David Madore's WebLog: Je passe plusieurs jours à paramétrer une surface cubique

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(vendredi)

Je passe plusieurs jours à paramétrer une surface cubique

Un des paradoxes de la manière dont je gère (mal !) mon temps est que quand je n'ai pas de choses importantes et urgentes qui m'occupent de façon pressante, toutes sortes de petites choses moins importantes ou moins urgentes que j'ai laissé de côté pendant d'autres périodes percolent alors à la surface, et j'ai l'impression d'être presque plus débordé. D'autant plus que le temps que prennent ces choses n'est pas forcément évident à évaluer. Ainsi l'exemple d'un calcul que j'ai commencé de façon très accessoire suite à une question d'un collègue, que je pensais pouvoir traiter assez rapidement, et qui m'a finalement obsédé pendant à peu près dix jours, à m'énerver de ne pas arriver à faire ce que je voulais et de croire N fois avoir trouvé le bon bout pour tomber en fait dans un cul-de-sac, au point que j'en ai perdu le sommeil pendant une nuit.

D'autant plus que ce n'était pas tellement le résultat du calcul qui m'intéressait, et dont je suis totalement certain qu'il est connu depuis Klein, Cayley, Clebsch ou, au pire, Segre, et qu'il figure dans quantité de livres ou d'articles, mais d'y arriver moi-même, et de façon systématique, sans essayer de « deviner » le résultat (qui, a posteriori, était éminemment devinable), bref, de vérifier que je savais mener ce calcul à bien. Apparemment, la réponse est : oui, j'y arrive, mais très difficilement (et je ne suis pas certain d'avoir été complètement systématique, au final).

Mais je crois qu'il est important pour un mathématicien, en tout cas pour un géomètre algébriste, d'essayer de faire des calculs parfois. Même, ou plutôt surtout, en utilisant un ordinateur : comme l'a écrit Knuth, Science is knowledge which we understand so well that we can teach it to a computer, et l'intérêt d'essayer d'expliquer quelque chose à un ordinateur est de vérifier qu'on le comprend soi-même bien (à défaut d'ordinateur, un étudiant neuneu peut être utile, ou un post de blog 😉). Donc, vérifier qu'on sait passer d'une incantation magique comme une surface cubique est, géométriquement, l'éclaté du plan projectif en six points en position générale (et ces 6 points, les 15 droites passant par deux d'entre eux, et les 6 coniques par cinq d'entre eux, forment les 6+15+6 = 27 droites de la surface cubique) à une suite de calculs qui donnent le paramétrage d'une surface donnée, c'est vérifier qu'on a compris l'incantation.

Bon, j'avoue, je dis ça pour essayer de me convaincre que mon calcul était difficile, or il ne l'était pas, ou du moins, il n'aurait pas dû l'être vu que j'ai passé trois quatre cinq ans à faire une thèse sur les (hyper)surfaces cubiques et que j'en ai même fait un DVD.

Bref.

Le but, si on veut, est de décrire (paramétrer) toutes les solutions rationnelles de l'équation z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1, autrement dit, toutes les façons d'écrire 1 comme somme des cubes de trois rationnels (en fait, ce serait plutôt −1, mais ça n'a pas d'importance, il suffit de changer les signes). Pour donner un peu de contexte sur ces sortes d'équations diophantiennes, il faut que j'explique ce qui se passe pour les problèmes analogues s'agissant de la somme de deux carrés, de trois carrés, et de deux cubes.

[Figure géométrique] Je devrais donc commencer par parler des solutions rationnelles de l'équation z₁² + z₂² = 1 (les points rationnels sur le cercle unité si on considère que z₁ représente l'abscisse et z₂ l'ordonnée) et de leur paramétrage. Les solutions rationnelles de z₁² + z₂² = 1 sont données par z₁ = (1−t²)/(1+t²) et z₂ = 2t/(1+t²) pour t parcourant les rationnels (on obtient exactement toutes les solutions comme ça si on convient en outre que t=∞ donne (z₁,z₂)=(−1,0) ; la réciproque est donnée par t = z₂/(1+z₁) = (1−z₁)/z₂). Ces formules peuvent se relier aux formules donnant le cosinus et le sinus d'un angle θ en fonction de la tangente de l'angle moitié (attention !, je ne prétends pas que l'angle θ lui-même soit rationnel, ni même que sa valeur ait un intérêt quelconque dans le problème). La figure ci-contre (si votre navigateur vous la montre et que vous arrivez à la déchiffrer) est censée illustrer ce paramétrage, figure sur laquelle j'ai pris t=1/3, qui donne la solution z₁=4/5 et z₂=3/5 (on a (4/5)² + (3/5)² = 1, c'est-à-dire que le point (4/5,3/5) est sur le cercle unité, ou, si on préfère chasser les dénominateurs, 4² + 3² = 5²). Ces formules (le « paramétrage rationnel d'une conique par une droite de pente variable par un de ses points ») sont une sorte de pons asinorum de la géométrie arithmétique, et avec un tout petit peu de mauvaise foi on peut les attribuer à Pythagore ou à Euclide (dans la recherche des « triplets pythagoriciens », c'est-à-dire des solutions entières de l'équation Z₁² + Z₂² = Z₀² : le fait que le 4² + 3² = 5², c'est-à-dire que le triangle de côtés entiers 4,3,5 est rectangle, est connu depuis très longtemps, et la recherche de solutions analogues intéressait les mathématiciens dès l'antiquité). Il est donc assez naturel de se demander ce qui se passe si on change un petit peu l'équation.

