J'avais parlé il y a quelques
années du mélange bizarre de phobie et de fascination que
j'éprouve pour certains lieux abandonnés, abandonnés ou désertés, que
je précisais dans cette entrée par le qualificatif industriels
mais je me dis maintenant qu'il est plus un élément amplifiant que
déterminant (je donne d'ailleurs des exemples ci-dessous qui n'ont
rien d'industriel
). Je voudrais revenir un petit peu sur cette
sensation, que je crois en fait un peu plus répandue que ce que je
m'imaginais alors, même si elle ne prend pas forcément chez tout le
monde la forme d'une phobie.
La nature exacte des lieux qui déclenchent ce sentiment n'est pas bien claire, et son intensité varie beaucoup. (Il en va du même du vertige, avec lequel je vais faire un certain nombre de comparaisons : je suis assez fortement sujet au vertige, mais les endroits qui me donnent le vertige ne sont pas forcément si faciles que ça à prévoir, ni son intensité, et il se peut que j'aie moins le vertige à tel endroit qu'une autre personne alors que j'en aurai plus qu'elle à un autre endroit.) S'agissant de ces lieux abandonnés, il y a plusieurs éléments qui contribuent au phénomène dont je parle : le fait qu'il s'agisse d'un lieu abandonné ou liminal, si possible un peu labyrinthique, soit dont la visite est interdite soit qui est simplement déserté, mais il est aussi pertinent qu'on ait affaire à une construction artificielle en train de tomber en ruines. Je n'ai pas peur de la solitude dans les endroits naturels (enfin, peut-être que si, par exemple j'ai certainement peur des grottes, mais c'est une sensation vraisemblablement différente et sans doute plus rationnelle) ; je n'ai pas non plus peur, disons, de ruines vraiment anciennes, par exemple si ce sont quelques bouts de mur dans un paysage (en fait, je pense que dès qu'il n'y a plus de toit c'est nettement moins effrayant) : c'est sans doute quand l'endroit a été fortement artificialisé par l'homme mais qu'il est en train d'être repris par la nature que la sensation est la plus forte, comme une sorte de vallée de l'étrange entre le naturel et l'artificiel.
L'image ci-dessus ou ci-contre à droite a été
générée par le moteur d'intelligence
artificielle NightCafé
avec l'algorithme cohérent
sur la base des
prompts creepy abandoned place
(poids 1), urban exploration
(poids 0.9)
et scary
(poids 0.5). Je pense qu'il rend assez
bien l'ambiance dont je parle.
Et finalement, je pense que la description la plus simple, même si
elle n'est pas 100% précise, des lieux qui provoquent cette sensation
chez moi est : les lieux
d'urbex
(= exploration urbaine), i.e., les lieux qui intéressent les
urbexeurs, que la Wikipédia en anglais décrit assez bien
comme l'exploration de structures artificielles, généralement des
ruines abandonnées ou des composantes cachées de l'environnement
artificiel
— sans doute faudrait-il ajouter quelque chose sur la
condition d'être interdit ou difficile d'accès, parce que ce n'est pas
de l'urbex si le lieu est officiellement balisé. (Par exemple,
visiter le très
étrange jardin
d'agronomie tropicale René Dumont, qui
est ici
en bord du bois de Vincennes de Paris, qui regroupe des restes de
pavillons, à différents degrés de délabrement et d'abandon, d'une
exposition coloniale tenue en 1907, c'est joli et amusant, mais ce
n'est pas de l'urbex sauf si on commence à entrer dans les pavillons
en principe condamnés au public.)
