil et son père Hexar en était le précédent Président. »

Puis Meizlo se redressa et jeta un coup d'œil à la fenêtre : les nuages se dissipaient et le soleil reprenait sa place habituelle. Comme pour rattraper les quelques minutes qu'elle avait perdues en l'absence de l'astre diurne, la Ville Blanche rayonnait de lumière plus brillamment que d'ordinaire.

« Tekir ! s'exclama le magicien du sultan, plus pour lui-même que pour ceux qui l'écoutaient. Ultime degré de perfection auquel sont arrivés les Peuples Libres ! Miroir d'Ardán, la Cité des dieux ! Que n'ai-je plus souvent l'occasion de la voir ! »

Il se retourna soudainement vers l'intérieur de la pièce, dévisagea Voleur de Feu et ajouta en un murmure :

« Et pourtant... Même Tekir n'est pas parfaite. Ou plutôt, elle l'est trop. Ce n'est pas ainsi que le monde fonctionne. Tekir est incomplète, il lui manque sa part de Chaos. Anecdar est basée sur un subtil équilibre entre les forces de Thgor, Seigneur de l'Ordre et Roi de l'Olympe, dieu de la Nécessité, et celles de Hemýr, Maître du Chaos, dieu du Hasard. La vie elle-même n'est-elle pas une parcelle de chaos dans un océan d'ordre ? »

Parlant cette fois plus distinctement à Kormor et Voleur de Feu, puisque Karine semblait désapprouver et qu'Avethas était perdu dans une sombre rêverie, le cousin de Mizra continua :

« Chaque ville a un tempérament bien défini, déterminé par une harmonie délicate entre les forces de la nature, l'une d'elle prédominant généralement, mais les autres n'étant pas parfaitement absentes. L'évolution d'une Cité semble dictée par le seul hasard, mais en vérité, elle suit une ligne directrice fixée par le Destin, qui respecte toujours le même caractère, semblable à un délicat mélange d'épices... »

Le magicien s'approcha de la boule de cristal, qui luisait faiblement comme son usager s'emportait dans ses paroles.

« Tekir est une essence brute et pure ! Elle est sauvage et vierge : sa place n'est pas sur terre mais dans les cieux. »

À ce moment, Avethas émergea de la somnolence où il était plongé et remarqua malicieusement :

« À en croire la forme de la ville, c'est justement là que les architectes avaient l'intention de la faire arriver. Soyez compréhensif envers leur échec. Il appartient aux générations futures d'y remédier... »

La fin de la journée se déroula paresseusement comme dans un songe. Gwaïherst et Quentin accueillirent quelques autres Sages qui faisaient en principe partie du Conseil mais que l'on ne voyait que rarement à Tekir. Ogur, le Druide Sacré de l'Egarénthi, arriva chevauchant un âne, accompagné de la fée Viviane et de la Messagère des dieux, le barde Enda. Léo de Tekir, le guérisseur, vint lui aussi les recevoir.

Un peu plus tard, ce fut au tour des trois sorcières blanches, Héargir, Gomorg et Meltano. Quentin était rentré à l'auberge et ce fut Gwaïherst seul qui salua ces trois femmes énigmatiques.

Le soir commençait à tomber et le dôme astral à revêtir ses robes amarante lorsqu'un aigle majestueux se profila sur le ciel enflammé, qui se posa sur l'épaule du Président.

« Tout le monde est-il arrivé ? » demanda l'oiseau.

« Tu es la dernière, Sméarna. » répondit Gwaïherst sans s'émouvoir.

« Parfait. Qui parlera demain ? »

« Mon frère principalement, assisté d'Elvire. Mais le débat concernera tous les présents. »

« Invar et Orb vont encore se disputer... »

« Évidemment. Quelle figure de Sages nous faisons ! J'espère que les dieux nous regardent avec compassion... »

Gwaïherst plongea longuement son regard dans les yeux jaunes du rapace et ajouta :

« Je suis trop vieux pour ce métier, Sméarna. Je ne suis plus qu'un bureaucrate incapable. Je ne m'occupe que d'accueillir les arrivants à Tekir. Ambre mon père, redonnez-moi courage ! Nous avons besoin de sang neuf et jeune. Pourquoi la sagesse prend-elle si longtemps à venir ? Après tout, je rentrai au Conseil à quinze ans. »

L'animal glatit mais ne réconforta pas Gwaïherst d'une parole humaine.

« Enfin, cette épreuve permettra de décider si nous sommes devenus des grabataires incapables, ou si l'Univers peut encore compter sur nous pour autre chose que des discours remplis de sapience. J'aimerais tant que les enjeux ne soient pas si élevés... Mais je suppose qu'ils sont à la mesure de l'épreuve. »

En un éclair vert éblouissant, l'aigle disparut pour laisser place à une femme envoûtante.

« Il est vrai qu'aux âmes bien nées la sagesse n'attend point le nombre des années. Mais elle ne quitte pas non plus les esprits après un temps prescrit. Il ne tient qu'à toi, Ambroise, de retrouver en ton cœur ta fougue d'antan ! »

Sméarna, Reine des Métamorphoses, fit une pause, puis ajouta doucement :

« Je l'admets, les longues années d'inaction ont paralysé notre enthousiasme passé. Mais ne t'inquiète pas, si la gravité de la cause de notre convocation est aussi grande que tu le prétends, l'Esprit de Tekir renaîtra de ses flammes, encore plus ardent que précédemment. »

« Peut-être, trancha Gwaïherst, mais ce ne sera pas en moi. Comme Ambre mon père et Hexar avant moi, je céderai mon flambeau... mon fardeau, corrigea-t-il, à un successeur. »

« Viens ! finit par ordonner Sméarna. Enda chante ce soir à la Pleine Lune. Et, d'ailleurs, la lune sera réellement pleine. »

« Elle le sera demain. Et plût à Thgor qu'elle brillât sur la réussite du Conseil. »

Oberon: Through the house give glimmering light,
By the dead and drowsy fire;
Every elf and fairy sprite,
Hop as light as bird from brier;
And this ditty after me
Sing and dance it trippingly.
Titania: First, rehearse your song by rote,
To each word a warbling note:
Hand in hand with fairy grace,
Will we sing and bless this place. [*]

William Shakespeare, A Midsummer-Night's Dream (Songe d'une Nuit d'Été), Acte V, Scène 2

Musique : Le poète parle, dans les Scènes d'enfants de Robert Schumann.

Lorsque Gwaïherst pénétra dans l'auberge, la veillée avait déjà commencé, car le son harmonieux du luth s'échappait de la grande salle en une longue mélopée, tour à tour triste et triomphale.

Seul le centre de la pièce était illuminé par un cercle de bougies, au milieu duquel Enda jouait ; elle n'avait pas encore entrepris de chanter. Elle était vêtue d'une simple robe de lin, gris sombre, bordée d'un filet rouge. L'instrument entre ses mains était de forme ancienne ; il représentait un véritable trésor. En ce moment, le barde paraissait n'avoir ni âge ni visage : elle ressemblait en même temps à tous ses auditeurs, en les cœurs desquels elle s'introduisait.

L'audience comptait une trentaine de personnes, toutes suffisamment loin de la lumière pour qu'on ne distinguât pas leurs traits. Car pendant la veillée, tous étaient égaux et seule la musicienne existait réellement. Une dizaine de membres du Conseil devaient pourtant être présents. Gwaïherst se glissa donc parmi les auditeurs et se laissa envoûter par la vieille Enda.

Lorsque l'assemblée fut complètement plongée dans la musique, Enda commença à accompagner son instrument de son chant. La voix du barde était usée par le temps et elle se cassait occasionnellement. Mais loin de rompre le charme, cela ne faisait qu'accroître le sentiment de magie ancestrale qui baignait la pièce.

Enda commença par une chanson ancienne sur l'Egarénthi, qu'elle avait modifiée pour célébrer aussi Tekir et Anor.

« Álvas, pléras thi sergúlkas
Érdor érdol gli 'garénthja,
Húwi itharú thi mánau.
Thálje zéen pthje ho mízar,
 Egarénthje vát !
Dë madán bhe gréna pléras,
Wíratsirasdo anórna,
Ol tekírna Fréthâdo, ved !
Thálje zéen pthje ho mízar,
 Egarénthje vát !
Ánvo grénul Egarénthja,
Énthja ârlan, zéâ lúrnan ;
Élkwes ésnonares álves.
Thálje zéen pthje ho mízar,
 Egarénthje vát ! »

Enda prononçait la langue archaïque comme on le faisait probablement dans la ville de Val, enfouie dans les ténèbres d'un passé plus mythique que véritable : elle roulait les « r » avec une insistance outrée, sifflait véritablement les « s », trébuchait sur les occlusives, nasalisait presque toutes les voyelles et accentuait bien plus qu'il n'était nécessaire. Mais tout le charme de la chanson venait justement de son ancienneté, plutôt que de ses paroles naïves, et l'audience, y compris ceux qui n'entendaient pas la Langue des Anciens, se laissa séduire par le vieux chant.

Le barde continua par quatre chants qu'elle avait composés elle-même. Le thème en était plaintif mais il cachait par moments des accords éclatants et victorieux qui frémissaient sous la mélodie, juste au-dessous du seuil de la conscience. Le rythme était toujours très lent et posé ; Enda commença tout doucement, et la musique gagna progressivement en intensité.

Voleur de Feu ferma les yeux et laissa agir la magie du Verbe ; alors que le feu des cierges s'effaçait dans une danse toujours plus floue et que la voix d'Enda qui chantait à présent au nom des Elfes se dissipait dans le lointain pour ne plus laisser derrière elle qu'une mélodie plaisante, le jeune homme plongea dans un sommeil agréable.

« Terrible tremblement, vomissement de pierre,
Éruption soudaine, à la force du fer,
Rugissement brutal ; et disparaît dans l'air,
Rhéa revient alors, la douceur d'une mère
Épuisée, et renaît Cérès, l'alma mater.

 * * *

Et goutte et goutte tombe et constitue le flot,
Apreté qui vainc tout, le diamant et les os,
Universelle source où la vie a éclos.

 * * *

Âme souffle sans fin partout et solitaire
Il vole et toujours fuit au loin de qui l'enserre
Revient timidement le maître de la Terre.

 * * *

Fauve, fauve orangé, gothique, impétueux,
Énergique et vivant, cherchant toujours les cieux,
Unique et tour à tour : destructeur, merveilleux. »

Conciles à l'Aube

Musique : Quatrième marche Pomp and Circumstance d'Edward Elgar, puis Jupiter, dans les Planètes de Gustav Holst.

 Tout y parlerait
 À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, l'Invitation au voyage

L'adolescent fut tiré de son sommeil par le tintement cristallin et aigu d'une cloche. Il se releva sur son lit et agita les bras comme pour chasser les spectres de la nuit, puis chercha à identifier la provenance du son qui l'avait tiré de son repos. La source en était clairement dehors mais il était impossible d'en dire plus. D'autant plus que la sonnerie, comme si elle se fût sentie menacée par le jeune homme, cessa aussitôt celui-ci levé.

Voleur de Feu essaya de se remémorer le soir précédent et ne parvint qu'à des images floues et imprécises. Il ne se rappelait pas s'être couché ; la veillée avait dû se prolonger tard dans la nuit.

En tout cas, le garçon était fatigué. Il pensa vaguement à se remettre au lit, mais, à cet instant exact, l'éclair albâtre du jour naissant traversa soudainement le ciel nocturne.

Ce fut alors que Voleur de Feu se souvint que le Conseil devait se tenir sous peu à l'Egarthkúr. Il s'empressa de changer ses habits sales qu'il portait depuis Othardán contre ceux, propres et frais, qu'Alwin lui avait fait donner et qu'il avait refusé de mettre.

On frappa à la porte avec délicatesse ; sans attendre de réponse, Karine entra : elle aussi s'était vêtue dignement, pour une si grande occasion, d'autant plus qu'elle y attachait une importance particulière. Derrière elle, dans le couloir, attendaient Alwin, Kormor et Avethas.

« Es-tu prêt ? » demanda la magicienne.

« Sans doute ! » répondit Voleur de Feu, allègre.

Il sortit et salua ses autres compagnons. Avethas paraissait morose ; il n'avait pas fait d'effort vestimentaire particulier. Kormor, de toute manière, était un prince dans son habillement. Alwin avait encore changé de couleur, passant au lapis-lazuli, mais l'essentiel de sa tenue était inchangée ; toutefois, son visage arborait un air plus grave et sérieux.

Peut-être en raison de l'heure matinale, nul ne semblait disposé à beaucoup parler. À vrai dire, le départ fut même un modèle de sobriété verbale, ainsi que la traversée de la distance qui séparait l'auberge de l'Egarthkúr.

Pendant ce temps, Voleur de Feu eut le loisir de contempler la construction, que jusqu'alors tout semblait toujours avoir écartée de sa vue. La Tour blanche portait son ombre noire sur le firmament qui brûlait, dont les étoiles perdaient leur éclat, et dont la partie septentrionale elle aussi succombait aux attaques du rougeoiement de l'aurore.

Le pied de l'Egarthkúr ne présentait aucune sorte d'ouverture par où l'on pût entrer.

« La porte n'est visible qu'au moment idoine. » précisa Alwin, voyant le trouble de ses protégés.

L'attente ne fut pas longue avant que la cloche de nouveau ne brisât le silence de Tekir. Il était clair cette fois que le son provenait de l'intérieur de la tour. Pourtant, il n'était guère plus fort qu'entendu de l'auberge.

Les vibrations cristallines donnèrent naissance à un sillon de feu qui découpa dans la base de l'Egarthkúr la forme d'un portail, en même temps qu'une main invisible, prophétisant la chute de l'Empire du Mal, gravait en lettres opalescentes au-dessus de la porte, la devise de la Ville.

L'ouverture fut plutôt lente à se matérialiser véritablement, chaque seconde lui apportant de nouveaux détails. Mais en même temps, ceux qui étaient établis paraissaient en perpétuelle mutation, si bien que la porte pouvait prendre l'éternité à se créer. Alwin sembla soudain décider qu'elle était assez finie et il fit un pas en sa direction : sans qu'il fût besoin de les pousser, les deux battants s'ouvrirent et laissèrent place aux hôtes de Tekir, dévoilant les entrailles de la Tour.

L'intérieur de la construction nacrée était plus grand qu'il ne pouvait y sembler de l'extérieur. Un majestueux escalier blanc, bâti contre le mur intérieur, s'élevait vers la cime de la tour, que l'on ne pouvait apercevoir que bleutée dans la distance. Un vertige s'empara de Kormor, qui n'aimait pas les hauteurs, surtout quand il se rendit compte que l'escalier n'avait pas de rampe.

Quiconque se serait attendu à voir dans l'Egarthkúr une succession de savants laboratoires ou de bureaux chargés sur différents étages, devait donc être déçu : sauf au sommet, aucune cloison ni horizontale ni verticale ne divisait l'espace central. Seuls deux objets meublaient l'air. La cloche tout d'abord, située plutôt bas : elle était mince et longue, faite d'un métal bien poli et parfaitement réfléchissant. Plus haut, beaucoup plus haut, à peine visible, un grand et lourd pendule battait lentement.

« Une invention de De Hel, expliqua Alwin. Il prétend que son mouvement démontre qu'Anecdar tourne... »

Voleur de Feu paraissait fasciné, comme hypnotisé, par le mouvement du grave balancier. Mais il fallut l'arracher à ce charme, afin de commencer l'ascension.

Trois mille quatre cent quarante-quatre marches, que Kormor compta soigneusement, furent à franchir : le temps parut interminable, d'autant plus que la montée, rythmée par les balancements du pendule et les pas de dix pieds, était parfaitement monotone. À la moitié seulement, les points de départ de quatre ponts leur permirent de se distraire en regardant Tekir d'une hauteur déjà importante.

Lorsqu'ils furent arrivés au sommet qui était marqué par un plafond qui fermait le haut de la tour et qui n'était en fait que le revers de la plate-forme où siégeait le Conseil, Kormor fut à nouveau pris d'un vertige : l'escalier cessait subitement et un pas de plus aurait plongé tout visiteur distrait dans une chute sans espoir.

« Ne regardez pas vers le bas ! » prévint Alwin, tandis qu'il ouvrait une porte dissimulée dans le mur, qui menait à l'extérieur, où quelques marches sur la paroi visible montaient à l'étage supérieur.

Marches encore une fois suspendues au-dessus du vide de manière fort déplaisante, pensa le Nain. Il n'était d'ailleurs pas le seul de cet avis.

Mais lorsqu'ils furent sur la terrasse, ils oublièrent les tourments de la montée.

Voleur de Feu fut d'abord surpris par l'intensité du vent, qui pourtant était agréablement tiède. En fait, il remarqua bien vite que celui-ci n'était pas une gêne : le souffle, bien que puissant, n'était jamais turbulent.

Pour commencer, le garçon tourna son attention vers l'extérieur. Tekir vue d'en haut présentait un caractère très différent de son aspect habituel. L'Ordre sous-jacent à la ville, qu'au niveau du sol on ne pouvait que pressentir, apparaissait clairement, et la symétrie toujours recherchée et subtilement brisée se manifestait enfin à la vue. D'une telle altitude, la ville était visible dans son entier et ressemblait à une construction miniature, fine et délicate. La contrée alentour se voyait aussi jusqu'à une cinquantaine de milles, bien qu'elle fût encore mal éclairée par le soleil toujours bas. Sur l'horizon au sud-est, les nuages saumon prenaient, dans leur mouvement éternel au gré des zéphyrs, la forme de la Cité des dieux, Ardán. Voleur de Feu, en contemplant cette forme d'illusion, eut l'irrésistible impression que, là-bas, sur la grande tour d'Ardán, une jeune divinité lui rendait son regard et qu'ils étaient liés par un de ces fils invisibles mais tout-puissants que le Destin tisse. Le jeune homme fut saisi d'une envie ardente de s'élancer dans les éthers. Il s'en retint difficilement et se retourna vers la tour elle-même.

Vingt-quatre sièges étaient disposés sur le côté extérieur d'une table en demi-cercle, recouverte d'une nappe blanche. Tous sauf deux étaient occupés. Gwaïherst siégeait au centre, sur un fauteuil de vermeil. À sa droite, Ardemond et Invar ; à gauche, Titania puis Obéron. Alwin venait de gagner sa place à côté du roi des Elfes. Kormor s'était mis à genoux devant l'Autorité de Tekir, Karine et Avethas en retrait derrière lui. On n'attendait plus que l'attention de Voleur de Feu.

« Comment êtes-vous arrivés ici ? demanda ce dernier à l'intention des Sages. Je croyais que nous étions les premiers. »

« Il y a d'autres voies que l'escalier... » expliqua Ardemond en retour.

« Dont vous ne nous faites naturellement pas profiter ! » ironisa Avethas, trouvant que son ami avait, après tout, raison de se plaindre. Puis, trouvant un autre reproche à faire au Conseil, il ajouta : « Et où devrons-nous nous asseoir ? Par terre, sans doute ? »

« J'ai idée que Sa Majesté, qui sera parmi vous, n'y verrait pas d'objection, répliqua le Magicien Blanc. Cependant, si vous désirez un support matériel, rien n'est plus facile ! »

Ardemond murmura quelques mots à son frère, ce dernier prononça une parole arcane et une table, droite celle-ci, plus petite que la précédente et lui faisant face, se matérialisa ainsi que huit chaises tournées vers le Conseil.

« Huit ? fit Voleur de Feu. Je n'en vois que six en comptant Son Altesse le sultan. Qui sont donc les deux autres ? »

« Deux amoureux... » commença Alwin, mystérieux.

Le Demi-Elfe allait peut-être expliquer ce qu'il entendait par là mais tous se retournèrent soudain pour voir arriver trois nouveaux personnages, dont le premier n'était autre que l'Empereur, suivi de Mizra et de son cousin Meizlo.

Quentin montrait cette fois véritablement la tenue qui convenait à un souverain. Sur des vêtements jaune or et bleu roi, il portait une large robe violette bordée d'hermine. Sa tête soutenait une couronne beaucoup plus impressionnante qu'il n'avait l'habitude d'utiliser. Il ressemblait de manière frappante au vieil Anatole (ainsi qu'il était coutumier de nommer ce souverain qui n'avait pas atteint cinquante ans). Mizra était habillé comme on l'attendait du sultan de l'Outre-Mer, avec pompe et apparat. Meizlo, en revanche, avait troqué ses soieries exotiques contre les vêtements les plus simples.

Les formules de politesses coutumières, dont Avethas et Voleur de Feu commençaient à se lasser, avaient tout juste été échangées que parut un nouveau groupe de trois.

Ouvrait la marche un magicien assez semblable à Ardemond, mais manifestement moins âgé, moins grand, moins blanc et moins impressionnant. Karine reconnut en lui le maître de Naréor, dont il lui avait souvent parlé, Omer le Sage.

La suivante était une fille visiblement venue du Sud de l'Empire ; elle paraissait avoir une quinzaine d'années. Sa silhouette était fine et gracieuse, ses yeux noirs et bridés ; elle portait de longs cheveux sombres. Elle semblait perdue et intimidée en même temps qu'excitée au plus haut point. Le vertige causé par l'altitude n'était rien devant le trouble que produisait en elle la vue de tant de magiciens. Et cette créature n'était bien sûr autre qu'Artéa, la pêcheuse de perles qui avait permis à la Larme du Destin de remonter à la surface.

Son compagnon était un garçon un peu plus grand qu'elle et clairement plus âgé d'un ou deux ans. La frange de ses cheveux noirs constituait une barrière opaque devant ses yeux d'écureuil surmontés de sourcils ténébreux. Wolur, car c'était là son nom, avait un regard intense et insondable, qui ne paraissait pas ému par la beauté de Tekir ou par la présence du souverain de toute Anecdar, mais par le simple ordinaire du quotidien. Quiconque aurait plongé dans l'âme du garçon y aurait trouvé une incroyable force intérieure et une volonté simple et pure, mêlée à une terrible inertie et lenteur à l'action. Justement, le bouillant Voleur de Feu, quand il croisa les yeux de cet océan de tranquillité qu'était Wolur, comprit à l'instant qu'ils étaient faits pour s'entendre. Ces deux êtres diamétralement opposés semblaient avoir connu des destinées semblables, sans compter qu'ils avaient à peu de chose près le même âge.

« Je m'appelle Voleur de Feu. » commença le blond en s'approchant du brun et de son amie et leur tendant la main.

Wolur la prit, la serra franchement, et la lueur d'un sourire fugitif dégela un instant ses yeux.

« Et lui, qui est-il ? » demanda Artéa, désignant vaguement Quentin.

Voleur de Feu ne put résister à la tentation de mettre un petit effet dramatique dans sa réponse. Il prononça avec un crescendo d'intensité, mettant autant d'énergie à impressionner la jeune fille qu'à exprimer sa haine pour l'Empereur grâce à des tons très subtilement choisis :

« Son Altesse Impériale et Royale le Duc d'Anor, Premier Maître du Centre d'Anecdar, Sa Majesté l'Empereur de l'Univers, Quentin II longue vie à lui. »

L'effet fut admirable : Artéa défaillit. À vrai dire, la présence du Conseil l'impressionnait, mais dans un sens qui correspondait bien à tous ses phantasmes et qui ne la troublait pas tant qu'elle le laissait paraître ou entendre. En revanche, l'apparition subite dans cette construction de l'esprit qu'elle s'était faite du Maître du Monde fut un choc qui manqua de l'expédier, justement, dans l'autre monde. Quentin, qui discutait avec son Premier ministre, entendit qu'on parlait de lui, se retourna et envoya un sourire à la jeune femme : elle recula d'un pas comme sous l'effet d'un coup tangible.

Il y eut un certain nombre de minutes de confusion, où chacun menait une conversation avec son voisin. L'ambiance s'était nettement détendue et la présence d'éléments aussi variés que l'Empereur du Monde ou un garçon des rues, n'était plus un obstacle à la discussion. Le soleil était plutôt haut dans le ciel (en tout cas, ce n'était plus l'aurore), quand on se décida à s'asseoir.

Avethas et Voleur de Feu étaient installés à l'extrémité sud-ouest de la table quand Quentin vint à passer derrière eux. Karine imagina ces trois personnages figés en portrait et fut surprise du résultat :

En bas à gauche, la figure sombre et clairement elfique d'Avethas possédait la grâce toute particulière de l'immortalité, mêlée cependant à la teinte de la jeunesse qui ne faisait qu'en diminuer la gravité. Par ses oreilles pointues et ses cheveux noirs, Avethas ne pouvait en aucune façon ressembler à Voleur de Feu ; et pourtant... Celui-ci avait en commun avec son maître la même gaieté du regard, la même malice qui s'insinuait jusque dans leurs traits. Encore que ces derniers jours Avethas parût plutôt soucieux. Le masque de sérieux de l'Empereur d'ailleurs cédait également à un regard plus fouillé : Quentin II lui aussi avait un fond d'espièglerie que le sérieux du pouvoir était loin d'effacer. L'Empereur et le garçon avaient en commun, hormis la couleur des cheveux et celle (pourtant rare) des yeux, le nez plutôt rond. Mais tandis que le visage de l'Empereur avait une beauté bien masculine qui envoûtait la magicienne, c'était dans ses proportions que la face du garçon était séduisante. Psychologiquement, les trois êtres étaient aussi plus proches que Voleur de Feu n'eût voulu l'admettre. Tous trois possédaient un sens aigu de la Justice : l'Empereur qui se prenait à réformer tout ce que les Royaumes avaient d'archaïque et d'arbitraire, l'Elfe qui reprochait à son peuple son dédain pour hommes et Nains, et le garçon qui accusait Quentin...

Le silence interrompit Karine dans ses rêveries : tous s'étaient assis et la regardaient avec impatience. Elle s'empressa de prendre place, entre Kormor et Avethas.

Voleur de Feu examina tour à tour les Sages qui étaient tous présents, ces douze hommes et douze femmes qui avaient pour tâche de veiller sur la Balance Cosmique.

À l'extrémité sud de la table, la vieille Messagère des dieux, Enda, était presque assoupie. À sa gauche, trois femmes d'aspect sévère, simplement vêtues, attendaient patiemment : les trois sorcières blanches, Meltano, Gomorg et Héargir. À leur côté, Viviane et Ogur, la fée et le druide du bois sacré d'Egarénthi. Après Ogur venait Léo de Tekir, le guérisseur : sa science remontait au fond des âges ; son siège de bois était juste devant l'aiguille de la tour. Alphonse, à gauche de Léo, était réputé Sage parmi les Sages ; même s'il n'avait aucun pouvoir magique, son jugement était profond et subtil. Sméarna, Reine des Métamorphoses, entre Alphonse et De Hel, avait pris la forme d'une femme d'une trentaine d'années. Les sept membres qui suivaient pouvaient avec raison être appelés les membres centraux du Conseil : De Hel, Invar, Ardemond, Gwaïherst, Titania, Obéron et Alwin étaient sans aucun doute les plus célèbres dans tout l'Empire. En progressant vers l'est, le regard de Voleur de Feu passa rapidement Meizlo et Omer, pour s'attarder sur Elvire, l'Invocatrice du Conseil, une femme dont le visage marquait un âge extraordinaire, un masque de sévérité, derrière lequel se cachait pourtant une grande tendresse. Elle ne semblait pas gênée par l'identité de son voisin, le Roi-Sorcier, qui bien entendu s'était assis à côté d'Orb. Eoza, après Orb, était une autre figure inquiétante : la Magicienne des Ténèbres, dont la beauté sensuelle avait été un poison mortel à plus d'un. Mais sa voisine était Uldira, la seconde d'Elvire, qui ne se souciait guère d'Eoza. La table était close par Gathe, Maîtresse des Vents.

Gwaïherst se leva, avança jusqu'au bord de la tour, écarta les bras ; vue du centre de l'Egarthkúr, sa silhouette faisait une tache sombre sur le disque solaire. L'instant était solennel.

« Clair flambeau du monde ! invoqua le Président. Roi des Astres, sous ton égide, nous tenterons de soigner les plaies de l'Univers. Que les dieux nous assistent dans cette lourde tâche que nous a léguée Ambre, fondateur de Tekir. En présence des représentants des Trois Peuples du Monde, ce quinze d'itharmánta quatorze cent soixante-douze, je déclare ouverte la session extraordinaire du Conseil des Sages. »

La Pierre d'Argent, trônant du haut de son pinacle, émit un éclair intense.

« Excellence Gaël Ardemond ! appela Gwaïherst lorsqu'il fut de nouveau assis. C'est vous qui avez demandé à réunir le Conseil. Vous avez la parole. »

« Merci, Excellence, répondit le Magicien Blanc. Si vous le permettez, Président, je désirerais commencer par une histoire, une légende des temps anciens que tous connaissent car chacun l'a entendue un soir au coin du feu, sous une forme ou une autre : tous les peuples l'ont incorporée dans leurs contes, modifiée par des générations de bardes. Je n'ai pas le talent d'Enda mais il me faut pourtant vous narrer cette fable par laquelle commence la saga du monde...

Le Maître des Maîtres venait de terminer son Livre, le Démiurge de donner naissance à Anecdar. Il l'entoura de l'Aura gardienne qui devait protéger notre monde des attaques extérieures. Il créa les dieux dont nous savons les noms : Thgor, Seigneur de l'Ordre, Hemýr, Maître du Chaos, et les autres. Il mit au monde les premiers Elfes, hommes et Nains.

Cette création aurait été Perfection, si le Créateur, en l'observant dans son entier n'avait été ému au point de verser une larme. Ce qui en soit ne serait pas un mal. Mais entre l'œil qui la produisit et le Woteriljme où elle tomba, la larme fut... modifiée. »

Ardemond prit sa respiration et prononça lentement :

« Issarkhwélgeta... »

Un nuage passa sur le visage du Magicien Blanc lorsqu'il prononça ce nom terrible. La tour trembla et Avethas sentit un frisson glacé lui parcourir les veines et lui glacer le cœur.

« Le Tueur de Soleil, le Mal Incarné, auquel tous les peuples ont donné des noms différents, a su pervertir la Larme du Destin... »

« Mais comment, interrompit Mizra (qui parlait presque sans accent, remarqua Kormor), une création du Bien, une larme de Dieu, pourrait-elle être pervertie ? »

« C'est, expliqua Orb, que le Destin, et par conséquent la Larme, est par-delà le Bien et le Mal. La relique est fondamentalement en harmonie avec Anecdar. Toutes autres notions sont pour elles inconséquentes. Le Démon n'a fait qu'utiliser cette harmonie pour franchir l'Aura gardienne d'Anecdar. Il a subtilement écarté la Balance Cosmique de sa position d'équilibre, en renforçant sans cesse le Chaos par rapport à l'Ordre. Il s'est attaqué à la pierre puisqu'elle était une cible plus petite et facile à atteindre, et l'osmose qui la relie au reste d'Anecdar est pour le Mal une porte ouverte. Le Démon n'a pas altéré la nature interne de la Larme, il n'a fait que changer les proportions de l'Ordre et du Chaos. »

« En d'autres mots, continua Invar qui ne pouvait pas laisser Orb parler sans intervenir elle-même, la Larme est le réceptacle d'un formidable pouvoir, neutre au départ mais qu'Issarkhwélgeta a en quelque sorte orienté vers le Mal. »

« La poussée qu'il a exercée depuis cinq mille ans est nettement apparente, reprit Ardemond. Sans cesse il a retourné les peuples les uns contre les autres. Il a provoqué guerres et calamités. Si le Chaos, personnifié par Hemýr, est nécessaire afin qu'Anecdar ne devienne pas un monde figé, le Démon l'a rendu plus fort qu'il ne devait l'être. Lwershjár, fils de Hemýr, a été le premier instrument de ce Mal : il a détruit la première ville, Val la grande, la capitale d'Eo, premier roi des Elfes. Si, depuis, Lwershjár a été tué et que son Anneau Noir est devenu l'Anneau Rouge des Empereurs, grâce à la trahison du Roi-Sorcier, ce n'est pas que notre ennemi a été vaincu, comme nous avons failli le croire. Au contraire, le Démon est devenu assez puissant pour que Lwershjár lui soit inutile. Jusqu'alors, il s'était contenté d'un demi-dieu ; désormais, il lui faudra plus. »

« Quoi donc ? demanda Invar, trahissant son inquiétude. Que s'est-il passé ? »

Ce fut Elvire qui répondit. Elle se leva et parla très lentement, d'une voix pénible à entendre car nasillarde et sèche :

« Jusqu'à maintenant, la poussée était voilée, le Mal progressait lentement. Les forces de l'Ordre pouvaient lui résister. Anecdar avait enfermé la Larme sous bien des pieds d'eau. Par moment même, les forces du Chaos reculaient. Mais soudain, il y a un mois, un voile s'est déchiré. »

Elvire semblait bouleversée par ce qu'elle avait senti des sens mystérieux qu'elle seule, ou presque, possédaient. Sa voix devenait presque hystérique :

« La Larme a atteint la surface ! Le Mal est libre dans Anecdar ! »

Elle se calma puis continua :

« Les forces des Ténèbres se sont manifestées en deux endroits : à Sjamkuna, où la Larme est apparue, et à Othardán. »

« Vous voulez dire... » commença Omer, pris d'une soudaine terreur.

« Oui. » répondit Ardemond calmement.

« Expliquez à ceux d'entre nous qui n'en sont pas au courant votre partie de l'histoire. » ordonna Gwaïherst à l'intention d'Omer.

« Érin, un magicien de mes amis, qui demeure à Sjamkuna, commença Omer d'une voix tremblante et distraite, m'a averti que ces deux jeunes gens (le mage désigna du bras Artéa et Wolur) étaient venus le voir. La jeune fille possédait un talent d'argent et désirait apprendre la magie. Érin a trouvé cela étrange, surtout quand Artéa lui avoua être pêcheuse d'huîtres. Il se trouvait que j'étais de passage à Sjamkuna et Érin m'en a parlé. Bien lui en a pris... À vrai dire, je n'avais jamais réellement compris qu'Artéa avait trouvé la Larme. Artéa, explique donc ce qui s'est passé. »

La jeune fille était rouge comme une pivoine et extrêmement nerveuse. La main calme de Wolur sur son dos vint la réconforter. La voix de la jeune fille était néanmoins sans cesse interrompue par des hoquets.

« En plongeant, un jour, j'ai trouvé... une grosse pierre... sur le fond de l'océan... Elle brillait... elle était évidemment magique... J'ai cru... J'ai toujours voulu... devenir... magicienne... »

« La Larme ? demanda brutalement Meizlo. Qu'est-elle devenue ? »

« Calmez-vous ! » firent en chœur Quentin et Titania, sans qu'on sût si cela s'adressait à Artéa ou à Meizlo.

« Je l'ai vendue, répondit la jeune fille. Quelque chose m'a dit... que je ne pourrais pas m'en servir seule... que je devais plutôt en tirer de l'argent. »

« Dites-moi, demanda Ardemond, elle était belle, n'est-ce-pas ? »

« Oh, oui ! » déclara Artéa avec enthousiasme. Puis elle ajouta timidement : « Monsieur. »

« Alors pourquoi ne pas l'avoir gardée ? »

« Je ne sais pas... C'était plus fort que moi... »

La voix sifflante d'Orb se fit entendre :

« Et si je suggérais que vous l'avez gardée pour vous-même, que vous nous racontez cette histoire pour nous lancer sur une fausse piste ? »

« Non ! » protesta faiblement Artéa.

« Orb ! gronda Invar. Je vous l'interdis ! Cette jeune femme est évidemment de bonne foi. »

Orb haussa les épaules et ne répondit rien.

« Et à qui l'avez-vous vendue ? » demanda alors Obéron.

« Je ne me souviens plus... » répondit piteusement Artéa.

« Pardon ? » fit Orb, moqueur.

« Ne cherchez pas, intervint Elvire. C'étaient les émissaires du Démon. L'enfant n'a été que le jouet de cette Créature infernale. Soyons simplement heureux qu'elle ait été laissée en vie et qu'elle ait pu nous prévenir. »

« Vous voulez dire, s'enquit Mizra, que le démon a libéré la Larme du sable au fond des eaux, mais n'a pas pu aller lui-même la chercher... »

« Il n'avait pas de raison, répondit Ardemond, d'envoyer un de ses sbires la chercher qui aurait certainement attiré l'attention — alors que les pêcheuses faisaient parfaitement l'affaire. Pour ce qui est du sable, il n'avait pas eu le choix que de prendre patience. »

« De toute façon, dit alors l'Empereur d'une voix calme et posée, pendant qu'il écartait quelques cheveux de ses yeux, la question est surtout : où est la pierre maintenant ? »

« Non, corrigea Elvire. Là n'est pas la question. Cela, nous le savons. J'ai découvert qu'elle était dans les Monts du Diamant. »

« Et qu'y fait-elle donc ? »

« Elle attend. »

« Mais quoi donc ? »

« Qu'on vienne la chercher. »

« Mais c'est absurde ! »

« Pas du tout, expliqua Gwaïherst. Le Démon n'a pas besoin de la Larme. Le rôle de celle-ci est de fournir des pouvoirs immenses, démesurés, à celui qui deviendra le prochain émissaire du Mal sur Anecdar. »

« Alors, que faut-il faire ? » demanda Mizra.

« C'est de cela, justement, qu'il nous faut décider. Mais auparavant, il y a un autre élément à prendre en compte : ces quatre aventuriers. »

Le Président désigna de la main Kormor et ses compagnons.

« Vous vous êtes probablement demandés pourquoi je vous ai fait venir ici... » commença Ardemond.

Il attendit un petit moment avant de continuer.

« Elvire m'avait annoncé que les Forces des Ténèbres s'étaient concentrées à Othardán et avaient subitement disparues de la ville le soir du trois d'itharmánta. Et justement, le quatre, Léo de Tekir a reçu d'Egar d'Othardán, autre guérisseur, un message relatant ce qui est arrivé à Karine et Avethas... »

En quelques mots, Ardemond mit tous les assistants au courant de l'étrange aventure de la boutique de la rue de l'Étoile Bleue.

« Cette histoire ne me parut pas notable avant que je n'apprisse par Omer et Elvire la remontée de la Larme. »

Ardemond se leva, prit une voix grave et solennelle et déclara :

« Avethas fils de Sagnir ! Le Démon voulait que vous fussiez son instrument dans ses desseins ténébreux. »

L'Elfe pâlit visiblement mais Titania rajouta avec un sourire :

« C'est cela que la prophétie nous a appris : les intentions du Mal à votre égard et non le contraire. »

« Et manifestement, continua Ardemond, le Démon a abandonné ses intentions à votre égard. Mais le fait qu'il en ait eu fait de vous une arme puissante à employer contre lui. »

« Cela, objecta Eoza, me semble une conclusion hâtive ! »

Son voisin, Orb, sembla approuver et surenchérit sur un ton perfide :

« D'ailleurs, comment saurions-nous que cet Elfe n'est pas déjà un serviteur des ténèbres ? »

« Êtes-vous à ce point incapable de lire sur un visage, intervint Invar, pour formuler de pareilles suppositions ? »

À ce moment, Avethas sentit qu'il devait dire quelque chose. Il se leva, laissa un silence religieux s'abattre sur le conseil et commença à parler sur un ton grave et sérieux, mais avec un sourire amusé aux lèvres.

« Non, je ne suis pas envoyé par le Démon. Et je peux vous jurer que je ne me laisserais jamais pervertir au point... »

L'Elfe hésita, non pour diminuer la portée de ses paroles, mais pour chercher un exemple frappant. Son regard tomba sur Voleur de Feu qui le dévisageait admiratif.

« ...au point de causer du tort à mes amis. J'ignore si je suis celui que vous cherchez, mais je me déclare prêt. Toutefois, j'admets volontiers que je ne me sens pas parfaitement pur. »

« Justement, approuva Gwaïherst, le contraire serait inquiétant. »

« Je demande, poursuivit Ardemond, que le Conseil vous propose cette mission : retrouver la Larme du Destin et la détruire, ou plus exactement l'envoyer dans le Plan Astral où elle ne sera plus une menace. Le danger de cette expédition est presque exclusivement intérieur : ce serait de succomber à la tentation d'utiliser les formidables pouvoirs de la Larme à votre compte. »

« Je trouve, Excellence, dit alors Gathe, que vous allez bien vite en matière. Tout ceci mérite plus de réflexion. »

« C'est que le temps presse : le Démon recherche certainement une autre cible à ses tentation. Pour ma part, j'ai longuement médité : ces aventuriers nous sont envoyés par le Destin plutôt que par le Mal. »

« Le Mal, corrigea Orb, fait partie du Destin, rappelez-vous bien cela ! »

Ardemond, on peut l'imaginer, se contenta de murmurer :

« Ce qui ne contredit en rien mes projets. »

« Tous les quatre ? » demanda soudain De Hel elliptiquement.

« Trois, corrigea Ardemond. Je suggère que le garçon reste ici. »

« Pourquoi donc ? demanda celui-ci, interloqué. J'ai promis de suivre mon maître partout. »

« Il n'est pas ton maître, fit gravement Ardemond. Je désire que tu restes pour apprendre la magie. »

« Mais... »

« Je m'expliquerai le temps voulu. En attendant, vous connaissez maintenant mon projet, que je soumets aux questions et au vote du Conseil, ainsi qu'à l'approbation des intéressés. »

Un silence régna un moment sur l'Egarthkúr. Puis Gomorg se décida à poser une question.

« Mais pourquoi désirer la disparition de la Larme ? Pourquoi ne pas l'utiliser ? Ne pourrait-elle pas accomplir de grands bienfaits ? »

« Les pouvoirs de la pierre sont immenses. Il serait en effet possible d'en tirer d'incomparables bénéfices. Seulement, la flamme ténébreuse qui consume la Larme pervertirait ces actions, tant dans leur nature que dans leurs conséquences. Elles deviendraient lourdes de retombées néfastes, quelle que fût leur portée originelle... »

« Et n'y aurait-il pas possibilité, demanda Meltano, de contrer cette influence négative qui joue sur la Larme ? »

« Sorcière blanche ! Vous sentez-vous de taille à tenter une telle épreuve ? Pouvez-vous à vous seule endosser le poids de cette responsabilité : représenter tout le Bien d'Anecdar afin de faire fléchir la Balance ? Sauriez-vous endurer les attaques renouvelées du Mal pour vous faire tomber dans ses pièges et ne jamais céder ? Arriveriez-vous à soutenir la Clarté du Créateur dont on aurait seulement retiré tout le Bien pour ne laisser qu'un Mal intense ? »

« Non, répondit sans détour l'interpellée. Pas un instant. »

« Et nul ici n'osera affirmer le contraire. »

« Cependant, intervint De Hel, vous suggérez que ces trois aventuriers pourraient nous aider ? Qu'ils réussiraient là où vous admettez votre incompétence ? »

« J'ose affirmer que ces trois représentants de chacun des Trois Peuples Libres nous sont envoyés par le Destin... »

« La Larme elle aussi nous est envoyée par le Destin ! se moqua Orb. À vrai dire, tout ce qui existe nous est envoyé par le Destin ! »

« Encore une fois, Excellence, répondit Ardemond avec un sourire, vous ne me contredisez nullement. Le Mal a vu le potentiel qu'ils représentaient, il n'est pas de raison qu'il n'en soit pas de même du Bien. »

Kormor, qui s'était jusqu'alors tu, intervint :

« Vous avez dit, Excellence, que vous comptiez faire disparaître la Larme dans le Plan Astral. Mais comment pourrions-nous accomplir cette tâche ? »

« Il est possible pour un magicien d'invoquer un portail qui lui permette de voyager entre les plans. Karine n'y verra qu'un exercice difficile certes, mais tout à fait surmontable, pour ses talents de magicienne. »

Un ange passa sur le Conseil.

« Il semblerait, Excellence, finit par remarquer un Alwin un peu moqueur, que vous nous ayez convoqués seulement pour nous exposer vos projets et recueillir un vote positif... Avez-vous d'autres intentions ou devons-nous nous contenter de cautionner vos idées ? »

Ardemond répondit d'un ton sévère et réprobateur :

« J'ai réuni le Conseil, Excellence, pour l'informer de la remontée de la Larme et pour en avertir les Terres Émergées entières. Si cette information ne vous paraît pas utile ou importante, j'en suis marri. De toute manière, j'ai une seconde raison, qui est également celle pour laquelle j'ai fait venir à Tekir les chefs politiques de l'Empire que sont Sa Majesté l'Empereur et Son Altesse le Sultan : je désire savoir combien d'hommes ils peuvent mobiliser en cas de guerre. »

On aurait peut-être pu sentir ce dernier mot venir. En tout cas, ce n'avait pas été le cas, et tout le Conseil, comme un seul homme, sursauta...

Gaël Ardemond parlait de guerre !

Sans s'émouvoir, l'Empereur répondit d'une voix assurée :

« Dix-huit légions régulières stationnent à côté d'Anor. Vingt-trois sont disséminées à travers le Centre d'Anecdar, dont quatre à Enordeme et une à Othardán. Les troupes auxiliaires auraient du mal à comptabiliser plus de cinq mille hommes... »

Mizra, ne voulant pas rester en reste, ajouta :

« L'Ouest de l'Outre-Mer est armé de cinq légions ; l'empereur de Mekand pour sa part peut en mettre huit à ma disposition. »

« Les Elfes ? »

« Guère plus de sept mille... » jugea Obéron.

« Mortame dispose de cinq légions de Nains. » surenchérit Kormor.

« Fengan ? » continua Ardemond.

« Douze mille combattants. Plus cinq dragons. » répondit brièvement le Roi-Sorcier.

« Soit bien moins d'un demi-million, même dans les meilleures circonstances, conclut Ardemond. Cela ne suffira pas. Quelqu'un peut-il lever plus de soldats ? »

« Absolument impossible, répliqua Quentin. Je dispose déjà d'une armée bien plus puissante que jamais mes prédécesseurs. Une armée permanente, qui plus est, et en partie recrutée par conscription, ce qui est excessivement impopulaire. Et les caisses de l'Empire sont insuffisamment remplies pour recruter de nouveaux mercenaires. »

« Tekir est riche de plus de quatre-vingt-quinze millions de couronnes, précisa De Hel, soit près de quatre-vingts mille talents d'or... »

L'Empereur eut un mouvement de surprise visible : c'était le triple de l'encaisse or brut de la Banque d'Anecdar.

« ...Si cela devait se faire, nous pourrions augmenter le chiffre avancé de quelques dizaines de milliers. Mais pourquoi donc, Vénérable, avez-vous besoin d'une telle force ? »

« Cela semble clair, répondit le Magicien Blanc, maussade : nous devrons peut-être lutter contre le détenteur de la Larme, qui qu'il soit. Et à ce moment, toutes les forces de l'Ordre seront nécessaire. Je crains fort qu'elles ne fassent pas le poids. »

« La pierre est-elle à ce point puissante qu'elle permette à un seul de triompher de soixante légions ? »

« En fait, elle permettrait à un seul d'avoir raison de toute la population d'Anecdar, dieux compris. Mais sa puissance augmente en fonction de l'audace, de l'ambition, de la noirceur, de celui qui la détient... Toutefois, il est peu probable qu'il soit assez... faible... pour être vaincu par moins d'un million. »

« Pardonnez cette question, Maître, interrompit soudainement Voleur de Feu, les yeux tristes. Mais en envisageant la guerre, vous considérez votre propre échec, n'est-ce pas ? Vous considérez que la Larme ne sera pas détruite ou envoyée dans le Plan Astral mais bien utilisée contre Tekir. »

« C'est qu'il n'est pas donné aux humains de ne jamais se tromper. » répliqua Ardemond. Et, d'une voix claire et douce, il ajouta : « Fort heureusement. »

Puis, se tournant vers le Président, il demanda :

« Quant à Tekir, mon frère ? Quels sont ses moyens de défense ? »

« Je peux, pendant douze jours, faire appel aux pouvoirs de la Pierre d'Argent et entourer Tekir d'une aura gardienne semblable à celle d'Anecdar tout entière et de la même puissance. Je ne sais cependant si elle résisterait à la Larme... »

« Espérons-le ! »

« Mais qu'en est-il de l'Egarénthi ? interrogea subitement Héargir. On le dit aussi vieux et solide que les os de la Terre. Renferme-t-il un pouvoir magique capable de résister à la Larme ? »

« Encore une fois, répondit Ogur, non. Il serait déjà plus facile de résister au Mal de la Larme plutôt qu'à la pierre elle-même. Mais cela même n'est pas dans la nature du Bois Blanc. Si la force de résister au Démon se trouve quelque part sur Anecdar, il faut la chercher à Tekir, ou chez les Elfes à Stjertén. »

« Je n'ai pas ce pouvoir, assura Obéron. Val elle-même, dirigée par Eo, n'a pas pu résister aux attaques de Lwershjár. Comment pourrais-je surmonter une épreuve plus difficile que celle qui a forcé le Premier roi à partir en exil ? »

« Fengan ? demanda Léo d'une voix creuse. L'ancienne forteresse du Mal pourrait-elle vaincre son Maître ? »

« Peut-être, répondit le Roi-Sorcier. Mais je ne pense pas que la cité de Lwershjár puisse résister à celui qui a donné son pouvoir au Maître des Ombres. »

« La lutte est donc vaine... » jugea Gathe.

Voleur de Feu explosa à ce moment, sous les yeux étonnés de presque tous, sauf Ardemond qui lui fit un clin d'œil et Titania qui lui lança un regard approbateur :

« Vaine ? cria le garçon. Mais elle n'est vaine que si vous la déclarez perdue d'avance ! Elle ne le sera que quand chaque habitant d'Anecdar aura combattu jusqu'au bout ! »

« Je croyais, murmura Quentin juste assez fort pour que Voleur de Feu l'entendît, que tu... que vous détestiez la guerre. »

« La lutte contre le Mal ne prend pas nécessairement la forme d'une guerre, Sire... répliqua le jeune homme en chuchotant. Ou du moins il y a d'autres manières de remporter la victoire... »

Gwaïherst, après avoir adressé à Sméarna un hochement de tête complice, prononça, autant pour lui-même que pour les autres membres du Conseil :

« Je disais hier avoir besoin de sang neuf au Conseil. En réalité il était déjà entré dans Tekir. »

De là à voir un aveu de démission de la part de Gwaïherst, il n'y avait qu'un pas. Un murmure souffla sur l'Egarthkúr.

« Je maintiens, insista Ardemond, que le garçon devrait rester à Tekir pendant que ses amis partent pour les Monts du Diamant. Je ne souhaite pas qu'il voie la Larme. »

« Vous semblez y attacher une grande importance, Excellence... » commenta Alwin.

Ardemond ne répondit que par un large sourire et le Demi-Elfe rit légèrement.

« Quelqu'un a-t-il quelque chose à ajouter avant le vote ? » demanda Gwaïherst après un moment.

Ce fut Alphonse qui choisit de parler. Sa voix était claire et musicale. Les autres membres du Conseil se turent respectueusement. Il était clair que ce qu'il allait dire déterminerait la direction de la décision finale de Tekir.

« Votre Majesté l'Empereur, Votre Altesse le Sultan de l'Outre-Mer, Votre Excellence le Président de Séance, Monsieur le Premier ministre, Vos Excellences les membres du Conseil, Monseigneur le Chevalier, Mesdemoiselles et Messieurs, vous avez entendu l'avis de Son Excellence Gaël Ardemond, sur la situation et sur l'action que devrait prendre le Conseil pour y remédier. »

Cette introduction, bien que prononcée sur un ton grave et sérieux, était délibérément trop pompeuse. Alphonse maîtrisait parfaitement son auditoire.

« Gaël nous a suggéré, sur la base des informations qui nous ont été dévoilées, par lui-même principalement, que nous envoyions ces aventuriers dans les Monts du Diamant pour transporter la Larme hors de notre monde...

Il nous a clairement démontré que nous débarrasser de la pierre était la seule solution qui s'offrît à nous. Il a proposé que nous envoyions ces trois amis et cette proposition était également soutenue par d'excellents raisonnements : ce sont eux qui ont été tentés, puis relâchés par le Démon, et d'ailleurs ils nous semblent envoyés par le Destin.

D'excellents raisonnements, ai-je dit. Qui remplissent parfaitement leur but, à savoir de nous tromper. »

Tous sursautèrent, sauf peut-être le Roi-Sorcier, et tournèrent un regard incrédule vers Alphonse.

« Ces aventuriers ont été la cible des tentations du Démon. Soit. Mais en quoi cela les rend-il aptes à remplir la mission que nous leur proposerions ? Cela, Ardemond ne nous le dit pas, pas plus qu'il ne nous dit comment ils devront trouver la Larme, ou pourquoi le jeune homme devrait rester à Tekir. Il n'est pas nécessaire, je pense, que j'expose plus clairement la faiblesse des arguments du Magicien Blanc : chacun peut s'en rendre compte par lui-même. »

Le silence se faisait plus épais chaque instant. Ardemond avait une expression mi-triste, mi-amusée. Alwin était sur le point de rire franchement. Gwaïherst écoutait d'un air sévère. Voleur de Feu et Artéa semblaient fascinés. L'Empereur, vaguement surpris, paraissait attendre un dénouement inattendu.

« Or tous savent ici qu'Ardemond n'est pas un sot. Sa sagesse acquise par tant de siècles de vie n'est pas un vain mot. Non, Ardemond sait plus qu'il ne veut nous dire. Et je le répète, le fils d'Ambre le Sage nous ment par omission et complote dans notre dos... »

« Excellence Président ! s'écria Omer en se levant. Je trouve que... »

Ardemond lui-même interrompit son ami d'un geste.

« Il essaie, disais-je, de nous tromper, poursuivit Alphonse le Sage. Et voilà justement pourquoi je suggère au Conseil de voter en sa faveur. Voilà pourquoi je pense que nous pouvons lui faire confiance ! »

Meizlo, Omer, Invar et la plupart des autres, ne dissimulaient pas leur vaste surprise. Gwaïherst restait aussi impassible qu'une statue. Ardemond et Alwin riaient franchement. Le visage d'Alphonse exprimait à présent un amusement évident.

« Si les conclusions de Gaël étaient honnêtes, je les jugerais insuffisantes pour ne pas chercher plus avant une alternative. Mais le Magicien Blanc sait ce qu'il fait ; et s'il estime bon de tromper le Conseil, c'est qu'il a pour cela d'excellentes raisons. S'il ne détaille pas ses plans, je suis sûr qu'il ne le peut pas. Mais pour sa part, il a tout prévu, tout calculé, tout envisagé. »

Après avoir fait une élégante révérence à Ardemond, Alphonse finit :

« Je n'ai que ceci à vous dire : le Magicien du Monde a vu plus loin et plus clair que nous tous ; laissez sans hésitation l'avenir de l'Univers entre ses mains. »

Le premier à se remettre fut sans doute De Hel et il commença à applaudir. Sa voisine Sméarna le suivit aussitôt et, après peu de temps, tous sauf l'orateur lui-même et les deux fils d'Ambre applaudissaient le discours qu'Alphonse venait de tenir. Il était clairement inutile de passer à un vote formel.

Avant de clore la séance, il restait encore à rédiger la déclaration officielle du Conseil, ce à quoi Gwaïherst et Ardemond s'affairèrent principalement. Après environ un quart d'heure, ils produisirent le texte suivant :

« Nous, membres du Conseil des Sages de la Planète d'Anecdar, réunis en séance plénière extraordinaire sous la protection de Thgor à la demande de Gaël Ardemond le Blanc, sous la présidence d'Ambroise Gwaïherst et en présence de représentants des Trois Peuples Libres, de Sa Majesté l'Empereur d'Anecdar Quentin II Sendar et de Son Altesse le Sultan de l'Outre-Mer, Mizra Abeldertir, arrêtons :

Nous proposons à Kormor Silverhammer de Mortame, à Karine de Feuerstern et à Avethas de Stjertén la tâche qui leur a été mentionnée et que nous connaissons, bien que ne jugeant pas propice de la dévoiler à l'Univers. Ils ont par conséquent notre protection dans cette quête s'ils l'acceptent, et quiconque s'opposera à leur passage ou à la réalisation du dessein que nous leur confions sera coupable de crime contre la Sûreté du Monde. Nous nous remettons à l'autorité du Siège Impérial quant au jugement de cette action, ou pour les modalités de notre protection. Les désignés seront libres d'employer à leur convenance, pour l'accomplissement d'icelle tâche, les fonds de Tekir à la concurrence de cinq mille couronnes. Ils auront droit à demander pour salaire deux cents couronnes chacun avant leur départ, ainsi que la même somme à leur retour, le triple s'ils peuvent prouver avoir rempli leur mission.

Nous mettons en garde la population d'Anecdar de ce que l'échec de cette tentative de notre part pour maintenir l'Équilibre du Monde impliquerait très certainement un grave danger pour la sécurité de l'Univers, ce danger se manifestant probablement, à notre opinion, sous la forme d'une guerre contre un adversaire extrêmement puissant et détenteur de pouvoirs arcanes fort étendus. Si cette guerre venait à se déclarer, nous offrons à tous ceux qui le désirent, dans la limite de nos moyens, notre protection et celle de Tekir. Cependant, que tous soient déjà prévenus de ce que nous ne pouvons garantir la sécurité d'aucun et qu'elle semblerait même fort compromise si nous échouons.

Nous enjoignons à tous ceux qui ont assisté à la réunion lors de laquelle ce texte fut établi, ainsi qu'à tous ceux qui, de quelque autre manière, connaissent la situation à laquelle nous tentons de remédier, de ne pas dévoiler cette information à quiconque sans l'accord du Conseil.

Ce procès-verbal sera rendu public, affiché et crié dans les principales villes d'Anecdar le plus tôt possible et envoyé officiellement au Sénat de l'Empire, à Anor.

Adopté à l'unanimité par le Conseil des Sages dans sa séance du quinze d'itharmánta 1472 ugi. »

Après avoir recueilli d'un regard l'assentiment de l'Assemblée, Gwaïherst frappa un coup d'un petit marteau posé à sa main droite et déclara :

« La séance est close. »

Nul ne quitta encore la tour, mais aussitôt, comme si l'autorité du Président était la seule force qui maintînt l'ordre sur l'Egarthkúr, le groupe éclata en une multitude de petites conversations éparses qui devaient durer passablement longtemps.

Titania avait noté que la jeune fille, qu'on devinait sans mal fraîche et spontanée au naturel, était plus qu'intimidée par l'environnement dans lequel elle s'était retrouvée si soudainement. Pendant tout le Conseil, Artéa avait serré son amoureux de près et n'avait pas osé intervenir d'elle-même. Wolur lui-même ne semblait pas prêter d'attention particulière ni à son amie ni à quoi que ce soit d'autre que l'air du temps d'ailleurs.

La présence de Voleur de Feu n'était pas non plus un réconfort particulier pour Artéa, car celui-ci paraissait justement tout à fait à son aise.

Profitant de l'agitation du Conseil qui se désagrégeait lentement, la Reine des Elfes se faufila entre les Sages pour retrouver la jeune humaine.

« Artéa ! » murmura Titania quand elle fut derrière l'adolescente, qui se retourna vivement, leva les yeux vers la Dame Verte et poussa un petit cri :

« Oh ! »

Elle ne put s'empêcher d'ajouter : « Comme vous êtes belle ! Vous êtes une Elfe, n'est-ce pas ? »

Presque comme s'il se fût agi du temps qu'il faisait, Titania répondit :

« Je suis l'épouse du roi des Elfes, Obéron. »

Et elle rajouta aussitôt, ne laissant pas à l'enfant le temps de pâlir :

« Inutile de me montrer aucune marque particulière de respect. »

« Je n'avais encore jamais vu d'Elfes... Mais mon père m'a dit que je descendais en partie... »

« Du Peuple des Étoiles ? Quel est ton nom complet ? »

« Artéa fille de Roger Boliter. »

« Et la mère de ton père ? »

« Laura Énane. »

« Énane... Ce nom me rappelle quelque chose... » commença Titania. « Oui ! Je me souviens ! Elle est l'arrière-petite-fille d'Anya Énane, elle-même petite-fille du Demi-Elfe Alwin Indane-Laureas, celui-là même qui fut présent aujourd'hui au Conseil... »

Titania resta silencieuse un moment en pensant aux parents d'Alwin : la douce Énora Laureas, âgée d'à peine cinquante ans, avait rencontrée le père d'Alwin, Martial Indane, général de légion de l'Empire. Leur amour avait été plus grand que jamais connu entre un homme et une Elfe. Lors de l'invasion des dragons de douze cent cinquante-quatre, Martial avait voulu reprendre les armes à soixante et onze ans et était mort, une des premières victimes de Lwershjár. Énora, inconsolable, était partie sur l'Océan à la recherche du Continent Oublié pour en faire sa demeure et sa tombe. Nul ne l'avait revue depuis... Et voilà que se présentait devant la Reine des Elfes une descendante, certes très lointaine, de ce couple qu'elle avait connu dans sa jeunesse.

La voix de la jeune fille interrompit les méditations de Titania.

« Tout est comme dans un rêve... Depuis que cette pierre a surgi dans ma vie, tout est bouleversé... »

« Un rêve, non, corrigea la Dame Verte. Mais un conte de fée. Le monde entier est un conte de fée ! »

« Sauras-tu bien créer une Porte Astrale, Karine ? » demandait Ardemond, d'un ton rêveur.

« Bien sûr. Mais j'ai peur que la Larme ne provoque des remous de grande ampleur dans l'Éther et n'empêche quiconque la portant de traverser la porte. »

« Cela ne sera pas un problème, sois-en assurée. Mais tu devras rester sur Anecdar pour contrôler parfaitement le portail et l'empêcher de se refermer, le temps qu'un de tes amis aille envoyer la Pierre au-delà des Frontières Temporelles. »

« Que devra-t-il en faire exactement ? »

« Cela n'a pas grande importance : nul ne viendra prendre la Pierre dans le Plan Astral. Et le Démon ne pourra pas la faire entrer de nouveau. Toutefois, le mieux serait encore de retrouver le Créateur et de lui rendre... »

L'idée parut si incongrue à Karine qu'elle ne put se retenir de sourire.

« Vous suggérez qu'Avethas par exemple se présente devant le Démiurge et lui dise « Excusez-moi, Votre Divinité, vous avez oublié ceci... » ? »

Ardemond sourit à son tour mais il paraissait légèrement mélancolique.

« Pourquoi pas ? Après tout, c'est une idée... »

La magicienne ne savait quoi répondre quand le Vieil Homme Blanc sortit soudain de sa rêverie et déclara :

« Encore va-t-il falloir que vous trouviez la Larme. Je vais devoir mettre au point une méthode... »

Puis, sombrant dans des bredouillements incompréhensibles, il tourna le dos à Karine et s'en fut.

Il fut interrompu par l'appel d'Artéa :

« Monseigneur ! »

« Oui ? Que puis-je faire pour toi ? »

« J'ai un parchemin... Je crois que c'est un sortilège... Pourriez-vous me dire... »

« Montre moi. »

Artéa tendit au Magicien Blanc la feuille qu'elle considérait comme son bien le plus précieux. Ardemond la regarda et sourit.

« C'est en effet un sort très précieux, Mademoiselle. C'est un sort qui a le pouvoir de faire rêver les jeunes filles. »

Ce n'était pas un mensonge, réfléchit Ardemond, satisfait. Et les jeunes filles comme Artéa avaient plus besoin de rêver que d'apprendre le nom des principaux généraux des armées d'Eo. Il se promit de parler d'Artéa à un de ses amis.

Apparemment, l'air sur la Tour portait à la méditation. Le jeune Wolur, sur le bord de la plate-forme, regardait pensivement l'horizon oriental, où quelques nuages gris s'amoncelaient lentement. Il sentit une main sur son épaule et se retourna calmement. C'était Quentin II.

Pendant presque une minute, ils se dévisagèrent l'un l'autre sans mot dire. On pouvait dire que le regard de Wolur était pudique, dans le sens qu'il éprouvait certainement des sentiments, mais qu'il les cachait derrière un voile de timidité ; les yeux de chat de l'Empereur débordaient au contraire de vitalité, de force de caractère, d'amusement...

« Où vas-tu aller maintenant ? » demanda enfin Quentin.

« À Sjamkuna je suppose... » commença Wolur. Puis, après une hésitation, il rajouta : « ...Sire. »

« Y a-t-il quelque chose qui vous y retienne ? »

« Non... »

« Excellent ! J'ai une proposition à te faire. »

« Ce que vous voudrez, Votre Majesté... »

« Il ne s'agit pas de savoir ce que je veux mais que tu décides si tu désires faire partie de la garde impériale. »

Un éclair de joie, d'espoir, de désir même, traversa les yeux noirs qui masquaient normalement toute émotion.

« Parfait ! commenta l'Empereur, sans attendre plus de réponse. Conformément à la tradition, tu apprendras à Tekir et tu ne verras Anor qu'une fois ta formation achevée. »

Puis, d'une voix moins emportée, il ajouta :

« Je repars pour la capitale demain matin. D'ici là, prends ta décision et viens me voir dans mon bureau si tu choisis de rentrer dans la garde. »

« Dans ce cas, vous m'y verrez cet après-midi, Sire. »

Quentin fit un hochement de tête, prit la main de Wolur et la serra franchement.

« Quelque chose que je n'avais jamais eu l'occasion de faire... » murmura l'Empereur et il s'en fut.

« C'est la fin d'une époque, disait Gwaïherst, d'une voix mi-triste, mi-satisfaite. Le crépuscule de Tekir. Pour le Bien ou pour le Mal, tout va changer sur Anecdar. »

Sméarna, son éternelle confidente (et plus que confidente aux dires, par ailleurs exacts, des mauvaises langues), approuva :

« Si la Larme disparaît, le Mal à Anecdar sera arrêté aux principes qui lui ont donné naissance. Si elle est utilisée, ce sera le cas du Bien. »

« Seulement, Íldana Sméarna, cette fois, nous ne serons que les spectateurs de ce changement. Je pressens que ce sont les jeunes comme Wolur et Voleur de Feu qui vont jouer le rôle crucial dans les événements que nous nous apprêtons à vivre. »

Surprise, la Reine des Métamorphoses objecta :

« Mais ce sont Silverhammer, Avethas et Karine qui partent à l'aventure : Voleur de Feu et Wolur restent à Tekir. Et d'ailleurs les Sages auront participé aux changements, en particulier Ardemond. »

« Je ne sais pas ce que pense Gaël, mais je suis certain que c'est justement parce que ces garçons restent à Tekir qu'ils vont être des éléments clefs dans ce qui doit advenir. Peut-être Ardemond a-t-il tout prévu et alors je suis admiratif. Sinon, nous n'avons qu'à espérer que le Destin a vu plus loin que nous... »

« Et nul ne détruira l'Œuvre que j'ai forgée. » conclut Sméarna.

« Ainsi soit-il. » termina Gwaïherst en hochant la tête.

Dans un endroit encore bien plus mystérieux et magique que la Cité Éternelle, un lieu créé par l'Imagination des Pouvoirs Divins, qu'il est commun de désigner comme « l'Olympe », les dieux et les déesses, s'étant pour le moment éloignés d'Ardán, tenaient Grand Conseil.

Il est incorrect d'attribuer à ces Entités un sexe quelconque, ou à vrai dire tout caractère anthropomorphe, mais on peut les désigner selon l'image — souvent bien éloignée de leur nature réelle — que la tradition mythologique des Peuples Libres a faite d'eux. Il en va de même des minutes de la Séance que le langage humain ne saurait rendre et dont nous ne pouvons que donner une pâle transcription, car la pensée pure des Pouvoirs dépasse de loin notre possibilité d'entendement.

Pour se former une idée du lieu qui ne soit pas totalement fausse, le mieux et de concevoir une chaîne de montagnes infinie, aux neiges éternelles pures et immaculées, non souillées d'aucune forme de vie ; au milieu, si l'on peut parler de milieu, de ce lieu mythique, une montagne beaucoup plus haute que les autres, culminant à plus de cent mille pieds, de couleur variant de cendre à sienne, rigoureusement conique, trône majestueusement en maîtresse incontestée. Le ciel est divisé en deux hémisphères absolument égaux, occupés l'un par un ciel diurne pur et radieux, l'autre par une nuit de pleine lune constellée d'étoiles inconnues. Sur le Mont Olympe, une immense dalle de marbre noir veiné de bleu, large de cent toises et entouré de douze piliers de cristal surmontés chacun d'un sphinx vivant, tient lieu de sommet.

Dans cet espace intemporel, une nuée de boules de lumière, de couleurs étincelantes et variées, flotte dans l'air : ce sont les dieux.

Une entité règne en maître et orchestre le ballet : Thgor, Seigneur de l'Ordre, est présent sous la forme d'une sphère ambrée. À ses côtés voltige une boule noire : Hemýr Loki, Maître Chaos, l'ennemi-né de Thgor et pourtant son plus fidèle valet, car dans l'Harmonie Parfaite d'Anecdar, même le Chaos a son rôle, soigneusement dosé, à jouer. Auprès des deux Grands, les dieux majeurs forment un cortège de courtisans. Lehyll, déesse de l'Amour, comme une lueur verte ; Isaüs, dieu de l'Amitié, une sphère dorée ; Astra, déesse de la magie, éclat bleu-blanc ; Gaomel, dieu de la mort, une boule violette ; et bien d'autres.

Plus éloignées de ce centre de gravité, une pléiade de divinités mineures voltigent incessamment, devenant toujours plus petites et plus rapides au fur et à mesure que l'on s'éloigne de Thgor. Au niveau des Piliers du Monde, les dieux, dont on a peine à croire qu'ils sont si nombreux, ne sont plus que des paillettes de lumière.

« L'Aura Gardienne d'Anecdar a été rompue ! » annonça Thgor soudain, sans aucuns préliminaires.

À cette annonce, le ballet des dieux, pendant quelques secondes, acquit un synchronisme parfait, et tous vibraient en cadence comme pour signifier leur réflexion sur la nouvelle que Thgor leur apportait. À ce moment, une présence mentale néfaste apparut sur la scène. Tous les dieux tournèrent un instant leur pensée vers Hemýr, mais des lettres de feu, apparaissant dans la voûte du ciel, révélèrent l'identité de leur auteur.

« Oui, disaient les lettres, l'Aura a été rompue. Tout Ce en quoi vous avez cru n'est que mensonges et vanité. Connaissez votre nouveau Maître ! »

Les signes se dissipèrent puis se recomposèrent pour former le nom auquel tous s'attendaient déjà :

« ISSARKHWÉLGETA »

Le Démon allait par sa simple volonté soumettre en un instant tous les dieux et briser leur esprit. Mais il s'était révélé un peu trop optimiste : Thgor avait derrière lui toute la puissance d'Ardán. La Danse Infinie, surtout lorsqu'elle était ainsi condensée en un seul endroit, ne pouvait pas être facilement arrêtée.

« Trop tôt. » pensa Issarkhwélgeta, qui pourtant s'y était attendu. Il savait qu'il triompherait des dieux quand la Larme vaincrait les mortels.

« Disparais ! » ordonna Thgor, et le Démon dut obéir : son esprit se referma sur le Plan Astral.

Le Conseil pouvait donc reprendre. À vrai dire, il n'y avait pas besoin qu'un autre que Thgor prît la parole, tant l'harmonie était parfaite : les dieux pensaient à cet instant comme un seul.

« Astra tentera de vaincre notre ennemi lors de sa prochaine tentative pour nous soumettre, et de le détruire. » fut la décision qui émana de l'Assemblée. Ce n'était pas une excellente résolution, mais il n'y avait rien de mieux à faire.

Or justement, comme chaque Entité recherchait une solution pour sauver Anecdar, les dieux du Chaos causèrent un schisme dans la sympathie universelle :

« Présentons-nous devant le Seigneur de Toutes Choses et prions-le de modifier les termes du Destin. » proposait la moitié des dieux.

« Inutile ! répliquait l'autre moitié, dont Hemýr. Le Créateur n'a que faire de nos suppliques. Dès l'Origine, il a déjà tout décidé ! »

Thgor ne s'était pas prononcé. Il trancha :

« Ce chemin est celui de la folie que de penser que tout est écrit, car alors tout ce que nous pouvons faire est inutile. J'irai m'agenouiller devant le Maître du Monde. »

« ...qui ne vous recevra pas ! tonna Issarkhwélgeta, éternellement présent. J'ai longtemps tenté de lui parler et jamais il ne m'a jamais répondu : il a déserté votre pitoyable Anecdar, il l'a abandonnée à mes griffes. Peu lui importe votre devenir : il vous laisse à moi. Vous n'avez donc pas compris ? Je suis le Maître du Monde maintenant ! Vous mêmes, vous les dieux, n'avez personne pour vous sauver, pour vous aider, pour vous protéger. Rien ne peut plus éviter ma victoire certaine. Je suis tout-puissant ! »

À ces paroles, Thgor lui-même alla presque jusqu'à abandonner la lutte... Ce fut de peu qu'il manqua de succomber au désespoir qui le gagnait. Issarkhwélgeta éclata d'un rire sinistre.

Halfway to Eternity

Musique : Premier mouvement de la huitième symphonie d'Antonín Dvořák.

Et in Arcadia ego. [*]

Nicolas Poussin, épigraphe des Bergers d'Arcadie

The tunnel is long and dangerous, and the future uncertain; but in front of thee, a glimmer in darkness marketh thy only path. Soon the fires of Knowledge shall appear as a bright beacon to guide thy way to Truth and Beauty. [*]

Le Conseil fut fort long à se disperser. Artéa et Wolur furent les premiers à partir, accompagnés d'Omer et de Meizlo. La jeune fille semblait engagée dans une discussion animée, ou plutôt un monologue animé, avec son ami. Ardemond ne tarda pas à les suivre, tout en restant plus discret dans sa disparition ; il prit toutefois le temps de glisser quelques mots à Voleur de Feu avant de fuir l'assemblée.

Les autres Sages ne furent alors pas longs à imiter le vieux magicien. Voleur de Feu remarqua tout de même qu'ils utilisaient l'escalier pour repartir. Seule Sméarna différa : sous les yeux ébahis du jeune homme, elle se transforma en aigle et s'envola en direction de l'ouest.

En partant, Gwaïherst s'adressa à Kormor et ses compagnons :

« Vous devrez me donner votre réponse à la requête du Conseil dans les plus brefs délais, afin que nous puissions le cas échéant préparer votre départ. »

« Mais nous pouvons répondre tout de suite ! s'écrièrent en chœur Kormor et Karine. Nous partons volontiers, sur-le-champ si vous le voulez. »

« Sur-le-champ, non. Mais après-demain sera le mieux. Mon frère doit vous élaborer un moyen de déceler la Larme. »

« Quant à moi, annonça Voleur de Feu, je crois que je consens à ne pas les accompagner. »

Sa voix était légèrement ironique, mais tout de même gardait une trace d'amertume. Gwaïherst souleva un sourcil et dit :

« Je ne sais pas au juste pourquoi Gaël y accorde une telle importance. Mais il vaut mieux, je suppose, que nous suivions son plan. Je suis content que vous acceptiez. »

L'Empereur et le sultan furent parmi les derniers à quitter l'Egarthkúr, bavardant gaiement, suivis par De Hel, grave. Enfin, il ne resta sur la tour que Kormor, Karine, Avethas, Voleur de Feu, ainsi qu'Alwin Indane-Laureas, qui les attendait.

« Le spectacle vous a-t-il plu ? » demanda le Demi-Elfe.

« Presque autant que le voyage qui nous est gracieusement offert aux frais de la maison ! » plaisanta Avethas.

Sur ces mots, ils se mirent dans la pénible tâche de redescendre de la tour... Après quoi ils purent prendre un large repas pour se remettre de leurs émotions.

Le lendemain, aux aurores, l'Empereur repartait pour Anor. Il chevauchait la monture la plus rapide des Écuries Impériales et pouvait compter effectuer le trajet en une semaine.

Le départ de Quentin faillit être aussi discret que son arrivée. Des Sages, seuls Gwaïherst et Obéron s'étaient dérangés pour voir l'Empereur s'en aller. À part eux et un petit détachement de gardes apparus d'on ne sait où, seul Wolur était présent.

L'Empereur avait troqué son costume d'apparat pour des habits plus simples : mis à part un bandeau qui lui ceignait maintenant la tête, empêchant de nouvelles mèches de cheveux de lui obstruer la vue, il était tel que Voleur de Feu l'avait vu dans son bureau.

« Qu'en pense-t-elle ? » demanda Quentin ; il parlait d'Artéa.

« Elle est furieuse. » répondit Wolur, détaché.

« Curieux, pensa l'Empereur. Ce garçon semble si distant même quand il parle de sa bien-aimée. »

À voix haute, il fit :

« Furieuse ? Mais pourquoi ? »

Wolur hocha vaguement les épaules, puis, se rappelant soudain à qui il parlait :

« Je ne sais pas, Sire. » fit-il brusquement.

La vérité était qu'Artéa se comportait de manière horriblement possessive à l'égard de Wolur et qu'elle ne supportait pas de le sentir glisser vers une nouvelle vie où peut-être il rencontrerait un autre amour... Artéa était de ces créatures pour lesquelles « aimer » signifie « dominer ».

Quentin II sortit d'une sacoche au côté de son cheval un parchemin scellé aux armes d'Anor et de l'Empire et le tendit à Wolur.

« Ceci te donne droit à être entraîné ici, à Tekir, auprès des maîtres officiels. Dès que tu t'estimeras prêt, tu viendras me retrouver à Anor et alors je te ferai chevalier et commandant du régiment stationné à Tekir. »

Wolur ouvrit la bouche, mais ne put rien dire ; sa stupeur le rendait muet. Il se dit qu'il avait dû mal entendre ; un autre que lui eût prit l'Empereur pour fou. Déjà la pensée de rentrer dans la Garde Impériale comme simple soldat avait été une joie pour le garçon. Mais commandant !

En vérité, Quentin n'était pas fou. Mais pendant l'entrevue qu'il avait eue avec le garçon, il avait été véritablement impressionné par le caractère de Wolur. Par ses réponses brèves et sincères, sans discours et sans mélodrame, le jeune homme avait montré à son interrogateur qu'il était prêt à donner sa vie au service d'Anecdar. Ce n'était pas, comprit Quentin, une dévotion fervente pour un idéal grandiose : Wolur agissait toujours avec une simplicité touchante. S'il fallait donner son sang, il donnerait son sang ; et s'il fallait mourir, il mourrait. En vérité, l'Empereur était plus impressionné qu'il n'acceptait de l'admettre. Si les Sages pouvaient avoir des héros, avait pensé le Maître du Monde, moi aussi. Alors il décida de faire un honneur inespéré à ce garçon : si Voleur de Feu était la Balance, Wolur pouvait bien être le Glaive.

« Par ailleurs, continua Quentin, j'ai un présent à te faire... »

Il prit à son côté un paquet soigneusement ficelé, fort long et plutôt mince, qu'il tendit à Wolur.

« Cette épée sera la tienne dès que tu jugeras le moment venu de l'ouvrir. Prends-en bien soin. »

Wolur prit le paquet des mains de l'Empereur avec une précaution infinie, comme s'il se fût agi d'une créature vivante.

« Vous avez ma parole, Sire. »

« Anecdar a ta parole. Tu peux partir. »

Comme Wolur, après un bref salut, se détournait, L'Empereur se tourna vers Obéron :

« J'espère de tout mon cœur que la guerre n'aura pas lieu, dit Quentin. Les Elfes plus que quiconque méritent de connaître la paix. »

« Les Elfes plus que quiconque désirent connaître la paix. Quant au mérite, Sire, c'est aux dieux d'en décider. »

« Je ne suis pas un dieu, répliqua Quentin à mi-voix, mais je crois que celui qui désire ardemment la paix la mérite par cela même. »

Plus fort, l'Empereur ajouta :

« Régnez sagement sur Stjertén, Obéron mon ami et maître. Qu'à jamais les arbres vous soient amis ! »

Puis, jetant à Gwaïherst qui aurait pu former l'image même du Sérieux un regard respectueux, le jeune souverain dit :

« Pendant que les Très Sages se chargent de régner sur la Haute République de la Magie, nous autres souverains temporels devons revenir à nos médiocres préoccupations politiques. Adieu, Gwaïherst ! Adieu, Tekir, soit-elle toujours plus blanche ! »

Sans un mot de plus, il partit au galop dans un éclat semblable au tonnerre.

Tandis que Karine et Kormor avaient l'intention de se lever plutôt tard, afin de se préparer à l'approche de leur départ, Avethas et Voleur de Feu s'étaient réveillés avec le soleil.

« Alors, demanda l'Elfe tout en regardant le jour envahir le firmament et en chasser les dernières étoiles, tu acceptes de rester à Tekir ? »

« Ardemond m'a promis de me faire enseigner la magie... commença Voleur de Feu sur un ton pitoyable. Mais si tu veux, je te suis, mon maître ! »

« Non, reste. Cela me fera une bonne raison pour ne pas tarder sur les routes. »

Comme Avethas ne paraissait pas d'humeur à bavarder, le garçon quitta sa chambre discrètement et s'engagea sur les rues encore presque vides de Tekir.

Le point du jour n'avait pas la clarté dorée qu'il avait eu la veille : il s'enveloppait plutôt dans la pâleur nacrée des brouillards matinaux et l'aube semblait refuser de céder à l'aurore. Dans cette atmosphère humide et onirique, Tekir aurait pu être une cité construite de nuages tant tout semblait irréel aux yeux de Voleur de Feu.

C'est dans cette ambiance feutrée qu'il rencontra Wolur : il ne l'aperçut que lorsqu'il fut à quelques pieds de lui.

Pendant un moment, chacun des deux jeunes gens regarda l'autre comme s'il l'avait oublié depuis fort longtemps et qu'il cherchait à placer un nom sur son visage. À cet instant d'embarras en succéda un autre et nul ne semblait se décider à parler.

« Salut ! » dit enfin Voleur de Feu, d'une voix qui tremblait très légèrement.

« Salut à toi. » répondit Wolur, toujours calme et détaché.

Puis il fit un pas de côté et tous deux continuèrent leur chemin d'un pas décidé, l'un et l'autre refusant d'admettre à soi-même qu'ils auraient bien aimé trouver une excuse pour entamer la conversation. D'ailleurs, marcher d'un pas décidé était un peu absurde comme ni l'un ni l'autre ne savait exactement où il allait.

Voleur de Feu avait rendez-vous avec le Magicien Blanc à sept heures, ce qui lui laissait un temps amplement suffisant pour errer à sa guise dans la Ville Blanche. Wolur n'avait pas d'heure impérative : il déambulait sans but aucun comme pour s'octroyer encore quelques vacances avant d'entrer dans la discipline spartiate des futurs gardes. Il avait laissé Artéa à un sommeil agité dans lequel l'Empereur d'Anecdar devait apparaître, puisqu'elle répétait sans cesse son nom.

À ce même moment, Ardemond et Titania, réunis dans la demeure du Magicien Blanc, discutaient tristement.

Ardemond vivait au premier étage d'une tour de cristal (un des rares édifices de Tekir qui ne fût pas en marbre blanc), bien plus petite que l'Egarthkúr, mais déjà fort élevée. Elle avait été édifiée par Intéor, le grand-père de la princesse Invar, un des premiers membres du Conseil. L'extérieur était soigneusement poli, mais l'intérieur, volontairement désordonné, évoquait les parois d'une grotte. On pouvait voir la ville à travers les murs, mais les multiples aspérités de la surface du matériau brisaient sans cesse son image et démultipliaient chaque objet. L'effet était saisissant.

« Si Alwin avait été présent ce jour-là, peut-être les choses se seraient-elles passées différemment... » disait Titania.

Elle évoquait la fameuse séance du Conseil de treize cent un : grâce à la trahison d'Orb et du Roi-Sorcier, Tekir venait de vaincre son adversaire Lwershjár et de mettre fin à l'invasion des dragons. Hexar, le père d'Invar avait démissionné de son poste en faveur de Gwaïherst, principal artisan de la victoire. Deux Anneaux avaient changé de doigt. Et au milieu de toute cette euphorie, Titania avait soulevé un problème qui, curieusement, avait toujours échappé à l'attention des Sages : celui de la Larme du Destin. Elle avait abouti essentiellement aux mêmes conclusions qu'Ardemond lors de la dernière séance. Seulement, elle n'avait pas le soutien d'Elvire : cette dernière prétendait ne pas percevoir dans Anecdar une puissance magique aussi formidable que devrait l'être la Pierre. Si bien qu'on avait répondu à Titania que la Larme n'était qu'une légende et que même dans le cas contraire il était probablement mieux de la laisser dormir au fond du Woteriljme où nul ne la dérangerait jamais. Soumise au vote, la décision d'agir fut repoussée de peu.

« Mais je ne reproche rien à personne. Nous avons tous commis des erreurs et nous sommes là pour y remédier, non pour les juger. »

« Tout de même, je regrette... » commença Ardemond.

« Quoi donc ? Vous aviez voté en ma faveur. »

« Mais j'aurais dû vous épauler plus activement. Avec l'abstention de mon frère, vous étiez trop certainement en minorité. »

« De deux voix seulement. De toute manière, nous n'aurions rien pu faire. »

« Quoi qu'il en soit, je serais assez satisfait de pouvoir réparer nos erreurs passées. Nous avons mis trop longtemps à comprendre à quel point vos conclusions étaient justes, Titania. Vous vous êtes présentée au Conseil avec des déductions faites d'après des fables anciennes, des mythes souvent oubliés. En tant que détenteur de l'Anneau Bleu, j'aurais dû soutenir vos thèses, affirmer qu'il y avait danger. Je me suis laissé leurrer par notre victoire sur Lwershjár. Si je vous avais écouté plus attentivement, cent soixante et onze ans plus tard, Elvire n'aurait pas annoncé que vous aviez eu raison. »

« Gaël ! gronda doucement Titania. N'avez-vous pas entendu ce que j'ai dit ? Nous devons agir pour prévenir et guérir et non nous lamenter sur le passé. »

Ardemond fit un sourire mystérieux et vaguement inquiétant.

« Prévenir et guérir ? C'est bien ce que je compte faire ! »

Le dernier coup de sept heures était à peine sonné que Voleur de Feu déjà se trouvait devant l'endroit que le frère de Gwaïherst lui avait indiqué.

Il faut croire que le matériau de la tour ne se comportait pas pareillement dans les deux sens vis-à-vis de la lumière car, vu de l'extérieur, le bâtiment semblait construit de la même matière que tous les autres. Une chose cependant le différentiait : pas une porte ou une fenêtre n'en marquait la surface. La demeure du Magicien Blanc présentait l'aspect d'un simple cylindre sans marque aucune.

Ou plutôt, si. Quand le jeune homme eut parcouru trois fois le tour de cette étrange maison, il aperçut de petits caractères fins et légers gravés sur le marbre. Comme tout voleur qui se respecte, il savait lire.

« Mon Premier marque la Fin du Pouvoir.
Mon Second est la Première des Origines.
Mon Troisième constitue le Milieu de la Vie.
Mon Tout tire son Pouvoir des Origines de sa Vie. »

Voleur de Feu ne douta pas un instant qu'il lui incombât de résoudre cette énigme et qu'elle lui permît de pénétrer à l'intérieur. Le garçon réfléchit pendant une dizaine de minutes sans qu'aucune idée ne vînt éclairer les ténèbres.

Agacé, il releva la tête des inscriptions et regarda autour de lui. Le soleil était déjà élevé et les brumes de l'aube s'étaient évanouies. Un bref instant, un éclair de compréhension illumina l'intérieur de son crâne, mais le mot lui échappa aussitôt. Furieux de ne pouvoir retrouver la réponse qui flottait dans les limbes entre la conscience et l'oubli, Voleur de Feu détourna la tête.

La nécessité voulut, et le hasard fit, que son regard se posa sur une réflexion de lui-même donnée par le marbre parfaitement bien poli de la surface plane d'un bâtiment voisin. Alors le jeune homme éclata de rire d'avoir tant tardé à comprendre l'évident.

La porte apparut et s'ouvrit.

Kormor eut le désagréable sentiment d'être entraîné hors du monde : son rêve se termina brusquement au moment le plus agréable et une vision idyllique fit place au bras de Karine, apparition certes moins plaisante, qui le secouait.

« Debout, paresseux ! Le passage d'une armée de dragons ne suffirait pas à te réveiller ! »

Le Nain voulut prétendre ne pas avoir été tiré de son sommeil, et fermer les yeux pour rejoindre la torpeur qui lui tendait les bras, mais Karine insista et les songes s'enfuirent définitivement.

Avethas avait assisté à la scène, un demi-sourire aux lèvres : le spectacle d'un Nain au pied du lit était assurément suffisant pour dérider le plus sinistre des Sorciers Noirs, et certainement n'importe quelle créature douée d'intelligence, à l'exception du Nain lui-même.

Cependant, toutes les protestations de Kormor n'eurent aucun effet et il fallut commencer la préparation du périple qui attendait les trois compagnons.

« Je suppose que, comme à Othardán, tu vas te réserver la tâche la plus ingrate ! » ironisa le natif de Mortame à l'intention de l'Elfe.

« Karine va s'assurer qu'elle a tous les ingrédients nécessaires pour les sorts dont nous pourrions avoir besoin. Tu te charges d'acheter des provisions, de la corde, des torches, des fourrures car les Monts du Diamant sont assez hauts, bref, tout ce qui constitue la panoplie complète du parfait aventurier. Pour ma part, j'achèterai des flèches, et dans l'après-midi Karine et moi nous rendrons chez Ardemond car il devrait avoir trouvé un moyen de nous diriger vers la Larme. »

« Parler avec le Magicien Blanc ? Mes excuses, tu t'es réellement gardé la partie la plus pénible ! »

Karine cependant ne semblait pas apprécier outre mesure cette forme d'humour et elle jugea utile de rappeler l'heure à ses amis.

Wolur hésita.

Le bâtiment rectangulaire était fort grand mais peu élevé, entouré sur tout le périmètre par des colonnes simples et sans ornement. Appeler l'entrée massive aurait été faible : elle devait peser près de vingt talents. En revanche, les fenêtres étaient totalement absentes et le garçon se demanda comment l'intérieur pouvait bien être éclairé.

Wolur ne songea pas même à frapper : personne ne l'entendrait derrière une telle épaisseur de marbre. Il mit simplement la main sur la porte et poussa.

Celle-ci céda sans difficulté à la poussée et révéla ce qui se trouvait de l'autre côté.

Les fenêtres étaient superflues tout simplement car le plafond était inexistant ; le bâtiment n'était qu'une enceinte. À l'intérieur, diverses pistes d'entraînement, quelques cibles pour le tir à l'arc, des armes qui jonchaient le sol, et seulement six personnes : un rouquin au visage sévère d'une cinquantaine d'années et cinq solides gaillards, dont le plus petit était au moins aussi grand que Wolur et de deux ans plus âgé, qui étaient clairement les élèves.

L'homme roux s'approcha de l'intrus et demanda d'un ton désagréable :

« Qui es-tu ? »

« Je m'appelle Wolur. »

Ne laissant pas le temps à l'autre de poser une nouvelle question, le garçon présenta à l'instructeur le parchemin que lui avait remis l'Empereur. L'homme le décacheta soigneusement, le déroula et lut très lentement.

D'une voix juste assez forte pour que ses élèves puissent l'entendre :

« Chevalier ? dit-il. Dans ce cas... »

Huit yeux regardèrent Wolur avec une haine à peine dissimulée, les deux derniers avec indifférence.

« Je suis Aldecor Mæzel et on me nomme Maître Corwin. Voici Cédric, Lionel, Arthur, Cyril et Kévin. Qui, je précise, seront simples soldats une fois leur formation terminée. »

Le dénommé Cédric était sans doute le plus costaud des cinq ; sa figure était carrée et ne rayonnait pas d'intelligence. Des cheveux châtain tombaient dans ses yeux, d'une couleur intéressante entre outremer et aigue-marine. Lionel était plus petit et plus gros ; ses cheveux brun sombre étaient pratiquement rasés et ses iris, noirs.

Arthur, plus grand et presque maigre, était blond aux yeux bruns, d'un blond qui tirait presque sur le vert. Son regard paraissait plus intelligent que celui de Cédric, mais aussi visiblement haineux, ou, plus exactement, indigné. Cyril, un brun plutôt petit mais fort musclé, avait une mine particulièrement vicieuse et sournoise.

Enfin, Kévin, un roux aux yeux bruns et au teint pâle, affichait clairement une indifférence parfaite à tout ce qui pouvait se passer autour de lui.

« As-tu déjà manié une épée ? » demanda brusquement Aldecor.

« Jamais, Maître Corwin. »

Lionel et Cyril s'esclaffèrent. Aldecor les fustigea du regard.

« Silence, vous deux ! Je dirais volontiers à Sa Majesté que les Écoles de Tekir sont traditionnellement ouvertes à tous en fonction de leur mérite et non de leur amitié personnelle avec l'Empereur. Depuis leur fondation par Érik II, elles ont pour mission de permettre même aux démunis d'atteindre un excellent niveau dans la science des armes à condition de rentrer ensuite dans la garde pour un temps minimal. »

Wolur ne répliqua pas. Aldecor ramassa négligemment une épée courte qui traînait par terre et dont le fil s'était légèrement émoussé ; il la lança brusquement à Wolur, au risque de le tuer si celui-ci ne parvenait pas à la rattraper correctement, avec les mots :

« Attrape ça et défends-toi ! »

Par pur hasard plutôt que par intention, le jeune homme parvint à saisir l'arme au vol. En un instant Mæzel fut sur lui.

Le duel fut terrible. Les étudiants avaient formé un cercle autour de leur instructeur et du pauvre garçon qui parait les coups par pur réflexe et dont il paraissait tenir du miracle qu'il fût encore en vie, car Aldecor ne semblait faire aucun effort pour le ménager. Pourtant, cela devait être, se disait chacun, sans quoi il serait déjà à terre.

Enfin, après une éternité, l'instructeur fit signe d'arrêter le combat. Il semblait passablement remué.

« Tu as menti, chevalier, fit-il lorsque Wolur se fut assis. Tu combats bien mieux qu'aucun de ces crétins, qui pourtant s'entraînent depuis trois ans et qui ont au moins deux années de plus que toi. Toutes mes excuses à Sa Majesté l'Empereur. »

L'intérieur de la grotte de cristal apparut à Voleur de Feu, qui retint son souffle. La lumière du soleil, retenue par les parois, puis libérée sous forme de feux intenses, produisait un jeu spectaculaire d'arcs-en-ciel. Au milieu de ces étoiles éblouissantes, Gaël Ardemond se tenait debout face au garçon. La barbe du Magicien Blanc étincelait de mille couleurs ; sa grande taille lui conférait un aspect imposant, encore accentué par la longue robe bleue que revêtait le frère de Gwaïherst. Le Seigneur de la Magie était enfin révélé dans toute sa splendeur.

« Entre ! » ordonna Ardemond au garçon qui se tenait encore sur le pas de la porte.

Voleur de Feu avança et la brèche dans le mur de cristal se résorba.

L'intérieur de la demeure était tout à fait désordonné. Des livres, pour une valeur qui devait dépasser le revenu annuel d'Anor, gisaient pêle-mêle sur le plancher. Une élévation locale du sol prenait la forme d'une table sur laquelle étaient posés des produits magiques ou chimiques. Aucun endroit ne semblait réservé à la vie personnelle du Magicien, mais c'était peut-être l'attribution des étages supérieurs de la tour : le plafond de la grotte laissait en effet paraître des images troubles d'autres niveaux au-dessus.

« Tu as résolu l'énigme, commenta le Magicien. Qu'en as-tu pensé ? »

« Elle était facile. »

Ardemond jeta au jeune homme un regard amusé.

« Facile ? Sans doute, lorsqu'on connaît la solution. Mais rien au monde n'est difficile. Quand un problème se pose, il suffit de le résoudre. »

« Voilà une philosophie qui me plaît ! » déclara joyeusement Voleur de Feu.

« Elle n'est pas aisée à appliquer. » répliqua Ardemond, sombre.

Puis, changeant le sujet, il demanda :

« Tu as donc décidé d'accepter ma proposition ? »

« Je reste à Tekir. »

« Excellent. Je ne pourrai pas moi-même me charger de ton éducation, mais je t'ai trouvé un enseignant. »

À ce moment surgit, comme tombé du ciel, de derrière un pilier, un Elfe blond.

« Voici Ariel, un magicien aux grands talents duquel Tekir n'a malheureusement pas su rendre justice : il n'est pas encore membre du Conseil ; mais ma mort lui permettra très certainement d'atteindre cet honneur. »

Voleur de Feu considéra ce nouveau venu avec curiosité : Ariel était un Elfe que l'on pourrait appeler particulièrement elfique, dans le sens que les traits caractéristiques de ce peuple étaient plus marqués en lui que d'ordinaire. Ses yeux étaient très fins et formaient presque un angle droit entre eux, et ses oreilles très minces et allongées, de même que son nez. Sa longue robe, bordeaux au dessous d'une ligne en zigzag au niveau des épaules, dorée au-dessus, accentuait son caractère exotique et légèrement inquiétant.

« Ariel est également un élève d'Érik De Hel, continua Ardemond, et pourra t'enseigner les rudiments de la science mathématique. »

« Vous me faites trop honneur, Excellence ! » protesta l'Elfe. Sa voix était plutôt nasale, mais assez musicale et agréable à entendre. « Je peux t'enseigner ce que je sais, ajouta-t-il à l'intention du garçon. Mais j'espère que ta curiosité sera telle que cela ne suffira bientôt plus. »

Donner à un Nain carte blanche pour s'équiper est toujours une mauvaise idée, car le Peuple des Montagnes est autant prêt à dépenser l'argent des autres qu'il désire garder le sien. Kormor avait déniché dans un coin de la Ville Blanche une boutique qui paraissait créée exactement pour les aventuriers qui se chargeaient de trouver la Larme du Destin. Et il ne s'était pas privé de se charger de tout ce qui pouvait sembler utile, presque utile, ou même pas complètement inutile pour le voyage. La note finale menaçait d'être salée.

« Dix-neuf pièces d'or, huit livres, douze sols et je vous fais grâce des deniers. » finit par annoncer le boutiquier, un gros petit bonhomme chauve que l'on imaginait mal dans la Ville Blanche.

La note était effectivement salée. C'était plus que le prix d'un bon cheval. Kormor produisit un papier jauni, signé par De Hel, trésorier du Conseil, et qui portait créance de cinq mines à faire valoir auprès de la Banque de Tekir. Le marchand accepta avec mauvaise grâce et surtout mit de la mauvaise volonté à rendre la monnaie.