La même technique que ci-dessus marche mutatis mutandis si on cherche les solutions rationnelles de z₁² + z₂² + z₃² = 1 (les points rationnels sur la sphère unité) ou même pour n'importe quel nombre de variables : on s'inspirera de la projection stéréographique de la sphère pour arriver à quelque chose comme z₁ = (1−v²−w²)/(1+v²+w²) avec z₂ = 2v/(1+v²+w²) et avec z₃ = 2w/(1+v²+w²) pour v et w rationnels (je passe sous silence des petites subtilités notamment sur ce qui arrive « à l'infini »).

Si on remplace les carrés par des cubes, en revanche, les choses sont très différentes : l'équation z₁³ + z₂³ = 1 n'a pas de solution rationnelle autre que les deux évidentes (1,0) et (0,1), cela a été démontré par Euler en 1770 (en montrant le cas particulier n=3 du théorème de Fermat, c'est-à-dire que Z₁³ + Z₂³ = Z₀³ n'a pas de solution entière). • Mais en ajoutant une variable, l'équation z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1 a de nouveau quantité de solutions rationnelles, et mon calcul consistait essentiellement à en trouver le paramétrage :

z₁ = (9 − 9v + 3v² − 3v³ − 3w − 6v·w − 3v²·w + 3w² − v·w² − w³)/(9 − 9v + 3v² − 3v³ + 3w + 6v·w + 3v²·w + 3w² − v·w² + w³)

z₂ = (−9 − 9v − 3v² − 3v³ + 3w − 6v·w + 3v²·w − 3w² − v·w² + w³)/(9 − 9v + 3v² − 3v³ + 3w + 6v·w + 3v²·w + 3w² − v·w² + w³)

z₃ = (9 + 9v + 3v² + 3v³ + 3w − 6v·w + 3v²·w + 3w² + v·w² + w³)/(9 − 9v + 3v² − 3v³ + 3w + 6v·w + 3v²·w + 3w² − v·w² + w³)

vérifient z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1 quels que soient v,w,

avec pour réciproque (« presque partout »)

v = (−1 + z₁² − z₂ − z₂² − z₁·z₃ + z₃²)/(z₁·z₂ + z₃)

w = (1 − 2z₁ + z₁² + z₂ − z₁·z₂ + z₂² + z₃ − z₁·z₃ + 2z₂·z₃ + z₃²)/(z₁·z₂ + z₃)

(Je vais expliquer qu'on peut écrire ces formules de façon un peu plus jolie !) Par exemple, v=2 et w=3 donnent la solution z₁=−5/4, z₂=−3/4 et z₃=3/2, et on a bien (−5/4)³ + (−3/4)³ + (3/2)³ = 1, ou, si on préfère chasser les dénominateurs, (−5)³ + (−3)³ + 6³ = 4³, ou encore, si on est resté un peu en retard sur les derniers progrès mathématiques et qu'on n'aime pas les nombres négatifs, 6³ = 5³ + 3³ + 4³ (au niveau des entiers naturels, les formules ci-dessus produisent donc plein de cubes égaux à la somme de trois autres cubes, ou, selon les signes, de sommes de deux cubes égaux à une autre telle somme). Remarquer que ces formules, comme celles que j'ai données plus haut pour le paramétrage rationnel du cercle ou de la sphère, permettent non seulement de trouver des solutions rationnelles, mais aussi d'approcher une solution réelle par une solution rationnelle (il suffit d'appliquer la « réciproque » sur les réels, d'approcher les paramètres, et d'appliquer la formule directe). Par exemple, si je veux trois entiers « assez proches » dont la somme des cubes est encore un cube, je pars de la solution réelle où z₁, z₂, z₃ valent 3−1/3 ≈ 0.6933612744, pour laquelle les formules réciproques me donnent v ≈ −1.4422495703 et w ≈ 2.0800838231, qui sont proches de −450/312 et 649/312 respectivement, et en appliquant les formules directes avec ces deux rationnels, on trouve, après avoir chassé les dénominateurs, 1403846621³ + 1403905879³ + 1403840755³ = 2024722855³, et ce n'est pas évident de trouver des choses comme ça autrement qu'en utilisant ce genre de techniques.

(Évidemment, c'est plus impressionnant avec le paramétrage rationnel du cercle : si vous cherchez des triangles rectangles à côtés entiers dont les angles non-droits soient proches de 45°, on remplacera t dans les formules donnant le paramétrage rationnel du cercle par les approximants successifs de √2 − 1, et on obtient ainsi successivement 3²+4²=5², 21²+20²=29², 119²+120²=169², 697²+696²=985², 4059²+4060²=5741², etc., où à chaque fois les deux carrés sommés sont non seulement proches mais même consécutifs — je ne sais pas si cette suite était connue des anciens Grecs.)