J'écrivais dans l'entrée
précédente sur le sujet et que j'ai liée ci-dessus que je
serais a priori intéressé par l'“exploration urbaine”, mais
dans les faits, cette sorte de phobie, combinée avec la peur un peu
plus rationnelle de me retrouver perdu ou coincé, me l'interdit
complètement
: je pense qu'il serait plus exact de dire que
c'est justement la même sensation qui à la fois me terrifie et me
fascine : ce ne sont pas deux sensations différentes en conflit,
c'est la même qui m'attire et me repousse à la fois. Le fait d'être
fasciné par ses propres peurs n'a rien de spécialement inhabituel ni
exotique : c'est un peu le principe des films d'horreurs, je suppose
(bon, je suis moi-même complètement hermétique au film d'horreur : je
suppose qu'ils me font peur, mais en tout cas ils ne me fascinent pas
du tout, mais beaucoup de gens vont les voir parce qu'ils
leur font peur, pas en dépit du fait qu'ils leur font peur).
C'est aussi le principe qui fait que des gens sujets au vertige aiment
— comme c'est mon cas — regarder des vidéos de personnes faisant des
choses très vertigogènes
(voyez /r/SweatyPalms
sur Reddit, par
exemple cette
vidéo de mouvements style parkour incroyablement dangereux
exécutés au sommet de gratte-ciel ; parfois cela tourne un peu au
voyeurisme comme dans la vidéo de la mort de Wu Yongning — 吴咏宁
— en 2017, qui avait beaucoup circulé, et que
je ne lie pas ici mais qu'on trouvera assez facilement si on aime
regarder ce genre de choses).
Je ne sais pas dans quelle mesure les gens qui pratiquent souvent l'urbex (et, mutatis mutandis, les gens qui font les casse-cou en haut de gratte-ciel) n'éprouvent que de la fascination, ou éprouvent aussi ce genre de peurs mais arrivent à les dépasser, ou peut-être n'éprouvent rien de particulier mais savent que d'autres gens sont intéressés parce qu'ils ont le mélange de peur et de fascination dont je parle. Mais je suis maintenant sûr, en tout cas, que ce mélange ne concerne pas que moi (alors que lorsque j'écrivis l'entrée précédente sur le sujet je pensais que c'était une bizarrerie de ma part).
Une preuve en est la popularité qu'a acquis le mème (je ne sais pas
comment le qualifier : légende ? mythe ? blague ? trope ? une histoire
à laquelle on fait semblant de croire pour se faire peur mais dont
fondamentalement tout le monde sait que c'est une histoire à laquelle
on fait semblant de croire) apparu en 2019
des « backrooms »
(cf. ce que j'en
écrivais ici
sur Twitter), qui sont censément un monde parallèle formé
d'espaces infinis et vides auxquels on accède par accident en prenant
une mauvaise porte dans le monde réel. Il y a toute une mythologie
factice autour des backrooms (voir par
exemple ici),
et certains des « niveaux » qui y sont décrits ressemblent beaucoup à,
et sont manifestement décrits pour évoquer les mêmes peurs que, les
espaces abandonnés dont je parle dans ce billet. (Attention !, si on
commence à lire des choses sur les backrooms, comme sur l'urbex
réelle, on risque de tomber dans un labyrinthe de liens Wikipédia ou
autres qui, pour être virtuel, n'en est pas moins labyrinthique que
ces lieux imaginaires.) • Déjà avant ce mythe des backrooms, il y
avait déjà quantité d'histoires qui circulaient sur Internet dans un
genre mêlant à des degrés divers des éléments d'urbex réelle et des
inventions destinées à faire peur, souvent sur le modèle j'ai
trouvé tel endroit abandonné, j'ai exploré des passages de plus en
plus bizarres et effrayants et trouvé des choses anormales ou des
signes inquiétants, jusqu'à quelque chose de vraiment mystérieux, et
je n'ai pas osé aller plus loin
: on n'y croit pas vraiment, mais
parfois un petit peu quand même, ou on fait semblant d'y croire, parce
que c'est bon de se faire peur. Si les gens jouent à ça, c'est bien
qu'il y a un mélange entre peur et fascination que je ne suis pas le
seul à éprouver. (Je pourrais aussi mentionner les histoires tournant
autour des morts dans les catacombes au-dessous d'Odessa,
cf. par exemple cet article de Vice de 2015.)
