David Madore's WebLog: Retour sur ma phobie et fascination des lieux abandonnés

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(mardi)

Retour sur ma phobie et fascination des lieux abandonnés

J'avais parlé il y a quelques années du mélange bizarre de phobie et de fascination que j'éprouve pour certains lieux abandonnés, abandonnés ou désertés, que je précisais dans cette entrée par le qualificatif industriels mais je me dis maintenant qu'il est plus un élément amplifiant que déterminant (je donne d'ailleurs des exemples ci-dessous qui n'ont rien d'industriel). Je voudrais revenir un petit peu sur cette sensation, que je crois en fait un peu plus répandue que ce que je m'imaginais alors, même si elle ne prend pas forcément chez tout le monde la forme d'une phobie.

[Image générée par l'IA NightCafé]La nature exacte des lieux qui déclenchent ce sentiment n'est pas bien claire, et son intensité varie beaucoup. (Il en va du même du vertige, avec lequel je vais faire un certain nombre de comparaisons : je suis assez fortement sujet au vertige, mais les endroits qui me donnent le vertige ne sont pas forcément si faciles que ça à prévoir, ni son intensité, et il se peut que j'aie moins le vertige à tel endroit qu'une autre personne alors que j'en aurai plus qu'elle à un autre endroit.) S'agissant de ces lieux abandonnés, il y a plusieurs éléments qui contribuent au phénomène dont je parle : le fait qu'il s'agisse d'un lieu abandonné ou liminal, si possible un peu labyrinthique, soit dont la visite est interdite soit qui est simplement déserté, mais il est aussi pertinent qu'on ait affaire à une construction artificielle en train de tomber en ruines. Je n'ai pas peur de la solitude dans les endroits naturels (enfin, peut-être que si, par exemple j'ai certainement peur des grottes, mais c'est une sensation vraisemblablement différente et sans doute plus rationnelle) ; je n'ai pas non plus peur, disons, de ruines vraiment anciennes, par exemple si ce sont quelques bouts de mur dans un paysage (en fait, je pense que dès qu'il n'y a plus de toit c'est nettement moins effrayant) : c'est sans doute quand l'endroit a été fortement artificialisé par l'homme mais qu'il est en train d'être repris par la nature que la sensation est la plus forte, comme une sorte de vallée de l'étrange entre le naturel et l'artificiel.

L'image ci-dessus ou ci-contre à droite a été générée par le moteur d'intelligence artificielle NightCafé avec l'algorithme cohérent sur la base des prompts creepy abandoned place (poids 1), urban exploration (poids 0.9) et scary (poids 0.5). Je pense qu'il rend assez bien l'ambiance dont je parle.

Et finalement, je pense que la description la plus simple, même si elle n'est pas 100% précise, des lieux qui provoquent cette sensation chez moi est : les lieux d'urbex (= exploration urbaine), i.e., les lieux qui intéressent les urbexeurs, que la Wikipédia en anglais décrit assez bien comme l'exploration de structures artificielles, généralement des ruines abandonnées ou des composantes cachées de l'environnement artificiel — sans doute faudrait-il ajouter quelque chose sur la condition d'être interdit ou difficile d'accès, parce que ce n'est pas de l'urbex si le lieu est officiellement balisé. (Par exemple, visiter le très étrange jardin d'agronomie tropicale René Dumont, qui est ici en bord du bois de Vincennes de Paris, qui regroupe des restes de pavillons, à différents degrés de délabrement et d'abandon, d'une exposition coloniale tenue en 1907, c'est joli et amusant, mais ce n'est pas de l'urbex sauf si on commence à entrer dans les pavillons en principe condamnés au public.)