Je voudrais en dire un peu plus, mais avant ça il faut que parle des coordonnées homogènes, parce que ces dénominateurs sont vraiment pénibles. Très souvent, les géomètres algébristes, plutôt que de regarder une équation comme z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1 dans l'espace « affine » des triplets (z₁,z₂,z₃) de rationnels, préfèrent rendre l'équation « homogène », c'est-à-dire l'écrire avec des polynômes dont tous les monômes sont de même degré, quitte à ajouter une variable supplémentaire pour ça : en l'occurrence, ça deviendra Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = Z₀³, la variable Z₀ servant à assurer qu'on a du degré 3 partout. Le rapport entre l'équation de départ (inhomogène) et l'équation transformée (homogène), est qu'une solution de l'équation inhomogène donne une solution de l'équation homogène (il suffit de poser Z₀=1), et même une infinité de solutions (sur l'équation homogène, on peut multiplier toutes les variables par une constante non nulle, ça ne change rien), et même une solution rationnelle donne une solution entière si on veut (il suffit de prendre pour Z₀ un dénominateur commun, j'ai donné des exemples ci-dessus de cette façon de « chasser les dénominateurs »), et inversement, une solution de l'équation homogène, dès que Z₀≠0, donne une solution de l'équation inhomogène, quitte à diviser par Z₀ (autrement dit, z₁ = Z₁/Z₀, et pareil pour les autres variables). Bref, ces équations sont presque la même chose, à ceci près que l'équation homogène admet peut-être aussi des solutions « à l'infini » pour lesquelles Z₀=0. On écarte cependant toujours la solution triviale pour laquelle toutes les variables valent 0. Comme on peut toujours multiplier toutes les variables de l'équation homogène par une même constante non nulle, on considère que deux solutions qui se déduisent ainsi l'une de l'autre (i.e., proportionnelles) sont en fait la même solution, et on notera (Z₀:Z₁:Z₂:Z₃) une solution typique, le symbole ':' servant à rappeler que ces coordonnées ne sont pas toutes nulles et ne sont définies qu'à multiplication près par une constante non nulle (il s'agit de coordonnés homogènes sur l'espace projectif de dimension, ici, 3). Ainsi, (6:5:3:4)=(12:10:6:8), c'est-à-dire que les deux solutions 5³ + 3³ + 4³ = 6³ et 10³ + 6³ + 8³ = 12³ de l'équation homogène sont considérées comme égales (et correspondent à la solution (5/6)³+(1/2)³+(2/3)³=1 de l'équation inhomogène).

D'autre part, pour rendre les variables plus symétriques, j'ai plutôt envie de considérer l'équation Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0 (cela revient à changer le signe de Z₁,Z₂,Z₃ : l'équation inhomogène correspondante est z₁³ + z₂³ + z₃³ = −1, qui s'obtient à partir de z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1 en changeant juste le signe de de z₁,z₂,z₃).

Ceci étant dit, en coordonnées homogènes, le paramétrage que j'ai calculé s'écrit de façon un peu plus jolie :

Z₀ = 9U³ − 9U²·V + 3U²·W + 3U·V² + 6U·V·W + 3U·W² − 3V³ + 3V²·WV·W² + W³

Z₁ = −9U³ + 9U²·V + 3U²·W − 3U·V² + 6U·V·W − 3U·W² + 3V³ + 3V²·W + V·W² + W³

Z₂ = 9U³ + 9U²·V − 3U²·W + 3U·V² + 6U·V·W + 3U·W² + 3V³ − 3V²·W + V·W² − W³

Z₃ = −9U³ − 9U²·V − 3U²·W − 3U·V² + 6U·V·W − 3U·W² − 3V³ − 3V²·WV·W² − W³

vérifient Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0 quels que soient U,V,W,

avec pour réciproque (« presque partout » et à homogénéité près)

U = −Z₀·Z₃ + Z₁·Z

V = −Z₀² + Z₀·Z₂ + Z₁² − Z₁·Z₃ − Z₂² + Z₃²

W = Z₀² + 2Z₀·Z₁ − Z₀·Z₂ − Z₀·Z₃ + Z₁² − Z₁·Z₂ − Z₁·Z₃ + Z₂² + 2Z₂·Z₃ + Z₃²

Si vous trouvez que ça manque de symétrie, il faut observer la chose suivante : si on remplace (U:V:W) par (V:W:−3U), on remplace en même temps (Z₀:Z₁:Z₂:Z₃) par (Z₀:Z₂:Z₃:Z₁). (Si on applique cette substitution de (U:V:W) par (V:W:−3U) aux formules directes, on obtient exactement les mêmes formules permutées, à un facteur d'homogénéité près ; pour les formules réciproques, en revanche, ceci donne des formules différentes, par exemple U = Z₀² − Z₀·Z₁ + 2·Z₀·Z₂ − Z₀·Z₃ + Z₁² − Z₁·Z₂ + 2·Z₁·Z₃ + Z₂² − Z₂·Z₃ + Z₃² avec V = 3Z₀·Z₁ − 3Z₂·Z₃ et W = 3Z₀² − 3Z₀·Z₃ − 3Z₁² + 3Z₁·Z₂ − 3Z₂² + 3Z₃², et lorsque (Z₀:Z₁:Z₂:Z₃) vérifient Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, ces quantités sont proportionnelles à celles écrites ci-dessus, même si ce n'est pas du tout évident sur ces formules.)