Pour en revenir à l'urbex réelle et pas les histoires inventées, dans mon cas, la phobie est trop forte pour que je puisse pratiquer cette distraction (ou alors il faudrait que je sois avec un groupe suffisamment nombreux, parce que je pense que la présence d'autres gens est ce qui aurait l'effet rassurant le plus fort auprès de moi). En revanche, ça ne m'empêche pas de chercher à assouvir la fascination que j'éprouve quand même, soit en lisant des histoires de ces lieux abandonnés, si possible avec images ou vidéos, et en me documentant sur leur histoire, soit en allant jusqu'à l'entrée du lieu même si je ne suis pas capable de m'approcher plus que ça.
Évoquons en quelques mots deux lieus abandonnés que j'ai vus récemment :
Il y a deux semaines, j'étais avec le poussinet dans la forêt de la Grange à Yerres (Essonne), qui n'est pas du tout abandonnée, mais qui entoure le domaine du château de la Grange (ou du Maréchal de Saxe) (c'est ici sur la carte, et ici sur Google Street View) qui, lui, semble être abandonné depuis quelques années (et d'ailleurs en vente pour 8.7M€ si vous avez ça à jeter par les fenêtres), et le domaine devait être en assez mauvais état déjà ; nous avons fait une bonne partie du tour du domaine en longeant le mur d'enceinte, qui s'effondre çà et là, j'ai mis quelques photos sur Twitter de douves emplies d'eau stagnante et envahie d'algues, qui me mettaient assez mal à l'aise, preuve que ce n'est pas une question de lieux « industriels » comme je l'écrivais dans mon entrée précédente. (Et preuve aussi que cette peur est assez irrationnelle : ces murs et douves se présentaient à mon esprit comme une limite entre l'espace plutôt rassurant de la forêt et l'espace assez terrifiant du domaine abandonné du château, mais il est évident qu'il n'y a rien de franchement différent entre les deux : le domaine du château est juste en train de redevenir forêt. Bon, l'eau croupie des fossés a aussi quelque chose de terrifiant en elle-même, et pas que pour l'inquiétude tout à fait rationnelle du nombre de moustiques qui doivent y avoir élu domicile. Soit dit en passant, j'aimerais bien comprendre pourquoi le domaine est limité par une alternance de murs et de douves, avec parfois juste quelques mètres de fossé qui interrompent le mur. Mais je digresse. Toujours est-il que j'ai peu d'informations sur ce lieu : l'article Wikipédia ne mentionne même pas l'abandon du château, et je ne sais pas à quand il remonte.)
Ceci m'a amené à reparcourir des sites de comptes-rendus d'urbex
(notamment certains signalés en commentaire à l'entrée précédente,
comme celui-ci
ou celui-là) : j'ai appris
l'existence d'un endroit que je trouve particulièrement intéressant :
l'ancien sanatorium
d'Aincourt dans le Vexin. Il s'agit d'un gigantesque sanatorium,
construit dans les années 1930 pour traiter les tuberculeux, et qui a
servi temporairement de camp de concentration pendant la guerre avant
de redevenir hôpital et d'être partiellement abandonné. Il se compose
de trois immenses bâtiments construits selon un plan apparemment
identique, et dont deux sont maintenant abandonnés (quoique inscrits
aux monuments historiques) : le pavillon des Tamaris (anciennement
pavillon Adrien-Bonnefoy-Sibour, réservé aux
hommes) au
sud ; le pavillon des Peupliers (anciennement pavillon du Docteur
Vian, réservé aux
femmes) au
nord ; et le pavillon des Cèdres (anciennement pavillon
Louis-Amiard, réservé aux
enfants) entre
les deux, ce pavillon des Cèdres étant encore en activité sous
forme de centre hospitalier intercommunal du Vexin, tandis que les
pavillons des Tamaris et des Peupliers ont été abandonnés
respectivement début 2000 et dans les années 1980. (Le pavillon des
Tamaris est entouré
d'un
grillage qui en interdit l'accès, mais celui des Peupliers n'est