J'écrivais dans l'entrée précédente sur le sujet et que j'ai liée ci-dessus que je serais a priori intéressé par l'“exploration urbaine”, mais dans les faits, cette sorte de phobie, combinée avec la peur un peu plus rationnelle de me retrouver perdu ou coincé, me l'interdit complètement : je pense qu'il serait plus exact de dire que c'est justement la même sensation qui à la fois me terrifie et me fascine : ce ne sont pas deux sensations différentes en conflit, c'est la même qui m'attire et me repousse à la fois. Le fait d'être fasciné par ses propres peurs n'a rien de spécialement inhabituel ni exotique : c'est un peu le principe des films d'horreurs, je suppose (bon, je suis moi-même complètement hermétique au film d'horreur : je suppose qu'ils me font peur, mais en tout cas ils ne me fascinent pas du tout, mais beaucoup de gens vont les voir parce qu'ils leur font peur, pas en dépit du fait qu'ils leur font peur). C'est aussi le principe qui fait que des gens sujets au vertige aiment — comme c'est mon cas — regarder des vidéos de personnes faisant des choses très vertigogènes (voyez /r/SweatyPalms sur Reddit, par exemple cette vidéo de mouvements style parkour incroyablement dangereux exécutés au sommet de gratte-ciel ; parfois cela tourne un peu au voyeurisme comme dans la vidéo de la mort de Wu Yongning — 吴咏宁 — en 2017, qui avait beaucoup circulé, et que je ne lie pas ici mais qu'on trouvera assez facilement si on aime regarder ce genre de choses).

Je ne sais pas dans quelle mesure les gens qui pratiquent souvent l'urbex (et, mutatis mutandis, les gens qui font les casse-cou en haut de gratte-ciel) n'éprouvent que de la fascination, ou éprouvent aussi ce genre de peurs mais arrivent à les dépasser, ou peut-être n'éprouvent rien de particulier mais savent que d'autres gens sont intéressés parce qu'ils ont le mélange de peur et de fascination dont je parle. Mais je suis maintenant sûr, en tout cas, que ce mélange ne concerne pas que moi (alors que lorsque j'écrivis l'entrée précédente sur le sujet je pensais que c'était une bizarrerie de ma part).

Une preuve en est la popularité qu'a acquis le mème (je ne sais pas comment le qualifier : légende ? mythe ? blague ? trope ? une histoire à laquelle on fait semblant de croire pour se faire peur mais dont fondamentalement tout le monde sait que c'est une histoire à laquelle on fait semblant de croire) apparu en 2019 des « backrooms » (cf. ce que j'en écrivais ici sur Twitter), qui sont censément un monde parallèle formé d'espaces infinis et vides auxquels on accède par accident en prenant une mauvaise porte dans le monde réel. Il y a toute une mythologie factice autour des backrooms (voir par exemple ici), et certains des « niveaux » qui y sont décrits ressemblent beaucoup à, et sont manifestement décrits pour évoquer les mêmes peurs que, les espaces abandonnés dont je parle dans ce billet. (Attention !, si on commence à lire des choses sur les backrooms, comme sur l'urbex réelle, on risque de tomber dans un labyrinthe de liens Wikipédia ou autres qui, pour être virtuel, n'en est pas moins labyrinthique que ces lieux imaginaires.) • Déjà avant ce mythe des backrooms, il y avait déjà quantité d'histoires qui circulaient sur Internet dans un genre mêlant à des degrés divers des éléments d'urbex réelle et des inventions destinées à faire peur, souvent sur le modèle j'ai trouvé tel endroit abandonné, j'ai exploré des passages de plus en plus bizarres et effrayants et trouvé des choses anormales ou des signes inquiétants, jusqu'à quelque chose de vraiment mystérieux, et je n'ai pas osé aller plus loin : on n'y croit pas vraiment, mais parfois un petit peu quand même, ou on fait semblant d'y croire, parce que c'est bon de se faire peur. Si les gens jouent à ça, c'est bien qu'il y a un mélange entre peur et fascination que je ne suis pas le seul à éprouver. (Je pourrais aussi mentionner les histoires tournant autour des morts dans les catacombes au-dessous d'Odessa, cf. par exemple cet article de Vice de 2015.)