Pour essayer d'expliquer d'où vient le fait qu'on peut paramétrer les solutions de certaines équations algébriques et pas d'autres, il faut que j'introduise un peu de terminologie. Malheureusement, celle-ci est assez épouvantablement pourrie, notamment parce que le mot rationnel a plusieurs sens différents et qu'il s'agit justement d'essayer de comprendre l'interaction subtile entre ces différents sens. Le problème est qu'un [nombre] rationnel est le quotient de deux nombres entiers et qu'une fraction rationnelle est le quotient de deux polynômes (pas forcément à coefficients rationnels !), et que ces deux sens du mot rationnel vont intervenir, et qu'on va devoir considérer des fractions rationnelles à coefficients rationnels. Voici quand même une tentative pour définir les choses en gros (je glisse de la poussière sous le tapis, mais j'essaie de ne pas y mettre des montagnes quand même) :

  • Une variété algébrique est la donnée d'un système d'équations polynomiales en plusieurs variables (lorsqu'il n'y a qu'une seule équation, on parle d'une hypersurface). On pourra considérer des équations homogènes, comme expliqué plus haut, auquel cas on parle d'une variété algébrique projective. Les coefficients intervenant dans les équations sont, a priori, des nombres complexes ; s'ils sont, en fait, des rationnels, on parlera d'une variété algébrique définie sur les rationnels (ou sur ℚ). Par exemple, le cercle, d'équation inhomogène z₁² + z₂² = 1, ou homogène Z₁² + Z₂² = Z₀², est une variété algébrique définie sur les rationnels.
  • Les solutions des équations polynomiales en question s'appellent les points de la variété algébrique (ces solutions sont considérées à homogénéité près, c'est-à-dire à multiplication par une constante non nulles, s'il s'agit d'équations homogènes définissant une variété algébrique projective). A priori, on considère des solutions complexes, et on parle de points complexes, ou géométriques de la variété. Mais si la variété est définie sur les rationnelles (c'est-à-dire par des équations à coefficients rationnels), on peut aussi considérer les points rationnels de celle-ci, c'est-à-dire simplement les solutions rationnelles des équations. Par exemple, (z₁,z₂)=(3/5,4/5) est un point rationnel de z₁² + z₂² = 1, ou ce qui revient au même (Z₀:Z₁:Z₂)=(5:3:4) de Z₁² + Z₂² = Z₀² (s'agissant d'une variété projective, on peut toujours chasser les dénominateurs et s'assurer que les coordonnées homogènes sont, en fait, entières, mais cette question ne m'intéresse guère ici, c'est juste plus commode à écrire).
  • Lorsqu'il est possible d'obtenir « presque tous » les points géométriques (i.e., les solutions complexes) d'une variété algébrique par des fractions rationnelles (et, quand on est en coordonnées homogènes, on peut même chasser les dénominateurs et se ramener à des polynômes homogènes de même degré), on dit que la variété est [géométriquement] unirationnelle : j'insiste sur le fait qu'ici j'autorise qu'une solution soit obtenue plusieurs fois, donc on ne peut pas vraiment parler d'un paramétrage ; par exemple, je peux décider d'énumérer la droite (de coordonnée z) par z = t², ce qui donne bien tous les points (tous les complexes z sont un carré), or chacun est obtenu deux fois. (Je ne chercherai pas non plus à définir ce que presque tous signifie, mais l'idée est qu'on s'autorise à rater des points tant que ceux-ci forment un objet géométrique de dimension plus petite.)
  • Lorsqu'on peut paramétrer « presque tous » les points géométriques d'une variété algébrique par des fractions rationnelles de façon « presque » injective (=univoque), c'est-à-dire lorsqu'on peut définir une application réciproque, qui à partir d'une solution complexe des équations redonne les paramètres, de sorte que les composées soient « presque partout » l'identité, on dit que la variété est [géométriquement] rationnelle. C'est, de toute évidence, une condition plus forte que unirationnel. Oui, le uni a l'air d'être mauvais endroit (quand le paramétrage est univoque on dit que la variété est rationnelle, quand on ne l'impose pas, on dit qu'elle est unirationnelle), je vous ai dit que c'était pourri. Mes exemples ci-dessus montrent que le cercle, la sphère, et la « surface cubique » d'équation projective/homogène Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, sont des variétés rationnelles. Mais en fait, il y a mieux :
  • Quand la variété est définie sur les rationnels (i.e., que ses équations ont des coefficients rationnels) et qu'on peut obtenir un paramétrage comme dans l'un des deux points précédents où les fractions rationnelles sont à coefficients rationnels, on dit que la variété est ℚ-unirationnelle, ou unirationnelle sur les rationnels ou rationnellement unirationnelle, resp. ℚ-rationnelle, ou rationnelle sur les rationnels [sic !], ou rationnellement rationnelle [re-sic !]. Mes paramétrages ci-dessus montrent que le cercle, la sphère, et la « surface cubique » d'équation projective/homogène Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, sont ℚ-rationnels.

De toute évidence, quand une variété (définie sur ℚ) est ℚ-rationnelle, i.e., quand on peut paramétrer de façon essentiellement unique ses points (géométriques) par des fractions rationnelles à coefficients dans ℚ, on peut trouver beaucoup de points rationnels : il suffit de mettre (« presque ») n'importe quelles valeurs rationnelles dans les fonctions du paramétrage, et on obtient un point rationnel. C'est ce que j'ai fait abondamment dans les exemples ci-dessus. Il se trouve (ce n'est pas très difficile, mais ce n'est pas une trivialité) que la réciproque du paramétrage peut automatiquement être définie sur ℚ (i.e., si vous avez un paramétrage de solutions d'équations à coefficients dans ℚ par des fractions rationnelles à coefficients dans ℚ, et que ce paramétrage admet une réciproque sur les complexes, alors cette réciproque peut être définie elle aussi à coefficients dans ℚ) : ceci entraîne qu'on obtient (« presque ») tous les points rationnels par le paramétrage. • La situation des variétés ℚ-unirationnelles est plus subtile : comme (« presque tous ») les points géométriques s'obtiennent par des fractions rationnelles sur ℚ, on obtient certainement « beaucoup » de points rationnels comme ça (en mettant des valeurs rationnelles dans le paramétrage), mais on ne les obtient pas forcément tous, ni même « presque » tous, parce que certains points ne s'obtiendront peut-être que pour des valeurs complexes irrationnelles des paramètres : pensez au fait que la droite (d'abscisse z) se paramètre par z = t², et en mettant des valeurs rationnelles de t là-dedans on obtient bien des valeurs rationnels de z (ici on ne demande aucune équation, ou si vous voulez je cherche les solutions rationnelles de 0=0 en une variable z), mais on n'obtiendra pas z=2 ni z=−1 par exemple comme ça.