« Comment saurais-je que ce papier vaut bien ce qu'il dit ? »

« Écoutez, répondit un Kormor agacé, nous sommes à Tekir, pas à Vadgálg. Je me serais attendu à un peu plus de confiance envers le Conseil. »

Le vendeur s'excusa, Kormor affirma que ce n'était rien, et suivit un échange de politesses tel qu'on en vit rarement de plus beau ni de plus long. Ensuite, comme chacun semblait pouvoir prendre son temps, ils engagèrent la conversation.

« Le Grand Conseil s'est réuni hier, annonça le marchand sur le ton de la confidence. Il paraît qu'une annonce importante sera faite après-demain. »

Plus bas, comme s'il se fût agi des informations les mieux gardées de l'Univers, le poussah rajouta :

« Je crois qu'il se passe quelque chose d'important. On m'a dit — je n'en suis pas sûr, mais presque — que l'Empereur lui-même, Quentin II, était présent hier à Tekir. »

« Non ? » fit Kormor, feignant l'étonnement le plus complet.

« Si ! Et même peut-être le sultan de l'Outre-Mer. »

« Ce n'est pas possible ! L'Outre-Mer est si loin. »

« C'est comme je vous le dis, Monsieur. Il semble que tout le Conseil était là, sans une seule absence. Il se passe des choses graves et peut-être même dangereuses. »

« Puissiez-vous ne jamais avoir conscience du danger que nous courons ! » pensa alors Kormor.

« Mais dites-moi, Monsieur, ajouta soudain le commerçant. Vous ne seriez pas par hasard au courant de quelque chose ? Après tout, vous avez été payé par le Conseil... »

« Moi ? demanda Kormor d'un ton candide. Non, je ne sais rien. Absolument rien du tout ! »

L'après-midi, lorsque Avethas et Karine se rendirent chez Ardemond, ils n'eurent pas la même surprise que Voleur de Feu : le Magicien Blanc les attendait devant la porte ouverte.

Sans une parole, ce dernier leur fit signe d'entrer. L'état de désordre encore plus complet que le matin dans lequel se trouvaient les ustensiles divers du laboratoire et les cendres encore tièdes dans l'âtre témoignaient de l'activité de recherche à laquelle s'était récemment livré le magicien.

Lorsque l'Elfe et la magicienne furent rentrés depuis assez longtemps, Ardemond prit enfin la parole :

« J'ai beaucoup hésité quant au meilleur moyen de vous faire trouver la Larme. Seuls ceux qui, comme Elvire, sont habitués à sentir l'Éther, peuvent percevoir nettement sa présence, et encore même elle ne peut pas la localiser avec précision. Mais en réfléchissant à la raison pour laquelle le Démon a placé la Pierre dans les Monts du Diamant et à la manière dont il a procédé, j'ai trouvé une réponse simple à notre question. »

« Laquelle ? » demanda brusquement Karine.

« J'y viens. Mais reprenons au début. La Larme du Destin était tombée dans le Woteriljme et emprisonnée sous des milliers de pieds d'eau et de sable. Le Démon ne pouvait pas intervenir directement sur le monde pour la libérer. Il a dû agir lentement, se concentrer toujours pour ouvrir la mince brèche que la Pierre avait percée pour lui dans l'Aura Gardienne. Quand enfin il atteignit son but, il mit véritablement en œuvre son plan.

Premièrement, il lui faut une créature consciente de ce monde qui deviendra le détenteur de la Relique et le Maître d'Anecdar. Cette créature, il la découvre à Othardán, et c'est toi, Avethas. Deuxièmement, il doit lui remettre la Pierre. Pour cela, il faut d'abord la chercher au fond des eaux où elle repose.

Naturellement, notre Ennemi a de nombreuses créatures maléfiques à son service, dont un bon nombre sont déjà entrées dans ce monde. Mais elles ne se risquent pas à se montrer ouvertement près de Sjamkuna et en particulier elles ne peuvent pas chercher la Larme. Le Démon fait donc appel à une esclave passagère, Artéa, qui va prendre la Pierre et la remettre aux sbires du Mal, probablement déguisés en hommes pour l'occasion ; la pauvre fillette devait être complètement en leur pouvoir pour pouvoir croire à une illusion pareille.

Mais tout cela n'est qu'un détail. Le Diable ne peut pas contrôler Avethas directement, comme il l'a fait avec Artéa, de peur de diminuer le lien privilégié entre sa victime et la Larme. Il ne peut que suggérer délicatement certaines choses... En particulier, l'emplacement de la Pierre.

Le Démon ne pouvait pas te donner la Larme directement. Il veut que tu ailles la chercher ; ainsi tes intentions seront clairement révélées.

J'ignore si notre Ennemi nourrit toujours les mêmes projets à ton égard, ou s'il a changé de direction. Mais ce qui est certain, c'est que tu sais où est la Larme et que toi seul peux la retrouver. »

« Mais je... »

« Ne m'interromps pas, s'il te plaît. Le Démon risque de changer de cible et d'instruire un autre aventurier de l'emplacement de la Pierre et c'est pourquoi nous devons nous hâter, surtout s'il apprend ce que nous essayons.

Tu es, Avethas de Stjertén, notre providence si tu parviens à résister à la tentation d'utiliser la Pierre. Dans le cas contraire, tu es notre bourreau.

Ne proteste pas en affirmant que tu n'as aucune idée de là où peut être la Larme. Ce souvenir, qu'On a imprimé dans ta mémoire à Othardán, te reviendra en temps utile.

Cependant, pour augmenter nos chances de succès, j'ai conçu ceci... »

Avec un geste théâtral, Ardemond tira des plis de sa robe une gemme étincelante.

« La Larme du Destin ! » s'écria Karine.

« Non, répondit Ardemond. Une pâle copie que j'en ai effectuée et qui m'a demandé bon nombre d'heures de travail. Mais elle a plusieurs utilités. En premier lieu, elle devrait aider ta mémoire, Avethas, et te mettre sur la piste de la véritable Pierre. Mais elle concentre également une formidable puissance magique, puisque j'y ai enfermé une partie de la lumière de la Pierre d'Argent qui garde Tekir. J'imagine que Karine saura faire appel à ces pouvoirs si nécessaire. »

La magicienne acquiesça silencieusement.

« Alors je n'ai plus qu'à vous souhaiter bonne chance... »

Puis, après avoir pris son souffle pour pouvoir prononcer cette longue phrase d'une seule traite, Ardemond ajouta :

« N'oubliez jamais que si vous partez à l'Aventure ainsi, ce n'est ni pour moi ni pour Gwaïherst, ni même pour Tekir, mais bien pour Anecdar tout entière, pour sauver ce qui peut l'être de la Création ; que l'ampleur des enjeux ne vous fasse pas perdre courage mais au contraire vous redonne de l'énergie ; pensez que vous avez le soutien de tout le Monde Libre ; mais si vous échouez, ce ne sera ni votre faute ni la nôtre... »

Et avec le peu d'air qui lui restait, le Magicien finit d'une voix mourante :

« ...mais celle du Destin, qu'Il me pardonne. »

Le dîner ce soir-là semblait être le dernier repas avant longtemps que Voleur de Feu, Avethas, Karine et Kormor prenaient ensemble. Le Nain paraissait renfrogné, Avethas, perdu dans ses pensées. Karine demanda à entendre la journée du garçon ; la Magicienne sembla particulièrement intéressée lorsque Voleur de Feu lui décrivit l'énigme gravée sur la demeure d'Ardemond.

« Cette devinette n'est pas des plus classiques. À vrai dire, je ne l'ai jamais entendue. Pourtant, la plupart des charades utilisées par les magiciens sont très anciennes. Mais quelle en est la réponse ? »

« Roi. »

Karine prit un air surpris, puis passa mentalement en revue tous les termes de la charade et, saisissant la subtilité qui lui avait échappée, parut ravie.

« Comme c'est joli ! Je suppose que les fameuses énigmes du Sphinx devaient être de ce genre. »

Intervenant soudain, Avethas demanda :

« Nul ne les connaît ? »

« Je suppose que non. » répondit Karine.

« Remarquable... » commenta l'Elfe, puis il se concentra de nouveau sur son assiette et ne dit plus rien.

« Et que t'a enseigné Ariel aujourd'hui ? » demanda la Magicienne au garçon.

« Il m'a demandé de m'asseoir devant un mur blanc et de rester toute la journée ainsi sans bouger, sans parler, à ne regarder que le mur... »

« Voilà bien les Magiciens ! » se moqua Kormor d'une voix enjouée : il ne tenait pas les Sciences Arcanes en haute estime.

« C'est un excellent exercice de concentration, protesta Karine, auquel je devrais plus m'appliquer. Je suppose que notre fougueux et bouillonnant jeune ami a aussi eu un peu de mal à suivre les consignes de son maître. »

Voleur de Feu rougit éloquemment.

Le vin qu'il avait bu en quantité un peu excessive rendit Kormor de plus en plus bavard au cours du repas et, à la fin, c'est lui qui babillait joyeusement avec Karine. Le peuple des montagnes est rarement ivre, mais lorsqu'il l'est, tout peut arriver, le meilleur comme le pire. Voleur de Feu, pour sa part, s'enfonça dans un silence morose.

Dix heures approchaient lorsque enfin la Magicienne déclara qu'il était temps de se coucher car le départ le lendemain était prévu pour cinq heures et demie.

Wolur était retourné fort tard auprès de sa bien-aimée et devait encore se lever tôt le jour suivant. Autant dire que tant que son entraînement durerait, il ne la verrait pas souvent éveillée. Les deux adolescents avaient été logés par Omer dans une auberge plus modeste que la Pleine Lune et plus éloignée du centre de la ville. La lune qui se levait, jouant avec l'Egarthkúr, illuminait la petite chambre, et Wolur ne pouvait pas détourner son regard de cet astre venu le visiter ; il n'avait pas sommeil.

« Ai-je bien raison, se demandait le garçon, d'épouser ainsi la carrière des armes ? »

Wolur, né à Sjamkuna dans la plus pauvre des familles, semblait destiné, comme ses huit frères, à être, toute sa vie durant, l'aide de quelque marchand aisé, qui l'exploiterait sévèrement pour un salaire de misère.

Tout jeune, il avait rencontré Artéa, qui depuis la mort de sa mère vivait seule avec son père. Les deux enfants avaient d'abord été de simples compagnons de jeux, pendant que Wolur, chenapan comme tous ceux de son âge et de sa condition, survivait comme il le pouvait. Les années avaient accru la solidité de ces amours enfantines ; le père de la jeune fille avait pris Wolur en amitié, lui avait appris à lire, à écrire et à compter, et avait accepté de l'employer ; Artéa elle-même était partie pêcher les perles, presque autant par goût que par nécessité.

Déjà le Destin semblait avoir réservé à l'adolescent une vie bien agréable, mais ce fut une surprise de découvrir que les Parques n'allaient pas s'arrêter là.

Wolur se rappelait encore ce soir : Artéa était rentrée accompagnée d'un vieillard sans doute très riche, que son père reçut aussitôt comme un grand seigneur. Omer, car c'était lui, avait offert trente couronnes au marchand pour pouvoir emmener les deux adolescents à Tekir, pour une durée indéterminée. Malgré l'importance de la somme, le bonhomme avait hésité, car il aimait beaucoup sa fille. Omer avait promis qu'elle serait bien traitée et Artéa elle-même avait insisté, tant elle tenait à ne pas laisser passer cette chance de voir une fois dans sa vie la Ville Éternelle. C'est ainsi que l'affaire fut réglée. Après des adieux déchirants, le départ...

Et voilà que les dieux du Sort proposaient encore plus à Wolur : l'Empereur, Quentin II d'Anecdar en personne, lui offrait la possibilité d'intégrer la Garde de Tekir, avec rang de commandant et titre de chevalier. N'était-ce pas en quelque sorte transgresser une Règle Fondamentale de la marche du Monde que d'accepter ? Était-il bien permis par les dieux de passer de si bas à si haut en si peu de temps ? Et il y avait cette injustice que Wolur commettait — involontairement, certes — envers Cédric et les autres.

Soudainement, le garçon pensa à Voleur de Feu. D'où venait donc cet autre jeune homme et que faisait-il à Othardán en compagnie d'un Elfe, d'une Magicienne et d'un Nain ? Les propos d'Ardemond à ce sujet lors du Conseil avaient été obscurs...

Alors qu'il remuait toutes ces questions, Wolur sombra dans un sommeil plein de rêves où se mêlaient sans ordre ni logique Tekir, la lune, Artéa, le Conseil des Sages, Sjamkuna, la Larme du Destin et Voleur de Feu.

Le lendemain, le dix-sept d'itharmánta, si exceptionnellement pour Tekir, le ciel était orageux, l'air lourd, l'atmosphère menaçante ; les dieux semblaient vouloir marquer ainsi leur présence, particulièrement perceptible ce matin-là. Mais le temps restait sec.

Dans cet air plein de tension, les sons se propageaient remarquablement bien et régulièrement un grondement sourd et funèbre ponctuait le silence nerveux, semblant venir des Monts du Diamant au loin, le futur théâtre du drame qui allait se dérouler et décider du Destin du Monde : la Terre gémissait.

Des cieux provenait un autre bruit : tutoyant les éthers, jouant avec les nuages, un large oiseau de proie survolait la scène de Tekir. Son cri avait de quoi glacer la moelle du plus valeureux.

Au milieu de cette grisaille mélancolique, Tekir renvoyant les feux de la Pierre d'Argent, paraissait véritablement luire d'une clarté surnaturelle. La trace des rayons émis par la Ville se détachait clairement dans la brume et couronnait la Cité d'Ambre d'une Aura de lumière. Un seul rai émis par le véritable Astre Diurne marquait le sommet de l'Egarthkúr d'une tache ovale, le joyau central du diadème.

Gwaïherst n'avait pas pu assister au départ des aventuriers comme il l'eût dû, et Ardemond, plus blanc encore que d'ordinaire, le remplaçait. Alwin était aussi là, en retrait, presque caché. Sméarna, métamorphosée en chat persan, sur l'épaule de Titania, également présente avec son époux, semblait prouver ainsi que l'aigle n'était pas elle.

Sceadustede, que montait Kormor, piaffait d'impatience en voyant la route ouverte devant lui. Flèche d'Azur restait calme, mais Ulysse, rendu nerveux par l'orage imminent, voulait sans cesse se cabrer et Avethas s'employait à le rassurer.

Le Nain, dont la hache pendait négligemment au côté, avait l'aspect redoutable d'un guerrier endurci. Karine, vêtue d'amarante comme elle l'était, n'avait rien à envier pour le caractère impressionnant à Ardemond. Avethas portait sur sa tunique une légère cotte de mailles ; il avait rabattu sa capuche sur sa tête pour se protéger de la pluie qui ne tarderait sans doute pas.

Aucun des Sages ou des Aventuriers présents ne disait mot. Kormor trahissait par son regard la même impatience de partir que son cheval. Karine et Avethas paraissaient tous deux quelque peu inquiets. Ardemond gardait le visage grave et fermé, Titania avait le regard doux et maternel, Obéron semblait soucieux et Alwin avait, plutôt que son habituel air d'amusement ironique, une expression d'intérêt plus neutre.

« Les voilà ! » déclara une voix venue de l'intérieur de la ville.

C'était Voleur de Feu. Le garçon arrivait avec deux hommes de la garde montée de Tekir qui devaient servir d'escorte aux aventuriers jusqu'à ce que la proximité de la Larme exigeât leur renvoi. Le premier, qui portait les insignes du grade de sergent, était dans la cinquantaine, ce qui ne l'empêchait pas d'être imposant physiquement. Il avait une barbe noire soigneusement entretenue, dans laquelle naissaient à peine quelques poils blancs. L'autre, un simple soldat, devait avoir près de quarante ans ; il était plus grand et svelte que son supérieur. Une longue cicatrice parcourait sa joue gauche et montrait qu'il avait eu sa part de combats. Les deux gardes arboraient, à leur poitrine comme sur leur écu, des armoiries taillées qui combinaient celles d'Anor (et de l'Empire) en haut à droite et celles de Tekir en bas à gauche.

Tous deux firent un bref salut militaire à Ardemond et le sous-officier déclara :

« Sergent Armunier et soldat Defrey à vos ordres, Excellence. »

Le Premier Mage du Monde acquiesça.

« Vous savez que ces aventuriers partent pour une mission capitale dont vous devez ignorer la nature et vous êtes libres, l'un comme l'autre, de refuser de les accompagner : nous trouverons à vous remplacer. Acceptez-vous de partir ? »

« Oui, Excellence. »

« Fort bien. Si quiconque a encore quelque chose à dire avant le départ des Aventuriers, c'est le moment : dans une heure il sera trop tard. Si quelqu'un veut participer à ce voyage ou si l'un de vous y renonce, qu'il le dise. »

Silence.

Alors Ardemond embrassa les cinq voyageurs, leur souhaita bonne chance et s'écarta un peu du groupe. Titania à son tour fit ses adieux, en particulier à Avethas à qui elle recommanda de ne jamais perdre confiance en lui-même. Obéron prononça un souhait en langue elfe et Sméarna se contenta de miauler. Alwin, pour sa part, s'avança et dit :

« Vous partez à présent sur la route qu'ont dû suivre des milliers d'Elfes du temps de Val, qui travaillaient dans les mines de gemmes des Monts du Diamant. Cette route n'a rien de mystérieux ou de dangereux. C'est que le véritable danger provient de votre destination. Fort heureusement pour eux, Armunier et Defrey n'auront pas à aller jusque là. Mais pour votre part, Komor, Karine, Avethas, je vous souhaite les pires ennuis possibles sur le chemin afin que les dangers de... de ce que nous savons vous paraissent moins grands ! »

Enfin, ce fut à Voleur de Feu de dire au revoir à ses amis. Il le fit sans un mot, en serrant vigoureusement la main de chacun de ceux qui allaient partir et il s'inclina devant Avethas.

Alors les cinq voyageurs se mirent en route d'un pas rapide, en évitant de se retourner pour voir Tekir disparaître derrière eux, de peur que leur résolution ne fondît...

Le chemin suivi était celui de Mortame dans un premier temps : il devait mener les aventuriers jusqu'aux contreforts sud des montagnes ; de là, il ne resterait plus qu'à remonter vers le nord-nord-est en espérant trouver quelque chose. Tout ce plan était très vague, c'était le moins qu'on pût dire. Le surlendemain dans la journée, les voyageurs graviraient les premières pentes des Monts du Diamant et il leur faudrait alors décider de la marche à suivre. En attendant, il n'y avait qu'à aller de l'avant...

Pendant les deux premières heures de voyage depuis le départ de Tekir, nul ne souffla mot. Kormor ouvrait la marche, Avethas était juste derrière, mais sur le bord gauche extrême de la route, Karine suivait, de front avec Defrey ; enfin, Armunier gardait les arrières.

La voie, quoique fort ancienne puisqu'elle datait de l'époque de la Première Ville, et rarement entretenue depuis, était bonne, et les cavaliers pouvaient avancer à vive allure. Le ciel n'avait pas tardé à libérer sa pluie, sous forme d'un fin crachin face auquel il était vain d'espérer demeurer sec ; Avethas ne paraissait pas incommodé, mais les autres étaient manifestement agacés.

À l'horizon, les Monts du diamant jouaient malicieusement avec les nuages et on ne pouvait dire à quelle distance ils se trouvaient, ni à quelle hauteur ils culminaient. La végétation alentour hésitait entre la prairie, qui rappelait que l'on était dans la Plaine de Tekir, et les bosquets de conifères annonçant les montagnes. Dans le ciel, l'aigle qui avait suivi les voyageurs fort longtemps, s'en était séparé et avait viré vers le nord.

Sans doute lassé par ce morne paysage, le soldat décida d'engager la conversation avec Karine.

« Comment t'appelles-tu, ma belle ? » demanda-t-il à mi-voix.

Assurément fâchée d'un ton si familier, la magicienne se drapa dans sa dignité et répondit sèchement :

« Karine de Feuerstern, Monsieur Defrey. »

L'homme fit mine de ne pas avoir noté l'intonation de la réponse et continua :

« Soldat suffira. Es-tu noble ? »

« Je suis magicienne et il est coutumier, lorsque les apprentis mages passent leur grade, de leur donner un surnom. Maintenant, je vous demande de me laisser tranquille ! »

« Impossible, magicienne : tes yeux m'ont lancé un sort. Je ne pourrai aimer que toi jusqu'à la fin des temps ! »

« Désolée, fit Karine avec une pointe de méchanceté dans la voix, mais un autre a déjà conquis mon cœur. »

« Et qui donc ? » demanda Defrey, d'un ton pincé.

La jeune femme fut ravie de pouvoir remettre à sa place celui qui se rendait coupable à ses yeux par une tentative de séduction aussi éhontée.

« Sa Majesté l'Empereur de l'Univers ; et je ne crois pas qu'il apprécierait de savoir ce que vous, simple garde, avez osé me dire. »

Pour le soldat, ce fut une gifle monumentale que prenait son honneur. Il rougit de colère et d'humiliation et, sans un mot de plus, hâta le pas de manière à arriver au niveau de Kormor. Karine pensa presque à s'excuser, d'autant plus que c'était elle qui aimait Quentin sans qu'il en sût rien. Mais la magicienne décida que le malotru était bien remis à sa place. Personne ne semblait avoir fait attention au petit drame qui venait de se dérouler et la magicienne en fut heureuse car il n'était pas nécessaire de pousser plus loin la honte de cet homme.

Plus tard dans la même journée, un autre départ devait se dérouler : le sultan Mizra Abeldertir repartait pour Inzentar. Alors que Meizlo était parvenu à ce que l'arrivée du tapis volant fût discrète, son second survol de la ville déclencha une vague d'excitation, même pour des citoyens habitués au spectacle de la magie. Si pas un seul Sage autre que le cousin du sultan ne s'était dérangé pour voir Mizra s'en aller, il eut du moins droit à une ovation de la part de la population de Tekir.

« Vous savez, cousin, commença le souverain de l'Outre-Mer tout en saluant la foule en retour, je pense que j'ai appris quelque chose. »

« Ah oui ? » demanda Meizlo, faisant semblant d'être distrait.

« Je devrais plus me soucier de mon peuple et de ma fonction. Regardez l'Empereur : il est aimé par tous, il voyage, il gouverne sagement. Je devrais imiter l'exemple de mon suzerain. »

Le sage esquissa un large sourire : il n'avait pas osé espérer que ce voyage provoquerait le changement dans l'esprit de son cousin qu'il avait tenté d'obtenir pendant longtemps.

« Quant à Arsgod, continuait le sultan, je me demande s'il ne tente pas de s'emparer de mes pouvoirs... »

« Pensez-vous, Votre Altesse ? Et pourquoi donc ? »

« Il cultive mon ignorance et je pense même qu'il tente de vous maintenir à l'écart. Je crois que dès que nous serons rentrés je le congédierai : il me faut un nouvel homme, aussi capable qu'Érik De Hel. »

Regardant la Ville Éternelle s'éloigner à une vitesse inconcevable sous le tapis, Meizlo trouvait son cœur partagé entre la joie d'entendre que le voyage de Tekir avait ouvert les yeux de Mizra et la crainte qu'Arsgod ne soit assez fort pour résister à son souverain...

Travels, Truth and Beauty

Musique : Ouverture des Hébrides (la Grotte de Fingal) de Felix Mendelssohn-Bartholdy.

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Élévation

« Chevalier ! Je te parlais ! »

Wolur secoua sa torpeur : Aldecor le fixait d'un œil noir. Les autres élèves se mirent à rire. Encore une fois, le garçon, en regardant le maître exécuter quelques passes d'armes difficiles, s'était laissé envoûter par la grâce et la fluidité du mouvement et, comme hypnotisé par cette danse rapide et élégante, il rêvait.

« Je t'ai dit que tu avais un excellent niveau, chevalier, des réflexes hors de pair et un instinct extraordinaire. Mais ta technique doit être améliorée. Alors fais attention à ce que je t'apprends ! »

« Pardon, Maître Corwin. »

« Arthur va te montrer ce que tu n'as pas vu. Levez-vous tous les deux. »

Wolur regarda son adversaire du moment avec neutralité ; Arthur lui renvoya un coup d'œil plein de rage. Aldecor fit un signe et le combat s'engagea : Arthur se précipita sur son ennemi avec une vitesse confondante et Wolur, qui s'écarta trop lentement, reçut un coup aux côtes. Voulant riposter, il trouva l'épée de son adversaire là où il s'attendait à rencontrer sa poitrine. Arthur contre-attaqua aussitôt, un peu trop vite cependant, et trop maladroitement : Wolur put reprendre le dessus. Pendant quelques minutes, le futur chevalier para tranquillement un très grand nombre de coups rapides que tentait de lui asséner son opposant. Il était clair que ce dernier fatiguait et ne parviendrait pas à retrouver l'avantage. Aldecor fit cesser l'affrontement.

« Arthur, gronda-t-il, ton jeu est par trop offensif. Tu as bien su mettre en œuvre la botte que je venais d'expliquer, mais ensuite tu n'as utilisé que des coups simples à détourner et répétitifs de surcroît. Si le chevalier l'avait voulu, il t'aurait mis à terre en quelques instants. Quant à toi, jeune noble, tu ne sembles jamais tenter d'attaquer ! Je te rappelle que le but de la bataille est au moins de mettre l'adversaire hors jeu, ce qu'il est difficile de faire en parant seulement. Et surtout, s'il te plaît, cesse de ne regarder que le visage de ton opposant ; c'est son fer qui importe ! »

Reprenant une voix moins sévère, Mæzel conclut :

« Mais vous avez tous deux fait des progrès. Ayez confiance ! »

À peu près au même moment, Ariel expliquait à Voleur de Feu les fondements de la magie.

« Tu dois fermer les yeux et te concentrer pour tenter d'oublier ton être conscient. Mais cet oubli ne doit pas être un simple sommeil : il sera constructif et te permettra de mettre en contact ton esprit avec l'Éther qui baigne chaque chose. C'est dans cet état-là, lorsqu'il est en harmonie parfaite avec l'Océan Astral, que le mage peut formuler son désir. Mais pour l'instant, tu vas seulement chercher à atteindre cet état. »

« Comment saurai-je que j'y suis arrivé ? »

« Ne t'inquiète pas, tu n'auras pas de doutes. »

Alors le jeune homme s'allongea, ne pensa plus à rien et tenta d'accéder au vide intérieur le plus parfait. Durant de longues heures il se trouva toujours dérangé par un léger bruit, par un insecte, par une démangeaison, par mille autres stimuli qui le forçaient à ouvrir les paupières.

Quand enfin il parvint à dépasser ce stade et à ignorer son environnement extérieur, il butta sur une nouvelle difficulté : les pensées, qu'il tentait de chasser, faisaient le siège de son esprit, en forçaient l'entrée, s'infiltraient malgré lui. Voleur de Feu se rendit compte que s'il n'était guère aisé de ne rien sentir, ne penser à aucune chose était encore plus difficile. L'excitation, la frustration, le découragement venaient successivement le distraire comme un ballet de furies.

Le soleil déclinait à l'horizon et cette journée du dix-sept approchait de sa fin quand enfin Ariel entendit la respiration du garçon se détendre et perçut que son esprit s'envolait. L'Elfe s'approcha de Voleur de Feu et constata que celui-ci s'était tout simplement endormi.

Il soupira légèrement : cet enseignement serait une épreuve de patience autant pour le maître que pour l'élève.

En ces temps troublés, ou du moins qui allaient vite le devenir, les dieux eux-mêmes avaient fort à faire. Les difficultés leur donnaient un aspect plus humain et Ardán bouillonnait d'activité alors que chacun, Astra en particulier, se préparait à l'affrontement avec Issarkhwélgeta, qui ne tarderait plus.

Thgor regarda avec impatience entrer un serviteur attendu depuis longtemps.

« Alors ? » demanda le dieu, avec un imperceptible tremblement de la voix.

Le demi-dieu qui lui faisait face parla très rapidement :

« J'ai parcouru toute Anecdar à la recherche du Démiurge ou de traces qu'il aurait pu nous laisser, d'un indice venu du Commencement des Temps, d'une aide quelconque... »

« Et ? »

« Il y a dans les légendes des mortels un petit poème qui pourrait à mon avis concerner notre recherche du Créateur. »

Le demi-dieu prit une voix grave et puissante ; des caractères d'or apparurent dans l'air épelant l'énigme au fur et à mesure qu'il la prononçait :

« Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle :
Sous les yeux bienveillants d'un antique Cocher,
Ne faisant pas appel au bateau du Nocher,
Un Taureau, un Bélier, dessus l'infernal Fleuve,
Dans un champ pourtant sombre où les lumières pleuvent,
Regardent mais sans peur les flèches du Chasseur ;
Je suis le petit frère auprès de mes Sept Sœurs. »

Hélas, la devinette était insoluble, encore plus pour les dieux que pour les hommes. Thgor ne put que baisser la tête.

« Alors, nous sommes vraiment condamnés. »

Le soir du dix-sept, les compagnons de Kormor n'avaient pas trouvé de village où coucher : ces territoires à l'ouest de Tekir étaient pratiquement déserts jusqu'à Lut-Ezhyrstjér. Il fallut donc camper en plein air, ce qui en soit ne posait pas de difficulté particulière : la pluie avait cessé, les chevaux trouveraient dans l'herbe grasse alentour largement de quoi se repaître et les hommes avaient des provisions en abondance, emmenées depuis Tekir, car Karine avait cette fois décidé de n'utiliser la magie qu'en cas de réelle nécessité. Defrey servit ensuite à chacun une tasse d'une excellente tisane : des herbes qui lui venaient de sa mère. Aucun danger ne semblait menacer et il apparut inutile d'organiser des tours de garde.

Aucun danger ? Sans doute les aventuriers étaient-ils encore dans un territoire civilisé : si tant est même que le contraire existât encore en quatorze cent soixante-douze, ce n'était certainement pas à la frontière entre la République Blanche et le Royaume des Elfes qu'il fallait le chercher. Et pourtant, les mots d'Ardemond et d'Alwin résonnaient dans la tête de ceux qui les avaient entendus : « le danger de cette expédition sera presque exclusivement intérieur », « le véritable danger provient de votre destination ». Karine n'avait cesse de regarder le joyau dont Ardemond lui avait fait don, à l'image de la vraie Larme, et Avethas crut un instant entendre le vent lui murmurer le nom maudit du Démon :

« Issarkhwélgeta ! »

À vrai dire, les soldats n'étaient guère plus tranquilles, mais il était clair qu'ils n'allaient pas se permettre de montrer le moindre signe de faiblesse et tandis qu'Armunier fumait tranquillement la pipe après le repas, un des rares plaisirs terrestres auquel le vétéran de la Garde cédait volontiers, Defrey se fit un devoir de chanter des chansons de guerre traditionnelles. Avethas n'y prêta aucune attention : tout juste se contenta-t-il d'un léger sourire entendu quand Kormor, agacé, lui fit remarquer que l'homme aurait sans doute réveillé tous les dragons de Fengan située à mille trois cents milles. Karine tenta également de se donner l'air royalement indifférente, car elle savait que c'était pour la provoquer que Defrey se riait ainsi des angoisses des civils.

Quentin, pour sa part, s'apprêtait à se coucher dans un des logements qu'Alexandre IV avait fait construire spécialement pour l'Empereur lorsqu'il voyageait entre les Deux Capitales. Ce jour-là, la Pourpre Impériale lui semblait excessivement lourde. Depuis Érik II, qui avait dû faire appel à Tekir pour repousser Lwershjár, jamais les Seigneurs d'Anor ne s'étaient trouvés en face d'une responsabilité aussi grave.

« Je jure devant Thgor et devant le Sénat de l'Empire ici rassemblé, de poursuivre jusqu'à ma mort l'œuvre de Denérdor, de faire régner la justice dans les Royaumes, d'assurer la protection de mes vassaux, de garantir de mon mieux la sécurité de tous mes sujets. Que Tekir la Ville Blanche d'Ambre le Sage soit la gardienne de ma promesse. »

Les mots exacts du serment prêté par le jeune Prince Héritier au moment de prendre le Sceptre des Terres Émergées à la mort d'Alexandre VI, revinrent à l'esprit de Quentin. Mots auxquels il avait voulu ajouter mention de l'égalité de tous les peuples et de tous les êtres devant la loi, mais on avait fait comprendre au nouvel Empereur que ce n'était pas possible et que la tradition devait être conservée sans variation.

Seulement, à ce jour, la protection des vassaux et la sécurité des sujets semblaient devoir être compromises...

Pour une raison quelconque, les pensées du Maître d'Anor se portèrent sur la princesse Invar. Voilà des mois que les politiques de l'Empire et les conseillers de l'Empereur ne cessaient de faire savoir à leur souverain qu'il serait temps qu'il prît femme. La fille du Sage Hexar était-elle la réponse ? En songeant de nouveau à la princesse, si pure, si diaphane, si noble, descendante d'une déesse, Quentin sentit son cœur palpiter. Si seulement cela pouvait être...

En vérité, un des vassaux de l'Empereur avait déjà besoin de la protection de celui-ci : Mizra, sultan de l'Outre-Mer.

Après une traversée de la mer à la vitesse de l'éclair, le Seigneur d'Inzentar et son cousin étaient revenus au palais au milieu de l'après-midi, où une désagréable surprise les attendait : aussitôt l'atterrissage effectué sur les hautes terrasses de la demeure des souverains de l'Orient, Mizra et Meizlo furent accueillis par le Préfet du Palais et douze gardes prétoriens en armes qui leur ordonnèrent de les suivre sans tarder.

« Êtes-vous donc fous ? rugit Mizra. Je suis votre souverain ! »

« Inutile, Majesté, répliqua tristement Meizlo. Le responsable est évidemment Arsgod. Je craignais bien que votre voyage à Tekir ne le forçât à l'action et j'ai malheureusement eu raison. Jusqu'ici, il n'osait pas s'attaquer à moi ; comme il me craint toujours, il me fera exécuter au plus vite. Pour votre part, vous finirez vos jours dans quelque cachot. Si cela peut vous rassurer, le vizir aurait aimé vous garder, je pense... »

« Silence ! ordonna le Préfet. Gardes, faites-les avancer. »

En peu de temps, les deux cousins furent conduits devant le nouveau maître des lieux ; et Meizlo ne fut pas surpris de voir en lui le Premier ministre de l'Orient.

« Arsgod ! protesta le sultan, qui n'avait pas cessé de se débattre. Faites cesser à l'instant cette mascarade ou vous n'êtes plus rien ! »

« Pauvre, pauvre Mizra ! » répondit l'autre, d'une voix doucereuse.

« Quoi ? »

« Mais vous êtes clairement sous l'effet d'un puissant enchantement produit par ce démoniaque mage de Meizlo, qui vous a fait croire que vous partiez pour je ne sais quel « autre côté de la Mer », afin de gagner le contrôle de votre esprit. Mais rassurez-vous : il périra et les meilleurs médecins du monde viendront vous soigner. Peut-être pourrez-vous retrouver votre conscience... »

« Arsgod ! s'égosilla Mizra. Je suis encore sultan et je vous ordonne de nous libérer ! »

« Ne perdez pas votre salive à parler aux chiens, cousin. » fit calmement Meizlo.

« Quant à vous... » commença le vizir.

« Vous aussi, taisez-vous et écoutez-moi. Tout ce que vous pourrez dire ne m'intéresse pas. Apparemment vous vous êtes rendu compte que je suis plus illusionniste que magicien et que je pouvais difficilement parer votre coup. Je vous en félicite. Je vais néanmoins vous dire quelque chose, en quoi il n'appartiendra qu'à vous de croire ou non ; il est probablement inutile d'essayer de vous raisonner, mais j'essaierai au moins une fois. La ville de Tekir et l'Empire à Anor tentent de lutter contre une présence maléfique qui risque de déferler sur le monde et face à laquelle nous serons totalement impuissants ; il nous faut rassembler tous ceux qui luttent pour le Bien. Si vous enfermez Mizra, vous privez le Continent d'une aide précieuse et vous risquez de vous rendre coupable de la chute de toute Anecdar. Mesurez donc bien la portée de vos actions. »

« Infâme mage ! Tu tentes donc de m'ensorceler moi aussi ! Mais je ne succomberai pas à tes pièges maléfiques ! Il n'y a pas d'autre continent que celui-ci ! »

« C'est ce que je craignais : vous vous obstinez. Faites comme vous voudrez, Arsgod. Mais je vous préviens : je suis toujours un Sage et, même si mes pouvoirs de mon vivant ne sont pas si étendus, les puissances que vous ébranleriez en me tuant risqueraient de vous dépasser et d'occasionner votre chute ! »

Le vizir toussota.

« Ahem... Votre exécution est reportée jusqu'à nouvel ordre. Vous pourriez nous servir, Meizlo. »

C'est ainsi que le sultan déposé fut emmené de force dans ses luxueux appartement où l'attendait sa femme, toujours aussi sotte, tandis que son cousin était traîné vers un des nombreux cachots (pourtant rarement utilisés) du palais d'Inzentar. Pendant des heures, Meizlo réfléchit à la manière dont il pourrait prévenir le Continent...

Karine se sentit brutalement réveillée au cœur de la nuit par une main puissante qui vint se placer devant sa bouche, l'empêchant d'émettre le moindre son.

« Cela ne servirait à rien de toute manière, ma belle ! La tisane de ma mère est un puissant somnifère pour ceux qui pourraient me gêner. »

Particulièrement lucide même à deux heures du matin, la magicienne comprit que Defrey ne lui voulait probablement pas du bien. Un sort aurait pu la sortir de ce mauvais pas, mais le soldat semblait ne pas ignorer que les paroles étaient une aide précieuse, presque indispensable, pour l'exécution d'un enchantement, car il s'empressa de remplacer sa main par un bâillon. Elle garda parfaitement son sang froid et envisagea les possibilités qui s'offraient à elle.

Aucune : Defrey était plus fort que Karine ne l'avait imaginé et il parvint à lui lier les pieds et les poings sans qu'elle pût résister aucunement.

« Alors ? Que va faire ton cher petit Empereur pour te sortir de là, magicienne ? »

Karine entreprit de tester la solidité de ses liens et découvrit qu'elle n'avait aucune chance de ce côté. Pendant ce temps, Defrey révéla clairement ses sinistres intentions en commençant à se déshabiller. Lorsqu'il eut retiré les quelques vêtements qu'il avait gardés pour dormir, la magicienne vit sa silhouette noire devant le feu mourant s'approcher d'elle et il lui fut plus difficile de conserver son calme lorsque l'homme nu commença à lui déchirer la robe. Les diverses possessions que Karine gardait sur elle roulèrent à terre...

Comme elle détournait la tête de la créature bestiale qui commençait à la prendre, la magicienne aperçut la lumière argentée émise par la pierre de Tekir, la réplique de la Larme, qui était tombée dans l'herbe. Là pouvait être son espoir : peut-être la présence de ce puissant objet magique pourrait-elle lui éviter d'avoir à prononcer de paroles pour jeter un sort. Le moins que l'on pût dire était que l'instant ne se prêtait pas particulièrement à la concentration et sans l'aide de la pierre il eût donc été vain d'imaginer un instant tenter la moindre opération magique.

Les minutes qui suivirent, qui passèrent comme des années, furent le pire des enfers pour Karine ; elle fit tous les efforts possibles pour détacher son esprit de son corps. Le garde approchait de la jouissance et la magicienne arrivait presque à saisir l'Éther...

L'un et l'autre parvinrent à leur but en même temps : en un instant véritablement fulgurant, le mâle libéra sa semence et la magicienne canalisa sur lui un formidable pouvoir destructeur tiré des astres. Elle s'évanouit.

De Defrey il ne restait qu'un petit tas de cendres tièdes.

Kormor fut le premier levé. Le soporifique, bien que fort puissant, avait un effet diminué sur les Nains et il était encore assez tôt lorsqu'il ouvrit les yeux. Il devina aussitôt que quelque chose d'anormal s'était produit et ne fut pas long à se mettre sur pied. En revanche, la signification de la scène étrange qui se présentait sous ses yeux ne lui apparut pas immédiatement.

Son premier soin fut alors de réveiller Avethas, qui protesta que tous les démons de l'Univers se liguaient contre lui pour l'empêcher de dormir ; lorsqu'il comprit que le Nain ne plaisantait pas, cependant, l'Elfe cessa de maugréer et se mit debout. Tirer Armunier du sommeil fut toutefois nettement plus difficile.

Le sergent, pour sa part, comprit immédiatement la nature des événements de la nuit ; il n'en dit rien à Kormor et Avethas, devinant que Karine mettrait assez de couleur elle-même dans son récit.

La magicienne avait été très durement affectée : elle restait totalement inerte et il fallait plus d'une heure et beaucoup d'eau pour la ramener à la vie. À vrai dire, le viol dont elle avait été victime n'était pas seule cause de son évanouissement : jamais Karine n'avait encore canalisé une énergie telle que celle qui avait détruit Defrey. Lorsque enfin elle fit surface, comprendre qu'elle avait tué son agresseur fut un nouveau choc. Alors elle passa en un instant du coma à la plus intense excitation, accusant tour à tour Armunier de son manque de surveillance envers son subordonné, Kormor de ne pas l'avoir protégée, l'Empire d'employer de tels gardes, et Thgor lui-même d'avoir laissé une pareille turpitude se dérouler. Le Nain s'employa à tenter de la calmer et Armunier à avoir une version exacte des faits. Avethas restait à l'écart, un sourire aux lèvres plein d'ironie amère.

La matinée s'écoula et Karine retrouva maîtrise de soi.

« Je veux, annonça-t-elle d'un ton souverain après un long moment de silence, que nous trouvions un village pour faire porter un message au Parlement de Tekir. Le pouvoir temporel doit être informé de ce crime. »

« Vous voulez demander justice ? » demanda Armunier, surpris et légèrement moqueur.

« Je veux éviter qu'une pareille chose se reproduise. » répondit la magicienne.

Éléonore Duvernay entra dans la salle et jeta un coup d'œil circulaire à l'Assemblée : pas un seul ne manquait.

À quarante-quatre ans, Duvernay était le troisième personnage sur les listes officielles de préséance de l'Empire, tout juste après le souverain et son Premier ministre. Depuis trois ans déjà elle dirigeait le Sénat de l'Empire. La Présidente était intelligente, compétente et énergique, et pendant son mandat elle s'était toujours efforcée de donner au Sénat une importance réelle, en limitant le Parlement d'Anor à son rôle judiciaire. Elle menait la difficile tâche de se montrer à la fois complaisante envers l'Empereur et inflexible à l'égard du Conseil Impérial et du Gouvernement de Sa Majesté. S'il y avait quelqu'un dans les Royaumes qui connaissait parfaitement les Lois Fondamentales, ce n'était ni Quentin, qui ne faisait la politique que par intuition, ni De Hel, bien trop occupé de sciences pour regarder de si près les textes constitutifs, mais bien Duvernay ; elle n'avait sans doute pas le caractère flegmatique, calculateur et même cynique du Premier ministre, mais assez de perspicacité et d'audace pour diriger le corps législatif.

Du haut de la tribune, la Présidente toisa l'assistance d'un air hautain. Les sénateurs paraissaient inquiets, discutaient nerveusement avec leurs voisins, gesticulaient... Lorsque Duvernay leva les bras pour demander le silence, elle n'obtint au mieux qu'un calme très relatif, dont elle décida de se contenter. Tous avaient appris que la ville de Tekir avait envoyé, par magie, à Anor un message de la plus haute importance pendant la nuit ; mais tous ignoraient sa nature.

Duvernay laissa son regard errer sur les statues de six Empereurs d'Anecdar : Denérdor, Alexandre Premier, Octobre II, Loïc III, Anatole II et Alexandre V. Puis, d'un air détaché, elle déclara :

« La séance est ouverte. Longue vie à Sa Majesté l'Empereur ! »

Sans plus attendre, la Présidente continua :

« Messieurs les Sénateurs, je souhaite vous lire un message que nous envoie le Conseil des Sages. »

Duvernay goûta de l'effet produit : les législateurs semblaient avoir soudain remarqué sa présence et s'étaient tus. On pouvait même dire qu'ils étaient suspendus à ses lèvres. Alors elle prit très ostensiblement un immense rouleau scellé de nombreux sceaux de taille démesurée, qu'elle décacheta soigneusement en s'assurant que chaque sénateur pouvait voir ses mouvements et que tous étaient attentifs. Puis elle déroula le parchemin et lut, d'une voix solennelle, posée et assurée, le message venu de la Ville Blanche.

Le message, assez court comme on le sait et plutôt obscur, aurait fort bien pu passer inaperçu dans d'autres circonstances. Mais les préliminaires de la lecture, les rumeurs qui avaient circulé, le fait que le Conseil des Sages s'était réuni au complet (ce qui ne s'était jamais vu depuis le début du quatorzième siècle) et la mention de la présence de l'Empereur et du sultan, toutes ces circonstances inhabituelles achevèrent de déstabiliser l'Assemblée. La venue de l'apocalypse n'eût pas produit sur elle d'impression plus profonde. Les cris les plus variés fusaient de part et d'autre de l'hémicycle, notamment au sujet du souverain. Dans l'esprit de nombreux vieux sénateurs, une telle catastrophe ne pouvait venir que d'une bêtise de l'Empereur, lequel était d'ailleurs trop jeune pour gouverner Anecdar. Il s'en faillit de peu pour qu'une révolution ne naquît en un instant sous les yeux placides de la statue d'Anatole. Quentin II était tour à tour regardé comme un fou, un téméraire aventurier, un général courageux et finalement un sauveur... Ces sénateurs, si compétents pour déterminer la quotité des impôts ou les taxes marchandes, devant une si grave nouvelle ne savaient plus à quel dieu se vouer. Des bagarres manquèrent de peu d'éclater entre ceux qui soutenaient que Quentin mettait toute Anecdar en danger et ceux qui affirmaient qu'il allait justement l'en sauver.

Voyant qu'elle ne pourrait rien tirer d'un tel chaos, Duvernay se leva et sonna une petite clochette placée à sa gauche, cependant qu'elle rugit :

« Silence ! »

Tous se turent un moment, la regardant avec étonnement, presque comme s'ils l'avaient absolument oubliée. Sachant que le désordre reviendrait d'un instant à l'autre, la Présidente se contenta de lâcher :

« La séance est suspendue jusqu'au vingt-trois. »

Et sans attendre plus de réaction de l'Assemblée, elle quitta la salle.

Bien loin de l'effervescence qui avait saisi l'Assemblée Souveraine, Voleur de Feu réitérait ses tentatives pour appréhender le macrocosme.

Pour la dixième fois depuis le matin, le garçon se sentit glisser hors de son corps. Évitant de peu les portes d'ivoire et de corne du royaume du sommeil, il se dirigea vers les hautes sphères de la magie.

Palper l'Éther... Une tâche fort incompréhensible, surtout pour Voleur de Feu qui ne savait pas ce qui pouvait se cacher derrière ce terme tant utilisé des magiciens. Et plus il réfléchissait à ce que pouvait être la nature de la fabrique de la magie, plus il s'éloignait de ce fragile état de non-être dans lequel il arrivait difficilement à s'enfermer.

Pourtant, raisonna l'adolescent, jeter un sort ne doit pas être si difficile. Dans l'état de demi-rêve qui occupait son esprit, il imagina sa main tenant une boule de feu. Pourquoi les choses ne seraient-elles pas aussi faciles dans la réalité, se demanda-t-il en ouvrant les yeux.

Et pourtant elles l'étaient.

Voleur de Feu faillit pousser un cri en constatant que sur sa main tendue se trouvait effectivement une boule de feu d'un pied de diamètre. Un réflexe lui fit lâcher sa création, qui se précipita sur le sol d'albâtre et y disparut sans dommage.

Ariel avait gardé une expression impassible.

« Beau progrès, commenta-t-il. N'oublie pas : les choses ne sont jamais aussi compliquées qu'elle le paraissent tout d'abord. Seulement, la prochaine fois, attaque-toi à moins gros qu'une boule de feu. »

Le garçon faillit protester qu'il n'avait pas même jeté le sort consciemment, mais Ariel déjà s'éloignait de la petite pièce réservée à la méditation.

« Assez de magie pour aujourd'hui, commenta le maître. Nous allons entamer l'arithmétique. »

Karine regarda d'un air dubitatif l'officiel assis en face d'elle, juste au-dessous d'un buste monumental et très mal réalisé, de Quentin II.

Ce petit bonhomme gras avait titre de « maire » du village au nom imprononçable où elle se trouvait, le seul qu'Armunier eût réussi à trouver dans ces parages désolés. Il était probablement le seul des environs à savoir lire et écrire et cumulait certainement toutes sortes de fonctions indispensables à la vie du bourg. En tout cas, il avait une très haute estime de lui-même et ne regardait la magicienne que comme une intruse.

« Je vous assure, Monsieur le Maire, il est indispensable que ce message soit envoyé à Tekir. » répéta Karine pour la millième fois.

« Je suis navré, Mademoiselle, mais je n'ai pas de messager spécial qui puisse faire ce trajet. Nous ne recevons que tous les mois un envoyé de la Ville Blanche et le précédent vient juste de partir. Cependant, si vous êtes prête à attendre cinq semaines, je puis vous satisfaire... moyennant, naturellement, une petite commission pour le transport. »

L'aventurière balaya d'un geste excédé le sourire intéressé de son interlocuteur.

« C'est urgent, Monsieur le Maire. Dans un mois, je serai sans doute moi-même de retour à Tekir. N'y a-t-il aucun autre moyen ? »

« Vous pouvez tenter de trouver un villageois qui s'y rendrait, mais vous aurez peu de chances d'y arriver. Ou bien vous pouvez essayer dans la ville d'Irnan à vingt milles au sud d'ici. »

« Vingt milles ? Quand nous en sommes à soixante de Tekir ? Vous plaisantez ? »

« Alors je suis désolé, Mademoiselle, mais je ne peux rien pour vous. »

« Attendez ! fit soudain la magicienne en tendant au maire un autre message, qui ne venait pas d'elle cette fois. J'ai peut-être le moyen de vous convaincre ! Lisez ce papier, je vous prie. »

Le bonhomme déroula le parchemin et lut ce qui se trouvait être la déclaration du Conseil concernant les trois aventuriers. S'il sembla surpri de connaître l'identité de son interlocutrice, il ne parut pas plus disposé à l'aider.

« Encore désolé, Mademoiselle de Feuerstern, mais ceci ne change rien aux moyens dont je dispose. Mon envie de vous aider est bien complète, mais je ne le peux seulement pas. »

« Dans ce cas, adieu ! »

« Bonne journée à vous aussi, Mademoiselle. »

Irritée par l'attitude faussement galante du maire, Karine quitta l'hôtel de ville (ainsi qu'était pompeusement nommée la petite bâtisse où siégeait l'illustre officiel) et retrouva ses amis et les chevaux.

Armunier était plutôt fâché d'avoir dû perdre une journée pour rien ; mais il ne dit rien : il était payé pour accompagner et protéger, non pour faire des commentaires. Kormor était surpris de l'insistance que mettait Karine à dénoncer aussi vite un crime, certes grave, mais qui pourrait bien attendre leur retour à Tekir. Avethas, peu coopératif, se contentait de rire en douce du ridicule de la situation.

« Veuillez vous éloigner quelques instants, demanda brusquement Karine à Armunier. Je désirerais parler à mes amis en secret. »

Le sergent s'écarta dignement, toujours sans commentaires.

« Je ne sais si c'est l'influence néfaste de la Larme sur l'ensemble de l'Univers, pesta la magicienne quand le soldat fut assez loin, mais il me semble que le Monde entier est bien plus rongé par le Mal que quelques mois plus tôt. »

Avethas secoua la tête avec un sourire triste.

« Non. Tu as seulement fait sa connaissance récemment. Il est vrai que Stjertén en est en grande partie à l'abri... »

L'ignorant, Karine continua :

« Je me demande même si nous ne devrions pas retourner à Tekir. »

« Revenir ? demanda Kormor, incrédule. Tu plaisantes ? N'oublie pas que chaque instant compte ! »

« Chaque instant compte ? En es-tu bien sûr ? Tu penses que nous avons un... concurrent dans cette recherche de la larme ? Alors je te suggère ceci : notre concurrent est parti avec nous de Tekir ! »

« Comment donc ? »

« Ne trouves-tu pas le comportement qu'a eu Defrey pour le moins anormal pour un soldat de Tekir ? »

« Et alors ? »

« Et alors ? Mais c'est évident ! C'est lui que le Mal avait choisi à la place d'Avethas pour s'emparer de la Larme et régner sur le Monde ! »

« Tu t'emportes, Karine ! C'est par hasard que ce soldat nous est arrivé... »

« Par hasard ? Qu'en sais-tu ? Il s'est peut-être porté volontaire. »

« Et pourquoi aurait-il tenté de te... de te violenter ? Il n'avait pas encore la Larme, que je sache ! »

« Les promesses de pouvoir que lui a faites le Démon ont dû le pousser au bord de la folie. »

« Tout ceci n'est que pure supposition. Nous n'allons tout de même pas revenir à Tekir pour autant ! »

« Dis tout de suite que tout ceci m'a fait perdre la tête ! »

« Karine, écoute... »

« Je ne t'en veux pas, Kormor. Mais le Destin fasse que tu n'aies pas à regretter ta décision ! »

Armunier fut alors rappelé.

« Nous continuons. » lui annonça la magicienne.

« Comme vous voudrez. »

Il fut ensuite rapidement décidé que les compagnons ne coucheraient pas dans ce village mais avanceraient encore d'une dizaine de milles pour pouvoir mettre le pied dans les montagnes le lendemain.

Ce soir-là du dix-huit d'itharmánta, à Tekir, comme à Anor ainsi que dans quelques autres villes qui avaient reçu la nouvelle, le même message qui avait causé tant d'émoi au Sénat de l'Empire devait être lu aux habitants de la Ville Éternelle. La foule se pressait sur l'Agora.

Les cuivres retentirent, les tambours roulèrent et s'avança le héraut. Conformément à la plus pure tradition de Tekir, l'annonce fut lue en six langues différentes, à commencer par la Langue Ancienne et par celle des Elfes.

Peut-être habituée à assister aux chocs des Titans, la population de Tekir réagit plus calmement que celle d'Anor : les habitants de la Capitale, bien que moins effrayés que les sénateurs, eurent un mouvement de peur en apprenant que l'Empereur n'était pas là. Au contraire, les hommes rassemblés sur la place publique de la Ville Blanche ne tombèrent que dans une discussion tiède avant de se séparer. Sans doute aussi était-il impossible de se sentir menacé dans l'enceinte de Tekir, non matérialisée par des murs, mais sans nul doute plus solide que la meilleure des murailles.

C'est alors que la foule commençait à se disperser que Voleur de Feu remarqua Artéa, apparemment seule.

« Étonnante annonce, n'est-ce pas ? » fit remarquer le jeune homme avec un clin d'œil.

Artéa sursauta et après un moment le reconnut.

« Oh ! Bonjour ! Comment vas-tu ? »

« Mis à part que la fin du monde approche, très bien, merci. Et toi ? »

La jeune fille fit un large sourire.

« Je vais apprendre la magie ! Je commence après-demain. »

« Dans ce cas, bon courage ! Tu en auras besoin, à ce que j'ai découvert. Et que devient Wolur ? »

Le visage d'Artéa s'assombrit légèrement.

« Il prend des cours de maniement de l'épée. Je ne le vois que peu car il rentre très tard à l'auberge et repart tôt le matin. »

« Où logez-vous ? »

« À l'auberge des Deux Canaux, au croisement du Thkyrséli et du Canal Majeur. »

Deux jours avaient passé. Kormor et ses compagnons avaient suivi la vieille Route des Mines pendant deux journées complètes, chevauchant comme des forcenés dans ce relief inhospitalier.

Au début, les forêts enchanteresses, les ruisseaux frais et limpides, les chemins bien marqués, avaient pu faire paraître idylliques les contreforts des Monts du Diamant. Mais Avethas puis Karine avaient commencé à se plaindre très tôt et il était clair qu'Armunier ne gardait le silence que parce qu'il considérait comme en-dessous de son honneur de soldat de gémir. Kormor était resté jovial jusqu'au retour de la pluie qui avait achevé de gâter les choses pour tout le monde. Les Nains apprécient bien mieux les montagnes vues d'en-dessous. Pour bien s'assurer que personne ne pût trouver le voyage agréable, les Destins avaient choisi de rendre le chemin boueux, largement impraticable et parfois peu clair. Et chacun se demandait pour quelle étrange raison ils avaient emmené des chevaux plutôt que des mulets.

Le matin du premier jour, le départ s'était fait par temps clair : les compagnons étaient entrés dans les larges bois de feuillus qui peuplaient les pieds des montagnes. Ceux-ci n'avaient cependant duré que quelques heures et rapidement laissé la place aux conifères alternant avec de grandes étendues déboisées. C'est alors que la pluie était venue à la charge, que les destriers avaient fait part eux aussi de leur insatisfaction et qu'en somme tout le monde commença à avoir bien des malheurs. Malgré la présence du cheval de Defrey qui portait les vivres, allégeant ainsi d'autant les autres montures, il était clair que les chevaux peinaient.

« Si j'avais su à quel point il pouvait être pénible de sauver le monde, je ne serais pas venu, s'était plaint Avethas. Quand j'aurai la Larme, j'éliminerai du monde ce genre de tracas ! »

Le soir du dix-neuf, ceux qui ne la connaissaient pas encore découvrirent la joie de dormir sous la pluie et sur la boue. Même Karine ne pensa pas une seule seconde à organiser des tours de garde, tant tous étaient épuisés.

Le lendemain matin, il fut question de l'itinéraire. Pour le moment, la route suivie était l'ancienne route du temps de Val, et elle apparaissait comme la seule disponible. Mais comme nul, et surtout pas l'Elfe, n'avait d'idée de l'emplacement possible du but, il n'était pas évident jusqu'à quel point il fallait continuer sur cette voie. Quantifier l'avancée réalisée était également hasardeux : la seule chose certaine était que les Monts du Diamant étaient autour des aventuriers de tous côtés. Mais le voyage pourrait durer encore deux jours ou six mois... ou l'éternité.

Faute de mieux, on continua dans la même direction, ce qui resta possible assez longtemps, jusqu'à ce que, le lendemain, un nouvel édit du Destin ne coupât court à cette solution : une bifurcation...

Stjertén.

Un observateur peu attentif aurait pu se trouver au cœur de la ville sans même remarquer son existence au milieux des trembles. C'est que les Elfes de Lut-Ezhyrstjér savaient si bien se fondre dans l'environnement naturel que l'on pouvait passer bien longtemps à chercher la capitale des Elfes sans jamais la trouver. Quant au palais d'Obéron, le roi des étoiles, s'il était une des seules bâtisses construite en pierre sur le sol et non en bois dans les feuillages, il possédait des pouvoirs tout particuliers pour disparaître au regard des intrus.

Ce jour-là, Stjertén était particulièrement animée. Le roi Obéron et la reine Titania étaient revenus de Tekir, porteurs d'un message important du Conseil, comme on le sait. Encore plus que les habitants de Tekir, les Enfants des Étoiles restèrent calmes à la lecture de la proclamation. Les Elfes avaient peut-être ce défaut de rarement se sentir concernés par les affaires des humains. Eux-même avaient eu leurs aventures et leurs luttes épiques contre le Mal, longtemps avant la fondation de l'Empire. Alors qu'Enthidán elle-même n'existait pas encore, les Elfes, menés par le roi Eo, avaient fondé la Première Ville, Val la Grande et l'avaient vue tomber sous les coups de Lwershjár. Les Elfes étaient partis en exil, puis revenus. Lwershjár lui-même était mort, bien plus tard. Mais depuis la chute de Val, ce peuple éprouvait toujours le besoin de s'isoler. Quelle ironie, avait commenté un jour Alwin, que ce soit Titania, la reine des Elfes, qui possède l'anneau vert de la Volonté.

Quelque part dans le palais, Obéron était assis à son bureau et regardait avec attention une pendule : une réalisation exceptionnelle d'un maître de Tekir. À l'instant exact où celle-ci indiqua sept heures, le roi ordonna d'une voix consciencieuse :

« Qu'on fasse entrer Sagnir Koortheror. »

La porte fut ouverte et parut un garde du palais, un Elfe à l'air presque humain : son père était un Demi-Elfe et d'ailleurs un héros de la guerre de douze cent cinquante-quatre. Un homme aurait peut-être donné à ce Sagnir la cinquantaine ; mais il paraîtrait avoir cet âge pour quelques siècles encore. En réalité, il comptait trois cent soixante-trois ans.

Koortheror se tenait debout droit devant le roi, les jambes légèrement écartées, les mains croisées derrière le dos, l'air impassible. Il n'y avait pas de formalité particulière pour saluer le roi de Lut-Ezhyrstjér.

Pendant un moment, Obéron et le garde se dévisagèrent avec une vague curiosité, puis Sagnir finit par parler :

« Vous m'avez appelé, Sire ? »

Obéron respira profondément et demanda :

« Êtes-vous bien le père du dénommé Avethas Ezhyrphsias Koortheror, né le deux d'alamánta quatorze cent quarante-trois à Stjertén ? »

« Oui, Sire. »

« Avez-vous entendu la communication faite à Anecdar par le Conseil des Sages ? »

« Oui, Sire. »

Obéron fit signe à Sagnir de s'approcher ; le garde se pencha vers le roi et celui-ci lui chuchota à l'oreille :

« Diriez-vous, en général et sans référence particulière à l'affaire qui nous touche, que votre fils cherche à faire le Bien ? »

Koortheror regarda son souverain avec des yeux légèrement admiratifs, mais surtout le regard d'un ami à un ami et non d'un sujet à son roi.

« J'en suis persuadé, Sire. Avethas a comme nous tous les Elfes une répugnance particulière à verser le sang, et un immense désir de paix. Mais il a hérité de plus de son arrière-grand-père une force de caractère et une résolution proprement humaines, qui quoique difficilement mises en mouvement car comme tous les Elfes il aime à se mettre en retrait, peuvent toutefois accomplir de grandes choses. Si je peux le caractériser en deux traits, ce seront ces deux-là. »

Obéron fit une légère grimace.

« C'est ce qui me semblait. Hélas, mon épouse a beau insister sur la suprême importance de la Volonté, je crains que celle-ci se laisse parfois trop facilement utiliser... »

Mais comme Sagnir ne comprenait apparemment pas du tout, Obéron s'interrompit.

« Une autre question, plus étonnante peut-être. Que diriez-vous de sa fidélité ? »

« Sa fidélité, Sire ? Envers quoi ? »

« Très généralement. La force de ses attachements possibles aux choses ou aux personnes. »

« Je pense qu'Avethas ne s'attache pas facilement envers quelque chose, mais que s'il le fait, il sera fidèle. »

Obéron hocha de la tête.

« Je crois comme vous. Et c'est plutôt une bonne nouvelle si nous voyons juste. Je crois que je commence à deviner ce que projette Ardemond. »

Il plissa légèrement les yeux et regarda Sagnir plus attentivement.

« Croyez-vous que je doive trahir un secret qui m'a été confié par la Tour des Sages, afin de vous éclairer sur ce qui risque d'advenir à votre fils ? »

« Sire, si vous croyez qu'un malheur peut lui arriver, que je peux l'empêcher, et que cela ne nuirait pas à l'ensemble d'Anecdar que je connusse le fin mot de l'affaire, expliquez-moi. Mais si je ne peux rien faire, ce n'est pas nécessaire. »

« Vous avez raison. »

Obéron se leva, s'inclina légèrement devant Sagnir, qui salua très largement son roi, et le conduisit jusqu'à la porte.

« Pour le roi, souvent. Pour Anecdar, toujours. » murmura le garde, avant de prendre congé.

Comme trois fois par mois, ce matin du vingt et un s'était tenue, à Anor, une réunion du Gouvernement de Sa Majesté. L'absence du souverain lui-même et de son Premier ministre ne l'avait pas empêchée : Quentin II était remplacé par la Présidente du Sénat, Éléonore Duvernay, et De Hel par le second ministre dans l'ordre de préséance, le ministre de la guerre, le général Eudes d'Arnoncour. Les autres ministres étaient tous présents, ainsi que quelques Secrétaires d'État et le Lord-Maire d'Anor, qui avait acquis le droit d'assister à ces réunions.

Un accord tacite était passé, selon lequel nul ne devait mentionner ce que les Sages avaient décrété. Tout d'abord, parce que le Gouvernement désirait montrer sa supériorité sur le Sénat, et ensuite parce que les ministres, après relecture du document, avaient résolu qu'il n'y avait pas raison de s'affoler. « Un adversaire extrêmement puissant et détenteur de pouvoirs arcanes fort étendus », cela pouvait tout signifier, sauf qu'il fallût saborder le navire.

Les principaux points discutés tournaient donc autour de l'administration quotidienne de l'Empire. C'est-à-dire, d'Anor, car l'Empereur pouvait régner sur Anecdar tout entier, c'était principalement de la capitale que tout le pouvoir s'occupait ; le Sénat était après tout élu pour un tiers par le parlement d'Anor. Seule une révolution à Enordeme aurait pu changer les choses et ce n'était pas pour rien qu'Enedar, maire d'Anor, siégeait avec les ministres. La séance s'était déroulée sans incident, de manière routinière même. Tous ceux qui étaient présents avaient derrière eux une longue habitude de la politique et ce n'était pas la première fois que le Gouvernement devait siéger sans l'Empereur. En somme, le monarque et son Premier ministre régnaient, pendant que les hommes politiques répétaient ces phrases ronflantes et vides de sens que les années avaient gravées dans leur esprit.

Lorsque la réunion fut finie, Duvernay resta un instant seule assise à la table du conseil. Pas pour longtemps, cependant, car d'Arnoncour reparut.

« Vous saviez que je voulais vous parler ? » demanda le ministre de la guerre.

« Je l'avais compris. Les signes que vous m'avez faits pendant le conseil étaient maladroits comme d'habitude. »

D'Arnoncour ignora ce trait, prit un ton mystérieux et demanda en regardant Duvernay droit dans les yeux :

« Avez-vous lu la déclaration du Conseil des Sages ? »

Éléonore se donna un air particulièrement décontracté et répondit :

« Je pensais que seuls les sénateurs étaient assez sots pour se laisser impressionner par ce genre de textes. J'oubliais que les sots peuvent s'élever à des positions plus importantes. »

« Gardez vos sarcasmes pour un autre moment. Je veux dire, avez-vous bien lu entre les lignes ? »

« Le suspense me tue, Général. Dites-moi quelle est votre infiniment subtile interprétation de la situation. »

« Cela me semble clair. Nous allons avoir de nouveau droit aux guerres du milieu du treizième siècle. Je suppose que le dénommé « Roi-Sorcier » a trahi les Sages et que les trois héros qu'ils envoient sont des espions... »

« Si c'étaient des espions, je ne pense pas que les Sages le crieraient sur tous les toits ! »

« Des diplomates alors... peu m'importe ! Ce qui compte est qu'il va sûrement y avoir une guerre. »

« Et à part vous permettre de jouer au petit soldat, qu'est-ce que cela vous apportera ? »

« C'est que pendant une guerre, un accident est si vite arrivé... »

« Qui donc ? L'Empereur je suppose. Vous ne l'aimez vraiment pas. »

« Quentin est un môme et il nous mène à la perte des Royaumes ! Il... »

« Dispensez-moi de votre verbiage. Vous voulez le pouvoir. Soit. Quel est votre plan ? »

« Si l'ennemi semble sur le point de gagner, je me range à son côté... »

« ...pour obtenir ses faveurs. Et dans le cas contraire ? »

« Quentin nous jouera sans doute quelques beaux morceaux de bravoure. Une flèche perdue et adieu l'Empereur. »

« Et vous imposez à Anecdar une jolie dictature militaire. Très beau. Sauf que les habitants sont très attachés à leur monarque et à son titre d'Empereur. »

« Pour le titre, je pourrai le prendre. Quentin n'a pas de descendant et le Prince Héritier est un de ses cousins, qui serait facile à éliminer. Je donnerai à la population des meilleurs arguments pour m'obéir que la douceur... »

Duvernay prit un air légèrement impatient. Elle regarda avec mépris le ministre.

« Oui, oui... Tout cela est parfait. Et où dois-je apparaître dans ce scénario... si bien ficelé ? »

« Il ne serait pas mal que je commence par accroître la confiance de l'Empereur en mes compétences en démontant un attentat dirigé contre lui. De cette manière, je pourrai lui suggérer une garde rapprochée... composée d'hommes choisis par mes soins. Lorsque après-demain Sa Majesté rentrera à Anor, mon intervention permettra d'éviter de justesse qu'une flèche ne mette fin à ses jours. Seulement, j'ai peur que De Hel... »

« Que De Hel à son retour de Tekir ne comprenne immédiatement toute votre machination, comme ce fut le cas pour toutes les précédentes ? Et par conséquent, quelqu'un doit se charger de De Hel : moi. »

« J'ai conçu l'idée que le vieil homme n'était pas entièrement insensible à vos charmes. Si vous pouviez l'intercepter avant qu'il ne parlât à l'Empereur et vous débrouiller comme vous devinez pour mettre sur lui quelques papiers compromettants... »

« Que l'Empereur découvrirait en faisant fouiller le Premier ministre sur vos conseils. De Hel, auteur d'un complot contre Sa Gracieuse Majesté part en exil et vous avez les mains libres ! »

« Je vous offre cinq talents d'or pour votre participation. »

Duvernay regarda d'Arnoncour avec un air de pitié, puis se mit à rire franchement.

« Vous êtes parfaitement ridicule, Général ! Quentin peut n'avoir que vingt-sept ans, il n'est pas assez profondément débile pour tomber dans vos minables pièges, à la hauteur de celui qui les a pensés, d'ailleurs. Vous ne parviendrez jamais à mettre De Hel dans une situation dont il ne sache se sortir. Vous entendre avec l'ennemi est peut-être moins sot déjà, mais je ne suis pas si sûre quant à son identité et il est possible que les Sages aient raison de s'inquiéter, auquel cas vous auriez plutôt intérêt à combattre avec Quentin. Je vais vous épargner toutes sortes de boniments concernant mon attachement à l'Empereur, mais je dirai simplement que je ne souhaite pas sa mort. Je vous rappelle que je suis Présidente du Sénat et il est tout dans mon intérêt que règne longtemps un des seuls Empereurs qui semble disposé à donner plus de pouvoirs à l'Assemblée. Quentin n'est sans doute qu'un gamin, mais il grandira. Vos motivations sont minables. Vous êtes un lointain parent des Sendars d'ailleurs, n'est-ce pas ? Ne répondez pas, je le sais.

À propos, vous pouvez compter sur ma discrétion. Je suis royalement indifférente à vos petits jeux. Maintenant, inutile de me détailler vos menaces, je les devine. Vous pouvez disposer. »

D'Arnoncour se leva et d'un ton glacial :

« Au revoir, Madame. » dit-il.

« Bien le bonjour à vos petits gars de la garde prétorienne ! » ironisa Duvernay.

En fin de matinée du vingt et un, on pouvait estimer que les compagnons étaient arrivés à la hauteur de deux mille cinq cents à trois mille pieds : c'était l'altitude des cols les plus bas. Et ayant franchi l'un de ceux-ci, ils se trouvèrent devant une embarrassante alternative : la gauche ou la droite. D'un côté, la route descendait lentement dans le fond d'un vallon pour remonter plus abruptement à l'ouest. Vers la droite, le chemin suivait presque les lignes de niveau, montant à raison de soixante pieds par mille tout au plus.

Kormor regarda Avethas d'un air interrogateur. Celui-ci hocha les épaules. Tout ce qu'avait dit Ardemond était sans doute bien beau, mais l'Elfe n'avait aucune idée de la direction à suivre. Il tenta de conjurer une image dans son esprit mais rien ne parut. Il ne restait plus qu'à se fier au hasard.

« À droite. » annonça-t-il finalement.

Armunier regarda le Nain avec curiosité, se demandant pourquoi ce n'était pas celui qui apparaissait autrement comme le chef de l'expédition qui prenait la décision. En fait, le soldat s'était conçu sa propre idée de l'expédition : on lui avait lu la déclaration des Sages avant son départ et il avait plus ou moins clairement imaginé qu'un ennemi puissant, terré dans les montagnes, menaçait la Ville Blanche et que les trois amis étaient des espions. La magicienne collait assez bien à cette hypothèse et le Nain pouvait aussi rentrer dans les suppositions du guerrier. Mais la raison de la présence de l'Elfe lui échappait totalement.

Le reste de la journée, après ce choix capital, ajouta la monotonie aux maux de la veille. Pendant des heures, le aventuriers firent route vers un col bien plus haut que les précédents et surtout très lointain car la montée se faisait à une lenteur considérable. La route longeait une falaise sur sa droite et à gauche laissait paraître un précipice dont la profondeur augmentait progressivement. À peu près à mi-distance entre le premier col d'où partait le chemin et le second où il terminait, une montagne venait occuper l'espace à gauche et la voie devenait alors encaissée entre deux abrupts. C'est à ce niveau-là que les aventuriers décidèrent de passer la nuit.

« Les choses vont mal. » déclara soudain Karine, au milieu du repas.

« Cela, nous le savions ! » plaisanta Avethas.

« Je veux dire : la nourriture risque de venir à manquer. D'abord pour les chevaux : nous avons assez peu de grain à leur donner et, plus l'herbe se fera rare, plus nous devrons leur en fournir. Certes, il s'agit d'un grain particulièrement nourrissant, mais six livres par jour et par cheval me semble un minimum. Et au total nous en avons un tiers de sac, de quoi tenir dix jours à peu près. Je peux utiliser la magie pour créer ce qu'il faut, mais si nous-mêmes manquons aussi de vivres, ce sera trop. »

« Nous aurions pu prévoir le nécessaire avant le départ ! » pesta Kormor.

« Je me permets de te rappeler que c'est toi qui devais tout organiser. »

« Les Sages auraient pu nous prévenir de ces difficultés. »

« Je te rappelle que les aventuriers, c'est nous, pas eux. Ce n'est pas leur faute si nous sommes des novices. De toute manière, la dernière fois qu'Ardemond a utilisé un destrier, c'était sans doute une licorne. »

« Cessez de vous disputer ! ordonna l'Elfe. Demain, je verrai si je peux chasser quelque chose. »

« En pleine montagne ? »

« Il y a toujours des oiseaux... »

Cette nuit-là, Ariel avait proposé à son jeune élève une séance d'astronomie. Le garçon et l'Elfe s'étaient donc rencontrés à quelque distance à l'ouest de Tekir. Il était près de minuit, le ciel était dégagé et les étoiles brillaient d'une clarté cristalline rare. Le dernier quartier de lune se levait lentement et la forme de la Cité Éternelle se démarquait sur le rideau de lumière blafarde qu'il jetait.

« Commençons par le début : l'étoile qui est presque exactement au-dessus de notre tête se nomme Ilthenen, la tête du Dragon. »

Voleur de Feu eu l'air de ne rien comprendre.

« Le Dragon ? Quel Dragon ? »

« La douzaine d'étoiles qui se trouvent actuellement autour du zénith s'appelle la constellation du Dragon, Trekun pour les Elfes. »

« Trekun signifie « Dragon » en langue Elfe ? »

« Non : les noms des astres sont d'origine inconnue. Il... »

« Ça ne ressemble pas du tout à un dragon. Bien sûr, je n'en ai jamais vu... Et cette autre étoile, là-bas ? »

Le garçon montra un point lumineux, légèrement orangé, vers le sud-ouest, relativement peu élevé.

Ariel soupira. Voleur de Feu avait cette habitude agaçante de poser une multitude de questions et de n'écouter les réponses qu'à moitié, voire pas du tout.

« C'est Erkthur du bouvier. »

Voleur de Feu, inaccoutumé à avoir tant de réponses à la fois, ne cessait d'interroger son mentor. Tandis que la Lune se dirigeait vers le sud, jouant à cache-cache derrière la silhouette de l'Egarthkúr, à combien de questions l'Elfe dut-il répondre ! Il nomma l'étoile Véga (que son peuple appelle Vik) dans la constellation de la lyre, qui devait passer au-dessus d'Anor à ce moment ; il reconnut Deneb qui s'approchait de Tekir, montra Altaïr, l'œil de l'Aigle, désigna Polaris, qui autrefois marquait toujours le nord, mais qui s'était lentement éloignée du pôle au gré des époques et qui maintenant était au nord-nord-ouest ; Ariel descendit ensuite jusqu'à Algol, qui se cachait timidement juste au-dessus de l'horizon nord-nord-est et qui n'était pas aussi lumineux que d'ordinaire.

« Quel dommage que l'on ne soit pas en hiver : j'aurais pu te montrer les Pléiades. »

« Quel joli nom ! Qu'est-ce que c'est ? »

« C'est un groupe de huit étoiles très rapprochées dans la constellation Theuri. Elles sont d'une couleur intéressante, nettement bleutée... »

Soudain, l'Elfe fronça les sourcils.

« Sept ou huit ? Je ne me rappelle pas bien... Pourtant... »

Puis il se reprit :

« Mais c'est sans importance. Juste au nord, tu peux voir l'étoile Kephil, dans l'Aurige. »

Et il y avait encore tant de choses à voir ! Dans Andromède, Ariel montra à son élève une petite tache floue à peine visible et expliqua que la découverte de la lunette avait permis de constater que cette petite tache, qui avait la forme d'une spirale, était en vérité composée de milliards d'étoiles. De Hel avait d'ailleurs supposé que l'ensemble de toutes les étoiles visibles dans le ciel formait une semblable spirale, dont la trace du plan était cette traînée blanchâtre si clairement apparente la nuit et que l'on appelait Voie Lactée. Sur l'horizon sud-est, l'Elfe signala un point particulièrement lumineux et expliqua qu'il ne s'agissait pas d'une étoile, mais de la planète Merthi, c'est-à-dire Mars. Saturne était aussi présente dans le ciel vers le sud-ouest et Jupiter se levait justement. Un point difficilement discernable au sud-sud-est marquait la présence de la planète découverte par De Hel, Uranus.

« Et demain, si tu regardes à l'ouest peu de temps après le coucher du soleil, tu devrais pouvoir voir la planète Vinira, ou Hispira, l'Étoile du Soir. »

« Demain... répéta Voleur de Feu en bâillant largement. En attendant, rentrons nous coucher. »

Le vingt-deux, Kormor et ses compagnons furent réveillés par les couleurs flamboyantes de l'aurore. La pluie avait totalement cessé et le ciel était même plutôt dégagé à l'exception de quelques nuages cotonneux qui rougissaient sous les feux de l'astre levant. Si le soleil lui-même était caché par l'ombre imposante de la montagne à droite, les couleurs qu'il appliquait sur tout le paysage trahissaient sa présence : les sommets à gauche, de l'autre côté du précipice étaient tout colorés de pourpre et d'orangé. L'air était doux malgré l'altitude et un vent tiède et sec d'ouest venait s'échouer contre la paroi rocheuse à droite des aventuriers. Plus loin sur le chemin, comme la route était encastrée entre deux falaises, le vent venait s'engouffrer à une vitesse accrue dans ce corridor, sifflant au moindre obstacle, sans pour autant perdre de sa chaleur.

« Nous aurons le vent en poupe, commenta Armunier. Nous devrions partir au plus tôt. »

« J'approuve ! fit Kormor. En route ! »

En à peine une minute, les chevaux furent prêts et les quatre voyageurs s'engagèrent au trot dans le couloir ombragé que leur offrait la montagne. Celui-ci était large de cinq toises à peine et par sa régularité on l'aurait assurément cru creusé de la main de l'homme. À droite, la muraille était haute de trois mille pieds à peu près, à gauche un peu plus basse.

On se sentait emmuré, dans cet étrange défilé rocheux : de toutes parts, la pierre régnait en maîtresse incontestée de l'espace, bloquant les rayons du soleil de manière à plonger la route dans une obscurité presque totale. Le ciel n'était visible que dans un mince croissant au-dessus de la tête des aventuriers, de cinq degrés de largeur tout au plus. Et la route se prolongeait apparemment jusqu'à l'infini.

L'air et la terre étaient engagés dans une bataille de Titans : le roc, froid et humide opposait une formidable inertie aux efforts faits par le vend tiède et sec pour le réchauffer. Il en résultait une curieuse atmosphère où l'on avait chaud au dos et froid aux côtés et au ventre.

À mesure que les chevaux progressaient dans le corridor, l'air perdait de sa tiédeur et les cavaliers de leur résolution. Qu'adviendrait-il si après avoir parcouru tant de milles les compagnons se trouvaient face à un mur de granite leur bloquant le passage, ou devant un layon que les chevaux ne pourraient suivre ?

Cependant, vers huit heures et demi, Avethas affirma qu'il voyait clairement que le chemin était dégagé devant eux et que d'ailleurs ils n'étaient plus qu'à une quinzaine de milles du col final vers lequel on se dirigeait. Les murailles de pierre des deux côtés avaient effectivement commencé à rapetisser...

Lorsqu'en fin de matinée, les voyageurs virent que ce qui ressemblait fort à la sortie du tunnel n'était qu'à quelques centaines de toises devant eux, ils ne purent s'empêcher de terminer le chemin au galop, pour savoir enfin ce qui se cachait derrière ce col.

Et ils ne furent pas déçus de ce qu'ils y trouvèrent...

Durant les six jours de leçons qu'avait reçus Voleur de Feu, Ariel avait appris à son élève bien des choses : les rudiments de l'arithmétique et de la géométrie, les grandes lignes de l'Histoire d'Anecdar et de sa géographie, quelques mots de Langue Ancienne et même un peu de politique.

« Sais-tu comment le Sénat est nommé ? » lui avait demandé Ariel ce matin-là.

« Tous les six ans, ou lorsque l'Empereur le révoque, le Sénat est réélu au tiers par le Parlement d'Anor, nommé au tiers par Sa Majesté et renouvelé au tiers par lui-même. »

« C'est exact. Dis-moi, Voleur, j'avais déjà remarqué que tu avais de très larges connaissances. Tu savais déjà lire avant de venir à Tekir ; passe encore. Mais là, tu m'étonnes particulièrement. Comment le sais-tu ? »

« Je... »

« Non, ne me dis pas. Tu as parfaitement le droit de garder des secrets. Ce sera tout pour ce matin. Resteras-tu déjeuner avec moi ? »

« Avec grand plaisir. »

En somme, la seule chose que le maître avait oublié d'enseigner à son disciple c'était ce pour quoi il était venu : la magie. Après la curieuse tentative faite les deux premiers jours et la création de la boule de feu, Ariel semblait avoir abandonné cet aspect des choses.

« Maître, pourquoi ne m'apprends-tu pas quelques sorts ? » demanda justement Voleur de Feu, au milieu du repas.

« Premièrement, je prépare le terrain. Les leçons deviendront plus naturelles et l'apprentissage plus aisé si tu reçois des premiers éléments dans de nombreux domaines au départ. Je veux aussi m'assurer que tu désires bien apprendre la magie et non une des autres sciences dont je t'ai dit quelques mots. Mon autre élève est plus convaincue de faire ce qu'elle désire vraiment et je lui ai donné avant-hier et hier soirs le cours que je t'avais dispensé le dix-sept et le dix-huit. »

« Elle a aussi fait apparaître une boule de feu ? »

« Non. C'était une illusion, une réplique de Tekir en miniature. J'avoue que j'en suis étonné, mais elle a une imagination sans bornes qui conçoit les choses très exactement. La plupart des débutants créent ainsi une illusion et je dois admettre que ta boule de feu, qui était bien réelle, m'a surpris. »

« Et quelle est le nom de cet autre élève dont vous parlez ? »

« Tu la connais, elle se nomme Artéa Boliter. Et elle prendra ses cours avec toi à partir de cet après-midi. »

De fait, à midi, Ariel fit un geste et la porte de sa maison devint transparente. Derrière, Artéa semblait occupée à la contempler.

« Pourquoi n'entre-t-elle pas ? » demanda Voleur de Feu, intrigué.

« Pour la même raison qui t'a retenue un moment d'entrer chez Ardemond : une énigme. »

« Est-ce une tradition chez les magiciens ? »

« À Tekir, oui. Le novice ne peut entrer en enseignement qu'après avoir résolu une devinette. »

« Et si elle ne trouve pas ? »

« La question est très simple et elle a tout le temps du monde a sa disposition. »

« Tout le temps du Monde, à ce que je comprends, cela risque d'être assez peu. Quelle est l'énigme ? »

« De la rosée de la joie ou de la mer de la tristesse je suis une perle transparente. Née deux vitraux jumeaux, je suis la messagère de l'âme. »

Voleur de Feu sourit immédiatement.

« C'est très facile ! »

Le soleil inondait l'endroit de lumière et, au sortir du sombre corridor, cela semblait presque trop. Le paysage était fort beau et sa vue reposante. Une vallée assez étroite et courte abritait une forêt obscure. Au fond coulait une rivière tranquille, mais dont l'eau était étrangement noire. Laquelle venait s'engouffrer dans la montagne que les aventuriers venaient de longer sur la droite. De l'autre côté, la vallée était terminée par huit montagnes : l'une d'elle, très peu élevée, trônait solitaire au bout de la dépression et c'était là que le cours d'eau prenait sa source ; les autres se serraient en un majestueux arc de cercle qui séparait le vallon des régions au relief plus escarpé.

Une civilisation antique avait laissé ses traces dans cet endroit. À un bout, la face de montagne où disparaissait le fleuve était dominée par une statue représentant un Elfe couronné, monté sur un quadrige ; tous avaient aussitôt compris qu'il s'agissait là d'Eo, le légendaire Premier roi de Val. Juste au-dessus de l'orifice de la grotte où disparaissait l'eau noire, un bas-relief faisait voir, de dos, l'image d'un personnage vêtu d'une longue toge, sur une barque de petite taille. De l'autre côté, sur la montagne solitaire, deux gigantesques têtes d'animaux cornus taillées dans le roc, un ovin à l'ouest et un bovin à l'est, ouvraient une gueule béante. Il s'agissait là, comme les voyageurs ne tardèrent pas à comprendre, des entrées des mines.

« C'est ici que se termine la Route des Mines, nota Kormor. Il nous va falloir choisir une nouvelle direction. »

« En attendant, dit Karine, nous pourrions tout autant aller jusqu'à cette petite montagne au bout du val. »

Le Nain approuva et les amis se mirent en route.

En chemin, alors qu'ils étaient presque parvenus à leur destination du moment, Avethas banda soudain son arc et tira un trait dans le ciel. La précision était admirable : un beau volatile, une espèce d'oie sauvage, tomba mort à peu de distance du chasseur.

« Joli coup, Avethas ! » commenta Kormor. Puis, voyant que l'Elfe avait les yeux hagards et le regard flou, le Nain demanda :

« Quelque chose ne va pas ? »

« Les flèches du Chasseur... » murmura Avethas en retour. Puis il se tourna subitement vers Armunier et demanda :

« Supposons que vous ayez à cacher une gemme très précieuse dans les Monts du Diamant. Où donc la mettriez-vous ? »

« À quelques pieds sous les neiges éternelles, je suppose, répondit le soldat en haussant les épaules. Personne ne la trouverait jamais alors. »

« Cela manque d'élégance, de subtilité. Non, il vaut mieux cacher le trésor là où personne ne songerait à regarder car c'est trop évident ! Karine, d'où les Monts du Diamant tirent-ils leur nom ? »

« Des anciennes mines de gemmes des Elfes... »

« Exactement ! Les mines : voilà la cachette rêvée ! Nous n'avions qu'à suivre la route ! Nous sommes arrivés. »

Kormor regarda Avethas avec surprise.

« Tu veux dire que... »

« C'est là ! Sergent, vous pouvez nous quitter. »

Armunier hocha légèrement la tête.

« Comme vous voudrez, Monseigneur. »

Il passa cependant un bon moment pendant lequel nul ne bougea ni ne dit mot.

« Adieu et bon voyage ! » finit par murmurer Karine.

Le sergent de la Garde de Tekir s'inclina très bas.

« Adieu et bonne chance ! »

Il fit volte-face et repartit au galop vers le sud, tandis que les trois amis, oubliant même l'oiseau abattu, continuèrent leur route jusqu'au seuil de la grotte.

Wolur rentra tôt de son entraînement et trouva une Artéa euphorique, qui lui sauta dans les bras dès qu'il eut franchi la porte de la chambre.

« Je vais apprendre la magie ! s'exclama-t-elle en riant. Aujourd'hui, Ariel m'a fait passer un test et m'a accepté dans son enseignement. »

Wolur avait l'esprit ailleurs. Il demanda poliment :

« Un test ? »

« Une énigme à résoudre. « De la rosée de la joie ou de la mer de la tristesse je suis une perle transparente. Née deux vitraux jumeaux, je suis la messagère de l'âme. » J'ai vite deviné la réponse. »

« Qui était ? »

« Larme. »

Wolur se laissa aller à un petit sourire discret.

« Comme c'est joli ! » soupira-t-il.

« Voleur de Feu et moi allons prendre nos leçons ensemble. Dès demain, Ariel nous apprendra à créer la lumière. Et très vite je serai une grande magicienne ! »

Wolur s'assit sur le lit et regarda sa compagne avec une touchante tendresse timide, pendant qu'elle continuait de s'extasier.

« Songe, Wolur, quel avenir s'ouvre à nous ! Le Nain et ses amis vont réussir à bannir la Larme de ce monde et toute Anecdar deviendra un paradis. Tu seras fait chevalier et commandant des gardes de Tekir. Noble ! L'aurions-nous jamais cru il y a seulement deux mois ? Nous vivrons toujours à Tekir. Nous nous marierons, tu deviendras gouverneur et je rentrerai au Conseil... »

Laissant Artéa construire ses projets de grandeur, ses rêves éternels de magie, de splendeur, de richesse et de gloire, Wolur s'allongea sur le lit et s'adonna à ses propres rêveries, des songes qui ne ressemblaient à aucun autre. On aurait pu les prendre pour des visions chevaleresques, ou des désirs de combat et de guerre, cela eût été une erreur : Wolur s'imaginait combattant, mais pas tuant un adversaire précis. C'était un combat dans lequel il manquait un opposant, une lutte vue comme un art et non un moyen de tuer. Encore moins y avait-il chez l'adolescent un idéal chevaleresque précis : pour lui, la dignité et la vertu étaient toutes naturelles et il n'y avait nul besoin de les rechercher particulièrement ; incontestablement, Wolur privilégiait la Valeur par rapport à l'Honneur. Ses rêves avaient trait au combat lui-même et non à ses fins. Sa vision des choses était sans doute naïve, mais le cœur de ce garçon qui n'avait jamais encore connu d'autre vie que celle d'apprenti à Sjamkuna était pur et simple.

L'été à Tekir. Saison magique qui embrase l'esprit de deux jeunes natifs des pays chauds. Songes des nuits tièdes sous la lumière du dernier quartier de lune.

« Wolur, appela Artéa, tirant le jeune homme de ses pensées pour le plonger dans d'autres. Je veux un enfant de toi. »

Le futur guerrier, sans rien dire, posa sa tête sur la poitrine de la future magicienne et celle-ci passa sa main dans ses cheveux noirs et raides.

Elle serait exaucée.

« Devons-nous vraiment entrer là-dedans ? » demanda Avethas en contemplant la gueule ouverte immense du taureau.

Le soleil qui commençait déjà à décliner ne laissait apparaître de l'intérieur qu'un large tunnel circulaire impeccablement rectiligne.

« J'ai eu ma part de couloirs obscurs pour la journée ! » surenchérit l'Elfe.

« Écoute, plaisantin, gronda Kormor, c'est toi qui nous as conduits ici et maintenant il est trop tard pour tergiverser ! »

Le Nain se tourna alors vers la magicienne :

« Comment allons-nous nous éclairer, Karine ? Les torches ou la magie ? »

« Il me semble, intervint Avethas, qu'elle s'y connaît en lumière. »

« En effet. » approuva-t-elle.

Et, d'un simple mouvement de la main, elle créa un globe lumineux qui flottait dans l'air à l'entrée de la grotte.

« Il nous suivra partout. » expliqua-t-elle.

Les explorateurs purent alors examiner l'intérieur de la caverne plus en détail. Curieuse entrée pour une mine ! Le passage se prolongeait sur une vingtaine de toises et juste à l'endroit où la lumière portée par le sort faiblissait, on pouvait le voir déboucher sur une grande salle.

« Et maintenant, demanda Kormor, qu'allons-nous faire des chevaux ? »

« Peut-être aurions-nous dû les confier à Armunier pour qu'il les ramenât à Tekir... » raisonna Karine.

« Cela n'aurait pas été très aisé pour lui ! commenta Avethas. Je suppose que nous n'avons qu'à libérer nos destriers. »

« Dis-moi là, Elfe ! protesta le Nain. Sais-tu combien ils m'ont coûté ? »

« Mais naturellement ! répliqua Avethas. Je te rappelle que nous avons payé autant que toi, deux cent cinq livres. Et à moins que tu ne voies une autre solution, nous allons devoir les abandonner. Nous ne pouvons évidemment pas les prendre avec nous et encore moins les attacher à l'extérieur en leur demandant d'être bien sages. Ne pleure pas, Nain ! Tekir nous les remboursera... si nous sommes victorieux. »

Kormor soupira, retira la selle de Sceadustede ainsi que ses rênes et son mors.

« Tu es libre, mon vieux. Tâche de ne pas rester trop longtemps dans ces maudites montagnes : il ne pourrait t'y arriver que des malheurs. »

Le cheval hennit et partit au galop vers le sud, Ulysse, Flèche d'Azur et la monture de Defrey à peu de distance derrière lui.

« Quelle bête intelligente ! » soupira Kormor.

« Courage, Kormor ! fit Avethas, plaisantant seulement à moitié. S'il est seulement moitié si malin que tu le dis, tu le retrouveras à Tekir ! »

Le Nain ne répliqua pas : il se tourna vers l'entrée des mines.

« Eh bien, maudite caverne ! Tu vas nous montrer ce que tu as dans les boyaux. En avant, vous deux ! »

Les trois aventuriers s'enfoncèrent dans l'inconnu, suivis de la lumière magique invoquée par Karine.

« Je croyais que les Nains voyaient dans l'obscurité. » interrogea Avethas en guise de conversation.

« Seulement lorsqu'ils sont accompagnés d'une belle magicienne pour leur fournir la lumière ! » répliqua le Nain, qui ne voulait pas laisser Avethas monopoliser le sarcasme dans la conversation.

À force de bavardages et de traits d'esprits échangés entre l'Elfe et le Nain, les voyageurs finirent par déboucher sur la salle qui terminait le couloir. Celle-ci était hémisphérique et étonnamment grande. Le chemin par lequel les voyageurs étaient passés aboutissait au sud-est et le chemin qui provenait de la tête de bélier arrivait au sud-ouest. Entre les deux, une large fontaine dont l'eau jaillissait d'un trou de la paroi et se déversait dans un bassin en demi-octogone. Au-dessus du récipient, on pouvait lire gravés sur la pierre les mots laconiques suivants :

« Ce qui coule doit descendre. Les Yeux montrent le chemin. »

Le côté nord de la pièce terminait trois boyaux, nettement plus étroits que ceux qui menaient de l'extérieur. Tous les trois étaient à l'horizontale et aboutissaient à un croisement à peu de distance de la salle. Pour tout dire, l'arrangement des passages au nord ressemblait fort à un labyrinthe.

Les trois couloirs étaient surmontés par une gigantesque paire d'yeux sculptée dans le mur de la pièce. Des yeux dont on aurait peine à dire s'ils étaient humains ou animaux. L'air dans tout le complexe souterrain était dense mais pas particulièrement malodorant ; à vrai dire, on pouvait même sentir une très lointaine odeur d'épice qui n'avait rien de désagréable.

« Sont-ce là vraiment les mines ? » demanda Karine, sa voix dissimulant avec peine une très légère nuance d'inquiétude.

Kormor goûta à l'eau de la fontaine, la trouva terriblement ferrugineuse et la recracha.

« Je ne crois pas que nous pourrions faire grand trajet aujourd'hui. Mieux vaut nous coucher ici pour être en forme demain et pénétrer dans ces petites galeries que nous avons devant nous. »

« J'approuve cette idée, rajouta l'Elfe : je n'ai aucune idée de là où il faudra aller ! »

En peu de temps, les trois amis eurent mangé, se furent couchés et attendaient, dans le noir que Karine avait produit, que le sommeil vînt les visiter.

Mais ce ne fut pas le sommeil qui arriva...

Depuis un bon moment, les trois amis essayaient de trouver le sommeil, mais restaient toujours éveillés. Nul n'osait remuer car chacun supposait que les deux autres dormaient profondément... On ne saurait dire ce qui effrayait ainsi Morphée. Peut-être la paire d'yeux de pierre, pourtant noyée dans les ténèbres, qui les regardait avec intensité, peut-être l'air lourd et froid, peut-être enfin les bruits inquiétants de la nuit. En tout cas, tous trois sursautèrent de surprise et de peur en entendant une voix grave leur dire sans aucune introduction :

« Vous trois ! Le Maître veut vous parler ! »

En une seconde, la lumière fut, et la scène se dévoila aux yeux de ses acteurs. Kormor était debout, le marteau haut et clair, Karine à sa gauche était aussi levée, la boule de lumière entre ses mains. Avethas était resté allongé et regardait autour de lui avec une expression avant tout curieuse. En face des trois compagnons, devant le boyau central qui débouchait sur la pièce, un homme à l'accoutrement tout à fait étrange. Ce nouveau venu avait le crâne entièrement rasé et portait pour tout vêtement une sorte de toge blanc cassé. Il n'avait ni chaussures, ni armes. Sa figure était singulièrement dénuée d'expression.

« Le Maître désire vous parler ! » réitéra-t-il d'un ton plat.

Kormor sembla indécis, Karine très méfiante. Ce fut Avethas qui prit le commandement.

« On y va ! » ordonna l'Elfe.

L'étrange personnage s'engouffra dans les couloirs obscurs de la mine avec une assurance mécanique. Les trois amis, en file indienne, le suivirent de près, tout en essayant chacun de mettre de l'ordre dans ses pensées et de comprendre le sens de cette apparition. En continuant tout droit pendant passablement longtemps, on parvint à un puits large d'une dizaine de toises et qui descendait aussi loin que la lumière portait. Les quatre en étaient au sommet et un escalier en vis placé contre la paroi permettait de descendre. À différentes hauteurs, des couloirs partaient du puits dans toutes les directions, certains éclairés par des torches contre les murs et fort longs, d'autres bouchés après quelques toises par des gravats. Le guide descendit jusqu'à la base de l'escalier, exactement trois tours de vis plus bas que le sommet, et s'engagea dans un passage dont les parois portaient des flambeaux.