Pour en revenir à l'urbex réelle et pas les histoires inventées, dans mon cas, la phobie est trop forte pour que je puisse pratiquer cette distraction (ou alors il faudrait que je sois avec un groupe suffisamment nombreux, parce que je pense que la présence d'autres gens est ce qui aurait l'effet rassurant le plus fort auprès de moi). En revanche, ça ne m'empêche pas de chercher à assouvir la fascination que j'éprouve quand même, soit en lisant des histoires de ces lieux abandonnés, si possible avec images ou vidéos, et en me documentant sur leur histoire, soit en allant jusqu'à l'entrée du lieu même si je ne suis pas capable de m'approcher plus que ça.

Évoquons en quelques mots deux lieus abandonnés que j'ai vus récemment :

Il y a deux semaines, j'étais avec le poussinet dans la forêt de la Grange à Yerres (Essonne), qui n'est pas du tout abandonnée, mais qui entoure le domaine du château de la Grange (ou du Maréchal de Saxe) (c'est ici sur la carte, et ici sur Google Street View) qui, lui, semble être abandonné depuis quelques années (et d'ailleurs en vente pour 8.7M€ si vous avez ça à jeter par les fenêtres), et le domaine devait être en assez mauvais état déjà ; nous avons fait une bonne partie du tour du domaine en longeant le mur d'enceinte, qui s'effondre çà et là, j'ai mis quelques photos sur Twitter de douves emplies d'eau stagnante et envahie d'algues, qui me mettaient assez mal à l'aise, preuve que ce n'est pas une question de lieux « industriels » comme je l'écrivais dans mon entrée précédente. (Et preuve aussi que cette peur est assez irrationnelle : ces murs et douves se présentaient à mon esprit comme une limite entre l'espace plutôt rassurant de la forêt et l'espace assez terrifiant du domaine abandonné du château, mais il est évident qu'il n'y a rien de franchement différent entre les deux : le domaine du château est juste en train de redevenir forêt. Bon, l'eau croupie des fossés a aussi quelque chose de terrifiant en elle-même, et pas que pour l'inquiétude tout à fait rationnelle du nombre de moustiques qui doivent y avoir élu domicile. Soit dit en passant, j'aimerais bien comprendre pourquoi le domaine est limité par une alternance de murs et de douves, avec parfois juste quelques mètres de fossé qui interrompent le mur. Mais je digresse. Toujours est-il que j'ai peu d'informations sur ce lieu : l'article Wikipédia ne mentionne même pas l'abandon du château, et je ne sais pas à quand il remonte.)