Pour compliquer les choses, une variété (sur ℚ) peut très bien être [géométriquement] rationnelle et ℚ-unirationnelle sans être ℚ-rationnelle ! (C'est-à-dire qu'on pourra paramétrer ses points sur les complexes de façon « presque » univoque par des fractions rationnelles à coefficients complexes, et on pourra aussi fabriquer plein de points par des fractions rationnelles sur ℚ, mais dans ce cas on perd l'unicité du paramétrage : on ne peut pas avoir les deux à la fois.) C'est même « assez souvent » le cas pour les surfaces cubiques.

On se retrouve assez facilement perdu dans un labyrinthe mathématique. Le slogan folklorique général du domaine (la géométrie arithmétique) est quelque chose comme :

La géométrie influence l'arithmétique.

La géométrie signifiant ici ce qui se passe sur les complexes (ou plus généralement, sur un corps algébriquement clos), et l'arithmétique signifiant ce qui se passe sur les rationnels (ou plus généralement, sur un corps non algébriquement clos, où on cherche des solutions). L'intérêt du slogan étant que la géométrie est quelque chose de beaucoup plus simple que l'arithmétique (à titre d'exemple, décider si un système d'équations polynomiales à plusieurs indéterminées et à coefficients rationnels a des solutions complexes est un problème algorithmiquement décidable, alors que décider s'il a des solutions rationnelles est un problème conjecturalement indécidable). Un slogan plus précis est :

Plus une variété est (géométriquement) « proche » d'être rationnelle en un sens ou un autre, plus elle (i.e., son arithmétique) aura tendance à admettre « beaucoup » de points rationnels en un sens ou un autre.

(De nouveau, le mot rationnel a deux sens différents ici, et le slogan, justement, les relie : le premier sens d'être rationnel est que la variété est supposée paramétrée par des fractions rationnelles à coefficients complexes, le second est que les solutions sont recherchées dans ℚ.)

Pour les courbes, c'est-à-dire pour les objets de dimension 1, ce slogan est parfaitement bien compris : la géométrie d'une courbe algébrique est déterminée principalement par un invariant numérique appelé le genre de la courbe (si la courbe est projective et non-singulière, c'est, par exemple, le nombre d'anses des points complexes de la courbe vus comme une surface). Les courbes de genre 0 sont exactement celles qui sont rationnelles, i.e., paramétrables par des fractions rationnelles (par exemple, un cercle, ou plus généralement une conique, ce qui géométriquement et dans l'espace projectif ne fait aucune différence) : et dès qu'une courbe de genre 0 a un point rationnel, elle en a énormément (en fait, la courbe est « isomorphe sur ℚ » à la droite projective). Les courbes de genre ≥2 sont celles qui sont très éloignées d'être rationnelles, et un théorème très important garantit qu'elles n'ont jamais qu'un nombre fini de points rationnels. Entre les deux, il y a les courbes de genre 1, c'est-à-dire essentiellement les courbes elliptiques, dont les points rationnels (s'il y en a) forment un groupe, et ce groupe est de type fini, ce qui est une façon de dire qu'il n'y en a pas trop (mais il peut quand même y en avoir une infinité).

À partir de la dimension 2, le slogan devient immensément plus compliqué à comprendre, ne serait-ce que parce qu'il y a toutes sortes de façons d'être plus ou moins rationnel et toutes sortes de façons d'avoir beaucoup de points rationnels, et toutes sortes de variétés particulières pour lesquelles on peut se poser la question. Il y a donc un labyrinthe de résultats, et surtout de conjectures, qui illustrent, ou parfois nuancent, le slogan en question. Je ne peux donc pas en raconter le millième.

S'agissant des surfaces cubiques (lisses), c'est-à-dire, disons, si on s'intéresse à une équation polynomiale homogène de degré 3 en 4 variables (et dont on suppose que les quatre dérivées partielles par rapport aux quatre variables ne s'annulent jamais simultanément, ou, ce qui revient au même, qu'on peut écrire une puissance de chaque variable comme combinaison de ces quatre dérivées partielles à coefficients polynomiaux ; ceci revient à demander qu'il n'y a pas de points singuliers sur la surface, i.e., qu'elle est « lisse »), la géométrie est très bien comprise. Une surface cubique contient 27 droites (c'est-à-dire : il y a 27 droites de l'espace projectif qui sont entièrement situées dans la surface cubique ; je rappelle que je parle ici de géométrie, donc, implicitement, tout est sur les nombres complexes). Sur la surface cubique Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, ces 27 droites sont données par les 9 paires d'équations {Z₁=−ωi·Z₀, Z₃=−ωj·Z₂} où ωi et ωj sont deux (éventuellement égales) parmi les trois racines cubiques de l'unité 1, ω=exp(2iπ/3) ou ω²=exp(4iπ/3), les 9 paires d'équations {Z₂=−ωi·Z₀, Z₃=−ωj·Z₁}, et les 9 paires d'équations {Z₃=−ωi·Z₀, Z₂=−ωj·Z₁}. Il n'y a que trois droites rationnelles (et en fait, que trois droites réelles), à savoir celles pour lesquelles i=j=0 dans les équations ci-dessus, et ce sont les lieux des solutions « évidentes » de l'équation Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, i.e., celles où les quatre variables forment deux paires opposées.