Il ne passa pas longtemps avant que les amis ne croisent en silence un autre homme habillé comme le premier. À vrai dire, ce ne fut pas une surprise : tous avaient fini par aboutir à la conclusion qu'ils étaient tombés par mégarde sur une étrange communauté qui hantait les mines désaffectées.

« Qui êtes-vous donc, Monsieur ? finit par demander Kormor. Vous ne vous êtes pas introduit, je crois. »

« Le Maître répondra à toutes vos questions. Je ne suis qu'un Serviteur des Yeux. »

« Un Serviteur des Yeux ? »

« Le Maître répondra à toutes vos questions. »

Au fur et à mesure que les amis progressaient dans le dédale qui les environnait, les rencontres se faisaient de plus en plus fréquentes (mais toujours elles restaient silencieuses) et les passages plus larges. Enfin, ils arrivèrent à une grande porte gardée par deux Serviteurs des Yeux (puisque c'est ainsi que ces étranges hommes semblaient se nommer), dont une femme, elle aussi rasée et vêtue d'une toge. Ces gardes, cependant, ne portaient ni arme ni armure. En voyant arriver le petit groupe, ils ne posèrent pas une seule question et ouvrirent la lourde porte de bronze.

Derrière, la salle était assez spacieuse et vivement éclairée. Un siège avait été sculpté dans la roche et dessus s'asseyait celui qui sans doute tenait le titre de « Maître ». Sur tous les points il ressemblait aux autres Serviteurs, si ce n'est peut-être qu'il était plus âgé.

Les trois compagnons furent laissés seuls avec lui, la porte se referma, le Maître se leva et parla. Il ne daigna pas employer une phrase d'introduction. Peut-être était-ce une coutume d'ici de tout commencer aussi abruptement.

« Que faites-vous ici en armes ? »

La voix du Maître était impassible et un peu sévère, mais non courroucée.

« Holà ! intervint Kormor. Une seconde, Messire ! Je n'aime pas parler aux personnes à qui je n'ai pas été introduit. Daigneriez-vous décliner votre nom, que nous puissions nous répondre mutuellement ? »

Le Maître sourit légèrement.

« Sans doute. Pardonnez-moi, j'ai perdu depuis bien longtemps l'habitude de parler aux étrangers. Je suis le Maître, le Premier Serviteur des Yeux de l'Infini. »

« Je suis Kormor Silverhammer de Mortame et voici mes amis Karine Anande de Feuerstern et Avethas Ezhyrphsias Koortheror de Stjertén. »

« Qu'est-ce que cela signifie ? »

« Ce sont nos noms. » répliqua Kormor, surpris.

« Vos noms ? Ah oui ! Voyez vous, nous n'utilisons pas de noms. Tous les Serviteurs sont identiques. »

Le Maître regarda Avethas d'un peu plus près.

« Vous êtes ce que l'on appelle un Elfe, n'est-ce pas ? »

« Oui, Monsieur. »

« Et vous un Nain ? »

« Précisément. »

« J'en avais entendu parler. J'ignorais qu'ils existaient encore. Mais dites-moi, à qui dois-je m'adresser d'entre vous trois comme Maître de votre groupe ? »

« Aucun. Nous nous concertons toujours avant de prendre une décision importante. »

« Pas de Maître ? Voilà qui est curieux. Mais passons. Vous êtes venus ici armés. Je veux savoir quels sont vos buts et vos intentions. »

« Quant à nos armes, elles ne sont pas contre vous : notre chemin a été bien périlleux et nous avons dû nous garder contre le danger possible. Pour nos fins, je ne peux pas vous les révéler. Avez-vous entendu parler de Tekir ? »

« Ce mot m'évoque quelque chose... Pouvez-vous rafraîchir ma mémoire ? »

« Il s'agit d'une ville. »

« Une ville ? Oui, je crois voir ce que c'est. »

« Nous avons un message de Tekir au Peuple de l'Univers, que voici. »

Kormor tendit au Maître le papier du Conseil des Sages. Le Maître le prit d'un air surpris, le regarda sans paraître comprendre et demanda :

« Que représentent ces dessins ? »

« Vous ne savez pas lire ? » s'étonna Kormor en retour.

« Lire ? Qu'est-ce donc que ça ? »

« Je crois que nous avons beaucoup à nous dire ! » déclara le Nain en riant.

Pendant très longtemps, tous les quatre restèrent à discuter. L'ignorance du Maître dans tous les domaines surprit plus d'une fois les trois habitants de la surface... Mais s'il était prêt à apprendre beaucoup des « affaires de l'Extérieur » comme il disait, il ne distillait que parcimonieusement les informations ayant trait à son propre groupe ; non pas par désir de garder le secret, mais il avait du mal à appréhender le fait que ses invités ne savaient rien d'eux. Pour lui, tous connaissaient évidemment tous les points du Dogme du culte des Yeux de l'Infini. Les trois amis réussirent tout de même à glaner quelques informations.

En premier lieu, il était clair que la communauté souterraine était un groupe religieux dont la principale et presque unique activité était d'adorer les Yeux de l'Infini. De la nature de cette déité il ne fut pas possible d'apprendre grand chose et en particulier le rapport entre les Yeux et la sculpture qui gardait l'entrée du complexe n'était pas clair. En vérité, les trois amis étaient assez surpris de l'existence de ce groupe : en général à Anecdar le culte des divinités revêtait un aspect plutôt accessoire et il restait presque toujours polythéiste. Les monastères et même les temples étaient peu communs à la surface.

Quant au nombre de Serviteurs des Yeux, le Maître le chiffrait à huit cents. Leur alimentation semblait exclusivement végétarienne, composée de champignons et de quelques légumes qui ne nécessitent que peu de lumière, cultivés dans les « puits de soleil », probablement des cheminées débouchant sur la surface. L'eau était disponible en abondance. Or la nourriture était la seule chose matérielle dont les Serviteurs eussent besoin : leurs vêtements étaient simplement transmis des morts aux vivants et ils n'avaient pas d'armes, seulement quelques ustensiles présents depuis bien longtemps.

Malgré les questions de Karine, on ne put rien apprendre sur l'âge du groupe. Le Maître pensait sans doute honnêtement qu'ils étaient là depuis toujours et la magicienne ne put que supposer qu'ils étaient venus dans les montagnes à peu près au moment de la mort d'Anatole, car la fin du treizième siècle avait été une époque de grands troubles, de guerres et de résurgence des religions.

Le plus surprenant peut-être était l'ignorance du Maître au sujet de la mine elle-même. Il connaissait bien le mot, mais uniquement pour désigner la sienne et il n'avait aucune idée de la fonction qu'elle pouvait avoir. Par moments, il la déclarait œuvre des Yeux, et à d'autres creusée de la main des Serviteurs. Quant aux richesses, il déclarait sans méfiance qu'il y avait une salle de trésors dans le sanctuaire, non loin d'ici, mais que l'or et les gemmes étaient dans la possession des Yeux et que nul ne pouvait entrer dans la Salle Secrète. L'idée que les pierres et minéraux précieux puissent provenir de la terre elle-même ne l'effleurait apparemment même pas.

Finalement, le Maître sembla oublier dans toute la discussion ce qui était sa première question : la raison de la venue des étrangers dans ces lieux obscurs. Après une heure de conversation, il déclara qu'il invitait les « trois étrangers » à séjourner aussi longtemps qu'ils le désiraient dans la mine. Il ne leur précisa pas, cependant, où il était possible de se procurer à manger, ni où il convenait de dormir. Il ne revint pas plus sur le sujet des armes.

« Alors ? » demanda Karine lorsque la réunion fut terminée.

« Ils me semblent inoffensifs... niais et inoffensifs » répondit Kormor, sans se soucier de ce qu'on pût l'entendre.

« Inoffensifs ? Je crois que nous devrions nous méfier. Je les soupçonne d'en savoir plus qu'ils ne le disent. »

« Et toi, Avethas ? As-tu une idée à présent de là où se trouve... ce que nous cherchons ? »

L'Elfe haussa les épaules.

« Naturellement ! »

Οἱ ἄνθρωποι καὶ ἡ Ἀνάγκη

Musique : Premier mouvement de la cinquième symphonie de Ludwig van Beethoven, ou bien premier mouvement de la quatrième symphonie de Piotr Ilitch Tchaïkovski.

Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. [...] Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c'est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer.

Albert Camus, La peste, première partie

Les encres grenat et ambre de l'aurore coloraient le dôme du ciel, la mer scintillait comme recouverte de rubis et Anor se dressait entre l'Elibár et le bois bleu comme la Gardienne des Clefs et la Maîtresse des Portes. La capitale sortait de sa torpeur nocturne.

C'est alors qu'apparut, sous la pourpre flottante et l'airain rutilant, superbe maîtrisant son cheval qui s'effare, sur le ciel enflammé l'Empereur Quentin II. Un instant il fit halte, contemplant cette ville à ses pieds, le cœur de l'héritage de son père tant redouté. Puis l'Empereur acheva le chemin qu'il lui restait jusqu'à l'entrée monumentale.

Aux portes de la ville, un vieillard attendait le jeune homme.

« Enedar ! s'écria l'Empereur en se jetant littéralement dans les bras du vieil homme. Vous représentez Anor mieux que quiconque à mes yeux. Toujours prêt à m'attendre lorsque je reviens de loin... »

« Bienvenue chez vous, Sire. » répondit le Lord-Maire d'Anor en baissant respectueusement la tête.

« Quoi de neuf ici ? »

« Rien de particulier, Sire. Madame Duvernay a suspendu les séances du Sénat jusqu'à aujourd'hui ; le Gouvernement de Votre Majesté s'est réuni avant-hier. »

« Voilà qui est bien normal. »

« À part cela, vous avez de la visite, Sire. Son Altesse votre tante Hélène d'Anor est arrivée hier avec ses deux enfants, vos cousins Sylvain le Prince Héritier et Marc. »

Quentin ne parut pas enchanté de la nouvelle.

« Je les recevrai demain. »

L'Empereur et le maire d'Anor traversèrent la ville en direction du Palais d'Hiver, bavardant comme deux vieux amis. Lorsque Quentin était monté sur le trône six ans plus tôt, il s'était appuyé sur De Hel pour gouverner, mais c'est Enedar qui avait joué le rôle de son père, rôle qu'Alexandre VI n'avait jamais su tenir de son vivant.

Mais l'Empereur en personne et surtout un monarque aussi populaire que Quentin, ne pouvait pas entrer dans la capitale sans être remarqué, même à l'aube. Le Lord-Maire avait déjà attiré quelques curieux ; dès que Sa Majesté fut reconnue, on l'entoura de toutes parts. Les cris de « Vive l'Empereur » fusaient de toutes parts et plus d'un homme se jeta à genoux pour présenter une faveur ou pour lui présenter ses hommages. La petite foule, cependant, par une sorte de timidité devant le souverain de tout l'Univers, n'osait s'approcher à moins de quelques toises de Quentin. L'Empereur pour sa part était habitué à de telles manifestations et il parvint fort bien à ignorer ses admirateurs. Il frissonnait cependant intérieurement de se voir à ce point vénéré, surtout depuis qu'une foule avait lapidé, sans qu'il pût l'empêcher, un homme qui avait osé proférer une parole à son encontre.

Rien de tel ne se produisit, toutefois, et Quentin et Enedar purent marcher vers le centre ville en parlant tranquillement.

Lorsque les deux hommes furent presque arrivés au palais, ils virent se diriger vers eux en courant le général Eudes d'Arnoncour, ministre de la guerre et des armées, suivi d'une manipule de la garde prétorienne.

« Sire, je vous en conjure ! s'écria d'Arnoncour quand il fut arrivé devant Quentin. Ne vous aventurez pas dans Anor sans gardes ! »

« J'avais pris quelques soldats avec moi, mais je les ai laissés en route. » répondit l'Empereur, distrait.

« Daignez au moins, Sire, accepter la garde de ceux-ci pour le moment. »

« Si vous y tenez. »

D'Arnoncour ordonna discrètement à un officier d'écarter les curieux et celui-ci s'exécuta avec zèle, allant même jusqu'à frapper violemment un homme qui refusait de déguerpir assez vite.

« Si vous faites cela pour m'impressionner, général, commenta Quentin froidement, c'est raté. Capitaine ! On ne vous a pas demandé de faire diminuer la population d'Anecdar. »

« Pardonnez-moi, Sire ! » fit le soldat, confus.

L'Empereur, bien entouré cette fois, continua sa marche vers le palais, mais un nouvel incident survint : Eudes cria soudain « Gardes ! » et montra du doigt une petite tour sur le bord de la rue, au sommet de laquelle un homme armé d'un arc s'apprêtait à tirer sur Quentin. Deux soldats, eux aussi armés de flèches ripostèrent immédiatement. Cependant, leurs traits furent bien moins rapides que celui de l'Empereur, et moins précis. En somme, deux flèches manquèrent le but, une autre atteignit l'homme précisément au poignet : il lâcha son arme.

D'Arnoncour pâlit excessivement en voyant que son faux assassin était en vie. Un de ses hommes vint cependant le sauver en tirant encore une fois et en atteignant sa cible au cœur.

« Imbécile ! » cria l'Empereur.

Mais il était déjà trop tard.

« Bon, fit enfin Quentin. Qu'on ne me parle plus de cet incident. D'Arnoncour, je me demande encore comment votre maladresse vous a pu élever au rang de ministre. »

« Sire, je vous présente toutes mes excuses. Mais je me dois d'insister pour que vous preniez ces soldats comme gardes du corps. »

« Ah oui ! s'écria l'Empereur, sarcastique. Nous avons vu leur efficacité hors de pair. Voyez vous, je préfère encore me garder moi-même ! Envoyez-les plutôt retirer le cadavre, ça les occupera ! »

Humilié, le ministre de la guerre baissa la tête.

« Oui, Sire. »

Le Sénat avait repris ses activités. C'est-à-dire que les législateurs s'étaient de nouveau réunis et avaient de nouveau plongé dans le chaos. Cette fois, Duvernay n'avait pas fait la moindre tentative pour les calmer. Elle attendait tranquillement.

Et l'objet de ses attentes ne fut pas long à se manifester : cinq musiciens surgis de nulle part apparurent sur la tribune derrière la présidente et entamèrent l'Hymne Impérial. Cet air martial était d'une simplicité et d'une beauté extraordinaires, et son charme était encore accru par le fait que nul n'en connaissait l'auteur. À l'entendre, tous les sénateurs se turent et se calmèrent. Celui que la musique annonçait se montra enfin : l'Empereur en personne apparut devant l'assemblée et tous se levèrent. Duvernay alla à sa rencontre. Il faut dire que l'événement était rarissime : d'ordinaire les souverains ne se présentaient pas au Sénat, préférant lui laisser des messages par l'intermédiaire du Premier ministre.

Quentin salua l'Assemblée, lui fit signe de se rasseoir, s'avança et baisa délicatement la main de la Présidente.

« J'ai ouï dire que vous aviez des difficultés... »

« C'est à eux qu'il faut le demander, Sire. » répondit Duvernay en désignant les sénateurs.

« Alors je vous pose la question, déclara Quentin, se tournant vers l'hémicycle. Quelle raison a contraint Madame la Présidente à suspendre les débats ? Je vous donne la parole, profitez-en. Y aura-t-il quelqu'un parmi vous pour parler au nom de tous ? »

Un silence lourd plana sur l'Assemblée. Duvernay ricana discrètement et Quentin croisa les bras, patient, contemplant l'assemblée.

À l'extrême gauche de l'Empereur, sur les gradins inférieurs, siégeaient les ultra-impérialistes. Ce qui ne signifiait pas du tout qu'ils fussent favorables à Quentin : ils étaient partisans de l'Empire, ce qui est bien différent ; ils tenaient absolument aux traditions historiques et surtout aux plus tyranniques d'entre elles. En général, ils faisaient alliance avec le parti des aristocrates, plus à droite (et beaucoup plus nombreux) ; mais même les aristocrates s'étaient opposés à la levée de l'interdiction du servage, que les ultras avaient soumise au vote quelques années plus tôt. Plus à droite encore venait le très large bloc des modérés : c'était ce parti qui avait été le plus effrayé par la proclamation du Conseil des Sages et c'était sans doute le groupe le plus hétéroclite dans sa composition. Au-dessus et à droite des modérés se trouvaient les proches de l'Empereur, principalement des hommes que Quentin II avait lui-même nommés, et qui, bien unis entre eux, pouvaient souvent faire pencher le Sénat de leur côté. Encore plus à droite étaient les libéraux, un groupe de Sénateurs venus principalement de Tekir et d'Anor, qui s'opposaient systématiquement aux aristocrates ; pour le reste, c'était encore un groupe assez divers, qui avait perdu une grande partie de sa cohérence car l'Empereur était trop proche de leurs opinions justement. À l'extrême droite de l'assemblée siégeaient une poignée de soi-disant républicains. Une telle opinion aurait été passible de Haute Trahison et de lèse-majesté sous Alexandre VI et immédiatement punie de mort, mais Quentin II se plaisait à tolérer la présence de ces hommes dans l'enceinte du Sénat... Enfin, tout en haut de l'hémicycle se trouvaient quelques personnages impossibles à classer ; et en bas, des bancs séparés étaient réservés aux nobles de sang qui étaient membres à vie de l'Assemblée : aucun d'entre eux n'était présent.

Un gros sénateur d'une soixantaine d'années se leva finalement et dut pousser sa voix pour être entendu. Il était un des chefs du parti bourgeois libéral, proche des modérés, assez bien vu de l'Empereur et du Conseil et plus ou moins ami de Duvernay.

« Si Votre Majesté me le permet, je désire m'exprimer. »

« Je vous rappelle, Sénateur Alford, répondit Quentin, que vous ne pouvez pas être poursuivi par la Justice Impériale pour les propos tenus dans cette enceinte sacrée. »

« Merci, Sire. Je tiens simplement à rapporter à Votre Bienveillante Majesté l'opinion générale de nous tous. Nous sommes d'avis que la guerre qui semble se profiler doit à tout prix être évitée et que les Royaumes doivent conserver leur paix qui dure depuis maintenant plus de trois demi-siècles. Si une quelconque raison mystique conduit les Sages à désirer la bataille, ils peuvent la conduire avec les troupes de Tekir. Nous conseillons vigoureusement à Votre Majesté d'employer autant que possible la négociation pour éviter les conflits. »

Quentin II adressa un léger sourire à l'orateur et se rendit à la tribune — où l'acoustique était la meilleure — d'où Duvernay s'était écartée.

« Si je comprends bien, Sénateur Alford, vous m'accusez d'être un imbécile qui ne sait pas gouverner, prêt à entraîner l'Empire dans je ne sais quel conflit destructeur par pure folie ? »

L'Empereur avait prononcé ces mots d'un ton qui pouvait passer pour sérieux comme pour plaisant. Le sénateur blêmit visiblement, s'imaginant déjà la garnison faisant irruption dans la salle des débats et l'en retirant sans ménagement pour le jeter dans quelque cachot obscur où il finirait ses jours. Peut-être l'exécuterait-on sur l'heure ! Après tout, plus d'un Empereur avait violé les droits sacrés du Sénat et d'un mot causé la mort d'un parlementaire. Théoriquement, aucune arme ne devait pénétrer dans ses murs, mais Quentin portait justement un arc sur lui... Quelques rires discrets percèrent le silence.

« Sire ! » s'écria Alford, horrifié.

« Mais si ! Sous des tons tout à fait polis, en utilisant cette amusante précaution que de parler au pluriel, vous me traitez de niais ! »

« Pitié, Sire ! »

« Pitié ? Mais c'est à moi de vous demander d'être plus clément dans vos jugements ! Permettez-moi toutefois, je vous prie, de présenter ma défense.

Tout d'abord, qui vous parle de guerre ? Si vous relisez la déclaration du Conseil des Sages, vous n'y trouverez qu'une allusion à son éventualité, ce qui est loin d'être une prophétie infaillible, tout de même ! Je suis navré de devoir briser votre élan d'imagination, mais l'armée de l'Ennemi n'est pas encore à nos portes, prête à massacrer nos femmes et enfants. Il n'y a d'ailleurs que le Sénat qui l'y voit.

Pour parler sérieusement, croyez-vous vraiment que les deux Fils d'Ambre, qui règnent sur Tekir depuis cinq siècles, seraient prêts à entraîner aveuglément les Royaumes dans une nouvelle guerre ? Êtes-vous devenus fou ? Je ne fais qu'affirmer une seule chose, qui, soyez-en assuré, Sénateur Alford, est dans la lignée de tout ce qu'on déclaré mes illustres prédécesseurs et ancêtres, et c'est que si quiconque engage la guerre — et ce ne sera pas moi — il trouvera en face de lui la résistance unie de Tekir et d'Anor ! »

Duvernay sourit. Elle ne pouvait s'empêcher d'aimer Quentin, qui en quelque sorte était son élève : la signature de la Présidente en filigrane de ce discours, qui maniait avec subtilité l'ironie et le sérieux, était clairement apparente. L'Empereur lui rendit un petit salut de la tête, pendant qu'Alford se remettait de ses émotions.

Depuis qu'il avait quitté Kormor, Avethas et Karine, l'avant-veille, Armunier avait cheminé à un trot assez rapide. L'étrange et long corridor rocheux menant à la Vallée du Cocher lui avait paru encore plus menaçant au retour qu'à l'aller. Et depuis qu'il l'avait quitté, le sergent sentait bien que quelque chose n'allait pas.

Il avait alors hâté sa monture et avait réduit au minimum tous ses arrêts, ses repos, si bien qu'il commençait déjà à entrevoir la fin des montagnes. Certes, aucun incident sortant de l'ordinaire n'était venu expliquer la nervosité du soldat. Mais son intuition de guerrier lui affirmait sans cesse ce fait :

Il était suivi.

Armunier était prêt à y gager sa main, une paire d'yeux quelque part cachée dans la végétation épiait ses moindre mouvements. Il n'avait rien pu voir, mais cela ne faisait que l'inquiéter plus encore : comment son observateur pouvait réussir à se déplacer dans un silence total et à ne jamais être aperçu, c'était une question qui devait rester sans réponse.

Mais la présence devinée plus que sentie s'était faite toujours plus menaçante au fil des heures. Voilà qu'Armunier menait son cheval presque au galop, fuyant un chasseur invisible et terrifiant.

Soudain, le soldat perçut un bruit, un très léger souffle qu'il devina sous le son des fers du cheval. Son cœur se glaça.

C'était là un arrêt de mort, comprit l'homme : si son ennemi ne tenait plus à rester caché, cela signifiait qu'Armunier n'avait plus long à vivre.

Il lança sa monture au grand galop.

Mais c'était déjà bien trop tard. Le paysage autour de lui se fit hostile. Des nuages noirs masquèrent le soleil. Un vautour se montra dans le ciel.

Lisant tous ces signes de mauvais augure, Armunier abandonna tout espoir. Il continua d'avancer sans se retourner, mais son esprit avait retrouvé la paix. Aussi ne fut-il pas plus encore terrorisé lorsqu'il sentit une créature sauter sur la croupe de son cheval. Il ne tenta pas le moindre mouvement pour se défendre de ce bourreau qu'il sentait immédiatement contre son dos, ni même pour le voir.

Ce qui suivit n'est pas descriptible. Le champ de vision d'Armunier se recouvrit de noir de toutes parts.

Il avait vécu.

« Leurs Altesses votre tante et vos cousins demandent audience, Sire. » murmura un serviteur.

« Faites-les entrer. » répondit Quentin, sur un ton qui ne pouvait que trahir un léger mécontentement.

La porte fut ouverte et parurent Son Altesse Hélène d'Anor avec ses deux fils, Sylvain et Marc Sendar. Deux pages les accompagnaient.

Hélène était la fille cadette de feu Sa Majesté l'Empereur Alexandre V. Elle n'avait que cinquante-sept ans, mais déjà on lui en donnait quatre-vingts. Toujours vêtue de noir depuis la mort de son mari — un personnage par ailleurs insignifiant — , très grande et assez maigre, à la peau desséchée et aux cheveux blancs noués en chignon, Hélène n'inspirait pas la sympathie au premier abord. Mais il fallait reconnaître que son visage ne reflétait pas seulement la sévérité et la rigueur, mais aussi la droiture d'esprit, la probité et la justice. Toute nourrie qu'elle était de l'éducation parfaite réservée aux Princesses de Sang, Hélène était infailliblement scrupuleuse dans l'observance des usages, des règles, des protocoles, de l'étiquette. C'est pourquoi elle accomplit avec minutie la révérence qu'elle devait à son neveu.

Quentin, qui à vrai dire n'avait aucune idée de la manière de répondre, hocha vaguement la tête. Il n'avait pas une sympathie démesurée pour sa tante. D'une part, sur le plan humain, elle lui semblait la quintessence de l'ennui et d'autre part elle représentait en quelque sorte son ennemi politique : il faut savoir en effet que toute la noblesse du Centre, plus ou moins chassée de la Cour d'Anor, avait élu refuge autour d'Hélène, dans la vaste propriété qu'elle possédait à quelque distance de la capitale. Celle qui avait le titre de Première des Pairs apparaissait comme le dernier soutien de l'aristocratie d'Anecdar. Pire encore, il y avait là une menace grave pour l'Empereur : Sylvain était le Prince Héritier et si jamais Quentin trouvait la mort, le sceptre écherrait à son cousin. Ce qui n'était pas pour rien dans certaines tentatives de complot dirigées contre Sa Gracieuse Majesté. Assurément, on avait conseillé au souverain d'éliminer son parent, mais il s'y était toujours refusé.

Sylvain avait le privilège exceptionnel de ne pas être tenu de s'agenouiller devant l'Empereur, droit dont il fit présentement usage. Il alla même jusqu'à opposer à Quentin un regard insolent, auquel celui-ci choisit de répondre par un sourire tendre. Sylvain, mis à part qu'il louchait légèrement, était un splendide garçon, ressemblant beaucoup à son cousin d'ailleurs, sauf qu'il avait les cheveux bruns bouclés et qu'il n'avait pas hérité de sa mère les yeux verts des Sendars. Le cadet, Marc, avait aussi les yeux bleus et les cheveux bruns, mais ceux-là étaient raides. Quentin avait plus d'affection pour ce dernier, resté plus naturel et spontané que son frère, même s'il avait tendance, selon l'expression de De Hel, à ne pas se prendre pour son logarithme. Il s'agenouilla brièvement devant l'Empereur.

« Soyez les bienvenus à Anor, ma tante et mes cousins ! Quel bon vent vous amène ? »

« Je suis venu vous demander des explications, mon neveu. Il circule des rumeurs selon lesquelles le Conseil des Sages voudrait vous forcer à déclarer une guerre. »

« Il semble bien que tout le pays voie la guerre arriver sauf moi ! s'exclama Quentin. Vous êtes un peu romanesque, Votre Altesse. À vrai dire, le Conseil a plutôt tenté d'éviter cette éventualité, tout en déclarant à la population des Royaumes qu'il ne pouvait être certain d'y parvenir. »

« Les Destins n'ont pas voulu, Sire, que je fusse à la tête de l'Empire. Permettez-moi cependant un conseil, que je crois plus sain que tous ceux que vous donnera Tekir : méfiez-vous des Sages. Faites même arrêter, exiler, ces dangereux personnages qui complotent sans cesse contre la sécurité et la tranquillité des Royaumes, cette dernière crise en offrant l'exemple. Vous me dites qu'ils tentent d'éviter la guerre. Mais peut-être est-ce là réparer leurs erreurs passées ? De toute manière, là n'est pas la question. Je vous assure, mon neveu, qu'ils sont dangereux. Prenez donc la ville de Tekir ! Elle ne cessera d'être un danger pour la nation que lorsque la garde campera dans leur « tour blanche ». À vous de voir, maintenant, ce que vous ferez de mes conseils, Sire. »

« Denérdor, il y a quinze siècles, a créé l'Empire et Anor en même temps qu'Ambre le Sage fondait Tekir. Les deux cités rivales et néanmoins amies ont crû ensemble depuis ce moment et se sont toujours aidées l'une l'autre. Notre ancêtre Alexandre Premier a déclaré dans son serment au Sénat qu'il s'engageait au nom de tous les Sendars à ce que l'inviolabilité du territoire de Tekir fût à jamais respectée. Et Anatole a encore confirmé cette promesse dans la Charte ; son fils Érik II a d'ailleurs dû faire appel à la puissance de la Ville Blanche pour repousser Lwershjár et ses dragons. Vous me pardonnerez, Votre Altesse, mais je pense que je m'abstiendrai de tenir compte de vos conseils, aussi bien intentionnés soient-ils. »

Hélène s'inclina.

« Par ailleurs, je demande à Votre Majesté l'autorisation de rester quelque temps à Anor, au palais. »

« Vous n'avez pas besoin de mon accord pour cela, Votre Altesse : les portes du château vous sont toujours ouvertes. Peut-être pourrez-vous profiter de l'occasion pour vous montrer au Sénat ? »

L'Empereur tenait par là à rappeler à sa tante qu'étant de sang impérial, elle était membre à vie du Sénat et qu'elle devait son concours à l'Assemblée. Hélène jeta sur son neveu un regard impassible et ne répondit point.

« Et vous, mon cousin ? Que pensez-vous des Sages ? »

Cette question contenait en quelque sorte un piège : soit Sylvain répétait les propos de sa mère et il passait pour soumis à ses opinions, ce qui de la part de l'héritier du trône était inacceptable, soit il soutenait l'Empereur, ce qu'il voulait si possible éviter. Mais le jeune homme discerna le piège et l'évita.

« Comment pourrais-je juger de ce que j'ignore ? Le Conseil a ses raisons que la Raison ignore, et nous avons les nôtres. Mais s'il vous force à déclarer la guerre, cousin, ma mère aura eu raison. »

« Habilement répondu ! pensa Quentin. C'est bien là mon bon Sylvain : il ne serait pas prêt à s'engager résolument dans quelque opinion que ce soit. »

« Sottises que tout cela ! éclata alors Marc : son cousin le dévisagea avec étonnement. L'Empereur, c'est vous, Sire, et seul votre sceau peut arrêter la guerre. Le Conseil des Sages n'a qu'à bien se tenir. De toute manière, si vous nous assurez qu'aucun conflit ne brisera la paix des Royaumes, je ne vois pas pourquoi nous en dissertons ainsi. »

« Et voilà son frère, continua de songer l'Empereur : naïf mais résolu. Confiant et spontané. » À haute voix, Quentin répondit :

« Nous discutons de tout cela car le Sénat, dans un moment de panique consécutif à la lecture de la résolution du Conseil des Sages, a été pris d'hallucinations, et cette fièvre s'est répandue plus vite que je ne le craignais. »

« Pourquoi ne révoquez-vous donc pas ce Sénat qui mine ainsi votre autorité, Sire ? Le Gouvernement de Votre Majesté et le Conseil Impérial ne suffisent-ils donc pas à vous conseiller ? »

Quentin sourit largement. Encore une fois, c'était bien là Marc. Tout compte fait, raisonna le souverain, il ferait un meilleur Empereur que son frère : la fortune sourit aux audacieux.

Le lendemain, le vingt-cinq, dans l'après-midi, ce fut au tour de De Hel de rejoindre Anor. Lui aussi trouva Enedar qui l'attendait, averti on ne sait comment de son arrivée. Le Premier ministre fut bientôt entouré d'un petit attroupement, d'hommes qui lui étaient sans doute moins amicaux qu'ils l'avaient été vis-à-vis de l'Empereur. Mais néanmoins pas hostiles : De Hel était surtout impopulaire dans les régions rurales et dans les territoires au sud d'Anor. Il n'aurait pas pu entrer à Enordeme sans être lapidé, mais Anor, Othardán et évidemment Tekir supportaient fort bien le bonhomme.

« Avez-vous fait plaisant voyage, Votre Excellence ? »

« Autant qu'on le peut en ces temps troublés... ou qui risquent de le devenir. »

« Vous êtes resté quelque temps à Tekir ? »

« Gwaïherst m'a demandé d'examiner une construction géométrique qu'il a découverte. »

« Une construction géométrique ? »

« Celle d'un polygone régulier comptant deux cent cinquante-sept côtés, à l'aide seulement d'une règle ne comportant pas de graduations et d'un compas. »

« Excusez-moi, Excellence, je n'entends rien à la géométrie. Cela est-il remarquable ? »

« Assez. J'en avais démontré la possibilité, mais seul Gwaïherst pouvait avoir la patience de décrire effectivement la construction... Maintenant dites-moi, Enedar, que s'est-il donc passé ici en mon absence ? »

En quelques phrases concises, De Hel fut mis au courant des événements politiques des derniers jours.

« Rien de vraiment remarquable, somme toute. Je suppose que par ailleurs un complot se trame contre notre bon souverain... C'est sans importance. »

Le Lord-Maire d'Anor ne posa pas de questions : il connaissait les méthodes particulières du Premier ministre.

« Mais nous voilà arrivés, observa De Hel plus tard. Je crois que je vais commencer par voir si j'ai reçu du courrier. »

Peu de temps après, un Quentin bien surpris vit entrer dans la salle du trône un De Hel courant. Le Premier ministre semblait pressé, cela annonçait des malheurs. Fort heureusement, il n'avait pas l'air inquiet : cela eût été l'apocalypse.

« Sire ! Sire ! »

« Qu'y a-t-il donc, Excellence ? » demanda Quentin, laissant à son ami le temps de retrouver son souffle.

« Lisez plutôt, Sire, répondit simplement De Hel en tendant à l'Empereur un petit papier. Cela vient du service des connexions éthérées. »

Toutes les grandes villes de l'Empire étaient en effet reliées entre elles par un système de communication original, que l'on a déjà vu en service plusieurs fois : le même qui avait appris à Quentin, encore à Anor, la présence de Voleur de Feu parmi les compagnons de Kormor et qui lui avait permis de donner l'ordre de le laisser quitter Othardán après la jolie comédie que nous savons ; le même qui avait ordonné à Mizra de venir au Conseil. Le dispositif magique qui servait d'émetteur et de récepteur était très coûteux et seule une vingtaine de copies existait de cet appareil mis au point par Ambre le Sage. Par conséquent, le volume des communications était fortement limité, mais il était néanmoins suffisant pour maintenir unie la formidable diversité des contrées de l'Empire. Nous étions à une époque où De Hel avait à peine découvert l'existence du magnétisme et où les ondes électriques allaient encore beaucoup tarder avant de pouvoir remplacer un éther par un autre.

Quentin posa un regard très légèrement hypermétrope sur l'écriture appliquée du fonctionnaire qui avait transcrit le message. L'adresse était ainsi rédigée :

« À Son Excellence Monsieur Érik De Hel, Premier ministre des Royaumes. »

Le texte lui-même de la lettre était beaucoup plus étrange :

« Votre Excellence,

C'est un miracle que cette note vous arrive, j'osais à peine l'espérer. Je ne dispose que de peu de temps, venons-en aux faits. L'Outre-Mer, ou du moins l'Ouest de celui-ci, se rebelle contre l'autorité de Sa Gracieuse Majesté l'Empereur. Le vizir Arsgod a pris le pouvoir à Inzentar et le sultan est en prison ; je suis moi-même au cachot. Je ne sais que conseiller à Votre Excellence, mais il est sûr que vous n'aurez plus de nouvelles d'Inzentar avant longtemps : Arsgod nie jusqu'à l'existence d'Anor.

Signé : Meizlo Abeldertir, Sage de Tekir. »

On peut s'étonner de ce que le cousin du sultan, prisonnier de sa cellule, ait réussi à communiquer avec Anor. La vérité était que le magicien possédait, à l'insu de tous, quelques amis dans le palais, dont un jeune apprenti magicien nommé Ezeq. Le palais d'Inzentar regorgeait de passages secrets et Meizlo avait consulté les plans déposés à la bibliothèque de Tekir : il avait enseigné l'emplacement de tous ces souterrains à Ezeq et celui-ci pouvait donc vivre dans le palais sans être jamais vu par quiconque si ce n'est son maître. La fortune avait servi Arsgod en ce que ni le cachot de Meizlo ni la chambre de Mizra n'avaient d'orifices secrets, mais Ezeq pouvait tout de même aider son maître, par exemple en communiquant avec l'extérieur.

La lecture de ce message plongea Quentin dans la plus grande mélancolie.

« Nous voilà pris au piège ! Si j'interviens en Outre-Mer, nous y perdrons bien des soldats utiles, surtout quand le danger indiqué par les Sages semble pressant. Mais je ne peux pas non plus attendre que Kormor et ses compagnons aient triomphé du danger : si cela se savait, on m'accuserait de trop de négligence. Que les nobles m'accusent de ne pas bien défendre les territoires de l'Empire et je me trouverai bien vite avec une fronde sous les bras ! »

De Hel parut réfléchir profondément, puis déclara :

« J'ai une idée, Sire. Les soldats de Mekand sont bien supérieurs à ceux d'Inzentar, n'est-ce pas ? Si l'est de l'Outre-Mer attaque l'ouest, ce dernier n'a aucun espoir ? »

« Mais, Excellence, vous n'y songez pas ? Si l'Empereur d'Orient attaque le sultan, je serai encore plus obligé d'intervenir. »

« Attendez donc, Sire. Il y a à la frontière entre les deux provinces de l'Outre-Mer un minuscule morceau de territoire dont j'oublie le nom et que revendiquent à la fois Inzentar et Mekand. Le Parlement d'Anor n'a jamais rendu un avis clair à ce sujet. Si l'Empereur de Mekand envoie ses troupes, le vizir sera dans une situation critique. Soit il ne réagit pas, et alors les nobles de la région, qui, j'en suis sûr, ne sont pas prêts à céder un pouce de leur territoire, exigeront le retour du sultan au pouvoir — et ils l'obtiendront. Soit Arsgod envoie ses troupes et alors il sera vite en difficulté. Pour conserver son territoire, le vizir n'aura d'autre choix que de faire appel au jugement de la Couronne... »

« Et la Couronne, c'est nous ! termina joyeusement Quentin. Cela devrait résoudre la crise avec habileté, ou du moins affaiblir Arsgod. Et nous ne perdons que des soldats de l'Extrême-Orient, qui, de toute manière, prendraient une éternité à intervenir si nous avions besoin d'eux ici. Mais cela ne me dit pas comment je vais expliquer l'affaire au Sénat. Dois-je la leur cacher ? »

« Non, Sire ! C'est fort simple. Envoyez un ultimatum à Inzentar rédigé dans les termes les plus violents ; vous laisserez au vizir environ deux mois pour se rendre. Le message de toute manière ne sera pas reçu et vous ne fournirez donc pas un prétexte au vizir pour refuser le jugement de la Couronne. Mais vous vous donnez une excellente excuse pour ne pas intervenir d'ici deux mois, et à ce moment nous serons fixés quant à la Larme... Soit parce que tout sera fini, soit parce que nous serons en pleine guerre et que nul ne se souciera plus de l'Outre-Mer. »

« De Hel, vous êtes brillant ! »

Le vingt-six d'itharmánta était une journée de fête populaire, la Petite Fête de Tekir, et ni Wolur ni Voleur de Feu n'avaient de leçon ce jour-là. Ce dernier jugea l'occasion bonne pour vaincre sa timidité et rendre visite à son aîné qu'il n'avait jusqu'alors que rencontré par moments dans les rues de la Ville Blanche. C'est ainsi que le jeune guerrier, qui s'accordait une matinée paresseuse alors que sa compagne était partie assister aux spectacles publics de magie organisés par les Sages, entendit frapper à sa porte et l'ayant ouverte se trouva nez à nez avec l'apprenti magicien.

« Voleur de Feu ? » demanda Wolur, à peine surpris.

L'autre hocha la tête, tant pour acquiescer que comme salutation.

« Entre ! Artéa n'est pas là... »

« C'est toi que je voulais voir. »

Encore une fois, ils menaçaient de ne rien avoir à se dire et Wolur choisit de commencer la conversation comme s'ils s'étaient connus depuis une éternité.

« As-tu des nouvelles de tes amis... partis sauver le Monde ? »

« Non, malheureusement. Ni eux ni aucun des deux soldats partis les accompagner ne sont rentrés. Je n'ai vu aucun des Sages depuis le dix-sept. Ariel mon maître m'a promis de me permettre de revoir Ardemond. »

« Prends cette ignorance comme de bonnes nouvelles. »

« Mais qu'en est-il de ta propre formation ? On m'avait dit que tu apprenais le maniement de l'épée. »

« Ce qui n'est pas une mince affaire. » commenta Wolur, se passant la main sur les côtes et tressaillant à chaque bleu.

« La magie guère plus ! surenchérit Voleur de Feu. Artéa a dû te le dire. »

Il commença à rire en pensant à tout le mal qu'il avait avec les sorts les plus simples... puis s'interrompit soudain en remarquant dans un coin de la chambre le paquet dont l'Empereur du Monde avait fait don à Wolur. Paquet dont la provenance ne faisait aucun doute.

D'une voix trahissant la curiosité et un début de colère :

« Qu'est-ce que ceci ? » demanda-t-il.

Sans s'émouvoir, toujours d'un ton placide, l'élève de Mæzel répondit :

« Un cadeau de Sa Majesté. Une épée. »

Devinant ce dont il s'agissait, le jeune mage insista :

« Tu ne l'as pas ouvert ? »

« Non. »

« Alors fais-le. Tout de suite ! »

La voix du jeune homme était nerveuse et impérieuse. Wolur le dévisagea d'un air calme et vaguement curieux. Puis, voyant que Voleur de Feu tremblait sous l'effet d'une émotion forte, prit délicatement le paquet et le déballa.

On devine quelle lame se trouvait à l'intérieur.

« Freskore ! s'indigna en pensée le jeune mage. Quentin a osé lui faire cadeau de la Première des Épées. Il a récidivé ! »

Voleur de Feu faillit insulter Wolur ou même le frapper, mais une autre partie de lui parla pour l'Empereur :

« Voudrais-tu peut-être que cette Épée restât dans une cave du palais, à jamais inutilisée ? Est-ce là pour quoi elle a été forgée ? Penses-tu qu'Anatole lui-même lui aurait souhaité ce destin ? »

L'adolescent se calma et continua cet étrange dialogue avec lui-même :

« Non, bien sûr. Mais peut-être y avait-il un meilleur... »

Il s'interrompit aussitôt : Wolur avait commencé d'exécuter quelques mouvements d'escrime dans le vide. Avec une grâce véritablement artistique, il effectuait des coups qu'Aldecor aurait admirés. Leur précision était redoutable, leur vitesse fulgurante, leur force mortelle. L'observateur le plus ennuyé n'aurait pas pu ne pas admirer l'élégance et la beauté du geste. Freskore était un prolongement du bras de Wolur, elle avait été forgée pour lui. Enfin il atteignait ce stade d'art pur qu'il avait toujours voulu voir dans le maniement de l'épée.

Voleur de Feu ne trouva plus rien à dire.

Les deux garçons s'aimeraient pour la vie.

Bientôt huit jours avaient passé dans le Temple des Yeux de l'Infini. Cela, Kormor et ses compagnons ne le savaient pas, car il n'y avait pas moyen de mesurer le temps dans la mine. Les serviteurs dormaient lorsqu'ils le voulaient et le soleil n'imposait pas le rythme des activités.

Huit jours seulement, mais cela semblait une éternité. Les amis s'étaient habitués au mode de vie paresseux du groupe religieux et ils avaient presque oublié leur quête. Après tout, il était si bon de se laisser nourrir par les autres, qui ne demandaient rien en échange. Kormor regrettait seulement l'absence de toute forme d'alcool.

Le premier jour, Avethas avait annoncé qu'il était persuadé que la Larme se trouvait dans la Salle Secrète, la salle au trésor des Yeux.

« La cachette est idéale, avait déclaré l'Elfe. Personne ne prendrait jamais ces hommes au sérieux si jamais on les trouvait. On s'attendrait à voir la Larme cachée seule au fond d'un puits. Mais n'est-il pas plus simple de la mettre avec d'autres gemmes là où personne ne regarderait parce que c'est trop simple justement ? »

« Ta logique semble douteuse ! » avait protesté Karine.

« De toute manière, j'en suis certain. »

« Et comment le Noir Ennemi a-t-il placé la Pierre ici ? » demanda Kormor.

« Je suppose que le démon n'aurait pas eu de mal à simuler un miracle aux yeux de ces religieux trop crédules... »

Les trois amis s'étaient alors livrés à une exploration du labyrinthe dans les deux jours suivants. Sa structure leur était devenue familière en peu de temps. En réalité, la mine n'était pas si grande qu'elle y paraissait au premier abord, ni si complexe. Presque tous les passages inusités depuis si longtemps s'étaient effondrés et il restait en somme bien peu de place effectivement accessible. On pouvait d'ailleurs se demander où les excavations avaient eu lieu : les passages étaient tous lisses. Leur utilité n'était pas non plus très claire. À vrai dire, la structure dans son ensemble était plus apparentée à un bâtiment souterrain ou a un complexe résidentiel, qu'à une mine. Les Serviteurs occupaient ce qu'on pouvait appeler l'étage inférieur. Des trois étages du dessus, ils n'utilisaient que les trois « puits de soleil » qui donnaient sur la surface, pour cultiver quelques légumes.

« Je ne crois pas, avait noté Avethas, que la Larme soit dans les galeries bloquées par les gravats. Il est clair qu'ils n'ont pas été touchés depuis des millénaires et même le démon aurait dû les déplacer pour se frayer un chemin. Il doit plutôt y avoir un passage secret quelque part. »

La question s'était posée de savoir si la Salle Secrète n'était pas accessible uniquement depuis la chambre du Maître. Mais encore une fois, Avethas avait un bon argument : si c'était le cas, il serait trop dur de trouver la Larme et surtout le démon aurait eu du mal à la placer en premier lieu. D'ailleurs, Kormor affirma qu'il était certain qu'il n'y eût pas de passage secret dans les murs lisses de la chambre.

Mais peu à peu, les recherches du passage mystérieux s'étaient faites plus rares et les compagnons ne passaient plus qu'une petite demi-heure symbolique par jour à arpenter les boyaux de la mine à la recherche de la Salle Secrète. Le reste du temps, ils s'occupaient paresseusement à ne rien faire, seulement manger et dormir : il régnait sur l'endroit un vent de fainéantise irrésistible. Ils avaient bien essayé de demander aux Serviteurs si un événement inhabituel ne s'était pas produit dans les jours précédents, mais il était si difficile d'entretenir une conversation intelligente avec ces dévots qu'ils avaient dû y renoncer.

Pourtant, malgré la torpeur intellectuelle qui saisissait progressivement les trois amis, Avethas avait soudain, au cours d'un dîner, retrouvé tout ses esprits dans un éclair de lucidité foudroyant.

« Ce qui coule doit descendre ! C'est évident ! »

« Comment ? » demanda Kormor à ses côtés, à moitié assoupi.

Parlant plus bas, l'Elfe expliqua :

« Je sais où se trouve la Larme. »

« Tu nous l'as déjà dit ! » protesta le Nain.

« Mais cette fois, je sais m'y rendre. »

Il n'en fallut pas plus pour redonner à la petite bande le goût de l'aventure. En un temps record, ils eurent rassemblé les affaires qui leur restaient, corde, piolets et le reste, et Karine remit en fonctionnement la lumière magique.

Comme d'habitude, les Serviteurs des Yeux ne faisaient aucune attention aux mouvements des héros. À vrai dire, ce qui était véritablement surprenant, c'était que le simple fait que les aventuriers portent des armes ait suffit à éveiller, le premier jour, l'attention d'un groupe qui n'avait pas même remarqué la venue d'un démon...

En un instant, les trois amis furent, seuls, devant la fontaine qui gardait l'entrée de la mine.

« C'est évident ! jubilait Avethas. Cette eau qui coule doit bien descendre quelque part. Il y a là-dessous des passages secrets et, j'en suis certain, ce que nous cherchons. Les Yeux nous montrent le chemin ! »

« Et pour ouvrir le chemin ? » demanda Karine.

« Je suppose que la sculpture des yeux est là pour cela. Une autre manière pour eux de nous montrer le chemin. »

Les déductions de l'Elfe étaient exactes : les yeux de pierre s'enfoncèrent dans leur orbite sous une faible pression et le fond du bassin s'écarta silencieusement pour laisser apparaître un puits.

Une longue cheminée cylindrique, un peu moins large que la fontaine et au moins aussi profonde que la lumière portait, s'enfonçait dans les entrailles de la Terre. L'eau crachée par le mur descendait le long des parois qu'elle avait érodées et rendues lisses et glissantes. Une triple rangée d'encoches percées dans la pierre, battues par la cascade, marquait les échelons d'une échelle qui permettant de monter ou descendre le puits : la rangée centrale permettait de poser ses pieds et les deux de côté, ses mains. Kormor tressaillit à l'idée de descendre ces marches manifestement très dangereuses, pensant à la chute terrible que le moindre faux mouvement entraînerait. Et sans doute l'eau n'arrangerait-elle rien.

« Impressionnant ! s'exclama Karine. Mais comment expliques-tu que le Maître ait déclaré que la Salle Secrète était proche de sa chambre ? »

Ce fut Kormor qui répondit :

« C'est bien simple : nous sommes pratiquement à la verticale du lieu où nous avons discuté avec lui, juste cinq ou six cents pieds plus haut : ceci est l'extrémité sud de la mine et nous savons bien que la chambre du Maître est le point le plus éloigné de l'escalier principal à l'étage inférieur. »

Avethas acquiesça.

« Seulement, continua le Nain, la mauvaise nouvelle, c'est que nous avons une longue descente devant nous. »

Sans dire un mot ou hésiter plus longtemps, l'Elfe posa les pieds sur les grades supérieurs de l'échelle de pierre et commença à se noyer dans les ténèbres. La magicienne suivit Avethas de peu, montrant cependant moins d'habileté à l'escalade que l'enfant des arbres.

« Êtes-vous bien sûr que nous ne devrions pas plutôt utiliser la corde pour descendre en rappel ? » cria Kormor après ses compagnons.

Comme il n'obtint pas de réponse, il soupira et s'engouffra lui aussi dans le puits.

Huit cent soixante et une marches. Que Kormor compta soigneusement, pestant à chacune contre l'architecte elfique qui avait prévu la distance entre deux degrés, trop importante pour un Nain. La descente fut, selon ce qu'il raconta plus tard, encore bien pire que l'ascension de l'Egarthkúr qui lui avait déjà causé des frayeurs. Au point que Kormor se demanda s'il ne préférait pas la vie en surface, somme toute.

« Quel bien piètre représentant je me fais d'un peuple censé être habitué à toutes les facettes des mines et autres souterrains ! Voilà qu'un fils de la forêt découvre un passage secret avant moi et me surpasse largement en escalade... Bon, il est habitué à grimper aux arbres. »

En vérité, Karine n'était pas plus rassurée que le Nain, mais elle voulait lui montrer qu'une magicienne pouvait très bien ne pas être la dernière du groupe. En revanche, Avethas se sentait parfaitement à l'aise. Il ne pensait qu'à la larme qu'il allait bientôt voir et dont il commençait à sentir la présence.

Même les pires tourments ont une fin et les trois compagnons finirent par toucher le fond de la cheminée. De là, l'eau qui les avait suivis dans leur périple s'enfuyait par un petit tuyau incliné, en direction du sud ; au-dessus de l'orifice de la canalisation étaient sculptés dans la pierre un taureau et un bélier et entre eux un mot bien étrange : « Eridanus ». À l'est, un tunnel menait à une lourde porte de bronze à peu de distance de là, elle aussi chargée de gravures : un chasseur terrassant différentes bêtes sauvages tandis que la lune le regardait d'un œil malveillant.

Avethas, voyant cela, eut un instant d'hésitation et cria soudain :

« Écartez-vous du tunnel ! Vite ! »

Kormor et Karine eurent à peine le temps d'obéir qu'une fissure apparut dans le plafond du tunnel et commença à vomir du feu. Les trois amis, à l'abri sous une cascade d'eau observèrent avec surprise tandis que les éléments se mêlaient pour donner d'abondantes nuées. Le danger était à peine passé qu'Avethas prévint ses amis d'un nouveau péril :

« Couchez-vous ! »

Aussitôt, une rafale de flèches surgit d'un orifice de la porte, au niveau de l'arc du chasseur, et se figea dans la paroi contre laquelle s'étaient tenus quelques instants plus tôt les trois compagnons.

« Comment as-tu prévu tout cela ? » s'étonna Kormor quand il fut revenu de ses premières émotions.

« Intuition. » répondit simplement Avethas, et il se dirigea vers la porte.

« Suis-je bien prêt à ce qui m'attend ? demanda tout haut l'Elfe. Suis-je préparé à affronter mon Destin, à rencontrer mon Créateur et mon Destructeur ? À franchir la Porte des Mondes, à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ? Mon esprit est-il suffisamment en paix avec lui-même pour que je puisse affronter tout le mal d'Anecdar et sortir victorieux de la bataille ? Je ne saurais le dire... Mais il compte avant tout d'essayer. Aide-moi Astra. Portes, ouvrez-vous ! »

Les ingénieurs du temps de Val connaissaient leur travail : les deux grands vantaux se rabattirent lentement. Et les trois amis ne purent que retenir leur souffle.

La pièce devait faire quinze toises de largeur. Elle avait la forme exacte d'une demi-sphère. De tous côtés contre les murs s'amoncelaient des richesses inconcevables : des sacs de pièces d'or, des tas de bijoux, des montagnes de pierreries et même un bon nombre d'objets évidemment magiques. Au centre de la pièce, une sculpture semblait monter la garde : c'était la même que dans la vallée, celle du roi Eo, Premier roi des Elfes. Une statue parfaite de tous points de vue si ce n'est peut-être que le Premier roi paraissait loucher légèrement.

À ses pieds, huit pierres exactement identiques étaient disposées en octogone régulier. Toutes ressemblaient parfaitement à la réplique de la Larme qu'Ardemond avait confiée à Karine.

« Une seule de ces huit pierres est la véritable Larme du Destin... murmura Karine. Mais laquelle ? »

« C'est simple, répondit Avethas. Encore une fois, les Yeux montrent le chemin. »

L'Elfe saisit le globe lumineux de la magicienne qui flottait dans l'air et le plaça derrière le roi Eo : un de ses yeux était en fait un trou cylindrique qui traversait la tête de la statue de part en part. Il se forma un rai de lumière qui toucha le sol exactement sous une des pierres.

« Voici, déclara Avethas, la Larme du Créateur ! Karine, tu peux ouvrir le portail. »

« Astra, déesse de la Magie ! » annonça un héraut.

La boule bleue et blanche se fit plus lumineuse et vint flotter au milieu de l'Olympe, tandis que toutes les autres divinités se retiraient : le combat devait être singulier.

Une pluie de ténèbres déferla sur Astra, à laquelle elle eut bien du mal à ne pas succomber. Son adversaire était arrivé.

« Midgard Issarkhwélgeta ! appela la déesse. Ton nom ignoble écorche ma bouche ! Nous allons te voir te soumettre à l'ordre d'Ardán ! »

« Il est imprudent, ma belle, de dévoiler si vite ton jeu, répondit le Démon dans ce qu'on pourrait transcrire par une voix grave. Tu risques de t'agenouiller bientôt devant ton nouveau Maître, si je ne disperse pas ton essence à travers les Plans de l'existence. »

« Garde tes menaces pour toi ! » cria Astra, et sa lumière devint insoutenable.

Issarkhwélgeta recula légèrement, puis passa à l'attaque. Il prit la forme d'un humanoïde ailé, à la façon d'une gargouille, dominant l'Olympe entière de sa figure imposante. D'un revers de main, il écarta la boule qu'était Astra et l'envoya rouler au loin.

Mais la déesse ne l'entendait pas ainsi : en un instant, elle se dédoubla à l'infini, faisant voltiger dans l'air des myriades de copies de la même boule bleue et blanche, émettant une lumière aveuglante devant laquelle le Démon dut fermer les yeux. La déesse poursuivit alors son offensive en soulevant sur la montagne un vent terrible qui purifiait l'éther des maléfices d'Issarkhwélgeta.

« Astra ! » tonna le Démon.

« Qu'y a-t-il ? » interrogea la déesse, interrompant ses sortilèges.

« Tu peux peut-être vaincre les Ténèbres, mais tu ne peux résister à ceci ! »

En un instant, tout ce qui avait été noir dans l'avatar d'Issarkhwélgeta vira au blanc, plus intense encore que tout ce qu'Astra pouvait faire.

Karine s'assit en tailleur et Avethas fit de même, en face. La magicienne brandit la réplique de la Larme et l'Elfe prit la véritable Pierre. Chacun des deux objets magiques émit un intense réseau de rayons de lumière. Sur le plan situé à égale distance entre eux deux, une forme d'arche apparut lentement. La magicienne fit un mouvement de la main et les lumières cessèrent, mais l'arche demeura.

Le Portail Astral était né. Le sort le plus puissant que Karine eût jamais invoqué avait fonctionné.

« Fort bien, résuma Avethas. Je passe. Dans peu de temps, j'aurai rapporté la Larme à notre Créateur et plus aucun danger ne menacera Anecdar. »

Karine ne répondit pas : toute sa concentration était nécessaire pour stabiliser le portail.

« Je suis ravi que tu acceptes de te charger de ce détail, expliqua Kormor. La magie n'est vraiment pas mon truc, vois-tu. »

Le Nain serra chaleureusement la main de son ami et ce dernier franchit la barrière scintillante.

Search for the Creator

Musique : Entrée des dieux au Walhalla, dans l'Or du Rhin de Richard Wagner.

Ἰοὺ ἰού· τὰ πάντ' ἂν ἐξήκοι σαφῆ.
Ὦ φῶς, τελευταῖόν σε προσϐλέψαιμι νῦν, [*]

Sophocle, Œdipe Roi, vers 1182 et 1183

Astra trembla sous le choc. Là où les Ténèbres avaient échoué, la Lumière réussirait. La déesse de la Magie sentit clairement qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps.

« Démiurge ! cria-t-elle alors. J'en appelle à toi ! Es-tu prêt à laisser Ardán succomber sous les coups de ce Démon ? »

Elle ne reçut comme toute réponse que l'écho du silence : Issarkhwélgeta lui aussi fit une pause pour voir s'il viendrait de l'aide à la déesse ou si le Créateur avait abandonné Sa création ; pour savoir si sa victoire était bien totale.

« Voilà, Astra, dit le Démon, d'une voix presque compatissante tant il regrettait de gagner si facilement. Cette fois votre échec est complet. »

« Non ! hurla la déesse quand l'Entité commença à oblitérer son essence. Non... Thgor, à moi ! »

Encore une fois, Issarkhwélgeta avait trop présumé de ses forces : toutes les divinités d'Anecdar réunies purent repousser son attaque et le bannir pour un moment de la planète. Le sacrifice d'Astra octroyait un moratoire aux Maîtres d'Ardán...

Le Démon retourna au plan Astral où un rendez-vous l'attendait.

L'Elfe, tenant la Larme dans ses mains, trouva un monde étrange de l'autre côté du Portail.

À une distance incalculable sous ses pieds, Anecdar, boule bleue au milieu du néant, effectuait sa danse lente et éternelle.

Pourtant, cet endroit mystérieux n'était pas simplement l'Espace entourant la planète, car le ciel, plutôt que noir, était mauve sombre et les étoiles brillaient bien plus intensément que d'ordinaire puisqu'elles étaient visible malgré cette lumière ambiante. De plus, au lieu d'étouffer et de tomber vers la planète comme De Hel l'aurait prédit, Avethas restait parfaitement immobile dans le vide et respirait sans difficulté.

Il était dans le Plan Astral.

Les astres qui constellaient le firmament étaient les mêmes que vus de la surface ; l'Elfe prit une seconde pour regarder les étoiles australes qu'il n'avait jamais aperçues et admirer la Voie Lactée dont la longue traînée blanche était plus visible que jamais. Tous les peuples d'Anecdar avaient toujours tourné leur tête vers les Éthers, mais les immortels portaient aux étoiles un amour particulier : c'étaient les Elfes qui avaient appris des dieux les noms mystérieux des constellations. Aucun immortel ne pouvait rester indifférent devant un tel spectacle.

Mais Avethas se rappela bien vite ce pourquoi il était là : la plus belle des étoiles était sans doute celle qu'il tenait dans la main. Et il fallait à présent trouver où la mettre.

Presque sans y prendre gare, l'Elfe eut le désir de s'éloigner d'Anecdar et aussitôt s'en écarta à une vitesse incommensurable. Quand il voulut s'arrêter, ce fut en un instant et sans qu'il ressentît d'accélération désagréable. Ayant ainsi découvert par hasard le moyen de déplacement utilisé dans l'Astral, Avethas choisit la direction dans laquelle il voulait aller.

Ce ne fut pas difficile : il trottait dans sa tête une énigme dont il n'aurait su dire l'origine :

« Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle :
Sous les yeux bienveillants d'un antique Cocher,
Ne faisant pas appel au bateau du Nocher,
Un Taureau, un Bélier, dessus l'infernal Fleuve,
Dans un champ pourtant sombre où les lumières pleuvent,
Regardent mais sans peur les flèches du Chasseur ;
Je suis le petit frère auprès de mes Sept Sœurs. »

À l'instant exact où l'Elfe avait pénétré le Plan, il avait compris qu'elle était la réponse évidente de l'énigme :

Il se mit en route vers les Pléiades.

Quand Anecdar ne fut derrière lui plus qu'un point à peine perceptible, l'Elfe remarqua que la texture de l'espace changeait autour de lui de manière difficile à décrire. Il lui semblait que l'air devînt solide et cristallin, sans pour autant gêner sa progression. Une clarté bleutée et froide envahissait l'espace...

Et soudain Avethas vit !

Devant lui, à gauche, devant la ceinture d'Orion, Issarkhwélgeta en personne éteignait les astres de sa noirceur. À droite, en direction de la Grande Galaxie d'Andromède, l'espace devenait plus bleu et cristallin encore et des éclairs en déchiraient périodiquement la fabrique. L'amas d'éther solide n'avait pas de forme bien définie et pourtant l'Elfe y distingua quelque chose :

L'Empyrée ! Le Créateur !

Avethas n'avait jamais vu le Démon ni le Démiurge, mais il n'eut aucun mal à les reconnaître. La Larme, dans sa main, palpitait au rythme des éclairs.

Le Destin choisit de prendre une forme humaine : deux éclairs se croisèrent et dans une détonation fulgurante il parut le corps d'un jeune homme assez semblable à Voleur de Feu.

L'Elfe nota que chacune des deux Entités souriait, d'un sourire amusé et légèrement moqueur envers l'autre. Chacun semblait assuré qu'il était le plus malin.

« Et bien, mon Maître, dit soudain Issarkhwélgeta, sa voix résonnant à travers les Éthers, le moment est venu, je crois, de faire un choix. »

« Il est déjà fait, répliqua le Démiurge, de la voix triste de l'omniscience. Depuis cinq mille ans. »

De Hel eût-il inventé plus tôt la théorie de la Relativité, il eût pu expliquer pourquoi les quelques minutes qu'Avethas prit pour rejoindre Issarkhwélgeta et le Créateur semblèrent des heures à ses compagnons restés dans la mine.

Kormor et Karine s'inquiétaient de ne pas voir revenir leur ami et le Nain commençait à envisager d'aller à sa recherche, lorsque soudain la magicienne poussa un cri de douleur et retomba inanimée sur le sol. Au même instant, le Portail Astral se désagrégea.

Kormor se précipita sur Karine, qui ne tarda pas à revenir à la vie.

« Une force extraordinaire a fermé le Portail malgré ma faible résistance. »

« Comment cela ? »

Karine ferma un instant les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, ils étaient remplis de larmes.

« Kormor, Avethas est mort. Le Démon a voulu punir son outrage et il a emprisonné notre ami dans le Plan Astral, sans aucun doute pour le tuer. »

Le Nain fronça les sourcils et ne sembla pas comprendre.

« Avethas s'est sacrifié. La Larme est maintenant bloquée à tout jamais dans l'Astral. L'Ennemi a échoué. Mais nous perdons... »

Et elle ne put finir.

« Karine ! se révolta Kormor. Tant que nous n'avons pas vu le corps de notre ami, il n'est pas encore décédé ! Tu dois essayer de rouvrir le passage ! »

« C'est inutile, je ne pourrai pas... » protesta faiblement la magicienne.

Elle n'eut cependant cesse d'essayer. Cent fois, elle se concentra pour essayer d'ouvrir la barrière scintillante et cent fois elle échoua. La main noire du Tueur de Soleil fermait définitivement le Plan Astral aux pitoyables tentatives des mortels pour y rentrer.

Elvire fut réveillé par le séisme dans l'Éther provoqué par les événements que nous savons. Sans perdre une seule seconde, elle courut chez Ardemond, qu'elle trouva en compagnie de son frère.

« Vos Excellences ! La Larme n'est plus dans ce monde ! » annonça-t-elle sans préliminaires.

Ardemond lui renvoya un regard froid.

« Vous en êtes sûre ? » demanda Gwaïherst.

« Parfaitement ! » répondit Elvire, pétillante malgré son âge.

« Alors nous sommes arrivés au bout de nos épreuves. Le Démon est vaincu. Mais qu'as-tu donc, Gaël ? Tu ne sembles pas te réjouir ? »

« Je suis étonné, voilà tout. »

« Étonné ? »

« Pour être honnête, je ne m'attendais pas à un tel déroulement des événements. »

« Tu ne pensais pas que nous triompherions si facilement ? »

Ardemond fit un sourire plein de mystère :

« Ce n'est pas exactement ce que je voulais dire... »

« Sacrilège ! Anathème ! La Salle Secrète des Yeux a été profanée ! »

Kormor et Karine se retournèrent et virent la population complète du temple rassemblée devant l'entrée. Les deux amis étaient si occupés et fatigués qu'ils n'avaient pas entendu les Serviteurs arriver.

Le Maître leva les bras au ciel et hurla d'une voix à faire peur à un mort :

« Vous avez violé le Tabernacle Sacré ! Vous méritez d'être lapidés ! »

« Si tu veux mon avis, chuchota Kormor à Karine, ces gens-là sont peut-être niais et inoffensifs, mais ils ne nous veulent pas du bien. »

Karine l'ignora. Elle murmura un mot et un halo doré parut autour d'elle. La magicienne prit entre ses mains la pierre d'Ardemond et la leva bien haut.

« La Larme des Yeux ! » s'écrièrent les mystiques.

« Oui ! répondit la Magicienne. Je suis la déesse Astra, Première Gardienne des Yeux du Démiurge ! »

Kormor se demanda un instant si Karine n'avait pas perdu la raison, affligée qu'elle était de la mort de son ami, mais le Nain comprit bien vite que la magicienne était en train d'envoûter les trop crédules Serviteurs des Yeux.

« Ô divine Astra ! Protège-nous ! » chantaient en chœur les religieux.

« Vous avez trahi ma confiance ! »

« Pardonne-nous, Astra ! Ne déchaîne pas ta colère sur tes serviteurs ! »

« Vous méritez ma colère ! »

« Pardonne-nous, Astra ! »

« La Larme des Yeux doit appartenir à Anecdar tout entière. Vous avez voulu vous l'approprier ! »

« Pardonne-nous, Astra ! »

« Répondez justement et vous aurez mon pardon : comment la Larme est-elle venue ici ? »

Kormor admira la subtilité de Karine, qui réussissait ainsi à la fois à se sortir de ce guêpier et à savoir comment la Pierre y était rentrée. Ce fut le Maître qui répondit à la question :

« Pitié, déesse ! Lorsque je suis venu il y a peu de temps ici pour vérifier que tout était en ordre, j'ai vu que les Sept Sœurs étaient devenues huit. Je ne sais expliquer... »

« Idiot ! Tu n'as rien compris ! Tu es indigne d'être Maître ! Je charge les autres Serviteurs de te faire remplacer. Maintenant, je vais retourner à Ardán. »

Majestueuse comme une déesse, Karine s'avança à travers la foule qui s'écarta respectueusement sur son passage, en psalmodiant des prières... Kormor suivit sans tarder.

Peu de temps plus tard, le Nain et la magicienne étaient sortis de la mine et se mettaient en route, à pied, pour Tekir.

Encore peu de temps après, une créature maléfique pénétrait dans le temple et les Serviteurs connurent tous le même sort qu'Armunier. Le fleuve sombre vira au carmin et la sculpture des Yeux de l'Infini versa une larme de pierre devant les cadavres de ses adorateurs, peut-être pour compenser celle qu'elle avait perdue.

Gwaïherst, rendu inquiet par les propos ambigus d'Ardemond, qui refusait de s'expliquer à leur sujet, s'était abstenu de faire annoncer publiquement la nouvelle du succès d'Avethas. Le deux de khunmánta, il avait cependant convoqué Voleur de Feu, Wolur et Artéa ainsi que tous les Sages qui étaient demeurés dans la Ville Blanche, pour les mettre au courant.

« Dès demain, annonça Wolur aussitôt la réunion terminée, je partirai pour Anor. Tes amis te reviendront sains et saufs, Voleur de Feu. Maintenant que nous en sommes sûrs, je vais partir pour la capitale, trouver l'Empereur. »

« Et tu reviendras anobli ! » s'extasia Artéa.

Wolur la regarda d'un air distrait : le titre qu'il se verrait décerné lui importait fort peu en vérité.

Voleur de Feu pour sa part, se contenta de chuchoter :

« Dis à Quentin qu'il avait raison, que Freskore devait bien te revenir. Pour une fois que je suis d'accord avec cet homme, il faut bien qu'il le sache ! »

En réponse, Wolur fit à son ami un clin d'œil complice et Voleur de Feu sursauta en se rendant compte que le regard calme et lointain du jeune homme pouvait aussi être plus observateur qu'il n'y semblait et que Wolur avait peut-être deviné quelque chose...

Le jour même où Wolur partait pour Anor, c'est-à-dire le trois de khunmánta, Kormor et Karine firent une intéressante découverte :

Il s'agissait d'un bouclier négligemment jetée dans l'herbe sur le côté du chemin ; on aurait pu croire qu'il était là depuis longtemps tant il était abîmé et pourtant, Kormor était sûr qu'il l'aurait dans ce cas remarqué à l'aller. Le Nain alla regarder de plus près, et soudain poussa un cri.

« Qu'y a-t-il ? » demanda la magicienne, allant le rejoindre.

« C'est l'écu d'Armunier ! »

« Comment le sais-tu ? »

« Regarde les armes : garde de Tekir, grade de sergent. Ne me dis pas que ces montagnes voient passer plus d'un soldat de ce rang et de cette armée, par mois ! »

« Qu'en déduis-tu ? »

« J'en déduis qu'il s'est passé quelque chose d'étrange ici. Observe bien les traces dans la boue : elle sont presque totalement effacées depuis neuf ou dix jours, mais on peut encore en faire quelque chose. Le destrier d'Armunier chevauchait d'un pas rapide depuis assez longtemps, mais sur à peu près cent ou cent cinquante toises, les empreintes deviennent plus marquées et le rythme ralentit, comme si le cheval avait pris un poids de plus. Armunier a dû se charger de quelque chose d'assez lourd. Et à ce niveau-ci, le cheval est soudain déchargé de tout, y compris de son cavalier, et part sur une course beaucoup plus chaotique, s'écartant par moments du chemin. Le sergent est descendu et a libéré sa monture, puis s'est débarrassé de son bouclier... »

« Quel sens de l'observation, Kormor ! Je ne croyais pas... »

« Je ne comprends vraiment pas, poursuivit le Nain en ignorant l'interruption, ce qui s'est passé ici. Et pour ne rien te cacher, cela m'inquiète. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis nerveux. »

Et pourtant, aussi nerveux que fût Kormor, les deux amis traversèrent la mort sans la rencontrer et en assez peu de temps ils furent sortis des Monts du Diamant, sans avoir rencontré d'embûches.

À l'inverse de la tante de l'Empereur Hélène d'Anor, sa grand-mère Marguerite d'Othardán, mère de feu Sa Majesté l'Empereur Alexandre VI semblait jeune, fraîche et bien vivante malgré son grand âge. Quand elles parlaient ensemble, on aurait bien pu hésiter à désigner la mère et la fille.

« Vous m'avez demandée, ma mère ? » demanda Hélène en rentrant dans l'appartement de Marguerite.

« Ma fille, j'ai à vous parler. Allons droit au but, vous savez combien je hais les périphrases inutiles. »

« Commencez, ma mère. »

« Voilà, Votre Altesse. Je vous soupçonne d'être à Anor dans le but de déstabiliser mon petit-fils. »

« Je ne vous pas de quoi vous voulez parler. »

« En vérité vous voyez fort bien. La communication du Conseil de Tekir est pour vous une aubaine : soit vous discréditez les Sages que vous détestez tant, soit vous placez l'Empereur dans une situation fort délicate en l'accusant devant le Sénat d'être responsable de la guerre. Dans le meilleur des cas, vous pouvez même faire d'une pierre deux coups. »

« Madame, vous êtes ma mère et je vais vous répondre franchement : s'il est vrai que ces deux idées me sont venues, et surtout la première, en revanche je vous jure qu'il ne s'agit pas de la raison principale de ma venue à la capitale. En vérité, c'est Marc, mon fils cadet, qui a tenu à aller à Anor, et je le soupçonne de vouloir se rapprocher de son cousin l'Empereur, qu'il admire plus que je ne devrais le tolérer. De surcroît, je désirais avoir plus de renseignements sur ce fameux message de Tekir. »

« Afin de vous en servir comme moyen de pression. »

« Je vous jure... »

Marguerite ricana légèrement.

« Ne jurez pas, c'est fort mal. Je pense que vous avez dit la vérité. Pas toute la vérité, mais c'est déjà un progrès. Écoutez, je vais vous parler sérieusement. Pour ma part, je respecte les Sages... »

« Ce sont des charlatans, guère plus ! »

« Ne soyez pas obtuse. Mille cinq cents ans de charlatanerie, ce serait un peu beaucoup ! Pour une fois, ma fille, voyez dans le monde un peu plus que de la politique vile et fausse. Si Gwaïgerst... »

« Gwaïherst. »

« Si Gwaïherst ressent un danger, ce n'est pas une matière à prendre à la légère. »

« Bah ! Je ne suis pas comme ces idiots de Sénateurs à me laisser impressionner par si peu. »

« Le Sénat est peut-être peureux, mais il risque d'avoir vu plus loin que bon nombre de renards. Quand au Premier ministre... »

« Encore un incapable ! »

« Ma fille, cette fois, vous dépassez les bornes ! s'échauffa Marguerite. De Hel est tout sauf un incapable et vous êtes une des premières à le savoir. Si tout ce que vous savez faire en politique, c'est comploter sans cesse pour qu'un jour votre fils devienne Empereur à son tour, vous êtes moins maligne que votre cadet ! »

« Cela suffit, ma mère ! Mon neveu n'est pas non plus un saint homme ! Je ne suis pas fille, sœur et tante d'Empereurs pour être aveugle à ce point. Tout ce qu'il fait n'est pas uniquement pour le prétendu bien d'Anecdar. »

« Et moi qui suis femme, mère et grand-mère d'Empereurs, je vous annonce, ma fille, que dans cinquante ans l'Histoire vous aura oubliée tandis que Quentin II restera longtemps dans les mémoires. À ce moment, on verra laquelle de nous deux avait raison. Vous pouvez disposer. »

Le huit, une fièvre s'empara de Tekir. La Ville Blanche, habituellement si tranquille, se mit à bourdonner d'activité. Alors que l'apparition spectaculaire de Quentin II un mois plus tôt n'avait causé qu'assez peu de bruit, en revanche, cet après-midi-là, Alwin qui se penchait par la fenêtre fut assailli par la rumeur.

Kormor et Karine étaient de retour.

Il est vrai que seules quelques personnes dans Anecdar savaient précisément pourquoi le Conseil avait envoyé ces héros à l'aventure, mais c'était précisément le mystère qui avait formé la popularité de nos amis.

Les discussions qu'avait provoquées, à Tekir, la lecture de la proclamation du dix-huit, ne concernait pas, on le sait, la possibilité d'un conflit ; c'était au contraire au sujet de l'identité des héros que s'était exercée la sagacité populaire... En peu de temps, grâce aux dires des servantes de l'auberge de la « Pleine Lune », tout le monde avait été au courant de l'apparence physique de Kormor, de Karine et d'Avethas. C'est aussi que cinq mille couronnes étaient plus qu'il n'en fallait pour exciter l'imagination même de la ville la plus désintéressée. Le marchand chez qui Kormor avait fait ses courses devint assez célèbre. Et les idées les plus folles sur la nature possible de la mission secrète avaient fusé dans Tekir. La plus répandue était sans doute celle qu'avait émise d'Arnoncour : le Roi-Sorcier aurait trahi le Conseil et les compagnons de Kormor seraient partis pour Fengan, la sombre forteresse qui avait été celle de Lwershjár.

De toute manière, quand les deux héros rentrèrent dans la Ville Blanche, on ne chercha pas à savoir pourquoi ils étaient partis. Seul importait ceci : ils avaient évité la guerre, ils avaient réussi. On remarqua aussi que l'Elfe n'était pas avec ses compagnons et on en déduisit qu'il avait péri ad majorem Tekiris gloriam. Il était seulement dommage que les deux survivants s'obstinent à garder un mutisme qui ne fit qu'amplifier les rumeurs... Kormor se contentait d'un trait d'ironie par moments et Karine ne daignait pas ouvrir la bouche. Tout au plus esquissa-t-elle un léger sourire lorsqu'un vieillard en qui elle reconnu cependant Íldana Sméarna, lui murmura à l'oreille :

« Memento te hominem esse. »

Il s'agissait de la parole traditionnellement adressée par le Président du Sénat au nouvel Empereur lors de son couronnement, dans une langue que nul ne comprenait. Karine en devint toute mélancolique.

Les deux preux aventuriers se rendirent à l'auberge de la Pleine Lune, dont un petit groupe de gardes écartait la foule : ils étaient attendus.

Aussitôt entrée, Karine vit Voleur de Feu. Les yeux du jeune homme trahissaient une infinie tristesse, contenue avec noblesse ; il avait été un des premiers au courant du décès de celui qu'il tenait à considérer comme son maître. Un de ceux que le langage commun tenait ironiquement à désigner comme immortels. Artéa s'employait à consoler son ami. Derrière Voleur de Feu, cinq membres du Conseil ressemblaient plus à des statues de cire qu'à des hommes : Alwin, Sméarna, Alphonse, Invar et Meltano.

« Bienvenue à Tekir, finit par dire cette dernière. Ambroise Gwaïherst, Président du Conseil des Sages, vous remettra demain la récompense promise de six cents couronnes chacun. La même somme sera envoyée à la famille d'Avethas. »

« Je m'excuse de l'absence d'Ardemond, ajouta soudain Alwin. J'ai essayé de le trouver, mais lui et Elvire semblent avoir disparu. »

« Une disparition qui ne durera certainement pas longtemps, commenta Voleur de Feu. Si seulement je pouvais en dire autant pour mon maître. »

« Avethas vit encore dans ton cœur, Voleur de Feu. » répondit Alphonse. « Et peut-être même ailleurs... » ajouta le sage des Sages sur un ton mystérieux.

« Que la douleur d'une perte n'efface pas la contemplation de tout ce que son sacrifice a apporté ! intervint Invar d'un ton doux. Aujourd'hui est un jour de joie, car la Larme du Destin n'est plus. »

Un petit silence passa. Sméarna remarqua que les deux héros n'avaient toujours rien dit et elle annonça soudain avec un petit sourire :

« En tout cas, j'ai une bonne nouvelle pour Kormor Silverhammer : son cheval Sceadustede est revenu à Tekir. »

Le Nain fit un sourire ravi.

« Tekir sera toujours Tekir... » murmura-t-il.

Le lendemain, Kormor, Karine et Voleur de Feu étaient reçus chez Gwaïherst. Celui-ci leur remit la somme promise, puis leur demanda un compte rendu détaillé du voyage. Lorsqu'ils eurent terminé, le Président déclara :

« En ce qui concerne le crime de Defrey, un message sera envoyé au Parlement d'Anor, mais je ne pense pas qu'ils donnent suite à l'affaire. Pour ce qui est d'Armunier, nous verrons bien s'il reparaît, mais peut-être a-t-il été attaqué par quelque bête sauvage qui aurait emmené son corps pour le dévorer. Je pense que je vais faire faire une enquête au sujet des Serviteurs des Yeux ; en tout cas, les autorités doivent être mises au courant.

Je pense que nous pouvons dire que l'épopée de la Larme est bel et bien terminée. Je mettrai mon frère au courant de vos déclarations dès qu'il réapparaîtra ; je ne comprends pas bien son attitude : il insiste pour dire qu'il y a encore dans cette affaire « des cartes qui n'ont pas été jouées ». Quoi qu'il en soit, vous pouvez prendre un repos bien mérité : je vous invite à rester à Tekir aussi longtemps qu'il vous plaira. »

« Je vais vous demander une minute de silence en la mémoire de notre bien-aimé Avethas Ezhyrphsias Koortheror de Stjertén. » déclara Obéron d'une voix lourde.

Étrange cérémonie. Le dix de khunmánta, Elvire et Ardemond avaient réapparu à Tekir et l'invocatrice du Conseil avait annoncé qu'elle avait « scruté les éthers et interrogé les astres » et que le doute n'était plus permis : Avethas était bien mort. Le message, qui n'était plus une nouvelle, avait circulé dans toute Anecdar et Ardemond avait même tenu à organiser une cérémonie funèbre, dont le sens échappait à nombre des Sages.

Le Magicien blanc avait fait venir de Stjertén le roi et la reine des Elfes, ainsi que les parents du défunt, Sagnir et Iranella : il avait fallu pour cela les téléporter, ce qui ne se faisait normalement presque jamais. Mais Ardemond avait insisté et pris sur lui la longue préparation de l'éther nécessaire au sortilège...

La minute passée, Gomorg coupa une petite corde et une barque noire partit en dérivant sur le Thkyrséli.

Une barque noire... Voleur de Feu crut un instant voir un personnage drapé de noir, aux mains squelettiques, diriger l'embarcation au moyen d'un long bâton. Le nocher... Mais lorsque le jeune homme cligna des yeux, l'illusion avait disparu : la barque funéraire symbolique était bien vide.

« Vixit. » conclut Ardemond, comme on le faisait pour les Empereurs.

Les spectateurs se dispersèrent.

Anor.

Wolur marqua une pause, impressionné. Il se trouvait sur un éminence du haut de laquelle il pouvait à loisir observer l'horizon. À la limite de son champ de vision, une ligne sur laquelle se reflétait le soleil ; l'odeur d'embruns et d'iode familière au garçon ne laissait aucun doute sur son identité : la mer, l'Océan Lodiljme, derrière lequel se cachait Inzentar, la lointaine cité de Derrière la Vague.

Mais entre Wolur et l'océan, la capitale d'Anecdar attendait, comme un chat allongé au soleil, déployant ses charmes auxquels nul ne pouvait résister, pas même ceux qui avaient vu Tekir. La gardienne de l'Elibár dévoilait à tous son orgueil et sa puissance.

Bien visible au milieu de l'immense tapis de maisons de tous les âges et de tous les styles, le Palais Impérial attira les regards de Wolur. C'était là que se faisait la loi ; c'était là que vivait celui dont dépendait le destin des humains. Un flot permanent de messagers, de secrétaires et même de ministres, entraient et sortaient par ces portes millénaires.

Le jeune homme eut un pincement au cœur. Le laisserait-on entrer ? La mémoire d'une enfance misérable, le souvenir d'avoir été battu pour s'être trop approché du palais de la Sultane de Sjamkuna, vinrent un moment noyer la certitude de ce que le Sceau Impérial lui-même lui permettait de pénétrer dans le bâtiment.

Effectivement, quelque temps plus tard, Wolur n'eut aucun mal à rentrer. Qui plus est, on l'entoura des hommages dus à son rang. Car le garçon était désormais, du moins potentiellement, chevalier et peut-être Pair des Royaumes. On conduisit le jeune guerrier dans une chambre dont le luxe éclipsait de loin celui de l'auberge des Deux Canaux. À ce point qu'il n'osa même pas déranger les draps de soie brodée de l'immense lit à baldaquin prévu pour son sommeil : le garçon préféra se coucher par terre, sur les riches tapis d'Orient, devant un feu impressionnant.

Le voyage avait été éprouvant et Wolur dormit fort bien malgré son excitation. Le lendemain, il fut réveillé par la venue de Quentin II en personne. Il sursauta, tenta de se lever, trébucha dans le bord d'un tapis, fit un vol plané admirable pour se retrouver dans les bras de l'Empereur.

« Votre Majesté... bredouilla le garçon. Je suis déso... »

Le souverain d'Anecdar éclata de rire en voyant son protégé si pataud et il ne put plus s'arrêter lorsqu'il comprit où celui-ci avait passé la nuit. Wolur rougit immensément.

« Je crois, finit par dire Quentin, que la Cour aura beaucoup de connaissances inutiles à t'apporter. »

Apercevant l'Épée d'Anatole qui pendait au côté du guerrier, l'Empereur retrouva son sérieux.

« À ce que je vois, tu as accepté de porter Freskore. »

« Sire, je ne pourrai jamais vous remercier assez... »

« Si. En veillant à la sécurité de la ville de Tekir. Je vais te faire chevalier dès cet après-midi. »

« Que Votre Majesté me pardonne, mais je souhaite refuser cet honneur. »

Quentin ne parut que médiocrement surpris.

« Pourquoi donc ? »

« En vérité, Sire, ce serait faire une injustice envers certains de mes amis, qui furent mes camarades lors de mon entraînement, et dont je voudrais qu'ils demeurent mes égaux. »

L'Empereur fit un sourire malin.

« Combien sont-ils ? »

« Cinq, Sire. »

« Je ne vois pas pourquoi l'aristocratie d'Anecdar ne pourrait pas s'enrichir de six nouveaux membres ! Certes, les Pairs des Royaumes m'en voudront à mort, mais ce ne sera pas nouveau. En ce qui concerne le rang, tu seras commandant et tes amis pourront devenir capitaines sous tes ordres. L'ancien commandant de la garde de Tekir se retire en raison de son âge, et ses deux subalternes pourront passer commandants : je leur trouverai bien des régiments quelque part... »

Retrouvant son sérieux, Quentin ajouta, autant pour lui-même que pour le garçon :

« Le poste que tu reçois est, depuis des années, purement honorifique : nul ne menace Tekir et de toute manière le Conseil des Sages est bien plus puissant que les maigres détachements de troupes que je voudrai bien stationner dans la Ville Éternelle. Mais je comprends assez ton caractère pour deviner que tu changeras cet état de choses. La guerre se prépare peut-être et je peux certainement faire plus confiance à un jeune homme courageux et dévoué comme toi qu'à un vieil aristocrate intrigant ! Évidemment, nombreux seront ceux qui n'appréhenderont pas cette analyse et me prendront pour fou. Mais c'est déjà le cas. Par conséquent, les dés sont jetés. »

Et c'est ainsi que l'après-midi du treize, Wolur fut adoubé. L'Empereur choisit pour lui des armoiries à enquerre, écartelé d'or et d'argent, pour marquer l'originalité de cette promotion. Il y avait à vrai dire une volonté à peine dissimulée d'agacer Hélène d'Anor, que Quentin avait obligée à être présente. Pour devise, on choisit « Wolúr wúle lúrla[*] », encore que l'Empereur eût suggéré « Ab imo ad astra ».

« Jures-tu, jeune Wolur, demanda l'Empereur selon la tradition, de défendre la ville qui t'es confiée, cela dût-il te coûter ta vie ? De chérir par-dessus tout la Justice et l'Honneur ? D'obéir sans faillir aux ordres qui te sont donnés ? Le jures-tu sur la Couronne, l'Épée et les Anneaux ? »

« Sur la Couronne, l'Épée et les Anneaux, je le jure. » répondit Wolur.

Ses yeux habituellement si calmes laissèrent un instant paraître une flamme d'une intensité telle qu'Hélène d'Anor elle-même condescendit à le regarder quelques instants, alors qu'elle avait jusqu'alors maintenu son regard courroucé sur l'Empereur.

« Ma foi ! se dit-elle. Ce vagabond n'hésiterait pas une seule seconde à se faire tuer pour Quentin ! Mon neveu n'est pas si sot que je le pensais. »

L'Empereur lui-même fut pris d'une hésitation :

« Thgor tout-puissant ! soupira-t-il intérieurement. N'aurais-je pas un lourd fardeau sur la conscience s'il venait à se faire tuer ? Peut-être devrais-je tout arrêter là... »

Mais un regard sur le garçon lui montra que c'était impossible ; cela aurait été un coup mortel.

« Les dés sont jetés ! » se souvint-il. À haute voix, il déclara : « Je te fais chevalier dans la maison des Étoiles, jeune homme. »

Quentin posa l'épée d'Anatole sur la tête de Wolur.

« Relevez-vous, Sire Chevalier ! Je vous donne mandat pour adouber semblablement vos cinq amis. »

Un éclair de rage perça un instant le masque de glace qu'Hélène se forçait à maintenir. Le reste de la salle poussa des cris divers, mais la tante de l'Empereur était trop bien élevée pour montrer ainsi sa colère. Quentin attendit tranquillement que l'agitation retombât, et continua.

Wolur reçut un heaume surmonté d'un panache grenat, marquant le grade de commandant, ainsi qu'un haubert, et une cotte d'armes aux insignes de la garde de Tekir. Enfin, on lui remit divers parchemins de la main même de Quentin II, qui attestaient toutes ces nouvelles promotions.

La cérémonie allait se conclure lorsqu'un messager entra, essoufflé, portant un message de Tekir, qui avait déjà fait le tour de la Ville Blanche et de Stjertén, mais qui curieusement avait encore évité la capitale.

« Mesdames et Messieurs, déclara Quentin d'une voix lourde lorsqu'il l'eût lu, Ambroise Gwaïherst, président du Conseil des Sages a la douleur de nous faire part de la mort d'Avethas Koortheror, survenue dans sa trentième année. En revanche, précise-t-il, son sacrifice n'aura pas été inutile puisque la menace d'un conflit qui planait sur les Royaumes semble aujourd'hui écartée. »

(*)

Mais l'image d'une barque noire emportée par le Thkyrséli, vue à travers les yeux humides de Voleur de Feu, devait rester gravée dans la mémoire du garçon comme le symbole sinistre de la fin de la première moitié de l'Épopée de la Larme.

Ceci termine la première partie de la Larme du Destin, appelée Les Deux Villes. Suit la seconde partie, Rumeurs de Guerre.


Interlude dans les enfers

Le dernier niveau de l'Abysse. Une région du Royaume des Morts où les morts eux-mêmes n'osent pas se rendre.

Trois créatures brodent patiemment une immense tapisserie sous les yeux impassibles d'une statue d'obsidienne. Il est le Démiurge, le Maître du Temps et du Destin, assis immobile sur son trône de pierre noire ; son visage est triste mais digne et une traînée d'argent sur sa joue marque le chemin qu'une larme a suivi il y a bien longtemps. Ses trois filles, trois fées qui ont pouvoir sur tout ce qui est en vie, tissent leur ouvrage éternel. Leur visage est blanc comme la glace, leurs lèvres rouges comme le sang. L'aînée, Clotho, porte des cheveux argent, la cadette, Lachésis, a la coiffure grise, tandis que celle de la benjamine, la terrible Atropos, est noire comme les vêtements du deuil.

« Le fil central vient de disparaître... » murmure Lachésis.

« Disparaître, ma sœur ? demande Atropos, surprise. Mais je ne l'ai pas coupé ! »

« Il y a d'autres moyens pour cela que par votre ciseau, Morta ! » ricane Clotho.

« Je ne comprends pas... »

« Concentrez-vous sur le motif, mes sœurs ! interrompt Lachésis. Il devient difficile. »

« De nombreux petits fils noirs doivent s'entrelacer pour former l'ombre du dessin. » confirme Atropos.

« Et après ? » interroge Lachésis.

« Ce long brin rouge et or que je file doit sans cesse tourner autour du fil central. Et progressivement la couleur de ce dernier doit retourner au blanc. » répond Clotho.

« Sera-t-il coupé ? »

« Cela dépend, retourne Atropos avec un sourire mystérieux, de celui-là. »

Et elle montre la statue.


SECONDE PARTIE : Rumeurs de Guerre

La chute d'Anor

Pesante capitale,
Solennelle cité,
Fief de ceux qui détiennent
Le lourd legs des Sendars ;
Politique subtile,
Et intrigues de cour,
Pour voir une seconde
Sa Gloire l'Empereur...

The New Creator : Prélude sur la Montagne

Musique : La Nuit sur le Mont Chauve de Modest Moussorgski.

Visita Interiorem Terræ Rectificando Invenies Operæ Lapidem [*]

Un vent glacial soufflait sur les Montagnes Grises. La longue cape noire du Seigneur des Ténèbres flottait derrière lui.

Figure solitaire sous la lumière argentée de la pleine lune qui se levait, le personnage sinistre, ignorant les monts prosternés à ses pieds, tournait son regard impatient vers l'astre nocturne. De ses yeux noirs et intenses, il semblait défier l'orbe nacré, le provoquer en combat singulier. Pendant plus de trois heures, il le maintint ainsi sous son regard perçant.

Et la lune fut vaincue !

À mesure que l'astre avançait dans les cieux, sans jamais toutefois trop s'écarter de l'horizon sud, un fragment grandissant s'en détachait et il ne restait plus qu'une lueur rougeâtre à peine perceptible là où l'argent avait disparu. Un peu avant deux heures, toute la lune avait été ainsi avalée par l'éclipse et seul un pâle fantôme marquait la présence de Phœbé terrassée. Le Seigneur Noir au nadir éleva ses bras vers le zénith et cria :

« Maintenant, Issarkhwélgeta, j'en appelle à ta puissance ! Je suis Mpandakhwélgeta, le dévoreur de la lune, et je demande ton aide et ton service ! »

Le Roi Noir tourna le dos à la planète ensanglantée et regarda vers le septentrion. Il patienta encore de longues minutes, immobile comme une statue de sel, pendant que Saturne s'apprêtait à se coucher et que Jupiter lentement se levait, et soudain son œil, qui pouvait apparemment discerner les formes dans les ténèbres, aperçut quelque chose.

Un observateur attentif eût en effet pu constater que le Seigneur de l'Obscurité n'était plus seul. Une figure noire dans le ciel obscur, venue du nord-est, se dirigeait vers lui à une vitesse vertigineuse, masquant de plus en plus d'étoiles comme sa masse effrayante s'approchait des Montagnes Grises, effaçant au passage la Grande Galaxie d'Andromède de la voûte céleste. L'observateur le plus courageux, cependant, se fût enfui ou éteint en identifiant la nature de la créature : il s'agissait d'un démon noir. D'où venait-elle ? Était-elle un reste abominable des guerres de Lwershjár ? Était-elle demeurée endormie dans un sommeil mystérieux depuis le commencement du temps ? Nul n'aurait su le dire.

La puissante créature ailée s'agenouilla respectueusement devant le Maître des Ténèbres.

« Issarkhwélgeta, votre valet, m'envoie à votre service. » dit-elle d'une voix sépulcrale dans une forme bâtarde de la langue commune.

« Quel est ton nom ? »

« Mon nom est Fenrir ; mais pour vous, mon Maître, je suis Fulf. »

Le Seigneur Obscur sourit en reconnaissant le mot « esclave » dans la langue noire.

« Quelles forces mets-tu à ma disposition, esclave ? »

« Je suis seul, Maître. J'ai vécu caché dans les Monts du Diamant jusqu'à ce que je vous appartinsse. »

« Fort bien, dit le Maître d'un ton glacial. Approche-toi de moi. »

Le Seigneur Noir tira alors d'un petit sac qui pendait à sa ceinture un objet dont le démon prit tout d'abord une peur immense. En effet, ce qui semblait bien être une étoile décrochée du firmament aveuglait la créature de l'ombre de sa clarté surnaturelle. Pendant un instant, il sembla que les montagnes elles-même se fussent retournées pour voir quelle était la source d'une aussi grande lumière.

« Approche, ai-je dit ! Ne comprends-tu pas, Fulf, que cette radiance est l'intense puissance du Mal ? Voici la Lumière qui est la source des Ombres ! »

Alors Fenrir se dressa devant cette obscure clarté qui révélait le démon dans sa sinistre majesté. Derrière lui, comme un tapis de noirceur, sa silhouette projetée s'imprimait sur la pierre.

« C'est bien. » chuchota le Roi Sinistre ; puis il tourna son visage vers la source de la lumière et dit :

« Rempésar phwéra lwíndulan ! Ssálja ssárlan ! Mpéra téndlan ! Séâ lwérnan ! »

Les sonorités effrayantes de la langue maudite résonnèrent dans les montagnes comme le son d'un cor maudit. La lumière passa un instant au violet et soudain les plus effrayants phénomènes se manifestèrent : la terre commença à chauffer et à rougeoyer, et un brouillard d'une densité impressionnante la recouvrit. Le démon et son maître furent noyés dans la brume. Lorsqu'ils eurent disparu totalement, soudain les vapeurs prirent feu : des flammes de toutes les teintes léchèrent la surface de la montagne, tandis que des fumées lourdes et suffocantes montaient dans les airs.

Et du milieu de ce brasier, la voix toujours glaciale du Maître des Ténèbres commanda :

« Igle ! Igleles ! Igleles fath ! »

Le feu atteignit alors une intensité cataclysmique, se répandit sur les pentes de la montagne jusqu'à couvrir une dizaine d'arpents. Pendant très longtemps, ces flammes démoniaques illuminèrent l'endroit. Enfin, aussi subitement qu'elles étaient nées, elles disparurent pour ne laisser qu'une fumée nauséabonde qu'un vent frais chassa bien vite. La lune choisit ce moment, trois heures et demi, pour commencer de retrouver son éclat d'ivoire.

Mais le spectacle qu'elle découvrit eût glacé le sang du plus valeureux...

Devant le Maître Noir se trouvait non plus un seul démon, mais une armée entière ! Partout où le feu maudit avait brûlé, ces créatures maléfiques étaient nées, serrées les unes contre les autres autant que leurs corps difformes le permettaient. Pendant un moment, elles posèrent sur leur créateur un regard vide ; et soudain, toutes d'une voix, elles parlèrent : on eût cru ce mot surgi des portes de l'Hadès :

« Maître ! »

Mais le Seigneur des Ombres était sans connaissance : la joie ou l'épuisement avaient eu raison de lui. Le futur Maître du Monde dormait sous la clarté argentée dont la lune l'inondait.