Ceci m'a amené à reparcourir des sites de comptes-rendus d'urbex (notamment certains signalés en commentaire à l'entrée précédente, comme celui-ci ou celui-là) : j'ai appris l'existence d'un endroit que je trouve particulièrement intéressant : l'ancien sanatorium d'Aincourt dans le Vexin. Il s'agit d'un gigantesque sanatorium, construit dans les années 1930 pour traiter les tuberculeux, et qui a servi temporairement de camp de concentration pendant la guerre avant de redevenir hôpital et d'être partiellement abandonné. Il se compose de trois immenses bâtiments construits selon un plan apparemment identique, et dont deux sont maintenant abandonnés (quoique inscrits aux monuments historiques) : le pavillon des Tamaris (anciennement pavillon Adrien-Bonnefoy-Sibour, réservé aux hommes) au sud ; le pavillon des Peupliers (anciennement pavillon du Docteur Vian, réservé aux femmes) au nord ; et le pavillon des Cèdres (anciennement pavillon Louis-Amiard, réservé aux enfants) entre les deux, ce pavillon des Cèdres étant encore en activité sous forme de centre hospitalier intercommunal du Vexin, tandis que les pavillons des Tamaris et des Peupliers ont été abandonnés respectivement début 2000 et dans les années 1980. (Le pavillon des Tamaris est entouré d'un grillage qui en interdit l'accès, mais celui des Peupliers n'est apparemment pas ainsi protégé, j'ignore si la différence est due à la dangerosité des dommages à la structure ou au fait qu'il y a un projet de possible réaménagement du pavillon des Tamaris en logements, ou simplement au fait que le pavillon des Peupliers est plus loin dans la forêt.) Il s'agit d'un lieu d'urbex apparemment assez standard (et assez facile d'accès), et on trouve toutes sortes d'images, que je trouve fascinantes, en cherchant sanatorium d'Aincourt dans Google images (même s'il n'est pas facile de savoir ce qui est une photo de quel pavillon parce qu'ils sont quasi identiques, et il est probable qu'il y ait en plus des confusions entre les noms). Cette vidéo n'est pas mal faite pour présenter le lieu en images, et celle-ci (probablement le pavillon des Tamaris) est plus artistique et donne une idée de la taille de l'endroit ; on trouve aussi quantité d'autres documents en ligne (soit dit en passant, j'ai fait une petite édition sur Wikipédia mais il faudrait que quelqu'un se dévoue pour nettoyer cet article qui est assez bordélique et par endroits pas du tout encyclopédique). • Le poussinet et moi y sommes allés avant-hier, parce que le poussinet voulait revoir, maintenant qu'il fait (trop) sec, les carrières de Feularde où nous nous étions perdus il y a quelques mois, et qui ne sont pas loin de ce sanatorium, donc nous avons fait un crochet par Aincourt après. Le poussinet est allé jeter un œil au bâtiment des Peupliers (celui qui est au nord) tandis que, puisque ma phobie m'interdisait d'aller jusque là, je suis resté faire un tour du jardin japonais (non abandonné, et très joli, mais un peu en triste état à cause de la sécheresse) qui se trouve à côté du bâtiment des Cèdres encore en activité : j'ai mis quelques photos sur Twitter ; ce jardin est tout à fait officiellement ouvert au public et peut être un prétexte pour aller dans le coin.

Tout ceci étant dit, je n'ai pas vraiment idée de la raison de cette peur que j'éprouve (et que je ne suis apparemment pas le seul à éprouver, même si la mienne est probablement inhabituellement forte) pour les endroits abandonnés, les endroits d'urbex. Autant le vertige est assez facile à comprendre (le danger de tomber est quelque chose certainement assez atavique), autant la peur des endroits abandonnées n'est pas facile à expliquer. Il y a une raison rationnelle qu'on peut invoquer, c'est les dangers qui peuvent être associés à un endroit qui n'est plus correctement entretenu (risques d'effondrement, de chute, de blessure, que sais-je encore), mais ces dangers sont trop rationnels et sans doute trop banals pour expliquer une peur sans doute ancrée dans un inconscient plus profond. Est-ce que la contemplation de la décrépitude nous rappelle notre mortalité ? Est-ce la peur de ce qui pourrait se cacher dans les coins d'ombre quand les humains abandonnent l'endroit ? Est-ce la peur de déranger les fantômes du passé ? (Un sentiment que j'avais essayé d'évoquer dans ce fragment littéraire.) Je n'en sais rien. Il y a certainement une bonne partie simplement due à l'idée que c'est interdit, et au fait qu'il n'y ait personne (comme je l'écris plus haut, je pense que le simple fait d'être en groupe me rassurerait beaucoup), mais c'est loin de tout expliquer. En tout cas, une preuve que je ne suis pas du tout le seul à ressentir au moins une forme de gêne est dans la facilité avec laquelle une recherche Google de quelque chose comme abandoned place se trouve accompagnée de mots comme eerie, scary, creepy, spooky ou hautning (mais aussi cool, beautiful, poetic et d'autres mots nettement moins négatifs). Si d'autres gens éprouvent le même genre de peur mêlée de fascination que moi, n'hésitez pas à livrer votre introspection en commentaire !

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