La relation d'incidence entre les 27 droites, c'est-à-dire laquelle intersecte laquelle, est la même quelle que soit la surface, et représente d'ailleurs une structure combinatoire intéressante en elle-même (liée, par exemple, au système de racines E₆) : chaque droite en rencontre 10 autres, chaque paire de droites qui s'intersectent en rencontre une unique troisième tandis que chaque paire de droites qui ne s'intersectent pas en rencontre 5 autres, etc. Tout ça est pareil quelle que soit la surface cubique (lisse). Ce qui change d'une surface cubique à une autre est la manière dont les droites se rencontrent : par exemple, il se peut qu'il y ait des points (dits points d'Eckardt) où trois droites se rencontrent simultanément, il se peut qu'il n'y en ait pas du tout (il y aura toujours les mêmes triplets de droites qui se rencontrent deux à deux, mais ce qui change est si elles se rencontrent au même point). Sur la surface cubique Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, les points d'Eckardt sont au nombre de 18 (seuls 6 d'entre eux sont réels, et même rationnels), ce sont les points pour lesquels deux des coordonnées sont nulles (et les deux autres sont alors en rapport −1, −ω ou −ω²). Si on convient de compter triple les points d'Eckardt, alors une surface cubique a 135 points d'intersection de deux droites (ceci met un maximum à 45 points d'Eckardt, mais il n'est pas atteignable sur les complexes — par contre, il l'est sur un corps de caractéristique 2).

Pour expliquer ce qu'on peut dire du paramétrage rationnel des surfaces cubiques, on va commencer par choisir six droites sur la surface deux à deux ne s'intersectant pas (or il y a 72 tels sextets de droites deux à deux ne s'intersectant pas). Il existe alors quatre polynômes (Z₀,Z₁,Z₂,Z₃), à coefficients complexes (puisque je parle pour l'instant de géométrie), homogènes de degré 3 en trois variables (U,V,W), qui vérifient identiquement l'équation de la surface (dans mon cas Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0, mais ça pourrait être n'importe quelle équation cubique non singulière), et tels que l'application (U:V:W) ↦ (Z₀:Z₁:Z₂:Z₃) soit définie partout sur le plan projectif (i.e., l'ensemble des triplets (U:V:W) de complexes non tous nuls modulo multiplication par une constante) sauf en six points, et réalise une bijection (toujours, sur les complexes) entre le complémentaire de ces six points dans le plan projectif et le complémentaire des six droites choisies sur la surface cubique. Comment une application définie par des polynômes pourrait-elle ne pas être définie ? Tout simplement parce que les polynômes peuvent s'annuler simultanément (auquel cas le point (Z₀:Z₁:Z₂:Z₃) n'a pas de sens) : on est donc en train de dire qu'il y a six triplets de complexes non nuls, (U:V:W), à multiplication près par une constante, tels que les quatre polynômes s'annulent. Si on fait tendre un point du plan projectif vers un des six points d'indétermination, en suivant une certaine direction, l'image va tendre vers un point sur la droite correspondante de la surface cubique, mais le point en question va dépendre de la direction d'approche choisie. On dit que ces six points ont été éclatés, c'est-à-dire qu'ils ont été remplacés chacun par l'ensemble des directions au point en question (en termes plus précis : par le projectivisé de l'espace tangent). Et on dit, du coup, qu'une surface cubique est (géométriquement) l'éclaté du plan projectif en six points en position générale, ou qu'en contractant six droites deux à deux sans intersection sur la surface cubique on obtient le plan projectif. Cette contraction, réciproque du paramétrage, va être définie par des équations polynomiales (U,V,W) de degré 2 en Z₀,Z₁,Z₂,Z₃ : elle va être définie en tout point de la surface (elle enverra chacune des six droites contractées sur un unique point), mais il faut faire attention que pour avoir cette définition en tout point il faudra « recoller » plusieurs triplets d'équations polynomiales, aucun triplet n'étant défini (i.e., non simultanément nul) sur toute la surface, mais ils coïncident là où plusieurs sont définis.

(Pour être plus clair : n'importe quel choix de six droites deux à deux sans intersection peut être contracté simultanément, le paramétrage correspondant est essentiellement unique — c'est-à-dire unique, à une transformation projective près — et réciproquement, donnés six points du plan qui sont « en position générale » au sens où trois ne sont jamais alignés et que les six ne sont pas sur une même conique, alors il existe une surface cubique essentiellement unique — c'est-à-dire, unique à une transformation projective près, qui est l'éclaté du plan en ces six points.) Pour le paramétrage de Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0 dont j'ai donné les équations plus haut, les six points éclatés sont ceux de coordonnées (1:±√(−3):0), (0:1:±√(−3)) et (±√(−3):0:−3), sachant que, par exemple, (1:√(−3):0) correspond à la droite {Z₃=−ωZ₀, Z₂=−ωZ₁}.