The Storm is nigh

Musique : Deuxième mouvement de la neuvième symphonie « Du Nouveau Monde » d'Antonín Dvořák.

Le premier ange sonna de la trompette, et il se forma une grêle et un feu mêlé de sang, qui tombèrent sur la terre, et la troisième partie de la terre et des arbres fut brûlée, et le feu consuma toute l'herbe verte.

Apocalypse, 8:7

Oluddán un matin d'été.

« La ville la plus inintéressante de l'Univers », comme un chroniqueur acerbe l'avait jugée, se réveillait tranquillement d'une seconde nuit brûlante, que les commères attribuaient à la disparition de la lune. La petite Marguerite ne croyait pas l'explication plausible — après tout, elle se rappelait bien des soirées presque aussi chaudes, alors que voir la lune disparaître était très rare — mais elle était bien élevée et elle écoutait poliment lorsqu'on lui répétait ce raisonnement.

Il est vrai qu'Oluddán n'avait pas la beauté cristalline de Tekir, la splendeur enchanteresse d'Othardán, la fugacité elfique de Stjertén, la pesante majesté d'Anor, le charme romantique de Tháli (« Táli » ainsi que prononçait la petite fille, comme le voulait l'accent régional), la grandeur impressionnante d'Enordeme, le caractère résolument exotique de Sjamkuna, ou plus encore, d'Inzentar, mais Marguerite avait décidé qu'il y avait quelque chose qu'Oluddán possédait et que ces lointaines cités au nom bizarre n'auraient jamais : sa maison. Ce n'était pas un palais, mais pour Marguerite, elle avait plus de charme même que l'orgueilleux hôtel particulier où vivait Gérard d'Oluddán, le Duc-Maire, et devant lequel elle passait trois fois pas mois les jours de marché, lorsqu'elle allait avec sa mère acheter...

Sans doute ce que Marguerite achetait est-il tout à fait fascinant mais l'indulgent Lecteur comprendra sans doute qu'il y a plus important, même si la petite fille porte le même prénom que la grand-mère de l'Empereur. En vérité, ce « plus important » attendait non loin de la ville et l'observait de ses yeux avides.

Gérard tira un rideau. Depuis qu'il avait obtenu, de l'Empereur Alexandre V en personne, le duché d'Oluddán, le vieil aristocrate n'avait jamais pu aimer cette ville. Il détestait ses habitants, qui avaient gardé des Oludúlkes des manières grossières et un accent proprement barbare. Gérard aurait fort bien pu confier la gestion de la ville à un subalterne, mais il aurait alors dû venir à la Cour, qui était probablement le seul endroit d'Anecdar que le vieillard trouvait plus répugnant que la Ville Occidentale.

Gérard tira donc un rideau, espérant ainsi empêcher la ville de rentrer dans son luxueux appartement, et poussa un soupir. Il traversa un riche salon, se dirigea vers un petit plateau chargé de pâtisseries orientales et en avala une. Tous les matins depuis son arrivée à Oluddán, Gérard passait ainsi une minute à sa fenêtre, puis mangeait un gâteau. Dans une ville qui était déjà la plus grosse consommatrice de l'Empire de friandises exotiques, cette petite habitude du Duc-Maire avait fait en peu de temps le tour de la population et il était devenu coutumier, lorsqu'on cherchait à obtenir une faveur du prévôt, de lui offrir un assortiment de gourmandises d'Outre-Mer.

Cela n'améliorait pas grand-chose. Gérard avait horreur de ces petites pâtisseries dégoulinant de mélasse. Ce lot particulier lui avait été offert par le commandant des gardes de la cité, dans une tentative futile pour améliorer ses relations avec Gérard. Le vieil aristocrate sourit en songeant à ce blanc-bec du nom de Stéphane Kemgalka : encore un de ces jeunes protégés de l'Empereur ! Il n'avait sans doute pas d'autre expérience que quelques leçon de maniement de l'épée et certainement aucune connaissance de stratégie militaire ; à trente ans il était commandant et à quarante il serait général. Plût à Thgor que ces vieux fous de Sages se fussent trompés en annonçant un risque de guerre, pensa Gérard : ce n'est pas cette marmaille qui défendra efficacement les Royaumes.

Une jeune femme entra timidement dans le grand salon, poussée par un serviteur qui disparut aussitôt. Elle aurait pu être jolie si elle n'avait pas fait tant d'efforts pour paraître belle. Son visage était outrageusement fardé et les couleurs éclatantes de ses vêtements juraient entre elles. Le vieux maître de la ville poussa un soupir. Les femmes de peu de vertu étaient une autre de ces petites habitudes qu'il détestait autant que les pâtisseries et dont il ne savait pourquoi il les poursuivait tout de même...

« Je suis désolé, mais Sa Seigneurie ne reçoit pas aujourd'hui, annonça le majordome, d'une voix dont la formalité avait peine à masquer la crainte. Maintenant, Monsieur, ayez la gentillesse de sortir du vestibule. Vous pouvez vous adresser à la mairie... »

Mais le visiteur n'avait pas de temps à perdre en bavardages inutiles. Très peu de temps plus tard, Sa Seigneurie le Duc-Maire d'Oluddán, qui était au lit avec une catin, sursauta en voyant la porte de sa chambre s'ouvrir alors qu'il avait ordonné qu'on ne le dérangeât sous aucun prétexte.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d'une voix pleine de courroux. Se rendant compte que cela ne seyait pas à sa dignité, il reprit d'une voix glaciale et noble : « Qui êtes-vous, Monsieur ? » Et quand il vit le visiteur, il répéta d'une voix mourante : « Qui... qui êtes-vous... Monseigneur ? »

Cinq minutes plus tard, l'étranger sortait de la chambre sans dire un mot, laissant derrière lui une fille bleue de peur et Gérard d'Oluddán qui, après lui avoir ouvert la porte, s'était incliné bien bas et avait dit :

« Vos désirs sont des ordres pour moi, mon Maître. »

Marguerite vit un homme vêtu entièrement de noir sortir du palais ducal. Normalement, la petite fille ne passait par la grand-place que les jours de marché, mais aujourd'hui Marguerite faisait une fugue : elle avait quitté sa maison en se promettant de revenir quand elle serait une grande « mazicienne » et qu'elle aurait rencontré l'Empereur. Pour l'instant, cette fuite éperdue l'avait menée aussi loin que la place du marché et c'est alors qu'elle vit l'homme en noir. Il n'était pas besoin d'être aussi fin d'esprit que la fillette pour découvrir que cette personne cachait quelque chose. Tout d'abord, pour s'habiller en noir un jour d'été à Oluddán, il fallait être excentrique, fou, incognito ou le tout à la fois. Ensuite, la démarche trop évidemment dédaigneuse avec laquelle l'inconnu traversa la place ne pouvait que confirmer cette impression. Enfin, même les personnes les moins superstitieuses auraient admis que croiser quelqu'un comme ça devait porter malheur (et ils n'étaient pas loin d'avoir raison). Il n'avait pas l'air aussi amical que l'unique bourreau d'Oluddán, mais presque. C'est pour cela que les descendants des Oludúlkes évitèrent de trop regarder l'étranger. De toute manière, tout ce qui sortait du palais du Duc ne pouvait apporter que des ennuis. Marguerite, en revanche, était plus curieuse qu'effrayée et elle résolut de suivre cet étrange personnage.

L'homme en noir quitta la ville.

La fillette fut bien ennuyée : sa maman lui avait formellement interdit de quitter l'enceinte des murailles. Elle espéra que les gardes empêcheraient l'étranger de sortir. Mais le gardien de jour, par ailleurs en tenue fort peu réglementaire, était bien plus occupé à savourer une bière glacée qu'à surveiller les passants. La plupart des personnes qui quittaient Oluddán par la porte ouest étaient des habitants des faubourgs du sud-ouest qui se rendaient à la ville pour commercer. Si le gardien leva la tête pour voir notre inconnu, il retourna bien vite son regard vers sa chope en espérant avoir mal vu. Marguerite, furieuse, décida que quand elle verrait l'Empereur, elle lui demanderait de remplacer ce fainéant (« fainéant » était un mot compliqué, mais que Marguerite connaissait bien, car sa mère l'avait assez souvent répété à son frère).

L'étranger, plutôt que de suivre le chemin habituel vers les villages voisins, sur la gauche, tourna à droite dès sa sortie de la ville et disparut rapidement du champ de vision de la fillette.

Désappointée, celle-ci s'apprêta à s'en aller...

Et, se décidant à braver le danger, courut vers la porte occidentale.

« ...et il avait parié cinq livres que je ne parviendrais pas à avoir la signature du commandant. »

Rires dans l'assistance.

« Il a payé ? »

« Pour sûr. Je... »

Mais l'orateur qui maîtrisait si bien son auditoire fut interrompu à ce moment là dans le récit de sa si fascinante aventure.

« Ulrich ! As-tu vu Margot ? Elle a disparu depuis trop longtemps : il a dû lui arriver quelque chose ! »

« Rassure-toi, Maman, Oluddán est assez grande pour qu'on puisse s'y cacher pendant un bon bout de temps. Et Marguerite est très débrouillarde. »

« Vraiment ? Tu crois ça ? »

« Bien sûr ! C'est ma sœur ! »

Les amis d'Ulrich gloussèrent légèrement.

« C'est justement ce qui m'inquiète. »

Le rire s'amplifia, mais cette fois il plaisait moins à Ulrich.

« Vous autres ! continua Catherine. J'espère que vous ne prêtez pas oreille à ce que mon fils raconte. Il n'a évidemment jamais rencontré le commandant Kemgalka et tous ceux qui croient ses sornettes sont aussi nigauds que lui ! »

Tandis que la mère s'en allait satisfaite, les amis du fils ne pouvaient plus contenir leur hilarité. Ulrich, lui, était grenat.

« Un jour, murmura-t-il entre ses dents, l'Empereur lui-même me félicitera. »

Marguerite était effectivement débrouillarde. Et même beaucoup plus que son frère, puisqu'en une heure elle avait réussi à parler avec le commandant Stéphane Kemgalka des gardes d'Oluddán. Cela n'avait pas même été particulièrement difficile : le commandant se promenait dans les rues avec quelques subalternes, Marguerite l'avait tout de suite repéré et abordé sans détours.

« J'ai quelque chose à vous dire, Monsieur. »

« Qu'y a-t-il, petite ? »

« Une troupe de démons s'apprête à envahir la ville. » répondit Marguerite, comme elle aurait pu dire « Il risque de pleuvoir aujourd'hui. »

Kemgalka prit une profonde inspiration.

« Tu peux répéter ça ? »

« Une troupe de démons s'apprête à envahir la ville ! » répéta Marguerite, avec une pointe d'irritation dans sa voix. À voix basse, elle rajouta : « C'est pourtant simple à comprendre, non ? »

« Comment sais-tu cela ? »

« Mon Commandant ! protesta un des compagnons de Kemgalka. Vous n'allez tout de même pas l'écouter. On lui a certainement raconté un conte de fées, ou bien elle a fait un mauvais rêve. »

« Dis-donc, vous ! s'indigna la fillette. Vous me prenez pour une gamine ? »

Le commandant ne put se retenir de sourire.

« Alors dis-moi... Comment t'appelles-tu ? »

« Marguerite. »

« Dis-moi, Marguerite, comment sais-tu que des démons s'apprêtent à envahir la ville ? »

« Je les ai vus, pardi ! »

« Quand ? Où ? Comment ? »

Excédée, la fillette dut faire un récit complet de ce qu'elle avait fait. Elle avait suivi l'homme en noir pendant un bon moment, en se cachant derrière les buissons sur le bord de la route, ce qui n'avait pas même été nécessaire car il ne s'était pas retourné une seule fois. Puis il avait quitté le chemin et avait mené la petite fille vers les collines désertiques au nord-ouest d'Oluddán. Là, dans une cuvette naturelle entourée de monticules, Marguerite avait vu l'armée de démons du Seigneur Noir.

« Tu es sûre qu'on ne t'a pas vue ? »

« Vous pensez ! J'étais bien cachée derrière un rocher ! »

« Combien étaient-ils ? »

« Je ne sais pas compter aussi loin. »

Kemgalka se tourna vers son voisin de droite.

« Capitaine ! Donnez à l'instant l'ordre de fermeture des portes de la ville. Je veux que personne ne rentre et que personne ne sorte. »

« Mais, mon Commandant, vous n'allez tout de même pas boucler la ville simplement parce qu'une petite fille... »

« Ce n'est pas que je crois à ces démons, Capitaine, répondit Kemgalka avec un sourire caustique. Il s'agit simplement d'empêcher Marguerite de faire de nouveau une fugue ! »

Il laissa ses amis rire un instant, puis rajouta, sérieux :

« Je ne peux pas me permettre de prendre le risque de laisser la ville ouverte. Nous nous occuperons dès que possible des habitants des faubourgs. Je suis sûr que Marguerite n'avait jamais quitté Oluddán auparavant et si elle a pu nous décrire si précisément le relief des alentours, ce n'est assurément pas une plaisanterie. Je ne sais pas de quels « démons » il peut s'agir, mais... »

Kemgalka fut interrompu par l'arrivée précipitée d'un jeune lieutenant.

« Mon Commandant ! Mon Commandant ! On signale un large groupe de créatures non identifiées venues du nord-ouest. »

Le commandant ne répondit pas, mais tourna un regard très significatif vers le capitaine, qui courut vers les portes aussi vite que ses jambes purent le porter.

Tout se passa très vite. Avant que quiconque n'ait eu le temps de se rendre compte de ce qui s'était passé, Oluddán était assiégée. Les bourgades voisines avaient été prises sans aucune difficulté — mais aussi sans bain de sang — par ces créatures sur l'identité desquelles il n'y avait désormais plus aucun doute : c'étaient bien des démons mineurs, comme on n'en avait plus vus depuis les guerres noires. Leur chef était le même homme que Marguerite avait vu, le Seigneur des Ténèbres en personne. Curieusement, pourtant, il n'avait adressé aucun message aux autorités de la ville. Par ailleurs, les créatures n'avait fait aucune tentative pour pénétrer dans la cité, ni ne l'avaient véritablement encerclée : elles restaient simplement regroupées devant la porte, tel un bataillon cauchemardesque des armées de l'Achéron.

La population ignorait encore en grande partie ce pourquoi on avait fait fermer les portes, mais il n'y avait pas de doute que quelque chose de très grave se produisait. Marguerite, restée en compagnie du commandant, en haut sur les remparts, n'avait pas cédé à la panique et regardait tout cela d'un œil presque amusé. Tout ceci ressemblait tant à une histoire de son frère !

Le duc arriva. Il avait le regard vide, probablement, pensa Kemgalka, d'avoir trop abusé de jolies filles et de pâtisseries orientales. Il était difficile de se tromper plus.

« Enfin vous voici, Monseigneur ! Nous sommes... »

« Je sais. » coupa Gérard d'une voix sèche.

Il monta sur les remparts et observa longuement les démons sans dire un mot, puis le Seigneur Noir. Finalement, il ordonna :

« Faites ouvrir les portes ! »

Marguerite trouva cela très amusant, particulièrement à cause de la tête du commandant.

« Pardon, Monseigneur ? »

« Mes ordres sont clairs, Commandant. Faites ouvrir les portes de la ville. »

« Mais... »

« Dois-je le faire moi-même, Commandant ? »

« Vous voulez faire entrer ces monstres ? »

« Je n'ai pas à me justifier devant vous. Ouvrez ces portes ! »

« Je suis désolé, Monseigneur, mais je suis dans l'obligation de refuser. On m'a confié la garde de cette ville et je compte bien mourir avant que de la voir tomber entre des mains ennemies. »

« Mourir ? Comme vous voudrez ! » répondit Gérard, un rictus de cruauté déformant soudain son visage.

Avant que quiconque n'ait pu réagir, le vieil aristocrate avait tiré un poignard de sa ceinture et l'avait enfoncé à la base du cou de l'officier, juste au-dessus de sa cotte de mailles.

Son visage retrouvant son flegme ordinaire, Gérard ajouta :

« Apprenez, cher commandant, que le heaume est un constituant essentiel de l'armure. »

Kemgalka poussa un grognement sourd et tomba mort.

Marguerite poussa un petit « Oh ! » et regarda le duc avec des grands yeux surpris.

Pendant encore un moment, tous les spectateurs de l'incident étaient trop stupéfaits pour réagir. Le duc descendit sans se presser jusqu'au niveau du sol et se dirigea vers la porte. La plupart des soldats étaient montés sur les fortifications et seulement deux d'entre eux restaient pour garder la porte, supposée imprenable.

Un moment de tension passa. Finalement, Gérard déclara :

« Ceux qui obéiront à mes ordres seront richement récompensés. Le poste de commandant reste libre. À l'inverse, quiconque discute mon commandement... »

« Vous avez tué le commandant ! » cria un des deux gardiens, en s'approchant du duc avec un air qui pouvait laisser penser qu'il n'avait pas d'excellentes intentions à son égard.

Le maire resta impassible, y compris quand l'autre garde se précipita sur le premier et qu'ils commencèrent un duel effrayant. Gérard les contourna tranquillement, s'approcha de la porte, introduisit la clef dans la serrure.

Il n'existait que deux copies de cette clef absurdement grande. Elle était suffisante pour ouvrir les grands vantaux : bien que ceux-ci fussent fort lourds, un seul homme pouvait suffire à les mouvoir s'il possédait le précieux objet. Dans le cas contraire, une armée n'eût pas suffi à les abattre.

Dès que Gérard eut actionné le mécanisme, la porte fut ouverte de l'extérieur et le Seigneur Noir en personne parut sur le seuil.

Le Temps lui-même sembla s'arrêter sur ce tableau que le peintre Agon aurait assurément su figer sur la toile comme nul autre. Sous les ciels qui par une coquetterie inattendue choisissaient de se draper d'or, devant la porte monumentale de la Ville Occidentale, le Seigneur Noir regardait en maître cette cité qui serait bientôt sa demeure, sa cour, sa capitale. Devant lui, deux gardes de la ville, le féal et le félon, Étéocle et Polynice, embrassés dans une étreinte mortelle ; le Duc-Maire éberlué, comme un homme qui se réveille d'un rêve pour se découvrir en plein cauchemar. Un peu partout, les soldats, tous interrompant leur mouvement, pour pressé ou désespéré qu'il fût, afin de contempler un instant ce personnage. Et tout en haut sur la muraille, presque inaperçu, le véritable sujet du tableau, la petite Marguerite qui observe la scène avec un regard qui hésite entre l'effroi et l'amusement.

Mais si cet instant appartenait au peintre, les suivants devaient revenir au poète — au poète et à l'historien. On peut aisément concevoir qu'il fut aisé pour cette armée surgie du Tartare de conquérir une ville qui avait perdu par traîtrise la protection de sa carapace de pierre. Aisé, c'est-à-dire qu'aucun des soldats de ce camp ne fut tué ou même sérieusement blessé. Cela ne signifie pas pour autant que la cité tomba en peu de temps, ou même sans faire beaucoup d'efforts pour se défendre. Au contraire : les habitants d'Oluddán n'avaient rien perdu de cette fougue de leurs ancêtres qui avait donné tant de mal aux Elfes tâchant de défendre Lut-Ezhyrstjér vingt-six siècles plus tôt. La défense fut d'autant plus acharnée qu'elle était vaine. Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! Non ! non ! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! Il n'appartient à personne de le juger absurde, ce sacrifice que certains citadins, mais surtout des mères défendant leurs enfants, firent de leur personne en se présentant devant l'Ennemi avec pour seule arme un ustensile de cuisine qui n'avait jamais été conçu pour verser le sang d'un démon. Pas plus qu'on a le droit de condamner ceux qui, et assurément il y en eut, choisirent de fuir devant l'envahisseur. On devinera quel parti avaient pris certains, sachant qu'on avait vu les amis d'Ulrich traverser la ville en direction de l'est à une vitesse qui semblait prouver qu'ils y avaient une affaire urgente, ou même le plus loin possible en-dehors d'Oluddán.

Il s'avère toutefois que ces deux attitudes étaient, sinon infondées, du moins légèrement précipitées. Les troupes du Seigneur Noir n'avaient, en vérité, aucune intention de massacrer plus d'hommes que nécessaire, leur seul but étant de prendre la ville. À vrai dire, elles avaient simplement comme consigne de stationner dans les différents quartiers d'Oluddán et les bourgeois n'étaient éliminés que dans la mesure où ils constituaient un obstacle physique. En vérité, quiconque se serait contenté de poursuivre ses activités habituelles, sans prêter la moindre attention à tout ce remue-ménage, n'aurait nullement été agressé, ni même inquiété : le Seigneur Noir considérait comme au-dessous de lui de s'occuper de ce bétail ahuri des humains. Cela viendrait plus tard.

Tout cela, Ulrich ne le savait pas et par conséquent quand il se trouva seul face à un démon dans une petite ruelle déserte, il fit la chose la plus inconsidérée possible : il tira une arme.

« Voilà le moyen le plus absurde de défendre cette cité, humain ! Je vous conseille une attitude un peu moins belliqueuse. » dit alors la créature avec beaucoup de calme.

Ulrich fut plutôt pris au dépourvu par cette réponse à ses menaces.

« Vous... parler... langue... commun ? »

« Oui, et mieux que vous à ce qu'il semble. » répliqua la créature d'une voix dont l'ironie avait du mal à cacher la peine.

Elle s'en alla sans un mot de plus, secouant tristement la tête, comme désolée de la bêtise des humains. Il fallait croire que le jeune homme était tombé sur l'unique démon pacifique des troupes du Seigneur Noir. Cependant, sans réfléchir plus avant à la cause de cette indulgence, Ulrich se rendit compte que les paroles de l'animal n'étaient pas insensées.

Il allait enfin faire quelque chose d'utile !

Vers deux heures du matin, le combat cessa, faute de combattants. Les rues étaient jonchées des cadavres de ceux qui avaient osé s'opposer au Destin.

Une dizaine de milliers de démons étaient une force dont un demi-million d'hommes ne pouvaient espérer venir à bout. Ceux qui avaient essayé, comme ceux qui avaient fui, n'espéreraient jamais plus. Seuls deux hommes dans toute la ville avaient encore de l'espoir : le Seigneur Noir bien sûr mais aussi et surtout le frère de Marguerite.

Le Maître des Ténèbres pour sa part s'installa à l'hôtel de ville, lequel avait été complètement déserté à la fois par la garde personnelle du Duc-Maire et par les domestiques. À l'intérieur, il trouva un magnifique assortiment de pâtisseries orientales, et c'est ainsi que lorsque Gérard d'Oluddán se présenta, conduit par un démon, devant le nouveau maître de la ville, il trouva ce dernier en train de déguster les dites friandises.

Le duc ne semblait nullement effrayé, seulement légèrement irrité (et encore ! peut-être savait-il en secret gré de cette destruction d'une cité qu'il détestait tant). Il tint longuement le Seigneur Noir dans son regard glacial : celui-ci était vêtu de cette unique couleur qui caractérisait tout ce qui touchait à lui ; sa tête était recouverte d'une capuche basse qui empêchait de discerner quelque détail de son visage. Comme il se doit.

« Comment dois-je vous appeler ? » demanda en premier lieu le duc.

« Comme il vous plaira, répondit l'archonte de la Nuit. Je n'ai encore aucun nom et je les aurai bientôt tous. »

Sa voix était froide et indifférente.

« Je désirerais connaître vos intention quant à cette ville et ma personne. »

« Oluddán deviendra ma capitale, c'est-à-dire la nouvelle capitale de l'Univers... »

« Et ses habitants ? »

Le Roi de l'Obscurité sembla se courroucer.

« Peu m'importe ce que deviendront ces insectes ! Peut-être seront-ils massacrés. Peut-être chassés. Ou peut-être recruterai-je les plus aptes pour servir de renfort aux enfants de Lwershjár. »

« Vous ne parviendrez jamais à enrôler... »

« C'est étrange que je reçoive cette objection de celui qui apprécie le mieux l'étendue de mon pouvoir pour en avoir goûté une infime partie. L'adversaire le plus redoutable qu'auront à affronter mes ennemis, ce n'est pas mon armée, c'est moi ! Soyez raisonable, Duc ! Croyez-vous vraiment qu'il me sera plus difficile de persuader des braves gens de se battre pour moi qu'il me l'a été de vous demander de m'ouvrir les portes de la ville ? »

Jusqu'à ce moment, le cerveau du duc avait tenté d'escamoter le fait qu'il avait été ensorcelé : il voulait concevoir la décision de livrer la ville comme une initiative raisonable vue l'importance de la force ennemie. De se voir présenter la vérité de manière aussi nette, Gérard commença à se fâcher, puis contint sa colère, comprenant qu'elle ne serait d'aucune utilité.

« Et moi ? Que deviendrai-je ? »

« Mais vous êtes libre. Je me soucie autant de vous que de la dernière de ces pâtisseries. »

La comparaison était particulièrement insultante et Gérard pâlit.

« Dans ce cas, je vais trouver l'Empereur et lui annoncer... »

« Comme vous voudrez. Sans un cheval, sans aucun argent sur vous, il vous prendra un petit moment pour arriver jusqu'à l'ancienne capitale. Et très longtemps pour réussir à obtenir une audience ! »

Le duc avait de plus en plus de mal à se retenir.

« Un mot de plus, ajouta le Maître du Mal. Vous ne direz rien à personne sur la véritable raison de votre trahison. Il sera intéressant de voir ce qu'on pensera de vous. »

Gérard sentit soudainement la main invisible du terrible Seigneur Noir pénétrer jusqu'à l'intérieur de sa conscience et il appréhenda avec effroi l'ampleur de son pouvoir. Le duc comprenait bien que jamais un mot ne franchirait ses lèvres au sujet de ce qui s'était passé. Il frissonna.

« Vous avez raison, confirma son interlocuteur. Je pourrais par une seule pensée vous faire devenir le plus fanatique de mes serviteurs. Et aussi loin que vous fuyiez, ce lien entre nous ne pourra jamais être brisé. Mais rassurez-vous, je n'ai que faire d'un vieil homme comme vous ; et de toute manière ces fous de Sages avertiront l'Empereur à temps de l'étendue de mes pouvoirs. À présent, retirez-vous. »

Alors, la volonté du duc fondit devant cet ordre absolu. Sans qu'il pût opposer aucune résistance, ses membres le portèrent hors de la pièce.

La Couronne, l'Épée et les Anneaux

Musique : Première Marche de Pompe et de Circonstance d'Edward Elgar.

Et seul, son geste fier domina la cité
Où l'on voyait briller, agrandi de mystère,
Son front large, puissant, tranquille et comme austère
D'être à la fois d'un temps et de l'éternité.

Émile Verhaeren, Les villes tentaculaires, Une statue (Apôtre)

Bien loin d'Oluddán, de l'autre côté de la grande forêt de Lut-Ezhyrstjér, se trouvait Tekir. Ville sacrée s'il en est, terre de gloire et d'espoir, pays de rêve et de légendes. Autrefois, à ce même endroit, non loin au nord du confluent du Fleuve-Tigre et du Fleuve d'Argent, se dressait la première ville de l'Univers, la Mère de Toutes les Cités, Val, construite par les Elfes quand le monde était encore jeune. La première construite, mais aussi la première détruite, lorsque les forces du Chaos, conduites par le demi-dieu Lwershjár, envahirent le Centre d'Anecdar. Bien plus tard, le magicien Ambre le Sage choisit cet endroit, devenu symbolique, pour fonder une nouvelle ville. Tekir était née et le deuxième Âge du monde avait atteint sa fin.

Anor, dont la première pierre avait été posée le même jour que Tekir, n'avait jamais cessé d'être la capitale et pourtant elle avait bien le sentiment que sa jumelle lui usurpait l'essentiel de cette gloire, de cette légende, qui auraient dû lui revenir. Les Empereurs se suivaient et se ressemblaient, seuls quelques-uns laissant derrière eux un nom que la postérité retînt, tandis que l'éternel Conseil des Sages, présidé par Ambre, par son ami Hexar, puis son fils Gwaïherst, gravait son nom dans le marbre pour les siècles des siècles.

Dans la moitié est de la Ville Éternelle se trouvaient les jardins suspendus de Tekir, un parc semblable à nul autre dans tous les royaumes, où des milliers d'espèces végétales avaient été réunies et classifiées autour d'un vénérable Ginkgo biloba, pour le plaisir de quiconque désirait les voir : l'accès aux jardins, comme celui de la ville, était libre.

Ce jour-là, sur le bord d'un bassin, rêvait une magicienne. Elle regardait l'eau tomber en cascade du haut d'une tour déjà fort élevée, mais qui n'était qu'une réplique en taille réduite de l'Egarthkúr, le bâtiment le plus connu de tous les royaumes, qui dominait Tekir de sa hauteur gracieuse. La cascade humidifiait toute l'atmosphère et faisait naître de tout rayon de lumière un fragile arc-en-ciel.

Deux autres personnes profitaient ce jour-là de la mélancolie du jet d'eau : une enfant Elfe et un vieillard Nain. Tous deux regardaient avec étonnement la jeune magicienne, que les habitant de Tekir connaissaient bien depuis qu'elle était revenue triomphante d'une mission dont tous ignoraient la nature. De quoi pouvait-elle rêver, elle dont le nom avait retenti dans Tekir tout entière.

Karine, car tel était ce nom, rêvait d'amour.

L'homme que son cœur avait élu n'était pas un de ces êtres naïfs, qui imaginaient immortelle la renommée fugace de la reine d'un jour et qui pour quelque temps encore seraient tombés par dizaines aux pieds de l'héroïne ; non, celui-là avait déjà autour de son front des lauriers d'or. La perfide Lehyll avait décidé d'envoyer à Karine une redoutable passion en la frappant d'amour pour l'Empereur de l'Univers.

Lorsque la magicienne avait pour la première fois rencontré le descendant d'Anatole, dans une auberge de Tekir, non loin de là, elle avait été plus éblouie qu'amoureuse. Ce n'était qu'au fil du temps, comme Karine se rappelait ce premier instant où leurs regards s'étaient croisés, que celui-ci avait gagné en précision, en intensité dans sa mémoire... Quentin II venait d'entrer dans la salle à manger de la Pleine Lune. Ses yeux verts s'étaient dévoilés comme l'Empereur avait écarté une mèche de cheveux ; et combien la magicienne trouvait-elle à lire dans ce regard fugitif qu'elle avait saisi ! C'étaient les yeux d'un jeune homme qui, pour le crime d'être né Sendar, avait un jour trouvé le poids de tout un Empire sur ses épaules ; mais à cet instant, cet Atlas se permettait de reposer une seconde son fardeau. Il se croyait inaperçu ; or le simple coup d'œil qu'une jeune femme portait sur lui allait à jamais embraser le cœur de cette dernière, car elle avait vu qu'il était homme avant que d'être roi. De ce regard si tendre et plein de vie, Karine avait aimé la douceur, la jeunesse, l'éclat frais et presque candide. C'était un énigmatique rayon de soleil qui filtrait à travers la Pompe et la Circonstance. Et soudain celle qui avait cru ne jamais devoir épouser que l'Art avait découvert qu'elle était femme avant que d'être magicienne.

Les pensées de Karine, sans qu'elle pût s'en garder, se portèrent alors sur Defrey, le soldat qui l'avait souillée et lui avait volé sa virginité ; à qui il en avait coûté la vie. Karine lui avait annoncé qu'elle aimait l'Empereur pour le provoquer, et assurément cela avait fonctionné ! Mais maintenant elle prenait presque en pitié cet homme qui s'était trouvé écrasé entre deux forces qui le dépassaient : la magie de Tekir elle-même et le Démon Issarkhwélgeta, qui, Karine en était persuadée, avait tenté ainsi de retarder les héros. En somme, il n'était resté de lui qu'un petit tas de cendres. La magicienne pour sa part avait échappé au pire : elle était encore en vie, elle n'aurait pas d'enfant de cette union, et elle avait surmonté le traumatisme qu'elle avait vécu sans en perdre la raison.

Lorsque Karine soudain sortit de sa rêverie, elle s'aperçut que le soir tombait ; elle était seule au bord de l'eau. Une grande tristesse la saisit soudain, mais celle-ci s'estompa dès qu'elle aperçut quelque chose qu'elle n'avait pas remarqué auparavant.

Très délicatement ouvrées en relief sur la tour orientale, on pouvait voir les armoiries de l'Empire.

Le soleil luit pour tous.

La princesse Invar Kelastra, fille d'Hexar, descendante de déesse, gravit lentement les marches du grand escalier de l'auberge de la Pleine Lune et frappa à une porte.

Le jeune Voleur de Feu ouvrit prudemment la porte et tomba à genoux devant la Princesse de la Magie dans toute sa splendeur.

« Mademoiselle ! Que me vaut l'honneur de cette visite ? »

« Relevez-vous... comment dois-je vous adresser ? »

« Si « Voleur de Feu » ne vous convient pas, Mademoiselle, alors appelez-moi Anatole. En l'honneur du seul Empereur pour qui j'aie du respect. »

« Va pour Anatole, répondit Invar en entrant. J'ai à vous parler. »

« Je vous écoute, Mademoiselle. »

Invar regarda Voleur de Feu, rougit, baissa les yeux et s'assit. Elle avait l'air si mal à son aise que même le garçon le remarqua.

« Ce n'est pas facile, Anatole. Je ne sais pas comment commencer. »

« Ce n'est jamais facile, Mademoiselle. Commencez par le début et continuez jusqu'à ce que vous soyez arrivée à la fin ; alors, arrêtez-vous. »

Invar éclata d'un rire mélodieux, puis se tut brusquement. Il sembla un instant à Voleur de Feu qu'elle avait une larme dans l'œil.

Enfin, la princesse parla.

« Le début, c'est que je vous ai vu, il y a un mois, pour la première fois. »

Voleur de Feu devint soudain très grave.

« Et que nous sommes en été, à Tekir. C'est cela ? »

Invar hocha silencieusement la tête.

« Vous ?... murmura Voleur de Feu incrédule. Moi ? Mais c'est impossible. Vous ne m'avez vu que quelques heures... »

« Cela m'a suffit. »

« Vous êtes l'étoile amoureuse d'un ver de terre ! Savez-vous bien qui je suis ? »

La Princesse plongea son regard brun dans celui, vert vif, de Voleur de Feu.

« Il y a quelque chose de noble en vous, Anatole. »

Cette suggestion sembla irriter particulièrement le garçon.

« Il n'y a rien de noble en moi ! répondit Voleur de Feu. Rien ! Je suis un vaurien d'Othardán et vous êtes membre du Conseil ! Je suis l'apprenti et vous êtes la Princesse ! Ce que vous suggérez est absolument impensable. Et ne m'appelez plus Anatole, Mademoiselle. Tout compte fait, ce prénom ne me convient pas du tout. »

« Il vous sied très bien. Nous sommes à Tekir, ne l'oubliez pas. Tout est possible. »

« J'aurai plus soin de votre honneur que vous même, Mademoiselle. Vous pourriez épouser l'Empereur, mais vous ne pouvez m'aimer. »

La princesse se leva, soudain glaciale.

« Fort bien. Si vous refusez d'être considéré autrement que comme un voyou, alors c'est ainsi que vous serez traité. Adieu, Voleur de Feu. »

Kelastra quitta l'auberge en reine et fondit en larmes après une dizaine de toises.

L'heure était au visites : au moment même où Invar frappait à la porte de Voleur de Feu, Ardemond, Magicien du Monde, vint trouver Alphonse, le plus sage des Sages.

« Gaël ! Que me vaut l'honneur de cette visite ? »

« J'ai à vous parler, Alphonse. Je voudrais vos conseils. »

Le magicien, sur l'invitation de son hôte, entra et s'installa. Ce dernier, lorsqu'il résidait à Tekir, habitait un appartement modeste (c'est-à-dire, pour Tekir), dominant le Thkyrséli, dans la partie sud-ouest de la ville.

« J'ai peur de m'être trompé. » avoua Ardemond.

« Ce serait chose fort rare. »

« Les événements qui vont se dérouler dans les mois qui suivent seront une succession d'épreuves extrêmement difficiles pour le Monde et pour moi. Vous n'êtes pas sans vous douter que notre victoire apparente sur la Larme n'a rien de réel. »

Alphonse sourit largement.

« Cette idée m'était venue à l'esprit, c'est vrai. »

« Quelqu'un, en ce moment, quelque part dans les Royaumes, possède la Larme du Destin. Et nul doute qu'il va utiliser le formidable pouvoir de cette relique pour conquérir l'Empire. »

« Mais depuis le début, vous avez prévu un plan pour sauver l'Univers du Chaos. »

« De l'Ordre et du Chaos. Le but du Maître de la Larme est de créer un nouvel Ordre du Monde. Un ordre rigide, implacable, cruel ; un monde de peur et de haine. Ceci est sa fin. Mais son moyen est le Chaos, c'est-à-dire, la guerre. Je prévois des millions de morts. Nous détenons peut-être le pouvoir d'empêcher l'avènement de l'Empire du Mal, mais dans le processus, l'Univers serait détruit. Nous jouons avec des forces qui nous dépassent. »

« L'homme est perdu entre l'infiniment grand et l'infiniment petit... »

« Attaquer notre Ennemi de front est donc impossible. C'est pourquoi j'ai conçu mon Plan. Si tout se passe comme je l'ai prévu, bien des décès seront à déplorer, mais les Royaumes seront sauvés. Cependant, à la moindre erreur, à la moindre déviation de ce que j'ai... planifié, j'aurai fait plus de mal que de bien. »

Alphonse hocha la tête et sourit comme s'il eût écouté un enfant qui avouait une bêtise.

« Ai-je eu raison d'engager ainsi, à moi seul, tout l'avenir de l'Univers ? Ai-je eu raison de ne mettre personne au courant de mes idées, pas même mon frère, pas même Titania, pas même l'Empereur, pas même vous ? »

« Vous avez fait ce que vous croyiez être bien. C'est l'essentiel. Les jours de combat seront une épreuve difficile pour vous et on vous accusera d'imprévoyance, peut-être même de stupidité manifeste. Surtout, ne tenez aucun compte de ces opinions. Si le Destin veut que l'Univers sombre dans la nuit, rappelez-vous toujours que vous avez fait ce que vous croyiez être bien. Si vous vous êtes trompé, cela ne retire rien à votre mérite. Le Démiurge aura versé une Larme devant votre échec. »

Le magicien se leva alors et serra la main de son ami.

« Merci, Alphonse. Merci pour le monde. »

Sept hommes à la lueur incertaine des chandelles.

Ils portaient tous une cagoule noire sur la tête ; quatre d'entre eux avaient une épée à leur côté, les autres avaient au moins une dague. Vu leur taille, ils étaient tous humains ; leur voix indiquait, deux femmes et cinq hommes, plutôt jeunes.

Celui qui semblait être le chef se leva et parla d'un ton qui se voulait solennel, mais qu'une petite note d'inexpérience, d'excitation, de peur, que sais-je ? rendait légèrement faux.

« Mes frères ! Sept ici aujourd'hui, demain nous serons mille ! Nous nous réunissons dans le plus grand secret, mais nous agirons à découvert ! Déjà le tyran qui a porté la main sur notre mère ville d'Oluddán peut trembler, car la Cité Sauvage n'a pas dit son dernier mot, car sept homme libres défendant leurs foyers sont bien plus redoutables qu'une légion entière de ces démons maléfiques ! Nous lui prouverons que les victoires qu'Oluddán acquit contre Lwershjár au douzième siècle avant notre ère n'étaient pas sans raison ! Nous, les membres de la Confrérie Occidentale, saurons ramener la Vérité et la Justice dans notre ville ! »

Certes, les figures de style et les points d'exclamation étaient un peu évidents dans ce petit discours improvisé, mais les six auditeurs semblèrent satisfaits. Les guerres du douzième siècle étaient antérieures à la construction d'Oluddán, ou, plus exactement, elles y avaient conduit, et encore étaient-ce justement les alliés de Lwershjár, les Oludúlkes, qui l'avaient fondée. Mais cette petite inexactitude historique passa inaperçue dans la grandeur de l'instant présent.

« Mes frères ! reprit le chef devant les yeux admiratifs de ceux qu'il appelait ainsi. Mes frères ! Prêtons serment de nous réunir quotidiennement ici et d'œuvrer à la libération de la ville de nos ancêtres, jusqu'à ce que celle-ci soit obtenue, ou que la mort nous sépare ! Sur la Couronne, l'Épée et les Anneaux, jurons-le. »

Après une phrase qui ne se terminait pas par un point d'exclamation, il ne restait plus qu'à obéir.

« Je le jure ! » répondirent en chœur les six autres membres de la Confrérie Occidentale, prouvant ainsi qu'ils n'étaient pas complètement endormis.

« Et je le jure aussi, reprit le chef. Nous avons tous un ami, une femme, un enfant, un frère, une sœur, des parents, à venger. Mais nous ne lutterons pas par désir de revanche ; nous ne combattrons pas pour les morts, mais bien pour les vivants... »

Il y eut des applaudissements à ce point et notre valeureux résistant dut s'interrompre quelques instants.

« ...si bien qu'Anecdar tout entière suivra notre exemple et nous sera reconnaissante de lui avoir montré les chemins de la Liberté ! »

Une femme demanda alors, d'une voix qui montrait clairement qu'elle n'avait cure de cette superbe envolée lyrique :

« Avez-vous des actions à suggérer, Liberator of Worlds ? »

Notre orateur retomba avec regret dans un style bien plus prosaïque, mais il n'y fut pas moins brillant :

« Il faut à tout prix prévenir Sa Majesté l'Empereur de l'Univers de ce qui s'est passé. »

« Peut-être comptez-vous lui dépêcher un messager ? »

« Il existe un moyen de communication fort pratique qui peut être utiliser pour entrer en contact avec Anor, un moyen qui, à ma connaissance, n'a pas été bloqué par notre Ennemi... »

« Nous n'avons pas de temps à perdre en devinettes. »

« Il s'agit des connexions éthérées. » répondit triomphalement Ulrich, car c'était bien lui qui avait fondé cette « Confrérie Occidentale » et qui en avait pris la tête sous le nom de Liberator of Worlds.

Ah, les humains ne sont peut-être pas si bêtes, aurait pensé un certain démon en entendant ces mots. Voilà une attitude raisonnable : prévenir les autres hommes plutôt que de se laisser mourir en héros, mais en héros stupides.

« Permettez-moi d'interrompre... » fit une troisième voix, hésitante et apparemment très jeune. « Mais qu'est-ce que les connexions éthérées ? »

« Je ne sais pas précisément ; mais il s'agit d'un moyen de communication magique reliant les grandes villes de l'Empire, qui sert pour les messages de la plus haute importance. Je sais où se trouve le poste à Oluddán et il n'est pas gardé. »

La femme qui avait parlé plus tôt demanda soudain, d'un ton un peu moins froid que précédemment :

« Vous saurez le faire fonctionner ? Si le Roi Noir a « oublié » de le faire surveiller, c'est probablement qu'il ne représente aucun danger pour lui. »

Le sang d'Ulrich se glaça. Il n'avait jamais pensé à cela ; il ne connaissait rien en matière de magie.

« En tout cas, si nous n'essayons pas, nous ne réussirons pas. C'est pourquoi j'irai dès cette nuit. Ceux qui veulent m'accompagner... »

Quelques heures avant l'aube, l'Empereur de l'Univers, Quentin II Sendar fut réveillé par son Premier ministre, Érik De Hel. Le chef du gouvernement était en tenue de nuit au pied du lit du souverain (la scène était assez cocasse, d'autant plus que Quentin, lui, gardait ses habits pour dormir) et il avait l'air très inquiet : c'était la fin du monde.

« Sire ! Sire ! Réveillez-vous ! »

« Je suis réveillé. Qu'y a-t-il donc, Magicien ? »

« Lisez plutôt, Sire, répondit simplement De Hel en tendant à l'Empereur un petit papier. Cela vient du service des connexions éthérées. »

Quentin, avec un vague sentiment de déjà vu, posa un regard très légèrement hypermétrope sur l'écriture appliquée du fonctionnaire qui avait transcrit le message. L'adresse était ainsi rédigée :

« À Son Auguste Majesté l'Empereur de l'Univers, Quentin second du nom, longue vie à lui ! »

Le texte lui-même de la lettre était beaucoup plus étrange :

« SIRE,

C'est un miracle que cette note vous arrive, j'osais à peine l'espérer. Il vient de se produire un événement dramatique et je supplie donc Votre Majesté de m'excuser des circonstances irrégulières dans lesquelles ce message vous parvient, l'urgence de la situation me paraissant justifier ces manquements à l'étiquette.

Votre Majesté, Oluddán a été prise.

Dans la journée du seize de khunmánta, une très large troupe de démons mineurs, dirigée par un homme, s'est présenté devant les portes de la Ville Occidentale, et, probablement par trahison, l'a investie. Les sujets de Votre Majesté ont défendu leur patrie avec honneur, mais beaucoup sont tombés. Nous n'avons pas pu empêcher la victoire de l'Ennemi, mais que Votre Majesté sache que plusieurs de ses loyaux serviteurs se sont regroupés en Confrérie Occidentale, et nous avons l'intention de prouver à l'envahisseur que les descendants des Oludúlkes ne se rendent pas si facilement.

C'est avec fierté que nous nous déclarons, SIRE, prêts à mourir pour la plus grande gloire de VOTRE MAJESTÉ.

Liberator of Worlds. »

Apparemment, Ulrich était moins mauvais écrivain que prosateur ; mais Quentin, passablement préoccupé par le fond de la lettre, ne prêta aucune attention à sa forme.

« Mettez-moi en contact avec Gwaïherst. » finit par dire l'Empereur, après un long moment d'attente tendue.

« Pardon, Sire ? »

« C'est pourtant simple, Magicien. Nous n'avons pas de temps à perdre. Trouvez un moyen de me mettre en contact avec Gwaïherst. Tout de suite. Et envoyez un message à Oluddán : nous devons vérifier que ce que dit cette lettre est vrai. »

De Hel s'apprêta à sortir. Quentin le retint.

« Faites réunir un Conseil de Guerre. Cette nuit. Et vous pouvez vous changer. Le monde attendra bien cinq minutes de plus avant de s'écrouler. »

Le surlendemain de l'invasion, le calme était à peu près revenu à Oluddán. Les cadavres avaient été retirés des rues et une apparence de normalité avait réapparu. Il était cependant difficile de savoir ce que pensaient réellement les habitants de voir des démons patrouiller un peu partout les rues... La plupart d'entre eux n'arrivaient probablement pas à croire à la réalité de la situation qu'ils vivaient, tant elle était absurde.

Une personne cependant savait bien qu'elle ne rêvait pas, c'était Marguerite. Après avoir assisté à la scène historique à la porte de la ville, elle avait vu le massacre commencer. Toute la journée du seize, elle était restée là où elle était, sur les remparts, incapable de faire le moindre mouvement, jusqu'à ce que la nuit tombât enfin sur une ville abattue. Alors, lentement, la petite fille était rentrée chez elle, à travers une forêt de cadavres.

Elle avait trouvé sa mère assassinée et son frère disparu. Toute la fin de la nuit et toute la journée suivante elle les avait passées à déverser ses larmes sur ce corps, comme espérant ramener ainsi à la vie celle qui l'avait mise au monde. Enfin, la fatigue, la chaleur et le chagrin avaient eu raison d'elle et elle avait sombré dans un sommeil que même les cauchemars n'avaient plus la force de venir hanter.

Cependant, le lendemain, Marguerite avait retrouvé toute sa pugnacité. Et elle avait décidé de rencontrer celui qui était responsable de ce décès.

C'est ainsi qu'en fort peu de temps elle fut devant le Seigneur du Mal, successeur de Lwershjár et maître d'Issarkhwélgeta.

Son visage ne reflétait plus le désespoir, mais seulement la colère. Une rage qui bouillonnait dans son sang et qui n'était contenue que par un miracle de volonté. Elle avait devant elle le meurtrier de sa mère et probablement de son frère, et elle avait l'intention de se venger à n'importe quel prix. En une journée elle avait grandi de vingt ans.

« Je ne suis pas responsable de sa mort. » déclara le Seigneur Noir d'un ton froid.

Apparemment, il savait lire dans les pensées.

« Si. »

Marguerite ne semblait pas disposée à converser longuement.

« Mes troupes n'ont tué que ceux qui s'opposaient à elles. Si ta mère est morte, c'est qu'elle a... »

« Vous êtes responsable. » interrompit Marguerite, d'une voix qui n'avait rien de celle d'une fillette de sept ans.

« Ta mère est tombée victime de son destin, et d'ailleurs... »

Le Roi Noir sortit des plis de ses sombres habits une gemme étincelante.

« ...et d'ailleurs le Destin a pleuré cette disparition. »

La Larme brillait d'une clarté mauve et, à l'intérieur, on pouvait discerner un reflet : les traits de la défunte. Marguerite regarda longuement la Pierre, subjuguée.

« Tu vois. Je ne suis pas méchant. » dit le Seigneur des Ténèbres, d'une voix douce et insidieuse.

« C'est vrai... Vous n'êtes pas méchant... » répéta Marguerite, subjuguée, hypnotisée.

« Veux-tu être mon amie ? Veux-tu venir avec moi ? »

« Oui. »

À partir de ce jour, le Roi Sombre eut deux acolytes : un démon nommé Fenrir, et une fillette qu'il appelait Tempête et qui était une des plus puissantes magiciennes d'Anecdar.

« Sa Majesté va vous recevoir, Monseigneur. »

Wolur se retourna pour voir à qui l'huissier pouvait parler, mais ne trouva qu'un mur derrière lui. Le portier contint difficilement un ricanement. Pendant les quelques jours qu'il avait passé à la capitale, le brave garçon n'avait pas réussi à se faire aux habitudes de la Cour. Tous étaient jaloux de sa faveur auprès du souverain et, comme on fait dans pareil cas, on prenait un malin plaisir à le tourner en ridicule. Nommer commandant des gardes de Tekir un simple garçon des rues de Sjamkuna était une provocation de plus que la noblesse d'Anecdar n'était pas sur le point de pardonner à l'Empereur Quentin II.

Ce dernier, assis derrière son bureau, paraissait soucieux, presque trop vieux. Wolur était sur le point de lui demander innocemment ce qui n'allait pas et se rattrapa d'extrême justesse.

Quentin examina longuement l'adolescent en face de lui.

« Encore un qui serait assurément prêt à donner sa vie pour moi, soupira-t-il intérieurement. Cela devient lassant. Peut-être devrais-je rappeler à mes troupes que le but de la guerre n'est pas de se faire tuer, ni même de tuer son adversaire, mais de le vaincre. Personne n'aurait imaginé se sacrifier pour mon grand-père ou encore moins mon père. Et à peine suis-je monté sur le trône que je me retrouve avec sur les bras une guerre et un bon nombre de suicidaires parés à la mener. J'espère que ces résistants à Oluddán n'auront pas la folie de s'attaquer directement à des démons ! Pourtant, celui-ci semble différent des autres... J'ai idée qu'il n'a aucune idée du sens du mot « mort » et qu'il croit que le serment qu'il a tenu doit être pris au sérieux. Si je lui ordonnais de sauter par la fenêtre, il le ferait tranquillement, sans hésiter, mais aussi sans héroïsme larmoyant. Dans le fond, il a de la chance de savoir où sont le Bien et le Mal. »

Tout haut, l'Empereur parla d'un ton qui voulait masquer sa sympathie pour le garçon :

« Chevalier ! Les événements vous appellent à retourner au plus vite dans la ville dont vous avez reçu la charge. La guerre a été déclarée ce matin et le Sénat suspendu. Vous prenez pleine autorité à Tekir, en mon nom. Si vous l'estimez nécessaire, par exemple si vous perdez contact avec vos supérieurs, vous établirez l'état de siège, qui ne pourra être levé que par un ordre de moi-même. Avez-vous des questions ? »

« Non, Sire. »

« Fort bien. Vous pouvez disposer. »

Gwaïherst, Ardemond et Voleur de Feu étaient réunis devant la Grande Tour Blanche de Tekir, l'Egarthkúr.

« Êtes-vous bien sûr que sa présence ici soit indispensable ? » murmura le Président du Conseil à son frère en désignant du doigt le garçon.

« J'en suis certain, Ambroise. C'est lui et nul autre qui sauvera les Royaumes. »

Gwaïherst soupira profondément et prit la parole comme s'il se fût adressé à un auditoire nombreux :

« L'Empereur d'Anor m'a contacté ce matin. Il a reçu note d'Oluddán annonçant la prise de la ville par une troupe de démons dirigée par un homme, qui n'est probablement autre que le détenteur quel qu'il soit de la Larme du Destin. Il semble donc que la guerre ne soit pas finie mais à peine commencée... »

Le Président jeta alors sur son frère un regard particulièrement lourd de reproches. Ardemond parut insouciant.

« Je vais vous montrer ce qui doit normalement rester dans la seule connaissance des Présidents du Conseil des Sages : les caves de l'Egarthkúr. Je vous demande un secret absolu concernant ce que vous allez voir. »

Voleur de Feu s'attendait à devoir prêter serment, mais Gwaïherst ne demanda rien de tel, il se contenta d'envoyer à son frère un nouveau regard très significatif, puis se retourna vers la Tour dont la porte venait d'apparaître. Ardemond, qui devinait certainement ce dont il retournait, haussa les épaules tandis que le Président du Conseil pénétrait le fameux bâtiment.

Seulement, au lieu de gravir les trop nombreuses marches de l'escalier, Gwaïherst se rendit au centre exact de la tour, directement au-dessous de la cloche, et invita les deux autres à faire de même. Lorsqu'ils y furent, Voleur de Feu fut stupéfait de voir qu'une partie du plancher commençait à s'affaisser. Il crut tout d'abord que la tour s'effondrait, mais comprit vite son erreur : cette partie circulaire du sol qui s'enfonçait allait les mener jusqu'à ces mystérieuses Caves de l'Egarthkúr.

« Est-ce là un simple mécanisme ou une opération de magie ? » demanda le garçon.

« Science ou magie, quelle différence ? » répondit le Magicien Blanc avec un sourire particulier.

Cette réplique lui valut un autre regard intense de la part de Gwaïherst.

« Et quand mon frère aura fini de me dévisager ainsi, il pourra peut-être nous dire de quoi il retourne. »

« Il s'agit, répondit le Président du Conseil sans se départir de son calme, de quelqu'un qui pourrait nous aider, ou que du moins nous devrions consulter. »

« Quelqu'un qui habite le sous-sol de Tekir ? » demanda Voleur de Feu, incrédule.

Ardemond, pour sa part, laissa paraître qu'il était surpris de ce que son frère venait de révéler.

« Je crois, dit pensivement Gwaïherst, que notre père lui-même ne connaissait pas tous les secrets de la ville qu'il a fait construire. Tant de savants architectes, venus des quatre coins des Royaumes, ont employé tant d'Art et de Science pour l'édifier que nul ne sait tout ce qu'elle renferme. »

Il attendit que le curieux ascenseur s'immobilisât, dévoilant ainsi ce pourquoi les trois hommes étaient descendus, puis poursuivit :

« Ce dispositif précis a été conçu par l'Empereur de la Magie Intéor, qui détenait l'Anneau Bleu au moment où le Conseil fut fondé ; on dit qu'il s'en servait pour communiquer avec son père. »

Le « dispositif » en question n'avait rien de remarquable en apparence : au centre d'une vaste salle circulaire, légèrement décalée vers le nord par rapport à la Tour, se trouvait une sorte d'estrade, constituée par une simple élévation du sol. Pour le reste, la pièce était totalement vide. Voleur de Feu, qui s'était attendu à un mécanisme extrêmement compliqué, comme on en faisait au premier siècle, à un objet magique d'une puissance inimaginable, à un magicien encore plus vieux et sage qu'Ardemond, à quelque chose enfin, fut bien désappointé.

« Son père ? » demanda-t-il, distrait.

« Tyon, fils d'Astra. Un demi-dieu. » répondit Gwaïherst, sans mettre d'emphase particulière sur les deux derniers mots, qui cependant eurent un effet spectaculaire sur l'adolescent.

Invar Kelastra était donc la descendante d'une déesse.

Le Magicien Blanc ne paraissait pas surpris, mais agacé.

« Vous comptez parler aux dieux, Ambroise ? Mais aurez-vous quelque chose à leur dire ? »

« Qu'entendez-vous par là ? »

« Vous vous tournez vers les Cieux pour résoudre les problèmes de la Terre, vers l'Olympe pour résoudre les tracas des mortels. Mais les Cieux ont leurs problèmes, l'Olympe ses propres tracas. Ils combattent le même Ennemi que nous, mais sous une forme différente. Nous n'avons rien à leur dire et ils ne nous apporteront rien. »

Gwaïherst ne se départit pas de son calme.

« Toujours aussi sûr de vous, mon frère. Un jour vous vous tromperez. »

« Et ce jour-là, l'Univers tremblera. » ajouta malicieusement Voleur de Feu.

« Je me suis trompé, avoua Ardemond. Il y a cent soixante-et-onze ans. Et le monde tremble maintenant. »

« Justement. Nous devons réparer nos erreurs passées, mon frère. »

« Précisément. Et non pas s'attendre à ce que des êtres prétendument supérieurs s'en occupent pour nous. Mais allez-y, appelez le roi des dieux ; cela ne fera sans doute pas de mal, à défaut de bien. »

Gwaïherst soupira longuement, puis ôta avec quelque difficulté le lourd anneau de diamant qu'il portait à l'annulaire. Il hésita, sembla se concentrer, et soudain jeta l'orbe dans l'air, au-dessus de l'estrade.

Voleur de Feu poussa un petit cri : l'objet resta en lévitation, au centre exact de la pièce ; une lumière apparue de nulle part éclaira alors le cristal, et le bijou luisit d'un éclat aveuglant. Gwaïherst se prosterna alors devant la clarté, qui gagnait à chaque instant en intensité.

Voleur de Feu, qui avait fermé les yeux pour ne pas perdre la vue, se tourna vers le vieux magicien.

« Pourquoi un rituel si complexe ? murmura-t-il. Pourquoi ne suffirait-il pas de claquer des doigts pour voir un dieu apparaître ? »

« Le rôle de tous ces rites, cérémonies, incantations, invocations, de toutes ces simagrées en somme, est de plaire à notre conscience. Ils ne servent absolument à rien. La magie est élémentale, brute ; elle dépasse à ce point la faible imagination du mortel qu'il doit inventer ces artifices étranges pour la dompter. L'Art est le fruit de l'Homme et non de la Nature : elle a conçu des forces illimitées et nous en saisissons une minuscule partie. Celui qui saura comprendre le macrocosme dans son entier, franchir les barrières de l'esprit, celui-là disposera d'un pouvoir immense. »

À ce moment, Gwaïherst poussa un long mugissement :

« J'appelle Thgor ! »

Ce cri emplit toute la pièce, monta la longue colonne de l'Egarthkúr, s'échappa par le sommet et se réverbéra à travers les plans de l'existence pour atteindre finalement Ardán, la Cité des dieux.

Ardán.

Ardán qui se voyait perdue depuis la défaite d'Astra, qui savait que ses minutes étaient comptées. Ardán qui ne ressemblait plus qu'à la Cité des Morts.

« Un mortel désire vous parler, Sire. » annonça un demi-dieu.

Et quelques instants plus tard, l'image de Thgor apparaissait devant les yeux stupéfaits de Voleur de Feu.

Le monarque céleste avait choisi de se matérialiser sous la forme d'un Nain, dont la barbe noire devait bien dépasser en longueur même celle du vénérable roi Egdmor III Longbeard. Sur son épaule, vision incongrue, était perchée une corneille : ce n'était autre que le dieu Hemýr, le serviteur de Thgor.

« Vous avez osé déranger la quiétude du Maître des Maîtres ! croassa l'oiseau. Vous devrez payer cette impudence ! »

« Sottises ! répliqua Ardemond. Nous luttons contre le même Ennemi. Le moment est-il bien choisi pour ce genre de règles ? »

« La Vieille Loi, répondit Thgor, veut que quiconque en appelle aux dieux doive en retour de leur aide payer un prix : accomplir une tâche, résoudre une énigme, faire une offrande... »

À mesure que le dieu parlait, ses traits se modifièrent et il prit la forme d'une femme d'une beauté inconcevable ; la transformation était très rapide et pourtant Thgor ne semblait à aucun moment bouger. Voleur de Feu cligna des yeux, croyant rêver.

« En retour de votre aide ! ricana le Magicien Blanc, qui avait visiblement décidé de rivaliser avec Hemýr en ironie. Il se peut tout à fait que ce soit nous qui vous soyons précieux, Immortels ! »

« Silence, mon frère ! intervint Gwaïherst. Quel prix nous faudra-t-il payer, ô Éternels Maîtres d'Anecdar ? »

La corneille ricana.

« Il vous faudra accomplir une simple mission : trouver le Créateur. »

Thgor prit une inspiration et récita le poème d'une traite, tout en se transformant en jeune garçon.

« Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle :
Sous les yeux bienveillants d'un antique Cocher,
Ne faisant pas appel au bateau du Nocher,
Un Taureau, un Bélier, dessus l'infernal Fleuve,
Dans un champ pourtant sombre où les lumières pleuvent,
Regardent mais sans peur les flèches du Chasseur ;
Je suis le petit frère auprès de mes Sept Sœurs. »

Ardemond ricana légèrement. Tous les yeux se tournèrent vers lui.

« Orion n'est pas armé de flèches mais d'une massue ! » affirma-t-il confidentiellement.

Thgor regarda le vieux magicien avec des yeux pleins d'incompréhension.

« Vous savez où se trouve le Démiurge ? »

« Mais bien sûr. »

« Où donc ? demanda le roi des dieux, excité, tout en se transformant en guerrier. Nous avons parcouru d'immenses étendues dans le Plan Astral sans le trouver. »

« Le Créateur ? Dans le Plan Astral ? Mais vous n'auriez aucune chance ! Avez-vous une idée des distances aux étoiles ? De toute manière, la main du Démiurge n'est pas là-bas ; elle est ici, en ce moment, dans cette salle. Il assiste à la représentation d'une pièce écrite il y a cinquante siècles, dont Il est l'Auteur et dont nous sommes les acteurs. Il guette nos réplique, savoure l'effet produit.

Et d'ailleurs, qu'auriez-vous à Lui dire ? Voudriez-vous ramper à ses genoux pour Lui demander Son aide ? Mais il s'en moque ! Si vous voulez vaincre, luttez donc ! Alors peut-être obtiendrez-vous son soutien. Peut-être triompherez-vous. Mais ce n'est pas en gémissant comme des rats que vous... »

« Gaël ! » coupa Gwaïherst.

« Laissez, laissez, intervint Thgor, qui devenait une vieille femme à la figure maternelle. Vous avez parfaitement raison, Maître. Et parce que vous m'avez redonné du courage, je consens à pardonner vos offenses envers le roi des dieux. À présent, je pense que nous n'avons plus rien à nous dire. Salut à vous ! »

Et les deux dieux disparurent sous les yeux paniqués de Gwaïherst, qui se retourna alors vers son frère avec une expression de colère qui eût effrayé même un démon.

« Vous êtes toujours comme ça avec les dieux ? » demanda Voleur de Feu au Magicien Blanc.

« Non. Aujourd'hui, j'étais de bonne humeur. »

La guerre de Troie n'aura pas lieu

Musique : Premier mouvement du premier concerto pour piano de Johannes Brahms.

Farewell the neighing steed, and the shrill trump,
The spirit-stirring drum, the ear-piercing fife,
The royal banner, and all the quality,
Pride, pomp, and circumstance of glorious war! [*]

William Shakespeare, Othello, the Moor of Venice, Acte III, Scène 3

Non loin d'Oluddán. Au petit matin.

Il semblait que l'endroit attendait. Toute cette végétation desséchée des collines de l'Ouest, à peine humidifiée par une rare rosée, ces plantes qui gémissaient longuement sous la main d'Éole, attendaient quelqu'un. Leur heure était venue, elles le savaient. La terre elle-même semblait s'impatienter, un grondement permanent marquant la vie souterraine qui battait plus fort que jamais.

Une explosion soudaine brisa le silence, et dans un panache de souffre apparut une jeune enfant qui roula joyeusement sur le sol.

Tempête portait une robe noire mais pas pour autant triste, marquée, couleur bleu métallisé, d'une grande étoile à cinq branches sur la poitrine. Le Pentacle, signe de très grande magie.

Derrière cette jeunesse exubérante suivaient deux personnages qui semblaient en comparaison comme le Roi et son ministre des finances à côté du Fou. C'étaient bien sûr le Seigneur des Ténèbres et son général, Fenrir.

« Tu es prêt, papa ? » demanda Tempête à son Maître.

« Vas-y. » acquiesça le terrible Maître du Mal.

La fillette fit un simple mouvement de la main, comme pour lancer un caillou, mais qui eut d'incroyables conséquences.

En un instant, une force prodigieuse déchira le sol ; c'était comme une colère contenue durant des millénaires qui enfin éclatait à la lumière. La surface de la terre se débarrassa aussitôt des quelques plantes qui y avaient élu refuge et devint aussi malléable et flexible dans la paume de la jeune enfant qu'une boule de gomme.

La puissante magicienne fit un autre mouvement du bras et la terre se brisa, une faille s'ouvrit pour laisser jaillir des entrailles d'Anecdar...

...une forteresse !

Une citadelle de guerre complète, avec ses tours et ses créneaux, ses meurtrières et ses herses, ses ponts-levis et ses donjons, ses fossés, ses douves pleines, ses oubliettes et ses cours, ses appartements luxueux, et une immense salle du trône où devait siéger le nouveau maître de l'Univers.

Le noir était la couleur qui dominait de loin l'ensemble de l'édifice ; cela ne l'empêchait pas de réunir une grande variété de formes architecturales, une richesse plastique qui n'avait rien à envier à Inzentar, aux caprices de la nature, ou aux cauchemars torturés du Seigneur de l'Obscurité, d'où semblait issue la folle construction. Ce que Tekir avait de doux, de moiré, d'onirique, cette forteresse gothique l'avait perverti en délire dur, noirâtre, hallucinant, comme une perle irrégulière, reflet de l'original par le miroir d'un bouffon.

Ici, des veines salamandrines de grenat sur du marbre sombre s'entrecroisaient sans cesse dans une course haletante pour parvenir jusqu'au sommet d'une tour. Là, des milliers d'ogives effilées suggéraient les sommets de montagnes souterraines. De ce côté, l'obsidienne d'apparence si fluide s'écoulait en un fleuve infernal le long des parois ; de l'autre, les orgues de basalte laissaient fuir de sinistres harmonies vers les éthers.

Le demi-dieu Lwershjár avait passé des années entières à édifier Lurdán et de bons mois à construire Fengan. Voilà qu'en un instant, d'un seul geste de la main, une fillette de sept ans le tournait en ridicule. Elle ne portait pas le Pentacle pour rien.

« Ça ira comme ça, papa ? » demanda-t-elle au Maître des Ténèbres, d'une voix touchante de naïveté.

Ce dernier restait bouche bée devant une telle montre de puissance.

« Oui... répondit-il perdu. Cela ira... »

Mais à peu de distance, dans la ville même d'Oluddán, quelqu'un contemplait avec des yeux moins admiratifs cette nouvelle forme sur le ciel.

« Nous sommes perdus, murmura Ulrich. Nul ne peut lutter contre une telle puissance. »

« Son pouvoir dépasse tout ce que j'avais pu concevoir, admit Elvire, qui semblait encore secouée par ce qu'elle avait ressenti. L'Éther était bouleversé. Une telle puissance n'a jamais été déployée dans Anecdar. »

« La Larme est en effet une relique redoutable. » convint Gwaïherst.

« Il y a autre chose... intervint Ardemond. Ce n'est pas si simple. Il nous faut savoir exactement ce qui s'est produit. »

« Comment ? interrogea Gwaïherst surpris. Que voulez-vous dire ? »

Mais le Magicien Blanc, comme à son habitude, refusa d'en dire plus.

« J'irai parler à notre Ennemi. » déclara-t-il simplement.

Et sur ces paroles énigmatiques, il quitta son frère et Elvire, qui assurément se demandaient bien ce qu'Ardemond avait l'intention de faire.

Et le — deuxième — Plus Grand Magicien de Toute Anecdar avait tout à fait raison de s'inquiéter. Car là-bas, à Oluddán, le Seigneur Noir n'avait pas l'intention d'arrêter ses agissements à la création d'une forteresse, aussi imposante fût-elle.

Le Maître des Ténèbres levait une armée !

Il faut admettre en effet que, bien que les démons fussent fort impressionnants en combat singuliers, un groupe de dix mille d'entre eux aurait bien du mal à conquérir tout un Empire. Quant à la magie de Tempête, elle n'allait pas jusqu'à lui permettre de faire tomber d'un seul tour de main, ni même de sept tours de main, les murs d'Anor. Il fallait au conquérant des troupes bien plus conventionnelles. Fort heureusement, la grande ville d'Oluddán lui offrait un immense réservoir humain dans lequel il n'y avait qu'à puiser. Tout au plus avaient-ils besoin d'être un peu motivés, avant d'aller se sacrifier pour le Nouvel Empereur d'Anecdar.

Et la Larme était là pour ça.

Douze légions, pas moins, furent constituées et regroupées en deux armées inégales. L'une, commandée par Fenrir, rassemblait, outre cinquante-cinq mille hommes, la presque totalité des démons dont disposait le Seigneur d'Oluddán. L'autre avait à sa tête un humain, choisi pour ses capacités physiques et intellectuelles, et qu'un seul regard jeté à la Pierre avait transformé en un fanatique entièrement dévoué à la cause du Maître des Ténèbres. Il n'y aurait eu aucun doute dans l'esprit d'un observateur objectif que cette deuxième armée était destinée à servir de chair à canon. Seulement, en ce moment et à cet endroit, les observateurs objectifs manquaient à peu près totalement.

Naturellement, on envoie rarement douze légions conquérir le monde, même lorsque cinq d'entre elles doivent servir de chair à canon, sans les armer. Mais la puissante magicienne qui avait su tirer un château tout entier des profondeurs de la terre n'avait eu aucun mal à faire surgir de nulle part de quoi équiper cent cohortes. Il avait fallu choisir un blason pour représenter le nouveau Maître du Monde, ce qui fut fait, de sable à la larme de pourpre, évidemment. Les armes et armures que Tempête créa étaient légères et maniables et offraient assurément une véritable supériorité aux forces de la Nuit sur les troupes de l'Empire.

De cavalerie, en revanche, il n'était pas question : la magicienne affirmait ne pas pouvoir faire apparaître d'êtres vivants, pas plus que d'armes enchantées.

Quoi qu'il en soit, toutes ces troupes fraîches étaient prêtes, ce matin du vingt de khunmánta, à conquérir le monde, à envahir l'Univers, à voler, à piller, à violer, à tuer, bref, à faire tout ce pour quoi on emploie une armée. Il ne manquait plus que la bénédiction du Seigneur des Ténèbres.

C'était assurément un discours inutile, étant donné qu'une partie significative des troupes avait été recrutée de telle façon que ce qu'on pouvait lui dire avait peu d'influence sur elle, mais le curieux personnage tenait à le prononcer. Il s'adressait en vérité bien plus aux quelques civils qui assistaient, stupéfaits ou horrifiés, au spectacle, qu'aux soldats eux-mêmes.

« Soldats ! Vous partez aujourd'hui pour rétablir l'Ordre dans l'Univers et chasser du pouvoir cet insolent Empire qui se complaît à faire pourrir dans l'inaction la population d'Anecdar. Vous allez mettre fin au règne de ce jeune fou qui règne à Anor, nourri par les conseils des vieux déments de Tekir. Vous allez... »

Ce n'était pas tout, loin de là, mais le style tombait ensuite du médiocre au nul, du pompeux au ridicule. L'orateur perdait l'entrain des premières phrases et ne croyait clairement plus lui-même en ce qu'il racontait. Même l'intérêt historique ne justifie pas que la suite du discours soit conservée.

Il était bien entendu resté quelques hommes et quelques démons à Oluddán pour garder la ville contre l'abominable Empire d'Anecdar. Quelques, c'est-à-dire précisément une cohorte d'humains et un régiment de démons. Parmi ce dernier se comptait notamment la garde rapprochée du Seigneur Noir, qui n'en avait assurément nullement besoin ; mais il est toujours bon de se montrer entouré d'une trentaine de démons si l'on veut impressionner la plèbe.

Les armées étaient parties depuis deux jours lorsqu'un visiteur inconnu se présenta aux portes de la Forteresse Noire. Il était vêtu tout de gris, une capuche masquait ses traits, il marchait voûté, mais sans canne.

Il traversa par le pont-levis le fossé de l'enceinte extérieure et se présenta devant la porte principale. Les deux soldats — humains — qui gardaient la herse pivotèrent comme des automates et entrecroisèrent leurs lances pour l'empêcher de passer.

Sans briser le silence sublime, sans même ralentir son pas, l'étranger leva la main en direction des gardiens. Et aussitôt, ceux-ci s'écroulèrent, inanimés, sur le sol, manquant de peu de tomber dans l'eau fétide des douves. Le visiteur pénétra alors à l'intérieur des sombres murs de la forteresse.

Quelques minutes plus tard et après avoir éliminé plus d'un soldat de la même manière, il était devant la porte de la salle du trône. Un nouvel huissier lui barra la route, un démon. Cette fois, l'inconnu prit la peine de s'arrêter. Cette fois, une parole fut échangée.

« Qui êtes-vous ? »

La voix de la créature, formelle et même obséquieuse, contrastait fortement avec son physique, n'étant pas différente de celle qu'on aurait attendue du Grand Chambellan à l'époque où le faste de la Cour d'Anor touchait à son apogée, sous le règne de Jules VI.

« Va annoncer à ton maître, répondit le visiteur, que Gaël Encrist Ardemond désire lui parler. Je pense qu'il me recevra. »

« Tout de suite, Monsieur. » répondit l'huissier.

Il disparut derrière la porte fatidique, tout en émettant un petit sifflement. En quelques instants, dix soldats humains accoururent et cernèrent l'étranger de toutes parts, ainsi que deux démons, qui restaient en retrait — les humains étaient sans doute destinés à être tués les premiers en cas où le visiteur se fût défendu, ce qui ne semblait pas être dans ses intentions.

Cependant, l'huissier ne tarda pas à reparaître. Ses manières étaient devenues plus respectueuses.

« Le Maître des Maîtres va vous recevoir, Monsieur. »

Et la porte de la salle du trône s'ouvrit à cet instant, en grinçant de manière atroce.

La pièce qui s'étendait derrière réalisait ce paradoxe que d'être à la fois fort sombre et vivement éclairée. La lumière du soleil, quoique voilée derrière un léger brouillard inhabituel en cette région sèche, filtrait librement à travers de grandes fenêtres dont les vitres n'étaient pas teintées. Et l'imagination qui avait donné naissance à ce château avait jugé nécessaire de seconder la clarté diurne par un grand nombre de chandeliers, de cierges rouges, tous allumés et qui semblaient comme autant d'étoiles sur un fond de velours noir. Car les murs par ailleurs poussaient à l'extrême l'utilisation de cette couleur omniprésente dans le palais, ce qui conférait à la pièce son caractère sombre, volontairement et évidemment macabre, que les puissants moyens d'éclairage ne parvenaient pas à dissiper.

« C'est ici le combat du Jour et de la Nuit... » murmura l'étranger en pénétrant.

À peine ces paroles furent-elles prononcées que des lettres de feu se formèrent sur le mur, y gravant un mot qui n'avait de sens dans aucune langue connue : « MANE ».

« Le Seigneur de la Magie en personne ! s'écria le Roi Noir, se levant pour saluer respectueusement le visiteur. Je ne m'attendais pas à un tel honneur ! Je vois que la nouvelle de ma petite... opération militaire... n'a pas tardé à faire le tour d'Anecdar. »

L'étranger découvrit sa tête et sourit : c'était comme un rayon de soleil, qui cette fois réussissait bien à chasser les ombres, et à faire basculer la pièce du côté de la Lumière.

« C'est moi en effet, approuva Ardemond. Et je gage que vous ne révélerez pas votre identité si facilement. »

« Je m'en excuse, Excellence. Mais je suis tenu de garder le secret sur ma personne pendant un certain temps. Comme je le disais il y a quelques jours à un imbécile, vous pouvez m'appeler comme il vous plaira. »

« Alors vous serez Alexandre. Pour le moment, Alexandre qui fonde un Empire et qui s'en va conquérir le monde. »

« Vous pouvez même dire, Alexandre qui bientôt dominera l'Univers. »

« Impatient ? Faites attention, l'empressement conduit parfois à des erreurs fatales. Vous n'êtes pas encore un grand souverain, je crois. »

« Cela venant de vous, le plus vieux des Sages ? Allons, vous savez bien qu'Anor n'a aucune chance de me résister. Mes armées sont bien trop puissantes pour que quiconque puisse... »

« Vraiment ? » interrompit Ardemond d'un ton insolent.

« Ne jouez pas au sot, Magicien. Vous savez bien que la clef de mon pouvoir... »

Le Seigneur Noir tira un pendentif accroché à son cou et brandit triomphalement la Larme du Destin.

« ...est ceci ! »

Le Sage regarda fixement la Pierre, sans dire un mot, comme hypnotisé.

« Maintenant, ma victoire est totale ! Maintenant, vous aussi, vous allez m'obéir, Ardemond ! »

Un long moment passa dans un silence parfait.

Et soudain le Magicien Blanc éclata de rire.

« Vous êtes très amusant, Alexandre ! Vous croyiez vraiment pouvoir me piéger aussi facilement ? »

Le Maître de la Nuit était apparemment stupéfait.

« Vous... Vous avez le pouvoir de résister à... »

« Je n'ai le pouvoir de résister à rien du tout. J'ai simplement plus d'un tour dans mon sac. Évidemment, nul mortel, pas même le plus grand magicien, ne saurait soutenir le feu de la création concentré dans cette Pierre. Et peu de mortels pourraient faire en deux jours le trajet de Tekir à Oluddán, d'ailleurs. Si je m'amuse à dévoiler ainsi certaines de mes cartes, c'est qu'il reste encore quelques atouts dans mon jeu. Vous verrez que même celui qui a toutes les forces de son côté peut tomber victime de... Comment dire ? Être victime de lui-même. Voilà : vous vous demanderez bien ce que j'ai pu vouloir dire par cela. Les plus grandes conquêtes s'arrêtent parfois pour les raisons les plus anodines, Alexandre. Une maladie, ou... »

« Tempête ! » appela le Seigneur Noir de toute sa voix.

Au moment exact où la silhouette de la fillette apparut dans l'ouverture d'une porte située derrière le Trône Noir, Ardemond sursauta.

« Le Pentacle ! murmura-t-il. C'était donc cela. Seuls cinq magiciens jusqu'ici ont pu porter ce signe : Tyon, Ambre le Sage, Intéor, Hexar et moi-même. »

Il était clair que le vieux Sage était plus troublé qu'il ne voulait l'admettre.

« Et je serai la sixième. » répondit Tempête.

« C'est vous qui avez... créé ce palais ? »

« Je suis sûre que vous n'en seriez pas capable. »

« Assurément pas. »

« Je suis donc plus forte que vous ! » exulta Tempête, sans aucune méchanceté.

« Cela n'est pas certain. Vous n'étiez pas capable de créer des chevaux, n'est-ce pas ? »

Et le Magicien Blanc se tourna vers le Seigneur du château.

« Je vous fais présent de cet animal magnifique... Si toutefois vous êtes capable de le dompter. »

Et au moment où le Magicien terminait sa phrase, un splendide étalon apparut dans la cour centrale de la forteresse, lequel commença à ruer en tous sens et fit rapidement place nette autour de lui, écartant les quelques soldats qui se trouvaient à moins d'une dizaine de toises.

« Un cheval ! s'écria Tempête, d'abord admirative, puis se reprenant. Si c'est la seule chose que vous pouvez créer et moi non, ce n'est pas bien impressionnant. »

« Ce n'est pas tout, Mademoiselle. Vous ne pouvez pas, je pense, faire apparaître un œuf. »

Et le Magicien Blanc, laissant Tempête toute déconfite, se tourna vers le Seigneur des Ténèbres.

« Vous voyez, Alexandre, vous l'avez peut-être choisie un peu jeune. Certes, c'est cela qui fait l'étendue de son pouvoir, car son imagination est d'autant plus grande, mais il lui manque la maîtrise de soi et la sagesse nécessaires à l'accomplissement de certains travaux. Vous auriez dû prendre un vieux sage pour précepteur, Alexandre, qui vous aurait appris les noms des plantes et des animaux. »

Et le Magicien Blanc disparut soudainement, ne laissant derrière lui qu'une vague odeur de fleur d'oranger fanée et un souvenir de cheveux blancs.

« Comment a-t-il fait cela ? » vociféra le Seigneur Noir dès que le Sage fut parti.

« Ce n'était pas Ardemond, expliqua Tempête, d'une voix soudainement très adulte. C'était une illusion. C'est pour cela que la Larme n'avait aucun effet sur lui et c'est pour cela aussi qu'il a pu venir aussi vite qu'il le prétend. »

« Et une illusion a pu tuer mes soldats aussi facilement ? » rugit le Roi des Ténèbres, apercevant deux corps inanimés en bas de la tour.

« Ils ne sont pas morts, ils sont simplement endormis, papa. »

« Admettons. Tu pourrais faire ça, toi, Tempête ? Apparaître à Tekir et endormir les gens à volonté ? »

« Non. » admit la jeune magicienne.

« Et tu prétends néanmoins être plus fort que lui ? »

« C'est qu'il a un anneau magique, l'Anneau de la Connaissance... »

« Soit. En tout cas, illusion ou non, je ne veux plus qu'on puisse rentrer ici comme dans un moulin ! Tu es magicienne, je te charge de trouver un moyen d'éviter que ce genre d'ennuis ne recommence. »

« Comment ça, exécutés ? » rugit Quentin II.

« Loi martiale, Sire. Ils complotaient contre Votre Majesté. »

« Mais ils étaient protégés par l'immunité parlementaire ! »

« Vous avez ajourné le Sénat, Sire, ce qui implique la levée de l'immunité des Sénateurs. »

« Et personne n'a jugé bon de me prévenir ? »

« Le tribunal militaire estimait que la diligence était avant tout indispensable à la sûreté de l'État, Sire. »

« L'État, c'est moi ! » cria l'Empereur, furieux.

Il prit le temps de se calmer et demanda d'une voix insidieuse :

« Et qui donc dirigeait le tribunal militaire ? »

« Le général Eudes d'Arnoncour, ministre de la guerre et des armées, Sire. »

« Tiens, tiens ! fit Quentin à part. Si je ne m'en étais pas douté... »

À haute voix, il demanda :

« Aucun bourreau n'exécute du jour au lendemain. Comment sont-ils morts ? »

Le lieutenant parut particulièrement mal à l'aise. Il s'appuya sur une jambe, puis sur l'autre, dans une tentative désespérée pour trouver une position confortable.

« Ils ont été égorgés, Votre Majesté. »

L'Empereur sauta au cou du pauvre soldat qui n'y pouvait mais, le secoua convenablement en lui assénant quelques insultes, avant de réussir à retrouver son sang froid. Il se rassit et répéta d'un ton très bref :

« Égorgés ? »

« J'ai reçu l'ordre de les éli... de les exécuter pendant la nuit, Sire. Le tribunal militaire estimait que la dili... »

« Oui, ça va, je sais ! » aboya Quentin.

Puis, d'une voix particulièrement perfide, il ordonna :

« Allez chercher le général d'Arnoncour ainsi que le Premier ministre. Tout de suite ! »

L'officier sortit — vola — hors de la pièce, laissant derrière lui un Empereur qui maudissait l'Olympe de ne pas l'avoir fait naître bûcheron à Enthidán.

Les deux hommes que Quentin avait fait appeler devaient patienter juste au-delà de la porte de la salle du trône, car ils parurent dans la minute, suivis du lieutenant, la tête basse. D'Arnoncour, au contraire, paradait, et De Hel tentait difficilement d'effacer un sourire ironique ; le souverain lui adressa un coup d'œil complice.

« Relevez-vous. » fit Quentin.

Puis, se tournant vers d'Arnoncour, il ordonna d'une voix sévère :

« Répondez sans détour. On m'annonce que vous avez présidé un tribunal militaire ayant condamné à mort huit Sénateurs appartenant au groupe républicain. Niez-vous ces faits ? »

« Ils complo... »

« J'ai dit : répondez sans détour. »

« Non, Sire. »

« Et qui étaient les autres juges de ce prétendu tribunal ? »

Le ministre énuméra les noms de cinq généraux dont deux étaient vaguement familiers à Quentin et les trois autres totalement inconnus.

« C'est-à-dire que vous étiez le seul. Avez-vous quelque chose à ajouter ? »

« J'ai fait ce que j'estimais être mon devoir, Sire. Je vous aurais prévenu si je n'avais pas pensé qu'il était indispensable d'empêcher au plus vite ces traîtres de nuire... »

« Au fond d'un cachot, je ne crois pas qu'ils auraient été capables de commettre grand tort ! » répliqua l'Empereur, caustique.

« Mais si vous estimez que j'ai failli à mon devoir, Sire, j'attends la punition que Votre Majesté voudra bien prononcer. »

« C'est ce que je compte faire. Je vous commande de verser à la famille de chacun des défunts la somme de cinq cents marcs d'or, et un denier symbolique au Trésor Impérial. »

D'Arnoncour pâlit sensiblement. Apparemment, il ne s'était pas attendu à cela.

« N'oubliez pas, général : l'unique raison pour laquelle je vous garde dans mon gouvernement est que vous êtes absolument incompétent, vulgaire, grossier, ambitieux et stupide, et que par conséquent vous convenez parfaitement pour le poste de ministre des armées. Je vois que vous faites des efforts démesurés pour vous surpasser, mais rappelez-vous bien que les excès de zèle ne sont pas toujours les bienvenus. Vous pouvez disposer. Votre Excellence, pourrez-vous faire remplacer ces malheureux... par des hommes qui étaient en sympathie avec eux si possible ? »

« Cela sera fait, Sire, répondit le Premier ministre. Je ne pense pas que ce soit un problème. »

Le ministre de la guerre fit une révérence exagérément basse et disparut, emmenant avec lui le lieutenant que l'Empereur congédia d'un geste.

« Il est transparent. » remarqua De Hel d'un ton compatissant dès que d'Arnoncour fut hors de vue.

« Transparent ? À vrai dire, non. En vérité, je ne comprends pas bien son jeu. »

« C'est simple, Sire. Il sait qu'il est irremplaçable. Il est peut-être tout ce que vous avez dit, mais il est tout de même un fin stratège. Il est aussi le seul à tout savoir sur les armées des Royaumes. En temps de guerre, vous ne pourriez pas vous passer de lui. Tout lui est donc permis. Vous suspendez le Sénat : l'occasion était trop belle pour ne pas la saisir afin d'éliminer certains opposants politiques, ce qui lui vaudra un soutien accru de la part de l'aristocratie. »

« Tout de même, il n'a pas eu l'air très satisfait de se voir infliger une amende de quatre mille marcs. »

« C'est que vous n'y êtes pas allé de main morte, Sire ! répondit De Hel avec un petit rire. Il doit être à peu près ruiné maintenant. En tout cas, l'idée était excellente : je pense qu'il croyait pouvoir agir en toute impunité ; il avait sans doute complètement oublié l'argent comme moyen d'action. »

« Et que compte-t-il faire au juste ? »

« Je n'en suis pas sûr, Sire, et je ne crois pas qu'il le soit lui-même. Si nous paraissons sur le point de perdre la guerre, il passera à l'ennemi, cela semble clair. Si nous la remportons, c'est moins évident ; vous faire renverser est impossible car vous êtes bien trop populaire auprès des soldats. Il espère peut-être vous faire assassiner par un petit nombre de gardes et profiter de la guerre pour prendre alors le pouvoir. Mais je ne crois pas qu'il y parvienne. »

« Vous êtes amusant ! J'espère bien qu'il n'y parviendra pas ! Devrais-je le faire arrêter ? »

« Cela me semble difficile, Sire, car, comme il le sait trop bien, il est effectivement irremplaçable. Pour éviter les risques d'assassinat, faites-vous tout simplement garder en permanence par des hommes de confiance. Par exemple, quelques-uns de ces jeunes que vous avez anoblis et qui vous doivent une reconnaissance intarissable. Ce n'est pas le choix qui manque, de ce côté. Ce garçon que vous avez rencontré à Tekir ferait parfaitement l'affaire ; comment s'appelait-il au fait ? Egar ? »

« Wolur. Mais il est reparti là-bas : je l'ai fait commandant des gardes de Tekir. »

« Astucieux, Sire. Il se montrera sûrement très capable. De toute manière, le Conseil des Sages prendra en main toutes les questions importantes. »

« Mais revenons à d'Arnoncour : il serait fâcheux qu'il me trahît. »

« Faites-le espionner, Sire. Ou, mieux, imposez-lui un adjoint qui le surveillera, apprendra lui-même ce qu'il faut sur les armées d'Anecdar et dans le pire des cas le remplacera. »

« L'idée est brillante ! Et je sais qui fera parfaitement l'affaire. »

The Storm is unto us

Musique : Premier mouvement du second concerto pour piano de Johannes Brahms.

Il est le triste lot, le traumatisme, des Empereurs de trouver leur pouvoir, leur raison d'être même, dans la mort. Dans la mort de leur prédécesseur. C'est malheureusement la mort qui donne tout son sens à l'Empire. C'est la mort de Lwershjár qui a couronné Tekir ; qui a justifié les guerres, c'est-à-dire : d'autres morts. Je me rappellerai que je suis un homme.

Quentin II, Discours de couronnement

Ambroise Gwaïherst, Président du Conseil des Sages, porta un regard un peu presbyte sur les trois personnes assises devant lui au milieu d'une masse de coussins.

Pas même un mois et demi plus tôt, ils étaient quatre réunis au même endroit. L'Elfe Avethas manquait aujourd'hui au rendez-vous. Il était tombé la première victime des maléfices de la Larme.

Un mois et demi, seulement ?

Un mois et demi plus tôt, Gwaïherst faisait encore confiance à son frère Ardemond. Il avait cru les choses toutes simples : Tekir allait envoyer trois héros pour chasser la Larme d'Anecdar et c'était tout. Mais les voies du Destin, que Gaël Ardemond comprenait apparemment, étaient impénétrables pour tous les autres. Et maintenant les plans du Magicien Blanc paraissaient si étranges à Gwaïherst que celui-ci s'interrogeait sérieusement sur la lucidité de son aîné.

Le Président allait encore se plier à ces étranges calculs, mais à présent sans aucune foi en eux.

Kormor, visiblement mal à l'aise dans les précieuses soieries, manifestait une légère impatience. Le Nain pouvait passer ses journées à couvrir Tekir d'adjectifs laudatifs, Gwaïherst voyait bien que les affaires des magiciens commençaient à irriter sérieusement celui qui se considérait comme un guerrier avant tout.

Karine était tout aussi perdue. Visiblement, elle cherchait à discerner le sens de cette convocation. Elle croyait naïvement que la guerre était finie, n'avait jamais eu lieu et n'aurait jamais lieu. Naïf, je l'étais aussi, se souvint Gwaïherst ; seul Ardemond savait... Mais il y avait une autre cause à la confusion de la magicienne ; Gwaïherst, expert, y discerna l'amour. Quel pouvait bien être l'objet de ce feu ?

L'adolescent, lui, savait que la guerre ne faisait que commencer. Il était le candidat idéal pour la mission qu'Ardemond proposait. Et justement le Magicien Blanc, qui pourtant répétait partout et à tous que Voleur de Feu allait « sauver l'Univers », refusait encore une fois qu'il partît. C'était à Gwaïherst qu'il incombait de lui annoncer qu'il ne suivrait pas ses amis vers...

Soudain, le Président du Conseil des Sages sentit qu'il était trop vieux. Beaucoup trop vieux. La magie l'avait fait vivre au-delà de toutes les bornes naturelles. Ambroise se rappela les circonstances troubles de la disparition de son père Ambre le Sage et souhaita ardemment prendre sa retraite. Sa main se crispa sur l'accoudoir de son trône de marbre.

Sméarna, la seule qui semblât pouvoir réconforter le vieil homme, caressa doucement son bras.

Gwaïherst jeta un bref regard à son anneau et retrouva le sourire. Il commença :

« La ville d'Oluddán a été prise... »

Quelques heures après cet entretien chez Gwaïherst, Voleur de Feu se présentait, seul, chez Ardemond.

La colère en lui se mêlait difficilement à l'admiration qu'il portait pour le plus vieux des Sages. Il ne savait plus que penser. Il voulait enfin comprendre le jeu de ce personnage énigmatique, qui commençait à être de plus en plus discuté parmi les Sages, en premier lieu par son propre frère.

Une énigme voulut arrêter le garçon sur la porte de la tour.

« Fauve, fauve orangé, gothique, impétueux,
Énergique et vivant, cherchant toujours les cieux,
Unique et tour à tour : destructeur, merveilleux. »

La réponse se suggérait d'elle-même, sans compter qu'elle était inscrite dans le poème. Voleur de Feu n'hésita pas une seconde et prononça le mot qui ouvrit la porte.

Le Magicien Blanc attendait derrière, les bras croisés.

Voleur de Feu n'était pas d'humeur à présenter ses profonds respects au Vieux Sage, ni d'ailleurs à remplir aucune des formalités de l'ordre.

« Mes amis Kormor et Karine partent pour Oluddán avec pour mission de votre part d'espionner le Seigneur Noir, que vous appelez Alexandre. Pourquoi ne puis-je pas les accompagner ? »

« Te retiens-je prisonnier ici ? » répliqua Ardemond sur un ton également plein de reproches.

« Mes excuses, Excellence, amenda le garçon, ironique. Ma langue a fourché. Pourquoi ne dois-je pas les accompagner ? »

Le Magicien Blanc prit un ton légèrement plus doux.

« C'est toi, et toi seul, qui décides de ton devoir. Ta conscience est la seule maîtresse de tes actions. »

L'adolescent sourit légèrement.

« Mes excuses, Excellence, une fois de plus. Pourquoi me conseillez-vous de ne pas les accompagner ? »

Ardemond s'était tourné vers les vitres de lune et semblait ne pas avoir entendu. Dans un murmure très doux, il demanda :

« Veux-tu que je te raconte une histoire ? »

Sans attendre de réponse, le magicien commença :

« L'année qui suivit la mort de l'Empereur Jules III, alors que l'Impératrice Mère et Général de Berif tenaient la régence pour son petit-fils Jules IV, cela devait être l'année 1027 ou 1028, un froid comme on n'en avait jamais connu auparavant s'empara des Royaumes. Au mois de manamánta, les fêtes de l'équinoxe furent annulées en raison du gel qui s'abattait sur Tekir. Les Vergers Impériaux ne donnèrent cet automne qu'une dizaine de pommes minuscules, et à Enordeme même, les fleurs de la Place d'Été gelèrent toutes en une nuit, à peine au milieu de thalimánta.

Dire que l'hiver fut rigoureux serait un cruel euphémisme. L'eau de vie gelait à Vadgálg, qui méritait plus que jamais son nom, mais les souffrances des habitants des contrées nordiques, encore habitués au froid qui n'était que beaucoup plus intense qu'à l'ordinaire, ne pouvaient en rien se comparer à celles des habitants du sud. Anor et Enordeme furent les plus touchées et le Conseil Impérial s'exila à Sjamkuna où l'eau était du moins liquide pendant la journée. Si les Nains de Mortame surent trouver la chaleur et la sécurité au fond de leurs galeries, les Elfes à Stjertén comptaient déjà bien des morts et les vagabonds d'Enordeme étaient décimés.

La rumeur commença alors à se répandre dans les Royaumes qu'un démon de givre avait décidé de prendre possession d'Anecdar. Et une grande partie des habitants du Sud de la Plaine de Tekir localisaient cette entité dans le Bois Bleu, non loin de l'ancienne capitale de l'Univers, Enthidán. Alors que même les conifères de cette forêt avaient perdu leurs épines, réduisant la forêt impériale à un alignement de troncs, un seul arbre parmi tous, un aulne au-dessus d'une rivière gelée, paraissait survivre. Non qu'il eût gardé ses feuilles, mais on était étrangement persuadé qu'il résistait au froid.

Les bûcherons d'Enthidán avaient tous ce désir en tête, abattre cet arbre insolent, que nul ne réussissait à approcher : les hommes revenaient tous les soirs, expliquant que c'était le manche de la hache qui s'était brisé avant qu'on ait pu atteindre le démon, ou qu'ils s'étaient perdus, eux qui connaissaient si bien les bois. L'épouvante que suscitait le vergne était telle que chacun inventait les prétextes les plus invraisemblables pour revenir au village, qui se couvrait progressivement d'une épaisse couche de peur mêlée de neige.

Resté seul à l'abri de ce climat de terreur, un jeune garçon, benjamin d'une famille de bûcherons, continuait à jouer dans les bois, sans crainte de cet arbre démoniaque, trouvant dans la neige un compagnon de jeux. Une nuit comme il ne rentrait pas, le village forestier se mit à sa poursuite. Grande fut la frayeur lorsque les recherches convergèrent toutes vers l'aulne. On murmurait déjà que le démon s'était emparé de l'enfant lorsqu'une vive lueur éclaira la nuit, un éclat qui ne trompe pas : celui du feu. Le réflexe vainquit la superstition et on se précipita au foyer de l'incendie, lequel était mort aussi vite qu'il avait pris. On trouva le tronc de l'aulne, seul, incinéré, et le garçon qui riait de toute sa voix en répétant sans cesse :

« L'arbre a chanté ! Les flammes ont dansé ! »

Ce qui s'était exactement passé, nul ne le sut jamais. Dès le lendemain, qui par hasard était le premier jour du printemps, le redoux se fit sentir. Et une semaine plus tard, un jeune saule apparaissait là où on avait retiré les cendres du vergne brûlé. Cet arbre, et la rivière qu'il dominait, furent d'ailleurs déclarés sacrés par le Prêtre d'Azan. »

Ardemond semblait avoir terminé, même si le ton de sa dernière phrase incitait à attendre une suite.

« Vous êtes soit parfaitement transparent, soit totalement opaque, Excellence. » commenta Voleur de Feu.

« Les deux à la fois, jeune homme. Les deux à la fois ! Certains miroirs peuvent devenir transparents lorsqu'ils sont regardés sous le bon angle... »

Le lendemain du départ de Kormor et de Karine, qui s'était fait cette fois sans aucune pompe, mais au contraire avec toute la discrétion qui avait été possible, départ auquel seul Voleur de Feu avait cru bon d'assister, le nouveau commandant des gardes de Tekir fit son entrée dans la Ville Éternelle, avec toute la solennité qui s'imposait. Le gouverneur lui-même, un vieil homme fade que l'on ne voyait jamais, était présent, ainsi que l'ancien commandant, qui prenait sa retraite avec le titre honorifique de colonel.