apparemment pas ainsi protégé, j'ignore si la différence est due à la
dangerosité des dommages à la structure ou au fait qu'il y a un projet
de possible réaménagement du pavillon des Tamaris en logements, ou
simplement au fait que le pavillon des Peupliers est plus loin dans la
forêt.) Il s'agit d'un lieu d'urbex apparemment assez standard (et
assez facile d'accès), et on trouve toutes sortes d'images, que je
trouve fascinantes, en
cherchant sanatorium
d'Aincourt
dans Google images (même s'il n'est pas facile de
savoir ce qui est une photo de quel pavillon parce qu'ils sont quasi
identiques, et il est probable qu'il y ait en plus des confusions
entre les noms). Cette vidéo n'est pas mal faite pour présenter le lieu
en images, et celle-ci (probablement le pavillon des Tamaris) est
plus artistique et donne une idée de la taille de l'endroit ; on
trouve aussi quantité d'autres documents en ligne (soit dit en
passant,
j'ai fait
une petite édition sur Wikipédia mais il faudrait que quelqu'un se
dévoue pour nettoyer cet article qui est assez bordélique et par
endroits pas du tout encyclopédique). • Le poussinet et moi y sommes
allés avant-hier, parce que le poussinet voulait revoir, maintenant
qu'il fait (trop) sec, les carrières de
Feularde où nous nous étions perdus il y a quelques mois, et qui
ne sont pas loin de ce sanatorium, donc nous avons fait un crochet par
Aincourt après. Le poussinet est allé jeter un œil au bâtiment des
Peupliers (celui qui est au nord) tandis que, puisque ma phobie
m'interdisait d'aller jusque là, je suis resté faire un tour du jardin
japonais (non abandonné, et très joli, mais un peu en triste état à
cause de la sécheresse) qui se trouve à côté du bâtiment des Cèdres
encore en activité : j'ai
mis quelques
photos sur Twitter ; ce jardin est tout à
fait officiellement
ouvert au public et peut être un prétexte pour aller dans le
coin. (PS : voir
aussi ce billet sur le Vexin.)
Tout ceci étant dit, je n'ai pas vraiment idée de
la raison de cette peur que j'éprouve (et que je ne suis
apparemment pas le seul à éprouver, même si la mienne est probablement
inhabituellement forte) pour les endroits abandonnés, les endroits
d'urbex. Autant le vertige est assez facile à comprendre (le danger
de tomber est quelque chose certainement assez atavique), autant la
peur des endroits abandonnées n'est pas facile à expliquer. Il y a
une raison rationnelle qu'on peut invoquer, c'est les dangers qui
peuvent être associés à un endroit qui n'est plus correctement
entretenu (risques d'effondrement, de chute, de blessure, que sais-je
encore), mais ces dangers sont trop rationnels et sans doute trop
banals pour expliquer une peur sans doute ancrée dans un inconscient
plus profond. Est-ce que la contemplation de la décrépitude nous
rappelle notre mortalité ? Est-ce la peur de ce qui pourrait se
cacher dans les coins d'ombre quand les humains abandonnent
l'endroit ? Est-ce la peur de déranger les fantômes du passé ? (Un
sentiment que j'avais essayé d'évoquer
dans ce fragment littéraire.) Je
n'en sais rien. Il y a certainement une bonne partie simplement due à
l'idée que c'est interdit, et au fait qu'il n'y ait personne (comme je
l'écris plus haut, je pense que le simple fait d'être en groupe me
rassurerait beaucoup), mais c'est loin de tout expliquer. En tout
cas, une preuve que je ne suis pas du tout le seul à ressentir au
moins une forme de gêne est dans la facilité avec laquelle une
recherche Google de quelque chose comme abandoned
place
se trouve accompagnée de mots
comme eerie
, scary
, creepy
, spooky
ou hautning
(mais
aussi cool
, beautiful
, poetic
et d'autres mots
nettement moins négatifs). Si d'autres gens éprouvent le même genre
de peur mêlée de fascination que moi, n'hésitez pas à livrer votre
introspection en commentaire !