Cette vision des surfaces cubiques comme l'éclaté du plan projectif en six points permet de voir celles-ci un peu différemment : par exemple, les 27 droites, transportées sur le plan, deviennent : les 6 points éclatés (par définition), les 15 droites du plan reliant deux d'entre eux, et les 6 coniques passant par cinq des six points éclatés. On peut ainsi mieux visualiser lesquelles se rencontrent (mais il faut faire un peu attention : deux droites qui, sur le plan, se rencontrent en un point éclaté ne se rencontrent pas sur la surface cubique puisqu'elles arrivent en ce point éclaté en des directions différentes).

Maintenant, tout ce que j'ai raconté sur les surfaces cubiques vues comme l'éclaté du plan projectif en six points ne vaut que géométriquement, c'est-à-dire sur les complexes (ou sur un corps algébriquement clos — et sans doute faut-il le supposer de caractéristique ≠3). La même construction va fonctionner sur les rationnels (disons) à condition qu'on puisse trouver un sextet de droites défini sur les rationnels, où un sextet de droites signifie six droites deux à deux sans intersection sur la surface, et défini sur les rationnels signifie que la réunion des six droites du sextet peut être définie par des équations à coefficients dans ℚ (c'est moins contraignant que de demander que chacune des droites le soit ; si on préfère, le sextet est une réunion d'orbites sous l'action du groupe de Galois). Ici, le sextet que j'ai choisi était formé de la réunion des deux droites {Z₃=−ωZ₀, Z₂=−ωZ₁} et {Z₃=−ω²Z₀, Z₂=−ω²Z₁}, réunion qui peut être décrite par les équations {Z₀·Z₂ − Z₁·Z₃ = 0, Z₁² − Z₁·Z₂ + Z₂² = 0, Z₀·Z₁ − Z₁·Z₃ + Z₂·Z₃ = 0, Z₀² − Z₀·Z₃ + Z₃² = 0}, avec encore deux fois deux autres droites, obtenues par permutation cyclique de (Z₁,Z₂,Z₃). L'existence du sextet de droites que je viens de décrire garantit que la surface cubique Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0 est ℚ-rationnelle (et pas juste géométriquement rationnelle).

Ceci ne dit pas comment j'ai effectivement trouvé les équations du paramétrage, cependant. Et j'avoue qu'après avoir raconté tout ça, je commence à fatiguer, alors je ne vais pas le dire (à moins que je sois motivé un autre jour pour écrire une nouvelle entrée sur le sujet). Le problème est que si on lit des textes standards de géométrie algébrique, on voit que le calcul est certes faisable en principe, mais pour y arriver en pratique, il faut enjamber pas mal de petites crottes de ragondin (et je ne suis pas du tout sûr de m'y être pris de la meilleure façon possible). Pour un géomètre algébriste, un morphisme vers l'espace projectif est défini par les sections globales d'un faisceau inversible, et en l'occurrence pour contracter six droites choisies sur une surface cubique on est censé commencé par prendre le faisceau anticanonique sur la surface tensorisé par le diviseur des six droites, or tout ce charabia est un peu éloigné des polynômes que saura vraiment manipuler un ordinateur : de façon déjà un peu plus concrète, j'ai commencé par chercher les fractions rationnelles de degré 1 admettant au plus des pôles simples le long des droites choisies (c'est ça, les sections globales du faisceau anticanonique sur la surface tensorisé par le diviseur des six droites). Il y en a 10 linéairement indépendantes, qui définissent un morphisme de la surface cubique, contractant les six droites, vers l'espace projectif de dimension 9, dont l'image est, à un changement de variable linéaire près, la surface de Veronese cubique c'est-à-dire l'image de l'application envoyant (U:V:W) sur tous les monômes de degré total 3 (il y en a 10, donc ça tombe dans l'espace projectif de dimension 9, voir ici par exemple). Reste à identifier le changement de variable qui remet la surface de Veronese dans sa bonne position, et j'ai eu un mal fou à faire ça : je ne m'en suis sorti qu'en calculant quelles devaient être les coordonnées des six points éclatés (après un tout petit nombre de choix, tout est déterminé par toutes sortes de birapports entre points d'intersections des différentes droites les unes sur les autres) pour finalement obtenir assez de valeurs de (U:V:W) et de (Z₀:Z₁:Z₂:Z₃) correspondant qui me permette de reconstituer la transformation projective sur la surface de Veronese cubique. Ouf !

Maintenant, il est sans doute naturel de se demander ce qui se passe en plus haute dimension. Puisque l'équation z₁³ + z₂³ = 1 n'a pas de solutions rationnelles (à part les triviales) et que z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1 en a plein, il est naturel de penser que z₁³ + z₂³ + z₃³ + z₄³ = 1 en a plein aussi (même en écartant celles qui proviennent de la dimension en-dessous, c'est-à-dire qui ont une des variables nulle). Et c'est vrai, il y en a beaucoup, mais cette fois on ne peut pas les paramétrer comme je l'ai fait pour z₁³ + z₂³ + z₃³ = 1. En effet, dans le langage que j'ai introduit ci-dessus, alors que la surface cubique Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = Z₀³ est ℚ-rationnelle, l'hypersurface cubique Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ + Z₄³ = Z₀³ n'est même pas géométriquement rationnelle — même sur les nombres complexes, on ne peut pas la paramétrer (de façon presque bijective) par des fractions rationnelles. C'est un résultat surprenant de Clemens et Griffiths de 1972 qu'aucune hypersurface cubique lisse de dimension 3 n'est géométriquement rationnelle (en dimension 4 ou plus, je crois qu'on ne sait franchement pas grand-chose) ; elles sont, cependant, géométriquement unirationnelles, et Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ + Z₄³ = Z₀³ est ℚ-unirationnelle (par exemple d'après ce résultat, mais pour cette hypersurface particulière il n'est pas du tout nécessaire), donc on peut bien fabriquer plein de solutions rationnelles par des fractions rationnelles à coefficients rationnels, mais on ne peut pas les fabriquer (même presque toutes) comme ça.