Le jeune guerrier reçut la clef de la ville, bien sûr uniquement symbolique puisque Tekir n'avait pas de murailles, un objet par ailleurs fort précieux. Après de semblables rituels interminables, que Wolur supportait avec une infinie patience, un calme résigné digne d'être loué, le commandant put enfin pénétrer dans la ville.

Alwin, posté juste au-delà de la porte, adressa à l'adolescent un bref salut militaire avant de lui serrer la main chaleureusement.

« C'est une grande et noble carrière qui s'ouvre ainsi pour vous, Monseigneur. »

Wolur s'apprêtait à remercier le sage, lorsque ce dernier ajouta, avec son habituel mordant :

« Si tant est que l'Ennemi qui nous menace ne donne pas nos os à ronger à ses démons... »

Wolur, surpris, hésita quelques secondes avant de parler et soudain descendit de cheval en entendant crier son nom...

C'était Artéa, en larmes.

La jeune fille trouvait son cœur partagé entre une foule d'émotions contradictoires : la joie de voir son ami revenir, la fierté de le savoir commandant, la crainte qu'il l'eût oubliée, la terreur de la guerre, la peur que la vie de Wolur fût en danger. Le garçon passa ses bras autour d'elle et la serra longuement, tendrement, sans un mot.

Gwaïherst regarda attentivement les personnes placées devant lui. Pas de doute : cette réunion du Conseil aurait un goût beaucoup plus acide que la précédente.

« Clair flambeau du monde ! invoqua le Président. Roi des Astres, sous ton égide, nous tenterons de soigner les plaies de l'Univers. Que les dieux nous assistent dans cette lourde tâche que nous a léguée Ambre, fondateur de Tekir. En présence des représentants des Trois Peuples du Monde, ce vingt-sept de khunmánta quatorze cent soixante-douze, je déclare ouverte la session extraordinaire du Conseil des Sages. »

Les paroles étaient les mêmes, médita Gwaïherst, mais le sens ne l'était pas.

Cette fois, le Sultan de l'Outre-Mer n'était pas présent, pas plus que Meizlo. Tous deux, à ce que le Président avait appris, étaient détenus prisonniers à Inzentar. L'Empereur de l'Univers et son Premier ministre étaient à Anor, la famille royale elfique à Stjertén, Orb et le Roi-Sorcier à Fengan. Ogur et Viviane étaient retournés à l'Egarénthi, tandis qu'Enda se disait malade. Enfin, nul ne savait où pouvait être Gomorg (et en vérité, nul ne désirait vraiment savoir). À peine plus de la moitié des sages étaient donc présents, ce qui, en comparaison avec l'exceptionnel « grand complet » que Gwaïherst avait réussi à réunir si peu de temps auparavant, paraissait bien maigre.

Les consultants étaient bien différents cette fois. Karine et Kormor étaient partis. Voleur de Feu, Wolur et Artéa étaient bien là, ainsi que quelques nouveaux. Il était venu une délégation du roi des Nains, Egdmor III Longbeard, composée de son fils Egdemor et de sa nièce Egdmatre, qui paraissaient tous deux aussi souriants qu'un paysan sous le règne de Jules V devant le précepteur. L'autorité impériale était représentée par un envoyé des Pairs des Royaumes, Lot de Naroc, un bouffon insignifiant entre les mains d'Hélène d'Anor, la tante de l'Empereur, ainsi que par Wolur lui-même ; pour faire bon poids, on avait ajouté un des compagnons d'armes de ce dernier, récemment élevé au rang de capitaine, nommé Arthur. Enfin, pour porter à huit le nombre des consultants, Gwaïherst avait recruté un paysan choisi au hasard dans un village voisin : il ne savait pas bien pourquoi il était là et il n'était pas près de le comprendre.

En vérité, selon les termes stricts de la Charte du Conseil, cette réunion n'aurait pas dû se faire. Le manquement le plus grave aux règles était qu'il n'y eût aucun Elfe pour assister à la séance : sans doute Alwin était-il un demi-elfe, mais il lui manquait un quart de sang pour satisfaire aux exigences des textes.

Somme toute, les choses étaient fort mal parties. Elles le furent encore plus lorsque Egdemor se leva et commença — sans demander l'avis de quiconque — un discours interminable. En apparence, ce monologue était parfaitement melliflu à l'égard de Tekir. En vérité, il ne fallait pas avoir beaucoup d'expérience dans l'art de lire entre les lignes des paroles des Nains pour comprendre que Mortame accusait Tekir d'être responsable de tous les maux d'Anecdar, en particulier celui dont il s'agissait à présent. Le fait qu'aucun Nain ne siégeât au Conseil n'était peut-être pas pour rien dans cette colère...

« Une plainte à cet effet et dirigée contre la personne morale du Conseil des Sages sera d'ailleurs déposée prochainement devant le Parlement d'Anor par la Chambre Supérieure de Mortame et les Pairs des Royaumes. » précisa Lot de Naroc avec emphase — lui ne se donnait pas la peine de cacher sa colère derrière une politesse feinte.

Cette annonce parut si incongrue à Voleur de Feu qu'il ne put s'empêcher de rire à haute voix. Gwaïherst et Egdemor lui jetèrent un regard si sévère qu'il s'arrêta net.

Plein de bons sentiments, Omer alors tenta d'apaiser l'hostilité des Nains.

« Votre irritation est assurément justifiée, Monseigneur, répondit le magicien. Mais peut-être le moment est-il mal choisi pour en appeler à la Justice Impériale. Nous devrions plutôt nous unir pour faire face à un ennemi commun. Sans doute pourrions nous discuter calmement de cette histoire et je suis sûr que dans votre grande sagesse vous conviendrez que le Conseil n'est pas responsable de nos malheurs actuels. »

« Curieux, pensa Alwin. Combien de fois ces mots « s'unir contre un ennemi commun » ont-il été répétés ? Et si souvent en vain... »

« Vous prétendez que nous sommes en guerre, reprit Egdmatre. Mais comment saurions-nous que cet ennemi dont vous parlez n'est pas purement imaginaire ? Après tout, une armée n'apparaît pas de nulle part en quelques jours ! »

« Imaginaire ? rugit Alwin. Demandez aux innombrables habitants d'Oluddán qui ont été massacrés ou qui se sont sacrifiés si leur ennemi n'était pas imaginaire ! »

« Excellence, s'il vous plaît... interrompit Gwaïherst. Je pense qu'il est utile que je résume la situation, ce qui permettra peut-être de lever de fâcheux malentendus qui planent sur cette séance.

Tout commence avec un objet magique venu du fond des âges, aux pouvoirs inimaginables, et profondément perverti par le Mal. Cet objet, que nous nommons la Larme, ou la Pierre, est resté enfoui pendant des millénaires au fond d'un océan, luttant en permanence pour atteindre la surface ; ce qu'il a réussi il y a deux mois, mettant ainsi en danger toute la planète si quelqu'un réussissait à s'en emparer. Mon frère Gaël Ardemond a proposé, lors de la dernière séance du Conseil, d'envoyer trois aventuriers pour bannir la Larme dans le Plan Astral. Malheureusement, un puissant magicien, dont nous ignorons encore l'identité, est parvenu à nous devancer, à rentrer dans le Plan avant notre héros, et par conséquent à en faire sortir la Pierre. Il a ainsi pu faire apparaître une armée de démons et prendre la ville d'Oluddán, qui pourtant, je vous l'assure, n'était pas sans défenses. À présent, il est probable qu'il ait envoyé ses troupes en direction de Tháli. »

Cette fois, ce fut au tour d'Egdemor de rire aux éclats. Oubliant tout d'un coup son talent oratoire, il s'exprima franchement :

« Vous espérez peut-être que quiconque va croire à cette histoire rocambolesque ? C'est invraisemblable ! »

« Vous ne pouvez nier que l'Empereur ait déclaré l'état de guerre ! » rétorqua Omer.

« Ce n'était pas le cas quand nous avons quitté Mortame. Mais nous sommes prêts à vous croire. Cependant, j'affirme que l'Empereur est sous le joug du Premier ministre. Lequel, comme nous le savons bien, est membre du Conseil. »

« Qu'insinuez-vous ? »

« Je n'insinue rien du tout, car, comme vous le voulez probablement, je ne comprends rien à vos manigances. Cependant, je comprends bien leur but : c'est de s'emparer du pouvoir sur Anecdar. »

« Monseigneur, intervint Gwaïherst, si Tekir avait voulu dominer Anor, elle n'aurait pas eu besoin d'attendre mille cinq cents ans pour le faire ! »

« Il n'est pas nécessaire, précisa Egdmatre, que tous les Sages fassent partie de ce complot. Je crois que le coupable est tout désigné. »

« Que voulez-vous dire ? » demanda Gwaïherst, fronçant les sourcils.

« Vous avez dans vos rangs un homme qui a déjà servi le Mal, et qui a déjà trahi. Qui, je crois, se nomme le Roi-Sorcier. »

« Celle-ci, pensa Alwin, est plus maligne que son cousin. Ce coup-là est bien porté. »

La Magicienne des Ténèbres, Eoza, se leva, indignée. Egdemor fit mine de ne pas l'apercevoir, mais il ne put complètement cacher sa peur.

« Proférez encore une fois de telles accusations mensongères à l'encontre du Roi-Sorcier, avertit-elle, et vous renoncerez à la vie. »

« Eoza ! » cria Gwaïherst.

Un silence lourd tomba sur le Conseil, chacun regardant chaque autre avec méfiance.

« Si je peux intervenir, lança soudain Arthur, j'ai consulté les minutes du précédent Conseil, qui ont été rendues publiques avant-hier... »

« Cela, pensa Alwin, tu n'as pas dû y penser seul. Elles sont publiques mais bien cachées. Et pour ainsi dire tout le monde ignore jusqu'à leur existence. »

« ...et, si j'ai bien compris, le principal instigateur des opérations lancées par le Conseil est le Très Révéré Gaël Ardemond. Peut-être pourrait-il nous expliquer lui-même la marche à suivre qu'il propose ? »

Qu'Arthur ait fait cette remarque innocemment ou à dessein, qu'il ait pensé à cette attaque lui-même ou que (comme Alwin en était persuadé) il ait été le jouet d'un tiers, c'était assurément une question insidieuse.

Ardemond ne parut pas troublé outre mesure. Il répondit d'une voix grave :

« Je n'ai pas de commentaire à faire. »

Un ricanement railleur se fit entendre du côté des Nains, Lot afficha un sourire méprisant, Uldira porta sur Ardemond un regard plein de reproches, et même Héargir et Meltano semblèrent condamner le Vieux Magicien pour cette attitude qui encourageait les mauvaises langues.

« C'est un aveu d'échec. » conclut Egdemor ; paroles qui tombèrent comme un couperet.

Nouveau silence lourd.

« Enfin, remarqua Arthur, nous sommes ici, si je comprends, pour discuter des mesures à prendre en vue de la sécurité de la ville de Tekir. Peut-être quelqu'un a-t-il des suggestions à faire dans cette direction ? »

« Toi, mon petit, pensa Alwin, tu sembles prendre ton grade de capitaine un peu trop au sérieux. Et meneur de débat, avec ça. Qui a donc pu t'apprendre les mots à réciter ? »

« Il n'y a rien à faire, répondit Egdmatre. Tout simplement car, si danger il y a, celui-ci provient de Tekir elle-même et vise l'ensemble des Royaumes... »

« Cette fois, vos paroles vont trop loin ! » s'exclama Omer.

Sans laisser le temps à celui-ci de continuer, Lot de Naroc prit la parole :

« Il est de mon avis qu'il faut demander à Sa Majesté Impériale de nommer un nouveau gouverneur à Tekir, à savoir un homme de confiance de l'Empereur. J'ai nommé son propre cousin, Son Altesse Impériale Sylvain d'Anor... »

« Un homme de confiance de l'Empereur ! s'exclama mentalement Alwin. Soit il est très fin politique, soit il ne comprend rien à rien. »

« ...qui pourrait contrôler le Conseil des Sages, l'aider dans ses intentions justes, car je n'oserais jamais affirmer que l'Honorable Institution ait uniquement des fins coupables, tout en évitant que certains de ses membres puissent comploter contre l'Autorité Impériale. »

À ce moment là, tout le monde commença à parler en même temps. Omer injuriait Lot, qui à son tour accumulait les reproches envers Gwaïherst et Ardemond, tout en invoquant comme un dieu le nom de Sylvain, qui sortait d'on ne savait trop où. Egdmatre se disputait vertement avec Eoza. Elvire s'adressait à Egdemor, qui ne pouvait d'ailleurs pas entendre ce qu'elle lui disait car il prononçait un discours interminable et que nul n'écoutait. Le pauvre paysan ne savait pas que dire. Gwaïherst était consterné, Ardemond, impassible, Alwin, hilare, Sméarna, abattue. Gathe semblait torturée par un terrible conflit intérieur. Wolur regardait le tout avec sa sérénité habituelle. Voleur de Feu essayait désespérément de placer un mot. C'était un miracle qu'il ne se fût pas encore engagé dans une bagarre avec Egdemor ou Lot. Arthur essayait on ne sait pourquoi de restaurer l'ordre.

Quelqu'un allait y parvenir, mais ce n'était pas lui.

Artéa regardait désespérément Alphonse, espérant qu'il interviendrait pour calmer les esprits. Mais Alphonse semblait distant. Alors c'en fut trop pour la jeune fille : elle se leva, monta sur la table et cria de toute ses forces :

« Silence ! »

Il faut dire qu'elle avait une voix particulièrement perçante. Quarante-deux yeux se tournèrent vers elle. Elle rougit intensément. Il lui fallait trouver quelque chose à dire, et vite.

« Je suis déçue, finit-elle par déclarer. Mes parents m'avaient si souvent répété que le bien triomphait toujours du mal, car le mal se retourne contre lui-même et se consume dans ses propres divisions, tandis que le bien reste uni et ferme. J'ai le regret de constater que c'est l'opposé qui est vrai, que le Mal aujourd'hui est fort, dominé par un seul homme qui sait faire régner l'ordre dans ses rangs, tandis que nous, qui nous targuons de représenter le Bien sur Anecdar, nous l'ensemble des Peuples Libres, ne sommes pas capables de mettre de côté nos différences pour lutter ensemble, mais qu'au contraire, à la moindre difficulté, nous oublions tous les efforts d'hommes tels qu'Ambre et Anatole, pour nous accuser les uns les autres de tous nos maux. Je suis déçue de voir que la ville de Tekir elle-même est le siège de luttes intestines, que sa beauté ne parvient pas à convaincre le Peuple de Mortame, pourtant descendant de certains des architectes de la Cité Éternelle, de sa bonne foi. Je suis peinée en imaginant ce que pourra penser Sa Majesté l'Empereur quand il lira le procès-verbal de cette réunion. Dans l'ensemble, il n'en est rien sorti d'utile, ou d'aucune manière constructif. La séance est donc levée. »

La jeune fille avait parlé avec une telle autorité, une telle maîtrise de soi, que nul n'avait osé interrompre. Et comme il était permis à toute personne présente à une séance du Conseil, tant membre de l'institution qu'invité, de clore les débats, il n'y avait rien à ajouter. Les différents participants se dispersèrent donc, certains, comme Egdemor ou Lot, avec dédain, d'autres, comme Gwaïherst, avec une grimace d'irritation.

Alphonse vint trouver Artéa pour la féliciter.

« Je pense, ajouta le sage des Sages, que tu as fait la seule chose raisonnable en la circonstance. »

« J'avoue que je ne comprends pas bien ce qui m'a pris. Il y a un mois j'étais paralysé par la peur lorsque je m'adressai au Conseil. Et aujourd'hui ce discours est sorti tout seul... »

« Tu t'es faite l'interprète des paroles du Créateur. C'est Sa déception que tu as exprimée. C'est lui qui t'a soufflé les mots. »

« En vérité, ajouta soudain Voleur de Feu qui venait se mêler à la discussion, Artéa a eu raison de clore ce Conseil. Mais qui a commis le tort de l'ouvrir ? »

« La faute, si faute il y a, en revient à Gwaïherst. Dès qu'il a appris la chute d'Oluddán, avant l'Empereur en fait, il a appelé cette réunion. Titania et Obéron n'ont pas daigné se déplacer, mais les Nains y ont consenti. »

« Mais dans quel but ? Pourquoi venir ici s'ils n'avaient rien à dire ? »

« Oh, ils avaient des choses à dire. Et ils les ont dites. Non pas à nous les Sages : nous ne les intéressons pas du tout. Mais à la Cour d'Anor. L'Empereur connaîtra tout ce qui a été prononcé ici. Et Mortame veut animer son esprit contre nous. En cela, bien sûr, leur espoir est vain. Mais en nous présentant comme des incapables, les Nains auraient très bien pu parvenir à monter le Sénat contre nous. Seulement le Sénat a été suspendu. Ce qui explique peut-être leur mauvaise humeur. »

« Mais c'est ignoble ! » s'exclama la jeune fille, indignée.

« Pourquoi Ardemond n'a-t-il pas consenti à s'expliquer ? » demanda alors Voleur de Feu.

« Les plans qu'il a conçus exigent sans doute un secret absolu. Mais il y a plus : il a clairement agi pour renforcer le mystère qui l'entoure et pour se dissocier du Conseil. De cette manière, s'il échoue, le Conseil ne sera pas tenu responsable, à supposer qu'il y ait encore quelqu'un pour tenir quiconque responsable de quoi que ce soit. Peut-être peut-on aussi avoir plus confiance en un grand Mage qui semble avoir tout prévu que dans une assemblée, aussi renommée soit-elle... »

« Et comment expliquez-vous les interventions d'Arthur ? »

« Je pense que ce garçon ne supporte pas les faveurs dont votre ami, Wolur, jouit auprès du souverain. Le fait d'avoir été nommé capitaine constitue même un affront à ses yeux. Il est naturel qu'il cherche à s'allier à l'aristocratie. Je devine que Lot de Naroc n'est pas pour rien dans cette idée. Et il profite de plus de sa présence ici pour se montrer comme quelqu'un de raisonnable, de compétent, c'est-à-dire capable d'être commandant des gardes de Tekir. L'aristocratie se soucie fort peu de lui, mais, si elle peut l'utiliser, elle le fera. »

Il régnait dans les très hautes sphères du pouvoir d'Oluddán une ambiance particulière. Tempête en était à sa vingtième tentative pour faire apparaître un œuf. Si seulement les échecs précédents s'étaient simplement traduits par un petit panache de fumée malodorante ou bien un bruit déçu, les affaires ne seraient pas allées si mal. Mais il apparaissait en général, au lieu d'un œuf, une chose peu agréable à regarder, difficile à décrire et encore plus à maîtriser. Le pénultième essai avait d'ailleurs coûté la vie à deux gardes (humains) dans des circonstances qu'il est peut-être préférable de ne pas détailler. Le dernier avait donné naissance à une sorte de monticule noirâtre en permanente ébullition, et des bulles duquel s'échappait une vapeur infecte ; sans compter qu'il s'était révélé impossible de déplacer d'un pouce cette création encombrante.

Pendant ce temps, le Seigneur Noir lui-même avait occupé une grande partie de son temps à tenter de dompter le cheval dont Ardemond lui avait fait don et qu'il avait déjà nommé Bucéphale. Somme toute, celui qui occupait son temps de la manière la plus constructive n'était pas à Oluddán : c'était Fenrir, qui s'en donnait à cœur joie dans la destruction et le massacre.

Tempête se sentait sur le point de parvenir à faire apparaître l'œuf tant désiré quand Alexandre entra en tempêtant dans la pièce qui servait de laboratoire.

« Comment se fait-il que les nuages planent encore autour de toi ? » demanda le Roi Noir avec humeur.

« Il n'en est rien, Seigneur. Je suis trop près du soleil. » répondit la fillette avec humour.

« Laissons cela, interrompit le Maître des Ténèbres, fâché de cette réponse. Je viens de découvrir... »

« L'inscription portée sur les murs de la ville ? Oui, je l'ai vue aussi. »

« Un appel à la révolte ! Dans ma propre capitale ! C'est intolérable ! »

« Ah ? C'était donc un appel à la révolte ? »

« Mais tu... »

« Je ne sais pas lire, papa. Pas plus que les trois quarts de la population de la ville, je suppose. Donc... »

Alexandre considéra un instant cette assertion puis émit un petit soupir.

« Je suppose que tu as raison. Mais je n'aime pas l'idée qu'il y ait à Oluddán quelqu'un qui puisse défier mon autorité. »

Un sourire qu'on pourrait qualifier de particulièrement maléfique passa sur les lèvres cachées du Seigneur des Ténèbres.

« Et je crois que je vais donc faire un petit effort pour asseoir cette autorité. »

L'Iliade

Musique : La Moldau, de Ma Patrie de Bedřich Smetana.

Je voulais assister à la création du monde, mais je suis arrivé avec cinquante siècles de retard. Cela ne fait rien. Avec un peu de chance, j'assisterai à sa destruction.

Ruxor

Le deux de khurmánta, la ville de Tháli se réveilla paresseusement avec le soleil, s'étira longuement, et constata qu'elle était encerclée par soixante-cinq mille soldats.

Le duc-maire, un homme assurément plus compétent que Gérard d'Oluddán, et légèrement plus jeune, se tenait sur les remparts et contemplait le spectacle avec effroi. On l'avait réveillé un peu avant l'aube, dès que l'armée de Fenrir avait été aperçue à l'horizon. Le duc-maire savait naturellement qu'Anecdar était en guerre, mais il ne s'était assurément pas attendu à voir surgir ces troupes. En vérité, personne n'avait imaginé qu'elles auraient pu atteindre Tháli aussi rapidement.

Quand Fenrir fut sûr qu'il serait bien entendu, il cria de toute sa voix (ce qui, vu la taille du démon, était plutôt fort) la déclaration d'Alexandre :

« Nous n'avons pas de temps à perdre. Ou bien la ville de Tháli nous ouvre ses portes et se soumet à l'autorité de l'Empereur Alexandre, Seigneur d'Oluddán et nouveau Maître d'Anecdar, ou bien cette ville sera rasée et brûlée, et tous ses habitants éliminés. Vous avez trois heures pour vous décider. »

Contrairement au duc-maire d'Oluddán, celui de Tháli choisit de ne pas se compliquer inutilement la tâche et il envoya aussitôt un message à l'Empereur. Si bien qu'en à peine une demi-heure, Quentin II se trouva à la tête d'un important Conseil de Guerre et avec sur les bras un dilemme dont dépendait le sort des habitants de Tháli.

Force était bien d'admettre que le Seigneur Noir avait surpris tout le monde. À la nouvelle de la chute d'Oluddán, l'Empereur avait donné l'ordre de déplacer une partie des effectifs stationnés à Enordeme en direction de la Ville des Eaux, mais celles-ci étaient encore loin d'être arrivées, et, de toute manière, elles ne comptaient que trois divisions, ce qui, même ajouté aux quatre de Tháli, ne faisait assurément pas le poids.

« Plus de cinquante mille hommes, lut le Général de Mellières, d'une voix défunte. Outre plusieurs milliers de démons. Où a-t-il pu trouver tout ça ? »

« Peu importe, répliqua l'Empereur. Il a de puissants pouvoirs magiques, cette réponse nous suffira pour le moment. »

« La question qui nous occupe, ajouta le Premier ministre, est de savoir quelle suite donner à son ultimatum. »

« Y a-t-il des troupes aux alentours qui pourraient arriver à Tháli en quelques heures ? »

« Les garnisons les plus proches sont à quarante milles, répondit de Mellières et elles totalisent au mieux deux régiments. »

« Pas d'espoir de ce côté-là, donc, résuma le souverain. Les chances de tenir la ville ? »

« Elle a été construite tardivement, répondit Enedar. Au onzième siècle, les guerres semblaient définitivement disparues d'Anecdar depuis la soumission d'Enordeme et Jules III pensait sans nul doute plutôt à s'amuser qu'à se battre lorsqu'il fonda Tháli. Ses fortifications sont symboliques et n'ont aucune chance contre une attaque bien menée. »

D'Arnoncour, en disgrâce, assis sur un tabouret fort inconfortable, jeta un regard venimeux à Enedar, ce vieux débris que l'Empereur lui imposait en guise d'adjoint. Il décida de ne pas se laisser marcher sur les pieds.

« Vous avez quatre mille hommes à Tháli, Sire. De braves gars, prêts à donner leur vie pour vous. Notre ennemi ne peut avoir recruté que des paysans sur son passage. Je veux bien qu'il ait été très fort pour cela, mais nos soldats sont de véritables militaires, conscients de leur importance, fiers de servir leur Empereur et bien armés. Même à douze contre un, nous ne pouvons pas perdre. »

« Nos hommes ne sont pas tous dans l'armée par leur propre volonté. Je me sentirai responsable de chaque goutte de leur sang qui tombera. D'autant plus qu'il y a bien des civils à Tháli, dont le sort me préoccupe autant que celui des soldats. Je ne veux pas prendre de risque inutile. Trop d'hommes sont déjà sans doute morts. »

« Sire, je me porte garant de la défense de cette ville. »

« Contre un ennemi ordinaire, d'Arnoncour, je me fierais bien volontiers à vous. Mais vos talents résident principalement dans l'estimation de la valeur de vos ennemis et vous ne savez rien de ceux-ci. Ils ont pris Oluddán sans coup férir. »

« Par trahison, à ce que je comprends ! »

« La trahison nous guette, de tous les côtés. » répliqua Quentin, d'une voix calme mais avec un regard très significatif.

« Si cet homme s'empare de Tháli, il mettra la main sur un véritable grenier. »

« Je ne crois pas que ce soit à la fin de l'été qu'on le fera mourir de faim, de toute manière. » objecta De Hel.

« Et les armes ? » se hasarda à demander quelqu'un.

« Il semble qu'il ait trouvé, ou fait apparaître, de quoi équiper une armée entière ; ce qu'il prendra à Tháli ne l'aidera pas beaucoup. »

« Vous ne pouvez pas livrer la ville ainsi, Sire. Ce serait de la couar... »

D'Arnoncour s'interrompit soudain, se rappelant à qui il parlait.

« Il suffit ! Peu m'importe de perdre la face : je veux à tout prix éviter les morts. »

Le regard du ministre des armées montrait clairement ce qu'il pensait de l'attitude de son souverain. Quentin enfouit son visage dans ses mains et un long moment passa en silence.

« Ma décision est prise, annonça finalement l'Empereur. Excellence, ordonnez au duc-maire de Tháli d'ouvrir les portes. Mais auparavant, les soldats qui gardent la ville embarqueront en direction d'Enordeme. Les troupes envoyées de là en direction de Tháli doivent être rappelées au plus vite. De plus, la seconde armée d'Anor partira pour Enordeme dès aujourd'hui, ainsi que toutes les garnisons situées à moins de cent milles de cette cité. C'est là que se déroulera la bataille fatidique. »

La séance était close. Tout juste entendit-on d'Arnoncour murmurer :

« Si tant est que la bataille fatidique ne se déroule pas à Anor même. »

L'ordre de l'Empereur fut respecté, Tháli se vida de ses troupes et se livra à l'assiégeant. Certains serrèrent les poings, maudissant les dieux, Quentin, ou (pour ceux qui avaient les idées plus claires) l'Ennemi noir. Certains affirmèrent haut et fort qu'ils auraient donné jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour sauver la ville et qu'il était injuste qu'on les en empêchât. Il est curieux de constater à quel point les hommes sont courageux quand on leur ordonne de ne pas l'être.

Tháli était prise. Dans la salle du trône à Oluddán, Alexandre grava sur le mur un second petit trait vertical à côté du premier.

Pendant ce temps, assez loin de la Ville des Eaux qui allait devenir la Ville des Boues, deux cavaliers, un Nain et une magicienne, se rendaient à Oluddán, par la route la plus directe, c'est-à-dire en passant par la forêt de Lut-Ezhyrstjér.

Quelque chose n'allait pas : la grande forêt se taisait. Une oreille habituée pouvait toujours saisir, juste au-delà du seuil de la conscience, la lente respiration des bois, ce murmure perpétuel qui prouve que le visiteur n'est jamais seul, que les arbres ne sont pas de pierre. Mais à cet instant le silence était total, obsédant.

C'était que la grande bête se tapissait et se faisait le plus silencieux possible avant de bondir sur son ennemi. Lut-Ezhyrstjér était attaquée, et Lut-Ezhyrstjér allait se défendre. Un groupe d'hommes armés venus d'Oluddán s'approchait de la lisière sud de la forêt et même l'écureuil le plus écervelé pouvait comprendre que leurs intentions n'étaient pas des plus pacifiques.

Ce fut Karine qui la première prit conscience de ce silence inquiétant. Si Kormor n'avait pas été occupé à chanter une chanson guerrière de Mortame, qui ressemblait de façon douteuse au cri du dragon lorsqu'on lui perce le flanc, cela aurait sans doute été plus facile.

« Silence ! » chuchota-t-elle.

« Mais c'est... »

« Le récit de nos aventures dans les Monts du Diamant, je sais. Interromps-les une seconde et écoute. »

Kormor cessa de chanter, dressa l'oreille (autant qu'un Nain peut dresser l'oreille du moins).

« Je n'entends rien. »

« Précisément. C'est cela qui n'est pas normal. »

« Les oiseaux se seront enfuis, voilà tout. »

« Je veux bien croire que tu leur aies fait peur, mais cette explication ne me suffit pas. »

Après un moment, Karine rajouta :

« Nous ne sommes pas seuls ici, j'en suis sûre. »

Kormor ricana.

« Il me semble que c'est plutôt lorsqu'on entend un bruit qu'on fait ce genre de remarque. »

Karine lui jeta un regard noir et ils reprirent leur route. Le Nain eut du moins le bon goût de cesser de chanter.

Après un mille de la sorte, la magicienne allait conclure que son imagination lui jouait des tours, lorsqu'elle fut soudainement confortée dans ses jugements.

Une volée de flèches passa à moins d'un pouce au-dessus de la tête des deux cavaliers.

Kormor fit aussitôt halte, tira sa hache et se retourna pour voir d'où venait le tir. Il n'y avait rien derrière lui que les traces de leurs chevaux.

« Retournez-vous, Messire Nain. Je suis devant vous. »

Kormor s'exécuta avec une nervosité qui fit naître un sourire amusé sur les lèvres de celui qui avait parlé.

Il y avait là un groupe d'Elfes, à pied, tous armés d'un simple arc et vêtus d'une manière qui leur aurait valu dix jours de prison pour outrage à la pudeur s'ils s'étaient montrés à Enordeme. Ils portaient des peintures (un trait marron vertical sur chaque joue, un cercle kaki autour du bras gauche) qui les marquaient comme des nomades et des guerriers. En tout cas, ce n'était pas là l'aristocratie de Stjertén.

« Je suis Agléas. » déclara celui qui semblait être le chef.

Il n'y avait aucun doute sur le fait que les flèches tirées étaient passées précisément là où elles avaient été visées et que ce n'était pas par maladresse qu'elles étaient un pouce trop haut.

Un jeune Elfe — il n'avait certainement pas soixante ans — ajouta à l'adresse de Kormor :

« Et remettez cette hache à sa place, Messire Nain. Vous risquez de vous blesser. »

La plaisanterie était particulièrement insultante et le dit Nain pâlit.

Agléas envoya au jeunot un regard cinglant et demanda sur un ton plus formel :

« Où allez-vous ainsi ? »

Karine tira de sa robe un parchemin qu'elle tendit aux Elfes.

« Nous sommes des ambassadeurs envoyés par Tekir auprès l'Ennemi, qui a conquis Oluddán. Ce document le prouve. »

L'Elfe était peut-être un nomade, mais il n'était pas illettré. Il observa avec attention les morceaux de cire attachés au parchemin, puis le lut avec une attention soutenue.

« Effectivement, ce passeport est authentique et porte le sceau personnel d'Ambroise Gwaïherst. Toutefois, nous avons l'ordre de ne laisser passer personne. »

« Comment ? » rugit le Nain.

« En vérité, ajouta le chef avec malice, nous avons l'ordre d'exécuter sans questions tous ceux qui se trouvent dans cette zone interdite. Heureusement pour vous... »

« Pour vous ! » corrigea le Nain.

« ...heureusement pour vous, reprit l'Elfe, nous n'en avons pas l'intention. Toutefois, les armées de celui auprès de qui vous prétendez être ambassadeurs sont à moins de trente milles du bord de la forêt et avancent à une vitesse vertigineuse. »

« Raison de plus pour nous hâter. » s'exclama Karine.

« Sans doute, mais j'ai des ordres. »

« Des ordres ! » s'écria la magicienne, qui commençait à s'échauffer.

Elle se reprit et, plus calme, demanda :

« De qui les tenez-vous ? »

Agléas répondit d'une voix tranquille et sans prétention :

« Nous les tenons de la Nécessité, qui parle pour Anecdar tout entière. »

« La Nécessité ! » ricana le Nain.

Karine ignora son ami et continua :

« Savez-vous que nous avons personnellement rencontré votre roi, Obéron, lors de la séance du Conseil des Sages ? Qu'il a approuvé la décision de Tekir de nous envoyer ? »

C'était un léger mensonge, ou plutôt un mensonge par omission, puisque Obéron n'avait approuvé que la première mission confiée aux héros et que celle-ci était la décision de Gwaïherst et d'Ardemond seulement. Mais, décida la magicienne, ce n'est pas le moment de tenir une conférence.

« Le roi Obéron n'est pas roi des Elfes. » répondit Agléas, confiant.

« Pardon ? »

« Le roi Obéron est roi de Stjertén et des territoires soumis à la juridiction de cette ville ; cet endroit n'en fait pas partie. Cette région est administrée, directement, par ceux qui y habitent, Elfes ou autres, avec le conseil du roi Obéron. »

Kormor s'affairait à mordre sa lèvre aussi fort qu'il le pouvait, pour s'empêcher de dire à ces ahuris tout le bien qu'il pensait d'eux.

« Mais vous êtes tout de même sujets de Sa Majesté l'Empereur ? »

« Avez-vous peut-être un sauf-conduit signé de la main de Sa gracieuse Majesté ? »

« Non. » dut admettre la magicienne.

« Alors la question ne se pose pas. » conclut Agléas.

« Peut-être qu'une petite gratification simplifierait les choses ? » proposa soudain Kormor.

Il reçut une dizaine de regards qui le persuadèrent de ne jamais, jamais plus, poser une telle question à un Elfe.

Karine descendit de cheval, posa sa main sur son front pendant quelques secondes, ferma les yeux, espéra que si elle ignorait le monde, celui-ci la laisserait tranquille et s'en irait, rouvrit les yeux et constata que le monde était encore là.

« Il doit bien y avoir une solution. »

« Je n'en vois pas, répondit Agléas. Même si je vous laisse passer, nous ne sommes pas les seuls soldats de cette partie de la forêt. Les autres groupes ont les mêmes ordres que moi et certains seraient ravis de les exécuter. Il règne ces temps-ci parmi les miens une hostilité envers les hommes et les Nains qui me dérange. La seule chose que je peux vous conseiller, c'est soit de quitter la forêt, et encore vous devriez le faire beaucoup plus loin au nord car l'orée est gardée jusqu'au quarante-septième parallèle, soit de vous rendre jusqu'à Stjertén et d'y demander une escorte. »

« Ce serait trop long, se lamenta la magicienne. Il nous faudrait six jours de plus dans le meilleur des cas. Qui sait si Tháli n'aura pas été prise d'ici là ? Ou Stjertén du reste ? »

Agléas haussa des épaules, l'air impuissant.

« Si seulement Avethas était là ! » pesta Karine, à voix basse.

Cette réflexion, qui n'était pas supposée être entendue, changea aussitôt l'expression d'Agléas.

« Vous connaissez Avethas Koortheror ? »

« Connaissions, rectifia Karine. Car il n'est plus. »

« Que dites-vous ? Avethas a péri ? »

La voix d'Agléas tremblait.

« Hélas, oui. Il a été la première victime de l'Ennemi qui nous menace actuellement. Il est tombé au service de Tekir. »

L'Elfe se mit à genoux, étendit ses bras vers le ciel.

« Ivéth, Ávetha wúle ha ! Huís vintíshot, Ars nu ri lus remízhol, élves tri n'uglóshwes. Na sher huís hódha lúrul[*]. »

Une larme roula sur sa joue. À l'inverse des Nains, les Elfes n'avaient pas honte des pleurs, au contraire. Quand un Enfant des Montagnes décède, sa famille porte son corps dans la galerie des morts, avec sa hache et son casque, on scelle le tombeau et à partir de ce moment on agit comme s'il avait péri des siècles plus tôt : il devient une figure historique à part entière. Lorsqu'un Enfant des Étoiles trépasse, ce qui est somme toute bien plus rare, le corps est aussitôt incinéré, les cendres placées sur une barque qu'on envoie à la mer ; puis la famille et les amis du défunt se réunissent et passent une nuit à veiller et pleurer. Le résultat était que les Nains accusaient les Elfes de faire du mélodrame déplacé et peu sincère, alors que ceux-ci reprochaient à ceux-là de finalement préférer les morts aux vivants.

C'est ainsi que Kormor regarda avec impatience Agléas terminer son oraison funèbre.

« Je crois que nous pouvons arriver à une solution. » conclut celui-ci.

« Ah ! pensa le Nain. Les gens finissent toujours par se montrer raisonnables. »

« Nous allons descendre avec vous jusqu'à la lisière sud de la forêt. Je manque ainsi à mes ordres, mais je le fais en la mémoire d'Avethas. Cependant, pour que vous puissiez aller plus loin... »

« Oui ? » demanda Karine, anxieuse.

« Il faut que vous soyez vous même soldats de Lut-Ezhyrstjér. »

Les autres Elfes pouffèrent de rire.

« Raisonnables ? se demanda Kormor. J'ai pensé raisonnables ? »

« Vous devez donc accepter de vous engager sous mes ordres, disons en tant qu'éclaireurs. Lorsque nous serons arrivés devant l'Ennemi, je vous enverrai en mission auprès de lui. De cette manière, je ne serai en faute qu'en ce qui concerne notre position, mais je n'aurai pas laissé d'étrangers pénétrer dans la zone interdite. »

« Ainsi soit-il ! conclut la magicienne. Mais nous sommes à cheval et... »

« Vous ne pensez pas pouvoir, même au trot, aller plus vite qu'un Elfe dans sa forêt natale ? » s'exclama un des jeunes.

« Ce serait, ajouta Agléas avec un clin d'œil, aussi vain que d'espérer rattraper à la course un Nain dans ses propres galeries. »

Kormor fit une petite révérence.

« À propos ! plaisanta un des Elfes. La solde est de deux livres cinq sols par jour. Et la nourriture n'est pas toujours des meilleures. »

Le Nain rit de bon cœur. Il rit nettement moins quand il lui fallut se laisser peindre le visage.

Le lendemain, le trois de khurmánta, l'armée nord d'Alexandre atteignit l'extrémité méridionale de la grande forêt et se heurta aux bataillons d'Elfes stationnés là. C'est ainsi qu'eurent lieu ce qui peut être considéré comme les premiers combats, ou du moins les premiers combats officiels, de la Guerre de la Larme.

La stratégie des Elfes était claire. Ils cherchaient à empêcher l'Ennemi de pénétrer la forêt et si possible à le retarder dans tous ses mouvements, ou même le décimer, en évitant toutefois l'affrontement direct. Pour cela, l'arc était une arme idéale et chaque arbre semblait abriter un Enfant des Étoiles.

La stratégie de l'Ennemi en question hésitait à la frontière mal définie entre le très subtil et l'inexistant. Dans un premier temps, l'armée paraissait vouloir entrer dans Lut-Ezhyrstjér, en ignorant parfaitement tous les projectiles qu'elle pouvait recevoir ; ce qui n'était assurément pas la meilleure idée possible et ce qui causa un nombre assez considérable de décès tout à fait inutiles. Lorsque le général qui commandait l'armée décida que ce petit jeu avait assez duré, il eut une idée qui, il faut l'admettre, causa aux Elfes de grandes difficultés : il se mit à incendier la forêt. Ce n'était pas une idée totalement nouvelle, puisqu'elle avait déjà été appliquée, au douzième siècle avant Tekir, par les Oludúlkes lors des guerres de Lwershjár. Cette partie de Lut-Ezhyrstjér, composée surtout de pins et de petits arbustes, prit feu assez facilement, d'autant plus que le temps était chaud et sec depuis quelques jours.

Ce n'est pas pour autant que les tirs de l'autre côté cessèrent. En fait, plus meurtrière pour les Elfes, la bataille ne le devint pas moins pour les hommes. Ceux-ci modifièrent cependant leur trajectoire, longeant le bord de la forêt, et s'en rapprochant même, en direction de l'ouest-nord-ouest.

Quelques détachements d'Elfes essayèrent, en milieu d'après-midi, d'attaquer ouvertement le flanc de l'Armée Noire, qui était en somme assez étroite. Leur échec fut complet : pas un seul ne survécut. Il fallait admettre que les guerriers amateurs qui faisaient face savaient bien mieux manier l'épée que le bouclier...

À l'approche de la nuit, la bataille perdit de son intensité. Les Elfes ne continuaient à tirer que par principe et les hommes s'écartèrent de la forêt. Lorsque les combats cessèrent, chaque camp compta ses morts. Sur le plan absolu, les Elfes l'emportaient avec seulement deux cent trente-sept contre quatre cent soixante-dix-neuf. Seulement, au rythme de cinq cents soldats en moins par jour, l'armée d'Oluddán pourrait continuer encore longtemps ; les Elfes allèrent se coucher avec le tiers de leurs effectifs en moins.

L'Armée Noire, elle, continuait sa route, de nuit comme de jour. L'Armée Noire ne dormait jamais.

La nouvelle forteresse d'Oluddán n'était pas la seule capitale de magie noire des Royaumes. Il y en avait une autre, si vieille qu'elle avait vu trente-cinq siècles passer sur elle sans broncher. Fengan, cité des brumes et de la nuit, regardait les flots d'encre de l'Océan Occidental battre continuellement les falaises sur lesquelles elle s'appuyait.

Cinq cents pieds séparaient les eaux du sommet du donjon duquel le sinistre maître des lieux admirait les récifs. On pouvait distinguer, comme une toute petite tâche sombre sur l'horizon, la première, la plus petite des Îles Noires, l'Île du Volcan de Boue.

La main gantée du Roi-Sorcier caressa la pierre des bâtiments. Cette bâtisse faisait partie de lui, désormais : bientôt deux siècles qu'il en était le maître. L'attachement pour Fengan était le seul reste de sentiment qui existât encore chez le sinistre personnage. Au vrai, la forteresse n'offrait pas tout le confort qu'on pouvait trouver à Tekir, Anor, Stjertén, ou, pour le reste, à Oluddán. Mais cette sculpture gigantesque qui dominait l'à-pic avait la solidité des os de la terre. Des forces anciennes comme le monde habitaient dans ces pierres antiques, rongées par le temps, humides et recouvertes de mousses.

Orb regardait patiemment pendant que son allié laissait sa mélancolie planer dans la pièce.

« Il faut nous mettre en route. » finit-il par dire.

« Il faut nous mettre en route, répéta gravement le Roi-Sorcier, vers ces horizons obscurs que les Destins réservent à nos pas. »

Le serviteur de Lwershjár souleva une petite clochette d'argent — dont la délicatesse faisait étrangement contraste avec celui qui la tenait — et laissa le son clair et cristallin, mystérieusement intense, emplir la forteresse.

Moins d'une minute plus tard, un serviteur, vêtu comme l'était Orb, se présenta sur la pas de la porte.

« Faites sonner le départ. Et annoncez à Ishbaan que je viens le voir. » ordonna le Roi-Sorcier.

Le serviteur s'inclina, prononça un « Monseigneur » à peine audible et disparut aussitôt.

« Cinquante jours, murmura le seigneur de Fengan. Il serait difficile de faire moins. Mais que sera encore l'Ouest du Continent dans cinquante jours ? »

« Il sera probablement la bande de terre à l'ouest du Lodiljme et à l'est des montagnes grises. Voulez-vous annuler le départ ? »

« Si Tekir tombe, que je sois parti ou non ne changera rien à notre sort, qui sera plutôt déplaisant. Si Tekir ne tombe pas, j'aurai intérêt à l'avoir aidée. Sans compter que mon aide peut être utile au « Bien ». Je n'ai pas le choix. »

Après un moment d'attente, Orb reprit :

« Puisque votre décision est prise, allons voir Ishbaan. »

« Allons. » approuva le Roi-Sorcier, mais sans entrain.

Dans l'instant, Orb disparut en un tourbillon de ténèbres. Son ami haussa les épaules, revêtit sa cape et descendit par un moyen plus conventionnel vers l'écurie.

Naturellement, il ne s'agissait pas de chevaux, et Ishbaan, la fameuse monture du Roi-Sorcier, qui attendait dans les écuries, n'était pas de l'espèce de Bucéphale.

Ishbaan était un des derniers survivants sur Anecdar d'une espèce en voie de disparition.

Ishbaan était la terreur des Terres Glacées.

Ishbaan était un dragon.

Beaucoup de rumeurs avaient circulé, beaucoup d'encre avait coulé, au sujet de ces créatures. Et surtout, beaucoup d'erreurs. Il faut admettre que, hormis le monumental « Thríksna ewiwépas[*] » de la bibliothèque de Tekir, il n'existait aucun document fiable à leur sujet.

Leur intelligence n'est pas, contrairement à une rumeur fort répandue, bien supérieure à celle des hommes. Il est vrai qu'ils savent parler et même très bien parler lorsqu'on leur apprend, et qu'ils ont un esprit extrêmement rapide dans le domaine visuel, qui est d'ailleurs un allié fort utile de leur vision perçante. En revanche, ils prévoient souvent très mal les conséquences de leurs actions. Du reste, un dragon à l'état sauvage, chose exceptionnelle, est une créature tout à fait pacifique et passe à peu près toute sa vie à manger et dormir (et jamais à garder un trésor : un dragon n'est pas une pie). Lorsqu'ils sont adoptés, ils se montrent d'une fidélité à toute épreuve, se sacrifiant volontiers pour leur maître, comme Lwershjár l'a fréquemment démontré.

On a raconté bien des sottises au sujet de la relation entre leur couleur et leur inclinaison à faire le bien ou le mal. En vérité, il n'y a pas de « bons » ou de « mauvais » dragons. Il y a seulement des bons et des mauvais maîtres de dragons (les premiers ayant été fort rares au cours de l'histoire d'Anecdar). Quant à leurs écailles, elles présentent une large gamme de couleurs, allant du noir au blanc en passant par le rouge et, plus communément, le vert, sans toutefois qu'il existe de nuances métallisées.

Leur longévité est certes importante, mais pas autant qu'on se plaît souvent à le dire : trois siècles, qui furent cependant souvent écourtés au cours de l'histoire mouvementée de leur espèce.

Le sujet qui enflammait le plus facilement l'imagination populaire, et pour cause, était le souffle de feu des dragons, généralement attribué à leurs immenses dons pour les sciences arcanes. Rien n'est plus faux : un dragon est un reptile fort évolué et n'a rien d'une créature magique. Tout au plus font-ils dans de rares cas de piètres illusionnistes. L'explication est tout autre : les dragons peuvent émettre à volonté des vapeurs d'alcool éthylique, produites par fermentation des sucres, et ignifier cette haleine si facilement combustible.

Le nombre de spécimens de cette espèce merveilleuse était difficile à chiffrer. Il en existait cinq à Fengan et un à Unidésase, capitale des Terres Sauvages. Tous des femelles ; et il en allait probablement de même des quelques dragons qui se terraient dans les Montagnes Grises. Le dernier mâle était sans doute mort en 1301, et depuis, la survie de l'espèce n'était due qu'à la capacité des femelles à pondre même en leur absence. Elle ne durerait probablement plus très longtemps.

Orb et le Roi-Sorcier furent donc en peu de temps devant le plus magnifique dragon encore vivant sur Anecdar. Les écailles d'Ishbaan étaient d'un noir ébène presque réfléchissant, ses énormes yeux d'une jolie couleur sang.

« Nous partons en guerre. » annonça le Roi-Sorcier.

La voix du dragon avait des harmoniques très intéressantes. Elle était extrêmement grave et pourtant sa prononciation des sifflantes était particulièrement perçante. Le reptile ne pouvait pas dire correctement les labiales, ce qui produisait un effet curieux.

« Cela faisait longtemps. » commenta Ishbaan.

Son expression était impossible à déchiffrer.

« Tu ne demandes pas contre qui ? » s'étonna le maître des Terres Glacées.

« Qu'importe ? Nous partirons, vous me direz qui je dois attaquer, je tuerai ou me ferai tuer, et peut-être nous vaincrons. Mais à quoi cela pourrait-il me servir de savoir qui nous combattrons ? »

« Bien répondu, approuva le Roi-Sorcier. En vérité, je suppose que l'immense majorité des soldats n'ont pas le commencement d'une idée de pourquoi ils se battent, ou de pourquoi ils meurent. »

« C'est, intervint Orb, qu'il n'y a pas de pourquoi. Et c'est une erreur d'en chercher un. L'homme tend à gâcher les plus belles choses, comme la guerre, en cherchant leur pourquoi. »

Le seigneur de Fengan regarda son ami avec un léger étonnement. Il avait beau le connaître depuis quelques siècles, Orb arrivait toujours à le surprendre.

« Montez ! suggéra soudainement Ishbaan. Nous allons dominer la situation. »

Le Maître des Ruses monta le premier, avec nonchalance, sur le dos du dragon. Il n'existe pas de selles pour ces animaux et il faut s'habituer à monter à cru, ce qui n'est pas très confortable. Mais Orb ne parut pas gêné. Alors que la plupart de ceux qui, comme lui, n'avaient encore jamais chevauché un de ces reptiles volants se seraient cramponnés de toutes leurs forces, ce passager ne prit pas même la peine de poser ses mains sur le dos d'Ishbaan et il se contenta de se tenir par les jambes. Le Roi-Sorcier grimpa après son ami, avec l'assurance du cavalier habitué.

La porte de l'écurie, grande ouverte, était à peine assez grande pour permettre le passage de l'animal. Et pourtant, Ishbaan n'hésita pas et se lança à toute vitesse, déployant même ses ailes. Ce fut un miracle si elle ne heurta rien. Pourtant, ses deux cavaliers restèrent impassibles, par habitude : habitude de l'impassibilité pour Orb, habitude du dragon pour le Roi-Sorcier.

En quelques secondes, ils purent observer Fengan d'en haut. Ishbaan décrivait lentement des cercles autour de la forteresse, sans sembler se fatiguer, comme portée par les vents.

Le spectacle en valait la peine : devant les tours de la citadelle de Lwershjár, dont les nombreux pinacles donnaient une sensation de hauteur vertigineuse, se regroupaient les soldats de Fengan. La disposition géométrique des douze cohortes, divisées en régiments, eux-mêmes divisés en manipules, était impressionnante tant par sa grandeur que par sa régularité impeccable. L'armée était en ordre de marche, s'étalant en longueur sur une distance considérable.

Les soldats des Terres Glacées n'étaient pas si nombreux et pourtant leur nom inspirait la terreur, ou du moins la crainte respectueuse, partout où il s'entendait. C'était avant tout en souvenir des guerres que l'ancien Maître des Ténèbres, le demi-dieu Lwershjár, avait fait subir au centre d'Anecdar, dont les cicatrices avaient pris bien des années avant de se refermer. La fin du treizième siècle n'était pas si lointaine. On murmurait que ces troupes n'étaient pas humaines. C'était faux, bien sûr, mais il est vrai que Lwershjár avait su modifier légèrement l'apparence de ses guerriers pour les rendre plus effrayants. On les nommait Orques en référence à ces cétacés marins réputés pour leur agressivité ; et les plus féroces étaient appelés Squales (ce qui pouvait également s'appliquer pour caractériser leur intelligence).

« Cette fois, murmura le Roi-Sorcier, les Orques vont combattre aux côtés des Elfes. Lwershjár, mon Maître que j'ai trahi, eussiez-vous anticipé un tel destin ? »

« J'ai idée, ajouta Orb malicieusement, que la route qui nous reste à parcourir nous réserve plus de surprises encore que celle que nous avons derrière nous. »

Karine regarda avec curiosité le colonel situé en face d'elle, et qui faisait de même.

La magicienne avait appris par Gwaïherst que le Seigneur Noir, qui se nommait désormais Alexandre, pouvait, grâce à la puissante relique qu'il possédait, soumettre les hommes à sa volonté. Elle s'était donc attendue à trouver un interlocuteur aux yeux vides, à la voix blanche, aux actions mécaniques. C'était tout le contraire : cet officier de l'arrière-garde de l'Armée Noire lui avait semblé jovial et sympathique dès qu'elle l'avait vu.

En comparaison, Kormor se montrait pour le moins bougon. Après deux jours que le Nain et son amie avaient passés en compagnie des Elfes, et qui s'étaient déroulés sans incidents, ils avaient fini par rejoindre l'arrière-garde de l'armée d'Oluddán. À ce niveau, les combats avaient pratiquement cessé, les combattants (et les arbres !) manquant aux Elfes pour continuer leurs offensives ; les soldats humains longeaient donc Lut-Ezhyrstjér sans être outre mesure inquiétés. Comme convenu, le Nain et la magicienne avaient été envoyés en « éclaireurs » et ils s'étaient présentés aux premiers soldats venus, demandant à parler à l'Empereur Alexandre.

« Vous êtes ambassadeurs ? Envoyés par... Tekir, pour négocier auprès de mon Maître ? »

« C'est cela. » acquiesça Karine.

Le colonel se montra dubitatif.

« Vous n'avez pas l'air d'ambassadeurs. » remarqua-t-il en référence aux peintures guerrières elfiques que les deux envoyés portaient.

« J'ai toujours dit que c'était ridicule, pensa Kormor, et que cela nous causerait des difficultés. »

« C'est que les Elfes gardent cette région, affirma Karine avec assurance. Il n'a pas été facile de venir jusqu'ici. »

« Et vous vous êtes fait passer pour deux d'entre eux ? » demanda le colonel, encore plus dubitatif.

« Oui. » confirma Karine, avec encore plus d'assurance.

« S'il se met à rire, pensa Kormor, je l'égorge sur place. »

Mais l'officier ne se mit pas à rire. Il dit simplement :

« Je ne sais pas quoi penser de votre histoire. Par conséquent, je ne vais rien en penser. De toute manière, mes ordres ne sont pas de faire des captifs, ni des cadavres. Mais d'autre part, je ne peux pas vous aider à vous rendre à Oluddán, ni vous y faire accompagner, étant donné que je n'ai pas de chevaux. Aussi ne vais-je rien vous donner et rien vous prendre. »

La magicienne resta stupéfaite. Cette armée n'avait rien en commun avec toutes les précédentes. Les troupes de Lwershjár auraient assurément pris un plaisir tout particulier à exécuter Karine et Kormor, ou du moins à les faire prisonniers. Les légions de l'Empire d'Anecdar auraient probablement fait escorter deux tels envoyés jusqu'à Anor, du moins, la magicienne voulait le croire. Mais ces hommes-là manifestaient la plus complète indifférence. Si Karine s'était attendue à quelque chose, ce n'était en tout cas pas à cela.

Comme l'avait prévu Orb, cette armée de l'Ennemi réservait encore bien des surprises aux forces du Bien.

Éléonore Duvernay, Présidente du Sénat de l'Empire, se hâta à travers les jardins du Palais Impérial, sans accorder un instant d'attention à ces fleurs si rares qu'une armée de jardiniers s'employait à garder toujours dans un état parfait, à ce jardin qui n'était surpassé en diversité que par les jardins suspendus de Tekir. Elle gravit ensuite les marches de l'escalier monumental qui donnait accès au palais, ces marches du Pouvoir et de la Gloire.

Les gardes impériaux connaissaient Duvernay et la saluèrent au passage pendant que la Présidente, qui connaissait parfaitement son chemin, se dirigea vers les appartements du Premier ministre. De Hel avait donné l'ordre qu'on la laissât entrer sans formalité, ce qui fut fait.

Quel étrange personnage que cet homme ! Comment il pouvait remplir la lourde fonction de chef du gouvernement d'Anecdar et néanmoins trouver le temps de se consacrer à ses recherches scientifiques était une question que nul n'avait réussi à résoudre, pas même Quentin. En fait, le plus vraisemblable était que De Hel ne dormait pas plus de trois ou quatre heures par nuit ; et pourtant, il ne paraissait jamais fatigué, en tout cas, on ne l'avait jamais surpris à bâiller.

« Vous m'avez fait appeler, Excellence ? » demanda Duvernay, lorsqu'elle fut devant le Premier ministre.

« Madame, je crains pour votre vie. »

« Cette sollicitude me touche, Excellence. Puis-je en savoir la cause ? »

« Madame, le ministre de la Guerre, Eudes d'Arnoncour, désire à tout prix vous faire porter dans l'autre monde. Il vous a en effet révélé ses complots contre notre souverain, et comme il ne sait pas que nous les connaissons depuis longtemps, il vous considère comme dangereuse. »

Duvernay fut fort surprise par le début de cette dernière phrase et tenta de le cacher. Ne sachant pas trop comment répondre, elle se contenta d'acquiescer.

« Naturellement, Madame, poursuivit De Hel, Sa Majesté vous renouvelle toute sa confiance, mais la dissolution du Sénat a été rendue nécessaire par la Raison d'État, et... »

« Et d'Arnoncour est inamovible. Je comprends, Excellence. »

De Hel sourit. Les phrases claires et directes étaient rares en politique.

« C'est exactement cela, Madame. Tant que vous n'occupez pas une fonction officielle importante, vous êtes en danger. »

De Hel s'amusait à aiguillonner la Présidente et il y parvint parfaitement. C'est avec un tremblement difficilement contenu que Duvernay demanda :

« Vous proposez, Excellence ? »

« Sur ma suggestion, Madame, Sa Majesté l'Empereur vous demande d'accepter le titre et la fonction de vice-reine du Continent. »

Le sens historique et politique profond de Duvernay comprit tout de suite la signification de cette proposition. Bien longtemps auparavant, les Empereurs nommaient des vices-rois dans les différentes provinces d'Anecdar. La futilité de ce système apparut bien vite : les deux vices-rois de l'Outre-Mer disposaient de l'influence d'Anor sur cette partie du monde, c'est-à-dire, nulle ; le vice-roi du Continent au contraire était extrêmement puissant et plus d'une fois usurpa l'essentiel des pouvoirs de l'Empereur. Si Quentin II jugeait nécessaire de réveiller cette ancienne fonction, cela voulait dire qu'il se penchait entièrement sur les matières militaires qui l'occupaient et qu'il confiait l'administration de l'Empire à Duvernay. Enfin, il fallait voir dans ce geste le travail de De Hel, qui prouvait simultanément son influence sur le souverain et son attachement pour Duvernay.

La Présidente du Sénat fit peut-être toutes ces considérations inconsciemment ; en tout cas son esprit avait peine à prendre mesure de l'immense honneur qui lui était fait. Elle resta muette.

Le Premier ministre prit ce silence pour de l'hésitation. Il rajouta donc :

« Pour votre sécurité et pour le bien des Royaumes, je vous prie, Madame, de vous conformer aux désirs de Sa Majesté. »

Duvernay se rattrapa parfaitement : elle prit un air nonchalant et déclara :

« Dans ce cas, j'accepte, Excellence. Pour les Royaumes, notez bien. »

De Hel se permit de sourire.

« Sa Majesté sera satisfaite, Madame, je suis sûr. »

Mais l'Empire ne se limitait pas au Centre d'Anecdar, ni même au Continent. De l'autre côté du Lodiljme se situait l'Outre-Mer. Et dans la partie orientale de celle-ci, la ville de Mekand, qui pour la plus grande partie des habitants de l'occident était inconnue même de nom, la ville de Mekand sur laquelle règne l'Empereur d'Orient.

En théorie, il est vrai, Mekand elle-même, comme toute l'Outre-Mer, comme tout l'Univers d'ailleurs, tombait sous la juridiction de la couronne d'Anor. En pratique, cela signifiait que les Conseillers Impériaux à Mekand avaient trouvé la chose lucrative : non seulement le Continent ne touchait pas d'impôts venus de l'Outre-Mer, mais c'est même le contraire qui était vrai, puisque Anor versait annuellement six cents mille marcs d'or à Mekand, comme le voulaient les termes d'un traité signé des siècles auparavant. De cette manière, tout le monde était satisfait : l'occident gagnait en prestige et l'orient en or.

Cela ne signifiait pas pour autant que l'Outre-Mer avait vendu son amour propre. Tout d'abord, il n'y avait que quelques hommes qui savaient que l'Empire d'Orient faisait partie d'une entité plus vaste. L'Empereur continuait à recevoir les mêmes titres ronflants et on le nommait lui aussi maître de l'Univers. Il aurait sans doute été intéressant de savoir ce qui se serait produit si un sujet de cette partie du monde avait soudain décidé de faire appel au Parlement d'Anor contre les lois de Mekand qui ne respectaient pas la Grande Charte des Royaumes.

Mais la société strictement hiérarchisée de l'Empire d'Orient ne laissait pas la place à de telles fantaisies. Le règne d'I-Stekand-Mizi, troisième Lumière de la Maison du Nord, était encore plus autoritaire que celui de son oncle, lequel avait déjà passé pour un des plus durs de la dynastie.

Tout était minutieusement organisé, depuis les provinces les plus lointaines jusqu'au cœur de la Cité Impériale à Mekand. Le palais, tout noir, de l'Empereur côtoyait le palais, plus petit et tout blanc, de l'Impératrice, et ils étaient reliés l'un à l'autre par un petit pont d'or que seul le couple impérial et les eunuques avaient le droit d'emprunter. Autour de ce noyau sacré, la Cité comptait six enceintes concentriques lourdement gardées, délimitant six domaines ou cercles : chaque résident de la Cité Impériale se voyait prescrire selon sa naissance une zone d'évolution de laquelle il ne pouvait sortir sous aucun prétexte. Ainsi l'Empereur avait-il accès aux quatre cercles intérieurs et l'Impératrice aux deux premiers. En fait, le seul qui pouvait accéder à tous les domaines et même sortir de la Cité, était aussi le seul étranger habilité à entrer dans celle-ci, c'est-à-dire l'ambassadeur d'Anor, vice-roi de l'Outre-Mer Orientale.

Heng, pour sa part, pouvait naviguer entre la cinquième enceinte et l'extérieur. Ce qui signifiait en particulier qu'il ne verrait jamais l'Empereur, qu'il devrait se contenter tout au plus d'apercevoir le sommet du toit du Palais Noir. Ce qui n'empêchait pas Heng de passer ses journées à écrire des poèmes de louanges sur le Souverain Céleste : c'est à cela qu'on l'employait, lui ainsi qu'une trentaine d'autres poètes. Mais Heng ignorait si l'Empereur avait jamais lu une de ses œuvres.

Seulement, ce jour-là, Heng avait reçu un ordre tout à fait inhabituel. Celui-ci lui venait d'une amie qu'il avait connue par sa mère, servante à l'ambassade d'Anor, laquelle amie était également proche d'une confidente de l'Impératrice elle-même. Et il n'y avait pas de doute que l'ordre que Heng venait de recevoir avait émané de la femme de l'Empereur et avait traversé les cercles jusqu'au modeste Heng. Peut-être même — Heng frissonna — l'ordre émanait-il de l'Empereur en personne.

Naturellement, le maître du Trône des Lions avait d'autres moyens de faire passer ses ordres. Mais, pensa Heng, peut-être désirait-il éviter que la nouvelle se répandît...

L'ordre qu'avait reçu le poète était étrange : on lui demandait de consulter l'Oracle d'Uroxu au sujet des événements du Continent. Heng ne se doutait pas de quels événements il pouvait s'agir, en vérité il avait une idée assez floue de l'emplacement du Continent... Tout juste savait-il que l'Empire d'Orient avait déclaré la guerre à Inzentar pour reconquérir les territoires du Nizriedilna. Et Heng pensait qu'Inzentar faisait partie du Continent.

L'Oracle d'Uroxu se situait en-dehors de la ville de Mekand (et c'est pour cela qu'il fallait faire appel à quelqu'un qui eût le droit de quitter la Cité Impériale) ; l'origine de ce sanctuaire était inconnue, mais il semblait qu'il existât déjà alors qu'Ishnóne n'avait pas encore mis le pied en Outre-Mer.

La route n'était pas longue cependant, et Heng se trouva rapidement face à ce bâtiment de grès blotti dans le sein d'une montagne.

L'Oracle était peu fréquenté, en vérité, car on en avait peur. Les temples des différentes divinités d'Anecdar, ou propres à l'Outre-Mer étaient bien implantées dans les villages comme à Mekand et nul n'avait besoin de ce sanctuaire dérangeant. En vérité, Heng n'en savait pas grand chose, sans quoi l'ordre lui aurait paru plus curieux encore.

L'intérieur de la bâtisse était entièrement vide. Pourtant, le poète eut l'impression nette d'une présence. Celle-ci n'était ni bonne ni mauvaise, elle était parfaitement indifférente. Ne sachant trop comment s'y prendre, Heng parla à haute voix :

« J'ai une question à poser... »

Il s'interrompit car une voix résonnait dans sa tête, si distincte qu'il crut entendre quelqu'un parler à ses côtés. La voix était neutre et plate, elle parlait rapidement et sans intonation aucune :

« Il est inutile de poser la question, Loa Heng I-Seili. Je la connais comme je connais toute chose. L'Empereur aura sa réponse et toi ta récompense. Mais je te préviens que le sucré sera amer. Voici mon oracle :

La comète a jailli de l'océan d'éther,
Un glas de cristal sonne et Anecdar enterre,
Dans l'eau noire un par un s'envolent les dauphins,
Voici de leur échec parue l'amère fin.
Le monde tremblera, d'Anor viendra la perte,
Tekir s'effritera, l'espérance déserte ;
Une force a donné et déjà morte gît,
C'est la toute puissante et profonde magie.
D'autres encor viendront poursuivies par la ruine
Si grande étant la fièvre attrapée dans les mines.
Le destin marquera les fronts blêmes de suie,
Descendra agité le cauchemar des nuits ;
De tous côtés du monde on m'appelle sans cesse,
Les hommes terrifiés, les dieux et les déesses,
L'Empereur apeuré et les sages inquiets,
Qui pourtant hier encor de moi tous se méfiaient.
Ne vous tournez donc pas constamment vers le ciel,
Regardez sur le sol à vos pieds ô mortels,
Car quand je paraîtrai nul ne me connaîtra
Et ce n'est pas d'en haut que le salut viendra.
La jeunesse vaincra ce qui fut mon erreur,
Par un oiseau de feu, du sang de l'Empereur,
Et qui, par la douceur, du mal triomphera,
Car c'est son ennemi qui son bras armera.
Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle. »

Les vers étaient dans la langue du Continent, que Heng connaissait parfaitement, car au quinzième siècle il était très en vogue de maîtriser ce langage.

Le poète resta longtemps pétrifié, comme s'il avait peur qu'en faisant un mouvement il allait déchaîner un cataclysme sur lui. La voix s'était tue comme elle était venue, mais les mots du poème restaient gravés en lettres de feu dans l'esprit de Heng.

Soudain, un déclic se fit en lui et il courut d'un trait jusqu'à Mekand, rentra dans la Cité Impériale sous les yeux effarés des officiers januaires, se précipita à son bureau et traduisit la prophétie sans une seule hésitation.

Le lendemain, Heng retrouva son amie dans un petit jardin du cinquième cercle de la Cité. Autant le poète semblait excité autant elle paraissait froide et distante.

« J'ai consulté l'Oracle ! annonça-t-il avec enthousiasme. J'ai ici sa réponse ! »

« Très bien. » fut la réponse glacée.

« Elle était formulée dans la langue occidentale, mais je l'ai traduite. Je ne comprends pas tout, mais je suis sûr... »

« C'est parfait, interrompit l'amie, arrachant la feuille des mains de Heng. L'Impératrice sera satisfaite. »

Heng rougit du compliment.

« Et vous aurez votre récompense. » ajouta-t-elle en passant son bras derrière les épaules du poète.

Il s'attendait à un baiser. Celui qui vint fut amer en effet.

Heng sentit une douleur indescriptible entre ses omoplates et comprit qu'il allait mourir.

La prétendue amie retira méticuleusement le minuscule poignard et l'essuya soigneusement.

« Je suis désolée, expliqua-t-elle d'une voix plus douce, l'Empereur ne veut pas que la nouvelle puisse se répandre. Raison d'État. Mais rassurez-vous, le poison est rapide, vous n'allez plus souffrir longtemps. »

De fait, Heng poussa son dernier soupir quelques secondes plus tard.

Un nouveau conseil de guerre à Anor. Ce n'était que le quarantième en moins d'un mois et déjà tous les participants, l'Empereur en tête, étaient infiniment las de ces constantes réunions.

Cette fois, Quentin II avait reçu mot de Stjertén lui annonçant l'existence d'une seconde armée venue d'Oluddán, qui semblait vouloir contourner les Collines Bleues par le nord. Ces troupes n'avaient pas pu, grâce à l'héroïsme de quelques bataillons d'Elfes, pénétrer la grande forêt de Lut-Ezhyrstjér, et elles semblaient maintenant dirigées vers Anor.

Cette nouvelle inquiéta l'état-major plus qu'on ne consentit à l'admettre. L'armée du sud, à laquelle on avait déjà livré Tháli et qui se dirigeait sans doute vers Enordeme, était à elle seule assez d'ennui. Mais l'armée du nord fit souffler un vent de panique sur le conseil de guerre. Quentin II céda à cette peur et fit donner l'ordre aux troupes qui gardaient la ville de Lodiljdeme de redescendre sur Anor, dans l'espoir d'intercepter l'armée du nord avant qu'elle ne pénétrât dans le couloir formé par l'Elibár et le bois bleu.

D'Arnoncour devait bien savoir que ces troupes étaient constituées de conscrits parfaitement inexpérimentés, qu'il ne s'agissait de surcroît que de deux légions et qu'elles n'avaient donc aucune chance contre un adversaire comme celui qu'on leur proposait ; mais il n'en dit rien. Peut-être était-ce là une trahison, peut-être une négligence coupable, ou bien peut-être voulait-il éviter d'avoir à rappeler les armées envoyées onze jours plus tôt en direction d'Enordeme.

Quelle que pût être la raison de cette faute tactique, elle était là. La bataille d'Anor était perdue avant même qu'elle n'eût commencé.

De son côté, Tekir faisait elle aussi des efforts pour sauver la situation. C'est ainsi que le quatorze de khurmánta, les ambassadeurs Kormor de Mortame et Karine de Feuerstern, après un long voyage, atteignirent Oluddán.

Ils n'avaient pas exactement su à quoi s'attendre. Ils étaient partis de Tekir avec la certitude d'être investis d'une mission vitale pour l'avenir d'Anecdar, et cette certitude avait progressivement été remplacée par une crainte indéfinie à mesure qu'ils avançaient. Non pas vraiment la crainte d'être mal reçus, mais plutôt une sorte de timidité devant l'importance qu'ils revêtaient, devant le rôle qu'ils allaient jouer, à laquelle se mêlait encore le doute, comme ils ne savaient pas précisément ce qu'ils devaient proposer au Seigneur Noir. C'est lorsqu'ils s'étaient approchés d'Oluddán qu'était venue compléter ces sentiments une curiosité inquiète au sujet de ce qu'ils allaient trouver au bout de la route.

Karine s'était progressivement formée à l'idée d'un Alexandre vieux et chenu, mage terrible d'entre les mages terribles, régnant sur l'Univers depuis une cabane insignifiante, mais entourée de sortilèges infiniment puissants, tandis qu'auprès de lui Oluddán dépérissait comme étouffée par un gaz toxique.

Kormor, lui, voyait le Roi Noir régnant sur une montagne de crânes, portant un casque surmonté d'un dragon, et brandissant une épée ruisselante de sérum et tachetée de cruor, alors que la Ville Occidentale, devenue un repaire de bandits en tout genre, se vautrait dans le vol et le crime.

On pouvait difficilement avoir plus tort.

En vérité, c'était sous-estimer la résilience des habitants que de s'imaginer que le changement les eût outre mesure affectés. La ville avait balayé ses cadavres, lavé ses rues du sang et de la lymphe qui les avaient salies, et elle s'était empressée d'oublier toute l'affaire. Au pire les commères bavardaient-elles moins au marché ; de fait, elles n'avaient plus les aventures fantastiques de Kemgalka et de Gérard sur lesquelles s'éterniser. Au pire parlait-on plus bas lorsque venait à passer un Garde Noir ; et encore, souvent était-ce un frère ou un ami et alors on lui adressait un large salut. Dans l'ensemble, Oluddán ne se souciait que très peu de qui pouvait la diriger tant qu'il le faisait sans excès. Et pour l'instant, Alexandre n'avait pas encore sorti ses griffes.

Il y avait bien sûr un petit groupe de résistants, menés par Ulrich, qui se nommait lui-même, pompeusement, Liberator of Worlds. Mais leurs moyens d'actions étaient, pour le moins, limités, ils étaient traqués comme des bêtes sauvages, et dans l'ensemble les habitants ne s'en souciaient aucunement.

La première chose qui apparut d'Oluddán au Nain et à la magicienne fut le pic de la Tour Noire, cette bâtisse tourmentée que la très puissante Tempête avait fait surgir des profondeurs de la Terre.

Au départ, comme ni Kormor ni Karine n'avaient jamais vu la ville, ils furent simplement curieux. Lorsque la tour se révéla plus avant au détour d'une colline, ils furent saisis d'effroi et s'attendirent à ne voir d'Oluddán que des ruines fumant encore, allongées au pieds de ce clocher du trépas. Quand la cité entière se dévoila à leurs regards, ils restèrent perplexes. La vue était presque comique de cette grande ville si paisible, si vivante, si ordinaire, auprès de l'édifice dont on voyait presque émaner les vapeurs maléfiques.

Enfin, l'arrivée dans la capitale du Mal fut largement en-dessous de leurs attentes. Personne ne vint les attaquer, nul ne les interrogea sur la raison de leur présence. Et surtout, on ne les acclama pas en héros.

Un soldat nonchalant, médiocrité avinée, leur demanda simplement s'ils avaient du sel ou des richesses particulières à déclarer. C'est à cela que se limita l'investigation...

« Nous nous présenterons au-devant du Roi Noir demain, proposa Kormor. En attendant, nous avons une petite visite à rendre... »

Karine le regarda, surpris.

Le même endroit, à la nuit tombée.

Deux individus, dont l'un de quatre pieds de haut, visages couverts, s'approchèrent d'une porte et frappèrent trois coups brefs.

« Qui va là ? » demanda une voix hostile.

« Des messagers de la nuit, et bientôt le jour se lèvera. » répondit le petit personnage.

« Vous pouvez entrer. » fit la voix, pendant que la porte s'ouvrait, laissant apparaître un homme portant une cagoule.

« Nous sommes déjà réunis. Vous êtes nouveaux ? »

« Nous vous apportons un message et un cadeau des contrées du nord-est. »

Bientôt, Kormor et Karine, car on aura compris que c'étaient eux les mystérieux visiteurs, furent devant les huit résistants d'Oluddán (leur nombre avait considérablement augmenté depuis que leur chef avait annoncé qu'ils seraient bientôt mille).

On les regarda avec des yeux peu amicaux. Kormor ne se laissa pas démonter.

« Je suis chargé d'une mission auprès de vous par Celui dont les chemins sont insondables, qui m'a enseigné votre mot de passe. »

« Pourquoi parlez-vous ainsi en énigmes ? »

« C'est vous qui semblez les apprécier, Liberator of Worlds, répondit Kormor. Un des Sages de Tekir s'est récemment rendu, en illusion et non en chair, à Oluddán, et il ne s'est pas contenté de discuter avec l'Ennemi. »

Le Nain laissa s'envoler un silence ébahi.

« Il m'a aussi demandé de vous remettre ceci. » continua Kormor en brandissant un paquet assez volumineux mais probablement plutôt léger, qu'il posa sur la table.

« Vous... »

« Nous n'existons pas. Et vous nous permettrez de rester aussi secrets quant à notre présence ici que vous quant à votre identité. Maintenant, au revoir et bonne chance à vous. »

Sur ces mots, le Nain et la magicienne s'en furent sans autre forme de procès.

Un instant de surprise passé, Ulrich tira la lettre qui accompagnait le colis et lut :

« Au dénommé Liberator of Worlds,

Je profite de ce que le Conseil a choisi d'envoyer deux ambassadeurs auprès du Roi Noir Alexandre pour vous faire parvenir ceci, qui sera probablement utile à votre combat.

Vous trouverez dans ce paquet une dizaine de cottes d'armes, répliques exactes de celles que portent les soldats de la Citadelle Noire, deux d'entre elles correspondant à un grade de lieutenant. Je suis sûr que vous en trouverez un bon usage et probablement pas pour servir de serpillière.

Quelques conseils, si vous me le permettez : tout d'abord, ne tentez rien contre Alexandre lui-même. Vous n'avez pas l'ombre d'une chance. Rien ne peut le vaincre, pas même la plus puissante magie, et certainement pas tout ce que vous pourriez faire. Si vous voulez vous rendre utiles, contentez vous d'espionner, éventuellement d'intercepter des messages. N'essayez à aucun prix de convaincre des gardes de trahir leur cause. Une autre chose : si l'un de vous est pris, il dévoilera tout ce qu'il sait au Roi Noir. Il n'y a aucun moyen d'éviter cela. Adoptez donc les mesures qui s'imposent. Enfin et surtout, s'il vous plaît, ne prenez pas de risques inutiles. Nous avons déjà perdu assez de vies sottement.

Gaël Encrist Ardemond,
Magicien de Sa Majesté l'Empereur
et membre du Conseil des Sages. »

Le lendemain, Kormor et Karine se résolurent à tenter leur chance à l'entrée de la forteresse noire. Un concierge désœuvré les reçut avec politesse, mais refusa de les laisser passer.

« Je suis désolé, Messieurs, il est inutile d'insister. Sa Majesté l'Empereur Alexandre d'Oluddán est très occupé et ne peut vous recevoir. »

Karine soupira bruyamment et jeta un regard mauvais à Kormor qui sifflait une petite chanson pleine d'ironie.

« Écoutez, finit par déclarer Karine, nous sommes des ambassadeurs envoyés par la ville de Tekir pour négocier la paix sur Anecdar. »

« Oui... » fit le garde, d'un ton peu convaincu.

« Allez au moins lui annoncer nos noms : je suis Karine de Feuerstern, magicienne à Tekir, et voici Kormor Silverhammer, chevalier de Mortame. »

« Si vous y tenez. » finit par consentir le soldat, résigné.

Il indiqua aux deux amis un endroit où s'asseoir et envoya quelqu'un porter un message au Roi des Ténèbres.

De longues minutes s'égrainèrent une à une. Quand enfin le courrier revint, il semblait passablement excité.

« Le Maître veut vous voir tout de suite. » annonça-t-il.

The King of the Black Hall

Musique : Dans le château du roi de la montagne, de Peer Gynt d'Edvard Grieg.

Les difficultés commencent.

Thgor, deux minutes après la création du monde

Le moins qu'on pouvait dire de la porte de la salle du trône est qu'elle était impressionnante. Elle devait être constituée de cobalt pur, rougeâtre et ici et là oxydé en une patine glauque. Toute sa surface, quelque dix pieds sur treize, était sculptée et grouillait d'une vie animale, mythologique et chimérique apparemment sortie de l'imagination d'un dément.

Certaines des scènes représentées, pourtant, semblaient étrangement familières à Kormor. Tout en haut, une cloche sonnait au sommet d'une tour en ruines, semblant annoncer les malheurs qui se déployaient sur le métal ouvré. Du côté gauche, une horde de diablotins se déversaient sur le monde pour le réduire en lambeaux. Du côté droit, une étoile luisant d'une clarté surnaturelle éclairait la scène d'une lumière malveillante. Tout en bas, d'étranges poissons paraissaient fuir le théâtre du drame. Et surtout, au centre, le Nain reconnut en frissonnant une scène de bataille : il ne pouvait y avoir aucun doute, la ville représentée était Anor et les troupes démoniaques gravissaient le mont capitole.

« Une belle œuvre d'art, n'est-ce pas ? » commenta une voix perçante derrière le Nain.

Kormor se retourna en sursaut et aperçut une fillette d'environ sept ans, vêtue de noir, dont le sourire pénétrant pouvait se voir doux ou cruel selon la manière dont on le regardait.

« Je m'appelle Tempête et je suis la plus puissante magicienne du monde, dit l'enfant en se présentant. Et vous, qui êtes vous ? »

« Je suis Kormor et voici Karine. » répondit le Nain, surpris.

« Ah ! C'est vous ! Parfait. Papa va vous recevoir tout de suite. »

Tempête cligna à peine des yeux et la lourde porte de cobalt s'ouvrit lentement, en émettant un grincement atroce, tandis que Karine contemplait avec effroi cette magicienne dont elle ne parvenait pas à appréhender l'immensité des pouvoirs.

La salle du trône elle-même était tapissée de noir et, sur ce fond obscur, le trône de l'Univers, sculpté dans du porphyre, ressortait tel une goutte de sang éclairée par la lune dans une nuit profonde.

Au-dessus du siège, une pancarte supportait les mots suivants, gravés en lettres d'or :

« Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes, que tous les hommes naissent égaux et sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables. Ces droits incluent : la vie, la liberté et la recherche du bonheur...

Préambule à la Grande Charte des Royaumes. »

L'Empereur Alexandre, qui devait ainsi vouloir se placer sous l'auguste patronage de son homonyme Alexandre III, ainsi que d'Anatole II, était pour sa part assis nonchalamment sur le trône et son attention paraissait tout entière absorbée par ce qui se passait au centre de la pièce.

Qui avait effectivement de quoi surprendre.

Il y avait là une dizaine d'hommes, étrangement vêtus, autour de quatre cadavres. Deux des défunts portaient des couronnes, un homme et une femme, et deux paraissaient avoir été blessés, mais seulement superficiellement, avant leur mort. Un des vivants, qui portait également une couronne, parlait au moment où la porte s'ouvrit.

« ...car probablement, à l'épreuve, il se serait montré bien royal ; et pour son départ, que la musique militaire et les rites des armes parlent hautement pour lui. Ramassez les corps. Un tel spectacle convient au champ de bataille, mais ne sied pas ici. Allez, que les soldats tirent. »

Sur ces paroles, les hommes sortirent par une porte latérale, emportant les cadavres avec eux, et sans prêter la moindre attention, ni à Kormor et Karine, qui regardaient la scène avec stupéfaction, ni à Tempête, ni à Alexandre, qui applaudissait avec vivacité.

Quand ils furent partis depuis déjà une bonne minute, le Roi Noir consentit enfin à se tourner vers les ambassadeurs de Tekir. Karine regarda avec étonnement ce personnage qui paraissait plutôt minable en comparaison avec l'idée qu'elle s'en était faite. Alexandre devait mesurer entre soixante-cinq et soixante-dix pouces ; mais il n'était pas particulièrement musclé ou autrement imposant. Il était, un peu trop conventionnellement peut-être, vêtu entièrement de noir ; sa capuche masquait parfaitement les traits de son visage, un peu trop parfaitement, même. Ses mains semblaient brûlées, carbonisées même, et se crispaient dans une position inconfortable. Il s'adressa à eux en parlant dans une voix plus que sépulcrale, un peu forcée d'ailleurs, qui contrastait étrangement avec ses paroles polies :

« Ah, c'est vous ! Veuillez excuser ce contretemps ; j'assistais à la représentation d'une des meilleures pièces de théâtre du répertoire du quatrième siècle. »

« Ils n'étaient donc pas morts ? » demanda Karine, rassurée.

« Mais si, bien sûr. Vous comprenez, la mise en scène ne pourrait pas être correctement réalisée sans cela. Il était nécessaire qu'ils meurent. Ils ne se relèveront pas pour saluer. »

Sur le coup, Karine fut à ce point dégoûtée qu'elle en oublia sa mission à Oluddán et qu'elle ne pensa plus qu'à sa colère.

« Mais c'est ignoble ! Vous êtes un monstre ! Comment pouvez-vous faire une chose pareille ? C'est... »

Elle se calma difficilement, lorsque Kormor la pinça violemment, puis rajouta :

« Avez-vous lu la phrase qui surplombe votre trône ? »

« Mais naturellement, Mademoiselle. Cependant, je vous prie de croire que ce n'est pas moi qui les ai tués. »

« Et qui donc alors ? »

« Celui qui a préparé le poison, peut-être. Ou bien l'auteur de la pièce. Le destin, encore. Que sais-je ? De toute manière, à bien chercher, les conséquences de chacun de nos actes sont si complexes que, lorsqu'on cherche assez loin, tous ceux qui sont vivants lorsqu'un événement se produit, en sont responsables. »

Karine ne répliqua pas.

« Vous vous souvenez peut-être, ajouta Alexandre, d'un Elfe nommé Avethas Koortheror... »

Le visage des deux amis répondait à leur place. Leur blessure ne s'était pas encore refermée.

« Il est tombé, première victime de la Larme du Destin. Je sais que vous étiez ses compagnons. Je sais aussi que si vous n'aviez pas décidé de voyager avec cet Elfe, tout ceci ne se serait peut-être pas produit. Vous êtes donc plus responsable de sa mort que moi, qui n'ai fait que terminer ce qui était déjà commencé. »

« Et que dites-vous, interrompit Kormor, des milliers de morts à Oluddán ? »

« Mes troupes avaient reçu la mission de ne tuer que ceux qui leur opposaient une résistance active. Ce sont les lois de la guerre. Par ailleurs, je tiens à noter que dans une guerre, les deux forces en présence doivent être tenues pour également responsables des pertes. Si l'Empereur d'Anor s'incline devant moi, il ne changera la destinée future de l'Univers que par quelques morts en moins. »

« Vous... » commença Karine.

« Oui, oui, je suis ignoble. Je le sais déjà. Toutefois, rappelez-vous bien que le Coupable d'entre les Coupables est celui qui a pleuré devant ce que nous vivons actuellement. Celui de l'œil duquel s'est détaché ceci ! »

La Pierre, accrochée au cou du Maître Noir, sortit des plis de sa robe et fit son entrée en scène habituelle, ne se lassant jamais d'être la cible de tous les regards.

« Vous pourriez être mes esclaves dans la minute, précisa le Roi Sombre. Mais je n'en ferai pas usage contre vous. À ce propos, il est inutile de songer à me la voler. J'en suis le maître pour toujours, et ce n'est que si j'en fais librement don qu'elle pourra changer de mains. »

« Je suis ravi que vous nous épargniez cette peine. » répliqua Kormor, acerbe, avec une petite révérence.

Un silence embarrassé passa pesamment.

« Je suppose que vous allez rester plusieurs jours à Oluddán, reprit Alexandre. Tempête va vous montrer vos appartements. »

C'est aussi au quinze de khurmánta quatorze cent soixante-douze qu'on peut dater la première bataille en règle entre les Troupes Noires d'Oluddán et les armées impériales. Au nord des Collines Bleues, à peine à l'ouest de la latitude de Tekir, était installée une base assez importante de l'armée du Centre-Sud, autour de laquelle étaient postées en permanence deux légions d'infanterie et une division de la cavalerie, toutes de métier et parfaitement bien entraînées. Afin qu'elles restent disponibles en peu de temps, ces troupes campaient à proximité de la base, qui était construite sur une petite éminence dominant la plaine jusqu'à une distance d'une vingtaine de milles.

Le défaut de communication devait peser lourdement contre l'Empire d'Anor dans cette guerre de la Larme. Et à l'inverse, la rapidité surnaturelle à laquelle progressaient les Armées Noires était leur plus précieux atout. C'est ainsi que les militaires qui gardaient cette base savaient à peine que la guerre s'était abattue sur l'Univers, et encore moins se doutaient-ils qu'ils allaient être attaqués. La raison était simple : l'état-major avait appris l'existence de l'armée sud dès le deux, lorsque celle-ci s'était présentée devant Tháli, mais la nouvelle de l'existence de l'armée nord n'avait été communiquée par Stjertén à Anor que le huit dans la soirée, et les garnisons sur son passage n'avaient pas eu le temps d'être alertées. Sans doute l'étaient-elles par voie locale, mais il circulait tant de rumeurs et de rapports contradictoires sur tous les sujets en ces temps troublés qu'aucune raison valable de soupçonner une attaque n'était parvenue en temps idoine.

Quand l'armée fut aperçue pour la première fois, elle causa une grande perplexité. On envoya des éclaireurs pour enquêter. Leur rapport contribua à intensifier le mystère.

La situation était la suivante : des troupes humaines, que l'on pouvait chiffrer entre trente-cinq et quarante mille hommes, parfaitement bien armées et porteurs d'un blason inconnu, marchaient directement, à un pas très rapide, sur la forteresse. Mais il apparaissait aussi clairement que ces hommes étaient de simples citoyens et n'avaient qu'une expérience très réduite du métier militaire.

Le général qui tenait la place commit une faute grave pour quelqu'un dans sa situation : il réfléchit. Il supposa qu'il s'agissait d'une révolte fomentée par quelque seigneur mécontent et dirigée, évidemment, contre Anor et Sa Gracieuse Majesté. C'était une supposition proprement absurde, car un seigneur mécontent aurait sans doute bien du mal à mobiliser des honnêtes gens pour les faire marcher sur Anor, surtout un tel nombre d'honnêtes gens. Et pourtant, c'était exact, dans un certain sens, le seigneur en question résidant à Oluddán.

L'officier aurait fort bien pu faire rentrer le plus de troupes possibles dans la forteresse et écarter les autres, leur ordonnant de se limiter à de brèves attaques latérales, ayant but de diversion, pendant qu'il pilonnait l'armée de passage au moyens de catapultes et de canons. De cette manière, comme il était manifeste que l'adversaire n'avait pas les moyens d'organiser un siège, il aurait dû passer son chemin et aurait subi des dommages tout de même importants. Mais cette tactique fut jugée déshonorante ; le général, qui avait tout à fait l'esprit chevaleresque du quatrième siècle, préféra déployer ses troupes afin d'infliger les pertes les plus lourdes possibles à son ennemi, quitte à en connaître lui-même de terribles.

Lorsque l'Armée Noire, qui après tout n'avait peut-être aucun désir d'engager la bataille, atteignit l'endroit, son chef ne put que pousser un petit soupir. L'affrontement était inévitable.

Au commencement, celui-ci fut nettement favorable aux troupes d'Anor. Leurs adversaires avaient dû s'entraîner intensivement, car ils savaient du moins manier une épée, mais en comparaison avec l'habileté extrême des soldats de l'Empire, qui en ces temps de paix prolongée n'avaient rien de mieux à faire que de s'exercer à longueur de journée, ils ne faisaient pas le poids, même à deux contre un.

Cependant, les armures que Tempête avait créées étaient tout à fait efficaces et on dénombra fort peu de pertes d'un côté comme de l'autre. Même la cavalerie ne pouvait pas vraiment assurer la victoire.

Lorsque ce petit jeu eut duré assez longtemps et que les deux camps commencèrent à fatiguer, les armées impériales choisirent de mettre en jeu l'artillerie. Les catapultes et les bombardes donnèrent de la voix, tandis que les archers cachés dans la forteresse intensifiaient leur tir.

Pour ne pas être en reste, l'ennemi suivit la même stratégie, en y ajoutant, de plus, la flamme. Le feu grégeois, mélange de bitume et de salpêtre, fit des ravages considérables. Les archers d'Anor enflammèrent leurs flèches, mais avec moins de succès.

À ce point-là de la bataille, un capitaine particulièrement hardi réussit à percer une brèche substantielle dans la ligne de l'Armée Noire. Il s'y engouffra avec ses hommes et causa des dégâts importants. Toutefois, il eut le malheur de voir la brèche se refermer derrière lui. Se sachant perdu, entouré de toutes parts par l'ennemi, il ne lutta qu'avec plus d'ardeur. Mais en fin de compte, il tomba et toute sa manipule avec lui. Ce fut un coup dur pour les impériaux.

Lorsque le soir commença à tomber, ceux-ci commencèrent à se lasser tout à fait de ce combat futile. Mais leurs ennemis ne semblaient pas disposés à leur accorder de repos : ils voulaient passer et ils passeraient. C'est alors que le général comprit l'ampleur de son erreur. Son sens de l'honneur lui interdisait pourtant de sonner la retraite ; la fin de la bataille ne serait plus qu'un combat futile contre l'inévitable.

Et l'inévitable apparut plus inévitable encore lorsque parurent, surgis de nulle part, deux figures isolées.

Un homme drapé de noir et une petite fille portant le pentacle.

Pendant qu'à tous les bouts de l'Univers les gens s'amusaient à réciter de la grande littérature et à se faire tuer, il régnait à Tekir une atmosphère presque insouciante.

Ce n'était pas le fait de Gwaïherst, bien sûr. Gwaïherst était inquiet comme on peut difficilement l'être. Il ne passait pas une journée sans qu'il établît une communication avec Anor, qu'il demandât si Kormor et Karine étaient de retour, qu'il interrogeât Elvire, invocatrice du Conseil, sur l'état de l'Éther, ou bien qu'il convoquât Wolur, commandant des gardes de Tekir (ou un de ses subalternes) afin de discuter de la sécurité de la ville. Discussions bien inutiles à l'opinion de Wolur, en vérité, car les défenses de Tekir étaient de nature arcane et les soldats ne pouvaient rien y ajouter, quand bien même ils seraient vingt mille. Mais le Président du Conseil insistait pour que soient mis en place un système de rondes nocturnes, des patrouilles régulières (ce qui ne s'était jamais vu), des guets permanents et autres sottises de la même espèce.

Les autres membres du Conseil étaient engagés dans des activités touchant moins directement la crise en cours et également moins fébriles. Les Sorcières Blanches, particulièrement Gomorg, s'employaient certes à conduire des expériences en matière de magie, qui visaient à trouver les points faibles de la Larme du Destin, mais au sujet de la réussite desquelles nul ne se faisait d'illusion, pas même Gwaïherst. Eoza exerçait ses talents de magie noire et développait des sortilèges qu'elle prétendait utiles en cas de conflit. Uldira était chargée de mener des recherches dans la bibliothèque de Tekir, sans trop qu'on sût ce qu'elle devait y trouver. Sméarna s'occupait à réconforter Gwaïherst, activité certes bien plus difficile que toutes les autres.

Artéa, en petite fille sage et bien élevée, suivait attentivement les leçons de son maître Ariel, allant parfois jusqu'à se concentrer tard dans la nuit pour réussir tel ou tel sortilège. On devinait là sans mal une volonté à peine déguisée de se montrer digne de son ami Wolur, élevé à une dignité qu'elle ne pouvait égaler que par les études. Pourtant, elle ne progressait pas plus vite que Voleur de Feu, qui n'avait pas de tels soins, et dont l'esprit bouillonnant se passionnait pour tout à la fois.

Wolur essayait désespérément d'améliorer ses relations avec ses coéquipiers, qui ne lui étaient pas — c'est le moins qu'on puisse dire — reconnaissants. Entre deux visites à Gwaïherst, il allait aussi voir le flegmatique Ardemond, le secouer et lui demander d'assister son frère qui sombrait lentement dans le désespoir.

Voleur de Feu, pendant ce temps, menait la vie de bohème. Comme Artéa, il n'était connu de la plèbe de Tekir que comme l'ami de Wolur. On lui donnait une maîtresse ou deux — mais certains, plus perspicaces, non des maîtresses... Il hantait souvent les tavernes jusqu'à des heures indues, mais n'était jamais ivre.

Toutefois, Wolur et Voleur de Feu poursuivaient un but secret, avec l'aide de la vieille Enda. Les deux garçons et le barde consultaient tous les documents possibles, relisaient les minutes des Conseils, interrogeaient le passé et réfléchissaient à en perdre le sommeil, afin de résoudre cette énigme : quel était le plan d'Ardemond ? Quel rôle le Magicien Blanc voulait voir un vaurien d'Othardán jouer dans une affaire d'ampleur cosmique ? Quel pouvait être ce plan génial à ce point qu'Ardemond se retirait dans sa tour d'ivoire et ignorait totalement l'apocalypse qui se déroulait autour de lui ?

C'est dans leurs efforts pour dérouler et reproduire les chemins de pensée tortueux du Vieux Sage que les deux amis dénichèrent le poème suivant dans la bibliothèque :

« La comète a jailli de l'océan d'éther,
Un glas de cristal sonne et Anecdar enterre,
Dans l'eau noire un par un s'envolent les dauphins,
Voici de leur échec parue l'amère fin.
Le monde tremblera, d'Anor viendra la perte,
Tekir s'effritera, l'espérance déserte ;
Une force a donné et déjà morte gît,
C'est la toute puissante et profonde magie.
D'autres encor viendront poursuivies par la ruine
Si grande étant la fièvre attrapée dans les mines.
Le destin marquera les fronts blêmes de suie,
Descendra agité le cauchemar des nuits ;
De tous côtés du monde on m'appelle sans cesse,
Les hommes terrifiés, les dieux et les déesses,
L'Empereur apeuré et les sages inquiets,
Qui pourtant hier encor de moi tous se méfiaient.
Ne vous tournez donc pas constamment vers le ciel,
Regardez sur le sol à vos pieds ô mortels,
Car quand je paraîtrai nul ne me connaîtra
Et ce n'est pas d'en haut que le salut viendra.
La jeunesse vaincra ce qui fut mon erreur,
Par un oiseau de feu, du sang de l'Empereur,
Et qui, par la douceur, du mal triomphera,
Car c'est son ennemi qui son bras armera.
Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle. »

Dès lors, il s'agit de décoder ce message pour le moins obscur, en particulier vers la fin. Et surtout savoir quel en était l'auteur. La manière dont les garçons avaient trouvé ce texte était curieuse, presque au point de penser qu'il avait été placé intentionnellement à cet endroit pour être trouvé à ce moment précis. Il était oublié au milieu d'une biographie d'Ardemond (écrite un siècle et demi plus tôt), à la page 1472 pour être exact. L'écriture était désordonnée, brouillonne, mais néanmoins assez énergique. La supposition la plus vraisemblable était qu'Ardemond lui-même était le poète ; mais lorsque les deux jeunes gens lui présentèrent cette prophétie, son regard mêlant étonnement et amusement prouvait évidemment qu'il ne comprenait pas tout.