On peut bien sûr aussi essayer de changer le degré : la courbe d'équation zn + zn = 1 n'a de point rationnel (autre que les solutions triviales) pour aucun n≥3, c'est le fameux théorème de Fermat-Wiles(-plein-de-gens). Concernant la surface z₁⁴ + z₂⁴ + z₃⁴ = 1, c'est une surface K3 (de nombre de Picard 20), mais je ne sais pas ce qu'on peut dire de ses points rationnels, ce qui est sûr c'est qu'elle n'est pas rationnelle, ni même unirationnelle, même pas géométriquement, donc dans le slogan la géométrie influence l'arithmétique, on est plutôt à un niveau comparable aux courbes elliptiques ; cet article est le plus proche que je connais de ce genre de questions. De toute façon, il est vain d'essayer d'énumérer toutes les équations diophantiennes possibles, et comme je l'ai mentionné, on conjecture que le problème (de savoir si des équations polynomiales ont des solutions rationnelles) est indécidable en général ; et même la question géométrique (donc a priori plus simple) de savoir si une variété donnée est géométriquement rationnelle, ou géométriquement unirationnelle, n'est peut-être pas décidable (je n'en sais rien, en fait — le problème est sans doute lié à la difficulté du dixième problème de Hilbert sur ℂ(t), sur laquelle je n'ai pas l'impression qu'on sache grand-chose, et je ne sais même pas ce que les experts en pensent).

Pour donner quand même un exemple de situation dans laquelle on sait dire pas mal de choses, on peut considérer l'exemple des surfaces définies par deux équations quadratiques indépendantes, i.e., les intersections de deux quadriques, en cinq variables (dites surfaces de Del Pezzo de degré 4 ; les surfaces de Del Pezzo sont définis pour les degrés 1 à 9, celles de degré 3 sont exactement les surfaces cubiques, celles de degré 9 sont — géométriquement — le plan projectif, ou plutôt la surface de Veronese cubique que j'ai mentionnée plus haut ; ces surfaces de Del Pezzo ont tendance à être d'autant plus compliquées que le degré est petit). Ces intersections de deux quadriques ont 16 droites tracées dessus, et sont géométriquement l'éclaté du plan projectif en cinq points en position générale (c'est-à-dire, dont trois quelconques ne sont pas alignés ; en fait, une surface de Del Pezzo de degré d est géométriquement l'éclaté du plan projectif en 9−d points) ; il y a donc beaucoup en commun avec les surfaces cubiques. Un exercice qui pourrait être intéressant serait de calculer la contraction de droite, disons, {Z₁=−Z₀, Z₃=−Z₂} sur la surface cubique Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0 dont j'ai parlé tout du long — cela doit donner une intersection de deux quadriques, qu'il peut être instructif de calculer et de paramétrer.

Mise à jour : J'ai fait ce calcul (je ne sais pas s'il était intéressant, en fait). Pour contracter la droite {Z₁=−Z₀, Z₃=−Z₂} sur la surface cubique Z₀³ + Z₁³ + Z₂³ + Z₃³ = 0 (qui correspond à W=0 dans le paramétrage donné plus haut), il suffit d'ajouter une variable Z₄, et on obtient l'intersection de deux quadriques définies par les deux équations {(Z₀+Z₁)·Z₄ − Z₂² + Z₂·Z₃ − Z₃² = 0, Z₀² − Z₀·Z₁ + Z₁² + (Z₂+Z₃)·Z₄ = 0} (ces équations impliquent Z₀³+Z₁³+Z₂³+Z₃³=0) et un paramétrage s'obtient en reprenant les équations de Z₀ à Z₃ données plus haut (à savoir : Z₀ = 9U³ − 9U²·V + 3U²·W + 3U·V² + 6U·V·W + 3U·W² − 3V³ + 3V²·WV·W² + W³, Z₁ = −9U³ + 9U²·V + 3U²·W − 3U·V² + 6U·V·W − 3U·W² + 3V³ + 3V²·W + V·W² + W³, Z₂ = 9U³ + 9U²·V − 3U²·W + 3U·V² + 6U·V·W + 3U·W² + 3V³ − 3V²·W + V·W² − W³, Z₃ = −9U³ − 9U²·V − 3U²·W − 3U·V² + 6U·V·W − 3U·W² − 3V³ − 3V²·WV·W² − W³) et en y insérant la valeur suivante, Z₄ = (81U⁴ + 54U²·V² + 30U²·W² + 9V⁴ + 6V²·W² + W⁴)/(2W) (c'est une fraction rationnelle, donc il vaut mieux chasser ce 2W et le mettre sur les autres variables, mais je n'ai pas voulu le faire pour garder les mêmes expressions).

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