« J'aime beaucoup ce poème, conclut-il. Mais il serait encore plus beau s'il n'était pas vrai. »

En somme, les choses n'en étaient que plus obscures et moins compréhensibles.

Cependant, les voies du Destin sont impénétrables. C'est ainsi qu'en cherchant à percer le mystère d'Ardemond, Wolur en résolut un autre et découvrit quelque chose que Voleur de Feu tenait à garder secret. Il s'en doutait déjà, mais il choisit d'en avoir la preuve. Lorsqu'il fut seul en sa présence, comme son ami ne s'y attendait pas, Wolur retira brusquement la sorte de collier qui protégeait les épaules de Voleur de Feu et dont celui-ci ne se séparait jamais ; le chevalier sourit en voyant l'autre rougir immensément.

« Promets-moi de n'en dire rien, supplia l'apprenti magicien. Tu as découvert ma honte, je ne souhaite pas que... »

Il ne put finir.

« Comme tu voudras. » accorda le jeune guerrier, impassible.

Mais il rajouta à voix basse :

« De toute manière, cela se saura assez tôt. »

Karine avança avec précaution un pion. L'échiquier était fort grand et les pièces avaient été taillées dans l'albâtre avec une précision stupéfiante.

« E2–E4, annonça-t-elle. Je suppose qu'il a été difficile de rassembler tant d'hommes. »

Le Seigneur des Ombres déplaça sa pièce avec une infinie majesté.

« E7–E5. Pas du tout. Vous savez probablement que la Relique qui fait ma puissance possède... Un certain pouvoir sur les esprits. Je n'ai eu aucune difficulté à constituer une armée. »

« F2–F4. Vos soldats sont donc sous hypnose. Ils sont prêts à mourir par votre ordre. Eux qui étaient de simples citoyens d'Oluddán sont devenus du jour au lendemain la terreur des Royaumes. »

« E5 prend F4. Ne vous laissez pas entraîner par votre imagination. Il n'y a pas eu grand-chose à changer en eux. Juste un petit déplacement... d'orientation. Hier, ils considéraient comme leur plus haut but de combattre pour l'Empereur d'Anor. Maintenant, c'est de mourir pour l'Empereur d'Oluddán. C'est tout. »

« Officier F1 en C4. C'est aussi cette Pierre qui vous a permis de vous faire ouvrir les portes d'Oluddán, par trahison. Et de construire ce palais, je suppose. »

« Reine D8 en H4, échec. Erreur. Ce palais est l'œuvre de ma magicienne personnelle, la dénommée Tempête. »

Karine laissa échapper un petit cri de surprise.

« Roi E1 en F1. Mais elle est si jeune ! »

« B7–B5. Cette guerre est celle de la jeunesse, Mademoiselle. Le commandant qui gardait Oluddán — il devait se nommer Stéphane Kemgalka —  n'était pas très âgé par exemple. »

« Officier C4 prend B5. Suffisamment âgé, je pense, pour vaincre toutes vos troupes s'il n'y avait eu cette trahison du Duc-Maire. »

« Cavalier G8 en F6. Vous savez, un démon, ce n'est pas si facile à éliminer. »

« Cavalier B1 en C3. Nous avons des forces de notre côté que vous ne soupçonnez pas. »

« Cavalier F6 en G4. Le désaccord mine le Conseil. »

« Cavalier G1 en H3. Ne sous-estimez pas Gaël Ardemond ! »

« Cavalier B8 en C6. Le temps d'Ardemond est révolu. Le monde va connaître une nouvelle jeunesse. »

« Cavalier C3 en D5. La puissance de Tekir n'est pas près de céder. Vos troupes ne sont pas si nombreuses. »

« Cavalier C6 en D4. Mais elles ont derrière elles une force arcane incommensurable. »

« Cavalier D5 prend C7, échec. Vous ne pouvez pas, même au moyen de la Larme, mettre en pièces une armée entière. »

« Roi E8 en D8. Cela, je vous le concède. »

« Cavalier C7 prend A8. Oluddán est insuffisamment défendue. Nous pourrions la reprendre. »

« F4–F3. Cela ne vous avancerait à rien. Mes propres soldats continueraient leur progression. »

« D2–D3. Des troupes nombreuses défendent Enordeme, Anor. »

« F7–F6. Des troupes plus nombreuses encore les attaqueront. »

« Officier B5 en C4. Mais les chefs qui dirigent nos armées sont jeunes, fougueux, inventifs, fins stratèges. Les vôtres sont anéantis par votre hypnose. »

« D7–D5. C'est toujours ce qu'espèrent les perdants... »

« Officier C4 prend D5. Vous essayez de m'effrayer ! »

« Officier F8 en D6. ...mon général, Fulf, n'est d'ailleurs pas un imbécile. »

« Reine D1 en E1. Tekir a déjà vaincu Lwershjár. Le dieu Thgor nous aidera ! »

« F3 prend G2, échec. Il ne vous a pas beaucoup aidé pour l'instant. Encore récemment, mes hommes se sont rendus maîtres d'une importante base des troupes impériales au nord des Collines Bleues, ce qui nous a permis d'accroître encore nos effectifs. »

« Roi F1 prend G2. Quelle importance ? En vérité, Anor résistera à bien plus que cela. »

« Reine H4 prend H3, échec. Vous vous dérobez. Que répondriez-vous si je vous annonçais qu'Ardemond lui-même a reconnu la puissance de Tempête ? »

Karine prit un sourire compatissant et répondit :

« Roi G2 prend H3. Je vous répondrais que ce n'est pas la magie qui remportera cette guerre. Tempête vous a peut-être créé un joli palais, mais elle ne vous sera pas plus utile que cela. »

« Cavalier G4 en E3, échec à la découverte. Laissons Tempête de côté si vous voulez. Oublions même les faiblesses du Conseil. Il n'en demeure pas moins que je possède la Larme. Supposons par exemple que je parvienne à m'infiltrer dans Anor sans être remarqué, ce qui ne devrait pas être si difficile. En quelques instants, toute la garde impériale s'efface devant moi et l'Empereur devient mon esclave. »

Karine apparemment n'avait jamais conçu les choses ainsi. Elle pâlit visiblement.

« Roi H3 en H4. L'Empereur au besoin pourrait déserter Anor à la moindre alerte... »

Cette suggestion parut immensément amusante au Seigneur des Ombres.

« Cavalier D4 en F3, échec. ...alors que mes troupes cernent la ville ? Ce serait une fuite vaine. De toute manière, Quentin ne se sauverait jamais ainsi. Et quand bien même il le ferait, il me livrerait Anor, donc le pouvoir. »

Karine para le coup sans conviction. Elle avait clairement perdu la partie.

« Roi H4 en H5. Alors il se battra jusqu'au bout. »

« Officier C8 en G4. Mais non, justement. La Larme du Destin en ferait en une seule seconde mon loyal serviteur. Ne comprenez-vous pas, Mademoiselle ? La partie est perdue. Vous n'avez pas d'issue possible. »

Et jetant un regard détaché sur l'échiquier, il rajouta, comme s'il avait oublié.

« À propos : échec et mat. »

Quiconque aurait demandé à n'importe quel gamin des Royaumes le nom de la plus grande ville de l'Univers aurait reçu la réponse, prononcée avec admiration :

« Enordeme, bien sur ! »

Alors même que Denérdor s'employait à fonder Anor, quinze siècles plus tôt, Enordeme comptait déjà plus de quatre cents mille âmes. Sous le règne de Quentin II, ce nombre était passé à deux millions et demi et la croissance de la ville ne semblait pas sur le point de ralentir.

Deux et demi millions entre les murailles (c'est-à-dire, les dernières murailles construites car il fallait sans cesse en édifier de nouvelles) mais aussi un nombre incalculable dans les faubourgs d'Enordeme, qui s'étendaient sur plus d'une dizaine de milles dans toutes les directions.

Cette ville tentaculaire pouvait de plus se targuer d'être une des plus anciennes des Royaumes et d'avoir une Histoire qui à elle seule retraçait celle des hommes depuis le Deuxième Âge. Fondée au dix-neuvième siècle avant Tekir par le légendaire Efer, le premier des Grands-Ducs, dont la statue hantait à présent tous les coins de rue, comme un port sur le Lodiljme sud, à quelque distance à l'ouest du Thkyrséli afin d'en éviter les dangereux marais, la ville était rapidement devenue une des plus importantes des anciens Royaumes. Elle fut une des Neuf Villes, cette alliance qui domina l'Histoire jusqu'au sixième siècle avant, et d'ailleurs la seule parmi les Neuf Villes qui ne fut pas réduite à l'état de petite bourgade. Au douzième siècle, lorsque sous les derniers Jules l'archéologie se trouva au goût du jour, c'est naturellement à Enordeme qu'on vint chercher les quelques reliquats du passé que les siècles n'avaient pas oblitérés et il fut tout à fait à la mode de passer son voyage de noces à Enordeme, entre les colonnes antiques et les luxueuses villas.

Et pourtant, Enordeme a tout au long de son histoire lutté vainement pour retrouver son rôle politique des premiers moments. Elle n'a jamais supporté de s'être vu retirer le rôle de capitale, qui aurait dû lui revenir, par cette jeunotte d'Anor. Cette volonté est allé jusqu'à la folie anachronique : au dixième siècle après Tekir, Enordeme déclarait la guerre à Anor en invoquant le caractère irrégulier de la dissolution de la Ligue des Neuf Villes ; guerre absurde qui fut liquidée en à peine un mois par l'Empereur Jules III, qui fonda Tháli presque comme un nouvel affront à Enordeme. Le Grand-Duc se suicida et fut le dernier à porter ce titre. En somme, la plus grande ville des Royaumes devait se contenter d'un carnaval annuel sur la Place d'Été. Et elle n'avait pas même le monopole de l'exotisme, puisque Sjamkuna dans ce domaine réussissait bien mieux en matière de tourisme, étant plus petite et somme toute plus agréable.

Car Enordeme était aussi par excellence la ville de la misère, de même que Vadgálg était la ville du crime. On associait automatiquement son nom à l'idée de mendicité, de pauvreté, d'injustice, du moins depuis qu'en 1315 les habitants écrasés par les guerres d'Edgar Premier s'étaient révoltés, pour être massacrés par centaines par les soldats impériaux.

Peut-être y avait-il là quelque exagération ; le quinzième siècle avait vu se développer une prospérité économique considérable, qui avait profité jusqu'aux plus démunis, ceux d'Enordeme particulièrement car les édiles faisaient un effort notable pour nettoyer cette tache qui défigurait la cité, ou, du moins, la rendre moins visible comme on fait habituellement en un cas pareil.

Pour le reste, Enordeme n'avait rien de si remarquable. Elle s'étendait aussi loin que portât l'œil, ramassis informe de constructions totalement dénuées de style, de goût ou de couleur. Rien à voir avec l'art architectural extrêmement raffiné de Tháli, pourtant à la même latitude, ou encore moins avec la grandeur d'Anor. On discernait une vague volonté de copier Sjamkuna, ses maisons blanches, ses toits plats et ses occasionnelles coupoles, mais une volonté qui n'était pas suivie jusqu'au bout, qui échouait par manque d'effort, et dont résultait cette sorte de pot-pourri informe qu'était la ville.

Tout aussi informe, et pas moins un pot-pourri était cette hétérogène mosaïque d'étoffes, cet étrange tissu humain, cette foule qui attendait à la porte nord de la ville.

« Les voilà ! » cria un jeune garçon.

Qui venait-il de voir sur cette longue et large voie qui séparait les deux principaux faubourgs du nord d'Enordeme, cette route qui conduisait, pour peu qu'on suivît assez loin son cours, jusqu'à Anor, cette piste qui s'enfonçait dans la plaine et disparaissait à l'horizon, image allégorique du rêve des habitants d'Enordeme : partir ; qui était donc apparu face à la ville ?

Celui que tous attendaient, sans savoir qu'il précédait un vent de destruction et de désolation.

Elkor de Sær-Neroth, général de la seconde armée d'Anor, et derrière lui neuf légions, le fleuron des troupes de l'Empire. Elkor de Sær-Neroth, jeune ambitieux, un de ceux précisément que le Duc-Maire d'Oluddán méprisait avant tout, parvenu par sa bravoure et sa virilité au plus haut grade que la carrière pouvait lui offrir, lequel sans doute n'était pas assez pour lui ; Elkor de Sær-Neroth, qui, se sachant observé, n'hésita pas à s'arrêter un instant sur son chemin, faisant étinceler sa cuirasse au soleil et laissant son panache jouer avec le vent.

Pour une nuit ou deux, assurément, il lui suffirait de choisir parmi tout ce qu'Enordeme avait à offrir en matière de femmes.

Ensuite, ce serait la guerre. La véritable guerre. Celle que ni lui, ni d'ailleurs presque personne au quinzième siècle, n'avait connue.

L'ambiance s'était rapidement détendue à Oluddán et déjà aux alentours du vingt-cinq de khurmánta Kormor et Karine discutaient avec le Seigneur des Ombres comme des vieux amis. Tempête en revanche restait généralement à l'écart, ce qui convenait parfaitement à Karine, rendue très nerveuse par la présence de cette magicienne qui, si jeune, était déjà sa supérieure de très loin.

« Vous comprenez, expliqua Alexandre en se servant d'une pâtisserie orientale, nous ne sommes plus au temps d'Eo. Les jours de la Liberté et des concepts de la même espèce, sont finis. Il faut une Volonté pour gouverner Anecdar. Je dirigerai l'Univers jusqu'à la fin des temps et tous seront heureux sous mon règne. Chacun aura sa place et il en sera satisfait. Je me sers de Hemýr, mais c'est Thgor que je sers. »

Il sembla particulièrement satisfait de cette dernière phrase.

« Laissez les dieux de côté, objecta Karine. Il vaut mieux être libre et misérable que comblé et esclave. »

« C'est ce que vous pensez maintenant. Mais grâce à la Larme tous se croiront libres et seront satisfaits. Je ne limiterai pas les actions des hommes, je limiterai leur volonté. »

« Alors ce ne seront plus des hommes. Ce ne seront plus des Elfes, des hommes ni des Nains, mais des marionnettes à forme d'Elfes, d'hommes et de Nains. »

« Et puis ? »

« Le Créateur a créé l'homme libre. Il est de Sa volonté qu'il le demeure. Relisez la citation placée au-dessus de votre trône. »

« Si le Créateur a versé une Larme devant Anecdar, c'est qu'il n'était pas entièrement satisfait de Sa création. Et justement cette Larme va me permettre de remettre de l'ordre dans tout ce chaos. »

Karine sembla outragée.

« Cette discussion tourne à la théologie, intervint Kormor (et c'était là un reproche). Restons sérieux. Vous ne pouvez sans doute pas utiliser les pouvoirs de cette Pierre sur chacun des cent et quelques millions d'habitants que compte Anecdar. »

« Qui sait ? Mes pouvoirs augmentent de jour en jour. Bientôt, sans doute, je pourrai me libérer de cette enveloppe mortelle ; mon esprit embrassera Anecdar tout entière ; ma volonté soulèvera les montagnes, les pensées des mortels me seront dévoilées et je pourrai les altérer à ma guise. En somme, je serai Dieu ; je prendrai cette place que le Démiurge a laissée vacante. »

Kormor ne put s'empêcher de rire.

« Ma parole ! Vous ne voyez pas les choses en petit ! »

Alexandre ne s'irrita pas. D'un ton lointain, presque indifférent, il répliqua :

« Il est difficile de rester humble lorsqu'on a le pouvoir de faire trembler les empires. »

Kormor répliqua comme l'aurait fait Ardemond :

« Il est plus difficile encore de rester humble lorsqu'on n'a pas ce pouvoir. »

Alexandre ignora cette réplique et replongea dans son rêve :

« Tous m'adoreront comme Seigneur et Maître, comme Empereur et Dieu. Toutefois, un petit nombre aura la honte ou le privilège, comme on voudra, de ne pas participer à ce Nouvel Ordre du monde : les Sages, parce qu'ils représentent l'Ancien Ordre, et vous deux, puisque vous fûtes les amis d'Avethas de Stjertén. »

Soudain réjoui, et levant bien haut une coupe de bon vin, Alexandre rajouta :

« Qu'importe ! Savourons ce moment qui sépare deux Âges du monde, sans nous préoccuper de savoir ce qui est venu avant ni de ce qui viendra après. »

Ce qui viendrait après, dans ce cas, était la bataille décisive, la bataille d'Enordeme.

Cette fois, il n'y aurait pas de siège, pas d'ultimatum ou de menaces, pas de négociation, pas de trahison. Seuls la fierté, la pompe et l'apparat de la glorieuse guerre. Les belligérants avaient conclu cet accord tacite : il fallait en découdre, définitivement. Certes, cette seule bataille ne marquerait pas la fin de la guerre, mais il n'y avait pas de doute que celui des deux partis qui perdrait serait trop diminué pour pouvoir remporter une victoire importante par la suite.

Les armées qui s'opposaient étaient assez comparables numériquement : environ soixante-dix mille hommes de part et d'autre. Ou plutôt devrait-on dire soixante-dix mille être vivants, car les démons comptaient pour une bonne part dans les troupes d'Oluddán. Démons face auxquels la cavalerie dont disposait l'armée d'Anor faisait difficilement le poids. D'autant plus qu'elle n'était pas très importante : tandis que la première armée d'Anor comptait un corps de cavaliers dans chaque légion, celle qui combattait à Enordeme les avait tous regroupés dans une division.

L'Empire d'Anecdar avait cependant un avantage considérable sur les forces des Ténèbres : il avait réquisitionné plusieurs navires de la marine marchande et pouvait ainsi tenir les côtes. Ainsi, l'ennemi serait pris au piège dans un couloir marqué au sud par le Lodiljme et au nord par le relief vallonné qui termine le Désert Rouge.

De cette manière, lorsque Fenrir, général en chef de l'Armée Noire, conduisit ses troupes en direction d'Enordeme, il se vit la cible d'un nuage de flèches venues de la mer et qui causèrent des dommages assez considérables dans ses rangs. En remontant au nord, il s'aperçut qu'il était coincé entre deux feux. C'est ce que Sær-Neroth, général de la seconde armée d'Anor, attendait, et c'est à ce moment qu'il lança la cavalerie, qui attaqua le front de l'Armée Noire, avec un large succès.

Ainsi, au début, le sort semblait plutôt favorable à l'Empire. Cependant, cette tactique n'avait pas atteint son but réel, qui était d'effrayer et de dérouter l'adversaire. Car le brillant général n'avait pas compris que cet ennemi ne se laisserait pas effrayer ni dérouter.

Fenrir fut tout de même irrité par ce premier échec et décida de faire place nette. Il n'était pas question de se risquer vers l'océan pour le moment, ni de se hasarder dans les collines où les archers étaient bien cachés. La seule voie qui restait ouverte était donc de se retourner contre la cavalerie. Et pour cela, le général réunit ses démons.

Ceux-ci firent leurs preuves. Le combat fut titanesque. Sous le tir qui ne discontinuait pas des archers de l'Empire, tir qui ne semblait pas affecter les créatures infernales, tir croisé maintenant par le feu des soldats d'Oluddán, les démons s'attaquèrent, non aux cavaliers, mais aux chevaux eux-mêmes, à mains nues.

On apprit ainsi qu'un démon est capable de mettre à terre un étalon en moins d'une minute. Mais les coursiers avaient l'avantage de la vitesse ; la terrifiante force physique des créatures de la nuit leur est de peu d'utilité lorsqu'il s'agit d'arrêter un cheval en pleine course.

Le résultat de ces manœuvres fut que trois mille cavaliers furent tués, ou mis hors d'état de combattre, contre une petite centaine de démons (pour la plupart seulement égratignés).

Il était temps pour le gros des troupes de passer à l'action. Une cohorte des troupes de l'Empire avait été spécialement constituée pour s'attaquer aux démons et tenter de les occuper aussi longtemps que possible. C'était du suicide et chaque capitaine avait donc reçu l'ordre de désigner les soldats les plus indisciplinés, rétifs, rebelles, ou de quelque manière insoumis, de sa manipule afin de les intégrer dans ce « corps d'action spéciale » comme le nommait la hiérarchie. Ils avaient au préalable reçu une formation spéciale où on leur avait appris les moyens connus de tuer un démon — c'est-à-dire, aucun — et la gloire de mourir pour son Empereur, ou plus précisément pour son ministre de la Guerre et des Armées.

Le résultat fut meilleur qu'escompté. Un homme qui se rend compte qu'il s'est laissé mener à sa mort et qui combat désespérément pour un espoir chimérique est un adversaire tout à fait redoutable et peut fort bien réussir à occuper même huit démons pendant un temps considérable, voire même les éloigner du champ de bataille. Pendant ce temps, les troupes régulières purent attaquer le front de l'Armée Noire, qui avait été déjà passablement amoindri par la cavalerie.

Pour compléter cette offensive, l'arrière-garde de l'armée d'Oluddán fut elle aussi victime d'une attaque. Et là, Sær-Neroth avait eu l'excellente idée de faire participer des magiciens : soixante mages ou apprentis venus d'Anor s'étaient portés volontaires pour venir en aide aux soldats. Ce fut un succès : l'ennemi, aveuglé par d'intenses lumières, noyé sous des trombes d'eau, emporté par des vents violents, parfois même foudroyé, était totalement désorganisé, tombait facilement sous les coups adverses, et cette partie de l'Armée Noire fut décimée sans qu'il en résultât trop de pertes pour l'Empire. Cependant, encore une fois, Sær-Neroth n'avait pas réussi à induire un mouvement de panique chez son ennemi, et donc dans l'immédiat son succès ne lui fut pas d'un grand secours.

Alors vint ce qu'on pourrait appeler le corps de la bataille. L'Armée Noire, qui pour le moment était restée en ordre de marche, incapable de se déployer, bloquée qu'elle était entre le mer et les collines, parvint enfin à constituer un ordre de bataille à peu près convenable. Les combats s'étendirent donc sur plus de place.

Après quelques heures de combat assez acharné, la situation était assez confuse. Au nord, une quinzaine de cohortes constituant l'aile gauche de l'armée d'Oluddán s'étaient livrées à une fort amusante partie de cache-cache avec les archers d'Anor, ainsi que deux divisions d'infanterie venues les protéger. Les pertes étaient peu importantes et aucune des deux parties n'était parvenue, dans cette région, à emporter l'avantage. Au sud, tout le flanc droit de l'Armée Noire avait été anéanti : pris au piège entre ce qui restait de la cavalerie d'Anor, la mer qui continuait à envoyer ses flèches et les magiciens qui surgissaient par l'ouest, il n'avait pas eu le choix que de se laisser mettre en pièces. Enfin, au centre, là où les démons, qui s'étaient depuis longtemps débarrassés des troupes suicidaires, s'en donnaient à cœur joie dans la destruction et le massacre, c'était un désastre pour l'Empire.

La fin de la bataille reproduisit d'assez près celle qui s'était déroulée douze jours plus tôt, à près de mille milles au nord-ouest d'Enordeme. Tout d'abord, les soldats d'Anor commencèrent à fatiguer, vu que leurs ennemis, passés maîtres dans l'art de pousser la résistance humaine au-delà de ses limites, ne leur donnaient aucun répit et ne semblaient pas disposés à interrompre la bataille avant que tous fussent tombés. L'état-major de Sær-Neroth ne parvint à établir aucun contact avec l'entourage de Fenrir dans le but d'établir une trêve.

Les armées de l'Empire firent alors appel à l'artillerie et, plus particulièrement, à l'artillerie lourde. Les catapultes avaient bien lancé quelques pierres auparavant, mais cette fois les canons les rejoignirent. Et les boulets parvinrent même à coûter la vie à un ou deux démons, car même une montagne de huit cents livres de muscle est assez affectée par une collision avec une masse de métal atteignant parfois deux ou trois talents. Pour les consoler, ces opérations furent aussi fatales à plusieurs artificiers, car la science de De Hel n'avait jamais mis le nez dans les bombardes. Enfin, les archers qui étaient toujours postés sur des navires sur le Lodiljme enflammèrent leurs torches : s'ils perdaient ainsi en précision et vitesse de tir, ils purent cependant causer de graves dommages à l'ennemi.

Pendant que Sær-Neroth jouait ainsi sa dernière carte, Fenrir vit la sienne apparaître dans ses mains, et c'était un atout puissant : au milieu d'un cercle magique que le démon avait préparé dès le début de la bataille, se matérialisèrent deux figures, dont une montée sur un cheval. C'étaient bien sûr Alexandre sur Bucéphale, et Tempête.

« Excuse-moi pour ce retard, Fulf, fit le Maître des Ténèbres à l'adresse de son valet. Nous étions engagés dans une conversation passionnante avec des amis. »

Fenrir se contenta de s'écraser contre le sol en signe d'humilité.

Cette fois, Tempête était disposée à montrer l'étendue de ses pouvoirs. Elle commença par « s'occuper » des vaisseaux qui constituaient un avantage trop marqué à son goût pour l'Empire. La jeune magicienne se montra donc digne du nom que le Roi Noir lui avait donné : un raz-de-marée, accompagné de vents violents, eut raison des embarcations. Ensuite, la fillette décida de liquider les quelques misérables qu'Anor avaient envoyés et qui prétendaient pratiquer le même Art qu'elle. Un combat entre magiciens est toujours une belle chose à voir ; celui-ci fut particulièrement spectaculaire, bien que de courte durée, et pendant un instant tous les regards se tournèrent vers cette véritable explosion de feux multicolores, floraison d'orchidées imaginaires, ce spectacle si féerique... et si mortel ! Seule contre soixante, Tempête n'éprouva pas la moindre difficulté à mettre ses adversaires hors d'état de continuer le combat ; elle ne les tua pas tous, mais ceux qui survécurent avaient, dans le meilleur des cas, perdu l'essentiel de leurs capacités mentales et, à plus forte raison de leur habileté à lancer des sorts.

Pendant ce temps, Alexandre s'était lancé au milieu des combats. Son cheval, Bucéphale, savait où aller sans même que son cavalier dût le lui indiquer. Le Roi des Ténèbres tenait la Larme du Destin à deux mains au-dessus de sa tête et sa clarté était aveuglante sur le ciel qui s'assombrissait. Il avait fière allure ainsi, l'Empereur d'Oluddán tout vêtu de noir sur son destrier d'un blanc immaculé et brandissant bien haut le fléau de l'humanité. Tous ceux qui se trouvaient sur son passage s'écartaient respectueusement, ou même s'enfuyaient au loin, terrorisés ; mais ceux qui commettaient l'imprudence de regarder trop attentivement la Pierre incandescente qu'il arborait étaient à ce point obsédés par sa vision qu'ils faisaient des efforts démesurés pour le rejoindre, pour la revoir, et ils se seraient volontiers jetés dans les flammes sur les ordres du Maître des Envoûtements.

On conçoit aisément que ces deux nouveaux personnages dans la bataille, s'ils n'auraient peut-être pas pu, à eux seuls, triompher d'une armée entière, suffisaient amplement à faire pencher la balance de leur côté.

Quand le soleil se coucha, amenant avec lui une nuit sans lune, la planète Merthi qui se levait éclaira une scène d'apocalypse. Les morts se chiffraient à trente-sept mille du côté de l'Empire, vingt-et-un mille de l'autre, chiffres auxquels il fallait ajouter les agonisants qui jonchaient encore le champ de bataille et auxquels nul n'avait songé à apporter des soins ; certains resteraient encore un ou deux jours à hurler leur douleur et leur rage ou à vomir leur sang. Parmi les morts se trouvaient tous les vingt-sept officiers généraux qu'Anor avait envoyés ; Sær-Neroth avait prouvé sa valeur et rencontré son destin.

Enordeme était prise. Plus que prise, même, Enordeme était pillée. Et déjà, l'Armée Noire repartait, ne prenant pas même le temps de panser ses blessures après une si terrible bataille.

Cette fois, la destination était claire.

L'Armée Noire marchait sur Anor.

« Anor, murmura Alexandre, revenu à Oluddán. Oui, voilà quelle sera ma prochaine destination. Dans une dizaine de jours, la capitale m'appartiendra. »

« Une dizaine de jours ? interrompit Kormor, surpris. Mais il y a bien cinq cents milles entre Enordeme et Anor. »

« Quatre cent quatre-vingt-un à vol d'oiseau, rectifia le Roi Noir, du moins d'après De Hel. De même qu'il y en avait neuf cents entre Tháli et Enordeme, ce qui ne m'a pas empêché de les parcourir en vingt-cinq jours. »

« Votre armée est-elle donc ailée pour pouvoir se déplacer aussi vite qu'un cheval au galop, ou bien la Larme vous permet-elle de trouver des raccourcis jusqu'alors inconnus ? Ou connaissez-vous une formule magique pour déplacer les cités ? »

« Rien de tout cela. Il y a tout simplement que j'ai découvert que le sommeil était bien inutile et que mes soldats n'en avaient nul besoin. Sous l'influence de la Larme, ils peuvent donc marcher nuit et jour. Pour ce qui est de manger, cela peut fort bien se faire en route. »

Karine parut effrayée ; Kormor, lui, trouva l'idée amusante.

« Bien vu. Mais n'allez-vous pas même les faire s'arrêter quelques jours à Enordeme, le temps d'asseoir votre conquête, d'enrôler de nouveaux hommes, que sais-je encore ? »

« Quelques jours ? Vous plaisantez ? Quelques heures ont largement suffi. Pendant trois heures, mes troupes ont déniché quarante mille hommes valides à Enordeme que j'ai... comment dire ?... persuadés de se joindre à nous. Pour ce qui est d'asseoir ma conquête, je procède de la même manière, recrutant une police de dix mille hommes parmi les habitants de la ville. Mais de toute manière, je n'en ai cure. Ce n'était pas de remporter Enordeme qui m'intéressait, mais de liquider une grande partie des troupes de l'Empire. Ceux qui ne sont pas tombés au champ d'honneur ont maintenant rejoint mes rangs. Je regrette simplement d'avoir laissé mourir ce jeune général... Comment se nommait-il déjà ?... Sær-Niroth. »

Kormor attendit qu'Alexandre eût terminé ses méditations, puis demanda :

« C'est donc Anor qui vous intéresse ? »

« Anor ? Non. À Anor la situation sera la même. Une bataille pitoyable contre des troupes incapables et ce sera fini. Non, vraiment, Anor m'appartient déjà. Mais Anor n'a pas d'intérêt pour moi. »

« Mais alors, que voulez-vous ? »

« Ce que je veux ? Mais c'est évident, voyons ! La cité dont la conquête m'assurera un pouvoir éternel, la cité qui véritablement garde ce qui reste de pouvoir dans Anecdar. Si ce n'est pas Anor, c'est bien sûr Tekir. »

Et il se servit d'une pâtisserie orientale.

Cependant, Alexandre, en se servant de cette pâtisserie, n'avait pas fait attention au garde qui tenait l'assiette. Détail en apparence insignifiant, mais peut-être pas si insignifiant, car le garde en question, bien qu'il portât l'uniforme réglementaire (correspondant au grade de lieutenant), n'était lui-même pas tout à fait réglementaire justement.

Le garde en question, dont la terreur, si bien cachée de son visage par un masque de marbre, était néanmoins visible à une tache perceptible entre ses deux jambes, mais fort heureusement nul n'y prêta attention ; le garde en question, était Ulrich, qui se nommait lui-même Liberator of Worlds dans ses instants de bravoure, et qui se nommait lui-même en cet instant le très humble serviteur de Sa Grandeur le Sublime Empereur du Mal.

Conformément aux instructions d'Ardemond, il n'avait pas empoisonné les pâtisseries, ce qui effectivement n'eût servi à rien, d'abord parce qu'aucun poison n'aurait eu d'effet sur Alexandre, et ensuite puisque celui-ci décida que, de toute manière, il n'avait pas faim ce jour-là et qu'il jeta le gâteau par terre, prenant bien le soin de l'écraser du talon. Mais Liberator of Worlds avait tout entendu et, dès le soir, Tekir saurait tout des plans du Roi Noir. Pour ce qu'elle pourrait en faire...

Quand il fut congédié d'un geste impatient de la main, Ulrich s'en retourna, prenant gare à ne pas renverser le plateau surchargé de gourmandises. Il manqua cependant de le précipiter sur le sol lorsqu'il aperçut un autre personnage qui passait par là, évitant la conversation qui se déroulait au centre de la pièce ; une fillette de sept ans.

Non, ce n'était pas possible, pensa Ulrich. Elle était morte comme sa mère Catherine. Et même si elle ne l'était pas, que ferait-elle ici ?

Et pourtant, le jeune homme avait bien reconnu dans le clin d'œil — ou bien révait-il ? — que Tempête lui envoya, sa sœur Marguerite.

« C'est parfait, murmura Ardemond. Il compte évidemment capturer Anor, puis Tekir. S'il prenait la décision de passer par Othardán sur le chemin, le délai aurait été fâcheux. Il ne faut pas que les choses traînent. »

Le Magicien Blanc parlait ainsi à Gwaïherst et à Wolur, qu'il avait réunis pour commenter ce nouveau message reçu des résistants qu'il protégeait, à Oluddán, ce message envoyé par Liberator of Worlds et qui contenait l'essentiel de la discussion entre Alexandre, Kormor et Karine, quoique dans des termes légèrement déformés par l'esprit assez peu objectif du rapporteur.

Si Wolur avait compris une chose de ses enquêtes menées au sujet du vieux mage, c'était qu'il ne fallait pas lui demander d'explications. Gwaïherst, lui, qui pourtant connaissait son frère depuis presque huit cents ans, ne s'était toujours pas fait à ce petit jeu de mystère qu'Ardemond aimait tant jouer.

« Je suppose, demanda-t-il impatiemment, que vous avez tout prévu, mais que votre plan risque de se périmer s'il attend trop longtemps. »

« C'est précisément cela ! » acquiesça Ardemond, enthousiaste.

« Alors peut-être pouvez-vous nous dire maintenant en quoi il consiste ? Que devrons-nous faire quand le Roi Noir frappera à nos portes ? Cela ne devrait plus tarder maintenant. »

« Rien. »

« Ah ! répliqua Gwaïherst à qui la colère commençait à faire découvrir l'humour. Je vois dans ce mot la profondeur de votre plan infiniment subtil, mon frère. »

« Je n'ai jamais prétendu qu'il fût infiniment subtil. Lorsque Alexandre se présentera devant Tekir, nous fermerons les portes et nous attendrons. C'est tout. Nous espérerons simplement que mon plan fonctionnera avant que le Seigneur Noir n'ait eu le temps de faire tomber la ville. À ce sujet, je compte beaucoup sur vos propres pouvoirs, Ambroise. Pour vous récompenser et pour ne pas donner à notre ami, là (il désigna Wolur), l'impression d'être totalement inutile, vous aurez peut-être droit à une bataille. Juste une petite. Notez qu'elle n'influencera en rien le dénouement final de la pièce. »

Gwaïherst finit par conclure mentalement que son frère était décidément fou et que la peur ou la culpabilité avaient eu raison de sa raison. D'un ton tragique, il demanda :

« Mais enfin, sur quoi comptez-vous ? »

Ardemond parut plus sérieux, et légèrement nerveux.

« Sur les sentiments et les réactions naturelles des êtres conscients. Et sur un jeune dieu qui m'a promis son aide là où une déesse a déjà échoué. »

Race for Anor

Musique : Sonate en si bémol mineur de Frédéric Chopin.

C'est la fête du sang qui se déploie,
À travers la terreur, en étendards de joie :

Émile Verhaeren, Les villes tentaculaires, La révolte

The prince of darkness is a gentleman; [*]

William Shakespeare, King Lear (Le Roi Lear), Acte III, Scène 4

Les batailles, ou plutôt faut-il dire les victoires de l'Armée Noire, se suivent et se ressemblent. Le deux de manamánta, l'armée nord d'Oluddán rencontrait, presque accidentellement, les troupes que Quentin II avait ordonné de faire venir depuis Lodiljdeme, c'est-à-dire les trente-quatrième et trente-cinquième légions impériales. Le combat fut plus rapide qu'à l'ordinaire et aussi plus sanglant. Comme Alexandre jugeait inutile de venir en personne pour aider ses hommes, la Larme n'était pas là pour permettre l'incorporation des survivants dans l'Armée Noire et par conséquent il ne devait pas rester de survivants. C'est ainsi que tous les soldats impériaux venus du port oriental furent tués.

« Je trouve que vous ne faites pas vraiment votre travail d'ambassadeurs, commenta à ce sujet Alexandre. Vous êtes ici depuis dix-sept jours et vous n'avez toujours rien fait de concret pour mettre un terme à cette guerre. »

« Peut-être avez-vous des propositions à soumettre ? » demanda Kormor.

« Mais je vous ai déjà fait ma proposition ! rétorqua Alexandre. J'exige la reddition complète de toutes les forces combattantes, la capitulation sans condition de l'Empire et la soumission absolue de l'Empereur Quentin II et du Conseil des Sages. Vous éviterez alors un nombre assez important de morts. »

« Suggestion intéressante, commenta le Nain. Je pense qu'elle restera dans les annales de la diplomatie. À mon avis, un record a été battu. »

Karine poussa un soupir d'irritation. La magicienne était agacée de l'attitude indolente de son ami, qui, à son goût, s'entendait trop bien avec le Roi Noir. En vérité, elle se reprochait à elle-même de ne pas être révulsée par ce personnage somme toute assez sympathique. La prise d'Enordeme l'avait cependant profondément marquée et elle ressentait à présent un sentiment marqué de culpabilité.

« Ne serait-il pas possible de consentir à un partage du territoire ? » proposa-t-elle.

« Ah ! Je vois que vous vous mettez tout de même au travail. Mais il est un peu tard. De toute manière, votre proposition est inacceptable. Croyez-vous que mes projets pour l'avenir d'Anecdar puissent se contenter d'une partie de la planète ? »

« La seule ville de Tekir pourrait-elle être épargnée ? » demanda alors Karine, conciliante.

« Très amusant ! Extrêmement spirituel ! En somme, vous me donnez l'os et vous vous gardez la moelle ? Je suis navré, mais je serais plutôt prêt à renoncer à l'Univers entier pour conquérir seulement Tekir. »

Avec l'air de s'amuser immensément, Alexandre continua :

« Toutefois, si vous mettez en œuvre des trésors de persuasion, que vous rampez à mes genoux pour me supplier, je pourrai peut-être vous laisser, disons... l'île de Rieno, comme terre d'exil. Vous comprenez, Lwershjár autrefois a laissé aux Elfes les Terres Sauvages ; toutefois, je suis bien plus puissant que Lwershjár et il faudra donc vous contenter d'une petite île. Oui, c'est cela, Rieno, où les dernier membres sénescents du Conseil ainsi que ses héros irréductibles pourront couler quelques derniers jours sous le regard apitoyé du Phénix. »

Soudain, le Roi Noir s'interrompit comme si quelque chose ou quelqu'un s'était soudain présenté à sa mémoire, brisant de force son train de pensées.

La nouvelle de la prise d'Enordeme était tombée sur la table du Conseil de Guerre comme un couperet. Selon la version officielle, il y avait bien assez de soldats à Anor pour résister à l'invasion. Mais le cœur n'y était plus.

Quentin II lui-même n'écoutait plus les audacieux stratagèmes de d'Arnoncour que d'une oreille distraite. Quentin II lui-même était las de ces interminables réunions avec ses généraux qui n'avaient rien de mieux à dire que, justement, qu'ils n'avaient rien à dire. Quentin II lui-même ne voulait plus jouer aux petits soldats. Il se rappelait une phrase que Voleur de Feu, l'énigmatique Voleur de Feu, avait prononcée à Tekir. « La guerre est une effroyable dispute entre imbéciles occupés seulement à sauvegarder une pitoyable notion qu'ils appellent « l'honneur ». » Et ce garçon avait parfaitement raison : Anor ne se battait pas pour ne pas tomber, car nul ne doutait qu'elle dût tomber, mais seulement pour tomber avec dignité. Et une autre phrase se suggéra à l'esprit mélancolique de l'Empereur. Qui donc l'avait prononcée ? Alwin probablement... « La vie est un jeu dont on ignore les règles, joué à l'aveugle contre un banquier sûr de gagner et qui dispose de l'éternité pour cela. On n'en ressort jamais indemne. »

Alors qu'il ruminait ces pensées profondes, l'Empereur reçut la visite d'un homme qu'il ne s'était pas attendu à voir. Lorsque le vieillard, âgé de soixante-dix ans, mais de vingt années de plus en apparence, se présenta devant son suzerain, qui ne l'avait vu qu'une fois, et de loin, celui-ci hésita à le reconnaître. En vérité, Quentin ne parvint à mettre un nom sur ce visage ravagé par le temps et le chagrin, par les marques indélébiles d'un cynisme remplacé par une tristesse sincère, qu'au moment exact où ce nom lui fut annoncé, d'une voix qui eut apporté des larmes aux yeux d'une statue, d'une voix remplie de honte et de remords.

« Sire, je suis Gérard Montbleu de Léonay, anciennement Duc-Maire d'Oluddán. »

Et, dans un manquement à l'étiquette invraisemblable pour un vieil aristocrate tel que lui, mais trahissant malgré lui tous les pas qu'il avait dû faire pour atteindre la capitale, ne trouvant un cheval que pour la dernière partie de son odyssée, trahissant aussi toutes les difficultés qu'Alexandre lui avait prédites pour parler à l'Empereur, trahissant enfin son grand âge, Gérard s'effondra dans le premier siège qui se présenta, sans attendre l'ordre du souverain ; il déploya des efforts considérables pour se relever, mais n'y parvint pas : Quentin II lui fit signe de rester assis.

L'Empereur tenta de paraître sévère.

« Vous êtes un traître, Léonay. »

« Oui, Sire. »

« Avez-vous des explications à me proposer ? »

« Non, Sire. »

Avec difficulté, Gérard rajouta :

« Je ne le puis pas. »

Quentin sourit franchement.

« Vous le ne pouvez pas ? Alors je vais le faire pour vous. Vous n'avez pas le profil du traître, Gérard. Vous avez reçu de mon grand-père le duché d'Oluddán, à l'âge de cinquante ans... »

« Trente-sept, Sire. »

« ...à l'âge de trente-sept ans, et pour tout ce que De Hel m'a dit de vous, vous aimiez cette ville plus encore que vous ne prétendez la détester. »

Gérard tressaillit.

« Je suis sûr que la chute d'Oluddán vous a été plus douloureuse encore qu'à moi. Car ce n'est pas vous qui l'avez livrée à notre Ennemi, mais c'est lui qui s'est servi. »

Le vieillard regarda Quentin avec admiration, lui qui avait toujours prétendu que depuis la mort de Jules VI, la monarchie tombait sans cesse plus bas.

« Cependant, continua l'Empereur, vous ne pouvez pas rester à Anor et assister tranquillement à la chute de l'Empire d'Anecdar. »

Quentin prit un ton plus solennel et annonça :

« Je prononce donc votre sentence. Vous êtes exilé à Tekir, où vous resterez jusqu'à sa chute où la fin de la guerre. Si le Destin nous accorde de remporter la victoire, il vous sera rendu la ville d'Oluddán. Sinon... je vous recommande de mettre fin à vos jours. »

Gwaïherst regardait la pendule de l'observatoire. Lorsque celle-ci marqua huit heures et demie, il dit d'un ton las :

« Allons-y. »

Suivi de deux ou trois assistants, le Président du Conseil des Sages traversa la grande place jusqu'en son centre et se tourna vers l'ouest.

À l'heure juste, sous les regards curieux de quelques habitants de Tekir, il déclara solennellement :

« C'est l'équinoxe. Dans la grande roue du Temps qui cinq mille tours a déjà accompli, l'été cède la place à l'automne, le jour au crépuscule, la lumière aux ténèbres, et la nuit s'approche. Rien n'est éternel et tout doit périr, pour que tout puisse renaître. »

Les mots étaient anciens, la légende voulait même qu'ils eussent été prononcés par le Démiurge, et ils s'étaient transmis de génération en génération depuis, avec un seul changement dans le nombre d'années écoulées. Mais jamais ces propos n'avaient semblé plus adaptés que maintenant. Ambroise frissonna visiblement en prononçant ces mots « rien n'est éternel et tout doit périr » qui le menaçaient directement. Et une idée se forma dans l'esprit de Gwaïherst. Peut-être l'Empire perdait-il sa virilité passée et Tekir sa sagesse ? Peut-être le Créateur avait-Il versé une Larme, en constatant que les jours d'Ambre le Sage, d'Octobre II et d'Anatole II étaient révolus ? Peut-être le Démiurge avait-Il choisi cette catastrophe pour précipiter la fin et pour pouvoir forger un nouveau monde dans les braises de l'ancien ? Pour que tout pût renaître ?

Mais pouvait-Il vraiment vouloir cette guerre ?

Une cloche sonna à l'observatoire, indiquant le moment exact où l'axe des pôles passait en quadrature avec le soleil.

Et le jour fatidique, tant attendu et espéré d'un côté, tant attendu et redouté de l'autre, finit par arriver. Zitrje, huit de manamánta de l'an de Tekir mil quatre cent soixante-douze, devait rester dans les mémoires, tant qu'il y aurait des mémoires, comme le jour de la défaite de l'Empire. Pendant presque quinze siècles Anor avait affirmé sa supériorité sur tout l'Empire d'Anecdar. Et ce jour-là, cette supériorité avait trouvé sa fin.

Le matin, un officier de la garde du palais rentra précipitamment dans la chambre de l'Empereur et réveilla brusquement le souverain.

« Sire ! Le capitole est assiégé ! »

Après quelques minutes intenses, Quentin fut au balcon du palais, avec le Premier ministre à son côté. En bas de l'escarpement que dominait le balcon, d'Arnoncour attendait, ses lèvres figées dans le rictus caricatural du traître. À sa gauche, un superbe étalon alezan. Tout autour, des soldats portant les armes de la garde personnelle du ministre de la Guerre et de quelques autres grandes familles nobles de la capitale. Quentin chercha celles de sa tante : elles n'y figuraient pas.

À côté du traître, le loyal Enedar, Lord-Maire d'Anor, pieds et poings liés, semblait vouloir exécuter d'Arnoncour par la seule force de ses yeux, ce qui aurait peut-être réussi si l'autre n'évitait pas autant que possible de croiser son regard.

Enfin, derrière les soldats, une petite foule commençait à se constituer. Pour l'instant, elle se contentait d'observer, silencieuse, consciente d'assister à un moment historique. Il n'était pas évident qu'elle fût particulièrement favorable à l'Empereur : les quartiers autour du Palais Impérial étaient résidence de familles aisées de la petite noblesse ou de la bourgeoisie, une classe sociale qui avait commencé à apparaître au milieu du treizième siècle et qui, lorsqu'elle ne se tenait pas complètement à l'écart de la politique, se montrait encore plus conservatrice que la haute noblesse. D'Arnoncour était de plus auréolé d'un important prestige à Anor, et, de toute façon, nul ne savait exactement ce qui se passait.

De Hel fut le premier à parler. Il semblait défait.

« Pardonnez-moi, Sire, murmura-t-il. J'ai mal prévu les réactions de cet homme. »

Enedar s'adressa alors à son tour au souverain.

« Pardonnez-moi, Sire. J'ai voulu l'en empêcher, mais il m'a pris par surprise. »

Quentin II regarda d'Arnoncour avec un visage dont il avait retiré toute émotion.

« Je suppose que vous avez quelque chose à déclarer ? » demanda l'Empereur avec à peine une nuance de sarcasme.

« La situation est la suivante, Sire. J'ai choisi ce qui me paraissait le mieux pour le Peuple d'Anecdar. L'Empire ne peut plus résister et Anor était condamnée quoi qu'il advînt. J'ai choisi de la livrer au plus vite. Les troupes de... Les troupes noires envahissent la ville par le nord et par le sud à la fois et seront ici dans fort peu de temps. En tout cas moins de temps qu'il vous faudra pour vaincre mes soldats. Je vous conseille la reddition. Il est inutile de sacrifier des vies inutilement. »

« Sur ce dernier point, je suis en accord avec vous. » répondit Quentin.

À ce moment-là, Enedar prouva qu'il restait encore de la vitalité dans ses os et du courage dans son cœur : il sauta sur d'Arnoncour et le frappa violemment dans le creux de la nuque, utilisant ses deux mains trop mal attachées. Si le Lord-Maire d'Anor avait eu dix ans de moins, le coup aurait sans doute assommé le ministre de la Guerre. Mais Enedar était trop faible et ne parvint qu'à faire tomber son adversaire, tout en perdant lui-même l'équilibre. Or d'Arnoncour fut plus prompt à se relever. En un instant, il avait tiré son arme...

« Non ! Ne faites pas cela ! » cria Quentin.

Mais c'était déjà trop tard. Une petite mare de sang se formait sous le corps. Le Lord-Maire d'Anor avait vécu.

Cependant, le traître à l'Empire avait peut-être mal estimé les conséquences de ses actions. Ce meurtre suffit à mettre en mouvement la foule, jusqu'alors restée indécise, qui se précipita sur les soldats. L'Empereur donna l'ordre de faire intervenir les gardes du palais et la bataille s'engagea, tout à fait à la défaveur des traîtres. D'Arnoncour tomba bien vite...

Le dernier des soldats rebelles était sur le point d'être vaincu lorsque la situation se renversa.

L'Armée Noire atteignit le mont capitole.

Quentin II et De Hel assistèrent, tout aussi impuissants, à la victoire écrasante de leur ennemi, qui en quelques minutes avait triomphé des gardes impériaux et était parvenu aux portes mêmes du palais. À ce moment, d'Arnoncour, qui était passé pour mort mais n'était qu'estourbi, se réveilla.

Et à ce moment aussi, arrivèrent les derniers acteurs de la scène : le Seigneur Noir en personne, accompagné de Tempête et de Fenrir.

« L'Empereur d'Anecdar et son Premier ministre, en personne ! s'exclama Alexandre. Quel honneur inespéré ! »

« L'Empereur Alexandre et ses alliés, en personne ! répliqua Quentin. Quel coïncidence inattendue ! »

« Prenez garde à ce que vous dites, prévint le Seigneur Noir. Vous pourriez avoir à regretter de ne pas avoir su profiter de ma clémence. »

« Je pourrais aussi mourir de honte d'avoir dû en profiter. » rétorqua Quentin II.

« Vous savez, je suppose, qu'il suffit d'un geste de ma part pour que vous deveniez le plus fanatique de mes serviteurs, que vous rampiez à mes genoux, et me suppliiez de vous laisser lécher mes bottes. »

« Votre ego a-t-il donc besoin de cela ? » persifla l'Empereur.

Mais il jeta un regard inquiet sur De Hel.

« Il dit vrai. » confirma le Premier ministre en hochant gravement la tête.

« La plaisanterie a assez duré ! reprit Alexandre, irrité. J'ai beaucoup d'estime pour vous, Quentin Sendar... »

« Je suis très flatté. » interrompit l'Empereur.

« ...et je ne souhaite pas vous anéantir. Si vous consentez librement à signer la capitulation sans condition de votre Empire, je vous laisserai l'île de Rieno où vous pourrez tenter de vous consoler de votre défaite. »

Un instant tendu passa. Finalement, l'Empereur baissa la tête.

« Vous avez raison, Seigneur, fit Quentin. De deux maux, il faut savoir choisir le moindre. »

« Ah ! pensa Tempête. Les gens finissent toujours par se montrer raisonnables. »

« Montez ! continua le jeune souverain. Je vais signer. Habitants d'Anor, peuples d'Anecdar, apprêtez-vous à entendre mon ultime parole en tant qu'Empereur des Terres Émergées. »

Et Quentin disparut à l'intérieur du palais.

Alexandre, Fenrir et Tempête gravirent l'escalier monumental, sur le côté de l'escarpement, qui menait aux portes impériales du palais, situées juste en-dessous du balcon. Au moment où ils y parvinrent, les dites portes s'ouvrirent très violemment, poussées de l'intérieur par quelques gardes et le Roi Noir fut projeté en arrière, ainsi que Tempête ; Fenrir lui-même ne parvint pas à garder son équilibre. Profitant de cet instant de confusion, Quentin jaillit hors du palais et, sans hésiter un instant, sauta jusqu'au niveau du sol, heurtant d'Arnoncour pour amortir sa chute. Ce dernier voulut réagir, mais l'Empereur fut plus rapide : il monta sur le cheval et s'en fut, ne laissant à personne le temps de réagir ou même de comprendre ce qui s'était passé. Avant de disparaître dans une brèche des troupes noires, il lâcha ces mots :

« Mon ultime parole est : luttez ! »

Le démon Fenrir fut le premier à se remettre. Il vociféra :

« Qu'attendez-vous ? Rattrapez-le ! »

« Non. » intervint le Seigneur Noir.

Et ce mot prononcé à mi-voix suffit seul à retenir ses hommes.

« Non. Laissez-le fuir. Nous finirons bien par l'avoir. »

Et il rajouta, plus bas :

« Et il faut bien admettre que ce jeune homme a du panache. Il l'emporte malgré nous. »

On tenta alors de mettre la main sur le Premier ministre, qui à coup sûr était trop vieux pour tenter un exploit semblable à celui que Quentin venait de réaliser. Peine perdue : De Hel avait lui aussi réussi à s'éclipser, quoique de façon moins voyante.

En fin de compte, c'est à la Vice-Reine du Continent, Éléonore Duvernay, baronne de Veiqno et Présidente du Sénat de l'Empire, qu'il incomba de signer la capitulation sans conditions de l'Empire d'Anecdar. Toutefois, celle-ci commit volontairement un grave vice de forme, qui passa inaperçu, mais qui avait tout de même pour conséquence de rendre nul le document...

Malgré toute l'assurance dont Alexandre avait fait montre, les ambassadeurs de Tekir n'en furent pas moins bouleversés lorsqu'un garde du palais d'Oluddán vint les trouver et déclara que la ville d'Anor avait cessé d'être. Karine, mortellement pâle, demanda ce qu'il était advenu de l'Empereur, et le garde répondit qu'il n'en savait rien.

« Notre mission a été un échec, conclut la magicienne. Un échec cuisant. Nous devons rentrer à Tekir, tant que Tekir tient encore. »

Le Nain n'émit pas d'objection et les deux ambassadeurs purent quitter le palais d'Oluddán sans qu'on les retînt.

Mais le dit palais ne désemplit pas pour autant, car dès le lendemain, un autre personnage se présentait aux portes de la nuit.

Il ne fallut bien sûr pas longtemps pour que la nouvelle de la chute de la capitale n'atteignît Tekir. Ardemond la reçut avec son indifférence habituelle, mais Alwin voyait bien que le Magicien Blanc avait de plus en plus de mal à cacher sa nervosité. Gwaïherst pour sa part pouvait difficilement être plus effrayé qu'il ne l'était déjà. Dès qu'il apprit qu'Anor était tombée, le Président du Conseil fit convoquer Voleur de Feu chez lui. Ce dernier s'y rendit, non sans surprise.

« Vous désirez, Excellence ? » demanda-t-il à peine arrivé.

« Anor a été prise par les troupes d'Oluddán, hier, dans la matinée. »

L'adolescent haussa les épaules.

« Qu'est-ce que la prise d'une ville en comparaison avec la mort d'un homme ? Ou d'un Elfe, en l'occurrence ? »

Gwaïherst ne prit pas la peine de répondre.

« Nous ne savons pas quel sort a échu à l'Empereur Quentin II. Peut-être est-il décédé. C'est dans l'optique de cette éventualité que je vous ai fait venir ici. »

« Et mis à part que c'est une excellente nouvelle, en quoi cela me regarde-t-il ? »

« Voleur de Feu, répondit gravement Gwaïherst, lorsqu'un Empereur vient à mourir, un autre lui succède. Le prince héritier est Sylvain Sendar, fils d'Hélène d'Anor, tante de Quentin II ; il semblerait qu'il eût quitté la capitale en direction d'Anor aux alentours du cinq de ce mois. »

« Fort bien. Qu'il soit Empereur s'il lui plaît, peu m'importe ! »

« Voleur de Feu, cesse de fermer si obstinément les yeux à la vérité. Je connais ton secret, je sais que tu détiens le pouvoir de faire ou de défaire un Empereur. »

Le jeune homme devint soudain très pâle.

« Je... je n'avais jamais... pensé à cela... sous cet angle. »

« Tu dois décider si Sylvain d'Anor est le meilleur souverain possible pour Anecdar, surtout en ces temps troublés. Je ne te cacherai pas que je ne le pense pas. »

« Mais il me coûterait beaucoup d'employer... ce pouvoir dont je dispose. »

Gwaïherst hocha gravement la tête.

« Je sais. Mais il faut parfois savoir faire des sacrifices. Rappelle-toi que le Destin du monde peut dépendre de toi. Doublement en vérité, puisque mon frère a également des idées à ton sujet... »

Gwaïherst s'arrêta avant de sombrer dans des paroles totalement incompréhensibles.

« Mais peut-être Quentin est-il toujours en vie et alors toute cette discussion serait sans objet. »

Voleur de Feu partit d'un rire sonore.

« Je l'espère. Et je ne pensais pas que je me prendrais jamais à espérer cet homme vivant ! »

Puis, confidentiellement, il demanda :

« À propos, comment savez-vous ? »

« Il est de mon rôle, répondit le Président, de savoir les choses. Et j'étais au palais impérial le jour du couronnement de Quentin II. »

Alexandre dévisagea longuement le curieux personnage se tenant devant lui. Ce Ruxor — c'est le nom qu'il avait donné — était un être d'apparence étrange et même en quelque sorte difforme. Il devait à peine dépasser les cinq pieds, ou les cent livres ; quant à son âge, il était indéfinissable. Mais ce n'était pas seulement qu'il était petit et chétif ; ses cheveux pouvaient indifféremment passer pour blonds, roux ou châtains ; plus surprenant encore, ses deux yeux étaient de couleurs différentes : l'un (le gauche) brun, l'autre bleu et doué d'un éclat particulier. Par ailleurs, l'œil gauche louchait légèrement vers l'extérieur, ce qui conférait au regard de Ruxor une apparence distraite. Ses oreilles étaient en pointe et pourtant...

« ...pas la moindre goutte de sang elfique là-dessous. » se hâta d'insérer l'intéressé au milieu des pensées du Roi Noir.

Une malformation congénitale sans doute. À la main gauche, il lui manquait l'annulaire et, quand il marchait, il boitait légèrement du pied droit. Pour accompagner tout cela, Alexandre s'attendait de surcroît à le trouver sourd, bègue et sot. Mais Ruxor entendait assez bien, parlait parfaitement et sa rapidité d'esprit, bien qu'habilement dissimulée, n'avait rien à se reprocher. Sur le dos de son vêtement — une veste de cuir fort sale et abîmée — était représenté, curieux symbole, un dé à six faces. Et sur son épaule se trouvait un corbeau, si sage qu'il était difficile de savoir s'il était en vie.

Quand le Maître des Ténèbres eut fini de l'examiner ainsi, Ruxor commença, comme s'il eût continué une conversation entamée depuis longtemps.

« Naturellement, je ne viens que pour observer. J'ai hésité entre venir ici et à Anor ; je comprends que vous êtes toujours en voyage entre les deux. Mais Oluddán me semblait être plus appropriée à mes études. »

Alexandre écoutait d'une oreille distraite, car au moment exact où Ruxor prononça le mot « observer », des lettres de feu apparurent sur le mur de la salle du trône et y gravèrent le mot « THECEL ».

Ruxor ne semblait pas avoir remarqué. Il continua.

« C'est la capitale du Mal à ce que je comprends. Je suppose que vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je visite vos installations ? »

« Non, non. »

« Parfait. Vous comprenez, je... Mais je ne me suis pas encore introduit, n'est-ce pas ? Mon nom est Ruxor, comme j'ai dit à votre serviteur là-bas. Et je suis barde... ou plus exactement, romancier. Poète aussi, parfois. Et en ce moment même, j'écris l'histoire de cette guerre. »

« J'espère pour vous que vous aurez du public ! Mais dites-moi, dans une guerre, il faut bien prendre un parti. Quel est le vôtre dans celle-ci ? »

Ruxor répondit solennellement :

« Je suis toujours du parti du vainqueur. »

Alexandre émit un rire moqueur.

« Voilà ce que j'appellerais une attitude de couard. »

Ruxor parut ne pas comprendre, puis rit à son tour.

« Non, il y a un malentendu. Vous ne m'avez pas bien compris, Seigneur Noir. Ce n'est pas parce qu'elle remporte la victoire que j'adopte une cause. C'est parce que je l'adopte qu'elle triomphe. »

La voix de Ruxor se transforma subtilement lorsqu'il prononça cette dernière phrase. Elle devint soudain glacée, effrayante comme le silence éternel des espaces infinis. La Larme du Destin sembla palpiter au cou d'Alexandre.

« Mais... qui êtes-vous donc, mystérieux inconnu ? »

« Comment, vous ne vous souvenez pas ? Nous nous sommes déjà rencontrés... Bien loin d'ici. Mais les termes que vous avez employés me conviennent parfaitement. Je suis l'inconnu mystérieux. Toutefois, pour le moment, je me contenterai d'être un barde qui cherche à écrire le roman de l'histoire d'Anecdar et précisément de la Guerre de la Larme. »

Alexandre aurait peut-être voulu continuer son interrogation, mais à ce moment, un garde entra dans la salle du trône et annonça :

« Seigneur, le Général Fenrir demande audience. »

« Faites-le entrer. » ordonna Alexandre, oubliant aussitôt la présence de Ruxor, lequel s'effaça du reste sur le côté.

Fenrir entra dans la salle ; sa silhouette massive semblait occuper tout l'espace. Ruxor regardait avec intérêt, Alexandre avec nonchalance. Lorsqu'il parvint au centre de la pièce, la créature s'agenouilla lentement et courba la tête. Il était apparent que le corps d'un démon n'était pas forgé pour ce genre d'exercices.

« Relève-toi, Fulf, et rapporte-moi les nouvelles de mes dernières conquêtes. »

« Seigneur, presque toute la ville d'Anor est maintenant soumise. »

« Je crois entendre là des nouvelles bien anciennes ! L'Empire a déjà capitulé et tu m'annonces que presque toute la capitale m'appartient. C'est un peu faible. »

Alexandre marqua une pause, puis reprit.

« À propos, pourquoi seulement « presque » ? Qui donc ose encore me résister ? »

« Seigneur, les écoliers de l'Université d'Anecdar tiennent encore tête à nos troupes. »

La nouvelle laissa Alexandre consterné.

« Comment... » commença-t-il.

« L'Université d'Anecdar a été fondée en 482 par Octobre III le Très Vieux et le Recteur du Nôtel, suivant les vœux laissés par Octobre II, et avec l'appui d'Ambre le Sage. Le but clairement avoué du souverain était de tenter de donner à Anor un rayonnement intellectuel qui pût égaler celui de Tekir. De fait, on y vit enseigner les plus grands maîtres, dont plusieurs Secrétaires de l'Académie des Sciences. Avec cette Tekir en miniature dans la capitale même est également venu l'esprit de liberté qui caractérise la Ville Blanche. C'est d'ailleurs de l'Université d'Anecdar que sont sortis tous les sénateurs d'inspiration républicaine et une bonne partie de l'aile droite des libéraux. La tradition, érigée en décret par Quentin Premier, fut de confier aux étudiants eux-mêmes la garde et le maintien de l'ordre : l'Université est en grande partie autogérée et les écoliers élisent un bureau dirigeant, qui dispose de pouvoirs égaux à ceux du Recteur, et constituent une petite milice, à laquelle tous participent par roulement. Le nom de l'Empereur n'est invoqué qu'à titre cérémoniel et ses pouvoirs réels sur les terrains de l'Université sont plus que limités. C'est du reste ce que Loïc V découvrit à ses dépens lorsqu'il tenta de faire arrêter les Sept Conjurés, qui y avaient trouvé refuge : les soldats ne purent jamais les en déloger et c'est lorsque l'Empereur voulut mettre toutes ses forces en œuvre que ces forces justement lui manquèrent : Loïc V fut renversé. C'est aussi à l'Université qu'Anatole II trouva refuge lorsque la Première Fronde Aristocratique manqua de mettre fin à son règne en 1230. Les étudiants protégèrent l'Empereur au péril de leur vie, et celui-ci le leur rendit bien, puisqu'il en employa bon nombre, préalablement installés au Sénat, pour l'aider à rédiger la Grande Charte des Royaumes de 1237. »

Celui qui avait parlé ainsi, à voix basse, mais qui fut écouté attentivement par Alexandre, était Ruxor.

« Vous semblez fort bien connaître l'Histoire des Royaumes. »

« L'Histoire est un grand livre qui nous aide à comprendre le présent. »

Et Ruxor avait bien vu, car les étudiants répétaient leur héroïsme d'antan. Avec leur bravoure inexpérimentée et des armes empruntées, ils s'étaient dressés contre l'envahisseur. Et avec succès, car ils parvinrent à garder libre les domaines de l'Université, alors que le sol du Palais Impérial lui-même résonnait du son des lourdes bottes des soldats de l'Armée Noire.

Il convient toutefois de ne pas amplifier outre mesure cette réussite. Si ces jeunes gens parvenaient à tenir tête à une armée qui pourtant avait en d'autres lieux prouvé sa valeur, c'était entre autres parce que la presque totalité des troupes d'Oluddán était déjà en route — en route, cela n'était un secret pour personne, vers Tekir.

« Cette situation est ridicule ! » s'exclama Alexandre lorsque Fenrir lui eut décrit en ses propres termes ce qui se passait. « Je vais y mettre de l'ordre. »

Le Seigneur Noir jeta un regard venimeux sur Ruxor.

« Vous n'allez pas me supplier d'épargner ces écoliers ? »

Ruxor haussa les épaules.

« Pourquoi le ferais-je ? Je suis ici pour observer, non pour influencer. De toute manière, vous les « épargnerez », comme vous dites. Cela sera assez intéressant, d'ailleurs. »

À son tour, Alexandre haussa les épaules, puis appela Tempête. En un instant, tous — y compris Ruxor — furent transportés par les immenses pouvoirs de la jeune magicienne à mille quatre cents milles de là, dans l'ancienne capitale de l'Univers, Anor la magnifique.

À peine le nouveau souverain d'Anecdar fut-il apparu à Anor que d'Arnoncour, le traître à l'Empire, se dégagea des mains d'un garde qui le maintenait prisonnier et se précipita aux pieds d'Alexandre.

« Seigneur, implora-t-il, je vous demande la faveur d'un entretien... »

« Ah, c'est vous ? fit Alexandre en le reconnaissant. Oui, nous verrons cela plus tard, voulez-vous ? À Oluddán, n'est-ce pas ? »

Et d'Arnoncour fut brutalement poussé vers l'arrière, ligoté et emmené, pendant qu'il se débattait en criant :

« Mais vous ne pouvez pas me faire ça ! J'ai abandonné Quentin pour vous rejoindre ! Je... »

Ses paroles se perdirent.

« Alors, où sont donc ces écoliers ? » demanda Alexandre, qui avait regardé d'un air apitoyé d'Arnoncour traîné hors de son champ de vision.

En peu de temps, Alexandre atteignit l'Université, toujours accompagné de Tempête et Fenrir, ainsi que de Ruxor, qui marchait derrière, contemplant Anor avec curiosité.

Les combats se limitaient en ce moment à des jets de projectiles divers, les étudiants étant retranchés derrière et sur les premiers bâtiments de l'université et abattant tout ce qui passait à portée de tir.

« Halte au feu ! » ordonna Alexandre.

Ceux qui entendirent cet ordre cessèrent immédiatement de tirer.

« Halte au feu ! » cria Fenrir.

Les soldats d'Oluddán obéirent.

« Halte au feu ! » hurla Tempête.

Certains des étudiants obtempérèrent.

« Halte au feu ! » murmura Ruxor.

Voyant que leurs adversaires avaient cessé d'attaquer, les écoliers mirent fin à leurs tirs.

Un jeune homme sortit alors en courant des bâtiments et se précipita au-devant du Seigneur Noir. Il s'agenouilla devant lui.

« Je m'appelle Thierry et je suis étudiant en sciences morales et politiques à l'Université d'Anecdar, Seigneur. »

« Vous représentez tous ces vauriens ? » demanda Alexandre.

Ruxor se mit à rire, ce qui lui valut un regard étonné de la part de Tempête.

« Au contraire, Seigneur. Moi seul, contrairement à tous mes condisciples, comprends la portée de vos idées. Je désire rejoindre votre cause. »

Alexandre à son tour partit d'un fou-rire irrésistible. L'étudiant rougit.

« Je suis prêt à mourir pour vous, Seigneur. »

« C'est étrange, nota Ruxor, en parlant à son corbeau. Tout le monde parle de mourir ces temps-ci. Il est du reste plus difficile de vivre pour quelqu'un que de mourir pour lui. »

Thierry nota le doigt qui manquait à la main du barde, saisit un couteau et, sans hésiter une seule seconde, coupa net son propre annulaire. Tempête poussa un petit cri, Alexandre cessa aussitôt de rire. Fenrir et Ruxor restèrent impassibles.

« Que ce doigt soit un gage de mon dévouement. » déclara Thierry, fièrement

Alexandre secoua lentement la tête.

« Non. Cela ne marche pas ainsi, mon garçon. Je vois bien que ton adoration est sincère. Je pourrais faire de toi un général. Mais tu ne comprends pas bien. Je ne peux pas accepter. Mon armée est constituée d'hommes qui justement avaient été mes ennemis et de démons qui sont mes alliés. Ce principe n'admet pas d'exception. »

« Alors je mourrai de dépit. »

« Il n'en est pas question. » répliqua Alexandre.

Il tira la Larme du Destin.

« Curieusement, murmura Alexandre pendant que l'esprit de Thierry était capturé par l'influence irrésistible de la Larme, tu vas sauver la vie de tes camarades. L'Université d'Anecdar restera libre jusqu'à ce que ma conquête des Terres Émergées soit complète. Lorsque les menaces extérieures seront écartées, alors, et seulement alors, je me tournerai vers les menaces intérieures. »

Puis, d'une voix plus sérieuse, le Seigneur Noir reprit :

« Fulf ! Tu veilleras à ce qu'un cessez-le-feu soit conclu avec les étudiants, dans les meilleurs délais. Il garderont l'Université, mais pas un pouce de plus. Ce domaine sera enclavé, personne ne pourra y entrer ni en sortir jusqu'à nouvel ordre ; des vivres y seront acheminées quotidiennement, mais c'est tout. Entendu ? »

Fenrir inclina la tête.

« Oui, Seigneur. »

« Parfait, conclut Alexandre. À présent, ne restons pas ici plus longtemps. Il y a trop de pierre dans cette ville. Cela me déplaît. »

Ruxor jouait aux échecs de façon distraite, semblant toujours prendre sa pièce au hasard et la déplacer suivant des critères uniquement esthétiques. La préciosité ostentatoire avec laquelle il manipulait les délicates sculptures d'albâtre touchait au comique.

« E2–E4. » annonça-t-il.

« E7–E5, répliqua Alexandre qui continuait à regarder Ruxor comme une bête curieuse. Vous n'allez pas faire de commentaire ? »

« F2–F4. Pourquoi en ferais-je ? »

« E5 prend F4. Certaines personnes aiment tenir une conversation pendant qu'elles jouent aux échecs. Stimulation intellectuelle sans aucun doute. »

« Officier F1 en C4. Je vois. Elles cherchent à comprendre la manière dont vous avez triomphé d'Oluddán. Et construit ce palais, je suppose. »

« Reine D8 en H4, échec. Ce palais est l'œuvre de ma magicienne personnelle, la dénommée Tempête. »

Ruxor laissa échapper un petit cri d'amusement.

« Roi E1 en F1. Mais elle est si jeune ! »

« B7–B5. Parlant de jeunesse, je me demande bien quel peut être votre âge. »

« Officier C4 prend B5. Suffisamment jeune, je pense, pour vaincre toutes vos troupes si j'en avais l'occasion. »

Cette phrase était bien mystérieuse. Alexandre dévisagea Ruxor avec une curiosité accrue. Il joua distraitement.

« Cavalier G8 en F6. Vous savez, un démon, ce n'est pas si facile à éliminer. »

« Cavalier G1 en F3. Pas plus qu'un dieu. Il y a là un visiteur qui désire vous parler. »

Alexandre parut très troublé.

« Reine H4 en H6. Il patientera. Tempête le divertira. Dites-moi... »

« D2–D3. Quant à vous, ma conversation vous divertit-elle à loisir ? »

« Officier F6 en H5. Elle distrairait un démon. »

« Officier F3 en H4. Pour votre part, vous séduiriez un dieu. »

« Reine H6 en G5. Ce sont plutôt les jeunes filles qui séduisent les dieux. »

« Cavalier H4 en F5. Plutôt. Mais parfois elles ont un effet différent. »

« C7–C6. À savoir ? »

Ruxor sourit très largement et poussa distraitement une pièce dans le coin de l'échiquier.

« Ville H1 en G1. Elles les font pleurer. »

« C6 prend officier en B5. J'ai peur d'avoir du mal à vous suivre. »

« G2–G4. Ne suivez pas. Vous comprendrez ce qui s'est passé lorsque tout sera fini. Vous saurez que la fin est venue lorsque le sang de vos démons inondera le sol. »

« Cavalier H5 en F6. Comment ? »

« H2–H4. Tempête sera la première à vous trahir. »

« Reine G5 en G6. Pardon ? »

« H4–H5. Je vous ai dit, ne cherchez pas à comprendre. La lumière ne vient qu'à la fin. »

« Reine G6 en G5. Ma fin ne viendra pas si facilement. »

« Reine D1 en F3. Je n'ai pas dit cela. »

« Cavalier F6 en G8. Alors pourquoi prédisez-vous ma ruine ? »

« Officier C1 prend F4. Je n'ai pas prédit votre ruine, ni votre fin. J'ai seulement dit « la fin ». Celle de vos démons. »

« Reine G5 en F6. Et celle de Tempête ? »

« Cavalier B1 en C3. Non. »

« Officier F8 en C5. Êtes-vous fou ? »

Ruxor éclata de rire.

« Cavalier C3 en D5. Qui ne l'est pas ? »

« Reine F6 prend B2. Par votre faute, Tekir pourrait subir de graves dommages. »

« Officier F4 en D6. Vous ai-je dit que j'étais dans leur camp ? » demanda Ruxor, triomphant.

« Reine B2 prend ville A1, échec. Vous prédisez la « fin ». »

« Roi F1 en E2. La fin peut venir d'une direction inattendue. Pas forcément de Tekir. »

« Officier C5 prend ville G1. En attendant, Tekir risque fort de tomber. »

« E4–E5. Peut-être. »

« Cavalier B8 en A6. Et ce ne sont pas les étudiants de l'Université d'Anor qui me vaincront. »

« Cavalier F5 prend G7, échec. Mais peut-être une force que vous aurez complètement omis de prendre en compte. »

« Roi E8 en D8. Vraiment ? »

« Reine F3 en F6, échec. Un sacrifice apparent peut vous coûter la victoire. »

Alexandre partit d'un petit rire nerveux.

« Cavalier G8 prend reine F6. Vous croyez cela. »

Ruxor plaça posément sa dernière pièce, regarda Alexandre droit où devaient être ses yeux et déclara.

« J'en suis sûr. Officier D6 en E7. »

Et plus lentement, il conclut :

« Échec et mat. »

Alexandre, dépité, allait renverser le roi noir mais Ruxor l'interrompit.

« Non, laissez cette pièce debout. Le roi se rend, mais il ne meurt pas. »

Alexandre s'arrêta et jeta un nouveau regard plein d'étonnement à Ruxor. Le barde quitta la salle en chantonnant :

« Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle. »

Alexandre donna un coup de poing sur l'échiquier, qui envoya les pièces voler de toutes parts, et ce fut un miracle si aucune ne se cassa. Juste à ce moment, les yeux du Seigneur Noir se posèrent sur d'Arnoncour, qui avait attendu patiemment que son nouveau maître eût terminé sa partie. Malheureusement pour l'ancien ministre, le nouveau maître était de très mauvaise humeur. Il regarda l'annulaire gauche du traître avec attention, puis demanda :

« Vous ne vous êtes pas coupé le doigt ? »

D'Arnoncour resta stupide.

« ...en gage de votre dévouement. » continua Alexandre.

Le traître se rendit compte que sa situation était délicate.

« Seigneur, j'ai trahi Quentin pour... »

« Oui, je sais, coupa Alexandre. Votre intervention stupide au palais impérial nous a d'ailleurs coûté de précieuses minutes. »

« Je ne comprends pas, Seigneur... »

« Réfléchissez ! Si vous n'aviez pas empêché Quentin de quitter le palais, il se serait bravement lancé au-devant de nos troupes, il aurait été tué proprement et l'Empire serait complètement désorganisé. Grâce à vous, il a pu s'échapper, et qui plus est avec honneur. Tel que je le connais, il va former un gouvernement en exil à Tekir. Et De Hel me file également entre les doigts. Telles que sont les choses, Ardemond, Gwaïherst, De Hel et Quentin II vont unir leurs forces contre moi. Et je ne doute pas que Titania, Obéron, peut-être même Orb et le Roi-Sorcier les rejoignent. Dans ces conditions, je vais perdre un temps inconsidéré à prendre la ville. Et peut-être même qu'une force que j'aurai complètement oublié de prendre en compte me vaincra, si j'en crois le bizarre individu que vous venez de voir ! »

D'Arnoncour était à présent à plat ventre aux pieds d'Alexandre.

« Pitié, Seigneur ! » implora-t-il.

« Quelle pitié auriez-vous eu pour Quentin Sendar à votre place ? demanda Alexandre sévèrement. Mais cessez cette comédie, relevez-vous et dites-moi votre requête. »

« Je venais simplement... trembla d'Arnoncour, vous proposer mes services. »

Alexandre partit d'un rire sarcastique.

« Vos services ! À quoi me pourraient-ils donc servir ? Vous êtes trop vieux pour entrer dans l'armée, vous êtes trop sot pour me servir de conseiller. Vous pourriez bien sûr laver le sol du palais... »

« Seigneur, ce serait avec joie. » murmura d'Arnoncour, avalant son honneur dans cet espoir de sauver sa vie.

« ...mais j'aurai plus soin de votre dignité que vous-même, petit menteur. Non. J'ai une idée. »

Le sang de d'Arnoncour se glaça, tant la voix du Seigneur Noir était froide. À raison.

« Vous allez me permettre d'expérimenter l'étendue des pouvoirs de la Larme du Destin. »

Ces mots pour d'Arnoncour étaient la porte de l'Enfer qui s'ouvrait en grinçant. Désormais, son corps, son esprit même, ne lui appartenaient plus. Il vivait la dernière minute qu'il n'occupait pas à souffrir et à regretter mille fois de ne pas être mort aux côtés de Quentin.

Mais Quentin était déjà loin, chevauchant sans répit pour sa monture en direction de Tekir.

« La nuit paraît obscure pour qui ne sait pas voir les étoiles, expliqua Ruxor à son corbeau. Elle prépare à un nouveau jour. »

Height of the Storm

Musique : Ouverture de la Force du Destin de Giuseppe Verdi.

I choose my friends for their good looks, my acquaintances for their good characters, and my ennemies for their good intellects. A man cannot be too careful in the choice of his ennemies. [... As for brothers,] I don't care for brothers. [*]

Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray), Chapitre I

« Il nous faut une régence, insista Gwaïherst. Dans l'ignorance du sort destiné à Quentin II et en attendant l'arrivée de Sylvain d'Anor, c'est à nous qu'il incombe de désigner un régent. »

« Naturellement. » approuva Ardemond, dont le ton trahissait clairement le peu d'intérêt qu'il portait à ces formalités.

« Son Excellence la Présidente du Sénat, qui aurait dû revêtir ce rôle, est prisonnière à Anor. Sa Majesté le roi Obéron aurait pu convenir, mais il est encore à Stjertén. Le Commandant Wolur estime que ce rôle devrait revenir au gouverneur de Tekir, car c'est le seul fonctionnaire impérial dont nous disposions, mais le gouverneur à son tour déclare que nous sommes en état de guerre et que le gouvernement doit revenir à un militaire, donc au commandant en question. C'est évidemment impossible, car si Sylvain doit hériter nous n'avons pas intérêt à nous attirer ses mauvaises grâces. De toute manière, le dit Wolur refuse de prendre plus de responsabilité qu'il n'en a déjà. »

« Hon, hon... » fit Ardemond, visiblement plus intéressé par les ébats d'un couple de tourterelles sur un arbre voisin que par les préoccupations de son frère.

« J'ai donc pensé à prendre ce que nous avons de mieux en matière de royauté, c'est-à-dire la Princesse de la Magie, Invar Kelastra. »

Ardemond sourit légèrement, mais garda le silence.

« Naturellement, si cette situation devait se prolonger, si Sylvain venait à être capturé en cours de route, nous devrions trouver mieux. »

Le Magicien Blanc ricana.

« Qu'Invar soit régente s'il vous plaît et si elle accepte. De toute manière, ce n'est pas d'un régent que nous avons besoin. »

« Nous avons besoin d'un Empereur. » murmura Gwaïherst.

Ardemond n'entendit pas.

Après quelques secondes de silence, les deux frères dirent, exactement en même temps :

« Tout dépend de Voleur de Feu. »

Ils se regardèrent l'un l'autre, étonnés, puis partirent d'un rire franc.

« Excellence ! Excellence ! » cria une voix.

« Qu'y a-t-il ? » demanda le Président du Conseil, navré d'être interrompu.

Un messager venait d'accoster en canot à la petite île qu'habitait Gwaïherst et se précipitait à travers les saules vers les deux frères, qui pour leur part le regardaient avec appréhension, tentant de deviner quel nouveau malheur on allait leur apprendre.

« Excellence ! La Chancellerie du Conseil m'a ordonné de vous remettre ce billet au plus vite. »

Gwaïherst prit le papier et l'ouvrit en tremblant. Il reconnut, non sans mal, l'écriture fluide et gracieuse d'un membre du conseil. Le texte était rédigé en ces termes :

« Excellence,

Tekir est perdue. Je le sais désormais avec certitude. Un hasard, un indice ignoré de tous m'a placé sur la piste de l'identité du Roi Noir que nous appelons Alexandre. Je sais désormais qu'il était d'entre nous. Ses pouvoirs sont bien plus étendus que ce que je m'étais d'abord figuré. Nous ne pouvons lutter contre un tel adversaire. Le tenter serait de la folie, du suicide. La reddition est notre seule issue. Nous devons tâcher d'oublier les Principes du Conseil et nous intégrer dans un Ordre du Monde nouveau. C'est tout ce que je peux nous conseiller. En attendant, je suis partie pour Oluddán me présenter au-devant du nouveau Maître d'Anecdar. C'est une trahison, je le sais, et j'assume pleinement la responsabilité que je prends. Mais de deux maux, il faut savoir choisir le moindre.

Je vous prie, Excellence, de me pardonner, de me comprendre, de m'imiter.

Gathe Vjeterdujet,
Maîtresse des Vents,
Anciennement membre du Conseil. »

Gwaïherst ne parvint pas à se contenir.

« C'est une haute trahison ! vociféra-t-il. Gathe est destituée de tous ses titres. Elle sera remplacée au Conseil par... Ariel de Tekir. »

Plus calme, il rajouta :

« Il mérite cette place depuis des années et il est juste qu'un vent en remplace un autre. »

Soudain, le Président du Conseil se rendit compte qu'il avait oublié une chose importante. Il relut le message, essayant de ne pas laisser sa colère masquer son discernement.

Quand il eut fini, il blêmit. Murmurant comme s'il eût craint que ses conjectures pussent devenir des certitudes si elles étaient exprimées à trop haute voix, il demanda :

« Le Seigneur Noir est du Conseil. Serait-ce donc le Roi-Sorcier ? Aurions-nous été plus aveugle que la Cour de Mortame et la Noblesse d'Anor ? Orb et le Roi-Sorcier ont quitté Tekir le dix-neuf d'itharmánta, deux jours après Avethas et ses compagnons. Qui nous prouve qu'ils se sont bien rendus à Fengan ? Ils auraient eu bien assez de temps pour pénétrer dans l'Astral, trouver l'Elfe et, le laissant mort, lui prendre la pierre. Désormais... »

Ardemond, qui était resté quelque temps sérieux à la lecture du mot de Gathe, retrouva sa gaieté en entendant les suppositions formulées par son frère.

« J'aurais pensé qu'étant la personne qui a fait entrer le Roi-Sorcier au Conseil vous l'eussiez mieux connu. » dit le Magicien Blanc, contenant difficilement son rire.

« Comment ? demanda Gwaïherst vivement. Qu'y a-t-il ? »

« Ce qu'il y a ? »

« Oui. »

« Mon frère, vous êtes un sot. »

La prise d'Anor, pour autant qu'elle constituait une marque importante dans la Guerre de la Larme, ne la terminait pas pour autant. Suivant leur habitude, les soldats de l'Armée Noire avaient abandonné la capitale aussitôt celle-ci capturée. Déjà, cinq jours après cette victoire impressionnante, ils en remportaient une autre, certes moins sonore, mais presque aussi importante. Il s'agissait en effet d'un fort bien armé, situé à mi-chemin entre l'Egarénthi et le Bois Bleu, à l'emplacement historique de Meknor, une des Neuf Villes de la Ligue. Les soldats ignoraient encore qu'Anor n'existait plus : aucun message n'avait eu le temps de parvenir jusque là, et l'Empereur lui-même, quoi qu'il se dirigeât vers Tekir, empruntait une autre route, la voie directe, plus au sud. Ce fut l'Armée Noire qui leur apprit les désastres récents, en prenant bien soin de rendre le tableau encore plus noir qu'il l'était déjà. On peut imaginer que dans ces conditions le moral des combattants n'était pas excellent ; cependant, leur détermination à se sacrifier s'il le fallait pour sauver Anecdar n'était pas à mettre en doute. Quoi qu'il en fût, les hommes d'Alexandre livrèrent un combat rapide et sans merci, leur permettant ainsi de grossir encore leurs rangs. Mais la victoire avait une signification plus importante : désormais, les troupes du Mal étaient maîtresses de tout le sud du Centre d'Anecdar, d'Oluddán jusqu'à Anor, et elles pénétraient dans un domaine que les siècles et les siècles avaient fait sembler inviolable : la Plaine de Tekir.

L'Armée Noire, il faut se le rappeler, était de nouveau unie tout entière sous les ordres de son chef le Général Fenrir et totalisait à ce moment au moins trois cents mille hommes. Ses ennemis étaient faibles et désorganisés. Ce qui restait des soldats de l'Empire était à Othardán et nul doute qu'ils marchaient vers Tekir aussi vite que possible. Mais il ne pouvait pas y avoir là plus de trois légions dans le meilleur des cas. Sans doute Mortame enverrait-elle quelques Nains, mais elle ne consentirait jamais à se défaire de plus de trois légions, d'autant plus que, comme Alexandre le pressentait à juste titre, les relations entre la Ville des Nains et la Ville Blanche n'étaient pas au plus cordial. Il y avait enfin Fengan et sur ce plan-là, nul ne savait à quoi s'attendre, ni même quel clan le Roi-Sorcier soutiendrait. Toutefois, le Roi Noir savait bien que le pouvoir de Tekir était avant tout arcane et que Tempête, même si elle se proclamait la plus grande magicienne de tous les temps, trouverait un défi de taille. Les Quatre Anneaux seraient réunis et la Ville Blanche était protégée par des pouvoirs que tous ignoraient, probablement même le Conseil. Ambre le Sage avait, disait-on, conclu des pactes avec Ardán et peut-être même avec le Démiurge.

Mais Alexandre avait la Larme.

Gathe marqua une pause et contempla pensivement le sinistre édifice qui lui faisait face. En moins de dix jours elle avait parcouru les mille milles séparant Oluddán de Tekir. C'est que le titre de Maîtresse des Vents apportait aussi ses avantages.

Les gardes en face d'elle, qu'elle reconnut tout de suite pour des natifs d'Oluddán, probablement des assistants à des commerçants avant la guerre et qui devaient être âgés de vingt-cinq à trente ans, ne semblaient pour leur part avoir aucune idée de l'identité de la personne qui les dévisageait.

« Je m'appelle Gathe Vjeterdujet et je suis... j'étais devrais-je dire... membre du Conseil des Sages. Je demande à parler à Sa Majesté le Roi Noir. »

« Encore un membre du Conseil ? fit l'un des gardes. C'est un véritable défilé. »

« Co... comment ? » bégaya Gathe, interloquée.

« Il en est venu un autre il y a à peine deux mois... »

« ...deux mois jour pour jour... » précisa l'autre garde.

« ...un grand bonhomme habillé tout en gris. Un grand magicien : il nous a endormi d'un seul tour de main. »

« Ardemond ! » souffla Gathe, qui n'en revenait pas.

« Ça doit être ça, approuva le deuxième garde. Je crois que c'est son nom. »

« Ardemond est venu ici... » répéta Gathe, sous le choc.

« Oui, Madame, je comprends que cette nouvelle vous émeuve, mais ce n'est pas ce qui nous intéresse pour le moment. Nous allons vous faire annoncer auprès de l'Empereur Alexandre. »

« Ce ne sera pas nécessaire ! » intervint une voix nouvelle.

Gathe en chercha la source et vit, derrière les grilles où étaient postés les gardes, dans la cour du palais sinistre, un petit bonhomme ridicule, auquel il ne manquait que d'être bossu.

« Gathe, Traîtresse des Vents ! s'exclama Ruxor car c'était bien lui. Quel bon... Hum... Qu'est-ce qui vous amène à Oluddán ? »

À mi-voix, il glissa aux gardes.

« Ouvrez la porte, imbéciles ! Je connais Madame et je prends sur moi toute la responsabilité. »

« Comme vous voudrez, Monsieur. » répondirent les hommes.

« Mais vous ne m'avez pas répondu, reprit Ruxor en se tournant vers Gathe. Que faites-vous à la Cour Noire ? »

« Je pourrais vous retourner la même question ! » répliqua Gathe, piquée.

« Oh ! moi, vous savez, je ne suis personne, vraiment. »

« Personne ? C'est là une réponse un peu facile ! Qui êtes, vous, énigmatique personnage ? »

« Comment ? Vous ne vous souvenez pas de votre bon vieil oncle Ruxor ? Mais je vous ai prise dans vos bras quand vous aviez trois mois ! La reine des Terres Sauvages, Sheinaa II, m'a même assuré que j'aurais dû être nourrice ! »

Gathe ne sembla pas partager l'exubérance de son « bon vieil oncle Ruxor ».

« Vous ne pourriez pas avoir moins de cent ans aujourd'hui. Vous ne me semblez pas si âgé. »

« J'avoue que je suis assez bien conservé... Mais ne prononcez pas de telles paroles de vive voix, certains malappris pourraient tenter de calculer votre âge, Madame. Ce n'est jamais bon pour... »

« Vous parlez toujours autant ? » interrompit Gathe.

« Seulement lorsque je n'écris pas, Madame. Mais suivez-moi, l'Empereur du Mal, Alexandre le Noir, va vous recevoir. Un personnage tout à fait intéressant, vous verrez ; et un sens de l'humour raffiné au plus haut point. Un véritable mécène, protecteur des arts et des lettres, et aussi de la veuve et de l'orphelin, naturellement. »

« Pardon ? » interrompit Gathe, qui se demandait si les Royaumes n'avaient pas définitivement sombré dans la folie.

« Les choses ne sont pas toujours comme elles semblent, Madame. Quand le vent vient du sud, je sais distinguer un faucon d'une scie. »

Gwaïherst ne connaissait plus de repos. Il n'aurait plus de répit jusqu'à ce qu'il eût déterminé l'identité du Roi Noir, dont il était désormais persuadé que ce devait être un membre du Conseil.

« Gathe, pensa-t-il en lisant la liste officielle des membres. Ce ne peut être elle. Uldira et Eoza, aussi peu sympathiques qu'elles me soient, étaient présentes au Second Conseil et elles ne peuvent donc pas être suspectes. Orb et le Roi-Sorcier sont à rayer de la liste d'après mon frère. Elvire et Omer n'ont pas quitté Tekir. Meizlo est prisonnier en Outre-Mer d'après l'Empereur lui-même. Alwin a été constamment sous mes yeux. Obéron et Titania sont insoupçonnables, de même que moi-même, Ardemond, Invar et De Hel. Sméarna des métamorphoses ? Ce ne peut être elle. Alphonse et Léo ne quittent jamais Tekir. Ensuite viennent Ogur et Viviane : ce sont les Gardiens de l'Egarénthi, le berceau de la vie sur Anecdar, et mes suppositions sont absurdes et ignominieuses. Héargir était à Tekir. Gomorg s'est un peu absentée, mais elle est revenue. Meltano est toujours restée ici. Enfin, Enda. Je ne peux tout de même pas soupçonner Enda ! »

Le vieux Président se massa lentement les tempes.

« Quelle suggestion impensable ! Qu'un des membres du Conseil se soit rendu coupable de trahison, puis de meurtre, puis de vol du plus grand objet magique qui ait jamais été, de pacte avec les Ténèbres et même de déclaration de guerre ? C'est ridicule. Gathe doit se tromper ! Il ne peut y avoir de mal au sein de Tekir. »

« Mais, ricana une petite voix dans son fort intérieur, le Mal s'est déjà infiltré dans le Conseil. Gathe nous a trahis. Le second Conseil a mis à jour les détestables dissensions au sein de la Tour des Sages. Et Gathe, quoi qu'on puisse dire sur sa loyauté, ne manque pas d'intelligence. « Je sais désormais qu'il était d'entre nous. » a-t-elle écrit. L'aurait-elle fait pour brouiller les pistes ? Non, car elle aurait alors suggéré une direction de recherche plus probable ; après tout, les petits mages qui voyaient l'hégémonie de Tekir d'un mauvais œil ne manquaient pas dans les Royaumes. Et Gathe ne se serait sans doute pas trompée, car une telle révélation ne pouvait pas manquer de l'avoir surprise elle aussi tout autant ; elle aurait assurément vérifié et vérifié de nouveau jusqu'à ce que le doute ne fût plus permis. Un point de plus joue en sa faveur : Alexandre se voile la face et déguise sa voix, aux dires d'Ardemond et de quelques autres qui l'ont vu ; quel intérêt aurait-il à faire cela s'il n'est pas connu de tous ? Enfin, ajouta Gwaïherst, non sans quelque orgueil, seul un Sage du Conseil pouvait avoir la force d'esprit nécessaire pour tenter, pour ne pas dire réussir, une telle opération. Et chacun pouvait succomber à la tentation. « Sauriez-vous endurer les attaques renouvelées du Mal pour vous faire tomber dans ses pièges et ne jamais céder ? » avait demandé Ardemond à Meltano lors du premier Conseil. Il faut revoir la liste avec plus d'attention et trouver des candidats. »

Avec une ardeur renouvelée, Gwaïherst se remit au travail.

« Tout d'abord, pensa-t-il, le fait d'avoir été présent au second Conseil ne constitue pas un alibi convenable. Nous ne savons rien sur les présences du Roi Noir à Oluddán, ni sur la vitesse à laquelle il peut se mouvoir. Peut-être même est-il doué d'ubiquité. Pour s'emparer de la Larme, il a dû ouvrir un portail astral, au bon moment et au bon endroit. Mon frère m'affirme que le Roi-Sorcier et Orb n'en ont pas le pouvoir, mais il peut se tromper ; du reste, ils auraient pu faire appel à un magicien renégat. L'honnêteté intellectuelle me recommande de replacer Ogur, Viviane et Enda sur la liste des suspects. Le sentiment ne doit pas venir obscurcir la raison : il en va donc de même de Sméarna, même si je ne saurais m'y résoudre. Et après tout, même Invar, même Obéron, même Titania, même Ardemond et même, pourquoi pas, moi-même, ne sommes pas à l'abri de tout soupçon. Qui est donc resté blanc ? Meizlo, qui est prisonnier en Outre-Mer. Mais même ceci ne tient pas. Il a fait parvenir un message à Anor par l'intermédiaire d'un jeune apprenti. Voilà qui constitue peu de preuve. Il faudrait identifier l'origine du message, et encore. De toute façon, maintenant qu'Anor est tombée, c'est impossible. »

« Ainsi, continua Gwaïherst, de tous innocents nous devenons tous suspects. C'est décourageant... »

À ce moment, Ardemond entra et trouva son frère au bord des larmes, regardant la liste des membres du Conseil comme si le nom du coupable eût pu se dessiner en lettres de feu parmi les autres.

« Des progrès, Ambroise ? » demanda le Magicien Blanc, moqueur.

« Aucun, Gaël. Il me semble que nous sommes tous également à soupçonner, ou également peu. »

Comme Gwaïherst s'en était douté et redouté, Ardemond se mit à rire.

« Il y en a du moins un que je peux exclure aussitôt. »

« Lequel ? »

« Vous-même. Vous êtes loin d'avoir la présence d'esprit nécessaire pour voler la Larme, encore moins pour conduire une guerre. »

« Vos insultes continuelles m'agacent, Gaël, protesta Gwaïherst d'un ton las. Vous êtes trop sévère avec moi. »

« Non. C'est vous qui l'êtes, mon frère. »

Gwaïherst allait se mettre en colère, mais se calma aussitôt. Il alla même jusqu'à sourire, ce qui ne s'était pas vu depuis longtemps.

« Vous avez raison, Gaël. Je ne dois pas tenter de démasquer le voleur de la Larme. Peu importe en vérité. »

« Tout à fait. Vous ne pourriez que déranger le Plan que j'ai soigneusement mis en place. Qu'importe si notre ennemi se nomme Vautour ou Hyène, tant qu'il s'appelle Ennemi ? Même si Alexandre est au Conseil, cela ne change rien. C'est pour cela que j'ai tenu mon Plan secret. »

« Mais vous oubliez une chose, Gaël : s'il vous arrivait malheur... »

« Mon Plan ne dépend plus de moi, désormais. Le destin suit imperturbablement son cours ; j'ai placé la barque sur ce que j'espère être le bon canal et elle le suivra jusqu'au bout. Seul pourrait l'en faire dévier un accident survenant à Voleur de Feu. Or cela justement est impossible. »

« Nous en revenons toujours à lui. »

« Mais naturellement ! C'est notre pièce maîtresse. »

« Pourquoi lui, je me demande ? »

« C'est à vous de trouver ! Vous pensez sans doute à ce que vous savez déjà à son sujet, son passé. De fait, c'est son caractère, forgé par son passé, qui va jouer un rôle. »

« Et ce garçon qui convient parfaitement à vos plans vous arrive par le fruit du hasard ? A rencontré par chance Avethas et ses amis à Othardán ? »

« Tout ce qui existe dans l'Univers est le fruit du hasard et de la nécessité. »

« Je vous demande pardon ? »

« Ce n'est rien. Un ancien adage. »

« J'ai encore une question pour vous, Gaël. J'ose à peine la prononcer. Vous connaissez l'identité du Seigneur Noir, n'est-ce pas ? »

Ardemond se mit de nouveau à rire.

« Non seulement je connais cette identité, mais c'est même moi qui l'ai choisie, pourrait-on dire ! »

« Je sais que si je vous demande de m'éclairer, vous refuserez... »

« Ce serait vraiment superflu. Vous nagez déjà en pleine lumière. Qui est plus, nous venons de nous entendre pour vous demander de cesser vos recherches. Vous connaîtrez l'identité de votre « coupable » bien à temps. »

« ...mais je peux peut-être vous demander si vous êtes le seul. »

« Je pense que le roi Obéron connaît la vérité. » répondit Ardemond.

Il ajouta — mais à voix basse :

« Il y a une bonne raison pour cela. »

Tous les chemins, tous les courants, tous les fils de cette tapisserie « gordienne » qu'était le destin, se croisèrent le vingt-quatre de manamánta à Tekir.

Karine et Kormor avaient chevauché sans répit pour leurs montures pendant quinze jours. Enfin, à l'aube de ce jour crucial, la ville de Tekir leur était apparue, avec sa soudaineté habituelle, comme ils étaient presque à son seuil. L'Egarthkúr jouait avec les premiers rayons du soleil et la Ville Éternelle étincelait de pureté, inconsciente de ce manteau de ténèbres qui lentement recouvrait les Royaumes comme un linceul obscur.

« Gardons bien cette image en tête, recommanda Karine. Peut-être est-ce la dernière fois que nous contemplons cette ville de l'extérieur. »

Une voix familière retentit alors :

« Tekir, n'est-ce pas ? C'est donc la dernière fois que vous vous rendez auprès de la Cité Éternelle, Messires ? »

La magicienne tressaillit et courut se jeter aux pieds du pèlerin, qui descendit de son cheval et fit signe à la jeune femme de se relever.

« Pardonnez-nous, Sire, car nous avons échoué, implora Karine. L'Ennemi n'a pas voulu entendre nos propositions. Il marche à présent sur Tekir. »

Elle avait correctement reconnu l'Empereur, qui venait d'échapper, non sans mal, aux troupes du Mal. Quentin II ricana, amer :

« Vous avez échoué ? Que dire de moi dans ce cas ? Vous n'ignorez pas, je suppose, que je ne suis plus Empereur que de la paume de ma main. Je resterai dans les mémoires comme le premier souverain d'Anecdar sous le règne duquel Anor a été occupée ! Si encore il reste des mémoires ! »

« C'est une perte que nous déplorons, Sire. Nous devons tout faire afin qu'elle soit la dernière. »

« Essayons... » répondit Quentin, sans enthousiasme.

Il avança vers le Nain.

« Encore une fois, Seigneur Kormor, c'est Tekir qui nous réunit. »

« Mais cette fois il manque quelqu'un, répondit le Nain. Bienvenue à Tekir, Sire. »

À ce moment-là, une nouvelle voix se fit entendre :

« Bienvenue à Tekir, Quentin, je pensais que je pourrais vous trouver ici. Non, rassurez-vous, Kormor, il ne manquera personne. »

L'Empereur, le Nain et la magicienne se retournèrent vivement pour voir celui qui avait prononcé ces étranges paroles, craignant peut-être de se trouver en face du Seigneur Noir en personne. Ce n'était rien de tel, seulement un ridicule petit nabot, sur l'épaule duquel était perché un oiseau noir.

« Allons-nous rester toute la journée ici, ou bien comptez-vous rentrer dans Tekir ? » demanda le bonhomme.

« Pourrions-nous savoir votre nom ? » demanda Kormor, qui n'appréciait que médiocrement l'insolence.

« Excusez-moi, Kormor, je pensais que vous le connaissiez déjà. Je suis Ruxor. Pas de patronyme. Juste Ruxor. »

« Enchantée, Monsieur. » répondit Karine, froidement.

« Pas de Monsieur non plus. Je hais la cérémonie. À propos, Quentin, j'espère que vous n'avez pas d'objection à ce que je vous appelle Quentin ? »

« Je... »

« Parfait. Mais ne demeurons pas ici plus longtemps. Les événements se précipitent. Ils vont finir par nous rattraper si nous tardons trop. Ce serait regrettable. Tout cet effort de synchronisation pour rien... »

Et en prononçant ces phrases énigmatiques, Ruxor avança vers Tekir. Quentin tourna la tête vers ses amis. Kormor porta un doigt à sa tempe qui en disait long. Karine hocha la tête.

« Venez donc ! » invita Ruxor, leur faisant signe de le suivre.

Ils parcoururent en peu de temps les quelques centaines de toises qui les séparaient de la Ville Blanche.

La nouvelle de l'entrée de l'Empereur à Tekir fit si vite le tour de la ville que Quentin n'eut pas même le temps d'atteindre l'auberge de la Pleine Lune que déjà un comité d'accueil s'y était constitué. Gwaïherst était là, ainsi qu'Ardemond. De Hel avait réussi l'exploit de précéder son souverain et à côté de lui était le gouverneur de Tekir. Invar, régente de quelques jours, était présente, ainsi que les deux cousins de l'Empereur, Sylvain et Marc, et leur mère, Hélène d'Anor. Wolur, en tant que commandant militaire de la ville, se devait de recevoir l'Empereur, et Voleur de Feu avait réussi à surmonter sa répugnance pour cet homme afin d'accueillir ses deux amis. Il apparut aussitôt que nul ne connaissait Ruxor. Wolur le dévisagea d'un air méfiant, presque effrayé, et Ardemond semblait étonné.

« Je me demande qui vous pouvez bien être, glissa le Magicien Blanc à l'adresse du barde. Je sens que je devrais le savoir. »

« Vous pourriez. Mais je ne suis personne. Seulement un visage ; un visage dans les balances du silence. »

« Car quand je paraîtrai nul ne me connaîtra. » glissa Ardemond.

Ruxor sourit d'un air entendu.

Invar retira la petite couronne qu'elle portait et la remit à l'Empereur.

« À la demande du Conseil, j'ai exercé la régence du royaume, afin de le garder en sécurité pendant l'absence de Votre Majesté. »

Quentin ne regardait pas la couronne mais seulement celle qui la lui tendait.

« J'accepte ce bijou, Princesse. Pour ce qu'il vaut. »

« Il semble avoir les yeux entièrement tournés vers la belle Invar. » glissa à voix basse Voleur de Feu à Karine, en parlant de l'Empereur.

Karine n'écouta pas. Elle-même avait les yeux entièrement tournés vers Quentin.

« Ah ! Ces femmes ! soupira Voleur de Feu, s'adressant à Kormor. En revanche, je ne suis pas trop mécontent du retour de l'Empereur. Surtout vu la difficulté qu'éprouve Sylvain d'Anor à masquer sa colère. Mais je ne pense pas que sa glorieuse majesté ait tiré leçon de ses insuccès et qu'il comprenne que la lutte armée est inutile. Non, Quentin est bien trop obstiné pour changer. »

« Tu proposes de faire cesser les combats ? De capituler ? »

« Pour l'instant, chaque bataille qu'on a livrée n'a fait qu'empirer la situation. La lutte est vaine. Mais il y a d'autres manières de remporter la victoire. C'est ce que j'ai appris d'Ardemond et de mon maître Ariel, qui est maintenant au Conseil. »

Kormor exprima (par politesse) son étonnement, et Voleur de Feu se mit en demeure de lui expliquer la situation, lorsque Wolur se mêla à leur conversation.

« Excusez-moi d'interrompre, Messire Silverhammer, je voudrais poser une question. Qui est celui-là ? »

Il désignait Ruxor.

« Je n'en ai aucune idée, répondit Kormor. Un fou que nous avons rencontré près d'ici. »

« Il me fait peur. Je ne saurais dire pourquoi. »

« Bah ! Il est inoffensif. »

« Penses-tu, demanda Voleur de Feu, qu'il puisse être un agent de l'Ennemi ? »

Wolur haussa les épaules.

« Je ne pense pas. Mais il y a quelque chose de... d'étrange en lui. »

« Certainement ! ricana Kormor. Il est petit, chétif, difforme, tordu, boiteux, bossu et mutilé qui plus est. »

« Mais pas sourd ! » ajouta Ruxor, qui s'était approché.

Kormor se détourna, gêné.

« Dans le fond, tu as de la chance, mon garçon, fit le barde en s'adressant à Wolur. Beaucoup de chance. Seulement, tu es né dans le mauvais siècle. »

Un frisson glacé parcourut inexplicablement l'échine du jeune guerrier.

« Le mauvais siècle ? » demanda-t-il.

« Au troisième siècle de Tekir, expliqua Ruxor, sous le règne de certains Sendars de l'Ouest, les Camille, l'Empire fut largement dominé par un ordre de chevalerie, les Chevaliers de Téras. Fondé au dixième siècle avant notre ère, dans l'euphorie qui avait suivi la découverte de l'Outre-Mer, il était demeuré d'importance modeste jusqu'au deuxième siècle après, où Camille II le Grand les consacra Chevaliers de l'Empire et nomma leur Grand-Maître Premier ministre. Du milieu du troisième au milieu du quatrième siècle, ils tinrent en main tous les rênes des Royaumes. Le Grand-Maître Tératique avait bien plus de pouvoirs que l'Empereur. Ce pouvoir alla en déclinant sous Octobre Premier, et à la mort d'Octobre III le Très Vieux, comme Charles Premier ouvrait la branche des Sendars de Wirabár, les Chevaliers de Téras avaient perdu l'essentiel de leur influence, même s'ils en retrouvèrent une partie plus tard sous Charles II. De plus, certaines accusations graves, mais probablement sans fondement, portées par Julien II et Charles IV, leur valurent un discrédit général. Enfin, miné par une bureaucratie croissante, l'ordre tomba définitivement au huitième siècle, à la fin du règne de Loïc II. Mais il en demeura le souvenir d'un groupe d'hommes animés par un grand souci d'honneur et de justice. »

Ruxor ajouta, en clignant de l'œil :

« D'ailleurs, l'épée Freskore, que porta bien plus tard Anatole II, avait déjà servi dans les mains de Téras lui-même. »

Et comme s'il venait de se rappeler quelque chose, il s'excusa soudainement :

« Pardonnez-moi de m'interrompre, mais il faut que je pose une question à Quentin. »

« Il n'est peut-être pas si fou que cela, commenta Voleur de Feu. En tout cas, il connaît bien son histoire d'Anecdar. »

« Il le montre un peu trop. » rajouta Kormor.

« Que peut-il vouloir demander à Quentin ? »

« Une signature, probablement. J'imagine bien ce Ruxor collectionnant les autographes de tous les Empereurs d'Anecdar depuis Denérdor. »

Et le Nain n'était pas loin d'avoir raison. Ruxor avait réussi à attirer l'attention du souverain et s'occupait à le noyer sous un flot de paroles.

« Ce qui m'intéresse, Quentin, c'est l'Empereur en vous. Les Empereurs sont un sujet d'étude passionnant, vraiment. Il y en a pour tous les goûts. Certains sont faibles et insignifiants, ainsi Camille IV, ou timides et effacés comme le fut Charles II. Certains au contraire sont autoritaires, tels Érik III, tyranniques tels Edgar Premier, ou véritablement sanguinaires tels Loïc V. Quelques Empereurs furent entourés d'une cour fastueuse ainsi Jules VI, quelques-uns comme Julien II préférèrent la solitude. Certains ont mené Anecdar vers une nouvelle grandeur, je pense à Octobre II, d'autres l'ont conduite au bord de la ruine, par exemple Charles IV. Certains ont publié des lois justes, on citera évidemment Anatole II ou Camille Premier ; et certains ont été aimés par le peuple, ainsi Camille VI. En présence d'Alexandre III, il était impensable d'être assis, de parler, ou même de froncer les sourcils, tandis que Quentin Premier se mêlait volontiers à la plèbe d'Anor. Octobre III est monté sur le trône à soixante-douze ans et est mort à quatre-vingt-dix-neuf, alors que Loïc VII avait à peine un an à la mort de son père et huit lorsque lui-même décéda. Alexandre II a abandonné le pouvoir au bout d'un an, tandis que Jules IV s'est accroché au trône pendant soixante-huit années. Vous-même, Quentin II, quel Empereur êtes-vous ? »

« Apparemment, Monsieur, je serai le dernier. »

« Mais c'est tout simplement fascinant ! s'enthousiasma Ruxor. Vous pensez cela ? Et si vous deviez dire un mot au Destin, que serait-ce ? »

« Au destin ? Je lui reprocherais de m'avoir fait naître fils d'Alexandre VI... »

« Curieux, vous n'êtes pas le seul à penser cela. Le fils du soleil était le frère du roi Yudhishthira. »

« Pardon ? »

« Non, rien. Vous disiez ? »

Quentin soupira.

« Vous êtes un curieux personnage. Je suppose qu'on vous l'a déjà dit. »

« Souvent, Sire. Mais je n'écoutais pas. »

« Les Sages se réuniront dans deux ou trois jours. Pour la dernière fois peut-être. Nous ferez-vous l'honneur d'être présent ? »

« Si je n'ai rien de mieux à faire ce matin-là. Et si mon bel oiseau veut bien venir. »

« Un corbeau, n'est-ce pas ? » demanda Quentin.

« Autant que la pépite d'or est enfermée sous une couche de terre. » répondit Ruxor.

« Pardon ? »

« C'est sans importance. »

Les trompettes retentirent haut et clair.

Les trois armées arrivaient à Tekir. La synchronisation était parfaite, et Ruxor, perché sur l'Egarthkúr, jouissait du spectacle avec une indicible et mâle volupté. Venues d'orient, c'étaient les troupes d'Othardán, les dernières que possédât encore l'Empereur. Fiers de leur haubert rutilant, de leur heaume étincelant, de leur cotte d'armes flamboyante, les soldats marchaient avec enthousiasme. Pour un peu, on eût oublié les désastres qu'avait connus l'Empire en un si court temps, devant cet étalage de force et de grandeur. L'armée des Nains, en comparaison, nettement plus petite dans toutes les directions, n'avait pas cet aspect éclatant. Il n'y avait pas de doute, en revanche, que ces combattants étaient bien mieux rompus aux arts de la guerre. Un Nain n'était considéré comme un adulte que dès lors qu'il avait connu sa première bataille, ou du moins, en temps de paix prolongée, rixe (ce qui était nettement moins rare). De l'occident venaient les Orques, sur l'agressivité et le courage desquels l'Histoire apportait bien des témoignages. L'armée de Fengan était dirigée par le Roi-Sorcier en personne.

Et au-dessus du spectacle, planaient cinq créatures d'une espèce dont certains croyaient le dernier spécimen éteint depuis un siècle. Ishbaan, le dragon de Fengan, l'animal de compagnie du Roi-Sorcier, et ses quatre congénères.

À la fin de ce long défilé, les trois généraux se présentèrent devant celui que l'Empereur avait nommé général en chef pour cette dernière partie de la guerre. Son écu était taillé de sinople et d'or à marteau d'argent, avec le cri de guerre « Silverhammer strikes[*] » et la devise « Ktekhira si korma[*] ». Il n'était autre que Kormor Silverhammer de Mortame. Il reçut les hommages des généraux et les invita à entrer dans la ville.

En temps normal, les armées ne seraient pas entrées à l'intérieur même de la cité, surtout lorsqu'elle était aussi petite que Tekir. Mais dans ce cas c'était indispensable, puisque les défenses de Tekir n'opéraient qu'en deçà du Sillon Sacré. On vit donc des troupes armées pénétrer dans la Ville Blanche et établir leur camp sur la place publique et dans les jardins suspendus. Quant à Ishbaan, elle se posa sur le pinacle de l'Egarthkúr et entretint une longue conversation avec Ruxor.

« Il est maintenant temps de fermer les portes. » commenta Omer. L'urgence dans sa voix était évidente.

« Oui, répondit Gwaïherst. Nous allons maintenant éprouver la solidité de cet héritage que nous ont laissé mon père et les autres. »

« Ô puissances infinies de magie et d'illusion,
Souvenirs d'une ère ancienne où le soleil était jeune,
Et cristaux d'éternité, vous gemmes venues de Val,
Venez secourir vos fils, protégez vos descendants,
Accourez à notre appel et sauvez Tekir des flammes !
J'invoque l'Aura,
Bouclier sacré,
Protection divine,
Gardienne sûre.
Ô toi, dôme lumineux que l'éternité forgea,
Apparais !
Que l'ennemi soit refoulé,
Et que l'ami soit bienvenu,
Les ténèbres soient repoussées
La lumière puisse passer.
O vallum Tekiris,
Compare nunc !
 »

Le spectacle qui s'ensuivit, qui se produisait pour la première fois depuis la création du monde, ne manqua pas de surprendre et Gwaïherst lui-même laissa échapper un cri de stupéfaction. Sur un cercle de deux mille cent toises de diamètre, qui renfermait juste Tekir, le sol devint incandescent et de petits éclairs s'y manifestèrent, qui montaient de la terre vers le sol, semblables à d'étranges et éphémères arbustes de lumière. En même temps, une colonne de lumière verte se forma, issue de la Pierre qui dominait Tekir, et s'élança vers le ciel, bousculant Ishbaan au passage. À l'altitude de six mille trois cents pieds précisément, la colonne se dispersait pour former un dôme au-dessus de la ville. Lorsque la lumière viride, qui descendait lentement jusqu'au sol, et les éclairs, qui formaient des structures de plus en plus hautes en direction du sommet du dôme, eurent tous deux atteint leur destination, une ultime cascade d'éclairs déchira le ciel et il ne resta plus alors qu'une demi-sphère de radiance céladon enveloppant la ville, protection en apparence ténue, mais en fait bien plus solide que les plus épaisses murailles de pierre.

« Douze jours. Voilà le temps qu'il reste à l'Univers pour se libérer du joug qui l'accable. Voilà le temps qu'il reste à vivre à Tekir. »

« Et pensez-vous vraiment, demanda Kormor, que les assauts de notre Ennemi puissent être repoussés par ce... cette... »

« Palissade, compléta Ruxor qui avait le don de se trouver juste derrière Kormor quand il ne s'y attendait pas. Le terme correct est « palissade », même si je vous accorde que la forme en est quelque peu particulière. Les derniers mots prononcés par Gwaïherst signifient : Ô palissade de Tekir, apparais maintenant ! »

Ardemond sursauta.

« Vous comprenez la Langue Inconnue ? »

Ruxor se mordit la lèvre, comme s'il avait révélé quelque chose qu'il n'avait pas voulu dire.

« Oui. » répondit-il très rapidement.

« Dans ce cas, demanda Karine qui était également présente, vous pouvez peut-être me traduire quelque chose. Que signifie la devise de l'Empire : Sol lucet omnibus ? »

« Cela signifie, Mademoiselle, que l'Empereur Anatole II connaissait le latin. »

Et sur ces mots étranges, il s'éloigna, laissant la première question de Kormor sans réponse.

Et pourtant la réponse devrait bien venir, car dès le lendemain, les Troupes Noires atteignirent cette boule verte qu'était devenue Tekir.

« Clair flambeau du monde ! invoqua le Président. Roi des Astres, sous ton égide, nous tenterons de soigner les plaies de l'Univers. Que les dieux nous assistent dans cette lourde tâche que nous a léguée Ambre, fondateur de Tekir. En présence des représentants des Trois Peuples du Monde, ce vingt-sept de manamánta quatorze cent soixante-douze, je déclare ouverte la session extraordinaire du Conseil des Sages. »

C'était la troisième fois que le Conseil se réunissait la même année, ce qui ne s'était pas produit depuis bien des siècles. Mais c'était aussi la première fois que le monde allait s'écrouler, médita Gwaïherst.

Le premier conseil avait eu toute la solennité adaptée, comme la fin du monde était en vue, mais encore lointaine. Le second conseil avait montré à quel point l'union entre les Trois Peuples était ténue, combien l'approche de l'apocalypse pouvait faire ressurgir des haines qu'on croyait enterrées depuis bien longtemps. Mais cette fois, le danger n'était plus lointain et vague, n'était plus même limité à Oluddán : le danger était à moins de deux milles, aux portes de la ville. Et il n'engendrait plus honneur ou honte, mais simplement la peur, crue et bleue.

Alwin parvenait certes à garder son ironie mordante, Ardemond sa distance énigmatique et Alphonse sa sérénité parfaite, mais Elvire, Meltano, Omer, Sméarna, Invar, ou même Gwaïherst, cachaient à peine leur terreur sous un masque de dignité.

Par rapport au précédent conseil, les Sages avaient retrouvé la compagnie d'Orb et du Roi-Sorcier, fraîchement arrivés de Fengan accompagnés de leur armée, ainsi que de Gomorg et De Hel. Gathe, la traîtresse, avait été évincée en faveur d'Ariel. Les membres consultants étaient revenus à ce qu'ils étaient la première fois, si ce n'est que le Sultan de l'Outre-Mer n'était pas là, remplacé par Marc Sendar, et qu'Avethas bien sûr manquait à l'appel : le barde Ruxor avait pris sa place.

Quel étrange homme que celui-là, pensa Gwaïherst. Dans l'attitude d'Alwin, d'Alphonse ou d'Ardemond, on devine la peur, cachée mais tout de même présente. Chez Ruxor, rien de cela. Le barde était d'ailleurs fort occupé à savourer de délicieux petits bonbons à la menthe que Léo gardait toujours en haut de l'Egarthkúr pour le confort des participants. À cet instant, seul Ruxor avait le cœur à en manger, mais il se servait pour vingt-six.

« En ce moment, commença le Président, la question est simple : devons-nous capituler maintenant, ou lutter jusqu'au bout ? Devons-nous admettre notre défaite dès aujourd'hui, ou bien attendre le terme fatidique ? Nous savons par nos ambassadeurs auprès de... du Roi... d'Alexandre, que celui-ci serait peut-être prêt à nous laisser la vie sauve et la possibilité de nous exiler sur l'île du Phénix, dans l'Océan d'Azur, l'île de Rieno. Sinon, notre seul refuge restera la mort. »

« Cela même n'est pas sûr, intervint Elvire. Les pouvoirs de l'Ennemi sont si grands qu'ils s'étendent même jusque dans l'Hadès. »

« Cela est insensé ! » s'écria Meltano.

Mais cette exclamation lui venait du cœur et non de l'esprit.

« Vous voulez dire, reprit Gwaïherst, effrayé, que la Larme du Destin confère ce pouvoir que Thgor lui-même ne possède pas, celui de ressusciter les morts, pour en faire des sortes de zombis ? »

« C'est à peu près cela. » confirma Elvire.

Ardemond s'éclaircit la gorge à ce moment. Tous les regards convergèrent vers le Magicien Blanc.

« Il possède en effet ce pouvoir. Et bien d'autres du reste. Mais il est tout à fait possible qu'il ne s'en rende pas compte. »

« Il est possible qu'il ne s'en rende pas compte ? railla Gwaïherst. Tekir est sauvée, Messieurs ! »

Ardemond ne se vexa pas. Il se contenta de rajouter, prophétique :

« Il est souvent étonnant de voir à quel point on ne se rend pas compte de ce qu'on peut faire. »

Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu !

« Il me semble me souvenir, demanda Ariel sur un ton qui hésitait entre la moquerie et le respect, que le Sage Ardemond a conçu un Plan pour vaincre notre ennemi. Oserait-on lui demander ce qu'il en est et ce que le Magicien Blanc nous conseille dans ces temps troublés ? »

« Pour voir où en est mon Plan, regardez simplement le garçon qui est assis là-bas. »

Le vieil homme désignait Voleur de Feu.

« Pour le reste, reprit-il, je n'ose rien dire de plus, rien vous conseiller, de peur de perturber la marche du Destin. »

« N'ayez crainte, Gaël Encrist, intervint à ce moment Ruxor. Rien, absolument rien, ne peut entamer la marche du Destin, ni même la dévier. »

« Le Destin ! siffla Kormor. C'est par sa faute que nous en sommes là. Mais quelle idée aussi de pleurer en créant le monde ! Sans cette maudite Larme, les choses iraient bien mieux. Les armées dont nous disposons encore sont bien capables de vaincre les Troupes Noires et même ses démons, et je pense bien que les Sages sont plus puissants que la magicienne nommée « Tempête ». Je défie le Destin de faire venir la chute de Tekir par un autre moyen que celui de la Larme. »

« Ne jetez pas votre gant au Destin, messire Nain, répondit encore Ruxor. Il n'accepte aucun pari et les remporte tous. »

« La Larme ! Nous en revenons toujours là ! soupira Gwaïherst, ignorant la dernière réplique de Ruxor. Gomorg, Uldira, Eoza, avez-vous appris quelque chose à son sujet qui puisse nous aider ? »

« Rien de tangible, répondit Uldira. Ses pouvoirs semblent plus étendus encore que nous ne l'avions imaginé. Elle peut... »

La seconde d'Elvire commença là une longue énumération de différents pouvoirs de la Pierre. Ardemond n'écouta pas. Il murmura, comme s'il parlait à l'Histoire elle-même :

« Il est curieux de voir comme tous s'intéressent à la Larme, plutôt qu'à Celui qui la détient. »

Mais Ruxor avait entendu et il fit un clin d'œil au Magicien Blanc.

Mais Uldira avait fini son discours.

« Nous en revenons toujours à la même question, conclut Gwaïherst. Allons-nous capituler ? »

« Vous ne ferez rien de la sorte ! » s'exclama une nouvelle voix.

Alphonse sourit en reconnaissant à qui elle appartenait ; et on vit la Reine des Elfes, Titania, apparaître au sommet des marches qui montaient à l'Egarthkúr. Elle tenait haut et clair l'anneau d'émeraude qui étincelait à son doigt. Obéron, plutôt prince consort que roi des Elfes, suivait derrière elle.

Quentin II se leva pour embrasser le maître de Stjertén et baiser la main de la Dame Verte. Ariel s'agenouilla devant son souverain.

« La joie de vous savoir saufs me remplit de courage pour continuer la lutte. » dit l'Empereur.

« Tant que vous êtes en vie, Sire, l'Empire se défendra. »

La voix de Gwaïherst résonna alors, étrangement sèche et dure, peut-être de voir son autorité ainsi bafouée.

« Comment avez-vous pu traverser la Palissade Magique ? » demanda le Président.

« Nous ne l'avons pas traversée ; nous sommes à Tekir depuis trois jours, Excellence. » répondit doucement Titania.

Le Président du Conseil répondit par un grognement difficile à interpréter.

« La bataille de Tekir aura donc lieu. » conclut Wolur.

« Et le sang va encore couler. » ajouta Voleur de Feu.

Sur ce point, il avait raison.

Pendant ce temps, Liberator of Worlds, c'est-à-dire Ulrich, s'employait à libérer les mondes. S'étant persuadé du mieux qu'il le pouvait que la magicienne Tempête n'avait rien à voir avec sa sœur Marguerite, il s'était alors appliqué à saboter autant que possible les plans d'Alexandre, plans qu'Ulrich savait dirigés contre la Ville Blanche. Basé à Oluddán, le jeune homme ne pouvait pas grand-chose, mais il avait tout de même découvert que s'il affirmait qu'il tenait ses ordres directement du Seigneur Noir, ceux-ci étaient obéis sans discussion, vu la nature très particulière de l'Armée Noire ; il n'y avait pas meilleur moyen pour semer le désordre dans la forteresse d'Alexandre.

Mais ce qu'Ulrich n'avait pas prévu, c'était que la « conversion » que le Roi Noir avait fait subir à ses soldats, si elle avait éliminé tout sentiment de révolte possible contre leur maître et également toute dissension éventuelle entre eux, n'avait pas pour autant gommé un trait de caractère qui subsistait chez beaucoup : l'ambition.

Il y avait là un réel danger et sous une forme insidieuse : Liberator of Worlds s'était trouvé, bien malgré lui, entouré d'un cercle d'admirateurs, qui ne songeaient qu'à s'attirer les bonnes grâces d'Alexandre et qui avaient trouvé qu'Ulrich était un bon intermédiaire. Cette situation avait certainement des avantages, car le jeune homme se faisait servir comme un roi ; mais les risques étaient immenses et le moindre faux pas serait à coup sûr fatal.

Et le faux pas était inévitable.

Ce jour-là, Liberator of Worlds avait trop bu. Naturellement, le vin était interdit aux soldats de l'Armée Noire, mais il avait suffi de prétendre qu'Alexandre lui-même avait décidé de faire exception pour son « bon ami Ulrich » et nul n'avait songé à mettre en doute ces paroles.

La maladresse avait commencé lorsque Ulrich, devant ses admirateurs consternés, avait porté un verre « à la mémoire du bon Empereur Anatole II ».

« L'Empereur Anatole II ? » avait répété un soldat, comme s'il ne voyait pas de qui il s'agissait.

Ulrich, soudain dégrisé par la compréhension de son erreur, se rattrapa assez bien. Fidèle au principe que « la vérité elle-même, quand elle peut être utilisée, est le meilleur mensonge possible », il répondit :

« Comment, vous ne savez pas ? Notre Maître Alexandre tient Anatole en très grande estime. Il a même fait graver, au-dessus de son trône, le préambule de la Grande Charte des Royaumes. »

Le jeune homme se détendit ; il avait eu chaud. Il n'y avait plus qu'à espérer que ces sots ne se promèneraient pas dans Oluddán en chantant les louanges du vieil Empereur. Et encore ! Ce serait une manière amusante de provoquer Alexandre que de lui faire voir ses propres soldats, ses esclaves dévoués, glorifier Anatole.

Ulrich s'amusa alors à préciser :

« Du reste, Alexandre descend directement d'Anatole, par l'intermédiaire de sa mère. »

Les soldats qui l'écoutaient se raidirent aussitôt.

« Ce n'est pas ce que nous avons appris. » répondit sèchement un jeune sergent.

Ulrich détestait particulièrement celui-là ; le fanatisme dont il faisait preuve pour servir le Roi Noir ne pouvait pas être entièrement dû à la Larme du Destin.

« Vous comprenez bien qu'Alexandre ne peut pas toujours vous apprendre la vérité à son sujet... »

C'était là une grave erreur. Le démenti fut unanime.

« Notre Maître est la Vérité même ! »

Ulrich sentit la sueur lui perler au front.

« Bien sûr... Ce que je veux dire, c'est que... »

La main d'un démon se posa sur son épaule.

« Suivez-moi, Lieutenant, je vous prie. » ordonna la créature.

Interscène au paradis

Musique : Air des Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach.

Le lieu : les jardins de l'Éden, un somptueux et immense parc à l'anglaise, à la limite du cliché. À gauche, un grand lac et une île, habités de cygnes, d'oies, de canards, de flamands roses. À droite, un sous-bois ombragé. Et entre les deux, un chemin de gravier, qui rejoint de petites collines à l'horizon. Bordant le lac, un château, dans un style un peu trop somptueux, croulant sous l'albâtre, le marbre et les diamants ; entre le palais et la pièce d'eau, une rangée de statues dorées entremêlées de fontaines, les grands hommes d'Anecdar et d'ailleurs. Quelque part au loin, une tour, blanche bien entendue ; et ailleurs, une autre tour, noire.

Les personnages : deux êtres, deux très bons amis ; l'un a la forme d'un homme, l'autre d'un démon. Ils se promènent tranquillement, profitant de la tiédeur agréable de la fin de l'après-midi, et s'arrêtent occasionnellement pour nourrir les oiseaux. Chemin faisant, ils discutent à voix basse, comme pour ne pas troubler la quiétude du paysage. Parfois, l'un deux chantonne un refrain ancien, ou s'interrompt pour croquer dans un fruit savoureux cueilli au passage.

Issarkhwélgeta : Tekir est assiégée. Dans dix jours elle tombera.

Le Démiurge : Dix jours ? Pardonnez-moi, mon ami, je ne sais jamais trop bien où l'on en est, et je confonds parfois le passé et le futur. C'est là l'inconvénient de vivre en-dehors du temps. Déjà 1472 ? Il me semble que j'ai créé ce monde il y a seulement quelques minutes.

Issarkhwélgeta : Tous implorent votre aide, mon ami. N'allez-vous donc rien faire ?

Le Démiurge : Regardez, ce canard, là-bas ! N'est-il pas ravissant ?

Issarkhwélgeta : Très mignon.

Le Démiurge : Que disiez-vous au fait ? Tous implorent mon aide ? Vraiment ? Et qu'en feraient-ils donc ?

Issarkhwélgeta : Ne protégerez-vous pas Tekir de la chute ?

Le Démiurge : Tekir ? Non, voyons.

Issarkhwélgeta : J'espérais que nous pourrions confronter nos pouvoirs.

Le Démiurge : Ah ! J'oubliais que vous saviez être infiniment drôle par moments, Midgard ! Je vous rappelle que la Larme, qui fait le pouvoir de votre Maître, est ma création. La statue d'Anatole II est bien réalisée, n'est-ce pas ?

Issarkhwélgeta : Je l'aurais cru plus grand.

Le Démiurge : C'est ainsi que la grandeur ne fait pas la taille. Vous savez, mon cher, peut-être sera-ce votre Maître, Alexandre le Noir, que je choisirai d'aider dans toute cette affaire.

Issarkhwélgeta : J'oubliais que vous aussi saviez être drôle.

Le Démiurge : Seulement lorsque je ne cherche pas à l'être. Et avez-vous goûté ce fruit ? Si sucré et pourtant si rafraîchissant !

Issarkhwélgeta : Vous savez que je préfère la viande.

Le Démiurge : Surtout la viande humaine à ce que je crois comprendre. Je ne l'apprécie pas moi-même. Un arrière-goût un peu trop fort.

Issarkhwélgeta : Je m'interroge souvent à votre sujet, mon ami. Vous êtes un curieux personnage.

Le Démiurge : Vraiment ? Qu'est-ce qui peut vous étonner ?

Issarkhwélgeta : Nous devrions être ennemis...

Le Démiurge : Depuis que nous nous sommes rencontrés, à l'occasion de la venue d'Avethas dans l'Astral, nous nous entendons parfaitement. Mais pourquoi serions-nous ennemis ? Adversaires, peut-être. Mais ennemis !

Issarkhwélgeta : Tout de même, cela est bien étrange.

Le Démiurge : There are more things in heaven and earth, Horatio, / Than are dreamt of in your philosophy[*].

La bataille de Tekir

Musique : Ouverture de Tannhäuser de Richard Wagner, puis Marche funèbre sur la mort d'un héros de Ludwig van Beethoven.

Andromaque : Je ne sais pas ce qu'est le destin.
Cassandre : Je vais te le dire. C'est simplement la forme accélérée du temps. C'est épouvantable.

Jean Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lieu

« Suivez-moi, Lieutenant, je vous prie. » ordonna la créature.

Ulrich avait cru qu'il ne pouvait pas exister de peur plus atroce que celle qu'il éprouva en entendant cette phrase. Il se trompait : il connut plus atroce encore lorsque le démon ajouta :

« Vous êtes un espion pour le compte des Sages, n'est-ce pas ? »

Liberator of Worlds s'étrangla et ne parvint pas à émettre mieux qu'un raclement de gorge.

« C'est ce que je pensais. Vous n'êtes pas plus malin que la première fois que je vous ai vu. »

Soudain, le souvenir revint à Ulrich. Ce démon était celui qui lui avait déjà sauvé la vie une fois et lui avait conseillé « une attitude un peu moins belliqueuse ».

Toujours étouffé, mais cette fois avant tout par la surprise, Liberator of Worlds émit un nouveau croassement.

« À propos, ajouta le démon, je devrais peut-être me présenter. Je m'appelle Myrkor. »

Tout était comme dans un rêve.

Voleur de Feu profitait du charme d'une promenade dans la campagne avoisinant Tekir, blondissant sous la chaleur dorée du début de l'automne. Le chemin que le jeune homme suivait était protégé de la lumière excessive par une voûte de feuillage et bordé d'un côté par une haie de troènes, de l'autre part un petit ravin au fond duquel coulait un ruisseau paisible. De toutes parts, la verdure, qui n'avait pas encore commencé à rougir, se pressait aux yeux du promeneur, tandis que le ramage des oiseaux enivrait ses oreilles et que la senteur de certaines herbes aromatiques envahissait ses narines.

À gauche, au-delà de la haie, à travers les champs, Voleur de Feu pouvait voir l'Armée Blanche, qui prenait part à ce paysage comme si elle en eût fait partie de toute éternité, comme si les soldats poussaient dans les champs ou eussent été d'étranges épouvantails de métal scintillant. Sous la commande de Wolur, les soldats attendaient patiemment que le Destin leur envoyât leur sort.

L'armée adverse, l'Armée Noire, pour invisible qu'elle fût, était d'autant plus présente. D'une seconde à l'autre...

Et l'Armée Noire parut ! Des collines de l'ouest de Tekir où ils s'étaient rassemblés dans leur siège symbolique de la Ville Blanche, les soldats d'Alexandre parurent comme une vague d'encre dans la mer, comme une traînée de poudre noire sur une feuille immaculée.

L'attente des hommes de Wolur se fit plus nerveuse, pendant qu'ils regardaient déferler vers eux ceux qui portaient leur mort. Ils attendaient un mot. La tension se fit insupportable, terriblement sensible dans l'air.

Et le mot résonna :

« Chargez ! » cria Wolur.

Chanson de Wolur (sur l'air de l'ouverture de Tannhäuser) :

(Très doucement)
La guerre éclate
 et le sang coule à grands flots,
La terre tremble
 sous le lourd poids des soldats morts,
C'est l'heure ultime,
C'est l'heure épique,
Où l'homme
 est confronté à sa propre destinée.

Voleur de Feu, de sa promenade ombragée, regardait, horrifié plus par sa propre impassibilité que par le spectacle lui-même, regardait, comme des feuilles mortes, au loin tourbillonner les archers de Tekir, regardait la bataille se dérouler comme un majestueux ballet, comme une danse au son d'une musique sous-entendue.

Wolur, pour sa part, se battait comme un dieu, et la grande épée Freskore n'avait jamais été aussi bien maniée depuis la mort de Téras. Le capitaine Cyril couvrait ses arrières et Wolur, à la pointe d'un triangle de soldats, perçait une large brèche dans les lignes ennemies.

Le cœur de la bataille était cependant situé plus au sud, là où combattait l'armée des Nains, sous le double commandement du général Kerhemor et du général en chef Kormor. Ce dernier dirigeait ses troupes depuis son char, conduit par Ruxor. Le barde avait en effet consenti à participer aux combats en qualité de cocher.

Dans cette partie du champ de bataille, aucune des deux armées n'avait réussi à remporter un avantage décisif sur l'autre : les Nains avaient causé des pertes importantes chez l'adversaire, mais celui-ci était parvenu à les empêcher d'avancer et ses lignes avaient tenu bon.

Plus au sud encore, les Orques du Seigneur Noir livraient combat aux démons d'Alexandre et s'en sortaient avec la mention honorable, en particulier grâce à l'aide d'Ishbaan. La première partie de la bataille conclut donc à un léger avantage du côté de Tekir. Mais ce bilan n'était d'aucun augure pour l'avenir, puisque aucune des deux villes n'avait encore sorti son atout principal : la magie.

Oluddán fut la première à dévoiler son jeu et Tempête parut devant les Orques, semant par son Art la terreur dans les rangs adverses. Arme particulièrement redoutable, puisque la bravoure était justement censée être la force première des Orques. Les Sages envoyèrent alors Eoza pour contrer les attaques de Tempête et cette dernière, voulant probablement éviter un long et pénible conflit de magiciennes (même si elle en fût probablement sortie victorieuse), préféra s'éclipser.

Invar, de son côté, préféra manifester son soutien aux hommes qui combattaient derrière le commandant Wolur et le général venu d'Othardán ; elle se montra plus illusionniste que magicienne, mais en tout cas elle eut beaucoup d'effet et Wolur avec son aide parvint à tailler en pièces de larges parties de l'armée adverse.

C'est alors que Kormor s'aperçut que son groupe était encerclé. Comment cela s'était produit exactement, il ne le sut pas ; mais pendant qu'il tentait de percer la ligne adverse, l'ennemi avait progressivement gagné sur ses côtés, puis son arrière, coupant finalement sa retraite vers Tekir ; ne songeant qu'à avancer, le Nain avait oublié de vérifier qu'il pouvait reculer. La situation était déjà grave en soi. Elle devint dramatique lorsque Tempête fit son apparition et qu'elle rendit les troupes du Nain prisonnières d'une pluie de braises, créée par sa magie et semblable à l'éruption d'un volcan. Ce feu du ciel, qui ne semblait de plus pas affecter les Troupes Noires, permit à ces dernières de décimer les Nains.

« Nous allons mourir ! » cria Kormor à son cocher, non par terreur, mais pour tenter d'obtenir une quelconque réaction de la part de celui-ci.

« C'est possible. » répliqua Ruxor, froidement.

Les scories ardentes se contentèrent de tomber plus nombreuses.

« Oui, nous allons mourir. » conclut Kormor, et il se lança dans le combat avec plus d'enthousiasme encore.

Wolur combattait avec toujours plus d'ardeur.

Wolur combattait avec toujours plus de ferveur... et soudain poussa un grognement.

Il se retourna et, au lieu de Cyril, qui aurait dû protéger son dos, il trouva un soldat d'Oluddán, tenant dans sa main une épée rouge de son sang.

Cyril, à côté, lui jeta un sourire béat.

Voleur de Feu, qui avait tout vu, qui avait voulu hurler à son ami de prendre garde à la trahison de son acolyte, Voleur de Feu poussa un cri de désespoir.

Wolur regarda l'épée que son adversaire tenait encore devant lui, et remarqua le trou dans sa poitrine ; ses yeux avaient l'expression de quelqu'un qui cherche à se souvenir de quelque chose oublié depuis longtemps.

Et il se rappela : il allait mourir.

L'épée Freskore lui glissa des mains, il n'avait plus la force de la retenir. Il tourna la tête, aperçut Voleur de Feu, esquissa un sourire et tomba sans vie sur la terre.

Voleur de Feu plaça ses mains devant sa tête, ne voulant plus voir. Mais le dernier regard de son ami se présenta de force à son esprit :

Y avait-il une lueur de fierté dans ces yeux farouches ?

* * *

La cité des dieux, Ardán, était assiégée de toutes parts par l'immense puissance d'Issarkhwélgeta. Thgor, le roi des dieux, lui-même, ne conservait plus d'espoir. Depuis que la déesse de la magie, Astra, avait été vaincue, les olympiens n'avaient plus rien tenté contre leur ennemi.

Et voilà qu'une jeune divinité (« jeune » n'ayant pas le sens qu'on pourrait vouloir lui donner puisque tous les dieux furent créés en même temps) se présenta devant le roi.

« Que désires-tu, Isaüs ? » demanda Thgor.

« Je désire à mon tour tenter ma chance dans le combat contre l'Ennemi, Sire. »

Le roi de l'olympe sursauta.

« Toi ? Mais... »

« Avec votre permission, j'irai, Sire. »

Thgor parut ému.

« Je ne voudrais pas te perdre, Isaüs, comme nous avons déjà perdu Astra. »

« Si je ne tente pas ma chance, c'est bien plus encore que le monde perdra, Sire. »

* * *

Arthur, qui avait assisté au meurtre de Wolur, n'hésita pas une seconde. Il liquida en quelques secondes le meurtrier de son commandant, puis se précipita sur Cyril. La bataille fut courte : lorsque Kévin à son tour arriva sur les lieux, il ne trouva que deux cadavres de plus. Ses yeux se posèrent avec une totale indifférence sur ce qui ressemblait de plus en plus à un charnier et il fit signe à deux hommes de ramasser le corps de Wolur et de le rapporter à Tekir. Mais Kévin ne prêta aucune attention à Freskore. Ce fut donc à Voleur de Feu qu'il appartint de ramasser l'Épée de la Justice et de ramener ce trophée à l'Empereur.

Kormor, de son côté, fut sauvé d'une mort certaine par l'apparition providentielle du vieil Ardemond : la pluie de feu cessa soudainement lorsque Tempête se rendit compte de la présence du Magicien Blanc. Celui-ci chevauchait un cheval immaculé et son arrivée redonna courage aux troupes blanches.

La magicienne d'Alexandre ne l'entendait cependant pas de cette façon ; elle tendit un bras en direction d'Ardemond et quelque chose que seuls les magiciens peuvent comprendre dut circuler par ce bras, car le vieux mage vacilla ; il exécuta alors le même geste. Un mur de chaleur, visible par les distorsions qu'il imposait à la lumière, se forma à peu près à mi-chemin entre les deux rivaux, comme si leurs forces magiques se fussent confrontées à cet endroit précis.

La bataille arcane dura passablement longtemps et sembla gagner progressivement en intensité ; Ardemond devait s'épuiser car le lieu du conflit se rapprocha progressivement du vieillard. Lorsque Tempête fut sur le point de remporter la victoire, le magicien blanc changea soudainement de stratégie et replia son bras en claquant des doigts.

Un œuf de poule se matérialisa à quelques centimètres au-dessus de la tête de Tempête et se cassa précisément au sommet de son crâne. Ardemond se mit à rire, imité bientôt par Ruxor, par Kormor et par quelques autres spectateurs de la scène. Rougissant, Tempête préféra s'enfuir, laissant aux troupes des Nains la chance de remporter la victoire sur cette partie du champ de bataille.

Voleur de Feu entra, furieux, dans la salle du trône, et jeta Freskore aux pieds de Quentin.

« Ainsi... il est mort ? »

« Oui, Sire, répondit le garçon, et par votre faute ! »

« Pourquoi par ma faute ? » demanda l'Empereur, d'un ton doux.

Voleur de Feu rugit :

« C'est vous, je crois, qui l'avez persuadé de rentrer dans votre maudite armée ! Ne pensez-vous pas qu'il avait mieux à faire que de jouer au petit soldat ? La vie, la chance, tout lui souriait, et vous avez cru bon de forcer la main du Destin, de le faire chevalier, commandant, que sais-je encore ? C'est vous qui lui avez donné Freskore car vous n'osez pas la porter vous-même, Quentin ! »

« Paix ! »

« Non ! Guerre ! Et par votre faute encore ! C'est vous qui tenez si fort à livrer contre Alexandre toutes ces batailles vaines et inutiles, désespérées même ! Vous... »

« La tristesse et la colère te font perdre la raison, mon garçon. Wolur est devenu commandant des gardes de Tekir de son plein gré, je ne l'ai jamais forcé. Quant à la guerre, je n'avais pas le choix que de livrer des batailles et j'ai évité toutes celles que j'ai pu. Demande à Ardemond le sort de Tháli, demande-lui si Quentin II a perdu des vies inutiles à défendre une cité indéfendable. Du reste, cette bataille-ci n'a pas été si désastreuse que les précédentes : le Roi-Sorcier et ses Orques ont fait montre de grand courage et ton ami le général Silverhammer a remporté une belle victoire de son côté. »

« Pas désastreuse ? Le commandant Wolur a été tué, un membre du Conseil des Sages a été fait prisonnier et vous appelez cela une bataille moins désastreuse ? »

Quentin sursauta.

« Un membre du Conseil des Sages a été... »

« Alexandre le Roi Noir a personnellement fait prisonnier la princesse Invar Kelastra, fille d'Hexar. »

« Que dis-tu ? » demanda Quentin, bondissant de son trône.

« Ah, je vois, vous en êtes amoureux ! Sa perte vous semble plus importante que le reste ! »

Et Voleur de Feu entra dans une colère si violente qu'il asséna une violente gifle à la figure de l'Empereur. Aussitôt, les gardes pointèrent leur arbalète en sa direction. Quentin II leur fit signe de ne rien tenter.

« Tu peux sortir, Voleur de Feu. » ordonna-t-il froidement.

Et quand le garçon fut dehors, l'Empereur éclata en sanglots.

Artéa entendit frapper. Cela devait être Wolur, c'était justement sa façon de se faire annoncer : trois petits coups brefs.

« Une seconde ! »

L'apprentie magicienne décida qu'il était temps, à la suite de ce qu'elle ne doutait pas devoir être une belle victoire, d'apprendre la grande nouvelle à son compagnon.

Mais quand elle ouvrit, ce ne fut pas son ami qu'elle trouva en face d'elle. L'Empereur en personne se tenait sur le pas de la porte, seul, en tenue militaire, une cape rouge à ses épaules et sous son bras un casque surmonté d'un panache — noir. Dans sa main, il tenait l'épée Freskore.

Artéa comprit aussitôt ; elle tomba aux pieds de Quentin, autant de chagrin que par respect. L'Empereur la saisit d'une main ferme et la serra dans ses bras.

« Il est mort. » pleura la jeune fille.

« Il a été un héros. » répondit simplement Quentin.

Ils restèrent ainsi passablement longtemps à s'embrasser et à pleurer, et soudain Artéa rajouta :

« Justement... le jour où j'allais lui dire... »

Un sanglot l'empêcha de continuer.

« Qu'allais-tu lui dire ? » insista l'Empereur.

Il dut attendre qu'Artéa finît de hoqueter avant d'entendre la réponse :

« Il allait être... avoir... un enfant... »

« Depuis quand ? »

« Trois mois... »

« Cet enfant sera mon filleul, promit alors Quentin. Il saura quel héros son père a été et il héritera de son titre. Quant à toi, tu seras douairière même si vous n'étiez pas mariés. »

Artéa ne trouva pas la force pour dire autre que chose qu'un minuscule :

« Merci. »

On amena Invar, ligotée, devant le Seigneur Noir.

« Si vous imaginez, cria celle-ci dès qu'elle vit le Maître des Ténèbres, que les Sages vont capituler seulement pour sauver ma vie, vous vous trompez. »

« Mais c'est vous qui vous trompez, Princesse ! Et doublement. Tout d'abord, car l'Empereur Quentin II va bientôt me proposer la capitulation de Tekir en échange de votre charmante personne. Et ensuite car je refuserai, puisque j'ai d'autres projets en réserve pour vous... »

À ses gardes, Alexandre ordonna :

« Détachez-la ! Madame va devenir ma femme. »

Kelastra s'étrangla.

« Moi, devenir votre femme ? Vous m'inspirez le plus profond dégoût. »

« Il n'en ira pas toujours ainsi. » promit Alexandre.

« Quand bien même Tekir tomberait et que vous me donniez le choix entre régner sur le monde à vos côtés ou bien mourir dans la misère, je choisirais la seconde possibilité. »

« Mais qui vous dit que je vous donnerai le choix ? »

Invar regarda Alexandre avec un soupçon d'étonnement. C'est alors qu'elle remarqua quelqu'un qu'elle connaissait à la droite du trône du Maître des Ténèbres.

« Gathe ! s'écria la princesse. Ainsi, vous avez vendu votre âme au diable ! »

Gathe ne répondit rien, resta parfaitement impassible.

« La maîtresse des vents sera votre fidèle servante, ma mie. » promit Alexandre.

Invar tourna de nouveau le visage vers lui et le regarda avec le mépris le plus complet.

Et pourtant, non. Le mépris n'était pas complet. Invar avait du mal à se l'admettre, mais il s'y mêlait malgré elle un infime soupçon d'admiration.

La princesse, étonnée de ses propres pensées, tâcha de chasser au loin ce sentiment absurde. Pour se forcer à mieux haïr Alexandre, elle porta son regard sur les mains noircies du Maître des Ombres, ces mains qui avaient fait couler tant de sang.

Et elle réalisa que ces mains n'étaient pas si laides ; elles avaient même une minceur délicate qui plaisait à la princesse.

Celle-ci dut alors admettre qu'Alexandre avait une majesté cachée qu'elle n'avait pas d'abord remarquée. Il n'était pas un simple brigand ; il avait de l'ampleur, lui qui serait bientôt le maître absolu de l'Univers.

Peut-être n'était-il pas un si mauvais parti ?

Invar frissonna qu'une telle pensée ait pu lui traverser involontairement l'esprit. Mais en même temps elle comprit. La grande magie du Seigneur Noir prenait possession de son esprit.

Insidieusement, le Sentiment s'infiltrait en elle. Elle avait beau le combattre avec tout le dégoût dont elle était capable, le Sentiment se montrait plus fort que la résistance dont elle était capable. Invar se sentit glisser, dévaler irrésistiblement vers les ténèbres, vers une adoration sans borne pour son nouveau maître.

La Larme du Destin brillait d'un éclat maléfique pendant qu'Alexandre devenait progressivement l'objet unique du seul amour dont Invar était désormais capable.

Toute cette scène n'avait duré que quelques secondes. Enfin, le Seigneur Noir demanda :

« Princesse Invar, consentez-vous à devenir ma femme et la Princesse de la Magie Noire ? »

Invar allait prononcer le mot lorsqu'un appel retentit dans la salle du trône.

« Maître ! Une ambassadrice de Quentin demande à vous parler. »

Alexandre rangea la Larme en étouffant un juron ; le changement n'était pas encore consumé, il faudrait recommencer. Étrange démon que ce Myrkor ; il parvenait toujours à apparaître au moment le plus inopportun. Alexandre s'en prenait presque à penser que... Mais non, c'était impossible ; le pouvoir du Maître des Ténèbres sur ses propres démons était encore beaucoup plus grand que sur les humains, lequel était déjà immense.

« Je vais à sa rencontre. »

Et il laissa derrière lui Invar qui reprenait ses esprits avec horreur, en compagnie du démon Myrkor et d'un humain qui se nommait Liberator of Worlds...

...Et lorsqu'il revint après avoir annoncé à Sméarna que la paix n'était plus possible, il trouva Gathe assommée, et Invar, Myrkor et Ulrich disparus.

The gates of Hell

Musique : Poème symphonique « L'Île des Morts » de Serge Rachmaninov, d'après le tableau de Böcklin.

Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate. [*]

Dante Alighieri, La divine comédie, Inferno (L'Enfer), chant III, vers 9.

L'oiseau franchit la palissade de Tekir, qui le laissa passer comme « un ami », et se posa devant ceux qui l'attendaient.

« Alors ? demanda Gwaïherst impatiemment. Qu'a-t-il dit ? »

Sméarna prit la peine d'abandonner sa forme d'aigle et de redevenir femme avant de répondre à la question posée.

« Il a refusé. »

La Reine des Métamorphoses avait prononcé ces trois mots avec tant de douleur que tous en furent émus.

« Qu'est-il advenu ? » demanda encore Gwaïherst.

« Il m'a d'abord reçu avec bienveillance, m'a assuré qu'il réfléchirait à la possibilité de nous rendre la princesse en échange de notre capitulation. Il était très poli et il m'a quitté en me souhaitant le bon jour. »

« Mais alors... »

« J'ai pris mon envol et, comme vous me l'aviez recommandé, j'ai passé quelque temps à survoler sa forteresse. Il semble que ce soit une réplique exacte de celle qui est à Oluddán, ou même qu'il ait transporté celle-là ici. »

« C'est impossible ! » s'exclama Omer.

« Là n'est pas la question, coupa Gwaïherst. Que vous est-il arrivé, Íldana ? »

Sméarna frissonna.

« Alors que je volais autour du donjon central, il est apparu à la fenêtre... Il semblait déchiré par la rage. Il m'a ordonné de m'approcher... »

Sméarna toussa violemment.

« Je n'ai pu résister ; je me suis posé sur son bras.

« Bel oiseau ! m'a-t-il dit. Je vois que tu es envoyé pour espionner mon domaine. Il t'en coûtera, joli aigle. Mais tu es venu pour apprendre et je vais donc t'apprendre quelque chose. Mon nom. »

Et alors il a rabattu sa capuche et j'ai vu son visage. »

Ardemond parut inquiet.

Sméarna fut aussitôt pressée de questions :

« Qui est-il donc ? Quel est son nom ? Que vous a-t-il fait ? Pourquoi sa colère ? Savez-vous quelque chose d'Invar ? »

Sméarna répondit tristement :

« Je suis désolée. Je sais. Mais je ne peux rien dire. Il a scellé ma bouche. Je ne pourrai rien vous révéler. »

Au milieu du vaste silence qui s'ensuivit, une voix se fit entendre, c'était celle de Karine.

« J'irai chercher de l'aide. » affirma-t-elle fermement.

« De l'aide ? demanda Gwaïherst. Quelle aide ? »

« J'irai demander l'aide d'Ambre le Sage. » décréta la magicienne.

Et là, Karine venait de réussir ce que Gwaïherst avait essayé pendant des années sans succès : étonner Ardemond.

« Tu ira demander l'aide de mon père ? Tu es prête à franchir la Barrière et à pénétrer dans l'autre monde, sachant que nul vivant n'a encore tenté ce voyage ? »

« Si je ne tente pas ma chance, nous le ferons tous, ce voyage. Mais dites-moi simplement, ô Sage parmi les sages, ce que je trouverai de l'autre côté. »

Ardemond émit un petit rire.

« Crois-tu vraiment que je le sache ? Crois-tu vraiment que quiconque puisse te décrire ce pays dont nul voyageur n'est jamais revenu ? »

Après un bref silence, le magicien ajouta, à mi-voix :

« Et pourtant, je vais te le dire. Tu y trouveras ce que ton imagination y verra. »

La robe de la jument était d'un noir luisant ; ses yeux en revanche évoquaient irrésistiblement les flammes : les couleurs du feu se succédaient sans interruption dans ces globes sans pupille.

« Êtes-vous vraiment prête à faire ce voyage, magicienne ? » demanda la jument, qui parlait sans difficulté, avec seulement un léger accent impossible à situer.

« Oui, créature de la Nuit. »

« Vous connaissez les risques que vous encourez ? »

« Oui, créature de la Nuit. »

La mort ou la folie, avait-on averti. Et peut-être la première serait-elle préférable, du reste. Karine essaya de ne pas y penser.

« Fort bien. Montez sur mon dos. »

La créature prit son envol et, pendant que Karine retenait son souffle, traversa les murs de la Ville Blanche et sa carapace d'émeraude, comme s'ils avaient été faits de fumée. Le coursier ébène n'avait pas d'ailes, mais ses pieds semblaient trouver dans l'air un layon invisible qui lui permettait de monter vers le soleil.

Étourdie par cette ascension qui semblait ne jamais devoir prendre fin, et qui laissait la ville de Tekir et la nouvelle forteresse d'Alexandre disparaître au loin derrière à mesure qu'apparaissaient des contrées plus lointaine, étourdie par cette ascension sans fin, Karine perdit connaissance. Elle resta évanouie pendant un temps qu'elle ne put évaluer et lorsqu'elle se réveilla — sans douleur toutefois — elle constata que la jument volait au-dessus d'un océan qui s'étendait à perte de vue.

Il était difficile de juger la vitesse de l'animal en raison du manque complet de repères sur la surface de l'eau. Le vent relatif n'était pas excessif, mais Karine raisonna que les alizés pouvaient fort bien souffler dans leur dos.

« Où sommes-nous ? » demanda la magicienne.

« Nous arrivons. » se contenta de répondre l'animal.

Karine regarda alors autour d'elle avec plus d'attention. La mer était d'un bleu très pur et secouée par des vagues de peu d'importance. La hauteur était également difficile à évaluer, probablement un quart de mille pensa la magicienne. Le ciel était mauve et Karine fut surprise de ne pas y trouver de soleil, seulement quelques cumulus perdus.

Mais son attention fut soudain saisie par l'arrivée d'une chose nouvelle à l'horizon.

« Voici l'île. » annonça la jument.

Karine fut immédiatement hypnotisée par cette vision grandiose. À première vue, il n'y avait là rien de plus qu'un simple îlot volcanique couleur cendre. Mais la magicienne reconnut qu'il y avait quelque chose de profond et de sinistre, quelque chose qui dépassait le visible, derrière ces étranges formations géologiques, ces scories sculptées en formes étranges et effrayantes, comme de larges doigts noirs tendus vers le ciel.

« L'île des morts ! » souffla Karine.

Sans un mot de plus, la jument se posa sur le rivage et s'apprêta à partir.

« Et pour le retour ? » demanda la magicienne.

« Si tu reviens, tu n'auras pas besoin de moi. » répondit la créature, qui prit son envol et disparut au loin.

L'endroit semblait désert. Karine était presque déçue. Elle s'approcha de la base des étranges formations rocheuses et y découvrit un boyau qui s'enfonçait dans le sol. Sans hésitation, la magicienne s'y engagea.

Il ne fallut pas longtemps pour qu'elle débouchât sur ce qu'elle ne doutait pas être le véritable Royaume des Morts.

La magicienne avait pénétré dans un immense labyrinthe souterrain, une succession de grottes aux formes torturées, baroques, infiniment fractales. Les salles sombres et caverneuses aux parois lisses menaient à des couloirs étroits, qui à leur tour conduisaient à de grandes chambres soutenues par des piliers monumentaux que stalactites et stalagmites avaient créés de leur union ; de là, on débouchait sur d'autres passages et d'autres lieux, et ainsi de suite à l'infini. Certaines cavités étaient hautes et étroites, sombres et sinistres, les parois évoquant les tuyaux de basalte des grandes orgues de la mort. D'autres pièces étaient petites et vivement éclairées par une féerie — ou était-ce plutôt une danse macabre ? — de couleurs tourbillonnantes, dont la dominante était le mauve, issues de petits puits dans les parois d'où jaillissait la lumière. D'autres salles encore étaient basses au point que Karine devait s'accroupir pour y pénétrer, et s'étendaient jusqu'à disparaître au loin dans un brouillard incertain, une obscurité inquiétante. Ici, un gouffre descendait dans les entrailles des ténèbres ; là, la magicienne devait marcher sur un chemin étroit, bordé de tous côtés par un néant vertigineux. Parfois, elle croisait un ruisseau de liquide phosphorescent, semblable à l'opale ou à la nacre liquide. Parfois, elle devait s'arrêter devant une mer intérieur, un large bassin d'eau glauque. Par moments, elle s'émerveillait de voir la roche polie au point de devenir miroir et refléter son propre visage étonné. À d'autres, Karine s'arrêta pour admirer une formation géologique particulièrement spectaculaire.

Lorsqu'elle eut erré pendant de bonnes heures dans ce dédale clair-obscur, Karine se rappela qu'elle avait une mission.

Certes. Mais comment trouver Ambre le Sage alors qu'elle n'avait rencontré personne, ni mort ni vif, ni fantôme ni démon ? Que le Royaumes des Enfers soit agréable à visiter et plaisant en toutes choses, passe encore ; mais qu'il soit vide !

Ne sachant trop que faire, Karine se résolut à éprouver ses pouvoirs arcanes. Il lui fallait un guide et elle se décida à en invoquer un.

Elle se concentra alors sur un puits de lumière, dans le sol, plus grand que les autres et émettant une couleur rose pâle, et effectua une de ces opérations dont les mages ont le secret, qui peuvent avoir des effets imprévisibles, parfois tant pour le mage que pour les autres, et qui se nomment couramment lancer un sort. Elle appela un guide à venir à elle. Sa voix traversa les espaces infinis des plans de l'existence, mais elle n'entendit nulle voix lui répondre. Épuisée, elle rouvrit les yeux et regarda au fond du puits comme pour tenter d'en saisir le mystère.

« Vous avez perdu quelque chose ? » fit une petite voix criarde à son côté.

Karine se retourna vivement et aperçut une étrange petite créature qui s'approcha du puits et fit des efforts pour y regarder.

« Non, je ne vois rien. Que cherchez-vous ? »

Trop surprise pour répondre, la magicienne étudia le petit être. Il devait avoir trois pieds de haut ou à peine plus. Ses jambes étaient celles d'une chèvre (ou d'un bouc) et se terminaient en sabot, tandis que son corps était celui d'un homme, complètement nu du reste. Ses oreilles étaient pointues, ses cheveux roux en queue de cheval derrière sa tête et ses yeux noirs pétillaient de malice.

« Qui es-tu ? » finit par demander Karine.

« Je m'appelle Kipraz. Enchanté. Et vous ? Ah oui, Karine de Feuerstern, je sais. On se tutoie ? Très bien. »

La magicienne fut assez irritée d'être ainsi dérangée à un moment très important.

« Que fais-tu là ? »

« Comment ? Tu m'appelles depuis une heure, j'ai la politesse d'attendre que tu aies fini de crier dans les éthers pour te signaler que je suis arrivé depuis longtemps et tout ce que tu trouves à dire est « Que fais-tu là ? ». Et puis quoi encore ? »

Karine bafouilla quelques minutes, puis choisit d'en prendre son parti.

« Tu es le guide chargé de me mener à travers l'enfer ? »

« N'est-ce pas que c'est merveilleusement excitant ? Tu es le premier humain vivant qu'on voit ici depuis... depuis la création du monde je suppose ! C'est génial ! »

Karine soupira. Si elle s'était attendue à quelque chose, ce n'était sûrement pas à ça. Elle se décida tout de même à poser la question qui la tourmentait.

« Dis-moi, Kipraz. Si ceci est le Royaume des Morts, alors... où sont les morts ? »

« Comment ? Tu ne les sens pas ? »

Et c'est seulement à ce moment que la magicienne prit conscience du vent glacé qui régnait dans toute la grotte, ce souffle froid comme le tombeau qui lui pénétrait les os et lui gelait la moelle. Et en écoutant le sifflement de l'air sur les rochers, il sembla à la magicienne qu'elle entendait des voix caverneuses lui parler d'outre-tombe. Elle frissonna.

« Mais comment parler à Ambre le Sage ? » demanda-t-elle à mi-voix.

« C'est une autre affaire, déclara résolument Kipraz. Il faut demander au Duc des Enfers. »

« Gaomel. » murmura la magicienne, et les pierres hurlantes se turent respectueusement pendant que l'on prononçait le nom du maître des lieux.

« Gaomel, Seigneur de la Mort et Duc des Enfers, répéta Karine, sans enthousiasme. Comment le rencontrer ? »

« C'est assez loin, admit Kipraz. Il faut traverser neuf fois la rivière des enfers. »

« Pourquoi croiser neuf fois le même fleuve ? »

« Parce qu'il s'enroule autour de l'Océan Intérieur, sur une île duquel trône Gaomel. Il change de nom à chaque tour, s'appelant successivement Achéron, Léthé, Eunoé, Éridan, Styx, Phlégéthon, Cocyte et Oceanus. »

« Cela ne fait que huit. » objecta Karine.

« Le neuvième cercle est l'Océan Intérieur. C'est amusant, n'est-ce pas ? »

La traversée des neuf cercles fut... un enfer pour Karine qui se sentait de plus en plus mal à l'aise à mesure qu'ils se rapprochaient du centre de l'hadès, que les formes de la roche devenaient de plus en plus étranges, imitant par endroit des têtes de gargouille qui se moquaient de la magicienne de leurs yeux terrifiants. Les plaisanteries de Kipraz n'arrangeaient du reste rien. À chaque rivière rencontrée, il fallait faire appel au passeur, toujours le même nautonier silencieux sur sa barque, mais dont l'expression changeait à chaque fois, se faisant tour à tour pensive, oublieuse, bénigne, ténébreuse, effrayante, cruelle, glacée, lointaine, et qui finalement disparut, car la barque était vide lorsqu'il fallut traverser l'Océan Intérieur. Celui-ci était d'un bleu cristallin et parfaitement limpide, contrastant étrangement avec l'atmosphère sinistre du royaume souterrain. Karine et Kipraz montèrent donc dans l'embarcation, se dirigeant vers le centre de l'enfer.

« Une île sur une mer sous une île sur la mer. » pensa la magicienne en apercevant la demeure de Gaomel.

C'était un temple d'obsidienne, construit dans les règles de l'art classique, si ce n'était sa couleur. Une double rangée de larges colonnes en supportaient le toit. Du rivage, le bâtiment était déjà assez effrayant. Lorsque la barque aborda l'île où poussaient en liberté les glaïeuls, Karine sentit son courage l'abandonner. Mais il fallut bien entrer.

La paroi arrière du temple était une paroi rocheuse naturelle, car le monument était construit contre une sorte de colline sur laquelle il s'appuyait. C'est devant cette paroi que se trouvait le trône du roi des ombres. En s'approchant et en tentant de distinguer les traits de son visage, Karine se demanda à quoi ressemblerait le Duc des Enfers. Et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle constata que le dieu avait pris les traits de l'Empereur Quentin. Elle s'efforça de cacher son trouble en s'agenouillant devant le maître des lieux.

« Un vivant parmi les morts ! tonna Gaomel, dont la voix ne ressemblait aucunement à celle de Quentin II. Tu vas payer cher cette audace ! »

Karine dut rassembler tout ce qu'il lui restait de bravoure pour oser dire :

« Je suis venue vous prier, Seigneur Gaomel, de m'accorder la faveur d'un entretien avec un défunt. »

« Que crois-tu ? Que l'enfer est un salon où l'on peut venir discuter avec les morts ? »

« Je vous en prie, Seigneur ; il en va de l'avenir de l'Univers. »

La voix du Duc des Enfers se fit soudain mielleuse et tentatrice, alors qu'il dit :

« L'avenir de l'Univers ne repose pas sur tes épaules, Karine. Oublie donc tous tes soucis et reste à jamais parmi nous. Maintenant que tu es ici, tu as gagné le droit au repos éternel. »

Gaomel tendit sa main, sertie d'une grosse bague, qui contrairement à celle de Quentin II était violette.

« Embrasse cet anneau et tes préoccupations terrestres s'envoleront à jamais. »

Karine fut sur le point d'obéir lorsque Kipraz derrière elle demanda d'une voix enjouée :

« Au fait, c'est comment, Tekir ? »

La mémoire revint alors d'un coup à la magicienne.

« Je suis désolé, Seigneur, mais un devoir pressant m'appelle ailleurs. Car le repos que vous proposez pourrait être dérangé si je ne réussis pas. »

Gaomel soupira et sa voix changea de nouveau, ressemblant cette fois assez à celle de l'Empereur.

« Tu as passé l'épreuve, Karine. J'accède à ta requête. À qui désires-tu parler ? »

« À Ambre le Sage. »

À entendre ces mots, le Duc des Enfers lui-même parut impressionné.

« Alors tu auras d'autres épreuves à affronter, magicienne, mais pas de ma part. Kipraz te mènera à la Cascade des Fumées. Là tu rencontreras Ambre et Hexar. »

Gaomel congédia alors Karine. Son guide, excité à l'idée de rencontrer le plus grand magicien de tous les temps, la mena, tout guilleret, à travers de nouveaux dédales de grottes, enfouis plus profondément encore que l'Océan Intérieur, suivant un chemin caché. C'est ainsi qu'ils débouchèrent sur ce que Gaomel avait appelé la « Cascade des Fumées ».

La salle à laquelle leur périple les avait menés était grande et brillamment éclairée ; au fond, une fissure sur toute la longueur de la grotte laissait s'échapper continuellement un flot de vapeurs qui disparaissaient par une fente semblable dans le plafond, de sorte que les fumées formaient une sorte de voile ininterrompu, un rideau masquant la paroi éloignée.

« Nous y sommes. » conclut Kipraz, manifestement déçu du manque de spectacle.

Mais il ne le fut pas longtemps, car le spectacle apparut bien vite.

Le voile de fumées était en effet agité de petits mouvements, qui prirent de l'ampleur et finirent par se stabiliser en une nouvelle forme, comme si quelque chose de solide était apparu derrière le rideau et en déformait la surface. Et ce quelque chose avait l'aspect d'un gigantesque visage.

La face monumentale ressemblait à Ardemond, mais n'avait pas le nez particulier du Magicien Blanc, plutôt celui de Gwaïherst.

« Je suis Ambre le Sage ! » tonna la voix.

Il était immédiatement apparent que ce n'était pas de son père qu'Ardemond avait hérité son humour mordant.

« J'ai quitté ce monde, jeune magicienne, annonça d'emblée le Premier des Mages. C'est en vain que tu cherches à obtenir mon aide. »

« Maître ! protesta Karine. Vous nous devez votre aide. Une tempête sans précédent secoue l'Univers. »

Ambre récita doucement :

« J'ai lancé le Soleil sur la Terre Émergée ;
À vous Peuples Vivants je passe ce flambeau :
Toujours cherchez le Vrai et appréciez le Beau ;
Et nul ne détruira l'Œuvre que j'ai forgée.
Que, même si le Mal les douleurs insurgées
Lançait contre Anecdar pour la mettre en lambeaux,
Que nul ne me dérange au fond de mon tombeau,
Et la Terre des maux sera bientôt purgée. »

« Vous voulez dire, pleura Karine, que j'ai parcouru tout ce trajet en vain ? »

« Oui, répondit gravement Ambre. Le salut de Tekir, tu ne dois pas le chercher au ciel ou sous la terre, mais à Tekir. »

« Ah non ! protesta une voix derrière Karine. Ce n'est pas juste. »

C'était Kipraz. La petite créature leva un poing ridicule vers le magicien décédé.

« Je n'apprécie que modérément les défis. » se contenta de répondre Ambre, en fronçant les sourcils de fumée.

« Ne vous fâchez pas, Ambre ! intervint une autre voix. Il a raison, Karine mérite bien de ne pas repartir les mains vides. »

Une nouvelle figure se matérialisa à droite de celle d'Ambre ; Karine connaissait bien le visage d'Hexar, qui était mort quand elle avait vingt-sept ans.

« Je vais te faire un cadeau, Karine, continua le père d'Invar. Je te donne le pouvoir de provoquer la mort d'une créature mortelle de ton choix, quelle qu'elle soit. Fais-en bon usage et tu pourras sauver l'Univers. »

« Mais ce pouvoir aura-t-il de l'effet sur... »

« Sur le détenteur de la Larme ? Peut-être... Peut-être que non... »

« Mais alors... »

« Il n'y a pas de « mais alors », interrompit Ambre sévèrement. Hexar t'a donné un grand pouvoir, c'est à toi de découvrir comment t'en servir. »

Karine s'inclina.

« Oui, maître. » dit-elle humblement.

Elle s'apprêta à repartir quand la voix d'Ambre, chargée d'une très légère teinte de culpabilité, l'arrêta.

« Attends ! »

Karine se retourna.

« J'ai quelque chose de plus à te dire. »

La magicienne demeura impassible.

« Le nom de ton Ennemi. » continua le fondateur de Tekir.

Karine s'efforça de rester calme et de garder un ton détaché.

« J'écoute. »

Cependant, lorsqu'elle entendit Ambre prononcer le véritable nom d'Alexandre, qui s'inscrivit simultanément en lettres de fumée au-dessous du visage du Premier Mage, Karine manqua de s'effondrer sous le choc. Il fallut tout l'entrain de Kipraz pour la ramener, plus morte que vive, au-devant de Gaomel.

« Je désire retourner à Anecdar. » annonça-t-elle, d'une voix éteinte, mais qui commençait déjà à retrouver sa force.

« Fort bien. » répondit le Duc des Enfers ; il fit un geste de la main et une ouverture se dessina dans le mur derrière lui, la porte du monde des vivants.

Karine se retourna alors et fit ses adieux à Kipraz, pour qui elle avait commencé à nourrir une certaine affection.

« J'aimerais t'accompagner, avoua la créature. Il doit être amusant de voir le monde s'écrouler. »

Voyant la grimace de la magicienne, Kipraz s'empressa d'ajouter :

« Toutefois, il doit être encore plus amusant de l'empêcher de s'écrouler. »

Karine lui envoya un clin d'œil, puis s'adressa à Gaomel :

« Adieu, Seigneur ! »

« Adieu ? ricana le Duc des Enfers. À bientôt tout au plus ! Car même pour les Vieux parmi les Sages le temps n'est jamais assez long. Ce n'est que partie remise, magicienne. Nous nous reverrons et, cette fois, tu n'auras pas besoin de guide. »

« Je n'en doute pas, Seigneur. Mais en attendant, je repars parmi les vivants. »

Karine regarda alors la porte et poussa un cri.

La scène qui s'étendait de l'autre côté était une vision d'horreur et de désolation. Un grand soleil rougeâtre, voilé par d'épais nuages noirs éclairait à peine un paysage dévasté. La terre était recouverte d'une épaisse couche de cendres. Et devant une chaîne de montagnes à l'allure sinistre, sur une colline détruite, gisaient éparses les ruines majestueuses d'une antique cité. Ce devait être une belle ville autrefois et bien prospère, car parmi les débris on distinguait clairement les restes de plusieurs tours qui avaient dû se dresser fort haut. Et sur une vieille pierre recouverte de lichens, on pouvait lire ce qui avait été la devise de l'ambitieuse cité : « Artis Ædes Ad Æternam ».

C'est ainsi que Karine comprit : les montagnes étaient les monts du diamant et les ruines étaient celles de Tekir. Dans un mouvement désespéré, Karine passa la tête par la porte pour essayer d'apercevoir si, au milieu de cette apocalypse il restait quelque chose de Stjertén. Mais elle ne vit que quelques troncs d'arbre fossilisés là où aurait dû se trouver Lut-Ezhyrstjér.

La magicienne hurla de désespoir sous les yeux cruels de Gaomel.

« Non ! C'est impossible ! Ce n'est pas Anecdar. »

Le Duc des Enfers répondit simplement :

« C'est son futur. »

Et ce fut la dernière parole que Karine entendit avant de sombrer dans une léthargie profonde.

L'Enfer a deux portes, l'une d'ivoire et l'autre de corne. Et par là Karine sortit à revoir les étoiles.

* * *

« Es-tu sûr de vouloir tenter ce combat, Isaüs ? »

« Ma décision est prise, petite sœur. »

« Tu crois pouvoir réussir là où Astra a échoué ? Tu te crois plus fort qu'elle ? »

« Ce n'est pas cela, Lehyll. Mais le temps a changé. Un vent nouveau souffle ; pour l'instant ce n'est encore qu'une brise, mais bientôt il chassera les nuages. Je vais me laisser porter par ce courant. »

« Puisses-tu dire vrai ! Mes souhaits t'accompagnent, petit frère. »

« Quelle figure de divinité faisons-nous ! soupira Isaüs une fois la déesse partie. Mais pourquoi donc n'y a-t-il pas de dieu de l'espoir ? »

* * *

« Est-ce bien toi qui te nommes Voleur de Feu ? »

L'interpellé se retourna pour voir qui l'avait apostrophé ainsi et reconnut le cadet des deux cousins germains de Quentin II, Marc Sendar.

« Cela dépend de ce que tu lui veux. »

Le jeune noble était manifestement en colère et cette réponse n'était pas de nature à lui rendre son calme.

« Je ne te permets pas de me tutoyer. J'ai appris que tu as giflé mon impérial cousin. »

Vanité des vanités, soupira Voleur de Feu.

« Votre ``impérial cousin'' avait besoin qu'on lui rappelât ses devoirs et je m'en suis chargé. Apparemment, il s'en est vanté puisque vous connaissez l'incident, Votre Altesse. »

« Ton insolence est inadmissible, manant ! Je devrais te faire fouetter. »

« Apparemment, Monseigneur, vous vous trompez d'époque. Nous sommes au quinzième siècle, le saviez-vous ? Votre illustre ancêtre Anatole II a publié certaines lois... »

« Suffit ! Je ne permettrai pas que l'honneur de ma famille soit plus humilié par un... »

« ...par un descendant de celle-ci qui n'a jamais entendu parler d'Anatole ? »

« ...par un vagabond sans toit ni loi... »

« J'imagine que vous seriez capable de citer les trois premiers articles de la Grande Charte. »

« ...de moralité douteuse... »

« L'injure ultime ! »

« ...et qui n'a d'ailleurs pas eu le courage de participer à une bataille où un de ses amis a trouvé la mort. »

Cette fois, Voleur de Feu ne parvint pas à garder son calme. Oubliant que « la violence est le dernier recours de l'incompétence », il sauta sur Marc Sendar sans autre forme de procès et lui envoya son poing sur le nez.

Marc, qui du reste n'attendait que cela, riposta en lui frappant le plexus solaire. Et la bagarre s'engagea.

Voleur de Feu partait désavantagé. D'abord en raison de la différence d'âge — trois ans — entre les combattants, et ensuite parce que le vagabond était torse nu là où Marc Sendar portait une cotte de mailles (cela, car il aimait à jouer au guerrier : son frère Sylvain n'aurait jamais consenti à s'habiller autrement que de riches soieries).

Au moment où De Hel, qui passait par là, sépara les jeunes bagarreurs et les traîna devant Quentin II, Voleur de Feu avait déjà un œil poché et pouvait à peine se tenir debout, tandis que Marc saignait abondamment du nez et de la lèvre et avait évité de peu une fracture du poignet.

Le Premier ministre regarda avec amusement l'Empereur sermonner les garnements.

« Je ne suis pas fier de vous ! »

« Sire, c'est lui... » commença à répondre Marc.

« Je ne veux pas savoir qui a fait quoi ! L'Ennemi assiège Tekir, il ne nous reste que quelques jours, et vous trouvez le moyen de vous bagarrer ! Mais vous êtes du même côté, par les dieux ! »

Voleur de Feu esquissa un sourire, que Quentin ne remarqua pas.

« Mais quel âge avez-vous enfin ? demanda l'Empereur. Oui, seize et dix-neuf, je sais. On ne le croirait pas. »

Quentin émit un gros soupir.

« Bon. Serrez-vous la main et faites-vous vos excuses. »

« Mais, protesta le cousin de l'Empereur, c'est un ma... »

« Un manant ? Dans quelle époque vivez-vous, mon cousin ? Nous sommes au quinzième siècle ! »

Voleur de Feu cligna de l'œil — celui qui restait entier.

« Karine ? »

Silence.

« Karine, m'entends-tu ? » insista la voix.

La magicienne ouvrit un œil.

« Kipraz, c'est toi ? » dit-elle avant de plonger de nouveau dans le noir.

« Que dit-elle ? » demanda une autre voix.

« Je ne sais pas. Elle délire. Karine, réveille-toi je t'en prie. »

Karine fit un effort et regarda autour d'elle. Si c'était une grotte, ses murs étaient étrangement réguliers, lisses et blancs. Il lui sembla connaître les deux personnes penchées sur elle, mais elle se rendormit avant d'avoir pu placer un nom sur leurs visages.

Bien plus tard, elle se réveilla et, cette fois, reconnut qu'elle était dans un lit. Au-dessus d'elle, le plafond délicatement ouvré ne ressemblait en rien aux parois d'une caverne. La pièce où se trouvait la magicienne était confortable et meublée avec goût. Hormis le grand lit où Karine était couchée, la chambre comportait une haute et vénérable armoire de chêne massif et une petite table de nuit sur laquelle était posée une bougie, éteinte en ce moment. De grands rideaux verts à la fenêtre empêchaient la magicienne de voir ce qu'il y avait dehors. Et au moment où son regard se porta sur la porte, celle-ci s'ouvrit pour laisser entrer un homme vénérable, au regard tendre et bon et dont le visage trahissait la présence d'un Elfe parmi ses aïeuls.

« Léo ! Léo de Tekir ! » s'exclama Karine, reconnaissant aussitôt le guérisseur de la Ville Blanche.

« Comment vous sentez-vous, chère enfant ? » demanda le médecin.

Il tira les rideaux et la magicienne put apercevoir les jardins suspendus par la fenêtre, et même, à gauche, l'Egarthkúr.

« Ainsi je suis à Tekir... Mais comment suis-je rentrée ? »

« Rentrée ? Je ne sais pas. C'est Alwin qui vous a trouvée, hier dans la soirée. »

« Hier dans la soirée ? Quel jour sommes-nous ? Et où étais-je ? »

« Vous étiez évanouie dans les caves de l'Egarthkúr. Quant à la date, nous sommes ytritrje le cinq de thalimánta quatorze-cent soixante-douze. »

« Le cinq ? répéta Karine, effectuant un rapide calcul mental. Mais alors il ne reste que deux jours ! »

« Effectivement. » confirma Léo, gravement.

« Je dois parler sur-le-champ à Sa Majesté, à Gwaïherst, à Ardemond, à Kormor et à Voleur de Feu. »

« Vous devriez encore vous reposer un peu... »

« Il y a urgence ! Je sais qui est Alexandre ! »

Moins d'une heure plus tard, malgré les quelques protestations de Léo, Karine avait en face d'elle les hommes qu'elle avait demandé à voir, plus Ruxor. Quatre visages graves regardaient la magicienne (dont un d'un seul œil), impatients d'entendre enfin le nom de l'Ennemi ; Ardemond, lui, savait, mais son regard était inquiet en cet instant de vérité. Quant à Ruxor, qui curieusement n'était plus accompagné de son oiseau, tous se demandaient encore quelle était l'étendue de sa connaissance ; en tout cas, il ne paraissait pas le moins du monde soucieux.

Karine se plut à penser qu'à cet instant, chacun avait sans doute un nom en tête. Quelqu'un connaissait-il le bon ? Peu vraisemblable, raisonna la magicienne. Et pourtant Gathe avait probablement deviné. Et Obéron savait certainement lui aussi ; et pour cause !

« Vous êtes prête à nous livrer un nom ? » demanda Gwaïherst, tendu.

« Je le suis. »

« Alexandre est-il un des nôtres ? »

« Oui. »

« Tu comptes jouer aux énigmes avec nous ? » demanda Kormor, irrité.

« Non, répondit Karine d'un ton parfaitement calme. Non, je ne joue pas aux énigmes. Il y a plusieurs personnes qui ont assez joué aux énigmes pour le moment. Non, je vais vous dire qui est Alexandre. »

Karine laissa passer un tout petit silence et, juste une fraction de seconde avant que quelqu'un fît une remarque, elle reprit, d'une voix encore plus décontractée.

« En fait, je vais vous le dire à l'instant. Celui que nous appelons Alexandre est en vérité l'Elfe Avethas de Stjertén. »

Il n'y eut pas de cris à cette révélation, pas d'exclamation, mais au contraire un silence très, très lourd, qui fut brisé par Voleur de Feu.

« Je dois y aller. »

Sans hésiter, Karine annonça :

« Je te suis. J'ai peut-être le pouvoir de triompher de notre ennemi. »

Heureusement, dans la gravité du moment, personne ne songea à objecter qu'elle devait se reposer.

Cartes sur table

Musique : Quatrième mouvement de la cinquième symphonie de Piotr Ilitch Tchaïkovski.

— Oh ! j'ai très bien compris, fit le petit prince, mais pourquoi parles-tu toujours par énigmes ?
— Je les résous toutes, dit le serpent.
Et ils se turent.

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chapitre XVII

Voleur de Feu marchait d'un pas décidé, une expression indéchiffrable sur son visage. Karine suivait avec bien plus de lassitude.

« Vous n'auriez pas dû les laisser partir ! protesta Gwaïherst en direction d'Ardemond. Ils courent à leur perte. »

« Possible, répliqua Alphonse. Une succession d'accords dissonants tendent enfin à leur résolution. Ce que sera la tonalité finale, il est difficile de le savoir. »

« Guettez le retour de mon oiseau, conseilla Ruxor, d'un ton mystérieux. De son vol dépend l'avenir du monde. »

Et pendant ce temps, Voleur de Feu, incapable de détourner ses pensées du nom qu'il avait entendu de la bouche de Karine, se dirigeait sans hésitation vers la Forteresse Noire qui défiait la Ville Blanche.

* * *

« Issarkhwélgeta ! appela Isaüs. Ceci est ta dernière bataille ! »

« En effet, répondit le démon, car après ta défaite, plus aucun obstacle ne se dressera sur ma route ! »

« Plus aucun obstacle ne se dressera sur ta route, Issarkhwélgeta, car ce ne sera plus celle de la conquête d'Anecdar. »

* * *

Il n'y avait qu'un seul garde devant le sinistre palais, et il était noir et velu.

« Je vous attendais ! prévint Fenrir. Êtes-vous prêts à mourir ? »

Le garçon ne ralentit pas même son pas et Karine horrifiée vit son jeune ami se précipiter droit dans les serres du démon.

« Voleur de Feu ! Il va te tuer ! »

Cela semblait en effet inévitable. Le jeune homme marchait droit vers le serviteur du Mal, comme s'il ne le voyait pas, et il n'y avait pas de doute que le démon pût écraser Voleur de Feu comme il l'eût fait d'une noix.

Karine comprit alors qu'elle n'avait qu'un seul moyen de sauver son ami...

Mais ce moyen scellerait le destin des Terres Émergées.

La mort dans l'âme, Karine se décida à lancer le sort qu'Hexar lui avait donné.

Elle n'eut pas d'hésitation quant à la manière dont il fallait l'invoquer. Les mots se présentèrent d'eux-mêmes à son esprit et elle les prononça sans réfléchir, ne pensant qu'à deux choses : Voleur de Feu mourrait si elle n'agissait pas et les Royaumes mourraient si elle agissait.

Lorsqu'il comprit ce qui arrivait, Fenrir vit que sa perte était consommée. Il détourna son attention du garçon et la porta sur la magicienne.

Le démon vit la lance magique apparaître dans les mains de Karine, il la vit l'envoyer dans sa direction. L'arme toute-puissante siffla en fendant l'air, pendant que Fenrir observait, un sourire malicieux aux lèvres, sa fin approcher.

Le sort d'Hexar s'enfonça profondément dans l'abdomen du démon, qui râla.

« Vous êtes désarmés... Vous êtes vaincus... » conclut Fenrir avant de retourner au néant.

Voleur de Feu jeta à peine un coup d'œil au cadavre puant de la créature et vint se placer devant le portail de la forteresse.

* * *

Isaüs concentra une formidable puissance dans le premier coup, qu'Issarkhwélgeta évita sans difficulté.

« Prends garde, jeune dieu ! Tu t'épuiseras rapidement à attaquer de la sorte ! »

Isaüs se contenta de répondre :

« Qui te dit que je cherchais à t'atteindre ? »

* * *

Une énigme attendait Voleur de Feu sur le seuil.

La herse était baissée. Sur le pilier de gauche, des lettres gravées dans la pierre formaient la question suivante :

« Quel est l'animal qui a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ? »

Karine rejoignit le garçon à ce moment-là. Elle n'était pas de la meilleure humeur possible.

« Mais pourquoi t'es-tu ainsi précipité vers ce démon ? Il n'allait pas se contenter de te saluer au passage, tu sais ! »

Voleur de Feu ne prêta pas la moindre attention à celle qui venait de lui sauver la vie.

« L'homme, répondit-il à voix basse. L'homme qui marche à quatre pattes lorsqu'il est bébé, sur ses deux jambes lorsqu'il est adulte et aidé d'une canne dans sa vieillesse. »

Mais la herse ne s'ouvrit pas. Alors le jeune homme s'approcha du pilier de droite pour y voir une autre énigme :

« Quels sont le frère et la sœur qui se suivent toujours et s'engendrent mutuellement ? »

La magicienne, irritée d'être ainsi ignorée, éleva nettement la voix.

« Je ne sais pas si tu comprends, mon garçon, mais je viens d'utiliser la seule arme dont je disposais qui pût peut-être atteindre Alex... Avethas. Par ta faute, le mince espoir que j'ai ramené de l'abysse est perdu ! »

« Le jour et la nuit. » murmura Voleur de Feu en réponse à l'énigme.

Puis, se décidant enfin à répondre à Karine, il parla d'un ton excédé :

« Tout d'abord, aucune arme, même magique, même donnée à vous par je ne sais quel puissant magicien du fond des enfers, ne pourrait égratigner le détenteur de la Larme du Destin. Ensuite, Avethas est mon maître et je ne vous aurais pas permis de tenter quoi que ce soit contre lui. »

Karine suffoqua.

« Co... comment ? »

« Il me semble avoir été clair. » répliqua le garçon, froidement.

La magicienne changea soudain de ton.

« Ainsi, tu trahis Tekir à ton tour ! Il ne suffisait pas de d'Arnoncour et de Gathe, il faut que tu t'y mettes aussi. Je crois que nous n'avons... »

« Cessez de proférer des sottises ! » coupa Voleur de Feu.

La herse s'était levée.

Le garçon s'engagea résolument dans la cour, qui par chance était déserte.

Après une très courte hésitation, Karine le suivit.

* * *

Le combat entre Isaüs et Issarkhwélgeta prenait des allures de plus en plus comiques. Le démon lançait des sortilèges de plus en plus puissants en direction du dieu, qui se contentait de les éviter — le plus souvent — sans chercher à y répondre.

« Méfie-toi, Midgard ! prévint Isaüs. Tu joues avec des pouvoirs qui te dépassent et qui pourraient se retourner contre toi. »

* * *

Voleur de Feu commença à grimper les marches de l'escalier du donjon central de la forteresse — en haut duquel se trouvait, il n'en doutait pas, la salle du trône.

Karine suivait avec plus de lassitude.

« Je ne sais pas si c'est une excellente idée ! lâcha-t-elle, en un cinglant euphémisme. Nous avons eu la chance de ne rencontrer personne, mais... »

...mais Voleur de Feu continuait obstinément son ascension.

Parvenu au sommet de l'escalier, il s'immobilisa brutalement et Karine manqua de tomber à la renverse.

Une fillette se sept ans, vêtue de noir et porteuse d'une étoile bleue sur la poitrine.

Voleur de Feu comprit aussitôt qu'il était perdu. Il murmura à Karine :

« Pouvez-vous faire quelque chose contre elle ? »

« Rien. Elle est la plus puissante des magiciennes d'Anecdar. »

« Papa m'a prévenu que les responsables de l'enlèvement d'Invar risquaient de venir... » commença Tempête.

« Que dit-elle ? » murmura le garçon.

« Je n'en ai aucune idée. »

« Je dois vous empêcher de passer. » continua la petite fille.

« Écoute ! intervint Voleur de Feu. Écoute, Tempête ! (Est-ce bien ainsi que tu te nommes ?) Nous devons parler à... à ton papa. C'est très important. Nous sommes... des amis. »

Ne prêtant pas la moindre attention à ces paroles, Tempête commença à psalmodier des formules arcanes.

« Que fait-elle ? » demanda le jeune homme.

« Elle jette un sortilège. »

« C'est très long. »

« Cela doit être un sort incroyablement puissant. Nul doute que le sort qui nous attend sera pire que la mort. »

Voleur de Feu ne sembla pas ému.

« Nous devrions peut-être l'interrompre. »

« Tu ne pourras pas t'approcher à cinq pied d'elle. »

« Dans ce cas... »

À ce moment, Tempête termina son incantation. L'éther se déchira violemment, des courants de très grande magie parcoururent l'édifice. Karine commença à hurler de douleur.

Et finalement, l'objet du sort apparut clairement.

Posé sur le sol entre Tempête et Voleur de Feu se trouvait...

Un œuf.

Pendant que Karine se maudissait de s'être si fermement crue objet de terribles souffrances que son imagination les avait produites pour elle, Voleur de Feu partit d'un rire franc. Tempête, pour sa part, sautait de joie autour de l'œuf en s'exclamant :

« J'ai réussi ! J'ai réussi ! »

Et soudain, elle se rappela où elle était.

« Ah oui, vous vouliez voir papa ? Il est derrière cette porte. »

La très jeune magicienne claqua des doigts et la porte de cobalt s'ouvrit, pour découvrir la salle du trône derrière elle.

* * *

Issarkhwélgeta décida d'employer de nouveau la ruse qui avait eu raison d'Astra. Il devint une boule de lumière, d'une clarté si éblouissante que le soleil en perdait son éclat. La radiance de la Larme du Destin, la radiance abandonnée à lui par le Démiurge, vaincrait aisément ce jeune dieu présomptueux.

« Je t'avais prévenu, démon. Tu joues avec le feu. Tu risques fort de te brûler. »

Isaüs se métamorphosa alors.

Le dieu de l'amitié prit la forme d'un objet tout à fait adapté à la circonstance...

Un miroir !

* * *

Avethas était assis sur le Trône du Mal. Il tenait son visage entre ses mains, de façon à ne rien voir.

« Je ne sais pas qui vous êtes, inconnus, annonça-t-il, et je ne veux pas le savoir. Vous m'avez volé Invar, dont je comptais faire ma femme, et vous paierez ce vol de votre vie. Apprêtez-vous à périr. »

Karine allait peut-être dire un mot, mais Voleur de Feu lui fit signe de se taire.

« Et bien, mourez ! » conclut Avethas sur un ton dramatique.

Il se contenta de tendre le petit doigt et aussitôt la magicienne et le jeune homme perdirent le contrôle de leurs bras, qui vinrent malgré eux s'appliquer contre leur cou et commencèrent à les étrangler.

« Adieu, mon maître ! » gémit Voleur de Feu du peu de souffle qu'il lui restait.

* * *

Isaüs se métamorphosa en miroir sphérique concave centré sur le démon, lequel reçut donc en plein fouet les feux qu'il avait lui-même envoyés.

Il hurla de douleur.

En peu de temps, le démon compris que la seule façon pour lui d'échapper à cette torture était de quitter Anecdar, de s'en bannir lui-même.

Et comme il n'était pas téméraire, il n'hésita pas une seconde.

* * *

« Cette voix... » murmura Avethas, soudain angoissé.

Le mot « PHARÈS » apparut sur le mur de la salle. Le Roi Noir n'y prêta aucune attention.

« Voleur de Feu ! » s'exclama-t-il soudain, dégageant son visage de ses mains et courant vers son jeune ami.

« Voleur de Feu ! répéta-t-il. Tu n'es pas mort, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ! Tu ne peux pas être mort ! »

Et il répéta en pleurant :

« Non... Tu ne peux pas être mort... »

Un oiseau apparut à la fenêtre.

« Non ! Je ne suis pas mort ! » répondit Voleur de Feu, ouvrant un œil.

Il sauta au cou d'Avethas et l'embrassa longuement.

Karine se réveilla à ce moment, juste à temps pour voir l'Elfe et le jeune homme s'embrasser et un oiseau entrer dans la pièce pour se poser sur l'épaule de Voleur de Feu.

Cet oiseau, Phénix et Aigle à la fois, c'était l'oiseau de Ruxor qui avait retrouvé ses plumes d'or. Cet oiseau, c'était le dieu Isaüs en personne, le dieu de l'Amitié.

Lorsqu'un long moment d'émotion fut passé, Avethas put enfin parler de nouveau.

« Tiens, dit-il à son jeune ami et sauveur. Voici une babiole dont je n'ai plus besoin et qui a perdu son pouvoir maléfique. Porte-la à Ardemond. Je crois qu'il appréciera le cadeau. »

Cette « babiole », c'était la Larme du Destin.

La vérité retrouvée

Musique : Te Deum de Marc-Antoine Charpentier.

Alles Vergängliche
Ist nur ein Gleichnis;
Das Unzulängliche,
Hier wird's Ereignis;
Das Unbeschreibliche,
Hier ist's getan;
Das Ewigweibliche
Zieht uns hinan. [*]

Johann Wolfgang von Goethe, Faust (le second Faust), derniers vers

Lorsque Voleur de Feu se présenta devant Ardemond, tenant haut et clair la Larme du Destin, le Magicien Blanc ne cacha pas ses larmes.

« J'avais tant craint... ton échec... » admit le vieux sage, bouleversé par l'émotion.

« Cette victoire est votre victoire, Excellence, déclara le jeune homme. Elle a coûté cher à l'Univers, mais elle est bien méritée. »

Gwaïherst ne se priva pas de sourire, ce qu'on ne l'avait pas vu faire depuis longtemps. Il savait cependant qu'il restait encore du chemin à parcourir, que les rivalités entre Elfes, hommes et Nains que la Guerre avait rallumées ne s'éteindraient pas de sitôt.

Quentin II serra la main du héros et, pour la première fois, celui-ci le regarda sans haine. L'Empereur devait encore reconquérir la capitale et panser les plaies des Royaumes, mais maintenant l'avenir était radieux et les nuages n'obscurcissaient plus le soleil. D'autant plus que derrière Voleur de Feu, à côté de Karine, marchait Invar, qui avait été retrouvée, un peu perdue, à proximité de la forteresse noire.

Titania souriait elle aussi. Pourtant, elle savait qu'il demeurait un point important à régler : le sort d'Avethas.

Quant aux espoirs de celui-ci, ils ne faisaient pas grand doute, puisqu'il se présenta peu de temps après à l'entrée de Tekir où il ne pouvait ni n'osait pénétrer, vêtu d'un simple drap blanc et la corde autour du cou.

Le lendemain fut signée, à quelques toises de Tekir, la capitulation officielle des forces noires. Laquelle présentait avant tout une valeur symbolique, permettant de dater la fin de la Guerre de la Larme. Désormais, le six de thalimánta serait chômé, comme le deux d'itharmánta, qui commémorait, outre le solstice, la fin des guerres du treizième siècle.

Il ne suffisait hélas pas qu'Avethas apposât une signature fleurie à la fin d'un document important pour que l'univers fût aussitôt purgé de tous ses maux.

Les défenses de Tekir furent cependant baissées, quoique Gwaïherst eût émis quelques réticences à ce sujet. On confia à Gomorg et Elvire le soin d'utiliser la Larme pour défaire ce qui avait été fait et rendre leur liberté aux soldats humains que la Pierre avait soumis. Quant aux démons, il appartint au Roi-Sorcier, aidé de ses Orques et de ses dragons, d'en purger la surface d'Anecdar, ce qui fut assez facile comme les créatures, ayant perdu leurs chefs, avaient aussi perdu toute union et se battaient autant entre elles que contre leur ennemi.

Dans toute cette confusion, on trouva une petite fille nommée Marguerite qui pleurait et qui réclamait sa maman ; un homme qui disait s'appeler Ulrich ou encore Liberator of Worlds affirma être son frère et prit soin d'elle. On découvrit également un homme dans un tel état qu'il aurait difficilement pu affirmer qu'il était ministre de la Guerre et des Armées. On le présenta à Léo de Tekir, qui affirma que s'il était entouré de beaucoup de soins, il retrouverait sans doute la parole et peut-être même pourrait marcher un jour ; quant à son esprit, il était probablement brisé à jamais. Dans la forteresse on trouva enfin une magicienne qui avait été à une époque membre du Conseil et Maîtresse des Vents.

Quant à Myrkor, le Bon démon, son cadavre reposa bientôt, oublié parmi d'autres, dans un charnier auquel les hommes de Fengan mirent feu. Certains dirent qu'on aperçut, dans l'immense panache de fumée noire, un petit nuage blanc, qui demeura longtemps sur place comme pour contempler ce qu'était devenue la forteresse transportée depuis Oluddán, puis disparut avec un soupir de soulagement presque audible.

De Hel fut chargé par l'Empereur de remettre de l'ordre dans les Royaumes, tâche difficile dans laquelle il trouva l'aide fort utile d'Éléonore Duvernay ; bien des personnages mal intentionnés avaient profité de l'écroulement de l'autorité impériale pour se livrer à divers commerces interdits, ou parfois pour installer leur propre autorité. En employant la magie de façon immodérée pour se transporter dans Anecdar, il fut possible de remettre de l'ordre à Oluddán, la ville où les troubles étaient les plus graves, dès le douze de thalimánta. Toutefois, Anor ne pouvait pas redevenir la capitale avant encore quelque temps et il fut décidé que l'Empereur retournerait y vivre au début de quatorze-cent soixante-treize.

Dans la ville blanche, pendant ce temps, les festivités ne discontinuaient pas. Pas un jour ne passait sans que la population ne descendît dans la rue pour célébrer la fin de la guerre. Gwaïherst fit tirer trois feux d'artifice, dont un était réalisé par Alwin et remporta le plus vif succès. Le grand musicien Tesrinvoj de Tekir composa un hymne de louanges aux dieux, dont le caractère ample et majestueux séduit tout le monde, et qui fut bientôt sur toutes les bouches.

Ardemond voulut retrouver Ruxor pour lui demander de lui lire le début de ce qu'il avait écrit sur l'histoire de la Larme, mais le barde avait disparu.

Au milieu de toute cette euphorie ambiante et aisément compréhensible, des discussions animées secouaient le Conseil, au sujet du sort qui serait réservé à l'Elfe Noir.

Certains (c'est-à-dire surtout Uldira) avançaient qu'il fallait l'exécuter sans autre forme de procès et jeter son corps à la mer pour qu'il ne polluât pas la terre d'Anecdar. D'autres (comme Meltano) préféraient la prison. Gwaïherst et Enda suggéraient de bannir l'Elfe du Centre d'Anecdar, mais Alphonse objecta que ce n'était ni à l'Outre-Mer, ni aux Terres Sauvages, de l'accueillir, et que le Continent Oublié était sans doute un mythe ; quant à l'île de Rieno, sur laquelle Avethas avait proposé d'exiler les membres du Conseil, elle logeait déjà le Phénix, qui n'apprécierait peut-être pas la compagnie. Ardemond soutenait obstinément qu'Avethas n'avait pas à être puni, et que même si c'était le cas, il n'appartenait pas aux mortels de le faire ; pour tout le prestige qu'avait encore acquis le Magicien Blanc, on le tint pour fou et on ignora simplement ces paroles.

L'Empereur Quentin II finit par trancher que l'Elfe serait jugé par un tribunal, dont les juges seraient étrangers au Conseil et aussi éloignés que possible de la guerre qui venait de finir.

« Qui proposez-vous de nommer, Sire ? » demanda Alwin.

« La reine des Terres Sauvages Zeishia III, un Elfe d'Orient, un nomade du Désert Ardent, un habitant d'une des Îles Noires, un natif d'un des petits archipels au sud de Rieno, le Secrétaire de la Justice auprès de Sa Majesté l'Empereur de Mekand, et le Premier Président du Parlement d'Anor, qui était du reste en vacances à Sjamkuna pendant la guerre. »

Alwin lui-même en resta muet.

Faire venir tous les juges ne fut pas chose facile. Tout de même, grâce aux efforts démesurés d'Omer, de Gomorg et d'Elvire, on parvint à les rassembler à Tekir en peu de temps, et le dix-neuf de Thalimánta, le procès s'ouvra.

Voleur de Feu avait insisté pour représenter la défense et Avethas avait accepté, sans doute pour avoir le pire avocat possible (c'était du moins l'opinion d'Alwin). L'accusation aurait pu être confiée à l'Elfe lui-même, il aurait très bien fait l'affaire, mais pour des raisons de droit très techniques cela ne fut pas possible ; à sa place, on désigna Uldira pour représenter le Conseil, Son Altesse Impériale Hélène d'Anor pour la pairie, et Egdmatre, la nièce du roi Egdmor III, pour Mortame.

Les juges avaient été choisis conformément aux instructions de l'Empereur et jamais un assemblage de personnes aussi hétéroclite n'avait été vu dans les Royaumes. Zeishia III était reine des Terres Sauvages, une amazone pur sang, au teint mat et aux muscles saillants ; son sens de l'humour réputé égal à celui d'Alwin pourrait probablement faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre, médita Voleur de Feu. Quindinis, l'Elfe d'Orient, devait peser la moitié du poids de Zeishia ; son regard reflétait une grande méfiance à l'égard des hommes du Continent et même de ses congénères, mais aussi une intelligence raffinée et un tempérament artistique délicat ; il ne serait probablement pas de ceux qui se laissent endormir par de longs discours. Ahmek, habitant nomade du désert de l'Île Chaude, avait le regard endurci par de longues années au soleil et son expression était impénétrable et inflexible ; Voleur de Feu percevait en lui un sens de la Justice sévère et droit. Kisken, qui habitait sur une des îles volcaniques nommées Îles Noires, à proximité de Fengan, était une vieille femme au regard tendre et bon ; mais que penserait-elle à l'audition des faits ? Lenaui, natif d'une petite île tropicale de l'Océan d'Azur, n'avait assurément jamais entendu parler de Tekir jusqu'alors ; son jugement serait celui de l'innocence. Zen-Atang Loa, Conseiller de l'Empereur I-Stekand Mizi, était évidemment de loin celui qui prenait son rôle avec le plus de sérieux ; il n'y avait pas de doute que son jugement serait impartial et qu'il se laisserait peu influencer par les autres juges. Enfin, Veralkeim d'Enthidán, Premier Président du Parlement d'Anor, était un vieillard amène, dont les opinions libérales étaient connues de tous ; mais, se souvint l'avocat de la défense, il connaissait certainement sur le bout des doigts toutes les lois publiées dans les Royaumes depuis l'époque d'Eo. Ce fut du reste lui qui se chargea presque toujours de mener les débats.

Pas de doute à ce sujet : l'Empereur avait parfaitement bien choisi ces hommes.

Lorsque le silence fut devenu parfait, Quentin s'adressa aux juges.

« Vous êtes ici, Messieurs, sur mon ordre, pour vous faire les arbitres d'une affaire exceptionnelle. Je vais vous demander de rendre la justice en votre âme et conscience, selon ce que vous dicte votre cœur et non votre voisin. Les faits sont assez extraordinaires pour ne pas être du ressort d'un tribunal ordinaire, procédures coutumières, ou même des lois des hommes. C'est-à-dire que vous devez juger selon les termes de la plus haute Loi qui est inscrite en chacun d'entre nous ; vous pourrez toutefois vous inspirer des lois que mes prédécesseurs les Empereurs de l'Univers ont laissées derrière eux. Enfin, je vous demande de ne pas chercher à me plaire et à rendre la justice que je veux voir rendue ; ou plutôt, la justice que je veux voir rendue est la Justice. Je suis sûr que vous serez capable de la trouver. Les dieux vous assistent dans cette lourde tâche. »

La séance proprement dite commença par la lecture de l'acte d'accusation, laquelle dura déjà fort longtemps : celui qui l'avait rédigé semblait avoir pris un plaisir indicible à aligner tous les chefs qu'il avait pu trouver ; c'est ainsi qu'Avethas Ezhyrphsias Koortheror de Stjertén, fils de Sagnir et d'Iranella, se voyait accusé, pêle-mêle, de crimes de guerre, de meurtre avec préméditation, d'atteinte à la sûreté des Royaumes, de lèse-majesté, de vol et pillage, d'enlèvement, et de quantité d'autres choses encore. Il était évident qu'on avait voulu laisser ainsi toute la latitude possible au juge quant aux charges qu'ils retiendraient. Voleur de Feu eut envie de demander qu'on ajoutât « de tapage nocturne » à la liste tant il la trouvait ridicule.

Plusieurs témoins à charge furent appelés à la barre. Le Premier ministre Érik De Hel fut interrogé par Hélène d'Anor, qui lui demanda combien la guerre avait coûté, en vies humaines et en or.

« La Commission d'Enquête, dépêchée par le Sénat de l'Empire, estime le nombre de morts causées par la guerre à un million et demi, réparties entre neuf cents mille dans les pertes militaires et six cents mille dans les pertes civiles. Quant aux pertes matérielles, je pense ne pas m'avancer trop en indiquant qu'elles sont comprises entre vingt et trente mille talents d'or. »

Un souffle de stupéfaction passa sur l'audience.

« Pouvez-vous m'indiquer, Excellence, demanda Voleur de Feu lors du contre-interrogatoire, le nombre total de soldats ayant participé à cette guerre ? »

« Pas tout à fait un million, je pense. »

« Et vous prétendez que neuf cents mille d'entre eux sont morts, alors que près de deux cents mille soldats ont été libérés à la dissolution de l'Armée Noire ? »

De Hel sembla amusé. Il allait répondre quand Hélène s'écria avec indignement :

« Excellence ! Nous ne sommes pas ici pour pinailler sur des chiffres ! »

« Qui a commencé à demander le nombre de victimes, je vous le demande ? » répliqua insidieusement Voleur de Feu.

Puis, se tournant vers le témoin, il ajouta :

« Pouvez-vous nous rappeler, Excellence, le total des fonds ordinaires et extraordinaires du Conseil des Sages ? »

« Objection, Excellence ! protesta Uldira. Cette question n'a pas de rapport avec l'affaire en cours de procès. »

« Vu le nombre de chefs d'accusation, rétorqua Voleur de Feu, l'âge de l'Empereur serait une question tout à fait pertinente ! »

« Objection repoussée. » conclut Veralkeim d'Enthidán.

Il était clair que le Président du Parlement voulait entendre la réponse du témoin.

« La fortune totale du Conseil, répondit De Hel, amusé, y compris les biens immobiliers, les terrains autour de Tekir, pourrait atteindre quatre cents mille talents. »

Le Premier ministre avait certainement un peu forcé le trait, même s'il est vrai que les masses de gemmes et de platine dans les caves de l'Egarthkúr n'avaient jamais été estimées à leur véritable valeur. En tout cas, l'impression produite fut considérable.

Hélène fit alors venir à la barre un commandant de l'armée impériale, qui raconta comment ses soldats étaient morts au combat ; ceci n'eut pas l'effet recherché.

« Me permettrait-on de signaler à ce point, demanda Voleur de Feu, qu'il faut être deux pour se livrer une guerre ? »

Cette réplique allait sans doute trop loin et Quentin II s'empourpra. Néanmoins, le jeune homme vit dans le très léger sourire de Zeishia III qu'il avait marqué un point.

Quelques autres témoins mineurs furent appelés à comparaître et on insista longuement sur l'état de d'Arnoncour et l'enlèvement d'Invar. Egdmatre fit également comparaître Kormor, pour l'interroger sur la manière de combattre des soldats d'Oluddán ; elle n'obtint rien de probant de ce côté.

Hélène poussa alors l'audace jusqu'à faire témoigner Voleur de Feu lui-même, qui après tout était un héros.

« Ma question est la suivante, demanda-t-elle : est-il bien vrai que vous avez perdu un ami au combat ? »

« Oui. »

« Merci, ce sera tout. »

« Une seconde ! protesta Voleur de Feu. Comment vais-je procéder à un contre-interrogatoire ? »

« Faites comme il vous plaira. » répondit Veralkeim.

Le garçon se livra alors à un étrange jeu de question-réponses avec lui-même, passant tour à tour de l'un et l'autre côté de la barre.

« Est-il vrai que vous avez accepté de prendre la défense d'Avethas tandis qu'il était en quelque sorte responsable pour la mort de Wolur ? » demanda Voleur de Feu-avocat.

« C'est exact. » répondit Voleur de Feu-témoin.

L'interrogatoire fini, il demanda à Hélène d'Anor ce qu'elle en concluait.

« Que vous souffrez de double personnalité. » répondit-elle avec dédain.

« Qui « vous » ? L'avocat ou le témoin ? »

Cette réponse provoqua l'hilarité dans l'audience et Veralkeim dut menacer de poursuivre les audiences à huis clos afin de retrouver le silence.

Gwaïherst témoigna alors à la demande de la cour et présenta un bref récapitulatif des étapes essentielles de la Guerre de la Larme depuis le milieu de wonísta jusqu'à la fin de thalimánta. Puis se fut au tour d'Ardemond d'être appelé à parler, pendant que la Larme elle-même était exhibée en tant que pièce à conviction.

Quindinis, l'Elfe d'Orient d'entre les juges, demanda alors à poser une question au témoin.

« Je voudrais savoir, Excellence, demanda-t-il, si vous estimez que la Larme du Destin pouvait exercer une influence sur l'accusé à laquelle il lui était impossible de se soustraire. »

Ardemond allait peut-être répondre ; mais Avethas lui-même, qui était jusqu'alors demeuré impassible, comme hypnotisé, se leva et prit la parole.

« Je tiens à répondre à Votre Honneur par la négative. Je n'ai jamais été en quelque façon dominé par la Pierre. J'ai toujours et à tout moment été libre de mes actions, et j'en assume l'entière responsabilité. »

Hélène d'Anor semblait jubiler, et Quentin II considéra sa tante avec curiosité, elle qui d'ordinaire était si digne et noble. Quant à Voleur de Feu, il écouta les paroles de son maître presque religieusement et ne chercha pas par la suite à en atténuer la gravité ou la portée.

Kisken, celle des juges qui était originaire des Îles Noires, demanda à entendre le témoignage des parents de l'accusé, Sagnir Koortheror et Iranella. La mère d'Avethas ne fit pas d'impression particulière ; elle affirma qu'elle ne comprenait pas ce qui avait pu déterminer son fils à agir de la sorte.

Sagnir, en revanche, apporta un témoignage plus intéressant.

« Vous avez du sang humain, n'est-ce pas ? » lui demanda Voleur de Feu.

« Objection !... » lança Egdmatre.

« Objection repoussée, répliqua Veralkeim. Témoin, répondez. »

« Mon grand-père paternel était un homme. »

« Et votre père était un héros ? »

« Mon père a reçu à titre posthume une médaille pour faits d'armes dans la guerre de 1254. »

« Très bien. À présent, je vais vous poser une question un peu particulière, qui va certainement soulever les contestations des parties civiles. Regrettez-vous d'avoir donné naissance à Avethas ? »

Sagnir recula légèrement, de surprise. Uldira resta muette de stupéfaction. Après quelques instants, le père de l'accusé répondit :

« Non. Je ne regrette rien. »

Avethas leva alors le regard vers son géniteur et hocha légèrement la tête. Des murmures remplirent la salle et Veralkeim dut de nouveau menacer de faire évacuer.

On interrogea encore Obéron, à qui Voleur de Feu demanda de confirmer que Sagnir était un guerrier valeureux, ce que le roi des Elfes ne se fit pas prier pour admettre.

Son épouse Titania passa alors à la barre.

« Dans la soirée du quatorze d'itharmánta de cette année, interrogea Voleur de Feu, consécutivement à l'arrivée à Tekir de Son Altesse le Sultan Mizra Abeldertir, vous vous êtes plongée, ainsi que Kormor Silverhammer, Karine de Feuerstern, l'accusé et moi-même, dans un monde d'illusion. Pouvez-vous répéter les propos que vous et lui avez tenus lorsque vous êtes revenue ? »

« Volontiers, répondit Titania. Il a dit : « Hélas ! Mon âme est noire et mauvaise ! Je suis indigne d'être votre sujet, ma Reine ! » Je l'ai regardé et j'ai répondu : « Il n'appartient qu'au dieux, Avethas, de formuler de tels jugements. Même les sages ne peuvent voir toutes les fins. Aucune prophétie n'est inévitable, tant que la Volonté survit. Ne te sens pas condamné par les sombres présages que tu as vus. Quand bien même tu devrais être un instrument des Ténèbres, je suis sûre que tes intentions primitives seront bonnes. » Puis j'ai rajouté : « Ton cœur est pur et sans souillure. L'homme se trompe tant qu'il va de l'avant. Ce n'est pas là qu'est la Faute. » Ce sont les mots que j'ai employés. »

« C'est effectivement le souvenir que j'en garde. Pouvez-vous à présent nous rappeler la signification de l'anneau que vous portez au doigt ? »

« C'est l'anneau d'émeraude, qui symbolise la Volonté. Il a été créé en trois mil trois cent dix-huit avant notre ère, par les artisans de la ville de Val et pour le roi Eo. »

« Je vous remercie. »

« Je ne vois pas, intervint Uldira, quelle est l'importance de cette question dans l'affaire que nous jugeons. À ce propos, j'aimerais savoir si la défense plaide coupable ou non coupable. »

« Coupable ou non coupable ? Mais ni l'un ni l'autre. Je plaide ridicule. Quant à l'importance de la question que j'ai posée à Sa Majesté la Reine des Elfes, je pense que Messieurs les Juges sont capables de l'apprécier par eux-mêmes. »

La cour ordonna ensuite à Kormor de passer à la barre et on passa en revue les différents voyages qu'il avait faits en compagnie d'Avethas, depuis Mortame jusqu'à Othardán, puis Tekir, puis enfin les Monts du Diamant.

« Lorsque vous vous trouvâtes dans la salle secrète du Temple des Yeux, demanda Egdmatre, en compagnie de la magicienne Karine et de l'accusé, qui prit la décision quant à savoir qui irait dans le Plan Astral ? »

« C'est Avethas qui décida lui-même de rapporter la Larme, mais c'est ainsi que nous avions toujours... »

« Merci. » coupa l'avocate.

Zen-Atang Loa fronça les sourcils.

Kormor décrivit alors sa mission diplomatique auprès d'Alexandre.

« Comment fûtes-vous reçus ? demanda Voleur de Feu. Avez-vous reçu tout le confort que vous méritiez et vous vîtes-vous accorder tous les privilèges seyant à votre rang ? »

« Nous n'eûmes rien à redire. » répondit simplement le Nain.

« Lors des rencontres qu'il vous a été donné de faire avec l'accusé, diriez-vous qu'il agissait en tant que brigand et pillard, ou bien qu'il avait un but différent ? »

« Son but avoué était de faire de ce monde un monde meilleur, au moyen de la Larme du Destin. »

« Pouvez-vous nous dire ce qui était écrit au-dessus du trône d'Oluddán ? »

« C'étaient les premiers mots de la Grande Charte des Royaumes. »

« Je ne vois pas, protesta Hélène, le rapport... »

« Je suis navré que vous soyez incapable de comprendre une chose aussi simple. » répondit Voleur de Feu.

« Maître ! coupa Veralkeim. Surveillez vos propos. »

« Mes excuses, Votre Altesse. »

Puis, se tournant de nouveau vers Kormor, il demanda :

« C'est vous qui avez mené les troupes de l'Empire lors de la bataille de Tekir. Avez-vous constaté quelque irrégularité dans la manière de combattre des soldats adverses ? »

« Aucunement. » répondit Kormor.

« Merci. J'en ai fini avec vous. »

Ce fut alors au tour de Karine de témoigner. Pour l'essentiel, elle confirma les informations apportées par Kormor. Elle ajouta toutefois le récit de l'étrange prédiction qui avait été faite à l'Elfe à Othardán et qui plongea l'assistance dans un abîme de perplexité. Concernant la visite des mines, elle n'eut rien de nouveau à apporter. Mais lorsqu'elle en vint à l'ambassade à Oluddán, elle rapporta avec précision le dialogue qui s'était tenu entre elle et le Roi Noir d'alors ; et il apparut clairement que ce n'était pas une bonne chose pour la défense.

« Une autre question, Mademoiselle, termina Voleur de Feu. Est-il vrai que vous avez joué aux échecs avec l'accusé alors qu'il était maître d'Oluddán ? »

« C'est exact, mais pourquoi... »

« C'est tout, Mademoiselle. Je vous remercie. »

Le premier témoin à décharge appelé par Voleur de Feu était un étudiant de l'Université d'Anor, qui expliqua que les troupes noires n'avaient pas envahi cette partie-là de la ville. Un habitant d'Oluddán se présenta alors et admit que les démons n'avaient causé du tort qu'à ceux qui s'étaient attaqués à eux.

« À présent, continua l'avocat d'Avethas, j'appelle Son Altesse Impériale le Duc d'Anor, Premier Maître du Centre d'Anecdar, Sa Majesté l'Empereur de l'Univers, Quentin II. »

Il y avait là assez d'audace à appeler l'Empereur comme témoin à décharge. De nombreux commentaires à voix basse se firent entendre alors que Quentin, surpris lui aussi, se présenta à la barre et prêta serment.

« Ma première question est la suivante : la bataille d'Enordeme aurait-elle, selon vous, eu lieu si vous aviez abandonné la ville aux forces adverses ? »

À cette question, toute la salle éclata en cris divers. C'était là plus que de l'audace : c'était de l'impudence.

« Comment ? » demanda l'Empereur, irrité.

« Je répète ma question : la bataille d'Enordeme est-elle le seul fait de l'accusé, ou d'autres troupes y ont-elles participé ? »

« Non, naturellement, répondit Quentin. Mes troupes étaient présentes elles aussi. »

« Fort bien. À présent, dites-moi : la bataille de Tekir a-t-elle été utile pour la conclusion de la guerre, ou aurait-elle pu être évitée ? »

Les cris reprirent de plus belle. Veralkeim dut attendre longtemps avant de retrouver le silence.

« Nous ne pouvions pas savoir... » commença l'Empereur, assez énervé.

« Répondez à ma question. » coupa Voleur de Feu, sans aucun respect.

« Et bien non, la bataille de Tekir ne s'est pas montrée utile et elle aurait pu être évitée. »

« Je vois... Pouvez-vous à présent nous décrire la prise du Palais Impérial à Anor ? »

Le récit qui s'ensuivit était clairement à la faveur d'Avethas et c'était d'Arnoncour qui apparaissait comme le grand coupable.

Le contre-interrogatoire de l'Empereur par sa propre tante fut mené assez maladroitement et Hélène, qui avait espéré pouvoir mener Quentin à justifier les charges de crimes de guerre qui pesaient sur Avethas, fut déçue.

« Et pour finir, conclut Voleur de Feu, il y a une seule personne ici qui peut encore nous éclairer, qui peut encore apporter des éléments nouveaux à notre enquête. J'ai nommé : l'accusé lui-même, Avethas Ezhyrphsias Koortheror. »

L'Elfe se leva, mais son expression demeura impassible et impénétrable.

« Avethas, commença Voleur de Feu, tâchez de répondre correctement. Étiez-vous militairement vaincu lorsque vous avez capitulé ? »

« Non. »

Nouveaux murmures.

« Alors pourquoi vous être rendu ? »

« Pour sauver... Pour te... Pour vous sauver. »

Le public rentra en ébullition. De nombreuses rumeurs avaient circulé à Tekir sur la manière dont Voleur de Feu avait amené Avethas à capituler, mais toutes étaient très éloignées de la vérité.

« D'autre part, avez-vous dirigé vous-même le mouvement de vos troupes pendant les batailles ? »

Avethas hésita.

« Jamais. J'ai toujours laissé ce soin à... à mes généraux. »

Le juge Lenaui demanda alors pourquoi aucun de ces généraux n'était présent au procès.

« Avec votre permission, intervint Karine, je peux répondre à cette question. Le général en chef était un démon et il est mort... »

La magicienne se retint de justesse de rajouter « ...par ma main ».

« Le général de l'armée nord est un homme. Il est vivant et il attend en ce moment à Stjertén de pouvoir retourner à Oluddán. Mais vous ne pouvez pas l'interroger, car il ne se souvient de rien et il a été lui-même plus qu'un peu surpris d'apprendre qu'il avait commandé une armée. »

Voleur de Feu reprit alors son interrogatoire.

« Pouvez-vous relater ce qui s'est produit dans le Plan Astral lorsque vous êtes parti reporter la Larme ? »

Avethas avala difficilement sa salive.

« Je me suis présenté devant le Créateur. Et en face de lui était ce démon qui ne mérite pas que son nom soit rappelé. Je les ai regardés l'un après l'autre... »

L'Elfe parla alors d'un ton lourd, comme pour accentuer la gravité de son acte :

« Je les ai regardés tous deux... et j'ai librement choisi de suivre la voie du Mal, la voie du démon. J'ai librement choisi de faire mourir Avethas pour que vécût Alexandre. Alors que le Démiurge... »

Un sanglot empêcha Avethas de continuer. Une larme roula sur sa joue.

« Non, coupa Voleur de Feu. Le Démiurge n'a pas pleuré. Cela, il l'avait déjà fait cinq mille ans auparavant. Dites-nous ce que le Créateur a fait en vous voyant. »

Avethas se redressa alors et, d'une voix claire, déclara :

« Il a souri. »

Quelques spectateurs étonnés remarquèrent alors qu'Ardemond se frappa le front et quitta précipitamment, en riant, la salle d'audience.

Après un moment de silence presque religieux, Uldira se leva pour procéder au contre-interrogatoire de l'accusé.

« Étiez-vous bien conscient, lorsque vous envoyiez vos troupes au combat, que leur inexpérience ne pouvait que provoquer la mort du plus grand nombre d'entre les soldats ? »

« J'en étais pleinement conscient. »

« Et vous saviez également que le pouvoir dont vous disposiez les empêchait de refuser ? »

« Je le savais également. »

« Par ailleurs, vous convenez que la Larme du Destin n'avait exercé sur vous aucune influence propre à vous ôter votre capacité à raisonner, à modifier votre discernement, ou à vous endommager l'esprit de quelque manière ? »

« J'en conviens volontiers. »

« En somme, vous admettez être entièrement responsable et coupable de toutes les charges qui pèsent sur vous, sans qu'aucune circonstance... »

Voleur de Feu se leva, furieux.

« Excellence ! Je ne vois pas ce que les aveux... »

Veralkeim fit signe au jeune homme de se rasseoir.

« J'admets tout ce que vous dites, conclut Avethas. Il n'y a que mon avocat qui prétende le contraire. »

Uldira conclut, sur le ton d'un triomphe facile :

« Merci. J'en ai fini avec vous. »

Toute cette partie du procès n'avait duré qu'une journée, avec une petite pause vers onze heures pour le déjeuner. Le second jour d'audience fut réservé aux réquisitoires.

Uldira parla longuement de Lwershjár, l'ancien ennemi du Conseil des Sages. Elle rappela que c'était ce demi-dieu qui avait brisé l'ordre sacré de Val, la Première des Villes. Elle compara ensuite, dans le bon ordre des choses, l'Elfe Avethas au fils de Hemýr. Elle expliqua qu'une exécution — rapide et sans douleur — était nécessaire pour l'avenir d'Anecdar. Elle conclut :

« Je n'ai pour Avethas ni amour ni haine. Je prononce à regret cette fatale vérité : il faut qu'Avethas meure pour que les Royaumes vivent. »

Hélène donna nettement moins d'ampleur cosmique à son discours. En des termes énergiques, elle condamna cette agression à ce qui apportait une paix presque ininterrompue au monde entier depuis quinze siècles : l'Empire d'Anecdar. Pour que cette paix pût durer, il fallait, selon elle, punir tous ceux qui la menaçaient. Elle rappela que c'était là le principe de la justice et que son bras ne devait pas fléchir, ne devait pas se laisser apitoyer, puisque que les crimes les plus odieux avaient été perpétrés. Quelque peu maladroitement, elle conclut :

« Si nous laissons cet affront impuni, dans deux mille ans, tous se poseront la question : comment est-il possible qu'ils aient laissé Avethas en vie ? Comment se peut-il qu'il lui ait été permis de terminer en paix son existence maudite ? »

Egdmatre sut beaucoup plus aisément toucher une corde sensible en évoquant tous ceux qui avaient perdu « un parent, un ami, un amour » dans cette guerre insensée. Elle pleura avec tous ceux dont la vie avait été détruite par cette « mascarade atroce, boucherie sauvage », qui selon elle était « orchestrée par un seul être ». Elle insista de plus sur le fait que cet Avethas était traître envers son pays, ses amis, et surtout son peuple. Toute peine plus douce que la mort serait, conclut-elle, « une insulte à la mémoire de tous ceux qui se sont battus et qui sont tombés pour défendre Anecdar ».

« À présent, Maître Voleur de Feu, reprit Zen-Atang Loa dès qu'Egdmatre eut fini, présentez-nous la thèse de la défense. »

L'avocat d'Avethas commença à parler dans un silence absolu.

« Il y a au fond de nous, au fond de chacun d'entre nous, une part de noirceur, dont nous n'aimons pas entendre parler. Avethas n'échappe pas à la règle. Nous savons bien que la possession d'un pouvoir immense ne peut que dévoiler des aspects de notre personnalité qui d'ordinaire restent enfouis en nous ; les Empereurs d'Anecdar, sauf quelques exceptions heureuses, en sont une preuve manifeste : je pense que le souvenir du règne de Loïc V est encore gravé dans nos mémoires même après sept cents ans. Il est clairement établi qu'Avethas n'est pas devenu « agent du mal » sous la seule influence du démon. Ceci signifie simplement qu'Issarkhwélgeta n'a pas eu à placer dans l'âme de l'accusé ce qui s'y trouvait déjà, chez lui comme chez nous tous, Elfes, hommes et Nains : le mal. Je rappelle la phrase prononcée par Ardemond à l'adresse de Meltano lors du Conseil du quinze d'itharmánta : « Vous sentez-vous de taille à tenter une telle épreuve ? Pouvez-vous à vous seule endosser le poids de cette responsabilité : représenter tout le Bien d'Anecdar afin de faire fléchir la Balance ? Sauriez-vous endurer les attaques renouvelées du Mal pour vous faire tomber dans ses pièges et ne jamais céder ? Arriveriez-vous à soutenir la Clarté du Créateur dont on aurait seulement retiré tout le Bien pour ne laisser qu'un Mal intense ? » Non, elle n'aurait pas pu, comme elle l'a d'ailleurs admis ; nous serions tous tombés dans le chemin qu'a suivi Avethas.

Ceci, naturellement, ne rend pas innocent l'accusé. Je veux simplement mettre en garde les membres de la Cour contre les dangers d'une justice trop claire, trop évidente, la justice du bouc émissaire. Regardons d'abord au fond de nous-mêmes si nous n'avons rien à nous reprocher. Et tout d'abord, souvenons-nous bien du nom de l'objet qui est à l'origine de tout ceci : c'est la Larme du Destin. Pourquoi le Destin a-t-il pleuré ? Sans doute pas parce qu'un Elfe allait causer une guerre au moyen de sa propre larme, ce serait un cercle vicieux. Non, il a pleuré car il a vu que nous tous cédions si facilement à la tentation de faire le mal.

Nous sommes tous des Alexandre d'Oluddán en puissance. Seulement, si c'est Avethas et nul autre qui a été choisi pour tenir ce rôle, choisi par le Démiurge, choisi par Ardemond, c'est qu'avec lui justement le prix à payer serait moindre. Je vous l'accorde, il est bien lourd. Mais du moins Avethas est un Elfe et c'est peut-être pour cela que son but principal n'a pas été de tuer ; cela, nul ne peut le nier : si telle avait été son intention, nous ne serions plus ici pour en discuter.

Je vous en prie, ne vous contentez pas de voir l'aspect dramatique de la guerre que nous venons de vivre. Ne disons pas « guerre » d'ailleurs, mais plutôt « changement d'époque ». Une vision incorrecte des choses serait de penser qu'Avethas menaçait l'Univers et que Karine et peut-être moi-même l'en avons sauvé. Non ! Mon ami s'est rendu sans qu'il y fût contraint ; et il aurait fort bien pu faire tomber Tekir. C'est Avethas et lui seul qui est à louer ; car avec des morts, il nous a aussi apporté un bienfait.

Eh oui ! Il a rendu un service immense à Anecdar : il en a banni un démon qui a été son serviteur. Il a pris une relique noire et l'a purifiée pour en faire un cristal blanc. Il a changé la Larme de Douleur en Larme de Joie ! Pensez, quel avenir radieux s'ouvre à nous maintenant que nous possédons la Pierre et que nous pouvons l'employer à de bonnes fins. Certes, le prix à payer a été lourd, mais aujourd'hui doit être un jour de liesse et non de deuil.

Il est inutile d'en dire plus : ce serait jouer avec les mots, user de procédés oratoires pour déformer la juste opinion que doivent se faire les membres du jury. Je suis sûr que les juges en savent assez pour faire leur travail en leur âme et conscience. »

Choisissant d'ignorer la nouvelle agitation de la foule, Veralkeim se tourna vers l'Elfe et demanda :

« Accusé, avez-vous quelque chose à rajouter pour votre défense ? »

« Pour ma défense, non, répondit Avethas. Mais pour mon accusation, j'ai beaucoup à dire.

Je vous demande une seule chose : la mort. Tous la réclament, sauf mon avocat, mais lui-même serait prêt à donner mille fois sa vie pour moi. Vous n'avez pas le droit ignorer ces millions de voix qui vous crient : « À mort Avethas ! » Et ils ont raison. Seul un miracle pourrait me sauver maintenant et je ne crois pas aux miracles. Si vous ne me condamnez pas, je tâcherai de vous poursuivre, chacun d'entre vous, pour déni de justice. Peut-être les siècles des siècles réhabiliteront-ils ma mémoire, ou du moins tâcheront-t-ils de ne pas la montrer aussi noire. Peut-être dans un autre monde pourrai-je trouver la paix ; mais celui-ci n'est plus pour moi. Gardez espoir en un monde meilleur. La montagne est passée : nous irons mieux. »

Le jury se retira alors pour délibérer. Ce ne fut que tard dans la nuit que les juges sortirent enfin et déclarèrent qu'ils avaient réussi à atteindre l'unanimité.

« Avethas Ezhyrphsias Koortheror de Stjertén, nous avons arrêté notre verdict. Êtes-vous prêt à l'entendre ? »

« Je le suis. »

La foule, qui était encore nombreuse, se tut et écouta avec une attention parfaite la lecture de l'acte faite par Veralkeim d'Enthidán :

« Notre verdict est le suivant :

Il ne ressort en rien des témoignages qu'il nous a été donné d'entendre que l'accusé se soit livré en quelque manière que ce soit à des activités qualifiables de « crimes de guerre » suivant les lois fondamentales, tacites, des Royaumes.

Le crime de lèse-majesté ne peut être prononcé que si la plainte a son origine dans la personne même du souverain ; or il apparaît que ce n'est pas le cas. Par conséquent, l'accusé est déclaré innocent de cette charge.

Il n'y a pas non plus lieu de conclure à l'attentat à la sûreté des Royaumes, étant donné que la sûreté des choses et des personnes était également assurée dans les territoires soumis à la domination de l'accusé que dans ceux encore sous la dépendance de Sa Majesté l'Empereur et étant donné de plus que la ville de Tekir a pris soin d'envoyer des ambassadeurs à Oluddán, ce qui implique qu'il y avait guerre et non complot.

Nous n'avons pas d'éléments à notre disposition permettant de conclure au vol et au pillage.

Quant à la charge d'alliance avec les puissances obscures, nous déclarons qu'il n'est pas de notre compétence de trancher à ce sujet.

Nous tenons donc à souligner qu'il n'y a pas lieu d'imputer à la mémoire d'Avethas. En particulier, toute comparaison abusive avec, par exemple, la personne de Lwershjár, pourrait être traduite en justice pour diffamation.

En revanche, nous reconnaissons l'accusé coupable du crime de traitements cruels, inhumains et dégradants opérés sur la personne du général Eudes d'Arnoncour, entraînant une invalidité permanente et susceptibles de provoquer la mort. De plus, nous déclarons les circonstances aggravantes, pour la raison que le désigné d'Arnoncour s'était présenté au-devant de l'accusé en signe de soumission et avait accepté son autorité. Par conséquent, nous prononçons à l'encontre d'Avethas Koortheror, conformément aux Grandes Lois de Wirabár, adoucies par la Charte de Camille II abolissant l'usage de la torture en matière pénale, la peine de mort.

Le soin de l'exécution de la présente condamnation est laissé aux autorités de l'Empire.

Fait à Tekir,
le 20 de thalimánta 1472,
sous le règne de l'Empereur Quentin II. »

Dans le vaste silence qui s'ensuivit, on n'entendit que deux choses : le bruit de Voleur de Feu qui s'effondrait en sanglots et la voix du condamné qui riait doucement.

Le sang d'un Elfe

Musique : Premier mouvement de la sérénade pour cordes en ut majeur de Piotr Ilitch Tchaïkovski.

— Oui, dit-il ; et il m'avait laissé la vie ; et c'est moi qui l'ai tué ! —

Victor Hugo, Bug-Jargal (dernière phrase)

Avethas ne fut pas maltraité, bien au contraire. Il passa les quelques jours qui lui restaient à aller et venir dans la bibliothèque de Tekir, où il trouva entre autres une copie des mémoires d'Anatole II. Le commandant des gardes de Tekir, le chevalier Cédric, successeur de Wolur, avait confié à trois hommes le soin de garder l'Elfe, c'est-à-dire avant tout d'empêcher une foule furieuse d'avancer la date de son exécution.

L'Elfe pour sa part envisageait sa fin avec sérénité et ne tenta nullement de se soustraire au châtiment qui l'attendait ; lorsque l'adjoint au procureur impérial auprès du gouverneur de Tekir, un bureaucrate insignifiant, lui demanda s'il désirait se pourvoir en cassation auprès du Parlement d'Anor, ou peut-être déposer un recours en grâce devant l'Empereur, Avethas lui retourna un regard si profondément navré que les choses en restèrent là.

Voleur de Feu pour sa part n'avait pas abandonné le combat. Tous les jours il venait rendre visite à celui qu'il s'obstinait à considérer comme son maître et tentait de le convaincre de se laisser sauver, affirmant qu'il pourrait disposer de l'appui d'Ardemond, probablement de Léo ou d'Alwin, de Titania et d'Obéron, et même d'Orb, et que le Conseil saurait si nécessaire protéger Avethas tant qu'il resterait à Tekir. L'Elfe refusait avec une tendre obstination.

« Il faut que tu apprennes à vivre sans moi, jeune homme. »

L'avant-veille du jour prévu pour l'exécution, le garçon vint encore une fois trouver Avethas, le supplier pour la dernière fois.

« Écoute ceci, dit l'Elfe qui n'écoutait pas. C'est très beau :

La comète a jailli de l'océan d'éther,
Un glas de cristal sonne et Anecdar enterre,
Dans l'eau noire un par un s'envolent les dauphins,
Voici de leur échec parue l'amère fin.
Le monde tremblera, d'Anor viendra la perte,
Tekir s'effritera, l'espérance déserte ;
Une force a donné et déjà morte gît,
C'est la toute puissante et profonde magie.
D'autres encor viendront poursuivies par la ruine
Si grande étant la fièvre attrapée dans les mines.
Le destin marquera les fronts blêmes de suie,
Descendra agité le cauchemar des nuits ;
De tous côtés du monde on m'appelle sans cesse,
Les hommes terrifiés, les dieux et les déesses,
L'Empereur apeuré et les sages inquiets,
Qui pourtant hier encor de moi tous se méfiaient.
Ne vous tournez donc pas constamment vers le ciel,
Regardez sur le sol à vos pieds ô mortels,
Car quand je paraîtrai nul ne me connaîtra
Et ce n'est pas d'en haut que le salut viendra.
La jeunesse vaincra ce qui fut mon erreur,
Par un oiseau de feu, du sang de l'Empereur,
Et qui, par la douceur, du mal triomphera,
Car c'est son ennemi qui son bras armera.
Voici ce que répond le Premier des Oracles
À l'être qui désire ouvrir le Tabernacle. »

« Je connais ce poème... » commenta Voleur de Feu, pensif.

« Mais bien sûr que tu le connais. Tu en es le héros. »

« Écoute, mon maître, je dois te dire quelque chose sur moi. Je ne l'ai jamais dit à personne ; il n'y a que Gwaïherst et Ardemond qui sachent. Et... »

Avethas rit doucement.

« Mais je sais, mon petit. J'ai compris depuis longtemps. D'ailleurs, j'ai une faveur à te demander. »

« Je te l'accorde déjà ! » s'exclama Voleur de Feu, fervent.

« Ne parle pas si vite. Je te demande de le trouver et de lui pardonner. »

Le jeune homme hésita.

« Ce que tu me demandes est difficile, mon maître. »

Avethas le regarda droit dans les yeux.

« Combien d'années ont passé ? »

« Six. Bientôt sept. »

Voleur de Feu hésita encore un peu.

« Bien. J'irai le voir. »

Lorsque le garçon fut sorti, l'Elfe se tourna vers Titania, qui était cachée.

« Pensez-vous qu'il tiendra promesse, ma reine ? »

« N'en doute pas, Avethas. La vérité est qu'il l'a toujours aimé. »

Quentin II était en cours d'entretien avec, entre autres, Karine et Kormor, ses cousins et sa tante, ainsi que Gwaïherst, Ardemond et Titania, au sujet de l'usage qui devrait être fait de la Larme, lorsqu'un serviteur entra et informa le souverain que le dénommé Voleur de Feu demandait audience.

« Il se fait annoncer ? s'étonna l'Empereur. Voilà qui est surprenant. Qu'il entre ! »

Le jeune homme hésita en entrant, voyant qu'il ne serait pas en tête-à-tête avec l'Empereur, puis se décida, s'approcha du trône (ou de ce qui servait de trône) et s'agenouilla.

« Relève-toi, héros, et dis-moi ce qui t'amène. »

« Sire, je viens vous demander pardon. »

« Pardon ? »

« J'ai été injuste envers vous, Sire. Je vous ai accusé de tous les maux. Je vous ai rendu responsable de la guerre, de la mort de Wolur et de quantité d'autres chose, pour la seule raison que je gardais une rancœur envers vous qui m'empêchait de voir votre grandeur. »

« Je veux bien te pardonner, Voleur de Feu, mais si d'abord tu m'expliques d'où te vient cette haine que tu me portes. Car j'ai bien compris que ce n'est pas l'Empereur que tu détestes : c'est moi. Est-ce parce que tu as failli être capturé à la sortie d'Othardán ? »

« Non, Sire. C'est au contraire parce que vous m'avez contraint à vivre à Othardán pendant si longtemps. »

« Je ne comprends pas. »

« Voulez-vous écouter mon histoire, Sire ? Elle ne sera pas facile à entendre. »

« Tu as autant besoin de me la dire que moi de l'apprendre. »

Voleur de Feu prit une inspiration.

« Puisqu'il le faut, commença-t-il, je vous raconterai le récit de ma vie. Il n'est pas gai, vous verrez. Ma mère mourut en me mettant au monde : mon père ne me l'a jamais pardonné et refusa toujours de me voir. Je fus confié aux soins d'une nourrice avare qui ne parvint pas à m'aimer. Dès lors, je me tournai vers un seul espoir : mon grand frère, dont on m'avait souvent parlé et que je n'avais jamais vu. Je me persuadai que lui saurait réparer les injustices qui m'étaient faites. À la mort de notre père, je parvins enfin à le rencontrer — je le reconnus immédiatement. Mais il ne me remarqua même pas. Le sang aurait dû parler au sang ! Alors tout s'effondra autour de moi. Je n'y tins plus, il ne me restait plus rien. Je pris la fuite pour Othardán — j'avais dix ans alors — et j'y parvins un peu par miracle, un peu grâce à l'aide de quelques rares amis que je porte encore dans mon cœur. Arrivé dans la Cité des Splendeurs, je pris sans mal la tête d'une petite bande de garnements et je me tournai vers le vol. Othardán abrite le Palais d'Été de l'Empereur Anatole II. Nous décidâmes de nous emparer de l'or qui y était entreposé et de le redistribuer aux nécessiteux de la ville, ce qui était sûrement l'usage qu'Anatole lui-même lui avait destiné. La première partie s'avéra plus facile que la seconde. Notre exploit attira, entre autres, l'attention de mon frère aîné. »

Le jeune homme découvrit alors son épaule. Un tatouage y était profondément marqué, exécuté sans aucun doute par un artiste de talent : de pourpre au soleil d'or, supporté par une licorne d'argent et un lion d'or, et surmonté d'une couronne fermée d'or, avec le cri « Anor thi Den ! » et la devise « Sol lucet omnibus ». Les armoiries d'Anor ! Et au-dessus de ce blason, le vrai nom de Voleur de Feu, Anatole ; et le nom de la famille à laquelle il appartenait.

« Eh oui ! Voici ma honte ! Je suis un Sendar. Et mon frère, c'est toi, Quentin ! »

L'Empereur, pleurant, prit le garçon dans ses bras et l'étreignit longuement.

« J'avais un frère... murmura-t-il. Et notre père m'avait annoncé que la mort de notre mère était consécutive à une longue maladie... »

Puis, se redressant, il demanda :

« Mais pourquoi ne m'avoir rien dit ? »

« Vous auriez pu deviner ; Wolur y est bien parvenu. Et surtout, je ne voulais pas qu'on sût que j'étais l'héritier du trône. »

On remarqua alors qu'Hélène d'Anor et Sylvain Sendar étaient sortis de la salle. Marc, lui, était resté.

« Je m'excuse pour les mots que j'ai prononcés l'autre jour, dit-il en serrant la main de son cousin. Tu m'as appris quelque chose. »

Par un oiseau de feu, du sang de l'Empereur...

The Moving Finger writes; and, having writ,
Moves on: nor all your Piety nor Wit
 Shall lure it back to cancel half a Line,
Nor all your Tears wash out a Word of it. [*]

Edward FitzGerald, Rubáiyát (d'après Omar Khayyám), LXXI (cinquième édition)

Le vingt-sept de thalimánta, un peu après l'aurore, on vint chercher Avethas dans la chambre d'auberge qu'il occupait encore et on lui demanda s'il était prêt à mourir.

« Je vous suis. » répondit-il simplement.

Le lieu prévu pour l'exécution était juste au-delà des limites de Tekir, à quelques toises de la porte sud. Déjà un attroupement considérable attendait l'Elfe.

Sur une estrade tapissée de tissu sombre attendait le bourreau, vêtu de rouge et de noir, et à ses pieds, Avethas observa sans trembler la hache qui devait mettre fin à ses jours.

Anatole Voleur de Feu se précipita vers l'Elfe dès qu'il parut.

« As-tu parlé à... à ton frère ? » demanda Avethas.

« Oui. Et... et il est d'accord pour te faire grâce... si tu l'acceptes. »

L'Elfe poussa un petit rire désabusé.

« Tu sais bien que je ne peux pas accepter. D'ailleurs, que penseraient tous ceux-là si on leur arrachait leur proie des mains ? »

Il désigna la foule, qui avait beau être constituée en grande partie d'habitants de Tekir, elle tenait difficilement en place. Les cris de « À mort l'Elfe ! » ou « Meurs, serviteur des ténèbres ! » étaient entendus de temps en temps. Au milieu de tous ces gens, il y avait entre autres Artéa, qui n'était pas parmi les moins pressés de voir Avethas décapité.

« N'oublie pas que je suis le meurtrier de Wolur, ajouta l'Elfe à l'intention de Voleur de Feu. Et aussi que tu es le Prince d'Othardán maintenant. Il ne convient pas que que tu discutes avec un condamné à mort. »

À ce moment arriva Gwaïherst, suivi de la quasi totalité du Conseil des Sages, à l'exception notable d'Ardemond et de Titania.

Le Président du Conseil monta sur l'échafaud et Avethas le suivit. En passant, ce dernier marcha par distraction sur le pied du bourreau.

« Excusez-moi, Monsieur. » s'empressa-t-il de dire.

Mais le bourreau semblait ne pas avoir remarqué.

« Avez-vous des dernières paroles à prononcer ? » demanda alors le frère d'Ardemond.

L'Elfe fit signe que non. On lui proposa un bandeau qu'il refusa d'un geste. Il plaça sa tête sur le bloc de pierre.

Dans quelques instants, c'en serait fini d'Avethas.

Le public se tut et regarda avec une attention soutenue et une haine implacable. Seules quelques paires d'yeux reflétaient la tristesse, comme celle de Voleur de Feu. Gwaïherst avait une expression indéchiffrable ; le bourreau portait une cagoule. Quant à Avethas lui-même, il était pâle mais serein et son regard était lointain. Jamais il n'avait semblé plus elfique, plus immortel.

Enfin, le bourreau leva son arme et la fit miroiter au soleil. C'était la fin

(*)

The Creator

Musique : Cinquième mouvement de la seconde sérénade de Johannes Brahms.

« Arrêtez ! » ordonna une voix.

C'était une voix claire et autoritaire, à laquelle il n'était pas possible de désobéir. Elle n'avait pas eu besoin de crier, elle avait résonné dans le silence parfait, avec gravité et majesté. C'était une voix qui aurait arrêté l'apocalypse.

Le bourreau reposa sa hache à ses pieds. Pendant ce temps, l'inconnu qui avait parlé se fraya un chemin jusqu'à l'estrade. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, aux cheveux blonds désordonnés, aux yeux bleus et au teint pâle.

Avethas tourna la tête — puisqu'elle lui appartenait encore — vit l'inconnu et sourit le sourire de celui qui comprend soudain la réponse à une énigme ancienne, simple et élégante.

La foule, un instant paralysée, retrouva ses esprits et commença à gronder.

« Cet Elfe aura la vie sauve. » se contenta d'annoncer l'inconnu.

Il n'avança pas la moindre explication. Ignorant les cris des spectateurs, il s'assit sans hésitation sur l'unique chaise des alentours — prévue à l'intention de Gwaïherst. Quant au Président lui-même, il demeura consterné, aussi immobile qu'une statue de sel.

Avethas se releva et imita l'inconnu en s'asseyant sur le bloc qui avait été prévu pour sa propre exécution.

L'attente semblait devoir durer longtemps, mais enfin, on vit apparaître Ardemond, Titania et Quentin II. Chacun montrait bien clair l'anneau qu'il portait.

La foule se tut alors, curieuse de savoir comment le souverain réagirait à cet affront à son autorité.

Mais la consternation atteignit son comble lorsqu'on vit l'Empereur d'Anecdar lui-même, imité par la Reine des Elfes et le Magicien Blanc, tomber aux pieds de l'inconnu.

« Que désires-tu, Seigneur ? » demanda Ardemond.

« Je suis venu rechercher ce qui m'appartient, expliquai-je. Ma Larme. »

À ce moment, Avethas s'exclama :

« Je sais qui tu es ! Tu es Ruxor. Et c'est toi que j'ai vu dans le Plan Astral. Tu es le Démiurge. »

« C'est en effet sous la forme de Ruxor que je suis apparu il y a quelque temps, répondis-je doucement. Et il est vrai que je suis sur le point de finir le récit de la Guerre de la Larme. À présent, nous devrions peut-être rentrer pour discuter. J'ai attendu cinq mille ans pour parler, somme toute... »

Car quand je paraîtrai nul ne me connaîtra...

Arrivé sur le sommet de l'Egarthkúr, je me servis largement de bonbons à la menthe, tout en expliquant que c'était en partie par gourmandise que je m'étais décidé à retourner à Tekir.

« Comment doit-on t'appeler, Seigneur ? » me demanda Gwaïherst.

« Comme il vous plaira. Vous pouvez continuer à utiliser le nom « Ruxor », ou encore « David » si vous préférez. Qu'aviez-vous donc dit à Gérard d'Oluddán, Avethas ? « Je n'ai encore aucun nom et je les aurai bientôt tous. » Voilà. Je n'ai à présent aucun nom et je les ai toujours tous eus. »

Je tirai une paire de dés de ma manche et les lançai sur la table polie : double 1.

« Alors peut-être me diras-tu pourquoi tu m'as sauvé, Ruxor ? » demanda Avethas.

« Car vous êtes destiné à devenir roi des Elfes. » répondis-je en jetant les dés de nouveau (double 2).

Il y eut un cri de surprise universel à cette réponse.

« Quoi ? demandai-je. Vous l'en estimez indigne ? Mais s'il y a quelqu'un ici qui mérite d'être condamné, c'est bien moi, pour avoir créé ceci. »

Je montrai à tous la Larme dans ma main, puis soudain serrai le poing : sous les regards étonnés de tous, la Pierre se dissolut dans l'air. De l'autre main, je tirai un double 3 aux dés.

« Voilà. La Larme du Destin a cessé d'exister. Elle ne vous troublera plus. »

« Mais alors... gémit Artéa. Il n'y a plus d'espoir... »

« De faire revivre Wolur ? complétai-je. Voyez-vous, Mademoiselle, il y a des lois que j'ai instituées et qui ne pourront jamais être violées. »

Je fis rouler les dés, qui marquèrent un double 4.

« Mais son fils vivra ; celui que vous appellerez Luc se montrera digne de son père. »

La jeune fille sursauta, car c'est effectivement le nom qu'elle avait choisi de donner à son enfant si c'était un garçon.

« Gwaïherst ! » appelai-je alors.

« Seigneur ? »

« Vous n'avez pas rempli votre mission. Regardez l'anneau qui est à votre doigt ! Son éclat était bien plus intense lorsque Hexar vous le remit et vous l'avez terni. Car vous n'avez pas compris sa signification. L'orbe de diamant est celui qui devait assurer l'union entre les trois autres. Le rubis, l'émeraude et le saphir ont tous trois accompli leur tâche et œuvré pour la fin de la guerre. Mais vous avez été aveugle devant la vérité et sourd aux sages paroles de votre frère. »

« Pardonne-moi, Seigneur. » murmura Gwaïherst en baissant la tête.

« Ce n'est pas à moi de vous pardonner, mais à votre père Ambre le Sage. Vous présenterez votre démission au Conseil avant la fin de l'année prochaine. Ce n'est pas un ordre, c'est une prédiction. »

Un nouveau coup de dé de ma part dévoila un double 5.

« Vous disiez, Ambroise, que le Conseil avait besoin de sang neuf. Je crois que la nouvelle génération est là, est prête à prendre la relève et qu'une autre encore va arriver. »

Je désignai Voleur de Feu, Kormor, Karine, Artéa et Marc Sendar.

« Encore cent ans Ardemond va vivre. Et ce sera un nouvel âge d'or pour l'Univers, pendant qu'un sang nouveau et frais entrera à Tekir. Ensuite... ah, ensuite... Il reste encore bien des périls qui peuvent menacer Anecdar. »

« Ruxor, me demanda Karine. Que dois-je penser de la vision que j'ai eue en enfer ? »

« Justement. Il est encore temps. Il est encore grand temps, Mademoiselle. »

Et de manière quelque peu incongrue j'ajoutai :

« Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. Je crois que j'ai eu raison de mettre Voleur de Feu sur le chemin d'Avethas. »

Là-dessus, je tirai un double 6. Voleur de Feu, qui avait observé mon petit jeu, demanda :

« Et qu'y a-t-il ensuite ? Plus rien ? »

« On peut toujours aller plus loin. Rappelez-vous bien cela, jeune homme. On peut toujours aller plus loin. »

Et je fis un double 7. Anatole saisit les dés avec stupéfaction et les examina pour tenter de comprendre.

« À présent, je dois vous quitter. Je vais me rendre à Ardán. On y célèbre la venue d'une nouvelle divinité... »

Je regardai intensément Artéa.

« ...Le dieu de l'espoir. Un dieu dont le fils humain va naître dans quatre ou cinq mois. »

* * *
* * * *
* * *

Musique : Ouverture du Songe d'une Nuit d'Été de Felix Mendelssohn-Bartholdy.

Il reste bien peu à raconter.

L'automne de quatorze-cent soixante-douze et l'hiver qui suivit, furent comptés parmi les plus doux que connut jamais Anecdar. Le vingt de thjarmánta, un grand banquet fut donné à Stjertén, réunissant tous ceux qui, de près ou de loin, avaient participé à la guerre, y compris Avethas lui-même.

Le vieux maître de Karine, Naréor le Bleu, voyant son élève revenir à la maison après huit mois d'absence, la complimenta pour son succès.

« Il semble, remarqua-t-il, que tu me devanceras au Conseil, Karine. »

Ce fut de plus l'occasion pour Kormor de revoir les Elfes qui les avaient aidés dans Lut-Ezhyrstjér, la bande d'Agléas, et on remit solennellement au Nain les treize livres dix sols que lui et Karine avaient gagnés en servant — pendant quelques jours — dans l'armée des Elfes. Agléas retrouva également Avethas avec beaucoup d'émotion.

C'est durant ce banquet qu'Ulrich et Marguerite rencontrèrent pour la première fois l'Empereur Quentin II, et le jeune homme eut la satisfaction de voir sa prophétie réalisée : « Un jour, avait-il dit, l'Empereur lui-même me félicitera. » C'était désormais chose faite.

Egdemor et Egdmatre étaient porteurs d'un message du roi Egdmor III : celui-ci présentait ses excuses au Conseil des Sages et retirait sa plainte devant le Parlement d'Anor. Ils furent même pris en flagrant délit de boire à la santé du roi Obéron, qui leur fournissait une bière si délicieuse.

Alors que tous avaient déjà bien bu et bien mangé, des Elfes malicieux apportèrent des cibles et proposèrent un tournoi de tir à l'arc. Cette fois, Quentin II — mais il faut dire qu'il ne s'était pas privé de vin — parvint à peine à atteindre l'objectif, tandis qu'Avethas tira avec une précision toujours aussi parfaite.

« Vous êtes battu, Sire. » fit une voix.

C'était Meizlo, qui apprit à l'Empereur que le Vizir Arsgod avait fui Inzentar et que Mizra et Zea étaient restaurés dans leurs droits. Le sultan comptait en outre modifier la manière dont l'Outre-Mer était gouverné. Quentin II reçut ces nouvelles avec joie.

« J'ai une déclaration à faire. » annonça alors l'Empereur.

On fit un silence relatif, seulement troublé par le fou-rire irrépressible d'un Nain dans le fond.

« Je vais prendre une femme. » continua Quentin II.

Karine sentit son cœur se serrer. Nul n'ignorait l'attirance de l'Empereur pour la Princesse de la Magie, qui pourtant ne lui retournait pas cet amour.

« Karine de Feuerstern, voulez-vous être à moi ? » demanda l'Empereur.

« Ce serait avec joie, Sire. » répondit la magicienne qui osait à peine croire ses oreilles.

Quant à Invar, elle choisit celui qui serait son mari lorsque Gwaïherst se leva et déclara qu'en egarmánta 1473, il céderait l'anneau de diamant à Son Altesse Impériale le Prince Anatole.

Voleur de Feu ne pouvait plus se dire indigne d'elle. Il ferait même l'effort d'essayer de l'aimer.

Pour finir, Quentin annonça qu'il chargeait « la veuve du commandant Wolur » de recréer un ordre de chevalerie semblable à celui qui avait dominé l'Empire il y a si longtemps ; il était temps, déclara l'Empereur, pour que renaquissent ces vertus anciennes qui avaient assis l'ordre antique : simplicité, loyauté, courage, pitié, honneur, justice, dévouement et sagesse.

Tard dans la nuit, alors que tout le monde ou presque s'était endormi, que le dernier quartier de lune commençait à peine à apparaître à l'horizon, Karine enjamba le corps de Kormor qui ronflait bruyamment et s'éloigna un peu pour contempler les étoiles. Directement au zénith était Algol, qui n'avait pas cet éclat affaibli que Voleur de Feu avait vu quand Ariel le lui avait montré, mais au contraire brillait avec une clarté marquée. Mars se couchait à l'horizon occidental. La magicienne rêva à son mariage avec l'Empereur, qui aurait lieu le deux d'itharmánta 1473, à Anor, et dont il naîtrait le grand Empereur Alexandre VII.

Kormor deviendrait Premier ministre des Royaumes à la démission de De Hel, et Avethas roi des Elfes à la mort d'Obéron. Des places au Conseil attendaient également Karine, Kormor, Avethas, Voleur de Feu bien sûr, et même Artéa et Marc Sendar, alors que les vieux membres un par un mourraient, se retireraient ou s'exileraient (comme Gwaïherst).

Karine dans sa rêverie retourna aux étoiles. À l'ouest-nord-ouest, assez haut dans le ciel, se trouvait la Grande Galaxie d'Andromède, et Karine se prit à se demander si un jour les habitants d'Anecdar quitteraient le vieux monde pour s'aventurer là-bas.

Enfin, elle tourna la tête vers le sud-sud-est et vers les Pléiades. Le petit frère était auprès de ses sept sœurs :

Depuis la nuit sans fin du Plan Astral, le Créateur regarde Sa Création.

Épilogue

Musique : Choral de la cinquième symphonie « Réformation » de Felix Mendelssohn-Bartholdy.

En même temps, tout le paradis d'Arnheim éclate à la vue. On entend sourdre une mélodie ravissante ; on est oppressé par une sensation de parfums exquis et étranges [...] — et, surgissant confusément au milieu de tout cela, une masse d'architecture moitié gothique, moitié sarrasine, qui a l'air de se soutenir dans les airs comme par miracle, — faisant étinceler sous la rouge clarté du soleil ses fenêtres encorbellées, ses miradores, ses minarets et ses tourelles, — et semble l'œuvre fantastique des Sylphes, des Fées, des Génies et des Gnomes réunis.

Edgar Allan Poe, traduit par Charles Baudelaire, Le Domaine d'Arnheim, dans Histoires grotesques et sérieuses

Trentième jour du mois d'Itharmánta de l'an de Tekir deux mil trois cent soixante-douze. Le Président du Conseil, vieux et voûté, s'appuie sur la balustrade dominant le lac et jette distraitement du grain à un cygne majestueux.

« Neuf cents ans ont passé, soupire Anatole III. Neuf cents ans ont passé et, de tous les endroits du monde, c'est à Tháli que tout finit. »

Parlant au palmipède, le vieillard ajoute :

« Tháli, et non Sjamkuna, Tháli, République des Eaux, a pris le titre de Cité des Splendeurs à la suite d'Othardán. Car la cité d'Anatole n'est plus qu'une ville fantôme. Dieux ! Qu'est Anecdar devenue ? Anor, la glorieuse Gardienne de la Mer elle-même, est retombée au rang d'Enthidán, et Enordeme, ville de la misère et de l'injustice, a usurpé à son éternelle rivale le titre de Capitale de l'Empire. Mais quel Empire ! Dans des époques reculées que j'ai pourtant connues, l'Empereur régnait encore des Montagnes à la Mer et le Sénat savait publier des lois justes dans un Empire vaste et puissant. Que reste-t-il de tout cela ? Des miettes. Des villes éparpillées dont les chefs ne cessent de comploter afin d'atteindre la Pourpre quelque temps... puis être assassiné. Oluddán, autrefois siège de la Cour Noire d'Alexandre, ne serait plus même digne d'être envahie. Les cités lointaines aussi sont victimes de cette... détérioration progressive de tout ce qu'il y a de grand. Fengan est désertée, Inzentar délabrée et Mekand loge la plus odieuse dictature. Mortame s'isole toujours plus du reste du monde. Quant à Stjertén, le roi des Elfes l'a à jamais soustraite aux yeux des mortels. »

Les yeux d'Anatole III s'embuent de larmes pendant qu'il ajoute, toujours à l'adresse du cygne compatissant :

« Mais ce n'est encore rien. Tekir... »

Sa voix se casse. Il reprend avec difficulté :

« Tekir elle-même n'existe plus. Ou presque. Le Conseil n'est plus que le symbole antique d'une époque dépassée. Que dirait Ardemond s'il était encore en vie ? Que dirait Ambre le Sage s'il savait que sa ville n'est pas éternelle ? »

Le Président du Conseil enfouit son visage dans ses mains. Mais voilà qu'il se redresse soudain : car il entend le cygne lui répondre.

« Il existe une troisième strophe à l'épitaphe d'Ambre le Sage. Et la voici :

Mais lentement le temps Anecdar a changée...
Sur l'Univers s'étend le spectre du Corbeau.
Alors cherchez le Vrai et retrouvez le Beau :
Libérez-vous ! »

Anatole regarde l'oiseau avec stupéfaction, puis soudain part d'un fou-rire irrésistible.

« Ruxor ! » s'exclame-t-il.

« En effet, confirmé-je. Dans les villes que tu as énumérées, Anatole, il y en a une que tu as oubliée. »

Il hésite.

« Ardán, conclus-je. La cité des dieux ! »

À ce moment apparaît dans l'eau du lac le reflet d'un Elfe. Anatole se retourne pour l'embrasser.

Je déclare alors :

« Il t'y accompagne. »

* * *
* * * *
* * *

Le grand chambellan entre avec incertitude dans la salle du trône. Impossible de savoir si l'Empereur est endormi ou s'il ferme les yeux par lassitude. À quarante-et-un ans, Manell VI est déjà un vieillard.

« Sire, annonce le grand chambellan. Sire, le Conseil des Sages de la ville de Tekir a la douleur de faire part à Votre Majesté Impériale et Royale du décès de Son Altesse Avethas Ezhyrphsias Koortheror roi de Stjertén et de Son Excellence le Président du Conseil des Sages, Anatole III Sendar dit Voleur de Feu. »

(*)

Note sur le calendrier

L'année commençait approximativement à l'équinoxe de printemps, premier jour d'alamánta (correspondant donc à peu près à notre 21 mars) et elle comportait douze mois de trente jours chacun : alamánta, bheamánta, wonísta, itharmánta, khunmánta, khurmánta, manamánta, thalimánta, thjarmánta, wolurmánta, galgmánta et egarmánta. Les cinq ou six jours supplémentaires nécessaires pour conclure l'année, appelés hahústas, n'appartenaient à aucun mois. Il semble que ce calendrier ait été utilisé par le Centre d'Anecdar depuis la plus haute antiquité. Le solstice d'été était célébré le deux d'itharmánta (coïncidant avec la victoire de 1301). La Petite Fête de Tekir, d'origine incertaine, le vingt-six d'itharmánta. Il n'existait pas de jour de repos périodique (comme notre dimanche), mais plutôt un grand nombre de fêtes locales ou nationales dispersées sur toute l'année.

Pour des raisons avant tout religieuses, une « semaine » de six jours était utilisée parallèlement, dont les jours portaient les noms miritrje, telitrje, zitrje, poritrje, mematrje et ytritrje, en l'honneur des six éléments (terre, eau, air, feu, lune et soleil). En 1472, les noms des jours n'étaient plus indiqués que sur certains documents administratifs, et encore, pas toujours. C'était surtout au treizième siècle, sous l'influence grandissante des prêtres de Thgor et d'Azan, à la cour d'Érik II, que ce système eut une certaine importance.

Le chiffre de l'année était donné à partir de la fondation de Tekir et d'Anor. Pour de nombreux usages pratiques, on utilisait plutôt le nom de l'Empereur et l'année de son règne (comptée à partir du premier d'alamánta suivant son intronisation ; c'est ainsi que 1472 est l'an VII du règne de Quentin II).

Quelques autres calendriers furent utilisés çà et là sur Anecdar (calendrier lunaire dans les Terres Sauvages où le passage de l'année avait peu d'importance, calendrier luni-solaire dans la Mekand antique, calendrier religieux basé sur les cycles de Vénus et Jupiter dans l'Outre-Mer occidentale avant l'arrivée d'Ishnóne), mais ils eurent peu de succès. Les Nains cependant comptaient les années depuis la fondation de Mortame. Ainsi, l'an 1 de Tekir est l'an 1872 de Mortame, et 1472 s'appelle 3343 pour les Nains. Les Elfes n'avaient pas fait de difficulté pour adopter le système de comptage de l'Empire et ce n'était que très rarement que le décompte depuis la fondation du monde était utilisé (pour lequel 1472 était l'an 4972).

Les Sendars

Les Empereurs d'Anecdar depuis Jules III jusqu'à Quentin II furent (avec, pour chacun, l'année de l'accession au trône) :

Jules III (965)

Jules IV (1027)

Robert II (1093)

Jules V (1132)

Jules VI (1146)

Jules VII (1166)

Alexandre II (1196)

Alexandre III (1197)

Anatole II (1225)

Érik II (1254)

Edgar Premier (1287)

Érik III (1329)

Alexandre IV (1365)

Alexandre V (1413)

Alexandre VI (1443)

Quentin II (1465) (cinquantième Sendar)

La dynastie des Sendars a été fondée lors de l'élection d'Alexandre Premier Sendar, le six d'itharmánta 108, à la mort de Damien II, dernier des Senien (successeur d'Anatole Premier Denérdor, fondateur de l'Empire et descendant d'une longue lignée de rois d'Anecdar).

Concernant les langues d'Anecdar

Toutes les langues parlées dans le Centre d'Anecdar étaient issues d'un tronc philologique commun, la Langue Archaïque, parlée par les Elfes avant la fondation de Val et par les hommes et les Nains jusque vers la fin du quatrième millénaire avant Tekir. La langue dite Ancienne était la langue de Val, donc celle des Elfes jusqu'à leur entrée dans Lut-Ezhyrstjér, mais aussi celle des hommes et Nains à partir de l'exil de Lwershjár (et de la fondation de Wirabár). La langue des Elfes se modifia peu par la suite, tandis que celle des hommes et des Nains connut d'importantes modifications ; lesquelles modifications variaient beaucoup d'une province à l'autre, et il parut nécessaire au sixième siècle de réformer la grammaire : c'est ce que fit Charles II avec l'assistance du linguiste Negleká, publiant les « Éléments d'une Grammaire Réformée des Langues des Royaumes ». Les Nains adoptèrent peu après la même réforme grammaticale, tout en gardant une forme des mots assez différente que celle utilisée par les hommes. La Langue Noire enfin est la langue de Lwershjár, qui fut imposée aux hommes lors du règne de celui-ci sur le Centre d'Anecdar (entre la fondation de Lurdán et celle de Stjertén). Mais dans l'ensemble, toutes les langues des Royaumes se ressemblaient fortement et il n'était pas difficile, par exemple pour un Nain d'apprendre la langue des hommes. Ainsi, la bénédiction traditionnelle des Elfes, « Que les étoiles brillent toujours au-dessus de ta tête !%@end-of-font  », se dira :

Dans la Langue Ancienne : Thjáres vat lúreles héwi núlau kernú.

Dans la Langue des Elfes : Stjéres veth lúreles híwy núlau khirnú.

Dans la Langue des hommes : Tjerer lores sjam khiby na kirme.

Dans la Langue des Nains : Sjarer sjam rures na hebi kherne.

De Viris...

Eo : La légende veut que le roi Eo ait été un des Premiers Elfes, créé avec le monde. Il fut un de ceux qui trouvèrent le dieu Thgor et, avec l'aide de celui-ci, créèrent la Première Ville, Val la Grande, en 3337 avant Tekir. À cette occasion, il fut également couronné roi des Elfes. C'est pour lui que prêtres et magiciens invoquèrent la puissance des dieux et créèrent l'anneau vert (en 3318). En réponse à une telle insolence, le demi-dieu Lwershjár créa l'anneau noir, puis mena la guerre contre Val. En 3011, comme le demi-dieu s'emparait de la Première Ville et fondait la forteresse de Lurdán pour asseoir son autorité sur le Centre d'Anecdar, le roi Eo prit le chemin de l'exil, traversa les Montagnes Grises et s'installa dans les Terres Sauvages, où apparut la ville d'Unidésase. Là, le roi laissa l'essentiel des tâches — légères — du gouvernement aux soins de sa femme, pendant qu'il préparait sa contre-offensive. Quelle était la nature de ces préparations, nul ne peut le dire, mais il est sûr qu'elles durèrent longtemps, puisque ce n'est qu'en 2082 qu'il reprit les armes. Il obtint alors une victoire très rapide, qui culmina par la prise de Lurdán le 27 de manamánta 2081, forçant Lwershjár à s'exiler à son tour vers l'ouest (où il fonda Fengan). Pendant la bataille, l'anneau noir fut saisi et devint l'anneau rouge. Cependant, il fallut déplorer la mort d'Eo lui-même au combat. Certains historiens avancent, en raison de l'âge exceptionnel même pour un Elfe qu'avait atteint le roi Eo (quoiqu'il fut surpassé par son successeur, Inter, dans ce domaine), que ce nom regroupe en réalité deux personnages, le premier étant mort peu après son arrivée à Unidésase.

Ambre le Sage : Celui qui devait devenir le plus grand magicien de tous les temps vit le jour en 221 avant Tekir, dans une bourgade au sud de l'Egarénthi. Et les signes furent grands à sa naissance. Sa mère était prêtresse d'Azan et son père druide du bois sacré (il fut conçu lors d'une cérémonie d'accouplement célébrant les divinités de la nature). Très jeune, il montra une grande habileté à la magie ; dès l'âge de quinze ans, il fit la connaissance de la reine des Elfes, Telya, qui, fascinée par les pouvoirs du jeune homme, le présenta à son mari, Gilkezhyr, qui venait de succéder à Inter. La renommée d'Ambre grandit parmi les Elfes et résonna jusqu'à la Cour d'Enthidán, où elle atteignit les oreilles du roi Mikaël Senien, qui le nomma magicien des rois d'Anecdar. C'est cette position qui permit à Ambre de rencontrer et de se lier d'amitié avec un personnage nouveau venu à la cour, très jeune mais très respecté : le quart de dieu Intéor. Intéor portait l'anneau bleu (que son père Tyon venait de forger), Telya l'anneau vert et Gilkezhyr l'anneau rouge. Ambre conçut rapidement l'idée de créer un quatrième anneau, et les travaux préparatoires à cette création durèrent plus d'un siècle, pendant lequel le magicien voyait régulièrement ses trois amis. Ambre était prêt lorsqu'un descendant de Mikaël, le roi Anatole, se fit couronner Empereur d'Anecdar et prit le nom de Denérdor. Le magicien conseilla alors au souverain de fonder une nouvelle capitale pour mieux asseoir son autorité. Célébrant le trois mille cinq centième anniversaire de la création du monde, deux nouvelles villes virent le jour en même temps : Ambre posa la première pierre de Tekir en même temps qu'il achevait la création de l'Orbe de Diamant et que Denérdor fondait Anor. Réunissant quelques amis, notamment Gilkezhyr, Telya, Intéor et le puissant nécromancien Ersteron, il fonda un Conseil qui devint rapidement le Conseil des Sages et dont le nombre de membres augmenta régulièrement jusqu'à atteindre vingt-quatre, chiffre qui resta définitif. Au début de son existence, le Conseil eut peu d'affaires importantes à traiter, puisque Lwershjár se tenait tranquille, terré à Fengan, depuis la défaite de Kamko, Seigneur de l'Ouest et maître des Oludúlkes que le demi-dieu avait envoyé à la conquête d'Anecdar (au douzième siècle avant Tekir). Les circonstances exactes de la mort d'Ambre, en 938, ne furent jamais complètement élucidées. Son ami Hexar, fils d'Intéor, lui succéda à la présidence du Conseil, cédant l'anneau bleu au dénommé Gaël Ardemond.

Octobre II : Ce n'est qu'à l'âge de quarante-trois ans qu'Octobre accéda à la pourpre (en vérité, son père n'avait pas tout à fait quinze ans de plus que lui), ce qui ne l'empêcha pas de régner un demi-siècle. Dans ces chiffres exceptionnels, il fut cependant surpassé par son propre fils Octobre III, qui atteint presque un siècle d'âge. Octobre II ne connut pas l'immense popularité qu'atteindrait bien plus tard Anatole, et pourtant il l'aurait sans aucun doute méritée. Certes, il ne fut pas un justicier téméraire, mais on peut tout de même lui savoir gré d'avoir dirigé l'Empire avec une intelligence inégalée et d'avoir apporté à ses sujets une prospérité économique considérable. Il se lia d'amitié avec Ambre le Sage et appela fréquemment des membres du Conseil à siéger dans son gouvernement. Il se montra également habile dans ses relations avec les Nains, puisqu'il employa des ingénieurs venus de Mortame (et fort bien payés) à agrandir le Palais Impérial. Il améliora de plus les liens — assez tendus — avec l'Est de l'Outre-Mer, envoyant son propre fils signer à Inzentar le traité de Bonne Entente avec le sultan Izira Abelsira et l'Empereur Neizi-Lang-Hei-Doa Mizi de Mekand. C'est suivant les instructions laissées par Octobre II dans son testament qu'Octobre III fonda l'Université d'Anecdar à Anor : Octobre II s'était éteint en 473 à l'âge respectable de quatre-vingt-quinze ans. Octobre III pour sa part devait être le dernier de la branche dite des « Sendars de l'Ouest ».

Anatole II : Né en 1204 (hahústa), Anatole est monté sur le trône à l'âge de vingt ans à la mort de son père Alexandre III. Il descendait par ailleurs des Senien, d'Anatole Denérdor en particulier, du côté de sa mère. Traumatisé dans son enfance par la rigidité de l'étiquette, il s'attacha à vouloir la modifier. Mais bien vite, il déborda ce programme initial et se lança dans une très vaste œuvre législatrice. En particulier, il est célèbre pour avoir publié la Grande Charte des Royaumes, commencée par Alexandre III. Il tâcha de son mieux de réduire les pouvoirs de l'aristocratie et des prêtres, notamment de Thgor, et d'augmenter ceux du Sénat. Son attitude de justicier, probablement exagérée par la légende, lui attira des ennemis, et malgré le soutien d'Hexar et particulièrement d'Ardemond, qui tentèrent de le prévenir du danger, il mourut assassiné, dans des circonstances passablement mystérieuses, à l'âge de quarante-neuf ans, ce qui lui valut le surnom de « vieil Anatole ». Son fils Érik II était encore jeune et inexpérimenté, et Lwershjár profita de l'occasion pour envoyer ses dragons sur le Centre d'Anecdar. C'est ainsi que commença la grande guerre du treizième siècle, qui devait durer près de cinquante années.

Unités de mesure

Le système d'unités utilisé dans le Centre d'Anecdar est très ancien et n'a subi que des modifications sans conséquences au cours des époques (comme le changement de l'étalon de référence, ce que De Hel par exemple s'employa à faire). L'unité de base des longueurs terrestres est le mille, égal à la six millième partie du périmètre équatorial d'Anecdar, soit l'arc intercepté par une minute d'arc à l'équateur, 1855 de nos mètres. La toise (ou pas) est la millième partie du mille, le pied le sixième de la toise (31 centimètres), le pouce le douzième du pied, et la ligne le huitième du pouce. Un arpent égale la huit centième partie de la lieue carrée. Il est à noter que le mille est utilisé exclusivement pour les longueurs terrestres ; les marins utilisent la brasse, égale à l'arc intercepté par un dizième de seconde d'arc à l'équateur (3 mètres), et ses multiples par mille : la lieue et le chilo.

En ce qui concerne les poids, l'unité de base est le talent, égal à la masse d'un tiers de pied cube d'argent, soit 103 kilogrammes. La livre est la deux centième partie du talent, l'once la douzième partie de la livre (43 grammes) et le grain la huit centième partie de l'once.

Les unités monétaires, très stables, sont basées sur le cours de l'or et du platine, la Banque d'Anecdar s'engageant à échanger 26400 livres contre un talent d'or ou un demi-talent de platine. La mine, ou marc d'or, est la six centième partie du talent d'or (ou la soixantième du talent d'argent), soit 44 livres, et se subdivise en deux pièces de platine (appelées couronnes) ou quatre pièces d'or d'une once chacune. La livre, elle-même une pièce d'argent de 727 grains, se subdivise en vingt sols chacun de douze deniers chacun de quatre sous. En 1472, la fortune personnelle de l'Empereur Quentin II totalisait trois et demi millions de couronnes. La fortune de Tekir était plutôt disponible sous forme de gemmes, en grande partie héritées de Val et donc plus difficile à évaluer.

Conclusion

Il serait incorrect de terminer ce roman sans saluer au passage mes maîtres, mes inspirateurs. Et peut-être en profiter pour dévoiler quelques-unes des recettes de cette alchimie à laquelle je me suis livré, en me transformant en démiurge pour l'occasion.

Celui auquel chacun pensera aussitôt, c'est bien sûr John Ronald Reuel Tolkien, auquel j'ai tenu à rendre honneur dès l'avant-propos. Il est incontestablement le créateur du genre ; ou plutôt, c'est lui qui a donné au Fantastique ses lettres de noblesse. C'est « The Hobbit », et, plus encore que le livre lui-même, l'atmosphère de féerie qu'il rendit populaire, qui sont coupables de m'avoir entraîné dans le monde de la magie et des Elfes, dès ma plus tendre enfance. Quant au monumental « The Lord of the Rings », je n'ai osé en entreprendre la lecture qu'en 1991 ; or ce retard ne m'a rendu l'œuvre que plus grandiose. Car j'en avais entendu parlé bien des années auparavant et dans l'entre-temps j'en avais beaucoup rêvé. Chaque fois qu'une personne qui avait lu l'épopée m'en révélait un détail, le livre grandissait dans mon esprit et se nourrissait de mes songes. Si bien que lorsque enfin je fus forcé par les circonstances à le lire, il y avait deux versions différentes de « The Lord of the Rings » : celle, réelle, que Tolkien avait écrite et celle que mon imagination avait échafaudée, réflexion déformée dans le miroir étrange de ma fantaisie. L'impression que j'eus en lisant le roman est celle qu'on a lorsqu'on n'a jamais vu d'une montagne que son image trouble dans un lac et qu'on lève soudain la tête pour apercevoir la masse granitique dans toute sa splendeur cristalline, majestueuse, si familière et pourtant si différente de ce qu'on en connaissait. L'effet produit sur moi fut très profond et je lus en moins d'une semaine les quelques mille pages écrites par Tolkien.

Tolkien n'est pourtant pas le premier. Car avant « The Lord of the Rings » (autant dans l'histoire de la littérature fantastique que dans ma propre histoire personnelle) il y avait les « Chronicles of Narnia » de Clive Staples Lewis, que mon grand-père avait eu la géniale idée que de me faire découvrir. Et bien avant Lewis, il y a les différents genres littéraires qui donnèrent naissance au Fantastique tel que je l'entends. D'abord, les contes de fées, ceux de Charles Perrault, Marie-Jeanne Leprince de Beaumont, Jakob et Wilhelm Grimm, et même Oscar Wilde qui écrivit ceux qui sont peut-être les plus beaux. Ensuite, le cycle arthurien et ses nombreux avatars, de Geoffrey de Monmouth à Chrétien de Troyes, Thomas Malory et quelques anonymes. Enfin, quelques œuvres isolées, géniales et inclassables : d'une part quatre textes de quatre civilisations bien différentes, aux frontières de l'épopée, du mythe, de la fable et du conte : l'Odyssée, l'Edda, le Mahâbhârata et les Mille et Une Nuits ; d'autre part, trois pièces de théâtre parmi les plus belles jamais écrites : le Faust de Goethe, la Tempête et le Songe d'une Nuit d'Été de Shakespeare, et un poème, la Divine Comédie de Dante. L'auteur de littérature fantastique a un héritage imposant à assumer, grandiose et sublime.

Toutefois, le patronage tout particulier duquel je me réclame est encore plus riche. Car le Fantastique ne représente que le cadre de « La Larme du Destin ». Et l'intrigue elle-même doit pour sa part bien plus à Agatha Christie, et plus encore à Edgar Allan Poe et Isaac Asimov, qu'à Tolkien. Car Gaël Ardemond tient plus d'Hercule Poirot, de Dupin et de Hari Seldon, que de Gandalf. Ardemond, comprenant que la Larme du Destin est trop dangereuse, décide de la purifier, de la purger de son Mal en forçant ce Mal à se révéler et à agir, de contraindre cette force qui perpétuellement veut le Mal à accomplir le Bien ; Ardemond, en somme, non seulement démasque le criminel, mais choisit qui sera le criminel, quelles seront les circonstances du crime et qui sera le rédempteur ; il prévoit la chute de l'Empire et en assure la renaissance en navigant adroitement dans les eaux incertaines du futur.

On peut même dire plus : la magie n'est absolument pas nécessaire à la trame de l'intrigue. Cela peut surprendre — la Larme du Destin elle-même n'est-elle pas par essence un objet magique ? Et bien non. Quel est l'unique usage fait de la Larme par Alexandre ? Elle lui sert à lever une armée de fanatiques prêts à mourir pour lui ; et cela, l'Histoire nous l'a prouvé, peut très bien s'accomplir sans aucune opération arcane. Mais la magie dans ce roman est ce qui distingue un conte de fée d'une leçon de morale : loin de la rendre moins précise, loin de lui faire perdre son efficacité, elle la rend plus facile à absorber. La magie est la clef qui m'ouvre les songes de mes lecteurs.

* * *

Une question difficile reste à résoudre : quelle est l'histoire de « La Larme du Destin » ? Que raconte le roman ? Or il n'est pas facile de répondre à cette question. Mais tout d'abord, il faut préciser que l'objet de la narration n'est pas la Larme du Destin. Celle-ci est à la fois la cause et l'effet de l'histoire, mais elle n'en est pas l'objet. Sans quoi le récit s'interromprait lors de la capitulation d'Alexandre, ou du moins lors de la destruction de la Pierre.

Autre supposition : le roman décrit le Crépuscule de Tekir et la Chute d'Anor, comme le suggèrent les titres des parties, accompagnés des deux poèmes rimant l'un avec l'autre, à la louange des Deux Villes. Mais c'est encore une fois une fausse piste : il s'agit là des circonstances ou des conséquences de l'action et non de l'action elle-même. Plus probable serait ceci : le roman décrit le succès des Trois Anneaux et l'échec de l'Anneau Unique. Voilà qui rappelle étrangement Tolkien. Et pourtant ! L'idée de symboliser les Trois Forces de la Connaissance, de la Volonté et du Pouvoir par les trois teintes primaires, respectivement azur, sinople et gueules, apparaît déjà dans une nouvelle (« Le Livre de Ruxor ») que j'ai écrite en 1987, donc avant que je n'eusse lu « The Lord of the Rings ». Lorsque j'entendis parler des anneaux borroméens (trois cercles entrelacés de façon qu'en en coupant un quelconque on libère les deux autres), j'eus aussitôt l'idée d'en faire le blason de Tekir et par la même occasion de postuler l'existence de trois anneaux de saphir, d'émeraude et de rubis pour symboliser les trois puissances. Il devenait alors naturel de rajouter un quatrième anneau, de diamant, réunissant les Trois Forces. Les Trois Anneaux de Tolkien, au contraire, symbolisent les trois éléments (l'eau, l'air, le feu). Là où je fus plus inspiré par lui, cependant, c'est pour décider qui porterait chacun des trois orbes. L'anneau bleu de la Connaissance est porté par Ardemond (contre Gandalf), l'anneau vert de la Volonté par Titania (j'ai manqué de peu d'écrire Galadriel) et l'anneau rouge du Pouvoir par l'Empereur.

Tout compte fait, je préfère décrire « La Larme du Destin » comme l'histoire de trois personnages. Premièrement, Voleur de Feu, bien sûr, « le héros », qui de plus, comme par hasard, s'avère être le fils d'Alexandre VI. Il est un être béni des dieux ; naturellement, puisque j'annonce sans détour qu'il est mon préféré, et que le destin, c'est moi. Deuxièmement, Avethas, dont la mort conclut le roman à trois reprises — et pourtant, « en fait », il ne meurt pas ! Que le lecteur me pardonne ce tour de passe-passe avec la vie et la mort de mon personnage. L'Elfe est l'anti-héros, le Faust de l'histoire, qui pactise avec les ténèbres et trouvera sa rédemption dans l'intervention personnelle du Créateur. Mais plus encore que Voleur de Feu et Avethas en eux-mêmes, il s'agit ici de la relation entre eux ; de cette fascination quasi-religieuse, de cette dévotion complète, que Voleur de Feu éprouve pour l'Elfe. En autres mots, le dieu Isaüs en personne, mi-aigle, mi-phénix, qui sauve le monde de la destruction en se précipitant lui-même dans les flammes.

Retournement étrange de la situation : cette fois, c'est Prométhée qui est béni des dieux ; cette fois, c'est Prométhée qui sauve ; car Prométhée s'est allié avec l'Aigle.

Il faut imaginer Prométhée heureux.

* * *

L'idée du titre s'est suggérée à moi en 1994 lorsque j'ai entendu le « Schicksalslied » de Brahms. C'est le titre qui a engendré l'histoire est non l'inverse. J'ai écrit le « Prologue au ciel » et le « Prologue sous les eaux » sans avoir encore qu'une très vague idée de ce dont il serait question. C'est seulement alors que s'est imposée à moi la nécessité de véritablement créer le monde d'Anecdar, sa géographie et son histoire, ses langues et ses coutumes ; une tâche ardue, mais qu'il m'a fallu mener presque jusqu'au bout avant de pouvoir avancer dans l'intrigue elle-même. Je n'ai pas résisté à la tentation de semer au gré des vents des petites plaisanteries dans le monde que je construisais ; comme celle de donner à Tekir, Anor, Inzentar et Mekand les mêmes latitudes et longitudes relatives, que notre Londres, Rome, Baghdad et Pékin. Ou de faire prononcer à Ardemond, lors de son arrivée dans la salle du trône d'Alexandre, les derniers mots de Victor Hugo. (D'autres exemples pourraient être cités en abondance, mais ce serait gâcher le petit jeu de piste que je propose de tous les énumérer !) L'Outre-Mer est une provocation toute particulière. La petite parodie des civilisations arabe et chinoise (ou japonaise ?) est sans doute irritante — alors qu'il ne m'aurait pas été trop dur de choisir des noms au moins vraisemblables (ou du reste de retirer cet agaçant trait d'union dans le nom de l'île). Mais je ne cherche pas à reproduire l'orient ; il faut plutôt voir là un clin d'œil à la vision de l'orient par l'occident, apportée par Antoine Galland et Edward FitzGerald. Et du reste la suite « Schéhérazade » de Rimsky-Korsakov a bien peu de rapport avec la musique arabe.

Comment savoir quels passages du roman sont à prendre au sérieux et lesquels sont une parodie ? C'est simple : tous, dans les deux cas. C'est que la différence entre le pastiche et l'œuvre sérieuse n'est pas dans l'intention de l'auteur mais dans l'œil du spectateur. Si le lecteur veut voir dans « la Larme du Destin » une caricature de l'« Heroic Fantasy », il n'a pas tort. Mais il a également raison s'il prend le roman entièrement au premier degré...

La ville de Tekir et celle d'Anor, les deux frères Ardemond et Gwaïherst, sont au moins d'un an plus anciens dans mon esprit, puisque j'avais commencé en 1993 un autre roman, qui n'a jamais été terminé et qui les mettait en jeu. Peu de temps après, je tentai l'épreuve des variations sur un thème, en transposant le tout dans un futur lointain, transformant Tekir en une planète mystérieuse dont l'emplacement était gardé secret. C'est dans ce roman de science-fiction que je créai le personnage de Quentin II ; un empereur jeune et beau, voilà ce qui me changeait des vieillards que j'avais l'habitude de placer dans ce rôle. Dans un autre ordre d'idées, j'imaginai aussi Anatole II. J'avais déjà essayé le prénom Anatole, mais dans un autre contexte ; j'en aime à la fois la sonorité et le sens (« lever du soleil »). Les personnages sont pour moi ce que les couleurs sont au peintre : je m'en crée une petite palette, que je réutilise ensuite fréquemment lorsqu'ils me plaisent. Seulement, j'ai l'honnêteté (un peu inhabituelle, il est vrai) de garder les mêmes noms ; ce qui explique que pour moi, « Quentin II » puisse être aussi bien l'Empereur d'Anecdar que d'un empire qui domine tout l'Univers. La princesse Invar (inspirée, mais très indirectement, et beaucoup transformée, d'une autre princesse, dans un film de science-fiction passablement célèbre) et l'archimage Hexar apparaissent également dans une nouvelle que j'ai publiée sur le réseau Internet. Enfin, la ville d'Othardán m'a été directement inspirée par Saint-Pétersbourg, dont la description dans l'introduction du « Cavalier de Bronze » de Pouchkine m'avait profondément ému, et toute ressemblance entre Anatole II et Pierre le Grand n'est pas purement fortuite.

L'auteur,
David Alexander Madore


Notes en bas de page

[R] Bien, cela te soit permis ! / Éloigne cet esprit de sa source originelle, / Et mène-le, si tu peux l'attraper, / Sur ton chemin vers l'abîme ; / Et honte à toi, si tu dois reconnaître / Qu'un homme bon, dans son aspiration obscure, / Est bien conscient du droit chemin.

[R] Le long des berges animées / Les masses élancées se dressent / Des palais et des tours ; des navires / Arrivés en foule des quatre coins du monde / Se pressent vers les riches quais ;

[R] Nous partirons à l'aube, mes amis ! Pour Tekir !

[R] [Je suis] Une partie de cette force, / Qui perpétuellement veut le Mal et perpétuellement accomplit le Bien.

[R] Anor et l'Empire !

[R] Obéron : Répandez à travers la maison une lumière scintillante / Devant le feu mort et somnolent / Que chaque Elfe et esprit féerique, / Sautille léger comme oiseau d'une ronce ; / Et ce refrain après moi / Chantez et dansez allègrement. / Titania : D'abord, répétez votre chanson par cœur, / Sur chaque mot une note gazouillante : / Main dans la main avec grâce des fées, / Nous chanterons et bénirons cet endroit.

[R] Moi aussi, j'ai vécu en Arcadie.

[R] Le tunnel est long et dangereux, et le futur incertain ; mais devant toi, une lueur dans l'obscurité marque ton seul chemin. Bientôt, les feux de la Connaissance t'apparaîtront comme un phare lumineux pour guider ta voie vers le Vrai et le Beau.

[R] Hélas, hélas ; tout devient évident. / Ô lumière, puissé-je te voir maintenant pour la dernière fois,

[R] Noir ami de la lumière.

[R] Explore l'intérieur de la terre, en distillant, tu trouveras la Pierre de l'Œuvre

[R] Adieu le coursier hennissant et la trompette criarde, / Le tambour entraînant, le fifre strident, / L'étendard royal, et toute la qualité, / Fierté, pompe et apparat de la glorieuse guerre !

[R] Adieu, Avethas mon ami ! Tu nous a quitté, les dieux t'ont rappelé auprès d'eux, mais les Elfes se souviendront de toi. Ta vie nous éclairera la route.

[R] Traité des dragons

[R] Le prince des ténèbres est un gentilhomme ;

[R] Je choisis mes amis pour leur beauté, mes connaissances pour leur caractère et mes ennemis pour leur intelligence. On ne saurait être trop prudent dans le choix de ses ennemis. [... Quant aux frères,] Je n'ai que faire des frères.

[R] Silverhammer frappe

[R] D'argent et de cuivre

[R] Il y a plus de choses dans le ciel et sur terre, Horatio, / Qu'il n'en est rêvé dans votre philosophie.

[R] Laissez toute espérance, vous qui entrez.

[R] Tout ce qui est périssable / N'est qu'un symbole ; / L'incomplet / Trouve ici son achèvement ; / L'indescriptible / Ici devient acte ; / L'éternel féminin / Nous attire vers le haut.

[R] Le Doigt qui avance écrit ; et, ayant écrit, / Avance : ni toute ta piété ni esprit / Ne le persuadera d'effacer une demi-ligne, / Ni toutes tes larmes n'en effaceront un mot.


David Madore